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Platon
Platon
Platon
Livre électronique369 pages11 heures

Platon

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À propos de ce livre électronique

"Plan de ce livre : un exposé de l’œuvre, comportant d’une part une distribution systématique des idées (dont on ne méconnaît pas l’enchevêtrement réel), et, d’autre part, une histoire de ces mêmes idées, c’est-à-dire que, dans chacun des domaines sur lesquels, une fois dissociés, on les aura groupées, on cherchera à dessiner la courbe probable de leur évolution."

Extrait.
LangueFrançais
ÉditeurPhilaubooks
Date de sortie21 déc. 2018
ISBN9788829580668
Platon

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    Aperçu du livre

    Platon - Léon Robin

    rude).

    Chapitre 1

    La vie et les écrits

    Biographie

    À l’exception de quelques données, non douteuses en elles-mêmes encore que la chronologie en demeure passablement incertaine, la biographie de Platon est surtout riche de conjectures, dont quelques-unes se fondent uniquement sur l’idée que, d’autre part et selon notre humeur, nous avons pu nous faire de la personnalité du philosophe.

    On place communément la naissance de Platon en 428/7 ; mais on exclut ainsi, sans le dire, une autre tradition qui la placerait en 429. En la fixant au 7 du mois de Thargélion (mai), on suit encore une tradition dont l’intention était probablement de faire coïncider cette naissance avec le jour anniversaire, dans le calendrier religieux d’Athènes, de la naissance d’Apollon ; ne veut-on pas aussi que sa mort ait coïncidé avec cette même fête ? Il est possible d’ailleurs que la date généralement admise pour la mort, 348/7, ait servi de base au calcul de la date de naissance ; or ce calcul variera nécessairement avec le choix qu’on aura fait, pour la durée de la vie, entre le nombre rond de quatre-vingts ans et ce même nombre, accru dans certains témoignages d’une ou de deux unités. Encore est-il permis de penser que, si généralement on a préféré quatre-vingt-un ans, c’est peut-être pour des raisons d’arithmologie mystique et parce que ce nombre est le carré de 9, qui à son tour est le carré du premier nombre impair ! Dans l’art de supputer les dates les chronologistes anciens mettaient beaucoup de fantaisie ; de notre côté, nous présentons trop souvent comme des certitudes le résultat de calculs dont la base est entièrement arbitraire. Tout ce qu’on devrait se borner à dire, c’est que Platon est né dans les trois ou quatre premières années de la guerre du Péloponnèse, aux alentours du temps où mourait Périclès, victime de la grande peste d’Athènes, — et qu’il est mort une dizaine d’années avant la victoire de Philippe à Chéronée, qui devait consacrer définitivement l’asservissement de la Grèce à la domination macédonienne.

    Que Platon fût athénien et de la meilleure noblesse, c’est incontestable, quoiqu’il n’y ait pas toujours accord entre les témoins sur les origines. La famille de son père Ariston prétendait, assure-t-on le plus souvent, descendre de Codrus, le dernier roi d’Athènes ; ce qui autorisait à remonter bien loin au-delà, jusqu’à un petit-fils de Poséidon lui-même ! Du côté maternel l’illustration était moins grande, mais mieux établie  : Périctionê était en effet la fille d’un Critias — celui qui figure dans le Timée (cf. 21ab, 25 d sqq.) et qui est le protagoniste du dialogue désigné par son nom —, lequel était lui-même le petit-fils d’un autre Critias, dont enfin le grand-père était un certain Dropide, très intime ami de Solon, le premier législateur d’Athènes. Elle était donc ainsi cousine germaine de ce Critias qui fut l’âme de la Tyrannie des Trente et sœur de Charmide, un des dix commissaires établis au Pirée par les Oligarques. De son mariage avec Ariston elle avait eu plusieurs enfants  : Adimante et Glaucon étaient de beaucoup, semble-t-il, les aînés de Platon ; Pôtonê fut la mère de Speusippe, qui devait succéder à son oncle à la tête de l’Académie. Devenue veuve peu après la naissance de Platon, Périctionê se remaria avec un certain Pyrilampe qui était son oncle maternel (cf. Charmide 158a), et dont elle eut au moins un fils, cet Antiphon qui est le narrateur du Parménide (voir le début de ce dialogue). Notons enfin que, d’après une tradition, le vrai nom de Platon aurait été celui de son grand-père paternel, Aristoclès. Mais, quant au sens du prétendu sobriquet, l’ingéniosité des dépositaires de cette tradition se donne carrière  : pour l’un l’idée de largeur, impliquée par le surnom, se rapporterait à l’ensemble de la carrure ; pour un autre, aux proportions du front ; pour un troisième, à l’ampleur du style ! Ils n’ont donc fait, semble-t-il, que chercher à interpréter historiquement un simple calembour.

