La Plume rouge
Par Angèle Delaunois
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À propos de ce livre électronique
Le long voyage vers la terre promise ne se fait cependant pas sans heurts et Marguerite comprend bien vite que les intentions de son cousin sont loin d’être honorables à son endroit. Froissé de se faire repousser, le fringant et orgueilleux capitaine abandonne la jeune femme sur une terre inhospitalière, un îlot rocheux inhabité près de Terre-Neuve, la condamnant à une solitude atroce et à une mort presque certaine. Comment la jeune fille pourra-t-elle survivre sur cette île aride dont elle ne connait nullement les périls?
Un roman à la fois bouleversant et envoûtant!
Angèle Delaunois
Habitée par une intense curiosité, Angèle Delaunois écrit des livres qui rejoignent un lectorat très vaste, du préscolaire aux jeunes adultes. Plusieurs de ses livres sont devenus des classiques et la plupart de ses oeuvres ont obtenu des distinctions importantes. Certains de ses livres ont été traduits en anglais, en espagnol, en catalan, en portugais et en coréen. Son style fluide et précis sait capturer et partager les émotions.
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Aperçu du livre
La Plume rouge - Angèle Delaunois
Monde
PREMIÈRE PARTIE
Jean-François
1
—Demoiselle, demoiselle Marguerite…
Le bruit d’une paire de sabots claquant sur le carrelage de l’entrée suit immédiatement l’appel. Marguerite de la Rocque se tourne vers la porte au moment où Yvonne, la petite suivante, fait son entrée, les joues rouges, la coiffe de travers et une poignée de jupes et de jupons froissés dans la main. Elle sourit en voyant la précipitation de sa jeune compagne. Les deux filles se connaissent depuis toujours. Elles ont toutes les deux dix-sept ans et sont presque amies malgré leur différence d’état et de fortune. En fait, elles sont sœurs de lait, la mère d’Yvonne ayant été la nourrice de Marguerite puisque la mère de celle-ci était morte en couches. Elle s’était montrée très maternelle envers cette petite enfant dont le père s’était vite détourné, mortifié de ne pas avoir reçu du ciel un fils, digne héritier de son nom. Marguerite avait donc grandi en ne connaissant que la tendresse de sa nourrice et la complicité de sa sœur de lait.
— Voyons, Yvonne, que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui nous vaut un pareil tapage à cette heure matinale ? Un fantôme oublié aurait-il croisé ton chemin ?
— Ne vous moquez pas, demoiselle Marguerite, il s’agit bien d’un fantôme…
— Que me chantes-tu là ? Tu sais bien que les fantômes ne sortent que la nuit et nous sommes en plein soleil…
— Si vous le dites… En tout cas, si ce n’est pas un fantôme, c’est quelqu’un que vous n’avez pas vu depuis longtemps.
— Allons, allons, ne me fais pas languir davantage… qui peut bien te troubler ainsi les esprits ?
Yvonne se redresse et se dandine sur le pas de la porte, triturant de plus belle le bord de son tablier bleu. Elle se permet un petit silence, assez fière d’attiser la curiosité de sa maîtresse. Marguerite sent l’impatience la gagner, mais elle n’en montre rien pour agacer sa suivante et lui rendre la pareille.
— Eh bien, demoiselle, quand je vous disais que vous ne l’avez pas vu depuis longtemps… je ne sais même pas si vous allez le reconnaître… Il s’agit de votre cousin.
— Mon cousin ? Quel cousin ?
— Dame, le chevalier ! Celui que vous appelez ainsi. Monseigneur de Roberval.
Marguerite se lève immédiatement de sa chaise et ajuste machinalement une mèche rebelle de ses cheveux blonds, qui ont toujours tendance à s’échapper de son bonnet de dentelle. Yvonne est plutôt satisfaite de sa surprise et d’avoir réussi à briser la feinte indifférence de sa maîtresse.
— Est-ce bien possible ? Cela fait des années qu’il n’est pas venu dans nos parages. Où est-il ? Où loge-t-il ? Parle donc et arrête de faire la mystérieuse !
Yvonne se permet un grand sourire et se met à déballer tout ce qu’elle sait au sujet de l’auguste personnage dont tout le village commente la venue.
— Eh bien, si vous voulez tout savoir, il loge depuis deux jours chez monsieur de la Beauvoisière, votre voisin. Il paraît qu’il y chasse tous les jours. Et il raconte à qui veut bien l’écouter que notre bon roi François lui a confié une mission d’importance, celle d’aller fonder un nouveau royaume de l’autre côté de la mer, là où il n’y a encore rien de civilisé. Il paraît aussi qu’il veut vous rencontrer.
