Maurice Maeterlinck: Essai littéraire
Par Gaston Compère
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À propos de ce livre électronique
L’admiration, la vénération même de Gaston Compère pour Maurice Maeterlinck est un prodige en soi. À première vue, il ne devrait pas y avoir de rapport entre l’écriture économe, familière du silence de l’aîné et la faconde baroque de son disciple. Leur connivence ne se situe pas là, mais dans le pouvoir de percer à jour les mystères, d’explorer les confins du réel, de passer les miroirs.
L’un et l’autre ont été imprégnés par les sortilèges du romantisme allemand, ils savent traverser les apparences, nous entraîner dans une autre dimension. Compère a relevé cela très tôt dans l’œuvre de Maeterlinck, au point de n’avoir de cesse, tout jeune, de le rencontrer et d’enfourcher sa motocyclette pour solliciter un entretien avec son idole dans le Midi de la France. Cette rencontre est l’un des fleurons de ce livre très différent de la thèse que Compère a par ailleurs consacrée au seul prix Nobel de littérature belge.
Ce livre-ci n’est pas moins savant, mais libéré des contraintes de l’académisme, il est un véritable essai au sens le plus noble du terme, un exercice d’admiration lucide, passionnée, d’une rare pénétration.
Riche de documentation, Gaston Compère nous offre une formidable référence biographique sur l'auteur récompensé par le Prix Nobel de littérature
A PROPOS DE L'AUTEUR
Gaston Compère, né dans le Condroz en 1929, docteur en philosophie et lettres, est un des grands écrivains d’expression française. Il a reçu en 1989 le Grand prix de Littérature de la francophonie. Outre ses romans (notamment chez Belfond), il a publié une biographie très remarquée de Maurice Maeterlinck (La Manufacture, 1989) et de nombreuses pièces de théâtre. Il est aussi poète et traducteur (Le Livre d’Heures de R. M. Rilke, Le Cri, 1989).
EXTRAIT
On peut tout comprendre des hommes engagés dans des événements qu’ils dominent ou qui les dépassent. Rien d’humain qui ne soit susceptible d’être compris. Maeterlinck l’a souvent souligné, et avec raison. Tel critique se voit invité d’écrire une monographie de Jacques Brel. Il ne connaît pas spécialement le chanteur. Il ne le goûte pas particulièrement. Il accepte. Pour diverses raisons, qui vont de l’argent à gagner au fait que tout homme, parce que homme, est digne d’intérêt. Il suffit de se sentir une vocation d’historien. L’historien, comme le souligne Fontenelle, « spectateur de toutes choses, indifférent et appliqué ». Maeterlinck, on ne peut guère dire qu’il ait éveillé de ces gens à sang froid pour qui, à la limite, tous les sujets se valent. Ni son œuvre. Ni son œuvre surtout. Les avis sont aussi variés que possible.
En savoir plus sur Gaston Compère
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Avis sur Maurice Maeterlinck
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Aperçu du livre
Maurice Maeterlinck - Gaston Compère
AVANT-PROPOS
Dans son pays d’origine, et plus particulièrement, j’imagine, si le pays est petit, arrange bien des choses la mort d’un écrivain connu aux quatre coins de la planète. Le mort est évidemment en paix, du moins on le suppose. En paix aussi, enfin, les confrères, et particulièrement ceux qui jouissent de la notoriété. D’un de ceux-ci je tiens ce mot qui en dit long : «La mort, il sait enfin ce que c’est. » Bien sûr, en 1949, Maeterlinck, à quatre-vingt-sept ans, ne bouchait plus guère d’horizons. On le vénérait, comme on vénère une relique. Mais enfin, qu’il fût absent pour de bon, était pour beaucoup un soulagement — et, en