    Sans nul doute, l’éducation du jeune homme fut celle que comportait la situation de ses parents. Mais, dès qu’on cherche à préciser le point qui nous intéresserait le plus, la formation philosophique, aussitôt commence l’incertitude. Ainsi, l’affirmation d’Aristote (Métaph. À 6, 987 a, 32 sqq.) que, avant d’entrer dans le cercle socratique, Platon aurait été l’élève de l’Héraclitéen Cratyle a été contestée  : ne résulterait-elle pas en effet tout bonnement d’une inférence, fondée sur la façon dont Platon aurait modifié la doctrine de Socrate, et justement pour la mieux adapter aux changements incessants que révèle l’expérience ? Et maintenant, à quel âge s’est-il attaché à la personne de Socrate ? Si c’est, comme on l’admet en général, à vingt ans, alors l’initiation alléguée à l’Héraclitéisme aurait commencé et fini singulièrement tôt ! D’autre part, autour de ce Socrate qui fut alors, Aristophane nous en est le meilleur garant, une des figures marquantes de la Cité, il n’y avait probablement pas que des disciples, ou mieux des fidèles, mais aussi des curieux occasionnels  : c’est à ce titre qu’avaient dû le fréquenter Critias, Charmide et les frères aînés de Platon, et à ce titre aussi qu’ils ont pu introduire le jeune homme auprès de lui. Au surplus, la peinture que, dans certains dialogues comme le Lysis ou le Charmide, Platon nous a faite des entretiens de son maître donne à penser que des enfants en étaient parfois les interlocuteurs  : ce qui nous obligerait à reculer en deçà de la vingtième année les premières impressions produites sur lui par la pensée de Socrate ; elles pourraient donc être antérieures à son entrée dans l’école de Cratyle. En tout cas, il n’est guère croyable, ni que Platon ait pu être déterminé par l’influence de ses parents à resserrer des relations qui risquaient de détourner son esprit des réalités positives et des exigences du moment ; ni qu’il ait senti lui-même le besoin logique de chercher dans le concept cet élément stable dont la connaissance ne peut se passer et qui faisait défaut au mobilisme héraclitéen. Plus vraisemblablement, ce fils de grande famille, appelé à jouer un jour un rôle dans la Cité, déjà capable de juger les actes et les méthodes politiques, s’est attaché à Socrate surtout en raison de prédications de celui-ci sur la justice, qui régnerait dans l’État le jour où le principe des compétences y aurait remplacé le principe égalitaire. Le désordre et l’impuissance du gouvernement démocratique aboutissant au désastre qui termina en 404 la Guerre du Péloponnèse, le despotisme sanguinaire du gouvernement oligarchique qui vint ensuite, voilà quels furent peut-être les plus pressants motifs qui déterminèrent Platon à s’attacher d’une façon plus étroite à l’homme dont il dira plus tard (à la fin du Phédon) qu’« entre tous ceux de son temps qu’il lui a été donné de connaître, il fut le meilleur et en outre le plus sage et le plus juste ».

    Après la chute des Trente et le retour des bannis (403/2), Athènes connut une heure de magnifique espérance, où l’on put croire, à condition de n’y pas regarder de trop près, que seraient oubliées toutes les divisions, que la restauration démocratique relèverait la République de sa déchéance et guérirait ses blessures. Si l’on ajoute foi aux renseignements que contient la VIIe Lettre (324b-326b), et mise à part toute question d’authenticité, Platon avait été cruellement déçu par le gouvernement des Trente, vers lequel auraient pu l’attirer des traditions de famille et des motifs personnels ; il gardait encore cependant, et quoique les conditions fussent tout autres, quelque désir de participer aux affaires publiques ; mais une renonciation radicale se serait bientôt imposée à lui, aussi longtemps du moins que les États seraient ce qu’ils sont à présent  : les Trente avaient voulu faire de Socrate le complice de leurs iniquités, et voici que maintenant la démocratie accueillait contre le Sage une calomnieuse accusation d’impiété et qu’elle le condamnait à boire la ciguë ! Quand bien même ces soi-disant confidences seraient seulement des inductions, dont l’Apologie (32 c) et la République (V, 473 d) par exemple auraient fourni la base à un adroit faussaire, c’est un fait que l’unique indice d’une ambition politique chez Platon se rapporte à ces voyages de Sicile dont il sera question plus tard, et par conséquent à la découverte, ailleurs qu’à Athènes, des conditions grâce auxquelles pourrait être réalisé un État à la tête duquel la philosophie prendrait la place qui de droit lui revient.