Marguerite est stupéfaite. Le rouge lui monte immédiatement aux joues. Ce flamboyant cousin qui a ses entrées à la cour veut donc la rencontrer ! Croyant sans doute bien faire et selon les usages du temps, son père l’a confiée, juste avant sa mort, à ce quasi-inconnu qu’elle n’a vu que très rarement, mais dont elle a si souvent entendu parler. C’est donc lui qui a la responsabilité de son avenir et qui doit gérer au plus sage sa petite fortune de fille bien née.
— Me rencontrer ? Moi ? Pourquoi ? Que me veut-il ? Nous nous connaissons à peine. J’ai dû le voir trois ou quatre fois du temps où mon père vivait encore. Je ne peux croire qu’il se souvienne de moi, même si, en fait, il est mon tuteur.
— Ça, je ne sais pas ce qu’il vous veut. Comme je rentrais du lavoir, son valet m’a remis une lettre pour vous lorsqu’il a vu que je rentrais par ici. La voici.
Stupéfaite, Marguerite retombe assise sur sa chaise. Elle saisit la missive et regarde, incrédule, son nom écrit en cursives désordonnées sur le papier plié en quatre et clos d’un sceau rouge où l’on aperçoit distinctement les armes des Roberval.
Désireuse d’en savoir un peu plus, Yvonne tend le cou vers l’intrigant parchemin, même si elle ne sait ni lire ni écrire. Les mains tremblantes, Marguerite brise le sceau et déplie le message sans toutefois le lire immédiatement, agacée par la curiosité de sa compagne dont les oreilles de fouine traînent toujours un peu trop à son goût.
— Eh bien, Yvonne ! Pourquoi restes-tu plantée là comme une âme en peine ? As-tu terminé ton ouvrage ? Le linge que tu as rapporté du lavoir est-il en train de sécher sur la corde ?
En maugréant, la petite servante s’esquive en faisant claquer ses sabots pour manifester sa contrariété. Une lettre écrite sur du papier parchemin ! Une missive cachetée à la cire ! Ce n’est pas tous les jours qu’un tel événement se produit dans sa petite bourgade perdue, a fortiori lorsqu’il s’agit de la missive d’un grand seigneur comme monsieur de Roberval. La fine mouche finira bien par découvrir ce qu’on dit dans cette lettre. D’ailleurs, il faut absolument qu’elle le sache. Tous les habitants du village comptent sur elle et, comme elle a la langue bien pendue, elle se fera un plaisir de tout raconter, enjolivant le tout de quelques détails de son cru concernant les réactions de sa maîtresse.
Restée seule, Marguerite triture quelques instants le précieux papier avant de lire le message. Celui-ci comporte exactement quatre lignes :
Guérande, en ce vingtième jour de septembre de l’année 1540
Ma cousine,
Permettez que je m’invite à votre table, jeudi prochain, sur le coup de midi.
Voilà trop longtemps que nous ne nous sommes vus et le temps me pèse.
J’ai une agréable requête à vous présenter, impossible à refuser.
Bien vôtre,
Jean-François de la Rocque, chevalier de Roberval
La jeune femme en reste bouche bée. Un important seigneur, un des favoris du grand roi François 1er, s’invite chez elle, dans sa petite demeure, au cœur de son village perdu… Cela ne s’est jamais vu dans les environs… et il a, paraît-il, une « requête » impossible à refuser à lui présenter ! De quoi peut-il bien s’agir ? Un mariage ? Quoique parents éloignés, ils n’appartiennent pas tout à fait au même milieu. De plus, ils sont cousins en lignée directe, ce qui interdit toute union selon les lois de l’Église catholique romaine. Cependant, monsieur de Roberval a adopté la religion réformée, ce qui assouplit peut-être les règles des unions. Et puis, ce n’est plus un jeune homme, mais un homme mûr. Il est son aîné de plus de vingt ans. Que de contradictions ! Ou bien, il vient l’informer qu’il lui a choisi un époux, ce qui la fait frissonner d’angoisse… Un homme qu’elle n’aura jamais vu, dont elle ne connaîtra rien, qu’on lui imposera et qu’elle n’aura pas le loisir de refuser, même si c’est un vieillard cacochyme. À cette perspective, tout son corps se révulse.