particulier, pour la plupart de ceux qui, en Belgique, se voulaient la plume ambitieuse. Maeterlinck faisait encore de l’ombre, et l’on sait que l’ombre donne un teint peu recommandé à ceux qui veulent briller. L’écrivain belge a facilement un teint d’endive — légume national — et il en souffre. Un académicien (belge) de l’époque, plus célèbre parmi ses étudiants, dont j’étais, par ses cravates que par ses œuvres, nous fit cet aveu : « En 1911, l’Académie française lui ouvre ses portes. Il n’a même pas à faire les visites d’usage. Il lui suffit de prendre la nationalité française. Et il ne la prend pas ! Comprenez-vous cela ? Faut-il qu’il soit flamand ! » On connaît sans doute ce mot d’un général qui, la guerre terminée, déclara : « On va pouvoir enfin faire de belles manœuvres ! » Réactions un peu semblables parmi la gent littéraire. On allait pouvoir s’offrir de belles oraisons funèbres. Et on se ferait un devoir de les publier. Des articles où l’on pourrait sans danger exalter le dithyrambe. Ceci. Cela. La lumière du grand homme vous retombe sur la tête, vous fait une auréole, n’est-ce pas que je suis bien ? L’Institut national de radiodiffusion pouvait se permettre d’éditer une brochure-programme. Pour quinze francs. Quinze francs, une bagatelle. Même à l’époque pour le bourgeois. À votre porte-monnaie, bonnes gens qui vous dites cultivées. Non, il n’était pas dit que les instances officielles n’œuvraient pas pour ce grand homme détestable qui voyait plus loin que son nez belge. Les bourgeois aiment se dire cultivés. (La culture vous camoufle en même temps qu’elle vous fait socialement briller.) J’en connais personnellement un si grand nombre qu’il m’arriverait de trouver la chose décourageante si je n’avais le don de lui trouver un de ces comiques amers qui vous revigorent. Il faut bien reconnaître que l’instruction obligatoire a eu comme conséquence malheureuse de faire braire des ânes aux mille coins du « paysage culturel ». Sur les ondes, la bêtise devient terrifiante. Les bourgeois gantois de la jeunesse de Maeterlinck se trouvaient assez de lustre dans leur fortune. Ils étaient souvent incultes. Ils ne s’en vantaient pas. Ils l’étaient : massivement. « Gand, note Maeterlinck, était hermétiquement fermée à toute littérature… On ne vous en voulait pas, on ne vous houspillait pas; mais on vous traitait avec une dédaigneuse bienveillance, comme d’inoffensifs minus habentes, dont les années assagiraient la monomanie. » Ces gens ne sont pas de tout repos. Il en reste, et plus qu’on ne croit. Mais il en est qui se veulent un peu de cette érudition qui attire l’attention. La Bruyère ferait merveille dans ces milieux qu’il me faut parfois fréquenter par obligation. Ceci, tenez, dont je fus plusieurs fois le témoin. Le concours Reine Élisabeth donne, paraît-il, à la Belgique, un lustre incomparable partout où la bonne musique se voit honorée. Je préfère, pour mon repos, ne porter aucun jugement sur le public de ces concerts. Il m’est souvent arrivé de voir, à l’entracte, des auditeurs tirer de leur poche un « mini-transistor » et, dans une solitude relative, écouter l’opinion du type incertain qui se voit convié, sur les ondes, à donner son opinion. Il parle, il se tait, le « mini-transistor » disparaît dans la poche, on peut enfin, dans le groupe où l’on se glisse faire preuve de compétence — de soi-disant compétence, on l’entend bien. Le snobisme, tout vain qu’il est, conforte qui s’y adonne. La société dite cultivée est gangrenée par ces gens. Quant à ceux à qui vont leurs suffrages, les artistes en tous genres, on pourrait les