    À la dernière journée de son maître Platon, nous dit-il lui-même, n’assista pas, empêché par la maladie (cf. Phédon 59 b)  : rien n’autorise, ni à douter de son affirmation, ni à penser qu’il aurait appelé maladie un chagrin dont n’aurait pas triomphé la conscience d’un devoir à remplir. Il ne semble pas que les amis athéniens de Socrate aient pu légitimement croire ensuite leur sécurité menacée. Toujours est-il cependant que plusieurs d’entre eux, dont Platon, gagnèrent Mégare, toute proche d’Athènes et où ils savaient devoir trouver près d’Euclide, de Terpsion et de leur groupe une affection sympathique et, au besoin, secourable. L’influence de ce séjour sur la pensée de Platon ne peut être conjecturée sans témérité. Selon toute vraisemblance il ne fut pas très long  : Platon appartenait en effet à la classe des Chevaliers ; ceux-ci eurent, vers ce temps, fort à faire pour la protection du territoire ; des obligations militaires durent fréquemment s’imposer à lui. Notamment, il est probable qu’il prit part (394) à la bataille de Corinthe, où les Spartiates et leurs alliés battirent les Athéniens et les Thébains.

    On admettra donc difficilement que les voyages de Platon, à moins d’avoir été rapides et peu étendus, puissent se placer avant 396. Il est au contraire plus vraisemblable qu’avant 391/0, c’est-à-dire avant l’approche de la quarantaine, il ne fit hors d’Athènes aucune absence de quelque durée. Dans cette hypothèse on admettra que déjà Platon a écrit un bon nombre de ses dialogues, et particulièrement tous ceux qu’il a consacrés à défendre la mémoire de son maître ; peut-être même le Sophiste Polycrate a-t-il déjà publié son fameux pamphlet, où il ressuscitait Anytus pour imputer à Socrate tous les malheurs d’Athènes, en raison de l’action qu’il aurait exercée sur l’esprit d’Alcibiade ; réponse ou non à cette accusation posthume, le Gorgias enfin serait antérieur à cette longue absence. Il n’est pas impossible d’autre part que, sans avoir encore fondé proprement une école, Platon fût dès cette époque le chef d’un groupe socratique indépendant. Au surplus, qu’est-ce que le Gorgias ? Une attaque passionnée contre les maîtres de rhétorique qui enseignent l’art de faire triompher, aussi bien devant l’Assemblée qu’au tribunal, n’importe quelle cause, de flatter les passions de l’auditoire au lieu de l’éclairer ; une apologie exaltée de la Justice, le plus grand des biens pour la société comme pour l’individu, et préférable même à l’existence ; une condamnation violente de la fausse égalité, celle sur laquelle justement se fonde tout le système politique de la démocratie. On ne s’étonnerait donc pas que, à la suite d’un tel réquisitoire contre les conceptions, les méthodes et les pratiques dominantes, et surtout si ce réquisitoire reflétait un apostolat auquel déjà ne manquaient pas les adeptes, Platon eût en effet senti le désir de s’éloigner, ne serait-ce que par besoin moral de respirer une autre atmosphère.