Marguerite n’est jamais sortie de sa Bretagne natale, alors que Roberval passe son temps à sillonner le royaume et à guerroyer pour le roi, tout autant sur terre que sur mer. Et puis, bien que demoiselle bien née, elle n’a pas beaucoup de fortune, tandis que son flamboyant cousin mène grand train à la cour de France, possédant châteaux, équipages et vaisseaux tous plus magnifiques les uns que les autres, toujours environné d’un essaim de serviteurs et de parasites profiteurs. Peut-être a-t-il dessein de lui faire épouser l’un de ses compagnons d’armes ? C’est chose bien possible.
Elle relit plusieurs fois la courte missive. Marguerite connaît un instant de panique : il s’invite pour le jeudi suivant, c’est-à-dire dans moins d’une semaine, au mitan de la journée. Sa petite maison est-elle propre ? Le cellier et la cave contiennent-ils suffisamment de victuailles pour nourrir et abreuver convenablement plusieurs hommes adultes, car il semble bien improbable que son célèbre cousin arrive seul et sans équipage ? Voilà bien longtemps qu’elle n’a reçu d’autre compagnie que celle du curé de la paroisse et de quelques proches du voisinage ou de connaissances de passage.
Se levant prestement, Marguerite scrute la grande pièce où elle a pris l’habitude de vivre. Elle a moins d’une semaine devant elle. Tout doit être impeccable. Les vitres des petites fenêtres sont sales, les rideaux froissés, et il faut de toute urgence récurer à grande eau le plancher d’ardoise. Cirer les quelques meubles et remplacer les chandelles ne ferait pas de tort non plus. Elle se dirige d’un pas alerte vers la cuisine. Elle a juste assez de temps devant elle pour rendre sa maison accueillante et recevoir convenablement l’auguste personnage. Sortant dans l’allée du jardin, elle appelle Yvonne qui étend des draps sur la corde à linge.
— Yvonne, Yvonne, accours, et vite ! Monsieur de Roberval nous fera l’honneur de sa présence jeudi prochain pour le déjeuner de midi. Nous aurons besoin d’aide. Cours chercher Denis, ainsi que Germaine, nous avons juste le temps pour tout préparer.
La petite servante ne se le fait pas dire deux fois. Elle ne prend même pas la peine d’attacher le dernier drap. Retroussant son cotillon à deux mains, elle part en courant vers le village en faisant claquer ses sabots. Elle a déjà suffisamment de choses à raconter. Elle va pavoiser sur le parvis de l’église. Tous vont être suspendus à ses lèvres pour un bon petit bout de temps.
Marguerite a peu de temps devant elle. On doit récurer la maison de fond en comble. Elle donne ses ordres à la ronde, mais une sourde appréhension ne la quitte pas. Que lui veut-il réellement, ce lointain cousin ? Elle se souvient à peine de lui. Elle n’avait pas plus de dix ou onze ans lorsqu’elle l’a vu pour la dernière fois. Son père était encore vivant et voilà déjà six ans qu’il est parti rejoindre son épouse, cette mère dont elle ne connaît que le visage peint sur un médaillon. Elle a gardé le souvenir d’un homme grand et bâti, parlant fort et ponctuant la moindre de ses phrases de grands gestes pleins d’autorité. Elle se souvient aussi que son père se courbait humblement devant ce grand personnage. On les avait présentés l’un à l’autre. Elle avait plongé dans la grande révérence qu’on lui avait enseignée au couvent, osant à peine lever les yeux vers l’auguste personnage qui l’avait toisée de haut… quelques secondes à peine.
Marguerite sait qu’elle ne peut éviter cette rencontre. En tant que tuteur, monsieur de Roberval a presque tous les droits sur elle : le droit de la marier entre autres, sans qu’elle ait son mot à dire. Donc, autant se montrer sous son meilleur jour.
2
Marguerite a attendu son cousin avec nervosité depuis le milieu de la matinée. Elle a soigneusement coiffé ses cheveux rebelles en macarons enroulés sur les oreilles, comme le commande la dernière mode des dames de Blois, et elle a revêtu sa robe de cérémonie, la seule toilette digne de ce nom qu’elle possède. Celle-ci est en soie bleue, décolletée en carré et ornée d’un léger châle de dentelle blanche qui couvre pudiquement la naissance de sa poitrine. La jupe, soutenue par trois jupons amidonnés, se termine par une petite dentelle blanche, frisant sur l’ourlet bleu. Des poignets de la même dentelle mettent en valeur les longues mains fines de la jeune demoiselle.
Il arrive à l’heure dite, comme il sied à un grand seigneur, militaire de surcroît, en même temps que la volée de cloches de l’église du village qui sonnent l’heure de midi. Curieusement, il se présente seul, accompagné de son valet de pied qui conduit tout de suite leurs chevaux à l’écurie, et s’installe près de l’âtre dans la cuisine.
Introduit par une Yvonne consciente de son importance, engoncée dans une robe noire éclairée d’un tablier immaculé, Jean-François de la Rocque, seigneur de Roberval, entre avec une noble aisance dans la grande pièce principale qui est devenue le petit royaume de Marguerite depuis la mort de son père. Il porte beau, ce grand seigneur, haute taille et assurance. Il a quarante ans, la force de l’âge. Son visage aux sombres yeux vifs est séduisant, caractérisé par un nez aquilin et une bouche gourmande encadrée d’une barbe soignée qui commence à grisonner. Sans même la regarder, il tend son chapeau aux larges bords, orné d’une plume rouge, à la servante qui s’empêtre dans ses courbettes. Ses cheveux, grisonnants eux aussi, sont noués en catogan sur la nuque.
Saisi par l’apparition de cette petite cousine inconnue qu’il imaginait quelconque, le chevalier reste un petit moment sur le seuil de la porte, à la dévisager des pieds à la tête. « Par Dieu, que cette avenante enfant est belle ! » Se ressaisissant, il s’avance les bras grands ouverts vers Marguerite, qui a plongé jusqu’au sol selon les règles qu’on lui a apprises, ses jupes étalées en corolle autour d’elle.
— Ma chère cousine, comme il est plaisant de vous revoir ! Vous voilà bien changée depuis l’éternité où nous nous sommes vus. Je vois une charmante jeune demoiselle là où j’ai souvenir d’une enfant espiègle…
— Monseigneur… vous me faites trop d’honneur !
— Foin des titres pompeux, Marguerite. Nous sommes cousins, ce me semble. Votre regretté père était parent proche du mien. Nous pouvons donc oublier, entre nous, le protocole.
Sans plus de façon, le chevalier tend galamment la main vers la jeune femme et la relève avec grâce, la menant jusqu’à son fauteuil puis s’installant juste en face d’elle, sur une chaise à haut dossier, de façon à pouvoir la dévisager plus attentivement.
Monsieur de la Rocque est magnifiquement surpris. Plus que charmé – on pourrait même dire séduit sans se tromper. La candide Marguerite est en effet d’une rare beauté. Grande et mince, les manières nobles et gracieuses, elle rayonne comme un matin de printemps. Des petites boucles de cheveux blonds, échappées des macarons serrés sur ses tempes, dessinent une auréole de lumière autour de son visage au nez fin. Ses grands yeux aux cils immenses sont vert pâle, de la couleur de l’herbe qui se cache sous un léger frimas. Sa petite bouche en bouton de rose s’ouvre sur un délicieux sourire aux dents parfaites, ce qui est plutôt rare à cette époque où même les grandes dames de la cour cachent leurs dents gâtées derrière leurs éventails.
Roberval scrute sa cousine sans gêne, et cet examen s’éternise. Tétanisée par la timidité, Marguerite n’ose entamer la conversation et se trouble de plus en plus, s’agitant sur son siège, les joues colorées de rose, ce qui la rend encore plus charmante. Au bout d’un temps qui lui semble interminable, le chevalier se permet un grand rire qui se veut amical.
— Alors, ma cousine, est-ce ainsi que vous accueillez le pauvre voyageur qui a chevauché jusqu’à vous ? Pas de vin ? Pas même une choppe de cidre ou une miette de pain ? La poussière de la route m’a desséché le gosier, Marguerite, et je meurs de faim…
— Pardonnez-moi, monseigneur. Je manque à tous mes devoirs…
La jeune femme n’a même pas besoin de frapper dans ses mains pour appeler sa servante. Yvonne, qui n’a rien perdu de la scène des retrouvailles, arrive dans l’instant avec un grand plateau où des gobelets d’étain entourent une précieuse cruche en verre italien remplie de ce vin clairet de la Loire que les nobles apprécient. Avec aplomb, la donzelle remplit un gobelet qu’elle tend au grand seigneur avec une petite courbette.
— Demoiselle, le dîner sera servi quand vous le souhaitez. La cuisinière m’a dit que tout était prêt.
— Que voilà de belles paroles, s’écrie Roberval en vidant son gobelet d’une seule traite. Mettons-nous à table, ma cousine, et faisons honneur au talent de vos gens.
Le chevalier se lève sans perdre de temps et tend son bras à sa cousine qui y pose une main tremblante. Relevant ses jupes d’une main, elle le guide vers la salle à manger de sa maison, une