classer en catégories que ne renierait pas Linné. Je m’y risquerai ailleurs. Pour l’instant, je les vois se grouper en émoussés et en pointus, en plats discoureurs et en jargonneurs râpeux. Pour ceux qui ont le bonheur d’avoir l’œil critique et l’âme indépendante, ces gens mettent bien en valeur les personnes qui ont du moins le talent du don et du travail. On le devine, ils sont rares. On peut comprendre que ce fut une chance pour Maeterlinck de ne pas avoir connu ces espèces de fantoches bavards pendant plus d’un quart de siècle et, par après, d’avoir eu la chance de les éviter. Il reste qu’après sa mort, ce sont ces gens qui, le plus souvent, vont (comment faire autrement dans les milieux officiels ?) « glorifier » son œuvre et, ce qu’on ne peut pas ne pas concevoir, cela de son œuvre qui s’offre comme le plus académique, le moins novateur, donc le plus rassurant pour le repos intellectuel et le sommeil satisfait. C’est tout juste si tel critique bien-pensant ne regrette pas que, loin de s’étouffer dans sa propre chaleur, Serres chaudes se rafraîchisse à un air nouveau en touchant Éluard et Mauriac. Que dirait-il actuellement ? Dans l’état où sont les choses pour l’instant, on peut affirmer que Maeterlinck se soit abusé sur la valeur réelle de ses ouvrages. On le lui pardonne volontiers pour la raison qu’il était conscient de l’incertitude des jugements et que rien n’est plus sûr que toute œuvre d’art est, comme il a été dit, une flèche lancée dans le noir. Mais on pardonne moins aux critiques. Maeterlinck est un des écrivains sur qui on a le plus écrit, sur qui on s’est le plus trompé : trompé avec une espèce de détermination péremptoire. Avant sa mort surtout, on le conçoit. Le siècle s’étant déroulé « comme, me disait Queneau, une limace orageuse », on distingue mieux, forcément, ce qui dans cette œuvre a d’importance. Tout est peut-être dit, c’est possible. Ce n’est pas sûr. Le montreraient bien les analyses de Christian Lutaud, encore qu’elles ne manquent pas, parfois, d’un comique irrésistible. Elles montrent pourtant que l’œuvre de Maeterlinck a plus de ressources et de densité qu’on ne pourrait le croire. Toutefois, impossible, me semble-t-il, d’écrire toute une œuvre d’invention sur Maeterlinck. Peut-être me fera-t-on l’amitié d’entendre, par-ci, par-là, un son quelque peu différent de ceux qui furent émis et qui s’assemblent en une espèce de rhapsodie confuse. Qu’on ne m’en veuille pas de répéter ce qui a été dit cent fois : je ne puis pas y échapper. Tout de même il m’est loisible d’espérer que je pourrai le faire dans une autre atmosphère que celle d’innombrables critiques stupéfiés par une gloire à ce point universelle. Et puis quoi ? Ne puis-je pas rappeler cette phrase de Pascal : « Qu’on ne me dise pas que je n’ai rien dit de nouveau, la disposition des matières est nouvelle. »
J’ai parlé de gloire universelle. Il est vrai, ce genre de gloire, Maeterlinck l’a connue, et a su la gérer. Cela a été dit et redit — résumons : avant quarante ans, la création; après quarante ans, l’administration. Le temps de la création vraiment originale, en fin de compte, est court. Il s’est passé, dans la vie de Maeterlinck, quelque chose d’extraordinaire, dont on peut sans doute donner les circonstances, mais qui est irréductible à toute explication évidente. Il fut un temps où sa parole a été, par moments, inouïe, et son œuvre absolument nouvelle, tout imparfaite qu’elle pouvait et peut encore parfois apparaître. Je pourrais rappeler ces lignes du Trésor des humbles : « Si vous me demandez […] : Qu’ai-je fait d’immortel aujourd’hui ?
est-ce toujours du côté des choses que l’on peut compter, peser et mesurer sans erreur, qu’il vous faut chercher tout d’abord ? Il est possible que vous répandiez des larmes extraordinaires, que vous remplissiez un cœur de certitudes inouïes, que vous rendiez la vie éternelle à une âme sans que personne s’en aperçoive, sans que vous-même le sachiez. […] Quelque chose de divin a eu lieu. » Hellens, tout critique qu’il peut être, et critique assez aigre, reconnaît que Maeterlinck est un écrivain né. « Telle sera ma conclusion dernière, et la plus nette », écrit-il. C’est indiscutable. Mais il se fait que cet écrivain est entré, à un moment de sa vie, dans un territoire inconnu. Et il a eu la chance — il y a mis aussi de l’habileté — à y être suivi. Les circonstances l’ont aidé, c’est certain. Son premier théâtre, il n’y en avait point de comparable dans toute la littérature française. Ce fut la jeunesse de l’époque qui l’accueillit, particulièrement après la parution de l’étourdissant article de Mirbeau. Il reste que, même sans cet accueil, on pourrait lui donner les adjectifs du texte que je viens de tirer du Trésor des humbles : extraordinaire, inouï; il reste qu’il joua le pari de l’éternité sans en avoir été conscient. Mais plus extraordinaires et plus inouïs encore sont certains vers de l’époque. Alors même qu’entre 1886 et 1889, certains poètes, français ou belges, des plus connus donnaient des vers que j’ai la charité de ne pas transcrire, ces vers « divins », c’est la plume du Maeterlinck le plus étrange qui soit qui les traçait, et maintenant, à les lire, pour peu qu’on tienne compte de l’époque qui les a vus naître, cela semble tenir du miracle :
« Attention ! l’ombre des grands voiliers passe sur les dalhias des forêts sous-marines !
Et je suis un instant à l’ombre des baleines qui s’en vont vers le pôle ! »
Dans l’Anthologie de la nouvelle poésie française parue chez Kra en 1924, on peut lire : « Les jeunes poètes ont sans doute raison de déclarer que ses Serres chaudes feront plus pour la gloire de Maeterlinck que tous ses autres volumes. » Sans doute. On pourrait aussi bien retracer la phrase en remplaçant « les jeunes poètes » par « les jeunes dramaturges » et « ses Serres chaudes » par « son premier théâtre ». Et ce pour la raison toute simple que rien de pareil n’était jamais apparu, du moins dans l’espace où le français se parlait. Ces phrases ont, je le reconnais, dirigé ma pensée. Il est bien inutile de s’attacher aux ouvrages de Maeterlinck dont on ne parle plus — ou, dans le meilleur des cas, dont on ne parle plus guère. Le temps va, les goûts changent, certains ouvrages, mystérieusement, se mettent à briller d’un bel éclat, d’autres, à l’époque, plus fêtés et plus lus, sont tombés dans un oubli dont les spécialistes ne viennent pas à bout. Dans l’état actuel des choses, on constate qu’il y eut un Maeterlinck génial (sans qu’il en eût conscience), puis un Maeterlinck peu différent des bons écrivains de son temps. Après un Maeterlinck inquiétant et prophétique, un Maeterlinck rassurant et distingué, qui aurait pu faire partie des grandes institutions officielles s’il en avait eu le goût. Ce n’est pas le poète de Serres chaudes que l’Académie française aurait voulu voir affublé d’une épée postiche et d’un habit épinard. Mais l’écrivain qui manie, comme l’écrit Roland Mortier, « la belle prose nombreuse et rythmée des essais », celui dont Hellens dit : « Les vrais inspirateurs de Maeterlinck ne sont ni Verlaine, ni Villiers, ni Mallarmé; ce sont les grands prosateurs français : Bossuet, Chateaubriand. » Cocteau assure que Maeterlinck était habité par un ange. Mais l’ange le quitta tôt, et non sans hésiter. Le Maeterlinck tombé (dixit Cocteau) « comme un aérolithe de quelque ciel en pleine crise féminine de l’esthétique », ce « mâle », cet époux dévoré par l’épouse, ce fut lui que l’ange emplit de presciences inouïes et de chuchotements pathétiques. L’ange parti, il resta un mâle supérieur, mais ce mâle cachait bien des faiblesses, et sa supériorité tout autant. Il avait écrit ce que personne n’avait même eu l’idée d’écrire; il dut se contenter d’être un littérateur parmi d’autres, et à leur image — avec, cela va de soi, sa petite musique personnelle. Si le Maeterlinck « angélique » avait eu son public, forcément restreint, le second, qui exposait à sa manière une philosophie aussi vieille que le monde et donnait des pièces dont rassurait l’optimisme sentimental, le second s’acquit une gloire démesurée dont on peut voir une concrétisation, par exemple, dans la présence, aux U.S.A., d’un oiseau bleu en image sur la vaisselle et les cartes à jouer, les boîtes de friandises et le linge. Même, a-t-il été rapporté, les élégantes aimaient savoir qu’un oiseau bleu nichait sur leur chapeau.
Le temps passe, et se dessinent les véritables perspectives. « Le flou, le mièvre » que Hellens discerne dans ses premiers écrits sont tout à fait illusoires. Ni flou, ni mièvrerie : une autre vision, et sans doute bien plus près de la réalité que celle dévoilée par un langage que commande la rhétorique, même imprégnée de poésie diffuse. Vraiment, ce fut quand Maeterlinck décida d’écrire en « beau français » qu’il perdit ce qui le rendait unique. C’est, faut-il le dire aussi, que le beau français est l’instrument d’une autre pensée. On ne s’est pas fait faute de parler du Maeterlinck flamand, incarnant les caractéristiques de sa race. S’il commença par signer « Mooris Maeterlinck », on nous le dit, à la fin de sa vie, après plus de quarante ans vécus dans le sud de la France, aimant affirmer son aspect d’homme du Nord. Le Flamand est dit travailleur : Maeterlinck, incontestablement, le fut; mystique : le temps, pour Maeterlinck, que l’ange acceptât d’habiter en lui; réaliste : Maeterlinck pense, il observe, il n’accueille chez lui, à l’époque dite d’épanouissement et d’équilibre, que les sportifs et les hommes de sciences. C’est le mystique qui dure, celui-là qu’il devait railler en termes qui firent scandale — le mystique, ou plutôt l’artiste qui, par la réflexion, et s’aidant d’intuitions admirables, trouva dans ce mysticisme les sujets à traiter et les procédés pour les écrire, cet artiste qui, comme Ruysbroek, « joint l’ignorance d’un enfant à la science de quelqu’un qui est revenu de la mort ».
UNE HISTOIRE D’AMOUR
On peut tout comprendre des hommes engagés dans des événements qu’ils dominent ou qui les dépassent. Rien d’humain qui ne soit susceptible d’être compris. Maeterlinck l’a souvent souligné, et avec raison. Tel critique se voit invité d’écrire une monographie de Jacques Brel. Il ne connaît pas spécialement le chanteur. Il ne le goûte pas particulièrement. Il accepte. Pour diverses raisons, qui vont de l’argent à gagner au fait que tout homme, parce que homme, est digne d’intérêt. Il suffit de se sentir une vocation d’historien. L’historien, comme le souligne Fontenelle, « spectateur de toutes choses, indifférent et appliqué ». Maeterlinck, on ne peut guère dire qu’il ait éveillé de ces gens à sang froid pour qui, à la limite, tous les sujets se valent. Ni son œuvre. Ni son œuvre surtout. Les avis sont aussi variés que possible. Et, chose assez curieuse, il y entre autant dire toujours de la passion. Disons plutôt qu’il y entrait : le temps apaise les passions. Les thuriféraires pullulaient. Les adversaires ne ménageaient pas leurs mots. Maeterlinck note quelque part, dans Bulles bleues que « ces policiers de la vie littéraire que sont les journalistes lui en ont fait voir bien d’autres ». Il arrivait même que s’étale la bêtise la plus crasse. On découvrait là tout un paysage bien humain, que l’on trouve déjà brossé chez Pascal. Parlant des passionnés, celui-ci n’écrit-il pas : « Encore qu’ils ne fassent pas dans leur esprit ce raisonnement formel; je l’aime, donc c’est le plus habile homme du monde; je le hais, donc c’est un homme de néant; ils le font en quelque sorte dans leur cœur. Et c’est parce que l’on peut appeler ces sortes d’égarements des sophismes et des illusions du cœur, qui consistent à transposer nos passions dans les objets de nos passions, et à juger qu’ils sont ce que nous voulons ou désirons qu’ils soient. » Mais, naturellement, il était des critiques qui, avec finesse, et souvent avec sympathie (il n’était personne à ne point reconnaître en Maeterlinck un écrivain de classe) s’essayaient à juger avec autant d’équité que possible une œuvre, dans ses débuts, si insolite. Il faut reconnaître qu’ils n’étaient pas nombreux.
Que l’on m’excuse d’intervenir ici personnellement. Mais comment ne pas intervenir ? Une histoire d’amour demande généralement deux partenaires. Ici ? L’œuvre de Maeterlinck, et moi qui la lisais. Peu après avoir écrit, dans les orages silencieux de mes études musicales, une thèse de doctorat consacrée au théâtre de Maeterlinck, il me vint à l’esprit, certaines circonstances m’y aidant, d’aller interroger au sujet de mon littérateur des littérateurs de renom. À ma surprise, il me fut relativement facile de les approcher, et je puis encore maintenant m’étonner de leur amabilité envers quelqu’un qui leur arrivait je ne sais d’où et ne se présentait pas comme journaliste. Je rapporte au plus court les opinions de trois d’entre eux pour souligner la vivacité de trois jugements différents. Cocteau : « Maeterlinck ? Admirable ! Un feu de brume ! » Sartre : « Exécrable. Un sophiste gras. » Queneau : « Savez-vous qu’il a été l’homme le plus détesté de ses confrères ? — Pour sa nationalité ? — Pensez-vous. Pour ses droits d’auteur. (Rire.) Songez qu’il faut du génie pour se faire tant d’argent avec du prêchi-prêcha. — Tout de même… — Oui, oui, tout de même… Nous nous comprenons, n’est-ce pas ? » On se comprenait. Nous étions prêts à tout pardonner pour un sourire de Mélisande.
Ce que je voudrais dire ici est que ce travail, sans doute, se trouve être la dernière manifestation de cet amour que j’ai mentionné, ce très ancien amour. Je salue ici, en l’écrivant, une jeunesse qu’il a rendue plus supportable et ces rêves qui donnaient, si je puis dire, de l’élasticité aux lignes implacables du contrepoint musical. Je ne sais si on me devinera : la liberté en musique ne semble exister que pour permettre la naissance d’un « discours » qui s’impose comme nécessaire, et comme l’écrit Sartre dans La Nausée, « tranche comme une faux la fade intimité du monde ». Rien qui n’enivre comme ces noces paradoxales de la liberté et de la nécessité. Mais il arrive que la jeunesse, même volontiers exigeante et quelque peu jacobine, demande à souffler et à se sentir une liberté même illusoire. Le Trésor des humbles m’ouvrit des espaces. Ses contradictions m’enchantaient, cette espèce d’impudeur tranquille qui, dans la même langue enchantée, faisait à son auteur soutenir les points de vue qui s’estompaient l’un l’autre, des vérités qui s’excluaient sans cesser d’être vérités parce qu’il s’était mis dans la situation de quelqu’un qui peut se permettre cette politique, la réalité du monde, à ses yeux, dépassant, et de loin, ce que nos intuitions les plus profondes nous permettent d’en deviner. À vrai dire, ce devait être la musique de la langue qui enchantait mon oreille musicienne. Et, à tout prendre, les idées du Trésor des humbles étaient d’un vague tel qu’elles n’étaient pas loin de ne signifier rien à l’image des sons dont use la musique. Mais quelle différence essentielle cependant entre une rêverie de Maeterlinck et, par exemple, ce trio à cordes de Webern dont je me délectais à l’époque !
Entre autres obligations professionnelles, mon père s’occupait de la bibliothèque communale. Un budget, modeste, lui était alloué chaque année pour l’achat de livres dont les amateurs étaient plus nombreux qu’on ne pourrait le croire de gens de la campagne. Mais il recevait, également, d’office, de je ne sais où, des livres dont, on le devine, il était curieux, le paquet arrivé, de connaître les titres. C’est ainsi que je connus les chefs-d’œuvre de Jean-Jacques Proumen, Marius Renard et autres génies de l’époque. Jamais un Maeterlinck ne lui parvint par cette voie. Je suppose que l’office des bibliothèques le trouvait trop ardu pour une population rurale : cette supposition, on le devine, est la plus innocente. Par bonheur, un oncle, que l’on ne voyait que trop rarement, avait laissé dans la bibliothèque personnelle de mon père cinq ouvrages de Maeterlinck. Quatre d’entre eux allaient sans fin alimenter mes rêveries d’adolescent : Deux contes, Serres chaudes, La Princesse Maleine, Le Trésor des humbles. (Il m’est difficile, maintenant même, de prendre du recul devant ces œuvres encore magiques.) Le cinquième, L’Oiseau bleu, sans qu’à l’époque j’aie pu analyser le phénomène, je le rejetais avec une énergie morose, dont j’eus honte tout un temps.
Sorti d’un collège moins oppressant que celui de Sainte-Barbe, dont il semble bien que le jeune Maurice n’eût qu’à souffrir, puis bientôt de la guerre, je pus prendre connaissance, lentement, de l’œuvre de Maeterlinck. Je travaillais à l’époque sous l’autorité de pères jésuites plutôt bienveillants : ils trouvaient certainement que la misère de ces jours noirs était bien suffisante pour nos âmes d’adolescents. La bibliothèque de la Faculté ne me refusa pas l’œuvre théâtrale de Maeterlinck. Je fus comme enivré par le premier théâtre, étrangement déçu par le second. Je trouvais la chose si singulière que je proposai au père Stinglhamber qui surveillait mes travaux d’écrire un petit essai à ce sujet. Il refusa. Je dus m’attacher à décrire la philosophie de Leconte de Lisle. Tout est prétexte à enthousiasme aux jeunes gens. Leconte de Lisle — maintenant mal perçu, par parenthèse — me fascina. Et Schopenhauer, que requérait mon étude, Schopenhauer, dans le grondement des avions, le fracas des bombardements et la faim obsessionnelle, parlait avec une voix que je percevais comme définitive. Les événements firent que, devant me cacher de l’ennemi, je dus me réfugier à la campagne. Mélisande et Alladine m’accompagnèrent dans mes promenades en compagnie de Qaïn et de Rui Diaz. Et le Hjamlar spectral de Maleine suivait comme son ombre cet autre Hialmar qui allait s’« asseoir parmi les Dieux, dans le soleil ». L’année terrible passa. J’en sortis indemne. Je revins à la charge auprès du père Stinglhamber : il me fit travailler Baudelaire. Toutefois il me donna son assentiment pour que j’écrive à l’évêque et en obtienne la permission de lire les essais de Maeterlinck. L’heureuse époque ! Ce fut plutôt froid que je lus ces essais. Moi qui plus de quinze ans avais dû donner un coup de main à mon père, apiculteur zélé, pour surveiller les ruches et en extraire le miel, je trouvai exécrable La Vie des abeilles : je n’avais eu qu’à me plaindre de ces insectes infatigables. Enfin je pus m’occuper de mon Maeterlinck à l’université de Liège : un mémoire sur les procédés dramatiques dans le premier théâtre, puis une thèse sur le théâtre en son entier. Si je rapporte tout ceci, ce n’est que pour éclairer cet ouvrage. Le Maeterlinck de l’époque symboliste fut le seul écrivain pour qui je me sois senti un amour déraisonnable. J’aimerais qu’on en perçoive l’écho. Un écho très assourdi, comme il se doit.
Ceci peut-être aussi se doit d’être rapporté. Quand j’appris par le journal que Maeterlinck était rentré des États-Unis et qu’ « Orlamonde abritait à nouveau sa rêverie » (je me souviens clairement de cette phrase de journaliste « inspiré »), je n’eus de cesse d’obtenir un rendez-vous de sa part. Je lui écrivis. Et tout un temps je me berçai de ces phrases où le jeune Maeterlinck, avec une placidité anxieuse, parle de dialogues d’âme à âme à travers les épaisseurs du temps et de l’espace. Ma lettre, puis une seconde, restèrent sans réponse. Alors je partis. Bach, sur l’écriture de qui je travaillais depuis des mois, Bach était parti écouter Buxtehude. À pied. J’avais à ma disposition une moto épaisse et sonore. À Nice, je téléphonai, très ému. On me répondit, aimablement. On apprécia que je ne fusse pas journaliste; que je fusse Belge et attaché à l’œuvre fut non moins apprécié. Il y eut quelques instants de silence, et