    L’Égypte, qu’alors il s’y soit ou non rendu pour la première fois, eut d’abord sa visite. Un tel voyage pour un Athénien n’avait rien d’une aventure, et Platon, dit-on, l’aurait fait en négociant, emportant avec lui une cargaison d’huile, le produit de ses olivaies ; vendue sur le marché de Naucratis elle devait lui procurer le moyen de continuer son voyage. Celui-ci se serait ensuite poursuivi vers Cyrène. Sans doute n’y rencontra-t-il pas seulement le mathématicien Théodore, qui sera l’un des personnages du Théétète, mais peut-être aussi bien quelques philosophes qu’il avait connus dans l’entourage de Socrate  : ainsi Aristippe, quoique l’humeur de ce dernier fût passablement vagabonde, ou bien son associé Cléombrote (cf. Phédon 59 c) ; on verra plus tard quel rôle important a joué dans la vie de Platon un autre citoyen de Cyrène (cf. infra). De là gagna-t-il directement l’Italie méridionale, ou bien retourna-t-il auparavant à Athènes ? En faveur de cette dernière hypothèse, défendue par ceux qui placent cinq ou six ans plus tôt le premier voyage de Platon, on fait valoir que, selon Plutarque (De genio Socratis 7, 579 a sqq.), il serait en revenant d’Égypte passé par Délos ; ce qui conduit en outre à intervertir l’ordre des escales. Mais n’est-ce pas une de ces inventions, comme il y en a tant chez le bonhomme de Chéronée, et dont l’objet serait de rapporter au plus illustre philosophe géomètre de l’Antiquité le problème fameux de la duplication du cube, ou problème de Délos ¹ ? Quelle que soit l’hypothèse adoptée sur l’endroit d’où venait Platon, il est très probable que, en se rendant en Italie, son intention était de connaître le Pythagoricien Archytas. Celui-ci, grâce à son ascendant personnel, avait réussi à instituer, ou plutôt à maintenir dans Tarente un gouvernement dont l’autorité se fondait mystiquement sur la philosophie et la science. Si l’ambition profonde de Platon était de réformer la société et l’État, de quel intérêt devait être pour lui cette survivance privilégiée d’un état de choses que, depuis 410 environ, la révolution avait partout ailleurs aboli dans la Grande Grèce ! Une tradition était assez communément reçue dans l’Antiquité  : Platon aurait profité de sa présence dans les milieux pythagoriciens pour se procurer, à prix d’argent ou autrement, les écrits secrets, soit de Pythagore, soit de Philolaüs, lequel serait plagié dans le Timée (Diog. Laërce VIII, 84 sq.), soit de tous les deux. Que cette fable ait été imaginée par des Pythagoriciens pour accaparer le Platonisme à leur profit, ou bien par des Platoniciens pour faire bénéficier les doctrines de leur maître du prestige qui s’attachait aux mystères du Pythagorisme, de toute façon elle ne mérite aucun crédit.

    Platon cependant quitte alors l’Italie pour se rendre en Sicile, répondant à l’invitation que lui avait adressée Denys, tyran de Syracuse, peut-être même par l’amicale entremise d’Archytas. Sur l’époque, les informations de la VIIe Lettre s’accordent assez bien avec les vraisemblances obtenues d’autre part : « Quand la première fois je me rendis en Sicile, y est-il dit (324a, cf. 326 b), j’avais alors à peu près quarante ans ».

    Il y avait donc un quart de siècle environ que les Athéniens avaient vu se finir de la façon lamentable que l’on sait leur folle expédition contre la Sicile, vers le milieu de la guerre du Péloponnèse. C’était l’effondrement d’un vaste dessein impérialiste  : Alcibiade leur avait en effet persuadé que, maîtres de la grande île, si merveilleusement située et si riche, ils le seraient aussi de la Méditerranée tout entière et assureraient à leur empire d’inépuisables ressources. À la suite de cet événement, la Sicile, au contraire de ce qu’on aurait pu attendre, traversa une période extraordinairement troublée. Les Carthaginois, jadis refoulés ou contenus par Gélon, puis par son frère Hiéron, ces deux tyrans qui avaient élevé très haut la puissance de Syracuse, commençaient à redevenir menaçants ; les cités grecques du nord-ouest étaient tombées entre leurs mains. Or, au temps de l’arrivée de Platon, il y avait plus de quinze ans déjà que, profitant de circonstances favorables, Denys avait réussi à renverser la démocratie qui s’était établie à Syracuse et à y devenir progressivement le maître absolu.

    Sa cour était fastueuse et l’on y menait, à l’exemple du prince, la vie la plus dissolue. Quelle puissante curiosité politique a pu déterminer Platon à compromettre sa dignité de philosophe dans une telle compagnie ?

    Et, si c’est à Denys que revenait l’initiative de la rencontre, quels motifs pouvaient lui inspirer le désir de recevoir Platon à sa cour  ? La notoriété de celui-ci devait être déjà grande, et sans doute ne se recommandait-il pas seulement de sa parenté avec Critias et de ses sympathies doriennes. Quoi qu’il en soit, il ne fallut pas longtemps à Denys pour juger importune la présence de cet hôte de marque. Mais d’où vint le mécontentement du prince  ? De remontrances morales qui lui auraient été faites  ? de conseils politiques indiscrets  ? Prit-il ombrage de l’enthousiasme que les propos du philosophe avaient inspiré à son jeune beau-frère, Dion (dont la sœur était une de ses deux femmes), et des sentiments de particulière amitié dont celui-ci était payé en retour  ? Il est possible enfin (car notre chronologie est fort incertaine) que la mauvaise humeur de Denys visât en Platon principalement l’Athénien  : c’est en effet aux Jeux olympiques de 388 que Lysias ², en appelant les Grecs à l’union contre les tyrannies et en signalant la menace particulière que constituait à l’ouest la puissance de Denys, suscita une véritable émeute contre l’ambassade du prince syracusain.

    Toujours est-il qu’un beau matin Platon fut embarqué sur un navire qui ramenait dans son pays un envoyé de Sparte. Est-il vrai que Denys se fût entendu avec ce dernier pour une escale imprévue dans l’île d’Égine  ? ou bien la tempête obligea-t-elle à y aborder ³ ?

    Or les Éginètes étaient alors en guerre avec les Athéniens  : c’était donc pour Platon, sinon la mort, du moins l’esclavage. Par bonheur il fut, raconte-t-on, reconnu d’un riche Cyrénaïque, Annicéris, peut-être celui dont le nom figure parmi les disciples d’Aristippe. Racheté et libéré par lui, il put enfin rentrer à Athènes. Ainsi se termina, en 387 environ, la première aventure sicilienne de Platon.

    Le résultat ne semble pourtant pas avoir affaibli, ni l’énergie de sa vocation d’éducateur, ni la conscience qu’il a de sa mission régénératrice  : il sera le guide de la jeunesse, il la préparera par la science et la philosophie au rôle politique qui, plus tard, sera le sien. C’est alors qu’il aurait établi le lieu de son enseignement dans un gymnase que, du nom déformé d’un vieux héros athénien, patron de tout le site, on appelait Académie. Puis il achète un parc contigu au gymnase, afin d’y élever les logements des élèves. L’endroit était au nord-ouest de la ville, vers la Porte Dipylon (la Double Porte), dans le voisinage du Céphise dont les ruisselets arrosaient la plaine ; à peu de distance du bourg de Colone, le pays natal de Sophocle, et de son fameux bois d’oliviers. Ce fut, jusqu’au temps de Sylla, la résidence de l’École. Celle-ci fut alors transportée à l’intérieur de la ville dans le gymnase dit de Ptolémée  : c’est là qu’enseigna Antiochus d’Ascalon, un des maîtres de Cicéron. L’ancien domaine n’est plus désormais qu’un lieu de pèlerinage ⁴.

    L’Académie a été la première école de philosophie dont l’existence puisse être affirmée avec certitude, la première en tout cas qui ait été vraiment ouverte à des élèves, et ne fût plus une association fermée de chercheurs ou une confrérie de libres croyants. Elle constituait une sorte d’Université, possédant un statut juridique, un règlement intérieur, un budget de dépenses et recettes ; en outre de logements destinés, sinon aux maîtres, du moins aux élèves, elle comprenait des salles de cours, un local consacré aux Muses (Muséum) où étaient conservés les livres et des collections scientifiques de toutes sortes ; avec le temps l’enclos se peupla de statues de philosophes et de chapelles commémoratives. Quant au corps enseignant, sous la direction du Chef d’École ou Scolarque, il comptait plusieurs maîtres, probablement spécialisés  : Speusippe, Xénocrate, Héraclide du Pont furent du nombre de ces maîtres ; Eudoxe de Cnide et Théétète professèrent à l’Académie les mathématiques, en y joignant même, le premier, l’astronomie ; Aristote passe pour avoir été chargé de l’enseignement de la rhétorique.

    Quel était le mode d’enseignement  ? Il est peu probable qu’il ne fût constitué que par le dialogue, et sans doute variait-il tant selon l’objet que selon l’auditoire. Certes, les dernières pages du Phèdre (275 c sqq.) montrent que la méthode préférée de Platon est la recherche vivante, où la pensée de l’élève communie activement avec celle du maître. À vrai dire, son dessein à cet endroit est surtout de critiquer la méthode de ses concurrents, les maîtres de rhétorique  : ceux-ci enseignaient en effet des procédés littéraires ou oratoires au moyen de cahiers ou de livres, compositions types où ils avaient, une fois pour toutes, mis en œuvre ces procédés ; modèles qu’ils analysaient et commentaient devant leurs élèves, discours de parade (ou épidictiques), lectures publiques destinées à faire montre de leur talent. Pas davantage Platon ne songe alors à prononcer contre la composition écrite et publiée une condamnation sans réserve  : c’eût été renier son passé d’écrivain ; et de fait, après qu’il eut ouvert son école dans l’Académie, il ne cessa pas pour cela d’écrire. Mais ce qu’il demande au livre, ce n’est pas de coopérer à l’enseignement lui-même  : c’est seulement, ou bien d’être un moyen accessoire de perpétuer, pour soi-même autant que pour ceux qui y ont été associés, des recherches et des débats qui ont eu lieu à l’intérieur de l’École, ou bien de servir à en donner un aperçu au-dehors et pour un public plus étendu ; aperçu suffisant pour piquer la curiosité, non pour la satisfaire. Il est enfin presque certain que ce n’étaient pas des dialogues, ces « doctrines non écrites » (agrapha dogmata) dont parle Aristote, ces leçons Sur le Bien que mentionne Aristoxène de Tarente, le fameux spécialiste pythagoricien de l’harmonique, qui était passé dans l’école d’Aristote (cf. infra, IV, III), et dont Xénocrate et Aristote lui-même avaient fait des rédactions. C’est donc que la méthode, dite socratique, d’enseigner par interrogations et réponses et sous la forme d’une dialectique vivante et agissante, n’a pas été d’une façon constante la méthode pratiquée par Platon dans son École. Au moins vers la fin de sa carrière, il semble avoir donné sur certains points de sa doctrine des expositions continues et proprement didactiques.

    L’Académie, dit-on, connut immédiatement le plus éclatant succès  : de tous les points de la Grèce et de l’Asie hellénisée on venait s’y instruire ou lui apporter l’hommage d’un concours particulier. Une des raisons de ce succès résidait peut-être dans le programme que s’était tracé Platon  : son but, on l’a vu, semble en effet avoir été de déterminer un plan d’études, tel que les élèves capables de le suivre jusqu’au bout fussent en état, par la suite, d’administrer les cités selon la justice. Or c’était, depuis longtemps, aux yeux des Grecs, une des plus hautes fonctions du philosophe d’être un législateur ou un chef de gouvernement  : Héraclite en avait eu, sans succès, l’ambition à Éphèse ; mais le Pythagorisme avait été à la fois une théorie et une organisation politiques ; Parménide passait pour avoir été le législateur d’Élée et les Thouriens avaient, dit-on, demandé une constitution à Protagoras. Faut-il qu’une tâche si importante soit abandonnée à l’arbitraire individuel, sans principes définis et de valeur universelle, sans méthode propre à guider sur la route de la vérité  ? Platon ne le veut pas, et, convaincu qu’il est le détenteur, sinon de cette vérité, du moins de ses principes et de sa méthode, il se croit seul capable de dire en quoi consiste la tâche et d’y préparer les autres. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait existé, au moins nominalement, des États « platoniciens ». Une fois rentré dans sa patrie, plus d’un élève de Platon eut l’ambition d’y introduire quelque chose de la politique du Maître. L’exemple le plus significatif serait celui de ces petites principautés asiatiques d’Atarnée (au bord de la mer, à l’ouest de Pergame), d’Assos (au nord de Lesbos) et de Scepsis (en Troade), auxquelles une tradition, reflétée par la VIe Lettre, lie les noms d’Hermias, de Coriscus et d’Éraste, or, après la mort de Platon, c’est à la cour d’Atarnée chez Hermias que, comme dans un milieu ami, vinrent séjourner Xénocrate et Aristote ; celui-ci a vécu à Assos et paraît y avoir tenu une école, filiale de l’Académie ; souvent aussi le nom de Coriscus revient sous sa plume ; enfin c’est à Scepsis, dit-on, que se trouvaient ses manuscrits, ou une partie de ceux-ci.

    Voici un autre indice de la prédominance de l’orientation politique dans l’éducation de l’Académie  : si Dion a été l’élève de prédilection, n’est-ce pas que Platon voyait en lui celui que désignait sa naissance pour présider, en philosophe, aux destinées d’un État puissant  ? Or, vers 367, la mort soudaine du vieux Denys appelle sur le trône le fils aîné de celui-ci. Ce second Denys avait trente ans à peine ; par méfiance, son père l’avait toujours tenu à l’écart des affaires ; au milieu d’une vie dissipée il ne connaissait d’autre occupation sérieuse que de fabriquer de ses mains des bibelots, ou bien de faire des vers !

    Il semblait donc devoir être un instrument docile entre les mains de Dion. Aussi celui-ci se hâta-t-il d’avertir Platon  : nul moment ne pouvait être plus favorable à la réalisation d’une réforme politique ; avide de recevoir les enseignements du maître de l’Académie, le jeune prince s’empresserait sans nul doute de se laisser guider par celui-ci et par lui-même. À ses instances se joignirent peut-être celles d’Archytas de Tarente. Platon, semble-t-il, n’avait pas depuis très longtemps achevé la République  : l’occasion était magnifique d’en expérimenter les possibilités d’application. Il n’hésite donc pas à abandonner son École qu’il laisse, dit-on, à la direction d’Eudoxe, et, au printemps de 366, il s’embarque pour la Sicile.

    L’accueil de Denys fut très flatteur ; on ne pouvait souhaiter d’élève plus zélé. Des froissements ne tardèrent pas cependant à se produire. Platon voulut-il se prévaloir à l’excès de son autorité de chef d’une grande école  ? Denys lui rappela-t-il les égards dus à un souverain  ? Ce qui est en tout cas hautement probable, c’est que Dion et Platon ne cachèrent pas suffisamment leur dessein de se substituer à lui dans l’exercice réel du pouvoir, et peut-être même de le remplacer par un des fils que le vieux Denys avait eus de la sœur de Dion, son autre épouse. Sans doute le mécontentement et les soupçons du tyran furent-ils, en outre, sournoisement excités par Philistus, l’historien, qu’il avait rappelé de l’exil auquel son père, après lui avoir dû l’autorité, l’avait néanmoins condamné. La désillusion dut être brutale  : Dion fut banni et Platon, au contraire, contraint de rester ; véritablement prisonnier dans la citadelle qui servait de palais à son royal élève, dont l’appétit philosophique se montrait, par calcul, plus exigeant que jamais ! N’avait-il pas ainsi un otage, qui le garantissait contre les entreprises possibles de l’exilé  ? S’il se décida cependant à abandonner un si précieux gage, c’est que, forcé de partir pour l’Italie à l’occasion d’une expédition militaire, il n’avait plus de prétexte pour refuser à Platon son congé. Mais il lui fit promettre de revenir, promettant de son côté que Dion serait bientôt rappelé. Feinte promesse, on le devine, et dont il retardait toujours l’exécution. Bien mieux, dans le temps même où il signifiait à Dion, une fois de plus, que l’heure du retour n’avait pas sonné, il invitait Platon à se rendre à Syracuse, comptant sur la présence de celui-ci pour rehausser encore le renom littéraire de sa cour ; il aurait même, cette fois aussi, prié Archytas d’appuyer sa requête. Si l’on en croit là-dessus la VIIe Lettre (338 a sqq.), Dion ne fut pas le moins empressé à solliciter Platon d’accepter l’invitation  : sinon, ses chances, qui se confondaient avec celles de l’expérience politique rêvée par le philosophe, risquaient d’être définitivement compromises. Non sans hésitation, car il avait alors de beaucoup dépassé la soixantaine, Platon se décida enfin à entreprendre vers la Sicile son troisième voyage (361), confiant cette fois à Héraclide du Pont la direction de l’Académie. Il n’y avait pas bien longtemps cependant qu’il était à Syracuse, que déjà les choses commençaient de se gâter. Est-il vrai, comme le raconte la Lettre, que Denys ait été rebuté par la discipline rigoureuse à laquelle Platon prétendait soumettre son zèle de philosophe amateur  ? qu’il ait à son tour mécontenté le Maître en se vantant, ce qui était faux, d’être entièrement instruit de certains points « réservés » de la doctrine  ? ou bien s’irrita-t-il que Platon lui eût arraché la grâce d’un certain Héraclide en qui, non sans bonnes raisons, le tyran avait reconnu un dangereux ennemi  ? Ce qui est plus probable que ces récits trop circonstanciés, ou auxquels l’ésotérisme fournit une base suspecte, c’est que Platon dut mettre une insistance maladroite à plaider la cause de Dion et à réclamer son rappel. C’est justement alors, semble-t-il, que furent en effet confisqués les biens de Dion, à qui d’ailleurs on avait déjà cessé de servir ses revenus, et que fut, en outre, assignée à Platon une résidence qui le mettait en danger de mort. Il fallut une énergique intervention d’Archytas, envoyant même, dit-on, le vaisseau qui le ramènerait à Athènes, pour que Denys renonçât à sa vengeance et se résolût enfin à le relâcher.

    Ce dernier séjour en Sicile avait duré un peu moins d’un an. Platon, regagnant la Grèce, s’arrête à Olympie  : c’était l’année des Jeux et il s’y rencontre avec Dion. Tout espoir d’une solution amiable devait être abandonné. On se concerte donc sur un plan d’action, et Dion commence de recruter un peu partout des partisans ; les éléments jeunes de l’Académie devaient lui fournir son état-major. En, il n’avait pu rassembler encore qu’une très maigre troupe ; il a néanmoins l’audace de prendre la mer ; sa petite flotte échappe au barrage qui devait l’arrêter ; son débarquement en Sicile une fois connu, quelques milliers de partisans se joignent à lui, et, profitant de l’absence de Denys, il se présente devant Syracuse qui lui ouvre ses portes. Ce n’était toutefois qu’un demi-succès ; car le château, dans l’île d’Ortygie, demeurait aux mains des partisans de Denys, et celui-ci ne devait pas tarder à les y rejoindre. Les difficultés de la position de Dion croissaient de jour en jour, issues en partie des événements eux-mêmes, mais aussi de son esprit autoritaire et de son manque de perspicacité. Après trois années et toute une suite extraordinaire de vicissitudes, dont le détail est sans intérêt pour la biographie même de Platon, peut-être finit-il par se rendre insupportable à tous et même à ses amis, si bien qu’en il fut assassiné à l’instigation de Callippe, le plus intime d’entre eux. Il avait été pour Platon le disciple de prédilection, le philosophe roi ou le roi philosophe, dont l’avènement devait marquer pour un État le début de l’ère de la justice et de celle du bonheur. La mort de celui dont il espérait tant fut, peut-on croire, une grande douleur pour le vieux Maître, et qui s’ajoutait à la plus cruelle déception. Celle-ci n’alla pas cependant jusqu’à lui enlever sa confiance dans l’objectif à atteindre et dans les méthodes qui pouvaient mener au succès  : les Lois en effet, qui sont son dernier ouvrage, en portent encore le témoignage. Quoi qu’il en soit, Platon continua d’enseigner et d’écrire et, quand il mourut en 348/7 environ, âgé de quatre-vingts ans ou un peu plus, il était, dit-on, en train d’achever ce dernier livre. Son testament, qui paraît être authentique, ne contient que des dispositions personnelles, sans rien qui puisse intéresser l’historien de la philosophie ; un seul enfant y est mentionné, un fils du nom d’Adimante. À la tête de son École Platon laissait, désigné par lui pour être son successeur, son neveu Speusippe.

    Une tradition, qui n’est peut-être qu’une inférence psychologique, veut que ce choix ait vivement irrité Aristote et Xénocrate, déterminant leur départ pour l’Asie Mineure, auprès d’Hermias.

    Est-il utile maintenant de prétendre esquisser un portrait moral de Platon  ? Prétention sans doute aussi vaine que celle de retrouver une image authentique de ses traits  : des préférences subjectives, difficiles à justifier sérieusement, n’induisent-elles pas le plus souvent à le reconnaître dans tel ou tel buste antique ? De quel critérium usera-t-on d’autre part pour se faire du caractère de Platon une image ressemblante  ? Certains auteurs dans l’Antiquité l’avaient peint sous des couleurs peu flatteuses : Aristoxène le Musicien et les historiens Théopompe et Timée. Quand ceux-ci, ou d’autres, taxent Platon d’orgueil, quand ils parlent de la vivacité de ses antipathies, quand ils incriminent ses mœurs, de quel droit soutenons-nous délibérément que ce sont de pures calomnies  ? Notre admiration pour le

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