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Vaincre Ses Peurs PDF

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VAINCRE

SES PEURS
DISTRIBUTEUR EXCLUSIF:
• Pour le Canada et les États-Unis:
MESSAGERIES ADP*
2315, rue de la Province
Longueuil, Québec J4G 1G4
Tél.: (450) 640-1237
Télécopieur: (450) 674-6237
* filiale du Groupe Sogides inc.,
filiale du Groupe Livre Quebecor Media inc.


07-06

© 1977, 2004, Les Éditions de l’Homme,
division du Groupe Sogides inc.,
filiale du Groupe Livre Quebecor Media inc.
(Montréal, Québec)

Dépôt légal: 2004

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

ISBN: 978-2-7619-2865-6




Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de
livres – Gestion SODEC – www.sodec.gouv.qc.ca

L’Éditeur bénéficie du soutien de la Société de développement des entreprises
culturelles du Québec pour son programme d’édition.

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par
l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition
(PADIÉ) pour nos activités d’édition.


Nous remercions le Conseil des Arts du Canada de l’aide accordée à notre
programme de publication
LUCIEN AUGER

VAINCRE
SES PEURS

Remerciements

Je tiens à remercier ceux et celles qui m’ont aidé à écrire ce livre. Au premier
rang, je place mes consultants et consultantes qui, dans leur détresse et leur
souffrance, m’ont fait l’honneur de ne pas me prendre pour un thérapeute mais
bien pour un être humain comme eux, dont les confidences m’ont permis de
mieux les comprendre et de mieux me comprendre moi-même. Je remercie aussi
les participants aux nombreux ateliers que j’ai animés sur le sujet de ce livre
depuis les cinq dernières années. Les discussions, souvent très animées, où nous
avons tenté de cerner plus étroitement la réalité, ont été pour moi autant
d’occasions d’affiner mes réflexions et de pousser plus loin mes recherches.
Un merci chaleureux à mes collègues du Centre interdisciplinaire de Montréal
qui, au long des jours, m’ont permis de préciser et d’affermir ma pensée.
Françoise Breault et Monique Robidas ont collaboré à l’enquête dont il est
question au chapitre XXII. Francine Ouimet et Gisèle Clément ont bien voulu
vérifier l’exactitude d’un certain nombre de références. Comme pour mes
ouvrages précédents, mon collègue Jean-Marie Aubry a relu l’ensemble du
manuscrit et formulé des observations franches et directes. Micheline Rankin a
su, comme toujours, m’apporter un concours très important et très apprécié.

Je me suis efforcé de ne pas rire des actions des hommes, ni
de les déplorer, ni de les mépriser, mais de les comprendre.

SPINOZA
INTRODUCTION

En 1974, je faisais paraître un volume intitulé S’aider soi-même – une


psychothérapie par la raison. Dans ce volume, je présentais aux lecteurs
francophones l’approche dite émotivo-rationnelle, telle qu’élaborée par le
psychologue américain Albert Ellis, qui s’inspirait lui-même de certains
penseurs de l’Antiquité.
L’approche émotivo-rationnelle se base sur la constatation que la source des
émotions humaines se trouve, dans la grande majorité des cas, dans la pensée et
les croyances de chacun. Cette constatation permet à Ellis, comme déjà elle le
permettait à Épicure, à Épictète, à Sénèque et à Marc Aurèle, de dégager les
principes d’une thérapeutique des émotions qui se base sur un assainissement
des contenus cognitifs – des croyances – de l’individu.
En un mot, la théorie énonce très simplement que si l’on veut modifier les
émotions, c’est à la pensée et à la croyance qu’il importe de remonter puisque
c’est de ces dernières que l’émotion origine.
La question ne manque pas d’intérêt pratique, puisqu’il ne semble pas exagéré
d’affirmer que ce sont nos états émotifs qui constituent pour chacun de nous ce
que nous appelons le bonheur ou le malheur. Le bonheur, n’est-ce pas se sentir et
être joyeux, paisible, créateur, aimant et, d’autre part, le malheur ne s’identifie-t-
il pas à l’anxiété, la fureur, la haine de soi et des autres?
S’aider soi-même présentait donc une réflexion générale sur les émotions et
proposait une méthode simple et directe de minimiser l’intensité et la fréquence
des émotions désagréables et d’augmenter l’intensité et la fréquence des
émotions agréables.
Le propos du présent volume est plus spécifique. Je veux y étudier avec vous
un type précis d’émotion: l’anxiété. Je veux avec vous tenter d’en démonter les
rouages, de comprendre ce qui la provoque, d’étudier comment elle se
développe, de considérer ses conséquences dans votre vie comme dans la mienne
et de proposer des moyens pratiques d’en diminuer les ravages.
Il n’est pas nécessaire d’être psychothérapeute pour constater combien
l’anxiété est un phénomène universel, qui affecte chacun de nous. Mon travail,
cependant, me permet de nouer avec ceux et celles que je rencontre des contacts
souvent très intimes et donc de constater de façon peut-être encore plus éclatante
combien l’anxiété est présente dans nos vies et quels dommages elle y cause. Je
puis affirmer sans grand risque d’erreur que je n’ai jamais rencontré un être
humain, en thérapie ou non, qui n’ait éprouvé quelque degré d’anxiété, qui n’ait
été habité de quelque peur plus ou moins précise. L’ampleur du phénomène en a
amené certains à prétendre que l’anxiété fait partie de la «nature» humaine et
qu’elle est indissociable du fait d’exister. Je ne veux pas ici m’aventurer dans
une discussion philosophique: il me suffit de constater qu’il existe des êtres
humains qui sont moins anxieux que d’autres pour émettre au moins l’hypothèse
qu’il est peut-être possible de modifier cette réaction émotive, de limiter les
dégâts qu’elle cause, si l’on parvient à en identifier la source.
Le plan de cet ouvrage sera donc le suivant. Dans un premier temps, je veux
examiner avec vous les traits généraux de l’anxiété et de la peur et considérer les
relations qui s’établissent entre elles et d’autres émotions comme l’hostilité et la
culpabilité.
Dans un deuxième temps, je veux vous présenter les grandes lignes d’une
thérapeutique des craintes, les éléments de base d’une méthode destinée à
permettre à quelqu’un de se défaire de ses craintes, au moins partiellement.
Une troisième partie, beaucoup plus détaillée, présentera, en une série de
courts chapitres, des réflexions sur un certain nombre de peurs spécifiques. Pour
vous permettre de saisir plus facilement les éléments constitutifs de chacune de
ces peurs, j’utiliserai une présentation concrète et personnalisée; chaque chapitre
portera un prénom comme titre et s’attachera à étudier les traits d’une peur
spécifique telle que vécue par une personne en particulier. Il va sans dire qu’il
s’agira bien de personnes réelles, mais dont j’aurai pris soin de modifier assez
l’histoire pour que personne ne parvienne à les identifier. En utilisant des noms
commençant successivement par chacune des lettres de l’alphabet, j’ai voulu
symboliser l’universalité du phénomène de l’anxiété plutôt que prétendre
présenter une liste définitive et exhaustive des peurs de l’humanité. Elles sont en
effet si nombreuses et leurs objets sont si variés que bien des volumes ne
suffiraient pas à en contenir les descriptions.
Un mot plus personnel à vous, qui allez peut-être lire ce livre. Il y a bien des
raisons qui amènent à lire un livre; on peut le lire pour se délasser, pour
s’informer, pour se cultiver, pour faire plaisir à celui qui nous l’a offert ou même
pour pouvoir déclarer qu’on l’a lu, si l’on pense ainsi recueillir l’approbation
d’autres personnes. Quelle que soit votre motivation actuelle, je souhaite qu’à sa
lecture vous en arriviez non seulement à comprendre comment il se fait que vous
soyez anxieux, troublé ou effrayé, mais qu’aussi vous en arriviez à passer à
l’offensive et à combattre vos craintes par la pensée et l’action. Je n’ai pas de
réticences à comparer ce livre à un recueil de recettes culinaires. Tout le monde
sait qu’il ne suffit pas de lire, fût-ce avec attention, la recette du veau Marengo
pour que, par enchantement, le plat se réalise tout seul. Il faut encore, en plus de
comprendre comment se fait le veau Marengo, rassembler les ingrédients de la
recette et les combiner de telle sorte qu’elle se réalise. Comme cela serait
intéressant s’il suffisait de comprendre comment naît et se développe l’anxiété
pour s’en trouver automatiquement délivré! Mais il n’en est pas ainsi dans la
réalité; pour la cuisine comme pour les émotions, il est indispensable de se
mettre à la tâche et d’effectuer les démarches physiques ou mentales qui
amènent la réalisation d’un nouvel état de la matière ou de l’esprit. Si vous
voulez vous débarrasser ou du moins diminuer vos craintes, vous ne pouvez pas
vous arrêter à la seule compréhension intellectuelle, quoique cette dernière soit
d’une grande utilité pour diriger ensuite votre action et vous permettre
d’économiser vos efforts. C’est par l’action, à la fois mentale et physique, que
vous avez le plus de chance d’atteindre votre objectif.
Je suis frappé de constater, chez les gens que je rencontre, combien il en est
peu qui soient vraiment intéressés à être heureux. Sans doute professent-ils leur
désir d’être mieux, d’être délivrés de leur anxiété et de mener des vies plus
détendues, heureuses et épanouies. Mais quand arrive le moment de cesser de
parler d’être heureux, quand arrive le moment de cesser de rêver au bonheur et
de se mettre à la tâche pour l’atteindre, que de résistances, que de protestations
d’impuissance, que de manœuvres dilatoires, que d’atermoiements! Tout se
passe comme si beaucoup d’entre nous concevions le bonheur comme une
espèce de hasard dont la réalisation ne dépend pas de nous. Nous attendons le
bonheur, en pestant contre la malchance ou d’autres forces occultes qui, selon
nous, s’opposent à notre bien-être. Nous sommes les victimes innocentes de
notre éducation, de nos parents, de notre société, de la conjoncture économique,
de la malveillance des dieux (ou de Dieu), quand ce n’est pas de la coïncidence
infortunée des astres qui ont présidé à notre naissance. Ces croyances idiotes
sans fondement se trouvent malheureusement renforcées par le fait qu’elles sont
proposées avec acharnement par tous les médias qui bombardent sans arrêt nos
esprits et par le fait que les événements externes jouent un rôle réel quoique non
déterminant dans la production du malheur ou du bonheur dans nos vies.
La passivité de beaucoup de personnes face aux actes mentaux et physiques
qui pourraient leur permettre d’atteindre une plus grande part de bonheur trouve
aussi un appui dans un certain snobisme de l’anxiété. Pour certaines personnes,
c’est presque une marque de noblesse d’être désespérées et anxieuses, et celui
qui affirme l’être rarement passe facilement à leurs yeux pour un être superficiel,
un benêt qui ne comprend pas le tragique de l’existence, un sot auquel les vrais
problèmes échappent et qui se complaît dans une bienheureuse ignorance. Même
s’il en était ainsi, ce dont je ne crois rien et que je m’apprête à démasquer
comme un préjugé indémontrable, j’affirme sans hésitation que je préfère vivre
dans le bonheur, fût-il celui d’un sot, que de savourer noblement l’anxiété et la
peur de l’esprit éclairé. Fort heureusement, comme je pense pouvoir le montrer,
il est tout à fait possible de concilier lucidité et absence d’anxiété, et c’est plutôt
celui que ronge l’anxiété qui saisit imparfaitement ou déforme la réalité. On lira
avec intérêt les réflexions de Louis Pauwels sur ce sujet (Lettre ouverte aux gens
heureux).
CHAPITRE I

LES SOURCES DE L’ANXIÉTÉ

L’origine des émotions

Avant de nous engager à la recherche des sources spécifiques de l’anxiété,


attardons-nous à retracer quelque peu l’origine de nos émotions en général. J’ai
déjà exposé plus longuement ce qui va suivre dans S’aider soi-même, auquel je
vous renvoie pour plus de détails. Ce qui suit ne constitue qu’un rappel.
Il est hors de doute que la plupart de nos émotions, sinon toutes, trouvent leur
origine dans les pensées que nous nourrissons dans notre esprit, dans les
interprétations que nous nous formulons des événements et des personnes qui
jalonnent notre existence. J’utilise souvent l’exemple du métro avec mes
consultants pour leur permettre de saisir ce point capital.
Supposons que vous soyez amené à utiliser le métro à une heure de pointe.
Vous parvenez, porté par la foule, à vous introduire dans une voiture où, bien sûr,
tous les sièges sont déjà occupés. Vous voilà agrippant la barre, prenant votre
mal en patience. Le train démarre et vous devez vous accrocher solidement pour
ne pas vous effondrer sur le chapeau de la dame assise devant vous. À ce
moment précis, vous recevez dans le dos une violente poussée qui, si vous
n’étiez entraîné depuis des années à rétablir votre équilibre, aurait provoqué
votre chute et l’écrasement lamentable du couvre-chef de votre voisine. Dans
quel état émotif pensez-vous que vous vous sentiriez à ce moment-là, tout de
suite après avoir subi cette bousculade? La plupart des gens à qui je pose cette
question déclarent qu’ils seraient furieux, agressifs, hostiles envers la personne
qui les a poussés. Je leur demande alors, comme je vous le demande: «Quelle est
la cause de votre état émotif de colère, de fureur, d’hostilité?» Peut-être
répondrez-vous comme eux que la cause de leur fureur est la poussée qu’ils ont
reçue.
Mais continuons notre histoire. Rouge de colère, vous vous retournez pour
adresser des paroles cinglantes à cet importun, ce goujat, ce maladroit… Mais,
surprise, vous constatez que la personne qui vous a poussé porte des lunettes
opaques et s’appuie sur une canne blanche. C’est un aveugle. Qu’arrive-t-il alors
à votre colère et à votre indignation? «Elle disparaît et se change en compassion,
en pitié pour ce pauvre diable contraint de vivre dans un monde obscur et dont le
geste est évidemment dû à une maladresse bien compréhensible», répondent la
plupart de mes interlocuteurs.
Mais alors, comment se fait-il que votre colère, que vous affirmiez à l’instant
avoir été causée par la poussée, disparaisse complètement alors que cette
poussée, elle, demeure? Comment l’effet peut-il demeurer alors que la cause est
disparue? Après tout, quand vous appuyez sur l’interrupteur et que la lampe ne
s’éteint pas, n’en concluez-vous pas qu’elle est branchée sur un circuit autre que
celui que commande cet interrupteur? Il faut donc conclure que ce n’est pas la
poussée qui est la cause de votre colère, mais que ce doit être autre chose qui
s’est passé en coïncidence avec cette poussée, à l’occasion de cette poussée. «En
effet, répondrez-vous peut-être, mais alors, quelle est la cause de ma colère, si ce
n’est pas la poussée?»
Pour répondre à cette question, examinez ce qui s’est passé dans votre esprit
tout de suite après que vous ayez reçu la poussée. Quelle pensée est apparue
dans votre esprit, qu’est-ce que vous vous êtes dit? Ne vous êtes-vous pas dit des
choses comme: «Quelle brute!… Quel butor!… Ah! le fils de p…»? «En effet»,
répondrez-vous sans doute, ou quelque chose de similaire (chacun possédant un
choix d’expressions personnelles pour verbaliser ses évaluations et ses
interprétations des choses et des gens). Mais quand vous avez constaté qu’il
s’agissait d’un aveugle, qu’est-ce que vous vous êtes dit? «Eh bien! des choses
comme: c’est bien dommage… il n’a pas fait exprès… pauvre diable…»
Constatez-vous combien vos interprétations ont changé considérablement
d’une partie de l’épisode à l’autre? Constatez-vous aussi que vos émotions ont
changé à la suite de ces interprétations différentes? Ne serait-il pas raisonnable
de conclure que ce n’est pas la poussée qui a causé votre colère, mais que ce
sont presque entièrement les phrases qu’avec la rapidité de la pensée vous avez
introduites dans votre esprit à l’occasion de cette poussée?
«D’accord, direz-vous, mais il reste que si la cause de ma colère réside dans
mes pensées à la suite de la poussée, cette poussée doit jouer un rôle dans la
production de mes émotions puisque, si je n’avais pas été poussé, je n’aurais
probablement pas ressenti cette émotion.»
«Très juste, répondrai-je, la poussée joue le rôle d’occasion dans la production
de votre émotion.» Il est vital de ne pas confondre occasion et cause, encore que
la distinction entre les deux soit souvent difficile à établir. Un autre exemple
vous aidera peut-être à saisir cette distinction.
Vous êtes sur le rivage d’un lac et vous observez un homme debout dans une
embarcation au large. Soudain, cet homme tombe à l’eau et se noie. Quelle est la
cause de sa noyade? Si vous répondez que c’est sa chute dans l’eau, ou l’eau
elle-même, il est certain que vous vous trompez. S’il en était ainsi, il faudrait
conclure que toute personne qui tombe à l’eau se noie obligatoirement alors que
cela n’est vrai, toutes choses étant égales par ailleurs, que des gens qui ne savent
pas nager. La véritable cause de la noyade de notre homme est donc son
ignorance de la nage, et l’eau ne joue ici que le rôle d’occasion.
Bien sûr, l’effet (la noyade) ne peut se produire que quand la cause et
l’occasion se trouvent réunies. Le non-nageur n’est vulnérable que dans l’eau;
sur la terre ferme, il est impossible de se noyer. Il reste cependant exact de dire
que si ce non-nageur n’était pas tombé à l’eau, il ne se serait pas noyé, tout
comme il est légitime d’affirmer que si vous n’aviez pas été poussé dans le
métro, vous ne vous seriez pas mis en colère. Il n’en demeure pas moins que
l’eau comme la poussée ne sont que des occasions, et que les véritables causes
de la noyade et de la colère résident respectivement dans l’ignorance de la nage
et dans les idées occupant votre esprit.
«Peut-être, direz-vous, mais ne pourrait-on pas dire que si les idées causent les
émotions, les événements causent les idées selon le schéma suivant?»

Si vous avez raison, il faudrait conclure que les mêmes événements produisent
les mêmes idées chez la même personne ou chez des personnes différentes, ce
qui n’est pas le cas. Pensez aux réactions émotives différentes chez des
personnes témoins du même événement. Votre femme, votre fils et vous regardez
le même film à la télévision. Alors que l’héroïne est sur le point d’être sciée en
deux dans le laboratoire de l’affreux Docteur Mabuse, votre femme pousse de
petits cris d’effroi, vous êtes plein de colère contre ce sadique, et votre fils de dix
ans s’intéresse vivement au diamètre de la scie. Même événement et pourtant
trois réactions émotives différentes, et donc trois perceptions différentes de
l’unique événement. J’en conclurai que chacun des participants à cette
expérience produit lui-même ses propres perceptions et ses propres idées, à partir
de ce qu’il est lui-même, de ses intérêts, de ses préjugés, de ses habitudes, de ses
perceptions antérieures, et que la scène de cinéma ne sert que de déclencheur.
Si nous appliquons cette théorie générale de la source des émotions à une
émotion spécifique comme l’anxiété ou la peur, nous pourrons déjà conclure que
ce ne sont pas les choses ou les gens qui sont la cause de notre anxiété, mais
bien les interprétations que nous nous formulons à nous-mêmes de ces choses et
de ces gens, les phrases intérieures que nous nous disons à l’occasion des divers
événements de notre vie.

La source de l’anxiété

S’il en est ainsi, que peut bien se dire quelqu’un qui a peur? Et quelqu’un qui
éprouve de l’anxiété? Des choses en partie semblables et en partie différentes, ce
qui explique que les deux effets émotifs soient distinguables, quoique l’on
emploie souvent indifféremment un terme ou l’autre pour désigner les deux
émotions.
Prenons un cas concret qui permettra de distinguer l’une de l’autre. Voici
Mme Lapointe, qui a peur, et Mme Laplante, qui est anxieuse. Pour l’une comme
pour l’autre, l’occasion de leur émotion est la même: la conduite de la voiture
familiale.
Quand elle pense à conduire cette voiture, Mme Lapointe se dit des choses
comme celles-ci: «Conduire une voiture comporte des risques: je peux être
impliquée dans des accidents, au point même d’en perdre la vie ou d’être
sérieusement blessée. Je peux aussi causer de graves dommages à d’autres
personnes. En conséquence, je fais mieux d’être prudente et attentive, de boucler
ma ceinture, de ne pas faire d’excès de vitesse et de respecter le code de la route
tout en gardant l’œil ouvert pour me protéger contre d’éventuels chauffards.
Cependant, tout cela, je suis capable de le faire. Il n’y a pas de raison objective
pour que je ne puisse pas conduire convenablement une voiture.»
On observera ici que la réaction émotive de Mme Lapointe est une réaction de
peur, face à la perception exacte de dangers réels; cette peur n’est en aucune
manière nocive; tout au contraire, elle amène Mme Lapointe à poser les gestes
qui conviennent et à s’engager dans des actions appropriées. Si Mme Lapointe
ne ressentait aucune peur, il faudrait s’attendre à ce qu’elle commette de
nombreuses imprudences susceptibles de lui causer beaucoup d’inconvénients.
La peur est donc une réaction émotive utile pour chacun; c’est elle qui, en bonne
partie, explique notre survie. En effet, il semble hors de doute que vous ne seriez
pas en train de lire ce livre si de toute votre vie vous n’aviez éprouvé la peur.
Comme la douleur physique est un indice que quelque chose ne tourne pas rond
dans notre organisme et qu’il est temps d’y voir, ainsi la peur nous amène à
poser des gestes salutaires; celui qui n’éprouve pas de peur avant de plonger
dans un lac inconnu du haut d’un rocher risque fort de se casser la figure. La
peur l’amènera à sonder prudemment avant de s’élancer et à vérifier ainsi s’il ne
se cache pas quelque rocher sous la surface de l’eau. La peur de tomber amène
l’alpiniste à s’équiper de cordes et de crampons, comme la peur de manquer du
nécessaire amène un salarié à faire des économies et à acheter des assurances.
L’anxiété diffère de la peur en ce sens que la personne qui l’éprouve rajoute à
ce que nous avons dit plus haut une description d’elle-même comme
incompétente et incapable de faire face de façon constructive à un danger réel.
C’est le cas de Mme Laplante, à l’occasion du même événement que constitue la
conduite de l’automobile. Non seulement se dit-elle qu’il y a là un danger réel, et
qu’elle ferait mieux d’être prudente, mais elle rajoute à peu près ceci: «Sotte et
distraite comme je suis, je vais sûrement avoir des accidents terribles. Je suis
incapable de bien faire les choses au volant et je ne serai jamais capable de
conduire comme il faut. Comme je suis fondamentalement une personne inepte
et incompétente, il est inévitable que, si je persiste à conduire la voiture, des
catastrophes se produisent tôt ou tard.»
Il est clair que Mme Laplante ajoute un nouvel élément à ce que se dit Mme
Lapointe: sa définition d’elle-même non seulement comme actuellement
incompétente (ce qui peut être exact), mais encore comme fondamentalement
incompétente, comme naturellement incapable de se perfectionner et
d’apprendre, comme destinée irrémédiablement à être un piètre conducteur.
Cette notion est bien entendu invérifiable, et constitue un préjugé indémontrable.
Il s’agit d’une affirmation gratuite, sans bases expérimentales, dont la
démonstration est rigoureusement impossible. Quelque incroyable que cela
puisse sembler, j’ai déjà entendu une participante à un groupe de thérapie
affirmer avec une conviction inébranlable que, si elle avait un autre accident de
voiture (elle en avait eu trois peu de temps auparavant), elle aurait la preuve
qu’elle n’était pas faite pour conduire une voiture. Un moment de réflexion
suffira à faire apparaître que ses trois accidents de voiture démontraient peut-être
qu’elle était à ce moment peu compétente pour conduire une voiture, mais qu’ils
ne sauraient démontrer d’aucune façon qu’elle ne parviendrait jamais à maîtriser
cet art. Il s’agit là d’un exemple typique d’une de ces fameuses «prophéties»
dont l’accomplissement est amené par elles-mêmes.
Les prophéties auto-accomplissantes

Ce phénomène mérite qu’on s’y arrête quelque peu, il nous permettra de


commencer à explorer les effets de l’anxiété.
Comme nous venons de le voir, la personne anxieuse s’affirme souvent à elle-
même que non seulement elle est incapable de faire face au danger (réel ou
fictif), mais qu’elle ne pourra jamais y faire face convenablement. Cette pensée
entraîne la présence d’une anxiété plus ou moins prononcée selon la magnitude
du danger envisagé et son imminence, d’une part, la fermeté et la clarté de la
prédiction de la personne, d’autre part.
L’anxiété, à son tour, provoque, comme toutes les émotions, un ensemble de
réactions physiques et mentales bien connues: palpitations cardiaques, bouffées
de chaleur, sueur, modification du rythme respiratoire et, au plan mental,
confusion de la pensée, obsession des idées, diminution générale de la capacité
de réfléchir lucidement et de façon réaliste.
L’ensemble de ces phénomènes physiques et mentaux influence à son tour le
comportement concret extérieur de la personne subissant l’anxiété. Les réflexes
physiques sont affectés, les gestes peuvent devenir brusques ou, au contraire,
ralentir jusqu’à la stupeur. Il est clair que la réalisation de l’action devient alors
plus difficile, que les risques d’erreur augmentent et que, par la suite, les dangers
que redoute la personne et à propos desquels elle se sent anxieuse ont plus de
chance de se réaliser dans le concret. Ainsi, si Mme Laplante se parle comme je
l’ai décrit plus haut, son anxiété peut fort bien entraîner chez elle des gestes
maladroits au volant de sa voiture et provoquer les accidents qu’elle redoute tant.
Il est tout à fait possible alors que Mme Laplante, à la suite d’un nouvel
accident, se serve de cette circonstance pour s’affirmer avec encore plus de
conviction à elle-même qu’elle sera toujours inapte à conduire la voiture, et ainsi
de suite. Nous sommes alors en présence d’un cercle vicieux parfait: les idées
causent l’anxiété – l’anxiété amène les comportements non appropriés – ces
comportements causent les accidents – les accidents sont l’occasion de nouvelles
pensées du même type que les premières, et l’on tourne.
On voit tout de suite que l’anxiété, loin d’avoir les effets préventifs et
prophylactiques de la peur, amène au contraire des réactions en chaîne dont
l’effet global est nocif à la personne.

L’étiquetage ou «labelling»

Comme on peut le constater, la démarche mentale de Mme Laplante consiste à se


décerner à elle-même un diplôme d’incompétence fondamentale comme
conducteur au volant. Elle commet ainsi une erreur logique dont les
conséquences peuvent être graves. Cette erreur logique consiste à inférer la
présence d’une caractéristique stable à partir de la constatation d’un certain
nombre d’événements. C’est une démarche à laquelle la plupart des gens se
livrent avec une ardeur troublante! Songez au nombre de fois, probablement
incalculable, où vous avez proféré des phrases comme celles-ci: «C’est un
incapable», «Jean-Pierre n’est pas bon en mathématiques», «C’est un
homosexuel», «Le mari d’Alice est une brute», «Je suis un imbécile», «Arthur
est un criminel». Le nombre de ces phrases est infini et je gage que vous vous
livrez à ce petit jeu des dizaines de fois par jour, à propos de vous-même ou des
autres. Chacune des phrases, comme vous pouvez le constater, affirme la
présence d’une caractéristique stable chez la personne, d’un «trait de
personnalité» relativement immuable; toutes ces phrases font un emploi du verbe
être, décrètent que telle personne non seulement agit de telle manière, pose tel
geste, mais encore est constituée de telle sorte que son agir découle de
caractéristiques de son être.
Un tel emploi du verbe «être» semble évidemment abusif. En toute rigueur de
termes, tout ce que vous savez de ces personnes et de vous-même, c’est qu’elles
agissent de telle ou telle manière, qu’Hector n’a pas encore réussi à jouer au golf
sans envoyer dix fois sa balle dans le décor, et non pas qu’il est incapable de
faire mieux un jour. Vous pouvez savoir que Jean-Pierre rate un problème de
mathématiques sur deux, mais vous ne pouvez qu’imaginer qu’il n’est pas apte à
faire des mathématiques. Vous pouvez constater que Gilles couche avec des
hommes plutôt qu’avec des femmes et qu’il déclare préférer ce mode de
sexualité à tout autre, mais si vous affirmez qu’en conséquence il est
homosexuel, ce ne peut être que par définition, et comme tout le monde le sait,
une définition ne prouve rien. Le mari d’Alice bat peut-être sa femme avec la
régularité d’un métronome, mais affirmer qu’il est une brute présuppose qu’il ne
pourra jamais faire autre chose que cela, tout comme une vache ne saura jamais
donner autre chose que du lait et jamais de whisky. Si vous vous qualifiez
souvent d’imbécile, non seulement réussirez-vous à vous déprimer, mais chaque
fois que vous procéderez à cette affirmation, vous énoncerez une généralisation
abusive, contredite par un examen même superficiel des faits. Comme un sot ne
saurait faire que des sottises, comme un criminel ne saurait faire que des crimes,
comme une mauvaise mère de famille ne saurait que poser des gestes de
mauvaise mère de famille, il s’ensuit qu’il suffit que ces personnes ainsi
étiquetées aient posé une seule fois dans leur vie un acte qui ne soit ni sot, ni
criminel, ni dénaturé pour que se révèle l’impropriété de ces descriptions.
S’il ne s’agissait que d’une question de mots, comme le prétendent souvent
mes consultants, il n’y aurait probablement pas de quoi fouetter un chat. Mais il
en est tout autrement; les étiquettes dont nous nous gratifions, surtout si elles
sont négatives, mais même si elles sont positives, constituent une source
importante d’anxiété. Constatez vous-même quelle anxiété vous ressentiriez si,
après vous être défini comme sot, homosexuel, incapable d’élever
convenablement un enfant ou de conduire une voiture, vous vous trouvez
confronté à la possibilité réelle de subir un examen, de coucher avec une fille, de
procréer ou de prendre le volant. À la suite de Jean-Paul Sartre (L’existentialisme
est un humanisme), le sociologue Edward Sagarin a éloquemment développé ce
point (Psychology Today).

Anxiété et hostilité

Avez-vous déjà constaté comme il est fréquent que des personnes qui éprouvent
beaucoup d’anxiété soient également hostiles envers les membres de leur
entourage? Cela se comprend assez facilement si l’on réfléchit à la manière dont
ces personnes pensent. La plupart d’entre elles ne se rendent pas compte qu’elles
créent leur propre anxiété par la manière dont elles pensent, et plus
spécifiquement par les descriptions et les étiquettes dont elles se gratifient à
l’occasion de tel ou tel événement. Elles sont au contraire portées à attribuer la
cause de leur anxiété aux gestes, aux comportements, aux idées, aux opinions
d’autres personnes. Pour elles, les responsables de leur anxiété, ce sont les
autres. Comme l’anxiété est un sentiment fort pénible à éprouver, il s’ensuit que
ces personnes deviennent hostiles envers ceux qu’elles identifient de façon
erronée comme la cause de leur malheur. J’entends tous les jours des consultants
répéter: «Ma femme me rend anxieux…», «Mon mari me rend inquiète quand il
ne revient pas à temps», «Si je suis anxieux, c’est parce que mon fils ne fait que
des bêtises…», «Je n’arrive pas à dormir parce que ma belle-mère va encore
critiquer notre manière de vivre…»
Ceux qui disent de telles phrases (intérieurement ou extérieurement)
éprouvent aussi en général de l’hostilité envers les personnes à qui elles
attribuent leur trouble émotif. Vous marchez dans la rue et vous recevez un coup
de bâton sur la tête; vous vous retournez pour constater que, des trois personnes
qui vous suivent, une seule a un bâton à la main. C’est envers cette personne que
vous éprouverez de l’hostilité, puisque vous l’identifierez comme responsable du
coup de bâton.
«Mais alors, direz-vous, si cela est exact, ne vais-je pas me sentir
immanquablement hostile envers moi-même puisque je constaterai, quand je
serai anxieux, que je suis moi-même responsable de ma propre anxiété? Et alors,
qu’aurai-je gagné au change? Autant être hostile envers les autres qu’envers soi-
même!
– Il n’est pas inévitable que vous éprouviez de l’hostilité envers vous-même
ou les autres, même si vous constatez que ce sont vos idées qui causent votre
anxiété, à la condition que vous distinguiez soigneusement vos idées de vous-
même.
– Mais vous jouez sur les mots. Mes idées et moi, c’est la même chose…
– Sûrement pas. Vous êtes en train d’affirmer que, parce que vous avez une ou
des idées idiotes dans la tête, vous êtes idiot, ce qui ne saurait être vrai, à la
rigueur, que si vous n’avez actuellement que des idées idiotes dans la tête et si
vous n’avez eu dans le passé et n’aurez dans le futur que de telles pensées dans
la tête.
– Mais ne peut-on pas appeler idiot celui qui plus souvent qu’autrement a des
pensées idiotes dans la tête?
– Uniquement par définition et de façon arbitraire. Quand déciderez-vous que
vous êtes idiot? Quand la proportion de vos idées idiotes atteindra 40%? 60%?
80%? Ne constatez-vous pas que cette décision ne saurait être qu’arbitraire, sans
fondement démontrable, qu’elle constituerait une affirmation gratuite sans base
observable dans la réalité? Vous êtes en train de vous étiqueter vous-même
comme idiot parce que vous constatez la présence en vous d’un certain nombre
d’idées idiotes. Or, il n’est absolument pas nécessaire d’être idiot pour produire
des idées idiotes: il suffit d’être un être humain, doué de la capacité de penser. Il
n’est pas nécessaire de détenir de diplôme de sottise pour faire des choses sottes
et penser des bêtises! Vous ne serez jamais qu’un être humain imparfait, c’est-à-
dire possédant une capacité relative de poser les gestes qui conviennent, de
produire des pensées conformes au réel et doté, en contrepartie, de la capacité
relative d’agir sottement et de penser de travers.»

Anxiété et culpabilité

Comme vous pouvez le constater, anxiété et culpabilité sont de la même famille.


Qu’est-ce que la culpabilité finalement, si ce n’est une forme particulière
d’hostilité dirigée vers soi-même? Celui qui est hostile envers les autres les
définit de manière abusive comme des êtres méchants, mauvais, qui n’auraient
pas dû poser tel ou tel geste, alors que celui qui éprouve de la culpabilité se
définit lui-même ainsi. Dans un cas comme dans l’autre, ces définitions sont
arbitraires. Rien en effet ne démontre que Jean-Pierre est méchant parce qu’il ne
fait pas ce qui me plairait ni que, parce que je voudrais qu’il agisse autrement,
cela constitue pour lui une obligation à faire en sorte que je sois satisfait. Il est
également abusif de penser que, même s’il aurait mieux valu que je pense ou
agisse autrement que je l’ai fait, j’aurais dû le faire. Il n’existe pas plus pour moi
que pour les autres d’obligation à agir de façon appropriée, quoique cela soit
évidemment préférable. Si j’agis de façon contraire à mes propres intérêts, il
serait convenable que je ressente du regret d’avoir agi de la sorte et que je
prenne les mesures pour modifier mon comportement à l’avenir. Mais regret et
culpabilité sont des sentiments bien différents et, à tout prendre, je préfère
ressentir le premier que le second, surtout si je constate que toute culpabilité est
superflue et découle de pensées qui n’ont rien à voir avec la réalité.
«Mais où irions-nous si toute culpabilité était superflue? Cela reviendrait à
dire que tout est permis et que rien n’est interdit. Dans quel monde vivrions-nous
alors?» objectent beaucoup de mes interlocuteurs, non loin de me considérer
comme un être amoral, prêt à justifier le meurtre, le viol et toutes les horreurs
que l’homme a pu inventer pour se gâter l’existence.
Je ne sais pas dans quel monde nous vivrions si on abolissait toute interdiction
et toute autorisation. Je n’ai pas d’espoir d’ailleurs de survivre assez longtemps
pour connaître un tel monde. Je sais toutefois que le système du permis et de
l’interdit a été expérimenté par l’humanité depuis des millénaires et vous êtes
comme moi en mesure de constater que les résultats ne sont pas exactement
réjouissants. Moralistes et législateurs s’époumonent depuis l’aube de la
civilisation à défendre le mal et à recommander le bien, sans résultats notables,
si ce n’est des techniques employées. Nous sommes maintenant techniquement
capables de détruire des êtres à distance et en grands groupes, ce qui présente un
sérieux progrès sur les techniques primitives utilisant le casse-tête, la lance, la
flèche ou l’arquebuse.
Il me semble, de toute façon, que permettre ou interdire les choses ne fait pas
beaucoup de différence. Je pense qu’il vaudrait mieux remplacer ces notions
métaphysiques (c’est-à-dire indémontrables) par la constatation plus élémentaire
que certains gestes sont avantageux et opportuns, alors que d’autres sont
stupides, destructeurs et nuisibles à l’intérêt véritable de celui qui les pose.
Je peux bien me dire avec vérité que je suis tout à fait autorisé à botter le
derrière du policier en faction au coin de la rue, mais qu’il est maladroit pour
moi de poser un tel geste à moins que je n’affectionne particulièrement le régime
des institutions de Sa Majesté. J’ai bien le droit de dire des bêtises à ma femme
et de la houspiller sans arrêt, mais si je veux vivre heureux et tranquille avec
elle, il est peu probable que de telles procédures amènent les résultats que je
souhaite. Un père a bien le droit de semoncer et de battre ses enfants, mais qu’il
ne s’attende pas ensuite à recevoir d’eux une affection sans mélange.
Je préférerais donc que vous remplaciez votre notion du permis et du défendu
par une notion plus réaliste de l’opportun et de l’inopportun. Je crois, pour
l’avoir constaté dans ma propre vie et dans celle de beaucoup d’autres
personnes, que ces idées, qui m’apparaissent vérifiables et réalistes, seraient de
nature à faire disparaître la plus grande partie de l’hostilité et de la culpabilité.
CHAPITRE II

COMMENT COMBATTRE L’ANXIÉTÉ ET S’EN


DÉFAIRE

Maintenant que j’ai exploré avec vous les sources de l’anxiété et que je pense
être arrivé à vous démontrer qu’elles se trouvent dans un type particulier de
pensée et de croyance, je vous engage à examiner des moyens pratiques et
efficaces pour la combattre et la faire disparaître au moins en partie. Comme j’ai
situé la source de l’anxiété dans la pensée, vous vous attendrez certainement à ce
que la thérapeutique que je vais vous proposer se situe au même niveau.
Commençons par émettre quelques commentaires sur certains moyens très
populaires de combattre l’anxiété, moyens qui cependant, à mon avis, ne sont
que transitoirement efficaces, surtout parce qu’ils s’attaquent aux effets de
l’anxiété plutôt qu’à sa cause.
La fuite est probablement le moyen le plus utilisé. Devant le danger réel ou
imaginaire, la personne s’enfuit ou tente d’éviter de quelque manière la personne
ou la chose pour laquelle elle éprouve de l’anxiété.
Le moyen n’est pas entièrement condamnable et il est même le plus efficace
pour certaines catégories de dangers, surtout dans le domaine physique.
Cependant, l’exagération de son emploi est à la longue nuisible, surtout si le
«danger» se présente à répétition. Si je fais un voyage occasionnel en terre de
Baffin et que je suis confronté à un ours polaire agressif, il vaut mieux fuir que
philosopher. La situation est différente si j’habite la terre de Baffin et que la
rencontre de ces ours est un événement courant. On voit tout de suite qu’il ne
sera pas pratique d’utiliser la fuite comme moyen de faire disparaître l’anxiété
quand celle-ci se manifeste à l’occasion d’événements fréquents. Si je ressens de
l’anxiété devant mon patron, mon épouse, mes enfants, la fuite risque de me
causer de sérieux problèmes, de m’amener à poser des gestes que je regretterai
ensuite. Parfois, d’ailleurs, la fuite est impossible: comment échapper à l’opinion
des autres, comment fuir tout contact interpersonnel, comment échapper
continuellement à la mort?
On peut aussi ajouter que la fuite augmente parfois la peur, parce qu’elle ne
permet pas au fuyard de constater que l’objet de sa crainte est inoffensif ou
moins dangereux qu’il ne se l’imaginait. Si je m’enfuis devant le chien qui me
confronte brusquement au détour d’une rue, il se peut fort bien que dans ma fuite
je l’imagine me talonnant, prêt à s’élancer à l’assaut de mes mollets, alors que
l’animal a depuis longtemps reporté son attention sur les poubelles qu’il
explorait! C’est le cas de la peur panique, qui entraîne souvent des
comportements très dangereux pour celui dont elle s’empare.
D’autres personnes, vaguement conscientes que ce sont leurs pensées qui
provoquent leur anxiété, tentent de se distraire, de penser à autre chose, de faire
diversion. Là encore, le moyen peut être utilisé avec profit dans certaines
circonstances, surtout quand il s’agit d’une anxiété relativement peu intense,
d’une appréhension légère. Dans cette stratégie, une pensée en recouvre une
autre, mais n’extirpe pas la première.
Si je ressens quelque inquiétude quand le dentiste met en marche sa fraise et
s’apprête à me creuser une dent, ce sera peut-être suffisant, pour me calmer, que
j’occupe mon esprit à penser à mes prochaines vacances, aux plages ensoleillées
de la Barbade ou à toute autre pensée plaisante ou neutre. L’événement
«dangereux» étant de courte durée et occasionnel, la technique de diversion peut
être efficace. Pour des situations plus fréquentes, cette approche sera insuffisante
et épuisante, ou risquera de me mettre dans des situations ridicules. Ainsi, on
conçoit mal comment je pourrais, sans inconvénients, en face du patron en train
de me sermonner, concentrer mon esprit en proie à une vive anxiété sur mon
prochain orgasme ou sur les Jeux olympiques.
D’innombrables personnes, avec la complicité des professionnels de la santé
(belle santé!) utilisent des drogues, souvent baptisées du nom de médicaments.
Les inconvénients sont considérables, à la fois au chapitre de la dépendance, du
coût, de l’habitude et des effets secondaires de ces produits: affaissement,
langueur, troubles hormonaux et le reste. Il ne s’agit pas de condamner en bloc
tout usage des tranquillisants et autres drogues. Utilisés avec prudence et en
doses modérées, ils peuvent parfois procurer un soulagement temporaire et
faciliter une démarche plus résolument curative. On peut formuler ces mêmes
remarques à propos des autres drogues que l’on peut se procurer sans la
complicité du corps médical, et en tête desquelles se trouve l’alcool. Souvent le
remède (d’ailleurs peu efficace) produit des effets pires que le mal qu’il tente de
guérir.
D’autres personnes, enfin, croient tenir la clé thérapeutique de l’anxiété dans
la ventilation et l’expression, et nombreux sont les professionnels de la santé
dite mentale qui recommandent avec ardeur de telles procédures. Il s’agira de
pousser le «cri primal», de confier ses angoisses à une personne sûre, de vomir
ses tripes sur un divan, de hurler sa peur en courant dans les champs, le tout
moyennant finances. Il m’apparaît que ces moyens, plus ou moins dramatiques
et magiques, possèdent surtout des vertus palliatives. On peut se sentir mieux
après avoir raconté ses misères à un autre, on peut éprouver du soulagement
après avoir poussé des hurlements et avoir maudit avec acharnement son père, sa
mère, Dieu et l’univers, mais si les pensées qui ont à l’origine donné naissance à
l’anxiété n’ont été que recouvertes temporairement ou ventilées, fût-ce avec
énergie, il y a fort à parier que l’anxiété reviendra dès le retour de ces mêmes
pensées.
J’aime mieux vous recommander, comme je le recommande à mes
consultants, une méthode moins dramatique, moins coûteuse, plus ardue peut-
être, mais dont je suis convaincu que les effets sont plus profonds et surtout plus
durables. Cette méthode, c’est la confrontation de vos idées avec la réalité. Je
ne m’étendrai pas longtemps sur ce sujet que j’ai traité abondamment dans un
autre ouvrage (S’aider soi-même). Qu’il me suffise de rappeler que la
confrontation consiste essentiellement à comparer les idées qui meublent votre
esprit, les croyances que, sans vous en apercevoir, vous entretenez peut-être
depuis des années, à la manière dont le monde est réellement construit, à ce qui
existe. Si vous constatez que vos idées et croyances ne correspondent pas à la
réalité, il vous reste à les expulser en les remplaçant par des idées et des
croyances plus réalistes. C’est simple à dire et à décrire; c’est plus difficile
souvent à pratiquer. À compter du prochain chapitre de ce livre, je commencerai
à donner de nombreux exemples de cette démarche; aussi me limiterai-je ici à
signaler quelques embûches que vous êtes susceptible de rencontrer sur votre
chemin si vous choisissez de vous adonner à cette démarche.

Les malfaçons de la confrontation

Bon nombre de personnes qui s’adonnent à la confrontation pour la première fois


sont portées à tomber dans le piège de la pensée positive. Elles arrivent à
identifier leurs pensées correctement, mais tentent de les remplacer non par des
pensées VRAIES, mais par des pensées BELLES, des exhortations, des mini-
sermons, de l’autosuggestion. En plus d’être souvent fatigantes et peu
convaincantes, ces pensées sont, à mon avis, nettement moins efficaces que la
véritable confrontation qui, elle, consiste à se dire des choses vraies, peu importe
qu’elles soient agréables ou belles. Citons quelques exemples.
M. Dubois, en rentrant chez lui, trébuche sur les jouets de son fils dans
l’escalier. Sa pensée est à peu près la suivante: «Petit misérable, ça fait cent fois
que je lui dis de ne pas laisser traîner ses affaires… Il devrait m’obéir!» À la
suite de quoi il ressent une vive irritation. Pour se confronter, il aurait avantage à
se dire à peu près ceci: «Je n’aime pas que Jean-Luc laisse ses jouets dans
l’escalier. C’est en effet dangereux et malcommode. Je lui ai demandé plusieurs
fois de ne pas le faire. Cependant, rien ne l’oblige à m’obéir, il a parfaitement le
droit de faire ce qui lui plaît (comme j’ai celui de lui signaler ma désapprobation
par tout moyen que je jugerai approprié).»
Si M. Dubois se disait ce qui précède avec conviction, il est probable que sa
colère diminuerait de beaucoup et disparaîtrait peut-être même complètement.
Il est préférable que M. Dubois ne s’épuise pas à se dire des choses comme:
«Je n’ai pas le droit de me fâcher contre mon fils» (faux); «Un bon père ne fait
pas bien de s’irriter ainsi» (petit sermon culpabilisant et faux); «C’est un bon
enfant au fond, seulement un peu distrait… mais il a d’autres qualités» (pensée
positive: fût-il un génie, c’est quand même malcommode pour les autres qu’il
laisse ses jouets dans l’escalier); «Ça ne fait rien après tout… il n’est pas arrivé
de drame» (autosuggestion); «Voyons, Dubois, un peu de patience et de maîtrise
de toi!» (exhortation).
Toutes ces manœuvres m’apparaissent donner de moins bons résultats que la
confrontation elle-même, consistant à me redire la réalité seulement, sans ajouter
de glose consolante ou déformer la vérité.
Une deuxième embûche à éviter quand on commence à se confronter consiste
à s’attendre à des résultats rapides et stables. Cette attente amène de nombreuses
personnes à essayer la confrontation pendant quelque temps puis à l’abandonner
en constatant que les effets initiaux sont faibles ou même absents.
Il est important de se rendre compte que la confrontation est une démarche
dont l’objectif est de changer les idées qui peuplent habituellement l’esprit d’une
personne. Certaines de ces idées ont leur origine à une période reculée de la vie
de la personne; elles ont commencé à s’enraciner durant les premières semaines
de sa vie. De plus, elles ont été sans cesse renforcées au cours des années par la
répétition inconsciente des mêmes phrases intérieures.
Ainsi, une petite fille qui a commencé à apprendre sur les genoux de sa mère
qu’il faut tout faire à la perfection et que l’erreur est condamnable, et qui s’est
ensuite répété cette croyance pendant les quarante années suivantes des dizaines
de fois par jour, n’abandonnera probablement pas cette notion après deux ou
trois confrontations, même bien faites et rigoureuses. C’est toute une habitude de
pensée et d’action qu’il s’agit de changer et, malheureusement, les habitudes
sont difficiles à déraciner. Une habitude aussi ancrée ressemble à un chêne
séculaire qui ne s’abattra pas après quelques coups de hache. Il possède des
racines profondes et tenaces qui ne céderont qu’après un long et ardu travail.
Ellis (A New Guide to Rational Living) compare la démarche de confrontation à
un procédé de contre-propagande. Autant la personne a été bombardée de
propagande par ses parents, ses éducateurs, la société qui l’entoure et surtout par
elle-même, autant il devient indispensable pour elle, si elle désire abandonner les
idées fausses qui causent son anxiété et ses autres émotions négatives, de
procéder à un effort vigoureux et prolongé de démystification et de contre-
propagande. Ce sera un travail inlassablement répété et souvent monotone,
consistant toujours à identifier l’idée déraisonnable, à la critiquer, et enfin à la
contredire avec le plus de vigueur possible par la pensée.
Il s’agit bien là d’un travail de reconditionnement mental; certains de mes
consultants s’objectent à cette démarche de reconditionnement, la qualifiant de
dressage et de lavage de cerveau. Je leur réponds qu’à leur insu ils subissent
depuis des années un conditionnement efficace et constant, et que de fait ils ont
déjà subi un lavage de cerveau puissant quoique graduel et imperceptible. Nous
ne venons pas au monde avec des idées idiotes dans la tête, mais notre entourage
ne tarde pas à remédier à cette carence en nous offrant une variété considérable
d’idées erronées que, dans notre naïveté d’enfant et à la faveur de notre manque
d’expérience inévitable, nous acceptons avec entrain. Comme si cela n’était pas
déjà amplement suffisant, nous produisons nos propres conclusions erronées en
interprétant de travers les personnes et les événements de notre vie d’enfant.
Nous faisons une catastrophe d’un bonbon refusé et nous concluons facilement
que personne ne nous aime et que nous sommes des monstres parce que notre
mère a oublié de nous embrasser un soir. Certaines de ces notions disparaissent à
mesure que nous devenons plus habiles à distinguer le vrai du faux: peu
d’enfants croient au père Noël et à la bonne fée des étoiles après leur sixième
année. D’autres croyances fausses, malheureusement, persistent et continuent à
s’enraciner de plus en plus profondément avec les années, et ce n’est qu’après un
régime rigoureux et prolongé de confrontations qu’elles céderont la place à la
vérité.
Une troisième embûche consiste, pour le néophyte de la confrontation, à
assumer trop vite qu’il a acquis l’habitude de confronter mentalement ses idées
fausses et d’abandonner ainsi de façon prématurée une procédure que je
recommande à la plupart de mes consultants: la confrontation écrite. Cette
démarche, fort simple, consiste à noter brièvement par écrit un certain nombre de
confrontations par jour, selon un cadre précis. On trouvera en appendice la
reproduction d’un formulaire que je mets à la disposition de mes consultants,
ainsi que les directives qui l’accompagnent. Pour beaucoup de personnes, c’est
une idée étonnante et de prime abord répugnante que celle de s’asseoir dans un
endroit tranquille et de travailler spécifiquement à changer les idées qui les
ennuient. Tout se passe comme si elles assumaient que cela devait leur venir
naturellement, sans effort précis de leur part. Cela est peut-être dû au fait que la
pensée est une activité que nous accomplissons guère consciemment et pour elle-
même. Elle accompagne la plupart du temps d’autres actions extérieures, tout
comme la plupart des fumeurs fument tout en faisant autre chose: en travaillant,
en marchant, en regardant la télévision, en conversant. Très peu d’entre nous ont
l’habitude de penser à ce qu’ils pensent: nous nous contentons de penser tout
court.
La confrontation exige justement un effort pour penser à quoi l’on pense dans
telle ou telle circonstance. À ce titre, elle constitue pour la plupart des gens une
démarche nouvelle. Aussi est-il fort utile au début de la faire par écrit, ne serait-
ce que pour aider à fixer l’attention sur un objet essentiellement fugace et
mouvant. La plupart des gens avec qui je travaille acceptent, après de plus ou
moins longues résistances, de se mettre au boulot et de rédiger des
confrontations écrites, ce qui me permet d’ailleurs de les aider davantage en
réfléchissant avec eux sur les améliorations possibles de ces confrontations.
Cependant, devant l’effort nécessaire pour réaliser ce travail, et devant le temps,
pourtant assez limité, qu’il demande, certains laissent tomber trop vite et
déclarent trop tôt qu’ils sont habitués à se confronter mentalement. Le test de
l’exactitude de cette déclaration se trouve bien entendu dans l’examen de leur
état émotif. Une personne qui a vraiment appris à confronter efficacement ses
idées erronées ne traverse plus de périodes intenses ou prolongées d’anxiété ou
d’hostilité, et on ne parviendra pas à me convaincre que des degrés intenses ou
une présence fréquente de ces émotions désagréables peut cohabiter avec une
démarche de confrontation rigoureuse et énergique.

Contrats et garde-fous

Pour aider mes consultants à s’aider eux-mêmes par la confrontation et l’action,


je leur suggère souvent d’établir avec eux-mêmes un contrat par lequel ils
s’engagent à accomplir tel geste, à rédiger tel nombre de confrontations par jour
ou par semaine, à rencontrer telle personne, etc. Le contrat, par sa précision et
par la prise de décision qu’il comporte, facilite l’accomplissement de gestes
appropriés et constructifs. Ainsi, Mme Dubois pourra s’engager envers elle-
même à rédiger trois confrontations en moyenne par jour, ou à passer quinze
minutes en moyenne chaque jour à se détendre mentalement et à confronter ses
idées illogiques. M. Dupont se promettra à lui-même, après avoir confronté ses
pensées «catastrophisantes», d’affronter son employeur et d’obtenir les
explications qu’il redoute depuis des mois de lui demander. Mlle Lacroix se
résoudra à avoir une explication le moins orageuse possible avec son amant,
explication qu’elle fera précéder de deux ou trois bonnes confrontations des
idées qui causent son anxiété à cette occasion.
Ces contrats seront souvent assortis de ce que j’appelle des soupapes, pour
éviter que la personne n’introduise ou ne maintienne un perfectionnisme
utopique. Ainsi, Mme Papineau, qui fait souvent des colères explosives aux
membres de sa famille, pourra se déterminer à se confronter sur ce sujet une fois
par jour en moyenne et à ne jamais céder à la colère sauf cinq fois par semaine.
M. Demers décidera de réduire sa consommation d’alcool à trois bouteilles de
bière par jour plutôt que de se fixer l’objectif inaccessible de l’abstention totale
et immédiate, surtout s’il est habitué à en boire une douzaine quotidiennement.
Les contrats ont la plupart du temps avantage à être appuyés par ce qu’on peut
appeler des garde-fous.
Il est important de se rendre compte que l’être humain est un être fragile et
faible, dont les intentions sont souvent de meilleure qualité que la détermination
à agir. La plupart d’entre nous trouvons beaucoup plus facile de décider de poser
telle action ou de nous abstenir de telle autre que de réaliser en fait telle action
ou telle abstention. Chacun sait qu’il est plus facile de dire: «Je demanderai une
augmentation au patron» que de la demander en fait, et qu’il est plus aisé de dire:
«Je ne boirai plus de bière» que d’abandonner en fait la consommation de la
bière.
L’usage des garde-fous se base donc sur cette constatation de la fragilité du
vouloir humain.
Dans un processus de changement, il est souvent important que la personne
abandonne des manières d’agir nuisibles pour elle, mais qui lui sont chères, et
s’engage dans d’autres actions qui peuvent lui être profitables à divers égards,
mais qui lui sont peu familières ou à l’occasion desquelles elle ressent de la peur.
Dans ce processus, elle éprouvera les difficultés que nous avons décrites plus
haut. C’est ici que le garde-fou devient utile.

M. Dubois, constatant que son habitude nuit considérablement à sa vie


familiale et professionnelle, décide de ne plus boire d’alcool. S’il boit un
verre d’alcool, il décide de verser 10 $ à une œuvre charitable (excellent
pour les œuvres!).
Mme Dubreuil décide de prendre le volant de sa voiture deux fois par
semaine pour s’exercer à acquérir plus d’assurance. Si elle ne le fait pas,
elle décide de se passer de souper ces soirs-là (excellent pour sa ligne!).
Mlle Daviault décide de parler à trois inconnus par semaine, pour
combattre sa timidité. Si elle ne le fait pas, elle décide que, pour chaque
omission, elle se couchera à 9 h (excellent pour son teint!).
Mlle Bérubé décide de rédiger trois confrontations par jour en
moyenne. Si elle ne le fait pas, elle décide de détruire un billet de deux
dollars pour chaque confrontation omise.

Ce sont là quatre exemples de garde-fous négatifs. Voyons les positifs:

M. Dupont décide de dire à un employé que son travail n’est pas


satisfaisant, malgré la crainte qu’il éprouve. S’il le fait, il décide de
s’accorder une soirée au cinéma avec son épouse (excellent pour leur
relation!).
Mme Dumais décide de faire son ménage du printemps, malgré sa
lassitude et sa passivité. Si elle le fait, elle décide de se payer une toilette
qu’elle convoite depuis longtemps (excellent pour son apparence!).
Mlle Drainville décide d’étudier son examen de chimie deux heures
par jour. Si elle le fait, elle décide de se permettre d’écouter son
programme de télé favori (excellent pour la détente!).

La recherche faite dans ce domaine, surtout par les psychologues d’orientation


béhavioriste, semble indiquer que les garde-fous positifs donnent de meilleurs
résultats que les négatifs et qu’un mélange des deux genres semble donner aussi
de forts bons résultats.
Vous me direz que c’est du conditionnement, et je répondrai: oui. Vous me
direz que c’est de l’esclavage, du camp de concentration, et je répondrai: non,
puisque l’on force un esclave à faire ce qu’il ne veut pas faire, alors que le garde-
fou ne contraint pas mais aide quelqu’un à faire ce qu’il veut.
Certaines personnes, quand on leur parle de garde-fou, réagissent fort
négativement et protestent qu’elles sont capables de faire ce qu’elles décident
sans user de moyens aussi contraignants.
À cela, je réponds qu’il existe deux possibilités: ou elles se trompent sur elles-
mêmes ou elles ne se trompent pas. Si elles se trompent et que, de fait, elles sont
moins déterminées à agir qu’elles ne le croient, les probabilités sont fortes
qu’elles ne réalisent pas leur projet et qu’elles soient ensuite portées à se
décourager devant cet échec. Cet échec et ce découragement sont à éviter le plus
possible, parce qu’ils produisent un effet démoralisant et qu’ils diminuent
l’efficacité du processus de changement.
Si elles ne se trompent pas, et que de fait elles accomplissent leur projet sans
l’aide du garde-fou, il est néanmoins certain que le garde-fou ne leur aurait pas
nui. Même si quelqu’un n’est jamais tombé en descendant un escalier, et même
s’il croit fermement qu’il est tout à fait capable de descendre le prochain escalier
sans tomber, serait-il vraiment raisonnable pour lui de demander qu’on enlève le
garde-fou? Un alpiniste expérimenté, ayant escaladé sans encombre de
nombreuses montagnes escarpées, serait-il justifié d’entreprendre une nouvelle
ascension sans se munir de cordes, de crampons, de piolet? À plus forte raison
demeurera-t-on sceptique devant un alpiniste débutant qui déciderait d’escalader
une montagne nouvelle et remplie d’embûches en souliers de ville, sans corde et
sans crampons. C’est pour moi un sujet d’étonnement d’entendre de nombreuses
personnes me dire que ce qu’elles veulent réaliser sera difficile, ardu, compliqué,
que leurs chances de succès sont minces, et d’entendre ces mêmes personnes
refuser avec énergie d’utiliser un moyen qui leur permettrait d’augmenter leurs
chances de succès, de parvenir plus sûrement à leur objectif. J’avoue que cette
apparente contradiction me porte souvent à douter de leur véritable désir
d’accomplir ce qu’elles se proposent. Comme l’a déjà dit un auteur bien connu:
«L’esprit est fort, mais la chair est faible!»
La variété des garde-fous est presque infinie. Ce sera à chaque personne de
découvrir ce qui est le plus efficace pour elle. Il sera important de se souvenir
que le garde-fou doit être assez solide pour effectivement empêcher une chute
éventuelle. Sinon la personne est doublement perdante. Elle n’accomplit pas ce
qu’elle voulait et, de plus, elle supporte une conséquence désagréable. Cela se
produit quand le garde-fou utilisé est trop faible. Ainsi, si M. Dubois boit trois
martinis chaque midi depuis cinq ans, et qu’il décide d’utiliser comme garde-fou
la somme de 50 ¢ pour chaque martini absorbé, il est très probable que le seul
effet de ce garde-fou sera de lui faire payer ses martinis 2,50$ plutôt que 2 $. Les
choses seraient peut-être différentes si tout martini au-delà du premier lui coûtait
20 $.
C’est par expérimentation qu’on arrivera à trouver les garde-fous qui sont
vraiment efficaces. Quand ce but est atteint, il est agréable de constater qu’il n’y
a que des conséquences positives: M. Dubois cesse de boire à l’excès, ce qu’il
voulait, et il fait de sérieuses économies (qu’il pourra utiliser à des fins agréables
et constructives).
En conclusion, il semble donc qu’on ne puisse que recommander l’usage du
garde-fou, surtout quand il s’agit pour la personne d’acquérir un comportement
nouveau ou de se défaire d’une habitude nuisible pour elle. L’usage du garde-fou
permet en effet un apprentissage plus rapide et rend possible un abrégement de la
période pénible de changement. C’est un bon moyen pour souffrir moins
longtemps plutôt que de laisser la période de changement traîner en longueur.
Une dernière note sur la confrontation avant que je ne passe avec vous à
l’examen des diverses peurs spécifiques.
Il vous sera utile d’utiliser souvent ce que j’appelle des «confrontationnettes».
Cet outil consiste en un résumé d’une confrontation plus élaborée, déjà rédigée
et ayant été faite plusieurs fois. Ainsi, si M. Lalonde s’aperçoit qu’il se rend
souvent anxieux en se disant à lui-même que ce serait une terrible catastrophe si
son épouse le trompait, qu’il a besoin de son amour pour survivre et être
heureux, que la vie ne vaudrait plus la peine d’être vécue si elle le quittait, et
autres affirmations non fondées de ce genre, il pourra élaborer une confrontation
détaillée où il rétablira la vérité à peu près comme suit: «Je n’aimerais pas que
ma femme me trompe ou me quitte, mais je reconnais que c’est son droit de
mener sa vie comme elle l’entend, même si cette manière de vivre est frustrante
pour moi. Il est faux de dire que ce serait une catastrophe qu’elle me trompe,
puisque cette action ne serait pas irrémédiable en elle-même, et qu’il y aurait de
nombreuses possibilités pour moi et pour elle de rétablir nos relations plus
harmonieusement. Il est faux d’affirmer que j’ai besoin de son amour pour vivre
et être heureux, puisque j’ai vécu heureux pendant des années sans même la
connaître, et rien ne s’oppose à ce que je sois heureux comme avant si elle me
retire son amour ou me quitte.»
Cette confrontation élaborée pourrait aussi être résumée en quelques mots
comme: «Ça ne serait pas la fin du monde», «Ce serait ennuyeux, mais pas
épouvantable», «Je n’ai pas besoin d’être aimé par ma femme pour être
heureux».
Ces «confrontationnettes» sont destinées à être utilisées au long des jours,
quand la présence d’idées angoissantes se fait sentir et que l’anxiété commence à
monter. L’un de mes consultants allait ainsi, se répétant à lui-même: «Je suis un
être humain», phrase banale en soi, mais qui pour lui constituait le condensé
d’un grand nombre de confrontations élaborées, arrivant toutes à cette
conclusion qui, aussi commune qu’elle soit, constitue tout de même une vérité
inattaquable!
Dans les chapitres qui viennent, jusqu’à la fin de cet ouvrage, je vais examiner
avec vous une série de peurs plus spécifiques. Nous n’épuiserons pas le
catalogue et, sur chacune d’entre elles, il y aurait sûrement bien d’autres choses
valables à dire. Mais ce livre est le fruit du travail d’un être humain imparfait et,
avec son auteur, il partagera forcément cette caractéristique. Ces chapitres vous
donneront au moins une idée des effets que peut produire la confrontation
appliquée au domaine de l’anxiété.
CHAPITRE III

ANTOINE, OU LA PEUR D’AVOIR PEUR

J’ai connu Antoine il y a quelques années, quand il avait quarante ans. Premier
enfant d’une famille qui en comptait quatre, il en était aussi le seul garçon. Son
père, militaire de carrière, ne tolérait pas chez son fils le moindre signe de
faiblesse. Il l’avait entraîné à une vie spartiate, exigeant de l’enfant qu’il ne
pleure jamais et fasse montre en tout temps de stoïcisme. Il déclarait qu’il se
chargerait de faire un homme de son fils, abandonnant à son épouse, créature
assez terne et effacée, l’éducation de ces êtres de second ordre que constituaient
à ses yeux ses trois filles.
Le petit Antoine acquit ainsi très tôt l’idée et la croyance que les hommes
doivent en tout temps faire preuve d’une fermeté de caractère exemplaire, et
qu’éprouver la moindre peur est la preuve d’un caractère déficient, indigne de
trouver grâce aux yeux impitoyables de son père. En conséquence, il avait vécu
une existence d’une rare rigidité. À l’époque où je le rencontrai, son père était
déjà mort depuis longtemps, mais les idées qu’il avait si soigneusement semées
dans l’esprit de son fils n’en survivaient pas moins, enrichies et affermies par des
années d’autopropagande de la part d’Antoine. Ce dernier s’était à son tour
marié avec une femme qui constituait la copie conforme de sa mère et procédait
à éduquer ses deux fils dans l’esprit des meilleures traditions transmises par son
père.
Mais voilà… tout n’allait pas pour le mieux. Antoine commençait à ressentir
des signes d’anxiété qui, chez lui, prenaient la forme d’insomnies et de douleurs
abdominales. Les médecins consultés ne décelaient rien qui eût permis de
conclure à la présence de troubles organiques. Antoine était en très bonne santé,
mais il dormait mal et avait mal au ventre! En dernier recours, et bien qu’il
méprisât ouvertement tous ces psychiatres, psychologues et autres «psy» tout
juste bons selon lui à sécher les larmes de midinettes éplorées ou à calmer les
angoisses de matrones défraîchies, Antoine aboutit dans mon bureau.
Avec le temps et nos conversations, il devint assez évident qu’Antoine avait
peur d’avoir peur et redoutait au fond, s’il se laissait aller à éprouver de la
crainte, de déchoir de l’image absurde qu’il s’était faite de lui-même avec le
concours actif de son père. Le mépris profond qu’il professait envers les autres
humains recouvrait en fait un grand mépris de lui-même. Son langage et donc sa
pensée étaient émaillés d’obligations et d’absolus, d’il faut, on doit, il est
essentiel, dont il ne parvint que difficilement à constater l’illogisme. Des phrases
comme: «Un homme, ça ne pleure jamais», «Seuls les êtres faibles ont peur»,
«C’est bon pour les femmes de trembler» revenaient sans cesse sur ses lèvres,
sous des formes diverses. En fait, il récitait avec docilité la propagande
paternelle, enrichie de ce que le battage publicitaire peut véhiculer de notions
idiotes dans ce domaine, à partir du cow-boy viril, écrasant tout sur son passage,
jusqu’au concurrent olympique portant à bout de bras et d’une seule main le
drapeau de sa délégation, aux applaudissements ébahis de la foule des obèses
affaiblis et des pâles gringalets.
Ce cher Antoine! Nous avons eu quelques combats épiques avant qu’il ne se
rende compte de la peur qui le tenaillait sans qu’il arrive à l’identifier. Lui,
admettre qu’il était fait de chair et d’os comme tout le monde, qu’il n’avait pas
une âme de bronze, qu’il était autorisé à se sentir tendre et doux, jamais! Plutôt
souffrir mille morts que de reconnaître sa fragilité! Le pire, c’est qu’il s’entêtait
dans ses idées absurdes parce qu’il avait appris à les trouver nobles et belles, la
marque d’un esprit supérieur planant au-dessus de la vulgaire populace! En
conséquence, les abandonner lui apparaissait comme une déchéance. Il voulait
bien dormir et avoir les tripes en repos, mais il tenait mordicus à conserver les
idées qui causaient son anxiété. Que ces idées fussent illogiques, il voulait bien
le reconnaître dans l’abstrait, mais il refusait avec l’opiniâtreté de quelqu’un qui
sent sa mort prochaine de les abandonner.
Car c’est bien de mort qu’il s’agissait. Pour lui, laisser de côté ses chères idées
équivalait à changer une philosophie de vie qu’il s’était habitué à considérer
comme la source même de la valeur de sa vie. Il me trouvait désabusé et cynique
quand je tentais de lui démontrer que cette fameuse valeur de la vie, si elle
existait, était de toute façon indémontrable et qu’il s’épuiserait en vain à essayer
d’en apporter la preuve.
Il est fâcheux de constater combien cette notion de valeur se trouve à la base
d’un nombre incalculable d’anxiétés. Tout le problème commence quand, sans se
rendre compte de son erreur, une personne confond ses actes et sa personne.
Que nous portions un jugement de valeur sur nos actes ne comporte pas
d’inconvénient et constitue au contraire une procédure saine, dont l’effet peut
être de permettre une amélioration de la performance et de l’agir. Mais conclure
de façon arbitraire que les actes se confondent avec la personne et porter sur
cette dernière le même jugement de valeur qu’on a porté sur les actes constitue
une démarche injustifiable. Voilà qui explique pourquoi la création d’une image
de soi, fût-elle positive, est une entreprise à la fois insensée et dangereuse. Pour
procéder à l’évaluation globale d’une personne, il nous manque des éléments qui
sont au-delà de notre connaissance. Pour y parvenir avec quelque exactitude, il
faudrait en effet réussir à dresser une liste de toutes les caractéristiques et de tous
les actes de la personne, pondérer les éléments de cette liste selon des critères
objectifs (qui n’existent que rarement) et enfin établir la somme de ces
pondérations. Chacune de ces étapes est impossible à franchir pour un esprit
humain, que son évaluation porte sur d’autres personnes ou qu’elle porte sur lui-
même.
«Mais alors, disent beaucoup de mes consultants, s’il est impossible de se
faire une image quelque peu exacte de soi, s’il est arbitraire de poser sur soi un
jugement de valeur, comment allons-nous nous représenter à nous-mêmes?»
Je réponds que je ne vois pas l’utilité et encore moins la nécessité de ce genre
de démarche et qu’il m’apparaît bien suffisant de me décrire à moi-même
comme être humain. Je puis toujours ajouter que je pratique la psychologie, que
je suis capable de réussir un très honnête bœuf bourguignon, que j’écris des
livres et que je peux nager 100 mètres. Mais je ne suis globalement ni
psychologue, ni cuisinier, ni écrivain, ni nageur.
Cette manie de porter une évaluation globale sur soi-même, de «faire le bilan»
de soi-même n’est ordinairement que le prélude à une foule de comparaisons
avec les autres, les unes, encourageantes («Je suis plus fort qu’Arthur, plus
intelligent que Paul, plus adroit que Jérôme»), les autres, déprimantes («Je suis
plus laid que Claude, plus lent que Zénon, plus naïf que Jean»), et qui sont toutes
indémontrables. Il me semble que c’est là le genre de jeu auquel il est préférable
de ne pas se livrer, d’abord à cause de son inanité et ensuite à cause des effets
morbides que ces pensées peuvent avoir sur la vie émotive.
Mais revenons à Antoine. Ce n’est que quand il se fut rendu compte qu’il
luttait en vain pour s’assurer une estime personnelle que nul ne pouvait contester
légitimement, et qu’il tentait, depuis son enfance, de satisfaire les exigences non
fondées d’un père peu éclairé, qu’Antoine parvint à laisser de côté graduellement
ses défenses et à admettre qu’il ne lui était rien demandé comme être humain,
qu’il avait le droit d’avoir peur et qu’il n’était pas requis qu’il fît le surhomme. Il
apprit aussi à reconnaître que, en fait, il avait souvent peur, mais que sa peur
d’avoir peur lui faisait refouler ce sentiment, avec les effets que j’ai déjà décrits
au niveau de son organisme. Cette barre de fer s’assouplit petit à petit; après de
nombreuses confrontations, il en arriva à changer ses idées. C’était comme s’il
naissait une nouvelle fois. Le monde et les gens lui apparaissaient plus
sympathiques maintenant qu’il ne se croyait plus forcé de dépasser tout le monde
par la «force» de son caractère. Il cessa de conduire sa vie comme un maître
d’armes, ses fils purent souffler un peu et sa femme retrouva le goût de vivre
avec lui. Le bonheur, qu’il cherchait comme chacun de nous, lui apparut plus
accessible, maintenant qu’il n’était plus alourdi par la masse de ses croyances
absurdes.
CHAPITRE IV

BÉATRICE, OU LA PEUR DE NE PAS ÊTRE AIMÉ

Dans ce chapitre, je veux explorer avec vous l’une des peurs les plus répandues
et les plus aiguës qu’il m’ait été donné d’observer. La peur de ne pas être aimé a
poussé et pousse chaque jour des millions de gens à s’engager dans des actions
pénibles, à vivre dans le danger et l’inconfort, à se livrer à des activités qu’ils
détestent, à se rendre ridicules et pitoyables, tout cela pour conquérir l’amour et
l’affection dont ils déclarent ne pouvoir absolument pas se passer et dont ils
affirment avoir un impérieux besoin.
Béatrice avait vingt-huit ans quand je la rencontrai pour la première fois.
Célibataire, elle avait vécu depuis une dizaine d’années avec une variété de
partenaires masculins qui tous, après quelques mois ou quelques années,
l’avaient quittée. Son dernier amour, après trois années de vie commune, venait
de décider de rompre ses relations avec elle, et Béatrice se trouvait une fois de
plus complètement désemparée. Elle ne comprenait pas comment il se faisait
qu’elle ne réussît pas à établir un lien stable avec quiconque, et pourquoi sa vie
depuis quelques années était constituée d’une suite de ruptures.
Dès les premières minutes de notre entretien, il devint clair que Béatrice avait
en tête une idée très ancrée, qu’elle partageait d’ailleurs avec d’innombrables
êtres humains. Elle était convaincue au-delà de tout doute qu’elle avait un besoin
irrépressible et irremplaçable d’être aimée, que ce besoin était naturel et humain
et que rien au monde ne lui ferait changer d’avis sur ce point.
C’est le moment d’amorcer avec vous une réflexion sur les besoins en général
et sur le besoin d’être aimé en particulier.
Mon expérience des dernières années, à la fois en consultation individuelle et
dans les contacts que j’ai eus avec des groupes, m’a démontré avec évidence la
résistance de la plupart des gens à admettre qu’ils n’ont pas besoin d’être aimés
pour être heureux. II suffit, en général, de prononcer la phrase: «L’amour n’est
pas un besoin pour un être humain» pour immédiatement constater une très vive
opposition de la part des auditeurs. Pour la plupart d’entre eux, cet énoncé
semble absurde et son auteur leur apparaît soit comme un imbécile, soit comme
un ignorant, soit comme un malade ou une combinaison des trois à la fois.
J’aimerais d’abord formuler les objections principales de mes interlocuteurs et
tenter de leur apporter une réponse qui respecte à la fois le bon sens et la réalité.

Première objection

Un être humain ne saurait être heureux s’il n’est jamais aimé par personne,
puisque l’amour est un besoin fondamental de la personne. D’ailleurs, de
nombreux philosophes, psychanalystes et psychologues ont souligné avec
vigueur ce point, en affirmant que l’amour est indispensable au développement
harmonieux de la personne et que, comme il est facile de le constater, les êtres
qui ont été peu ou pas aimés quand ils étaient jeunes portent pour toujours les
marques de cette carence affective, un peu comme un enfant sous-alimenté
devient un adulte rachitique, faible, en proie toute sa vie aux maladies.

Deuxième objection

Non seulement l’amour est-il un besoin psychologique, mais c’est même un


besoin physique. Spitz a constaté, disent mes interlocuteurs, que les enfants
privés d’amour connaissent un taux de mortalité plus élevé que les enfants qui
ont reçu l’amour et l’affection de leurs parents. Ainsi, St-Arnaud (La personne
humaine) affirme que:

Spitz a constaté qu’en l’absence d’un lien stable entre l’enfant et une
autre personne, la mère ou un substitut, l’enfant développe une série de
symptômes inexplicables au plan médical. La gravité de ces symptômes
est telle que l’enfant dépérit au point d’en mourir. Dans le contexte
actuel, il ne serait pas faux de dire que ces enfants meurent par manque
de satisfaction de leur besoin fondamental d’aimer et d’être aimé. (p. 45)

Comme on peut le constater, les objections fondamentales s’établissent surtout


sur deux points: l’amour est nécessaire au bonheur, l’amour est nécessaire à la
survie de l’enfant. Sans amour, le bébé meurt; sans amour, l’adulte ne peut être
que malheureux.
Pour répondre à ces deux objections majeures, commençons par nous attarder
un peu à comprendre ce qu’est un besoin. Il semble que l’on puisse désigner par
ce terme les éléments du réel dont la présence est indispensable ou utile pour la
réalisation d’une condition ou d’un état quelconque. Ainsi, on sera tout de suite
amené à distinguer des besoins absolus des besoins relatifs. Notons aussi qu’un
besoin n’est jamais un en soi, qu’il est toujours relié à la réalisation d’une
condition ou d’un état. Il n’existe pas de besoin en soi. Ainsi, on ne peut pas dire
que quelqu’un a besoin d’une allumette, sans ajouter que cette allumette lui est
utile s’il veut allumer un feu. Même des besoins comme manger, boire ou dormir
sont reliés à la réalisation d’un état: la survie physique de l’individu.
En ce qui concerne la distinction entre besoins absolus et besoins relatifs, on
pourra dire que les besoins absolus sont ceux dont la présence est irremplaçable
pour la réalisation d’un état ou d’une condition particulière, alors que les besoins
relatifs sont ceux qui sont susceptibles de connaître des substituts plus ou moins
adéquats, permettant quand même de réaliser la condition souhaitée. Ainsi, il
n’est pas réaliste de dire que quelqu’un a un besoin absolu d’un marteau pour
planter un clou, puisque ce clou peut être planté par un marteau, par une tête de
hache, par un maillet, même par une pierre. Par rapport à mon désir de planter le
clou, je n’ai donc qu’un besoin relatif du marteau. Il n’en est pas de même en ce
qui concerne, par exemple, ma survie physique. Ici, je pourrai dire avec justesse
et sans exagération que j’ai un besoin absolu de boire si je veux survivre. Un
liquide quelconque est absolument nécessaire à ma survie, en ce sens que ce
liquide quelconque est vraiment irremplaçable pour la réalisation de la condition
de survie chez moi.
En résumé, donc, les besoins en soi n’existent pas dans la réalité. Tous les
besoins existent en fonction d’un objectif à atteindre, d’une condition ou d’un
état à réaliser. Parmi ces besoins, on peut distinguer ceux qui sont irremplaçables
pour la réalisation de l’objectif: on les nommera besoins absolus. Tous les autres
sont des besoins relatifs.
En nous basant sur ces considérations, reprenons maintenant les objections
formulées au début de ces réflexions, en commençant par la seconde, celle qui
fait de la réception d’amour un besoin dont la privation entraîne la mort du
nourrisson humain. Selon la terminologie que nous avons adoptée, on voit que
l’amour est ici désigné comme un besoin absolu en vue de la survie du bébé.
Examinons ce qui en est de fait, selon les études de Spitz lui-même.
Ces études remontent à la période de 1945 à 1950 et rapportent les
observations de l’auteur sur un certain nombre de jeunes enfants élevés dans des
orphelinats ou des institutions.
Spitz constata une différence marquée entre le comportement de ces enfants et
celui d’enfants élevés dans un milieu familial normal. Les enfants élevés en
institution semblaient en retard dans leur développement physique et mental par
rapport aux autres enfants.
Il semble clair que certains milieux institutionnels ne sont pas favorables au
développement harmonieux de l’enfant. Les milieux qu’avait observés Spitz se
caractérisaient par la pauvreté de l’attention portée à chaque enfant, par le faible
taux de stimulation sensorielle, par la carence de moyens mis à la disposition de
l’enfant pour explorer son environnement, manipuler des objets et entrer en
contact avec d’autres enfants.
Cependant, conclure que ces enfants étaient ainsi affectés parce qu’ils
n’étaient pas aimés constitue, à mon avis, une déduction imprudente. Il
semblerait plus juste de conclure que ce qui a produit le retard des enfants en
institution par rapport aux autres est justement le manque de stimulation et la
pauvreté de l’environnement, et on ne voit pas pourquoi il serait impossible
d’imaginer un milieu où l’enfant recevrait cette stimulation de la part de
personnes qui n’éprouveraient pas pour lui d’affection particulière.
Vous me direz que justement cette stimulation et ces soins supposent l’amour
de la part de la personne qui les offre à l’enfant et qu’il est inconcevable qu’une
personne qui n’aime pas l’enfant lui fournisse ces éléments essentiels à son
développement physique et mental. Je vous répondrai qu’il en est probablement
ainsi dans la plupart des cas. L’enfant qui vient au monde a bien entendu besoin
qu’on s’occupe de lui, puisqu’il est rigoureusement incapable de se nourrir, de se
vêtir, de s’abriter lui-même et qu’il mourra en peu de temps si quelqu’un ne
subvient pas à ces besoins physiques. Il est probable, dans la plupart des cas, que
la personne qui s’occupera de lui ressentira au moins un degré minimal
d’affection envers l’enfant. Quant au développement ultérieur physique et émotif
de l’enfant, il semble plus prudent de conclure que ce n’est pas l’amour qui le
permet ou le favorise, mais plutôt les gestes et les comportements qui, chez la
plupart des adultes, sont l’expression de l’amour, et qu’il n’est pas absurde de
concevoir un laboratoire où des enfants seraient élevés par un personnel
spécialisé qui poserait envers eux des gestes adéquats motivés non par l’amour,
mais par l’esprit scientifique, par exemple. Les recherches de Brackbill
(Research and Clinical Work with Children) dans ce domaine laissent à penser
que, loin d’être utopique, une telle condition est tout à fait réalisable. Ce dernier
rapporte des observations effectuées dans une garderie résidentielle en URSS.
Cette garderie est établie par l’État d’abord pour les besoins de la recherche. Les
enfants y sont résidents de la naissance à l’âge de trois ans. L’équipement
physique est perfectionné et inclut du mobilier spécial destiné à faciliter à
l’enfant l’apprentissage de la mobilité. Selon Brackbill:

Le programme de la garderie pour la stimulation verbomotrice de


l’enfant est très élaboré. Le personnel considère ce programme comme
très important et digne d’efforts soutenus. Ainsi, à l’intérieur du
programme général, chaque puéricultrice a des tâches spécifiques qu’elle
accomplit chaque jour avec chaque enfant individuellement. Ainsi, par
exemple, une puéricultrice a pour tâche de demander à chaque enfant à
tour de rôle: «Où est le chat? Où est le visiteur? Montre-moi ton oreille!
Montre-moi ta main!» et ainsi de suite. Chaque bonne réponse de
l’enfant est renforcée de façon appropriée.

Les enfants élevés dans cette institution ne donnent aucun signe de retard ni
physique, ni social, ni émotif, ni intellectuel. Si l’on veut dire que les
puéricultrices qui s’en occupent les aiment et que c’est cela qui fait toute la
différence, on avance ainsi, à mon avis, une conclusion que les faits
expérimentaux, en toute rigueur de termes, ne permettent pas de supporter.
Passons maintenant à l’adulte. Il est d’abord clair qu’un adulte a encore moins
besoin qu’un enfant de l’affection de qui que ce soit pour survivre physiquement.
Il lui suffira de recevoir l’acceptation minimale du boucher qui consentira à lui
vendre de la viande, du tailleur qui consentira à lui vendre des vêtements ou du
propriétaire qui consentira à lui louer un logement, pour pouvoir satisfaire
amplement à ses besoins physiques.
«Mais je me balance de ce genre d’affection, s’écriait Béatrice, ce dont j’ai
besoin, c’est de l’amour vrai et constant d’un être incarné, qui m’accepte comme
je suis… Je ne peux pas être heureuse sans cet amour. La preuve c’est que,
quand un de mes amants me quitte, je suis toujours malheureuse et déprimée,
jusqu’à ce que j’en retrouve un autre.
– Mais voilà justement la preuve éclatante que l’affection d’aucun d’eux en
particulier n’est nécessaire à ton bonheur, puisque tu te consoles du départ du
dernier avec l’arrivée du suivant. N’est-il pas évident que tu n’as pas besoin
d’être aimée par aucun être en particulier pour être heureuse?
– Vous ne parviendrez pas à me convaincre de cela. J’ai besoin de mes
amants, je n’en démordrai pas.
– Bon, réfléchissons un peu. N’as-tu pas été heureuse, Béatrice, quand tu étais
plus jeune et que tu n’avais pas d’amants? Quand tu avais huit, dix, douze ans,
étais-tu malheureuse comme les pierres faute d’amant?
– Non; j’ai même gardé de bons souvenirs de ma jeunesse, mais mes besoins à
l’âge de dix ans n’étaient pas les mêmes que ceux que j’éprouve maintenant.
– Voilà un curieux besoin, qui apparaît après avoir été absent pendant des
années. Est-il certain que ce soit un véritable besoin? Après tout, tu ne pourrais
pas dire la même chose du boire et du manger, puisqu’il n’y a aucun moment de
ta vie où tu aies pu te passer de ces choses sans périr. Il semble bien que ton
“besoin” d’amants soit en fait remplaçable, qu’il ne soit pas un besoin absolu,
tout comme l’allumette n’est pas absolument nécessaire pour allumer du feu,
puisque je puis le faire avec un briquet, le soleil ou même en frottant deux
morceaux de bois ensemble (assez longtemps, il faut l’avouer!). Tu t’es passée
d’amants pendant des années et pourtant tu as été heureuse, de ton propre aveu.
Tu pourrais donc conclure que ces amants ne sont pas essentiels à ton bonheur
passé, actuel ou futur.
– Mais vous n’allez pas me dire que la vie vaut la peine d’être vécue si on
n’est aimé de personne?
– Mais pourquoi pas? L’amour reçu est-il la seule chose qui donne du sens et
de l’agrément à la vie? N’y a-t-il pas de nombreux exemples de personnes qui
ont trouvé le plus grand agrément à leur vie non pas dans l’amour qu’elles
recevaient, mais dans celui qu’elles avaient pour les autres, dans leur travail,
dans la recherche scientifique, dans l’excellence dans un sport ou une profession,
dans l’exploration de la planète ou de l’espace. Je suis presque certain que tu
connais des personnes qui vivent ainsi des vies heureuses, équilibrées,
productrices et sereines, sans trop se préoccuper de recevoir de leur entourage
des tonnes d’affection et d’amour.
– Eh bien! vous vous trompez. Je ne connais personne qui n’attache aucune
importance à recevoir ou non de l’affection.
– Moi non plus, Béatrice, encore que cela ne constitue pas vraiment une
preuve concluante, puisque mon expérience, comme la tienne, est forcément
limitée. Mais il n’est pas nécessaire d’imaginer un être qui n’attache aucune
importance au fait d’être aimé. Il s’agit plutôt d’en découvrir qui n’attache
qu’une importance relative et non absolue à cet amour.
– C’est vrai que ce n’est pas la même chose… Ainsi, il y aurait moyen d’être
vraiment heureux sans recevoir beaucoup d’affection de la part des autres…?
Tout mon être dit le contraire!
– Cela est sans doute dû au fait que lentement, au cours des années de ton
existence, tu t’es persuadée que l’amour se définit comme un besoin
irremplaçable pour le bonheur. Remarquons que tu as été puissamment aidée
dans ce travail de persuasion par tout ce que l’on répète autour de toi, par tous
les téléromans où l’héroïne non aimée s’effondre dans le désespoir, par les
contes pour enfants où l’arrivée du Prince Charmant amène immanquablement le
bonheur sans limites de la pauvre Cendrillon, par toutes les chansons qui
serinent à tes oreilles comme aux miennes le message mille fois répété que
l’amour est indispensable au bonheur. Il y a de quoi laver le cerveau le plus
résolument averti, et il n’est pas étonnant que tu sois arrivée à un tel degré de
conviction sur ce point.»
Dans la suite de nos entretiens, Béatrice arriva à comprendre comment il se
faisait que ses partenaires la quittaient tous après quelque temps. Comme elle
était convaincue d’avoir besoin de l’amour de chacun d’entre eux, elle vivait
dans l’anxiété et réagissait avec panique au moindre petit signe de froideur ou
d’éloignement. Pensez à la manière dont vous réagiriez émotivement si l’on vous
menaçait d’interrompre votre respiration, ne serait-ce que pendant quelques
minutes. Vous sentiriez probablement beaucoup d’angoisse, dans la mesure où
vous tenez à vivre, car, dans ces circonstances, votre vie est vraiment menacée. Il
en était de même pour Béatrice, comme il en est sûrement de même pour vous
chaque fois qu’un élément de votre vie que vous avez défini comme un besoin se
trouve menacé.
Cette crainte amenait Béatrice à s’accrocher désespérément à ses partenaires, à
leur téléphoner dix fois par jour, à demander sans cesse de nouvelles marques
d’affection et de nouvelles preuves d’amour. Elle était aussi, comme il faut s’y
attendre, très jalouse, puisque toute autre femme avec qui un de ses amis entrait
en contact lui apparaissait comme une rivale possible, susceptible de lui arracher
l’amour dont elle croyait ne pouvoir se passer.
Bien sûr, tout cela ne rendait pas la relation détendue et agréable. Plus
Béatrice tentait d’emprisonner ses amants dans le réseau de ses exigences et de
ses attentions, plus ceux-ci étaient portés à secouer le joug et à chercher un peu
plus d’espace vital. Après quelque temps, ils n’y résistaient plus et la quittaient,
amenant ainsi pour Béatrice ce qu’elle redoutait le plus et tentait à tout prix
d’éviter. Ainsi, au lieu d’atteindre son objectif d’une relation stable et heureuse,
elle s’en écartait par sa maladresse, due en grande partie à ses exigences
déraisonnables, elles-mêmes basées sur la notion illogique de son besoin
d’amour.
Il est tragique de constater combien cette définition arbitraire de l’amour
comme d’un besoin, en l’absence duquel le bonheur est impossible, a pu faire le
malheur de millions de personnes, au moment même où elles avaient en leur
possession les éléments essentiels à la réalisation de ce bonheur.
Si vous étiez convaincu que vous avez absolument besoin pour vivre et être
heureux d’avoir toujours en votre possession un billet de dix dollars, comment
vous sentiriez-vous si, en ouvrant votre portefeuille, vous constatiez qu’il est
vide? Il y a tout lieu de croire que vous seriez très angoissé, que vous vous
sentiriez extrêmement menacé. Et si, ouvrant toujours votre portefeuille, vous
constatiez qu’il contient bien dix dollars, n’est-il pas évident que vous vous
sentiriez encore angoissé, appréhensif, habité par la peur de le perdre; et n’est-il
pas vrai qu’alors vous agiriez avec beaucoup de prudence et de circonspection,
qu’une grande part de votre énergie et de votre temps passerait à préserver ce
fameux dix dollars, que vous seriez porté à devenir soupçonneux, considérant les
autres comme des voleurs possibles? Vous vous priveriez ainsi du plaisir que
vous pourriez prendre ailleurs, parce que vous ne seriez préoccupé que de la
chose que vous auriez définie comme essentielle. Et si vous deveniez très
malheureux, angoissé et hostile après la perte de cet argent, ce ne serait pas à
cause de cette perte, mais bien parce que vous auriez cru erronément et
abusivement que vous ne pouviez être heureux sans lui.
Ce que je viens de dire de l’argent s’applique à plusieurs domaines, que ce soit
l’amour, le succès, la renommée, la santé ou n’importe quel bien. Ces choses
sont évidemment désirables, souhaitables, satisfaisantes et agréables, mais si
vous les définissez comme des besoins, le plaisir que vous pourriez ressentir en
leur présence se changera en anxiété, en peur, en malheur. Et quand vous serez
malheureux, ce sera à cause d’une erreur de logique, à cause d’une croyance
idiote dont vous auriez le plus grand avantage à vous défaire en la contredisant
vigoureusement par la pensée et l’action.
C’est ce que Béatrice parvint à faire, non sans efforts. Une fois délivrée, en
partie au moins, de sa croyance à l’amour comme besoin indispensable, elle
commença à retrouver plus de sérénité. Son anxiété baissant, elle cessa de
transformer en catastrophe des petites inattentions, des froideurs passagères, des
oublis et des distractions de ses amants. François, qu’elle rencontra par la suite,
la quitta aussi après quelques mois, mais apparemment parce qu’il était lui-
même possédé de l’idée qu’aimer quelqu’un est dangereux et périlleux et qu’il
redoutait toute forme d’intimité physique ou psychologique. Nous nous
attarderons à cette forme de peur au chapitre VI.
Béatrice, à sa grande surprise, réagit avec peine (car elle aimait bien François),
mais sans la dépression extrême et l’abattement profond qui avaient suivi ses
autres ruptures. Éventuellement, elle fit la connaissance de Guillaume et, aux
dernières nouvelles, ils ne filent pas le parfait amour, qui n’existe que dans les
romans à l’eau de rose, mais poursuivent une relation où chacun d’eux
s’apprécie d’abord lui-même et où ni l’un ni l’autre ne définit son partenaire
comme essentiel à son bonheur. Ils ne sont pas intoxiqués l’un de l’autre; ils
s’aiment, et c’est fort différent. Béatrice n’éprouve pas le besoin de recevoir à
tout instant des signes rassurants de la part de Guillaume puisque,
paradoxalement, elle a fini par admettre qu’elle est bien heureuse avec lui, mais
qu’elle pourrait fort bien l’être tout autant sans lui, seule ou avec un autre. C’est
ainsi qu’elle se donne à elle-même la meilleure chance d’atteindre ce bonheur
qu’elle a recherché avec tant d’ardeur et tant d’anxiété.
CHAPITRE V

CLAUDE, OU LA PEUR D’ÉCHOUER

Si la peur de ne pas être aimé, que j’ai examinée avec vous au chapitre
précédent, me semble la peur la plus répandue et la plus généralisée de toutes, je
donnerai facilement la seconde place à la peur d’échouer. Bien rares doivent être
ceux qui ne l’ont jamais éprouvée, et je sais que de nombreuses personnes en
sont hantées pendant presque toute leur vie.
La plupart d’entre nous apprenons très tôt que non seulement il est agréable et
souvent profitable de réussir ce qu’on entreprend, ce qui constitue une croyance
raisonnable, peu susceptible de causer des dépressions en cas d’échec, mais
encore que c’est une catastrophe de subir un échec, que l’échec démontre notre
ineptie, notre manque de courage ou de volonté, quand ce n’est pas le vice
profond de notre nature. Il est clair qu’avec de telles idées dans la tête, l’échec,
ou la seule perspective de l’échec, est de nature à provoquer une anxiété
prononcée.
Comme on peut le constater, la peur de l’échec est fort souvent reliée à cette
peur fondamentale de la personne de perdre sa valeur, de déchoir en tant qu’être
humain, que nous avons explorée au chapitre III. J’ai tenté alors de démontrer
que cette crainte reposait sur la confusion entre les actes et la personne qui les
pose, et la conclusion abusive qu’un mauvais acte permet d’affirmer que son
auteur est mauvais.
Ce sont bien de telles idées qui habitaient l’esprit de Claude. Il avait peur de
ne pas réussir toute une variété de choses: ses prochains examens de compétence
comme maître plombier, ses prochaines vacances avec sa famille, son prochain
contact sexuel avec son épouse; il redoutait d’ailleurs que sa femme ne le quitte
si elle venait jamais à constater quel être misérable et surtout quel froussard il
était. Il vivait dans la peur presque continuellement et, pour se rendre la vie plus
supportable, il avait adopté l’un des moyens populaires mais inefficaces que j’ai
décrit au chapitre I: il buvait comme une éponge, trouvant quelque repos dans les
vapeurs de l’alcool et dans la compagnie de ses camarades de beuveries.
Comme c’était l’examen qui semblait lui occasionner le plus d’anxiété, et que
cet examen était d’ailleurs imminent au moment où nous nous sommes
rencontrés pour la première fois, c’est sur ce point que nous avons d’abord
concentré nos efforts. Cela correspond d’ailleurs à ma manière habituelle de
travailler; dans une situation d’urgence, je trouve peu utile de m’attarder à une
exploration des antécédents des problèmes qui affectent à ce moment la
personne. D’ailleurs, à quelques détails près, ces antécédents me sont déjà
connus sans qu’il me soit nécessaire de prétendre au don de divination. Tout
adulte a commencé par être enfant et, neuf fois sur dix, c’est pendant son
enfance que les idées qui causent ses problèmes présents ont commencé à
s’inscrire dans son esprit. Cependant, qu’il les ait acquises à deux, trois, sept ou
dix ans, que ce soit son père, sa mère, son frère, sa grand-mère ou le curé du
village qui les lui ait enseignées, par la parole ou par l’exemple, cela ne présente
qu’un intérêt documentaire. Ce qu’il est important de cerner, ce sont les idées qui
actuellement habitent l’esprit de la personne et qui sont la cause de ses
problèmes actuels.
Même si la personne déclare vouloir me mettre au courant de ses antécédents
familiaux et sociaux, je ne favorise pas a priori ce genre de récit et il arrive
même que je m’y oppose carrément, surtout quand je crois discerner qu’il s’agit
pour la personne d’une manœuvre dilatoire, destinée à reporter aux calendes
grecques son passage à la confrontation de ses idées et à son engagement dans
l’action. D’autres personnes, sans vouloir consciemment retarder leur propre
amélioration, sont persuadées (et par qui l’ont-elles été, si ce n’est par les
psychanalystes, psychiatres, et psychologues?) que la découverte de la racine
historique de leur mal le fera du même coup disparaître. À les croire, si l’on
parvient à découvrir quel est l’événement «traumatisant» de leur enfance qui les
a tellement affectées, elles seront délivrées de leur anxiété. J’ai connu en
rencontre thérapeutique quelques psychologues qui étaient persuadés du
fondement de cette notion pourtant fantaisiste et l’un d’eux ne mit pas moins de
six mois à se décider à laisser de côté cette exploration infructueuse pour se
mettre au travail de purgation de ses idées non réalistes et à passer à l’action.
Quand bien même nous arriverions à découvrir, après des mois de recherche,
que tout a commencé quand (et non pas parce que) la personne s’est sentie
rejetée à l’âge de trois ans alors que la naissance d’un autre enfant a polarisé
pendant un temps l’attention de ses parents, ou bien quand son père lui a
réchauffé injustement le postérieur pour une faute qu’elle n’avait pas commise, il
est fort douteux que cette seule découverte, par elle-même, fasse disparaître les
sentiments d’anxiété et d’hostilité qui la tourmentent. Il lui restera encore tout le
travail de confrontation à faire, l’expulsion des idées qui sont nées à l’occasion
de ces événements et dont l’enracinement dans son esprit explique la présence
actuelle d’émotions désagréables. On trouvera en appendice un document que je
remets à mes nouveaux consultants et dans lequel j’expose les grandes lignes de
la démarche à laquelle ils peuvent s’attendre en entreprenant une thérapie avec
moi.
Revenons à Claude. Il se préparait donc de peine et de misère à son examen;
sa préparation était d’ailleurs fort gênée par le fait que chaque fois qu’il se
mettait à l’ouvrage, en tête-à-tête avec ses manuels, son esprit, au lieu de se
concentrer sur la matière à assimiler, dérivait fréquemment sur des pensées
comme: «S’il faut que je rate cet examen, ce sera terrible… J’aurai la preuve que
je ne vaux rien… on va sûrement me demander des choses que j’ignore et j’aurai
l’air d’un sot aux yeux des examinateurs… Je vais avoir des trous de mémoire…
mon esprit va se vider… Je suis un raté… Je ne vois pas comment Gisèle va
pouvoir consentir à continuer de partager la vie d’un borné comme moi… et
avec cela, les vacances qui s’en viennent… Comme j’aurai raté l’examen, elles
seront horribles… Les enfants vont être en diable contre moi, et combien ils
auront raison… Je suis incapable de leur donner l’image d’un père solide et
courageux… Je ne suis qu’une loque… Je ferais mieux, somme toute, de ne pas
me présenter à l’examen. Ainsi, j’éviterais au moins l’humiliation de l’échec qui
ne saurait manquer de se produire… Mais alors, comment pourrai-je encore me
regarder dans le miroir, moi qui n’aurai même pas eu le courage de foncer pour
une fois dans ma vie?… Quelle vie de chien!… Je serais mieux d’être mort ou
de n’être jamais né…»
Pendant tout ce temps, Claude n’étudiait évidemment pas. Après des heures
d’efforts pour tenter de se concentrer, il perdait courage et passait le reste de la
journée au bar. Là, au moins, avec assez d’alcool dans les veines, il parvenait à
oublier les idées qui le torturaient. Mais quand il était dégrisé, elles revenaient
toutes, et à elles se joignaient de nouvelles pensées aussi déprimantes, dans
lesquelles il se reprochait avec amertume d’être non seulement un piètre
plombier, un piètre père, un piètre époux, mais aussi un méprisable ivrogne,
incapable de faire face à ses responsabilités.
J’arrivai sans trop de difficultés à faire saisir à Claude que la cause véritable
de ses difficultés se trouvait dans ses idées sur lui-même, notamment dans sa
croyance qu’un échec, même important, constituait une catastrophe et qu’il se
devait de réussir son examen. C’est d’ailleurs une caractéristique enviable du
mode de thérapie émotivo-rationnelle d’être facilement compréhensible, y
compris par des gens dont la culture livresque et intellectuelle est modeste. On
pourrait jusqu’à dire qu’elle est souvent plus compréhensible par de telles
personnes, qui ont, en général, l’esprit moins embarrassé de théories plus ou
moins farfelues et souvent éloignées du réel.
Aussitôt que Claude me sembla saisir les éléments essentiels de la méthode, je
commençai à lui montrer comment se confronter. Nous ne disposions pas de
beaucoup de temps, puisque l’examen n’était qu’à trois semaines de notre
première rencontre. J’essayai donc de lui montrer qu’il était absurde d’attacher
autant d’importance à la réussite de cet examen, qu’il n’avait pas besoin de le
réussir, qu’il pourrait d’ailleurs se présenter à nouveau s’il échouait, et que
même s’il échouait toujours, cela n’entraînerait pas nécessairement pour lui et
les siens un avenir misérable, qu’il y avait d’autres moyens d’être heureux qu’en
étant maître plombier, qu’un échec ne démontrerait ni sa stupidité ni son absence
de valeur fondamentale. Je laissai pour plus tard la confrontation de son besoin
d’être aimé et approuvé par sa femme et ses enfants, préférant parer d’abord au
plus urgent.
Claude se mit à la tâche de confronter un certain nombre de ses idées
illogiques. Ses succès furent d’abord inégaux et chancelants, mais en produisant
dix ou quinze confrontations par jour et par écrit, il parvint à retrouver assez de
calme pour étudier plus sérieusement. Le temps qu’il passait autrefois au bar, il
put l’utiliser pour combattre ses idées angoissantes et étudier.
Enfin, le grand jour arriva et il se présenta à l’examen, qui comportait une
épreuve écrite et une épreuve orale. Après avoir traversé l’une et l’autre avec
assez de difficulté, il subit un nouvel assaut de ses vieilles idées et, pour la
première fois depuis trois semaines, ingurgita assez d’alcool pour se rendre
inconscient pendant plusieurs heures. Il se présenta enfin, plein de peur et
d’appréhension, au bureau où on devait lui transmettre les résultats de l’examen.
Il est difficile d’imaginer la joie qu’il éprouva quand la secrétaire lui apprit avec
le sourire qu’il avait réussi et qu’on lui remettrait sous peu son certificat de
compétence en la matière.
Comme vous pouvez vous en douter, le travail de Claude n’était pas terminé.
Ses idées négatives n’avaient pas encore cédé la place au bon sens et à la raison.
Mais au moins il avait constaté expérimentalement que leur expulsion, même
temporaire, lui avait permis d’atteindre son objectif. Il n’avait pas à me croire
quand je lui disais que la confrontation est une démarche salutaire: il le savait
pour l’avoir vécue.
De l’histoire de Claude, il me semble qu’on peut tirer la conclusion que la
peur de l’échec repose presque toujours sur la démarche mentale consistant à
exagérer les conséquences de cet échec, sur la transformation, par l’esprit, de
l’échec en un événement non seulement désagréable et désavantageux, mais
encore horrible, affreux, intolérable. Il n’en faut pas plus pour plonger
quelqu’un dans la peur, mais beaucoup de gens comme Claude et peut-être
comme vous ajoutent à cette première idée la notion que l’échec va démontrer
sans l’ombre d’un doute leur manque fondamental de valeur. C’est à ces deux
idées qu’il m’apparaît le plus important de s’attaquer si l’on veut se défaire de la
peur de l’échec. Votre valeur fondamentale comme être humain, si elle est autre
chose qu’une notion purement abstraite, ne sera jamais diminuée par quelque
échec que ce soit et ne sera jamais augmentée par les succès les plus
retentissants. Vous comme moi ne serons jamais que des humains et il est bien
dommage que nous passions tant de temps et dépensions tant d’efforts à
démontrer ce qui est évident ou à fuir ce qui est impossible.
CHAPITRE VI

DENISE, OU LA PEUR DE RÉUSSIR

Vous n’imaginiez peut-être pas qu’un être humain pouvait éprouver ce genre de
peur et vous êtes probablement surpris de la retrouver ici. Et pourtant, elle existe
et elle est sans doute plus répandue qu’on ne pourrait le croire. À mon avis, la
peur de réussir se présente rarement sous cette étiquette, et ce n’est qu’en
sondant sous la surface qu’on parvient à l’identifier. Elle permet d’expliquer bon
nombre de comportements qui, de prime abord, semblent inexplicables.
Denise était venue me consulter pour de vagues maux de dos, alliés à un état
général d’ennui et de lassitude, une espèce de mélancolie. Elle travaillait depuis
dix ans pour une agence de publicité; elle déclarait accomplir ses tâches
ponctuellement et ne pas ressentir d’insatisfaction à ce sujet. Elle aimait son
travail, disait-elle, et s’y trouvait bien. Il semblait donc, au premier abord, que le
problème ne se situait pas à cet endroit. Le reste de sa vie semblait aussi tout à
fait ordinaire et je me creusais la tête pour trouver d’où originait l’anxiété que,
de toute évidence, Denise éprouvait. Une chose, cependant, m’intriguait.
Comment se faisait-il qu’après dix années de travail au même endroit et avec les
aptitudes qu’elle était la première à reconnaître, Denise se trouvât encore à
occuper un poste subalterne au sein de l’agence qui l’employait? Tentant de
répondre à ma propre question, je crus d’abord qu’il s’agissait d’un cas de plus
de discrimination contre la femme qui l’empêchait d’accéder à un poste de
commande malgré sa compétence. Mon hypothèse s’écroula quand Denise
m’apprit que plusieurs autres femmes occupaient en fait des postes de direction à
l’agence, et que, de plus, c’était une femme qui en était la PDG. Je pensai donc
qu’il s’agissait peut-être de rivalité et de jalousie, mais alors Denise révéla qu’on
lui avait offert plusieurs fois des postes supérieurs qu’elle avait toujours refusés,
se basant, disait-elle en riant, sur les principes énoncés dans le Principe de Peter.
L’auteur de ce volume, qui a connu une très grande popularité il y a quelques
années, affirme avec humour que, dans une organisation, chacun monte en grade
jusqu’à ce qu’il ait atteint le niveau de son incompétence, et que c’est pour cette
raison que les grands organismes fonctionnent mal; il déploie pour ses lecteurs
diverses stratégies leur permettant d’éviter les promotions et de rester ainsi à un
niveau de responsabilité où leur compétence a plus de chance de s’exercer.
Je commençai alors à me douter que Denise pourrait bien avoir peur de
réussir. Mais pourquoi un être humain aurait-il peur de ce que tant d’autres,
comme Claude, recherchent avec tant d’ardeur, redoutant par-dessus tout
l’échec?
On peut arriver à comprendre cette réaction si l’on se souvient que le succès
comporte souvent plusieurs aspects. Ainsi, il s’accompagne souvent d’un
accroissement des responsabilités. Celui qui a du succès devient aussi plus
facilement la cible des critiques et de la jalousie des autres. Il lui devient moins
facile de jouer un rôle de critique de l’organisation. Il est appelé à se déclarer
solidaire d’autres personnes qu’il a peut-être ouvertement critiquées auparavant.
De plus, dans le cas de Denise, un autre facteur pouvait jouer: sa condition de
femme. Il n’est pas impossible que, dans une société comme la nôtre où c’est
l’homme qui occupe le plus souvent les postes de direction alors que la femme
est encore reléguée à des tâches subalternes, beaucoup de femmes redoutent de
laisser cette condition de collaboratrices, à la fois parce qu’elles se définissent
comme incompétentes et partagent ainsi les préjugés de notre société à l’égard
des femmes, mais aussi peut-être parce qu’elles craignent, en accédant à des
positions d’autorité, de perdre une partie de leur féminité. Pour beaucoup de
femmes, semble-t-il, l’idéal de la féminité consiste encore à se marier et à avoir
des enfants, à jouer auprès de leur mari le rôle de première assistante. Il existe, à
mon avis, encore peu de foyers où les tâches et les responsabilités sont non
seulement partagées, mais assumées conjointement par les partenaires. Beaucoup
de cellules familiales reproduisent encore le modèle du patron et de l’employée
de confiance.
Sur le plan du travail, il peut fort bien en être ainsi également. On connaît
assez les préjugés des hommes vis-à-vis de la femme occupant un poste de
direction. On la taxe souvent de masculine, de «femme de carrière», alors que
l’expression «homme de carrière» n’est jamais utilisée. On se gausse de ses
prétentions, en répétant les mêmes vieilles scies: «La place de la femme est au
foyer, avec les enfants», «Les femmes n’ont pas la forme d’esprit qu’il faut pour
diriger et prendre des décisions administratives» «Le rôle de la femme est de
soutenir et d’assister l’homme dans sa noble tâche de conquête de l’univers». On
passe soigneusement sous silence les femmes qui, dans l’histoire, ont occupé
avec talent des postes élevés: si l’on a connu une Marie-Antoinette écervelée et
une Mme Nixon effacée, il faut aussi se souvenir de la Grande Catherine de
Russie et d’Elizabeth I d’Angleterre, qu’on qualifierait difficilement de timorées
ou d’indécises.
Ces préjugés idiots, répétés inlassablement par des générations de mâles
inquiets de leur masculinité et défendant avec hargne leurs privilèges acquis,
sont malheureusement partagés par plus d’une femme. Et je me sens porté à
approuver le diagnostic que de nombreuses femmes écrivains – de Simone de
Beauvoir à Germaine Greer et Benoîte Groult – ont porté sur la femme,
l’accusant d’être souvent le pire ennemi des autres femmes.
Denise se défendait bien d’ajouter foi à ces croyances aberrantes, mais ses
dénégations n’étaient pas très convaincantes et plus nous parlions, plus j’étais
persuadé qu’elle en était imprégnée sans trop s’en rendre compte. Certaines
croyances très anciennes dans la vie de la personne possèdent ce caractère
d’inconscience. Elles sont particulièrement difficiles à confronter, puisqu’elles
sont ardues à identifier, tout comme il est difficile d’abattre un canard au fusil
sans l’avoir d’abord situé dans la ligne de mire. Ces croyances ressemblent à un
bruit monotone et persistant qu’on finit par ne plus remarquer à cause de sa
présence constante et discrète. Ainsi en va-t-il, par exemple, du tic tac d’une
horloge ou du ronronnement d’un ventilateur. On ne s’aperçoit souvent de la
présence de ces bruits que quand ils s’interrompent.
C’est bien ce qui se passait pour Denise. À son insu, elle croyait que réussir
dans sa carrière eût signifié pour elle une espèce de dépersonnalisation, un
abandon de ses traits spécifiquement féminins et l’accession à un monde où elle
se retrouverait isolée et chargée de responsabilités qu’elle se croyait incapable de
porter. L’anxiété produite par ces croyances se manifestait par ses malaises
physiques et sa mélancolie.
Elle se défendait en affirmant que rien ne l’obligeait à accepter les
responsabilités qu’eussent entraînées les promotions qu’on lui offrait, qu’elle
avait bien le droit de mener sa vie comme elle l’entendait et qu’elle n’était pas
chargée de combattre les mythes culturels de sa civilisation. En tout cela, elle
avait, bien sûr, parfaitement raison. Mais c’est une chose que de refuser un poste
parce qu’il ne nous plaît pas, et c’en est une autre de reculer parce que nous
cédons à la peur. Dans le premier cas, l’anxiété est absente et ne vient pas gâcher
l’existence.
Je passe rapidement sur les nombreuses entrevues pendant lesquelles Denise
s’entêta à maintenir ses positions, malgré l’anxiété montante. Ce n’est qu’en
apprenant à se confronter d’abord sur d’autres points mineurs qu’elle en vint à
aborder ses pensées illogiques de base, relatives à son identité et à sa peur de
réussir. C’est là une stratégie qu’il est souvent utile d’employer, parce qu’elle
permet à la personne de s’équiper des instruments indispensables avant de
s’attaquer aux racines du mal, tout comme un skieur perfectionne d’abord sa
technique sur des pentes de difficulté moyenne avant d’affronter les plus
difficiles.
Après plusieurs mois de ce régime, Denise se décida à accepter un poste
légèrement supérieur à celui qu’elle occupait alors à l’agence de publicité.
L’expérience fut concluante; non seulement ses douleurs dorsales disparurent-
elles graduellement, mais elle retrouva aussi un goût de vivre et une créativité
qu’elle n’avait pas ressentis depuis les premières années de son emploi.
Aujourd’hui, elle ne pense plus que la direction d’un secteur lui fait perdre sa
féminité. Elle a appris à ne pas considérer comme catastrophiques les critiques
inévitables dirigées contre elle. Elle a aussi constaté qu’elle pouvait fort bien
assumer des responsabilités sans s’écrouler ni faire de dépression, à condition
qu’elle continue à considérer ses échecs comme regrettables mais non pas
irrémédiables, ses erreurs comme ennuyeuses, mais ni terribles ni dévalorisantes.
Car au fond de sa peur de réussir se cachait la peur de l’échec, l’une et l’autre
n’étant que des facettes de la même crainte fondamentale de ne pas être aimé et
approuvé par tout le monde pour tout ce que l’on fait.
CHAPITRE VII

ÉTIENNE, OU LA PEUR DE L’OPINION DES


AUTRES

Vous qui me lisez, vous reconnaissez-vous ici? Vous l’avez, cette peur, n’est-ce
pas? Combien de fois au cours des sept derniers jours ne vous êtes-vous pas
abstenu de faire une chose qui vous plaisait ou ne vous êtes-vous pas contraint à
en faire une autre que vous détestiez uniquement parce que vous vous êtes
soucié de ce que les gens penseraient de vous? Nous sommes en présence ici
d’une spécialisation de la peur de ne pas être aimé dont j’ai parlé à propos de
Béatrice. Essayons de distinguer ce qui est raisonnable et ce qu’il peut y avoir
d’exagéré dans cette peur.
Il ne s’agit pas de se ficher éperdument de l’opinion de tout le monde, à moins
que vous ne puissiez le faire sans inconvénients majeurs. Ainsi, si vous êtes
employé, il peut être important que votre patron ait une opinion favorable de
vous comme travailleur, sinon vous risquez de perdre votre emploi. Si vous êtes
médecin, dentiste, avocat ou garagiste, et que vous faites peu de cas de l’opinion
de vos clients, il se peut fort bien que votre clientèle diminue de façon marquée.
Voilà des cas où il est prudent de ne pas heurter inutilement les autres et dans
lesquels, tout en sauvegardant votre liberté de pensée et d’action, il semble
inopportun de se livrer à des déclarations fracassantes d’indépendance.
Parfois, quand j’expose à mes consultants ce qui précède, certains d’entre eux
me reprochent de recommander une diplomatie sinueuse et revendiquent le droit
de dire et de faire en tout temps tout ce qu’ils pensent et veulent. Je leur réponds
que ce droit n’est pas en question et que, sans aucun doute, ils le possèdent,
puisque tout être humain est entièrement autorisé à penser et à faire ce qu’il veut
bien, en général et en détail. Mais si tout est permis, tout n’est pas toujours
opportun, comme le disait déjà l’apôtre Paul aux chrétiens de Corinthe.
L’une de mes consultantes, infirmière travaillant en milieu hospitalier, me
racontait combien les mauvais traitements du personnel médical étaient
nombreux envers les malades. Elle se sentait mandatée pour dénoncer ces
traitements et formuler à ses collègues des remarques critiques à propos de leur
conduite professionnelle. Avec ce système, elle avait réussi à se créer bon
nombre d’ennemis – nul n’est encore prophète dans son pays – et à se faire
expulser de quatre hôpitaux. Cette démarche lui apparaissait noble et elle n’était
pas loin de se prendre pour une martyre de la droiture et de la conscience
professionnelle dans un milieu corrompu. Je rétorquai que cette démarche
m’apparaissait au contraire empreinte de naïveté et qu’elle serait mieux de
choisir son auditoire quand elle désirait dénoncer de tels actes.
Cependant, mis à part ces cas où il peut être important pour quelqu’un de
cultiver chez les autres une opinion favorable à son endroit, il existe
d’innombrables circonstances où l’opinion des autres, qu’elle soit favorable ou
défavorable, ne fait pas l’ombre d’une différence sur le déroulement concret de
nos vies. Souvent, nous nous préoccupons du jugement favorable de parfaits
inconnus que nous ne reverrons probablement jamais et dont l’influence sur nous
est nulle.
C’était le cas d’Étienne. Étienne était venu au monde avec une caractéristique
sexuelle qui, à ses yeux, revêtait une importance incroyable: il était doté d’un
pénis un peu plus petit que celui de la moyenne des hommes. Ce que j’en ai
entendu parler, de ce pénis, et encore, ce n’était rien à côté de ce qu’Étienne se
racontait à lui-même depuis des années! Soyons concrets: son pénis, à l’état de
repos, mesurait environ 7 centimètres de longueur, ce qui est inférieur d’environ
3,5 centimètres à la moyenne des pénis humains. Étienne était persuadé que s’il
revêtait un maillot de bain et se promenait sur une plage, tout le monde
remarquerait aussitôt les dimensions modestes de son organe et en tirerait des
conclusions défavorables sur l’ensemble de sa personnalité. Il entendait déjà les
chuchotements crépiter à mesure qu’il déambulerait sur la plage: «Regarde donc
ça… C’est pas possible… Il doit être mal pris… Pauvre diable… Quel zizi
lamentable…» Cette seule pensée lui causait des sueurs froides; aussi
s’abstenait-il prudemment de toute baignade, inventant toutes sortes de raisons
pour s’excuser quand on l’invitait à faire un saut dans la piscine ou à prendre un
bain de soleil. Il rêvait de vacances d’hiver aux Bermudes, mais allez donc vous
promener aux Bermudes sans vous baigner!
Et ce n’était pas tout; il se trouvait trop grand, trop maigre, doté d’un nez long
et de dents trop proéminentes, comme certaines femmes se préoccupent
maladivement de leurs seins trop petits ou trop gros, de leurs fesses trop maigres
ou trop grasses, de leurs jambes, de leurs bras, de leurs yeux et même de leurs
orteils.
Je commençai tout de suite à confronter les idées d’Étienne sur ce sujet,
tâchant de lui démontrer que l’opinion des gens sur son petit membre n’était
d’aucune importance, à moins peut-être qu’il ne se disposât à avoir un contact
sexuel avec eux; que, de toute façon, il n’y pouvait rien, puisque la science n’a
pas encore découvert de moyen de faire croître à volonté cet organe; que son
anxiété ne provenait pas des dimensions réduites de son pénis, mais bien de
l’importance absurde qu’il donnait à l’opinion des autres sur ce sujet et que, ce
faisant, il se privait d’activités auxquelles il aurait pu trouver beaucoup
d’agrément.
Étienne ne prisait pas cette démarche thérapeutique. Il refusait de confronter
ses idées, prétendant qu’il s’agissait là d’une méthode simpliste et superficielle,
que la racine du mal se trouvait ancrée bien plus profondément dans son enfance
et dans les traumatismes primitifs qu’il avait dû éprouver alors. Il rêvait d’avoir
un beau complexe d’Œdipe et me rebattait les oreilles de théories
psychanalytiques.
Pour ma part, je ne voulais pas démordre de la réalité et je m’acharnais sans
rémission à démolir successivement ses erreurs de logique et à lui prouver hors
de tout doute que, quelles que fussent les racines historiques de ses sentiments
actuels, c’était bien à ses idées actuelles qu’il s’agissait de s’en prendre pour
qu’il arrivât à se défaire de ces sentiments. Comme je le fais pour des
consultants particulièrement coriaces, je l’engageai à essayer un régime de
confrontations pendant quelques semaines et à constater par lui-même les effets
de cette procédure. «Si ça ne donne pas de bons résultats, lui disais-je, tu pourras
toujours revenir à l’ancien système. Après tout, tu n’as pas beaucoup à perdre en
essayant la confrontation. Le pire qui puisse arriver, c’est que tu aies fait des
efforts pour rien pendant quelques semaines.»
Ces appels répétés de ma part au bon sens et à l’objectivité finirent par donner
des résultats. Étienne résolut de se mettre au travail d’identification et
d’expulsion de ses idées non réalistes, portant surtout sur l’importance qu’il
attachait à l’opinion des autres sur son apparence physique, mais aussi sur
d’autres aspects de lui-même. Les progrès furent lents au début, et Étienne tenta
plus d’une fois de revenir au système qui consistait pour lui à rechercher dans
son passé les racines de ses difficultés présentes. Je lui suggérai de s’imposer des
garde-fous, ce à quoi il consentit avec beaucoup de réticence. Je lui proposai
aussi d’enregistrer au magnétophone tous nos entretiens et de les écouter ensuite,
seul, à tête reposée. Voilà une autre technique que j’emploie avec bon nombre de
mes consultants. Il y a toujours un magnétophone prêt à fonctionner dans mon
bureau et je suggère au consultant d’apporter une cassette ou une bobine et de
fixer sur bande le contenu verbal de nos rencontres. C’est souvent à une
deuxième écoute que le consultant peut le mieux constater beaucoup de
phénomènes. Ainsi, dès le premier enregistrement, Étienne se rendit compte
combien il passait de temps pendant l’entrevue à se justifier et à se défendre
contre moi. Cela nous amena à parler de l’importance qu’il attachait à ma propre
opinion sur lui. C’était la situation idéale: ce dont Étienne me parlait, il le vivait
avec moi au moment même où nous en parlions et il n’était plus nécessaire
d’analyser avec lui des situations étrangères à la consultation et probablement
déformées par ses souvenirs, puisque nos rapports nous offraient tous les
éléments nécessaires à une véritable saisie de ses idées illogiques.
Entre-temps, les confrontations d’Étienne, après les maladresses inévitables
du début, commençaient à donner des résultats. Il s’aperçut qu’il pouvait, en se
disant la vérité, calmer son anxiété. Il s’aventura en maillot de bain, dans son
jardin, pour y tondre le gazon, sous les yeux de ses voisins et des passants, et fut
surpris de ne ressentir que peu d’appréhension. On l’invita à une garden-party et
il accepta de faire un saut dans la piscine à la vue de nombreux témoins. Il
constata ainsi que la confrontation de ses idées absurdes lui apportait des
résultats tangibles et cela l’encouragea à intensifier son travail en ce domaine.
Je ne peux pas vous en dire plus pour l’instant. Le cheminement d’Étienne se
poursuit et il lui reste sans doute de nombreuses idées à identifier et à déraciner.
Mais rien n’autorise à croire qu’il ne puisse pas, lui aussi, à force d’efforts bien
dirigés et en ne dépensant pas son énergie à de stériles recherches d’archéologie
psychologique, arriver à vivre une vie d’où l’anxiété et sa jumelle, l’hostilité, ne
soient pas en grande partie absentes. Il s’est fait un programme précis de
confrontations et d’action et, à l’heure où j’écris ces lignes, je me l’imagine
facilement contredisant avec vigueur ses idées absurdes et s’engageant peu à peu
dans des actes où, sans heurter inutilement les autres, il s’efforce de plus en plus
de faire ce qui lui plaît.
CHAPITRE VIII

FRANÇOISE, OU LA PEUR D’AIMER

Ce que je vais raconter de Françoise, je pourrais tout aussi bien l’écrire de


François: la crainte d’aimer frappe un sexe comme l’autre, tout comme les autres
peurs d’ailleurs. Comme le dit la chanson: «Tout le monde veut aller au ciel,
mais personne ne veut mourir», il me semble parfois que tout le monde veut être
aimé, mais que beaucoup de gens ont peur d’aimer les autres et, donc, s’en
abstiennent, avec le résultat que nous avons une surabondance de clients pour
l’amour, mais que le nombre de fournisseurs semble plus restreint.
Je ne parle pas ici de la peur de «faire l’amour», expression qui prête à
confusion et qu’il vaudrait mieux remplacer par un terme comme «avoir des
rapports sexuels». Cette peur est également très répandue, mais j’en parlerai à
propos d’Ivan, au chapitre XI. Pour l’instant, il importe de se souvenir qu’on
peut très bien avoir des rapports sexuels réjouissants avec une personne qu’on
n’aime pas, et que, d’autre part, il est tout à fait possible d’aimer profondément
quelqu’un et n’avoir avec cette personne aucun contact sexuel.
Le sociologue canadien John Allan Lee, de l’Université de Toronto, a proposé
une ingénieuse classification de l’amour en six types prédominants, rarement
présents à l’état pur d’ailleurs, mais qu’on trouve d’ordinaire combinés chez la
même personne. Cependant, d’une telle combinaison émergent en général des
constantes qui permettent de conclure que c’est surtout tel type d’amour qui
prédomine chez telle personne (Colours of Love). Les six types d’amour
énumérés par Lee sont les suivants:

L’amour érotique

Le symptôme le plus typique de cette forme d’amour est l’attraction physique


puissante et immédiate d’une personne pour une autre. II s’agit du «coup de
foudre». L’activité sexuelle est intense, rapide et variée. L’amant recherche avec
ardeur un idéal de beauté physique; tout l’intéresse dans son partenaire et il
demande de plus en plus d’intimité psychologique. L’intensité de cette recherche
et de cette demande rend la relation fragile et favorise les déceptions. Il semble
difficile de baser une relation stable et mutuelle sur un amour primordialement
érotique.

L’amour ludique

D’un mot latin signifiant jeu, l’amour ludique est d’abord conçu par ces
amoureux comme un jeu, sans l’engagement et la passion que comporte l’amour
érotique. Les amoureux ludiques aiment souvent plusieurs personnes à la fois et
utilisent une variété de techniques pour garder avec chacune d’elles une relation
non engageante. C’est l’amour type du don Juan passant d’une partenaire à
l’autre, rarement possessif ou jaloux, toujours prêt à s’amuser à aimer.

L’amour d’amitié

C’est l’amour sans fièvre et sans folie, une affection paisible. Les relations
sexuelles jouent un rôle secondaire ici. Les sentiments intenses sont absents;
c’est l’amour tout naturel, naissant sans bruit de longues fréquentations. Le
mariage, les enfants font partie de l’amour d’amitié. C’est sans doute le type
d’amour le plus stable: les partenaires amis possèdent des ressources de stabilité
qui leur permettent de traverser des épreuves auxquelles les partenaires érotiques
ou ludiques ne résisteraient pas. Pas d’extases, mais pas non plus de désespoir.
Lee présente ces trois premières formes comme les types fondamentaux de
l’amour. Comme les couleurs, ils peuvent se mêler l’un à l’autre et produire trois
autres types:

L’amour maniaque (combinaison de l’amour érotique et de


l’amour ludique)

Agitation, perte de sommeil et d’appétit, fièvre sont des caractéristiques de


l’amour maniaque. L’amoureux maniaque est obsédé par la pensée de son amour.
Il est insatiable de marques d’affection et la moindre inattention ou le plus petit
signe de froideur provoque son anxiété et sa douleur. Il est furieusement jaloux
et facilement, à tour de rôle, extatique ou désespéré.
La plupart des amants maniaques sont convaincus de ne rien valoir s’ils ne
sont pas aimés. Ils croient avoir un tel besoin d’être aimés qu’ils n’arrivent pas à
laisser une relation suivre son cours et précipitent les choses. Ces amours
finissent rarement de manière heureuse; seuls quelques possédés de l’amour
maniaque vont jusqu’à la violence ou au suicide, mais la plupart restent affectés
à la suite d’une rupture pendant des mois ou même des années. Il n’est pas
impossible qu’un tel amour se développe en une relation stable, mais il faudra à
l’amoureux maniaque un partenaire exceptionnel, capable de survivre aux
tempêtes émotives, de transmettre la même intensité amoureuse et de convaincre
finalement le maniaque qu’il est digne d’amour.

L’amour pragmatique (combinaison de l’amour amitié et l’amour


ludique)

C’est l’approche rationnelle. Dans ce type d’amour, on recherche la


compatibilité d’humeur et de caractère, la similitude d’intérêts et d’éducation,
l’accord des principes religieux et moraux. Ce type d’amour n’est pas aussi froid
qu’il peut le sembler. Une fois qu’un compagnon stable a été choisi, des
sentiments plus intenses peuvent se développer. Alors que l’amour érotique
ressemble à une bouilloire brûlante qui va se refroidissant, l’amour pragmatique,
d’abord froid, se réchauffe lentement.

L’amour altruiste (combinaison de l’amour érotique et de l’amour


d’amitié)

Il s’agit d’un amour universel et centré sur l’autre, patient, jamais jaloux et
n’exigeant pas la réciprocité. Les sentiments sont intenses comme dans l’amour
érotique, mais il s’y ajoute les composantes plus calmes et plus stables de
l’amour d’amitié. C’est l’amour que les Grecs nommaient agapè, terme que la
tradition chrétienne a adopté, à la suite de saint Paul, pour caractériser les
relations qui doivent exister entre les croyants. Il s’agit bien du don généreux et
sans égoïsme de soi-même à une autre personne.
Pour revenir à Françoise, il semblait bien qu’elle eut peur d’aimer, tout en
désirant ardemment être aimée. Elle correspondait bien à la catégorie d’amantes
que Lee inclut sous la rubrique de l’amour maniaque. Convaincue qu’elle ne
valait rien, elle se trouvait dès lors acculée à une situation intenable. Elle désirait
être aimée, mais redoutait que la proximité et l’intimité que suppose l’amour ne
permettent à ses amants de découvrir quelle dinde, quel être méprisable et abject
elle était, selon elle. Ainsi, elle repoussait les avances de ses amoureux possibles,
proclamant qu’elle n’était pas aimable, mais déclarant du même souffle qu’elle
ne saurait vivre sans être aimée. Peut-on s’y prendre mieux pour s’empoisonner
l’existence?
Il aurait été tentant pour un thérapeute de se faire ici le raisonnement suivant:
«Puisque Françoise ne s’aime pas et désire ardemment être aimée, je vais
l’aimer, moi, et ainsi, elle découvrira qu’elle est aimable et commencera à
s’aimer elle-même.» C’est là un danger non illusoire, puisque cette démarche ne
conduirait la consultante qu’à croire avec encore plus d’ardeur qu’elle ne saurait
être heureuse sans être aimée, au moins par son thérapeute, ce qui constitue une
erreur néfaste, comme je l’ai exposé à propos de Béatrice, au chapitre IV.
Je résolus de suivre avec Françoise une tout autre approche, concentrant mes
efforts non pas à lui prouver qu’elle était aimable, mais bien qu’elle n’avait pas
besoin d’être aimée pour être heureuse, que même si je l’aimais d’un amour
passionné, cela ne changerait rien au problème tant qu’elle conserverait dans son
esprit ses notions absurdes.
Sa peur d’être rejetée, sous-jacente à sa peur d’aimer, se manifestait de toutes
sortes de manières. Ainsi, elle reprochait aux hommes de ne s’intéresser qu’à la
peau d’une femme et de ne penser qu’à coucher avec elle. Comme elle était,
selon les goûts de notre société, fort jolie, je m’acharnai à lui démontrer que cela
n’avait rien de tragique puisque, de toute évidence, c’est ce qui frappait d’abord
chez elle. Après tout, on ne peut reprocher à quelqu’un de remarquer d’abord le
contenant avant de s’intéresser au contenu, et il semble abusif de qualifier un
homme de vulgaire parce qu’il est stimulé érotiquement par la vue des formes
harmonieuses d’une jeune fille.
Françoise en était venue à tenter de s’enlaidir délibérément, portant des
vêtements informes et sales, laissant ses cheveux devenir une tignasse grasse et
emmêlée, dégageant autour d’elle des odeurs douteuses.
En plus de ces idées, Françoise en avait d’autres, héritées d’une éducation
janséniste gracieusement offerte par ses parents, qui la tenaient eux-mêmes de
leurs parents, et ainsi de suite. Sa famille lui avait présenté la sexualité comme
un domaine dangereux et interdit, où le péché tenait bonne compagnie à
l’horreur. Faute de se faire religieuse, solution que la génération qui avait
précédé la sienne avait largement utilisée, mais qui tombait déjà en défaveur à
l’époque où elle aurait pu y penser, elle avait sans trop s’en rendre compte choisi
de mener une vie de célibataire frustrée et renfrognée.
Qu’on ne se méprenne pas sur le sens de ces paroles. Je ne dis pas que tous les
célibataires le sont à cause de leur peur d’aimer. J’affirme seulement que parmi
les personnes qui ont choisi ce mode de vie, il s’en trouve qui ont posé ce choix
pour cette raison, comme d’ailleurs il est clair que beaucoup de gens se marient
non par amour, mais par crainte de rester seuls et à cause de la peur qu’ils
ressentent à l’idée d’être incapables de se tirer d’affaire seuls dans la vie.
Comme vous le voyez, il y avait dans l’esprit de Françoise une véritable forêt
d’idées mal fondées, angoissantes, solidement enracinées. Le remède, quoique
pénible et ardu, aurait consisté pour elle à les examiner avec soin et à expulser
par la confrontation celles qui lui causaient de l’anxiété. Françoise ne consentit
pas à se mettre à ce travail. Même après de nombreuses entrevues, je ne parvins
pas à la convaincre de se mettre résolument à la tâche. Elle préférait me
demander un amour que je ne voulais pas lui offrir et dont le don, d’ailleurs,
n’aurait rien réglé à sa situation puisque, selon sa technique favorite, elle l’aurait
finalement repoussé.
Cette histoire, pour ce que j’en sais, finit mal. Après une dernière entrevue, au
cours de laquelle elle projeta sur moi sa rage et m’accusa de lui refuser ce qui, à
ses yeux, l’eût sauvée, elle disparut sans plus donner signe de vie. J’ai tenté de la
joindre, mais elle avait changé de domicile et de téléphone. Où qu’elle soit, je
souhaite qu’elle ait pris conscience des idées qui la rendaient malheureuse et
qu’elle s’en soit débarrassée. Sinon, je doute qu’elle connaisse jamais la paix
puisque, quel que soit le lieu, quelles que soient les personnes qui l’entourent,
elle transporte en elle-même, dans son esprit, les causes de son malheur.
CHAPITRE IX

GÉRARD, OU LA PEUR DE L’INTIMITÉ

Gérard était un homme d’affaires qui avait réussi sa carrière. À quarante ans, il
se trouvait à la tête d’une entreprise fructueuse. Il était marié et père de cinq
enfants; sa femme était une amie d’enfance qu’il avait fréquentée pendant sept
ans avant leur mariage. Cependant, malgré son succès et son bien-être matériel,
Gérard se plaignait de vagues appréhensions mal définies, de ne trouver aucun
sens à la vie et d’être troublé par l’insomnie. On lui avait récemment découvert
un début d’ulcère à l’estomac.
Après bien des heures de rencontre pendant lesquelles nous avions fait peu de
progrès, je commençai à réaliser que la vie émotive de Gérard était d’une
extrême pauvreté. Sa vie se résumait à son travail et à ses affaires. Chaque matin,
comme un cheval fidèle, il reprenait le collier de son labeur, sans grande joie,
mais sans grande répugnance. Depuis des années, avec la régularité d’une
horloge bien réglée, il prenait à la même heure le chemin du bureau, passait huit
heures à s’occuper de son entreprise, puis reprenait le chemin de la maison, un
peu plus fatigué, se sentant un peu plus vieux. Il entrait chez lui, échangeait
quelques paroles sans conséquence avec sa femme et ses enfants, dépliait son
journal du soir et sirotait un scotch en attendant l’heure du souper. Le repas avalé
sans plus de temps qu’il n’en faut, Gérard se replongeait dans sa lecture ou
regardait un peu de télévision, mangeait un bol de céréales et se couchait. Il ne
sortait que rarement avec son épouse; on ne lui connaissait pas d’ennemis, mais
pas d’amis non plus. Pendant les week-ends, il se retirait dans un chalet, à la
campagne. D’habitude sa femme l’accompagnait, mais Gérard préférait faire
seul de longues promenades ou passer des heures solitaires sur le lac, à pêcher.
Les deux époux, accompagnés parfois d’un ou de deux enfants, revenaient en
silence le dimanche soir et une autre semaine commençait.
Depuis des années, Gérard faisait des cauchemars terrifiants, où il se voyait
poursuivi par des bêtes féroces prêtes à le dévorer, ou enfermé dans des pièces
dont les murs se rapprochaient lentement et inexorablement. L’angoisse qu’il
réussissait, par une terne routine, à masquer pendant le jour revenait le
tourmenter la nuit.
Gérard donnait tous les signes d’une personne que l’anxiété accable et il
m’apparaissait probable que cette anxiété fut basée au fond sur la culpabilité. À
mes questions, Gérard opposa d’abord des manœuvres de diversion ou un silence
obstiné. Ce n’est qu’après des mois qu’il finit par me raconter le secret qui
empoisonnait sa vie depuis des années et qui expliquait sa réticence extrême à
s’engager dans des relations d’intimité.
Il avait grandi dans un milieu rural isolé. Son père était agriculteur et élevait
aussi quelques animaux, dans une ferme dont le plus proche voisin habitait à
plusieurs kilomètres. À l’âge de douze ans, le petit Gérard s’était livré à des
contacts sexuels avec une jeune génisse.
Bourrelé de remords, il se précipita au confessionnal. Mais alors,
malheureusement, au lieu de rencontrer un être humain qui l’eût aidé à
comprendre qu’il ne s’agissait là que d’un geste sans conséquences, n’entraînant
de suites malheureuses pour personne, ni pour lui-même ni, à coup sûr, pour la
génisse, il se trouva en présence d’un prêtre peu éclairé qui poussa des cris
d’indignation et menaça le malheureux enfant des feux les plus ardents de l’enfer
s’il osait jamais se livrer encore à des actes aussi honteux, aussi méprisables,
révélateurs d’un esprit vicié. Remarquons en passant que si, au lieu de s’accuser
d’avoir mis son pénis dans le vagin d’une vache, le petit Gérard s’était reconnu
coupable d’avoir regardé les fesses de sa petite cousine, d’avoir tiré des sons
harmonieux de son propre petit instrument ou d’avoir épié la copulation de ses
parents, il y a fort à parier que le prêtre aurait réagi de la même façon. En fait, la
plupart d’entre nous avons appris que la seule expression de sexualité légitime
consiste pour un homme marié religieusement à introduire son pénis et rien
d’autre dans le vagin de son épouse, et nulle part ailleurs. Que son épouse,
d’ailleurs, soit d’accord ou non, que ça lui tente ou non, cela n’a pas
d’importance, tant que les règles sont respectées, les siennes à lui du moins!
Voilà donc l’«affreux» secret que Gérard traînait avec lui depuis des années et
qui expliquait, au moins en partie, sa réticence extrême à nouer des contacts
intimes avec les autres, redoutant toujours que cette proximité ne les amène à
découvrir quel monstre sommeillait au fond de son cœur. Le cas de Gérard
n’était pas isolé, comme il le croyait et comme on pourrait le croire facilement, à
moins d’avoir passé des années à écouter ce que les gens ne disent qu’à un
thérapeute. J’ai connu une jeune femme qui était entrée au couvent pour expier
ses «fautes de jeunesse»: son frère l’avait joyeusement renversée un bel après-
midi de juillet dans le foin fraîchement coupé. Et ces culpabilités ne se confinent
pas au domaine de la sexualité, bien qu’elles semblent y germer avec une
vivacité désolante. Vols, indiscrétions, curiosités, haines, infidélités, escapades,
violences, autant d’erreurs que beaucoup de gens ne se pardonnent jamais et
dont ils se punissent pendant des années par des vies monotones, émotivement
ternes, vécues dans la solitude et l’angoisse. Une de mes consultantes se
reprochait avec amertume de ne pouvoir parvenir à l’orgasme avec son mari
qu’en meublant son esprit de fantaisies où elle s’imaginait dans les bras de
plusieurs hommes à la fois. Cette fantaisie est l’une des plus fréquentes qui soit
et ne comporte aucun inconvénient, mais cette dame s’imaginait être dotée de
l’esprit d’une prostituée (beau jugement de valeur sur ces personnes!) et refusait
donc les contacts avec son mari ou feignait ses orgasmes, faute de pouvoir les
obtenir autrement.
Mais il fut heureusement assez facile d’amener Gérard à reconnaître que cet
épisode de son enfance ne comportait rien d’épouvantable et ne constituait pas
une horreur innommable, qu’il s’agissait plutôt, selon une interprétation plus
raisonnable, de l’exploration tâtonnante d’un adolescent découvrant les forces de
la vie en lui-même et manquant, à cause de sa timidité, de son isolement et des
principes rigides transmis par sa famille, occasions habituelles d’expression de
sa sexualité.
Voilà bien une démonstration de plus que ce ne sont pas les événements de la
vie qui sont la cause de l’anxiété et de l’hostilité que nous ressentons. Si l’on
n’avait pas appris à Gérard, ou s’il ne s’était pas imaginé lui-même que ses
contacts avec la génisse constituaient des crimes, je suis certain qu’il n’aurait
ressenti aucune anxiété à cette occasion, pas plus qu’un chrétien n’en ressent à
consommer une côtelette de porc ou à boire un verre de vin, alors que l’israélite
ou le musulman de stricte observance s’écartent de ces mêmes gestes avec
horreur. Toutes ces maudites croyances, le terme n’est pas trop fort, ont brisé
assez de vies et empoisonné assez de personnes pour que nous soyons
pleinement justifiés de vouloir nous en défaire. Je suis écœuré de voir jour après
jour des êtres humains comme moi mener des existences bourrées d’anxiété et de
peur, uniquement parce qu’ils ajoutent foi à des fables, à des croyances idiotes, à
des préjugés absurdes, à des sornettes et des balivernes qu’un enfant de trois ans,
dont l’esprit n’aurait pas encore été contaminé, dénoncerait sans hésitation
comme de la bouillie pour les chats. Jésus-Christ a affirmé qu’à moins de
redevenir un petit enfant, on n’entrerait pas dans le royaume des cieux; je ne
crois pas faire subir de torture à la vérité si j’interprète ces paroles en concluant
que celui qui laisse envahir son esprit par des préjugés idiots non seulement
n’accédera pas au bonheur, mais tombera à coup sûr dans un enfer d’angoisse et
d’anxiété que, sans qu’il soit besoin d’en imaginer d’autre, l’homme a creusé lui-
même par sa sottise.
Délivré progressivement de l’angoisse qu’il s’était créée lui-même, Gérard
devint vite plus accessible. Sa femme et ses enfants le trouvèrent plus
communicatif et plus détendu. Il trouva du plaisir, pour la première fois de sa
vie, à parler de lui-même, de ses joies et de ses peines, de ses succès et de ses
échecs, de ses peurs et de son courage avec sa compagne. Ne se prenant plus
pour un monstre, il en découvrit moins autour de lui et la société des humains lui
sembla plus attrayante. Il continua d’affectionner les promenades solitaires et les
soirées de pêche, mais son esprit n’était plus meublé des mêmes pensées. Pour la
première fois depuis longtemps, il se laissa aller à aimer sa femme et à se laisser
aimer par elle.
La vie de Gérard n’est pas exempte de problèmes, car ils ne prennent pas tous
leur origine dans l’esprit, mais il peut maintenant y faire face avec plus de force
puisqu’il n’est plus contraint de traîner derrière lui le boulet de sa culpabilité. Il
est seulement regrettable qu’il se soit délivré si tard de ce poids et qu’il ait gâté,
sans le vouloir, tant de belles années de sa vie. Mais il ne sert à rien de déplorer
le passé; c’est vers l’avenir que se déroule la vie.
CHAPITRE X

HÉLÈNE, OU LA PEUR DU PLAISIR

Pour beaucoup de gens, le plaisir, à moins qu’il ne soit inséparable de quelque


activité utile ou nécessaire, est immoral ou du moins suspect. Pour eux, le plaisir
en lui-même est mauvais et doit être «justifié» pour devenir acceptable. Ils ont
peur du plaisir.
Quoique notre société semble donner l’image de la libération et de la largeur
d’esprit, je suis convaincu qu’il n’en est rien au fond et que les vieilles idées
jansénistes et puritaines sont toujours vivaces dans nos esprits. La frénésie même
de certains dans la recherche du plaisir recouvre souvent une mauvaise
conscience anxieuse qu’on essaye de faire taire en l’étouffant sous la masse
même de ce qu’elle réprouve.
Cette attitude semble prendre racine dans une confusion regrettable.
Il est clair, comme un moment de réflexion suffira à l’établir, que le plaisir ne
se confond pas nécessairement avec le bonheur, dans la mesure où ce dernier
désigne une condition stable et permanente, exempte de toute perturbation et
dont il semble bien qu’elle soit inaccessible, du moins parfaitement, dans un
monde aussi imparfaitement organisé que le nôtre. Le plaisir désigne, lui, une
condition plus transitoire, essentiellement temporaire et caractérisée par le fait
qu’elle renferme son propre accomplissement et ne débouche que sur elle-même.
Le bonheur est stable, le plaisir est passager; l’homme a un appétit insatiable de
bonheur, mais il se rassasie plus ou moins rapidement de plaisir. On ne se lasse
pas du bonheur, mais on arrive vite à trouver terne et ennuyeux un plaisir trop
souvent renouvelé. Au huitième scotch, à la sixième semaine de vacances, après
le dixième orgasme quotidien, le plaisir diminue jusqu’à s’évanouir et, si on
persiste à le poursuivre, il se change facilement en dégoût. Essayez de fumer
douze cigarettes à la suite, en ne faisant que cela!
D’autre part, l’entêtement maniaque à poursuivre le plaisir peut souvent
éloigner d’un bonheur plus grand, mais dont l’atteinte est moins facile et
immédiate. Si, le jour de la paye, M. Guindon brûle les trois quarts de son salaire
à fêter et à jouer au poker, il éprouvera probablement du plaisir à le faire, mais il
se réserve aussi des moments pénibles quand arrivera le temps de faire face aux
factures mensuelles. Il eût peut-être été plus avisé pour M. Guindon de répartir
ses revenus de manière plus sage, non d’abord parce que c’est plus beau, plus
moral, plus aimable, mais plutôt parce que c’est une manière plus sûre d’obtenir
plus d’agrément.
Cependant, bien que le plaisir ne se confonde pas avec le bonheur, bien qu’il
s’en écarte parfois et qu’il soit souvent de brève durée, le point de satiété étant
plus ou moins rapidement atteint, il ne s’ensuit pas qu’il faille logiquement le
condamner et le mépriser, au nom de quelque morale grincheuse, pas plus qu’il
ne serait raisonnable de mépriser le cuivre parce qu’il a moins de valeur que le
platine. Parce que nous nous trompons souvent en plaçant notre bonheur dans
des choses et des gens qui ne peuvent tout simplement pas nous l’apporter, il est
absurde pour autant de se représenter tout plaisir comme mauvais ou dangereux
et de fuir quand il se présente, ou de s’abstenir de le rechercher, ou de se
culpabiliser quand, malgré soi, il fait sentir sa présence. On peut en arriver ainsi
à une ascèse qui n’a rien de saint ni d’intelligent et qui ne démontre en fin de
compte que la présence d’idées idiotes dans la tête de l’ascète. On pense à ces
religieuses qui demandaient à la grande Thérèse d’Avila si elle croyait qu’il
serait bon pour elles d’agir comme des sottes pour être ainsi méprisées
davantage par leur entourage, et à qui la sainte répondit qu’elle ne croyait pas
nécessaire qu’elles fissent d’efforts spéciaux et qu’elles étaient bien assez sottes
sans cela!
Certains moralistes condamnent l’hédonisme, incluant sous ce terme toute
recherche du plaisir pour lui-même, et vantent l’accomplissement stoïque du
devoir. Il me semble qu’ils oublient ou ignorent que le ressort le plus puissant de
l’action est la recherche du plaisir et qu’on n’aura pas beaucoup de succès à
motiver un être humain à poser un geste à moins qu’il ne le considère comme
profitable pour lui et, donc, porteur de plaisir en lui-même ou du moins
conduisant à l’obtention du plaisir ou du bonheur. Cela s’applique tout autant au
martyr qui accepte une mort pénible en vue de l’obtention du salut éternel qu’au
buveur qui cesse de boire après son cinquième verre pour s’éviter les maux de
tête du lendemain matin. Virgile le disait déjà: «C’est le plaisir qui fait agir tout
être.»
En conséquence, je ne vois pas pourquoi un être humain baserait sa vie et son
action sur autre chose que la recherche du plaisir. Je m’entends déjà traiter
d’épicurien par tous ceux qui n’ont jamais lu une ligne d’Épicure. Là encore, il y
a méprise. Épicure, dans ce qui nous reste de ses œuvres et dans les citations de
lui qu’on peut trouver dans les écrits de divers autres penseurs anciens, ne
semble jamais avoir prôné la recherche désordonnée du plaisir puisque, comme
il le fait fort justement remarquer, cette recherche ne mène qu’à une destruction
ou à un amoindrissement du plaisir lui-même. Il s’agit toujours de moduler les
désirs et de ne rien se représenter comme absolument essentiel. L’homme qui
veut vraiment jouir de la vie apprendra à se contenter de peu, puisqu’il sera alors
délivré de l’inquiétude de perdre ce sur quoi il a, avec maladresse, basé son
plaisir (Rodis-Lewis, Épicure et son école). Comme on peut le constater, on est
loin de la frénésie et de la recherche démente de tous les plaisirs sans distinction.
Le problème se pose fondamentalement sur le plan du discernement. Devant
un plaisir offert, il importe que j’utilise ma raison pour arriver à distinguer si son
atteinte ne me privera pas de plaisirs plus grands, s’il n’y aurait pas avantage
pour moi, à plus ou moins longue échéance, à différer ou même à éviter ce
plaisir pour pouvoir obtenir encore plus de plaisir. La frustration en elle-même
n’a rien de beau, de noble ou de moral; elle est au contraire pénible et ne devient
utile que si elle conduit à l’obtention du plaisir.
Je peux donc, sans honte ni timidité, rechercher hardiment le plaisir en tout ce
que je fais. Je n’ai que faire de devoirs et d’obligations inexistantes. Tout m’est
permis et rien n’est interdit. Cependant, si je suis avisé, il m’apparaîtra bien vite
que certains plaisirs ne sont accessibles qu’après de longs efforts pénibles,
exigeant que je discipline ma pensée et mon action, tout comme les noix ne
livrent leur plaisir qu’à celui qui a eu la patience et la force de briser leur coque.
J’aurai ainsi avantage à laisser de côté certains plaisirs qui m’empêcheraient
d’en obtenir d’autres que je préfère. C’est un problème de bon sens et de
stratégie plus qu’un problème de morale. On peut même affirmer que bon
nombre des problèmes qui gâtent nos vies proviennent non pas d’une recherche
excessive du plaisir, mais bien au contraire d’une carence paradoxale du goût
d’être heureux et d’un manque d’imagination permettant de se représenter à
l’avance des plaisirs plus grands, susceptibles d’être atteints à travers l’effort,
alors que trop souvent nous nous attardons sottement à des plaisirs faciles dont
nous nous lassons vite.
Si, à cette imagination diminuée, emprisonnée dans les liens des conventions,
des préjugés et des idées toutes faites, s’ajoute la crainte du plaisir, comme
c’était le cas pour Hélène, on s’imagine assez facilement combien la vie peut
devenir terne. Fuyant le plaisir comme mauvais, elle le trouvait perversement
dans cette fuite même, se glorifiant de vivre une vie supérieure à celle du
commun des mortels, mais forcée de reconnaître à la fin qu’elle s’ennuyait à
mourir.
Comme c’est le cas souvent, c’étaient d’abord les plaisirs reliés à la sexualité
qui lui faisaient horreur. Il est frappant de constater combien cette catégorie de
plaisir a été stigmatisée, du moins dans notre récente culture occidentale, surtout
depuis le règne de cette bonne reine Victoria. Il n’est pas étonnant d’ailleurs que
l’Église catholique, dont l’élément dirigeant est composé entièrement de
célibataires, chastes et continents en principe, n’ait pas proclamé avec beaucoup
d’enthousiasme les charmes des plaisirs érotiques et en ait entouré l’obtention
d’un nombre considérable de conditions, menaçant les contrevenants de
châtiments égaux ou supérieurs à ceux réservés aux assassins, aux exploiteurs
des faibles, aux tyrans de l’humanité. L’enfer chrétien brûle des mêmes feux le
masturbateur, l’homosexuel et le fétichiste, d’une part, et, d’autre part, le voleur
de fonds publics, le fonctionnaire vénal et le tortionnaire de malheureux
dissidents. On croirait même, à entendre les dénonciations et les menaces des
supérieurs ecclésiastiques, que ces derniers s’en tireront avec quelque temps de
purgatoire, alors que le pauvre diable qui trouve un quelconque plaisir à tirer sur
son petit membre ou la veuve solitaire qui, avec combien de culpabilité, laisse
ses doigts errer du côté du mont de Vénus paieront ces folichonneries
inoffensives d’un stage éternel dans la rôtissoire. Voilà qui est fort raisonnable!
Pourtant, le fondateur même de cette religion a prétendu réserver des places de
choix dans son Paradis aux femmes qui gagnent leur vie à exercer le plus vieux
métier du monde. Comprenne qui pourra! On trouvera dans Zwang (Lettre
ouverte aux mal-baisants) une critique aiguë en même temps qu’humoristique
des tortionnaires de l’humanité au chapitre de la sexualité.
Quant à Hélène, je ne vous en dirai pas davantage, vous laissant le plaisir
d’imaginer son histoire et sa conclusion. Je vous dirai seulement que, pour la
peur du plaisir comme pour les autres, la confrontation demeure, dans la plupart
des cas, la démarche la plus fructueuse. Certes, les idées qui la causent sont
particulièrement tenaces et une nouvelle morale du plaisir n’est pas facilement
accessible à celui qui, depuis l’enfance, l’a considéré comme nocif et coupable.
Mais l’esprit humain est plus fort qu’on ne croit et, une fois délivré des chaînes
de la sottise et du préjugé, il possède des capacités remarquables de récupération.
CHAPITRE XI

IVAN, OU LA PEUR D’ÊTRE IMPUISSANT

Pendant que j’écris ce chapitre, des milliers d’érections vont s’éveiller, grandir,
puis s’effondrer, à travers le vaste monde. Des milliers de femmes vont se
retourner vers le mur, déçues ou furieuses, et des milliers d’hommes vont
contempler avec amertume cette partie de leur anatomie qui refuse malignement
d’obéir à leurs désirs.
Pour la plupart d’entre eux, ces lamentables affaissements auront tous la
même cause: la crainte sournoise qui se tapit dans leur esprit de ne pas «être
capable». Ce que je dis des hommes s’applique tout aussi bien aux femmes, dont
les orgasmes mort-nés ne se comptent pas et dont la passivité et l’inertie sexuelle
sont également, la plupart du temps, attribuables aux idées qui occupent leurs
esprits pendant l’acte sexuel.
Il est bien connu que l’impuissance chez l’homme ou la frigidité chez la
femme ne sont que très rarement causées par des problèmes physiques. Le
vieillissement semble produire chez la plupart des gens une diminution de la
puissance sexuelle, encore qu’il existe de nombreux vieillards demeurés très
«verts». Certaines maladies du système nerveux peuvent aussi affecter le
fonctionnement sexuel, mais il semble sûr que la plupart des problèmes dans ce
domaine sont d’origine psychologique (Katchadourian et Lunde, La sexualité:
concepts fondamentaux).
Comme de nombreux penseurs l’ont fait remarquer, l’organe sexuel principal
de l’être humain ne se situe pas entre ses deux jambes, mais au-dessus de ses
yeux! En somme, ce sont les contenus mentaux qui font toute la différence entre
un coït réussi et un autre qui se termine par l’échec. L’anxiété, la peur, la tension
psychologique, l’hostilité, l’inquiétude, autant d’émotions qui sont difficilement
conciliables avec des prouesses sexuelles.
Ivan se plaignait justement de connaître un pourcentage élevé d’échecs dans
ses rapports sexuels avec sa partenaire. Ce n’était pas qu’il ne l’aimait pas: au
contraire, il avait pour elle une affection profonde, enracinée par des années de
vie harmonieuse ensemble. Je lui suggérai d’examiner quelles idées habitaient
généralement son esprit quand il entreprenait avec elle un rapport sexuel. Ce qui
suit constitue un fragment d’une de nos nombreuses conversations sur ce sujet.
«Alors, Ivan, comment vont les érections?
– Pas fameux encore. Hier soir, j’ai essayé de faire l’amour avec Juliette; les
enfants étaient partis au chalet, nous avions décroché le téléphone. Nous avons
passé un long moment à nous caresser et à nous étreindre, mais je suis resté
inerte, pas le moindre tressaillement. Comprends-tu quelque chose à cela?
– Pas clairement encore, mais nous pourrons peut-être y arriver si nous nous
attardons à ce qui se passait dans ta tête pendant cette période d’étreintes et de
caresses.
– Il me semble que je ne pensais à rien de précis.
– Cela est possible, mais peu probable, Ivan. Cherchons un peu et nous
arriverons peut-être à trouver les pensées que tu avais alors. Dans quel esprit
abordes-tu les contacts avec ton épouse?
– Eh bien! je veux lui faire plaisir…
– D’accord, mais il doit y avoir autre chose…
– Je voudrais bien réussir enfin à me rendre jusqu’au bout…
– Je te soupçonne de te dire à toi-même que ce serait bien terrible s’il fallait
que tu échoues encore une fois, que cette fois-ci, il faut que ça fonctionne et que
tout aille bien… Est-ce que ce que tu te dis ressemble à cela?
– En partie seulement. C’est vrai que je suis tendu et que je me dis qu’il faut
que j’y arrive, sinon…
– Sinon, tu seras une demi-portion, un laissé-pour-compte, un moins que rien?
– Pas tant que ça, mais tout de même, il faut bien qu’un mari réussisse au
moins parfois à faire l’amour avec sa femme!
– Faux, archifaux, absurde, déraisonnable, non réaliste et idiot. Il n’y a rien
qui exige qu’un mari réussisse même une seule fois à conserver son érection. La
voilà, la coupable, l’idée qui fait tomber ton pénis comme le chêne sous l’orage.
Si tu as le malheur de conserver ce “il faut” dans ta pensée, je doute fort que tu
parviennes au coït.
– Allons donc… ça ne se peut pas qu’une seule petite pensée comme celle-là
ait des effets aussi dramatiques! Il doit y avoir autre chose.
– Peut-être, mais nous avons identifié, je crois, au moins une part de la cause
de tes échecs amoureux. Tu as probablement dans l’esprit d’autres idées qui
tiennent compagnie à celle-là pendant que tu fais l’amour. Cherchons un peu.
– Je me dis aussi que ma femme va être encore déçue si je n’arrive pas à la
mener jusqu’à son orgasme.
– Je le pensais bien… Voilà de quoi te payer une bonne dose de culpabilité
quand tu échoues. Pour ce que je comprends, il semble bien que, pendant que tu
caresses ta femme et que vous vous étreignez, tu as dans la tête toutes sortes de
pensées comme: “Je vais encore manquer mon coup… Quel désastre… Bientôt,
oh horreur!, j’aurai la preuve que je suis devenu impuissant… Quelle tristesse
pour cette pauvre Juliette qui m’aime tant… Mais je ne suis pas capable… Je n’y
arriverai plus jamais… Qu’est-ce que j’ai donc, diable d’affaire… Je dois être un
malade… J’ai pourtant des érections splendides quand je dors et que je rêve… Je
dois être un malade psychologique… Un pitoyable névrosé, tout juste bon à se
masturber solitairement, incapable de faire jouir une femme… Quel désastre…”
Remarquons, Ivan, que ces pensées sont fort peu érotiques et que, bien loin de
favoriser la réalisation de tes érections, elles ont de quoi faire tomber un
obélisque, si ce dernier pouvait penser. Tu ferais mieux de les confronter
rigoureusement.
– Mais comment? Je pense tout ce que tu dis, mais tout cela est vrai. Ce sera
vraiment un désastre si je n’arrive plus à faire l’amour avec Juliette, et j’aime
mieux crever que de mener la vie d’un impuissant frustré.
– Mais qu’est-ce que tu racontes? Me diras-tu que si, à la suite d’un accident,
on devait t’amputer le pénis, tu préférerais la mort?
– Non, cela est idiot. Mais alors, ce ne serait plus de ma faute… Je ne pourrais
pas faire autrement et il ne me resterait qu’à me résigner.
– Mais si c’est cela que tu ferais dans l’éventualité d’un accident, pourquoi ne
le fais-tu pas tout de suite? Tu dis toi-même que si cet accident arrivait, tu
préférerais encore vivre que mourir, ce qui implique que tu trouverais encore
quelque agrément à la vie, même si pour toujours il te devenait impossible de
faire l’amour. Si cela est vrai dans le cas de l’amputation, à plus forte raison cela
doit l’être aussi alors que tu es encore doté d’un pénis. Tu ferais donc mieux de
te convaincre de la vérité que tu viens toi-même d’énoncer, à savoir: une vie sans
copulation peut tout de même être passionnante et il existe d’autres plaisirs que
celui, très réel, que l’on peut trouver dans l’orgasme. Tu ferais mieux de
considérer tes échecs comme désagréables et ennuyeux, mais non pas comme
terribles et catastrophiques.
– Voilà un remède pénible à avaler…
– Peut-être, mais si la confrontation de tes idées n’est pas une partie de plaisir,
l’effet que ces idées produisent chez toi n’est pas non plus très rigolo.
– Mais ma femme Juliette, dans tout cela, que devient-elle? C’est bien beau
pour moi de confronter mes idées et de me résoudre à voir mes érections
s’effondrer sans trop de désespoir, mais elle? Je ne peux tout de même pas lui
imposer de passer ses jours avec un impuissant et de garder le sourire!
– Tu ne peux en effet rien lui imposer, et il sera peut-être pénible pour elle
d’accepter ton impuissance si, en fait, elle doit se continuer encore longtemps, ce
qui est loin d’être certain. Cependant, cela constituera son problème à elle, et
non le tien. Heureusement, d’ailleurs, il existe d’autres moyens que le coït que ta
femme et toi pouvez utiliser pour lui permettre d’atteindre sa jouissance
sexuelle. Il n’est pas certain qu’un vagin fasse une énorme différence entre un
pénis et autre chose, comme des légions de femmes ayant des préférences
homosexuelles l’ont démontré depuis des siècles!»
Ivan résolut de confronter ses idées. Je continuai à l’encourager à occuper son
esprit à des pensées érotiques, quel que soit leur contenu, pendant qu’il avait des
rapports avec son épouse, de penser à Brigitte Bardot ou à Sophia Loren ou de
s’imaginer être le roi Salomon avec ses six cents concubines, si ces pensées
pouvaient lui procurer des réactions physiologiques appropriées.
Au bout de peu de temps, son esprit se retrouva occupé par des fantaisies, fort
érotiques apparemment, dont il ne crut pas bon de me faire part, mais qui lui
apportèrent des orgasmes très respectables. Cette relaxation fut obtenue grâce à
un travail acharné d’éradication de ses pensées angoissantes. Celles-ci disparues,
sa crainte d’être impuissant disparut aussi. Maintenant qu’il ne considérait plus
ses érections comme des nécessités et des besoins, elles lui revinrent
régulièrement, pour contribuer au charme de sa vie conjugale.
CHAPITRE XII

JEAN ET JEANNE, OU LA PEUR D’ÊTRE


HOMOSEXUEL

Celui qui venait d’entrer dans mon bureau m’apparaissait comme un jeune
homme d’une vingtaine d’années, grand, mince, avec des cheveux blonds qui lui
recouvraient la nuque. Vêtu d’un jean et d’une chemise au col ouvert, il
ressemblait à des milliers de garçons de son âge. Il avait lu S’aider soi-même, me
dit-il, et cela lui avait donné le goût de me rencontrer et l’espoir que je puisse lui
être de quelque secours.
Sans plus tarder, il me déclara qu’il était terrifié par l’idée qu’il pouvait être
homosexuel. Il se sentait attiré par des hommes vigoureux et beaux, et éprouvait
de la gêne et du malaise en présence des jeunes filles. Quoiqu’il n’eut jamais
exercé directement sa sexualité ni avec un homme ni avec une femme et se fut
confiné jusqu’alors à la pratique de la masturbation, il était hanté par la pensée
qu’il était un homosexuel et qu’il était pour toujours fixé dans cet état. Sans
qu’il s’en soit rendu compte, sa terreur témoignait qu’il partageait, tout en
voulant s’en défendre, les préjugés de notre société à l’égard de ceux et de celles
qui exercent de préférence leur sexualité avec les personnes de leur sexe.
Car, bien sûr, pour Monsieur Tout-le-monde, les «homosexuels» sont des
malades, peut-être physiques et, en tout cas, psychologiques, des détraqués qui
ne sont peut-être pas responsables de leur état, mais qui tout de même sont des
«anormaux». Jean pensait exactement la même chose et on comprendra
facilement qu’il ait ressenti beaucoup d’anxiété à l’idée de se retrouver agrégé au
groupe de ceux que, en secret, il méprisait.
Un premier travail de déblaiement consista pour moi à faire comprendre à
Jean que les homosexuels n’existent pas. La première fois que j’énonçai cette
phrase, il me regarda d’un air qui en disait long sur l’opinion qu’il se formait de
mes capacités mentales. Vous qui me lisez êtes peut-être en train de faire la
même chose! Et pourtant, les homosexuels n’existent pas plus que les médecins,
les ingénieurs, les pilotes d’avion, les athlètes olympiques ou les hétérosexuels.
Tout ce qui existe en réalité, ce sont des êtres humains qui préfèrent les contacts
homosexuels, qui bâtissent des ponts et des routes, qui pilotent des avions, qui
lèvent des poids ou pratiquent la course d’endurance, qui préfèrent les contacts
sexuels avec les membres du sexe opposé. Ces mêmes personnes ne consacrent
qu’un temps restreint à de telles activités, et passent le reste de leur temps qui à
étudier, qui à travailler, qui à manger, qui à dormir, qui à fréquenter les salles de
concert. Et si l’on veut m’objecter qu’on désigne, pour plus de commodité, une
personne par une de ses caractéristiques principales, je répondrai alors qu’il
vaudrait mieux appeler tout le monde dormeur, puisque nous passons presque le
tiers de notre vie à dormir! Et si l’on me dit que je raisonne comme une cloche,
je répondrai que je ne vois pas qu’il soit plus absurde d’appeler quelqu’un
dormeur que de l’appeler psychologue: dans les deux cas, il s’agit d’activités que
la personne exerce pendant une partie de sa vie.
Ces étiquettes, dont nous avons déjà parlé, ne nous causeraient pas beaucoup
de tracas si nous nous rappelions toujours qu’elles constituent un abus de
langage et qu’elles sont une manière impropre de désigner un individu. L’ennui,
c’est qu’à force de les répéter et de se les entendre répéter, la plupart d’entre
nous finissons par croire qu’elles identifient une composante stable de la
personnalité, un élément inaltérable, constitutif de la personne. On en arrivera
ainsi à affubler du même titre, et donc à confondre, des personnes extrêmement
différentes. Si on appelle criminel toute personne qui a commis un crime, il est
important de se rendre compte qu’on met ainsi dans le même sac le jeune type
qui a volé une voiture un soir d’ivresse et le professionnel de la mafia. À cause
de cette confusion, on sera porté à les traiter tous deux de la même manière, ce
qui est aussi illogique que de réserver le même traitement culinaire aux radis
qu’aux navets sous prétexte que ce sont tous deux des légumes! L’être humain le
moins éclairé sait qu’on mange les radis crus alors qu’il faut faire cuire les
navets, mais ce même individu, qui distingue si habilement les légumes, ne
répugne pas à traiter indistinctement d’imbéciles tous ceux qui lui déplaisent et
de tarés tous ceux qui ne vivent pas comme lui. On trouverait à cette
considération d’amples occasions de désespoir!
Dans le cas de Jean, il me semblait très important qu’il saisisse bien cette
distinction entre la personne et ses actes, puisque une bonne part de son
appréhension me semblait reposer justement sur le fait qu’il se voyait à jamais
fixé dans cet état. Ce qu’un être humain est ne saurait être changé, alors que tout
ce qu’il fait, s’il s’applique à le changer, peut être modifié après plus ou moins
d’efforts. Si Jean croyait qu’il était «homosexuel», il serait fatalement porté à
agir comme un «homosexuel», en accomplissement de cette définition et de cette
image de lui-même. Ce faisant, il s’ancrerait encore davantage dans des
habitudes et des modes de vie qu’il semblait vouloir éviter.
Il n’était pas question pour moi de tenter de démontrer à Jean que ses
comportements et ses désirs homosexuels étaient maladifs ou immoraux, puisque
je ne crois rien de tout cela. Je crois, pour l’avoir constaté de nombreuses fois et
à la suite d’observations effectuées par de nombreux chercheurs sur le
comportement humain, que notre sexualité est essentiellement polymorphe et
que ses objets sont très variés. Le choix de tel ou tel objet sexuel ne semble
dépendre ni de l’hérédité, ni de composantes physiques, mais plutôt des
influences de l’environnement et des expériences psychologiques de la personne.
Qu’il y ait des «névrosés» parmi les «homosexuels», rien de plus évident, mais
remarquons qu’ils ne semblent pas plus nombreux que parmi les
«hétérosexuels».
La seconde étape de mon travail avec Jean consista donc à tenter de l’amener
à arracher de son esprit les préjugés qu’il entretenait vis-à-vis de la forme de
sexualité homosexuelle et de ceux qui la pratiquent. Que ces personnes
constituent une minorité dans notre société (environ deux pour cent d’hommes
s’adonnent exclusivement à des actes homosexuels, et un nombre encore
certainement plus grand s’y appliquent de façon occasionnelle) ne suffit pas à les
classer comme anormaux, si ce n’est au plan statistique, dans le même sens
qu’un Africain vivant en Suède est un anormal.
Il est clair que la procréation des enfants n’est rendue possible que par le
contact sexuel entre partenaires masculins et féminins. