Histoires de femmes, tome 1: Éléonore, une femme de coeur
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À propos de ce livre électronique
En dépit des conventions, Marion et le jeune James, héritier présumé du clan des maîtres, fraternisent sans trop comprendre les lois non écrites qui régissent les étages. Déjà que Josette Couturier trouve que sa fille a bien changé depuis son embauche…
Fatalité et déchirements s’entremêlent dans ce roman fort où le destin des O’Gallagher croise celui de la sympathique famille Lafrance, de la série à succès Une simple histoire d’amour, maintenant installée à Montréal.
Un délicieux rendez-vous à ne pas manquer!
Mère de neuf enfants, peintre, écrivaine prolifique, Louise Tremblay-D’Essiambre a vendu plus de deux millions d’exemplaires des quarante-cinq ouvrages qu’elle a publiés. Depuis 2005, chaque roman qu’elle publie apparaît pendant plusieurs semaines dans les palmarès de meilleures ventes de livres québécois.
Une nouvelle série en hommage à des femmes exceptionnelles !
Louise Tremblay d'Essiambre
La réputation de Louise Tremblay-D'Essiambre n'est plus à faire. Auteure de plus d'une vingtaine d'ouvrages et mère de neuf enfants, elle est certainement l'une des auteures les plus prolifiques du Québec. Finaliste au Grand Prix littéraire Archambault en 2005, invitée d'honneur au Salon du livre de Montréal en novembre 2005, elle partage savamment son temps entre ses enfants, l'écriture et la peinture, une nouvelle passion qui lui a permis d'illustrer plusieurs de ses romans. Son style intense et sensible, sa polyvalence, sa grande curiosité et son amour du monde qui l'entoure font d'elle l'auteure préférée d'un nombre sans cesse croissant de lecteurs. Sa dernière série, MÉMOIRES D'UN QUARTIER a été finaliste au Grand Prix du Public La Presse / Salon du livre de Montréal 2010. Elle a aussi été Lauréate du Gala du Griffon d'or 2009 -catégorie Artiste par excellence-adulte et finaliste pour le Grand prix Desjardins de la Culture de Lanaudière 2009.
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Avis sur Histoires de femmes, tome 1
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Aperçu du livre
Histoires de femmes, tome 1 - Louise Tremblay d'Essiambre
L’AUTEUR
PREMIÈRE PARTIE
Villeneuve, 1926
«Je m’appelle Marion. Marion Couturier. Mais dans ma famille, tout le monde m’appelle Marie. Je déteste quand on m’appelle Marie. C’est Marion, mon nom. Marion Couturier.»
CHAPITRE 1
Le mardi 5 octobre 1926, au manoir des O’Gallagher
Cheveux épars en longues vagues mordorées sur le petit coussin qui lui servait d’oreiller, la toute jeune servante récemment engagée par madame Stella O’Gallagher dormait à poings fermés. Son visage encore enfantin, d’une blancheur laiteuse, était enfoui dans un repli de la couverture et la main posée sur sa hanche était abandonnée au sommeil.
Depuis maintenant une semaine, Marion Couturier avait quitté père et mère pour habiter dans un manoir construit à l’écart du centre-ville, que les bourgeois venus se réfugier à Villeneuve appelaient «village». Le manoir des O’Gallagher se trouvait à quelque trois milles bien comptés de la maison des parents de Marion, une maison qui n’était en fait qu’une bicoque sans eau courante ni électricité. Cette bâtisse plutôt délabrée était érigée sur une infime parcelle de terrain, située à la croisée de deux routes achalandées. Il arrivait souvent que la pétarade d’une voiture ou d’un camion réussisse à réveiller Marion en pleine nuit.
Au contraire, chez les O’Gallagher, les seuls bruits perceptibles étaient le hululement de quelques oiseaux nocturnes, le chant de ceux qui préféraient la clarté matinale, et le froissement des feuilles de la bonne dizaine de trembles qui bordaient l’allée menant à la maison. Sinon, au manoir, tout était calme. De jour comme de nuit.
Jamais, de toute sa vie, Marion Couturier n’avait si bien dormi que depuis cette dernière semaine, alors qu’on lui avait assigné une chambre minuscule sous les combles. Lit, commode et petite chaise droite suffisaient à encombrer la pièce, mais Marion ne s’en souciait guère, puisque jamais, depuis le jour de sa naissance, elle n’avait eu de chambre à elle.
Tirée du sommeil par un oiseau piailleur arrogant venu se percher sur le bord de sa fenêtre, Marion s’étira paresseusement. Puis elle ouvrit les yeux et elle afficha aussitôt un large sourire en reconnaissant la pièce.
La jeune fille goûtait enfin aux joies toutes simples de la solitude et de l’intimité et s’étirer les bras en croix était un plaisir renouvelé chaque matin. Finie la promiscuité d’une chambre partagée à sept!
Il avait fallu treize ans, ou peu s’en faut, pour que Marion soit en mesure d’apprécier la valeur inestimable d’un peu de discrétion autour d’elle.
En effet, chez les Couturier, frères et sœurs dormaient dans la même pièce, entassés dans trois lits. Ils étaient soumis aux bruits corporels et ronflements de chacun, et condamnés à l’étroitesse d’une couche partagée, tandis que chez les O’Gallagher, comble d’opulence, même les serviteurs avaient droit à leur chambre privée.
Deux mondes, deux réalités, et une multitude de règlements différents que Marion était en train de découvrir.
C’était sa mère, Josette Lafond Couturier, qui avait trouvé cet emploi à sa fille, malgré le fait que cette dernière soit encore bien jeune. Ce qu’elle avait pu dire ou inventer pour que les O’Gallagher se décident à l’engager, malgré son âge, Marion l’ignorait. Ce qu’elle savait, en revanche, c’était que sa mère, «la femme Couturier», comme on la surnommait un peu partout au village, était ainsi faite: quelques mensonges de son cru ou une subtile distorsion de la vérité ne l’avaient jamais incommodée, pourvu qu’ils servent à défendre sa cause. Ce fut ainsi qu’à la fin du mois de septembre, Josette était revenue d’une prétendue promenade de digestion, une promenade qui avait duré beaucoup plus longtemps qu’à l’accoutumée, et qu’elle avait ordonné à Marion de faire son bagage.
— Tu quittes la maison, ma fille, pis emporte tout ce que t’as. J’serais ben surprise que tu reviennes ici de sitôt.
À ce moment-là, Marion était en train de faire la vaisselle. Elle était restée immobile un instant, le temps, probablement, de saisir la portée de la surprenante nouvelle qu’on venait de lui assener comme un coup de massue. Puis, elle s’était lentement retournée vers sa mère, une femme assez grande, à la poitrine plate et au regard perçant. Une assiette encore mouillée à la main et les yeux remplis de questionnements, la toute jeune fille espérait que sa mère lui donnerait au moins quelques éclaircissements sur la situation, car elle savait fort bien que la décision ne serait pas discutable. Toutefois, avec un peu de chance, elle saurait peut-être où elle s’en allait et aussi pourquoi elle devait partir.
Malheureusement, l’explication n’était pas venue à ce moment-là.
— Tu prendras une guenille propre dans le placard pour t’en faire un baluchon, avait cependant ordonné celle que Marion n’avait presque jamais entendue parler gentiment. Ça devrait te suffire. Pis oublie pas de plier tes vêtements comme il faut, des fois qu’on te demanderait de défaire ton bagage devant quelqu’un. On est peut-être pauvres comme Job, mais on est pas une bande de malpropres pour autant!
Puis, Josette avait quitté la cuisine sans rien ajouter, laissant Marion sur son appétit. Elle avait entendu sa mère monter à l’étage, tandis que celle-ci, une fois de plus, tempêtait contre les deux plus jeunes de la famille, encore presque des bébés, qui pleurnichaient bruyamment. De faim probablement, comme trop souvent, hélas! Marion avait donc ravalé sa question, repris son torchon, et terminé la vaisselle.
Chez les Couturier, les enfants ne demandaient jamais le pourquoi des choses, au risque de recevoir une gifle.
Ce qui ne les empêchait pas de l’espérer tout de même, cette réponse. Parfois, ils y avaient droit, un peu plus tard, selon le bon vouloir des parents. Toutefois, la plupart du temps, ils finissaient par la découvrir tout seuls, au fil des événements.
Ce soir-là, Marion avait donc obéi à sa mère et préparé son bagage sans dire un seul mot de toute la soirée, ce qui n’avait soulevé aucune interrogation. On se parlait peu, dans la famille Couturier, et seulement pour les choses du quotidien. Alors, on se connaissait aussi fort peu. Ce qui pouvait expliquer pourquoi Marion n’avait pas partagé ses interrogations avec son frère Ovide, de deux ans son aîné. Il faut ajouter, cependant, que ce dernier n’avait rien dit, rien demandé, même s’il était présent dans la cuisine au moment de l’arrivée de leur mère. Pourtant, Marion avait vu une interrogation qui ressemblait à la sienne dans le regard de son frère.
Peut-être Ovide avait-il peur de subir le même sort, s’il se montrait trop curieux?
Peut-être…
Ou alors, jugeait-il préférable d’avoir toujours un peu faim plutôt que de devoir trimer du matin au soir pour un étranger? Sans doute, car pour le garçon de quinze ans, aux yeux aussi vifs que ceux de sa mère et à la langue acérée dès qu’il passait le seuil de leur maison, la vie n’était pas trop difficile. À titre d’aîné de la famille, Ovide Couturier avait encore le droit d’assister aux cours donnés par monsieur Chartrand, poliment surnommé «le maître».
— Si un peu d’instruction peut l’aider à avoir une vie meilleure que la mienne, ce sera tant mieux, lançait souvent leur père, qui, sans le dire ouvertement, avait un parti pris pour ses garçons.
Il faut cependant avouer, à la défense d’Ovide, qu’Athanase Chartrand était un homme enjoué, érudit et d’agréable compagnie, auprès de qui les journées passaient joyeusement. Normal donc, à quinze ans, de préférer un maître à penser jovial plutôt qu’un père naturellement grincheux et Marion le comprenait fort bien.
Depuis de nombreuses années déjà, le maître avait été installé dans une petite maison du centre-ville qui servait aussi d’école, et c’était la municipalité qui lui versait ses émoluments. On ne lui connaissait aucune fiancée, mais il avait de nombreux amis, souvent de passage à son domicile. Quant à Marion, plutôt douée pour la lecture et l’écriture, elle avait tout de même été obligée de quitter les cours de monsieur Chartrand pour aider sa mère dès qu’elle avait su lire et écrire convenablement. Elle n’avait pas encore dix ans.
— Pas le choix, ma fille, lui avait déclaré son père, au jour de la naissance du troisième garçon de la famille baptisé Jules. Ta mère a besoin de toi avec les petits. De toute façon, pour une femme, c’est ben assez de savoir lire pis écrire. À partir de demain, tu fais ce que ta mère va te demander de faire. Pis que je t’entende pas rechigner!
Comme si Marion avait l’habitude de rouspéter!
N’empêche que depuis ce jour-là, il arrivait que la jeune fille se demande pourquoi les choses devaient être différentes pour elle, juste à cause du fait qu’elle était une fille.
C’est ainsi que, depuis maintenant trois ans, la jeune Couturier aidait sa mère du mieux qu’elle le pouvait sans trop espérer de remerciements, pour éviter les déceptions. D’où cette crampe au ventre qu’elle traînait depuis que Josette lui avait annoncé son départ.
Qu’avait-elle fait d’incorrect pour se faire montrer la porte ainsi? On n’avait donc plus besoin d’elle à la maison?
Plutôt curieux comme situation, et surtout inattendu, étant donné que Marion trottait d’un étage à l’autre du matin au soir, tant il y avait à faire dans cette bicoque à moitié finie et pleine de monde. De plus, jamais personne ne s’était plaint de ses services.
Alors, que se passait-il?
Et cela, c’était sans compter que sa mère était grosse du huitième enfant de la famille, censé naître tout juste après Noël.
Non, décidément, Marion ne comprenait pas.
Cette nuit-là, la jeune fille avait passé de nombreuses heures à essayer de deviner pourquoi elle devait partir et pas les autres. Les yeux grands ouverts sur la nuit, Marion se tournait et se retournait entre les draps tout doucement, sans trop s’agiter, pour ne pas troubler le sommeil de ses deux petites sœurs qui partageaient le même lit qu’elle.
Ludivine et Anita…
Si Ludivine la laissait plutôt indifférente, car les deux sœurs ne se parlaient pour ainsi dire jamais, Anita, par contre, avait su gagner son cœur.
En écoutant le souffle léger de cette bambine âgée d’à peine deux ans, Marion avait eu un long soupir d’ennui anticipé.
Quand donc reverrait-elle cette gentille petite fille pour qui elle avait un attachement particulier?
Et pourquoi l’aimait-elle autant?
Était-ce parce qu’Anita lui ressemblait beaucoup, ou parce qu’elle la suivait comme son ombre tout au long de la journée?
Sans cette petite personne pendue à son tablier, alors qu’elle commençait à peine à parler convenablement et qu’elle était curieuse comme une belette, Marion avait peur que la vie lui semble dorénavant bien monotone.
Un sanglot lui avait brusquement serré la gorge. Pourquoi lui fallait-il quitter la maison familiale?
Marion avait alors entouré la taille de sa petite sœur d’un bras tout léger, espérant ainsi y puiser un peu de réconfort.
La fatigue l’avait enfin emporté sur l’inquiétude au moment où les oiseaux diurnes commençaient à lancer quelques trilles. Pour quelques heures à peine, Marion avait enfin sombré dans un sommeil agité et peuplé de rêves biscornus.
En réalité, si Josette avait trouvé cet emploi pour sa fille aînée, c’était bien parce que Ludivine venait d’avoir dix ans à son tour. Sa seconde fille pourrait ainsi prendre la relève de sa grande sœur sans qu’elle-même ait à en subir le contrecoup. En deux mots: quoi qu’on puisse en penser, Josette n’avait pas eu le choix d’agir de la sorte parce que les enfants vieillissaient vite, mangeaient de plus en plus, et que son mari, Antonin Couturier, communément appelé Tonin, était un journalier qui ne travaillait qu’une seule journée à la fois.
— J’ai le dos fragile, disait le grand Tonin, à qui voulait l’entendre.
Voilà pourquoi, au lendemain d’une journée d’ouvrage qu’il qualifiait immanquablement d’éreintante, on le retrouvait attablé à la taverne du village.
— Que c’est tu veux que je te dise, la femme? J’ai les reins fragiles. Ça me prend une ou deux bonnes journées à rien faire pour me remettre. C’est de la grosse ouvrage de laver les vitres d’une demeure à trois étages, ou de rafistoler des gouttières, ou de pelleter la neige des perrons! Trente-six métiers, trente-six misères, la femme, oublie jamais ça! Pis c’est moi qui s’y coltaille, jour après jour!
— Ben sûr, Tonin, ben sûr! Je le savais avant même de te marier! Déjà à la petite école, tu te plaignais d’avoir mal au dos quand venait le temps de nettoyer le tableau noir. Pis remarque ben, le mari, que je t’ai jamais rebattu les oreilles avec ça. Mais d’après moi, rester au lit te serait peut-être plus profitable que d’écluser des bières. Non?
— C’est là que je travaillerais pus pantoute, pauvre toi! Oublie jamais que c’est toujours à la taverne que je trouve de l’ouvrage. C’est toujours ben pas de ma faute si les patrons qui m’engagent habituellement mangent souvent là, sur l’heure du midi.
Heureusement pour lui, Tonin Couturier était un bel homme qui, parfois, faisait même tourner les têtes sur son passage. Tout bien considéré, c’était probablement la principale raison qui avait poussé Josette Lafond à l’épouser, à l’aube de ses dix-sept ans, car d’un bout à l’autre du village, la paresse du grand Antonin était notoire.
— Anyway, la femme, ce que je fais, ça te regarde pas! ajoutait-il invariablement pour clore les discussions en tout genre. Shut up!
Le grand Tonin aimait bien parsemer ses discours d’expressions anglophones, glanées ici et là, chez les riches commerçants qui l’embauchaient à la journée. Il trouvait que ça faisait important.
Mais toujours est-il que tous les deux jours, la moitié de la paye du père Couturier passait en bières: celles qu’il buvait à la taverne, en solitaire ou avec des amis, et celles qu’il rapportait à la maison pour les partager avec sa femme, qui n’avait aucun scrupule à lever le coude à l’occasion, avec son mari, bien entendu.
— Faut bien que je me détende moi aussi! expliquait-elle aux enfants, chez qui elle lisait une certaine interrogation dans le regard. Astheure, fichez-nous patience, à votre père pis moi! On travaille assez fort pour toutes vous autres. On mérite d’avoir la paix de temps en temps!
Dans de telles conditions, comment Josette pouvait-elle se débrouiller, avec sept enfants à table? Personne ne le savait vraiment. Voilà pourquoi, au village, il arrivait régulièrement que l’on parle d’eux en catimini. Toutefois, les remarques étaient rarement teintées de prévenance ou de générosité, et l’intérêt que les Couturier pouvaient parfois susciter autour d’eux n’amenait pas plus d’argent dans l’escarcelle!
D’où l’idée, sans doute, d’offrir les services de sa fille Marion aux O’Gallagher.
Cela serait toujours une bouche de moins à nourrir et les quelques gages à la clé étaient une tentation que Josette ne pouvait écarter.
Comme, dans la région, tout le monde savait que Patrick O’Gallagher était un homme riche et qu’il menait grand train, Josette n’avait eu aucune difficulté à jeter son dévolu sur lui. Elle avait même entendu dire qu’en plus, il pouvait se montrer d’une grande générosité, si la cause lui semblait juste. Après quelques jours de réflexion, elle avait donc décidé que ce serait dans le creux de son oreille qu’elle irait déverser l’ensemble de ses déboires.
Toutefois, en l’absence de monsieur O’Gallagher, parti en voyage d’affaires aux États-Unis, cela avait été plutôt dans l’oreille de la belle dame Stella O’Gallagher que Josette avait pleuré la vie misérable qui était la sienne. Il n’était pas dit qu’elle repartirait bredouille!
Oh! majordome et gouvernante avaient bien tenté de la repousser, mais comme la voix de Josette portait fort bien, ils n’avaient eu d’autre choix que de la laisser entrer avant qu’elle n’ameute toute la famille.
Josette s’était donc présentée à madame O’Gallagher, avait expliqué longuement sa pénible situation, puis elle avait terminé son discours en vantant les mérites de sa fille aînée. Sans mentir, la femme Couturier pouvait dire de Marion qu’elle était polie, débrouillarde et en bonne santé.
— En plus, elle sait lire pis écrire! Ça pourrait ben vous servir un jour. J’suis certaine que vous pourriez en tirer ben de l’ouvrage dans une journée… Pis ça permettrait à ma grande fille de manger à sa faim.
Ce fut cette dernière phrase, prononcée avec un trémolo dans la voix, qui avait touché la corde sensible de madame Stella O’Gallagher, tout aussi généreuse que son époux. Marion avait donc été engagée sur-le-champ. Du moins, était-ce là ce que la jeune fille avait enfin appris à son réveil, alors que Josette voyait avec elle aux derniers préparatifs entourant son départ.
— Comme tu vas être logée pis nourrie, avait-elle expliqué à Marion, tout en pliant soigneusement une dernière camisole d’un blanc douteux, t’auras besoin de rien. Même les uniformes vous sont fournis, à ce que j’ai cru comprendre. Comme ça, ton frère Ovide va pouvoir passer au manoir pour ramasser tes gages une fois par mois. Je sais exactement combien tu vas gagner, madame O’Gallagher me l’a dit. Ça fait que va surtout pas dépenser la moindre cenne de cet argent-là, parce que je le saurais, pis je verrais ça comme une sorte de tricherie de ta part! Ça serait ben assez pour me mettre en rogne… Dis-toi plutôt que ça va me permettre de nourrir convenablement le reste de la famille. Ça devrait suffire pour te garder économe.
Marion n’avait pas protesté, par habitude, évidemment, mais aussi parce que sa mère avait entièrement raison. Elle-même avait eu le ventre creux plus souvent qu’à son tour, et si, par son travail, elle pouvait contribuer au mieux-être de toute sa famille, Marion en serait très fière. Grâce à elle, les enfants Couturier auraient enfin l’occasion de manger à satiété plus souvent.
Puis, sa mère ne venait-elle pas de dire, ô merveille, que les vêtements étaient fournis?
Marion avait fermé les yeux sur le souvenir d’une petite robe noire au col et aux manchettes amidonnés d’un blanc éclatant. L’ensemble, ma foi, était plutôt coquet. L’autre jour, elle avait rencontré deux jeunes filles habillées de la sorte, et le marchand du village, monsieur Clermont Godbout, lui avait alors expliqué que les deux demoiselles travaillaient au manoir.
— Si j’ai ben compris ce qu’on m’a raconté, cette robe-là serait celle des femmes de chambre.
Peu après, lestée d’un sac de toile écrue contenant dix livres de farine, Marion était revenue chez elle à pas lents, avec une pointe d’envie dans le cœur. C’est qu’elle semblait bien douce, cette jolie robe noire. On n’avait qu’à regarder le tissu souple qui ondoyait au moindre pas des soubrettes pour comprendre que la robe était confortable. Ce vêtement n’avait rien à voir avec son chemisier de toile rêche qui lui piquait le dos en permanence.
— Pis oublie pas la route, ma fille! avait enfin lancé Josette le matin de son départ, faisant sursauter Marion en la tirant de ses rêveries. Tu te rends au village, tu le traverses au complet en passant devant l’église, pis à trois rues de là, tu tournes à gauche. Une couple de pas, pis ensuite, tu vires à droite. Tu peux pas rater le tournant, il y a un gros sapin juste au coin. Le manoir des O’Gallagher est un peu plus loin, au bord de l’eau. Lui non plus, tu peux pas le rater: il y a une longue allée bordée d’arbres qui mène jusqu’à la maison. Ça serait ben pensé de ta part que tu flânes pas trop en route. Si t’arrives de bonne heure, tu pourrais peut-être même commencer à travailler tusuite. Pourquoi pas? Ça te ferait toujours ben une journée de gages de plus à me donner à la fin du mois. Un beau cinquante cennes de plus, c’est quand même quelque chose! Laisse tomber ton déjeuner, c’est comme rien qu’ils vont avoir de quoi pour toi au manoir. Comme ça, ça va en faire un peu plus pour ton père, qui a un gros chantier à matin. Il a toutes les vitres du presbytère à laver plus la porte de la cuisine à graisser parce qu’elle couine comme un cochon qu’on mène à l’abattoir!
Marion était donc partie peu après l’aube, le ventre vide, mais le pied léger, le cœur content et l’esprit rempli de curiosité. Après tout, maintenant qu’elle savait qu’on ne la chassait pas de sa famille, elle n’avait plus aucune raison de s’en faire. Bien au contraire! On lui demandait seulement d’aider les siens à joindre les deux bouts, comme le disait souvent sa mère, et aux yeux de Marion, c’était plutôt gratifiant.
La jeune Couturier voyait dans ce travail une responsabilité nouvelle, et si on pouvait la lui déléguer, c’était tout simplement qu’on considérait qu’elle n’était plus une enfant et qu’on lui faisait confiance.
À cette pensée, Marion avait redressé les épaules, soulagée de se dire qu’en fin de compte on ne se débarrassait pas d’elle. Puis, elle aurait sûrement des journées de congé à l’occasion, n’est-ce pas? Elle en profiterait donc pour retourner chez elle et voir la petite Anita.
Cette réflexion faite, Marion s’était sentie rassurée. Elle avait alors laissé son esprit voguer au gré de sa curiosité.
Comment vivait-on, chez les riches?
La question était pertinente pour quelqu’un qui n’était jamais allé beaucoup plus loin que l’école, l’église ou le magasin général du village. Pourtant, des riches, elle en avait déjà vu, et beaucoup. Il y avait plusieurs maisons cossues, à Villeneuve, et quand on s’y promenait, parfois, le dimanche, après la messe, on croisait, près de l’étang, des messieurs en gabardine et de ravissantes dames en robe de taffetas, qui faisaient tourner leur ombrelle pour se protéger du soleil. Un peu comme ces femmes d’un autre âge, celles que monsieur Chartrand leur avait montrées sur de belles gravures anciennes. Marion les avait toujours trouvées très jolies, ces dames qui ressemblaient à celles du passé, et encore aujourd’hui, il arrivait qu’elle les envie.
N’empêche que cela ne lui disait pas du tout comment tous ces gens-là vivaient au quotidien.
Marchant d’un bon pas, parce que le fond de l’air n’était quand même pas très chaud, Marion s’était dit, à juste titre, qu’elle commencerait à en avoir une petite idée, probablement dans un peu plus d’une heure.
La promenade avait été agréable, bien qu’un peu longue. Mais comme les indications de sa mère étaient précises, la jeune fille ne s’était pas perdue, et quand elle avait enfin aperçu l’allée bordée de grands arbres, elle avait su qu’elle était arrivée.
Il y avait eu alors un léger ralentissement de l’allure, et la jeune fille avait complété le chemin avec une nouvelle crampe à l’estomac. À treize ans, on est souvent craintif devant l’inconnu.
Marion s’était arrêtée à quelques pas de la bâtisse et elle avait levé la tête, impressionnée.
Le manoir était immense. Un corps principal, deux ailes, des plates-bandes partout…
Elle avait donc hésité, le cœur battant son envie de faire demi-tour. Aussitôt, la voix de sa mère lui enjoignant de ne pas flâner en route avait tué ce désir de s’enfuir ses jambes à son cou. Sur un soupir, Marion s’était donc approchée du manoir.
Lorsqu’elle était arrivée devant la volée de marches en pierres de taille, elle s’était sentie bien petite, presque insignifiante, à côté de ce solide bâtiment tout gris, au toit pointu fait de bardeaux patinés par les intempéries. Cinq étroites lucarnes lui avaient donné l’impression d’être assises sur le toit, uniquement, lui avait-il semblé, pour jauger les visiteurs.
Machinalement, Marion avait estimé qu’au moins dix maisons comme celle de ses parents devaient tenir dans ce seul manoir. Sinon plus!
Le cœur tambourinant de plus belle dans sa poitrine, la jeune fille avait gravi les quelques marches menant au perron. De grosses urnes de pierres garnies de chrysanthèmes ocre et jaunes montaient la garde de chaque côté de l’immense porte en bois verni. Marion avait alors timidement frappé, puis elle s’était reculée d’un pas pour attendre.
Le soleil venait tout juste de passer la ligne d’horizon, tout là-bas, derrière un bosquet de rosiers sauvages, et Marion avait trouvé que le paysage qui s’offrait à elle était fort joli.
Aurait-elle parfois la chance d’aller se promener au bord de l’eau?
Au bout de quelques minutes qui lui avaient semblé fort longues, la jeune fille avait entendu des pas qui s’approchaient, puis un homme de forte stature, habillé d’une livrée noire du plus bel effet, avait entrouvert la porte. Cheveux gominés et moustache cirée, cet homme à la mine austère et au regard sévère en imposait. Il avait d’abord examiné Marion de la tête aux pieds pour finalement laisser tomber, sur un ton un peu sec, qu’elle aurait dû faire le tour de la maison afin de passer par la cuisine.
— C’est la porte des domestiques et des colporteurs, avait-il expliqué avec un reproche dans la voix. On m’avait prévenu de votre arrivée, jeune fille, mais je ne vous attendais pas de si bonne heure ni surtout à cette porte. Pour vous, ce sera toujours par la cuisine que vous circulerez. Ne l’oubliez surtout pas.
La porte s’était refermée sur cette recommandation.
Penaude, Marion avait donc fait le tour de la maison, empruntant pour ce faire une allée de poussière de pierre, bordée de massifs fleuris si bien taillés qu’on osait à peine imaginer qu’on puisse en faire des bouquets. Ces plates-bandes bien entretenues n’avaient rien à voir avec les fleurs des champs que Marion cueillait à pleines brassées quand venait la belle saison, pour ensuite les arranger joliment dans de vieux pots ébréchés, afin d’embellir une maison qui en avait grand besoin. Hier encore, en compagnie d’Anita, elle avait ramassé de longues tiges dorées sur le bord de la route et quelques quenouilles sur la berge du marais, faisant remarquer à sa petite sœur que ça serait probablement le dernier bouquet de la saison.
Elle n’aurait pu si bien dire!
Le temps d’un serrement de cœur, l’ennui de son univers familier s’était fait si débordant que Marion avait dû essuyer une eau tremblante qui brillait au coin de ses paupières.
Ensuite, pour une seconde fois, elle s’était alors décidée à frapper à la porte, un battant d’une allure plus rustique que la porte principale.
Madame Légaré, Éléonore de son petit nom et cuisinière de métier, l’avait accueillie avec nettement plus d’aménité que le grand homme tout de noir vêtu. Avant même que Marion ait pu décliner son nom, la petite dame tout en rondeur l’invitait à entrer.
— Ah c’est vous, ça! avait lancé cette femme entre deux âges, comme si elle savait à l’avance qui se tenait sur le seuil de la porte.
Machinalement, elle s’essuyait les mains avec un coin de son tablier.
— Venez, entrez! Je vous attendais.
Il faisait bon dans la cuisine de madame Éléonore. Une belle flambée dans un âtre immense réchauffait la pièce, tandis que le soleil, par le soupirail, y glissait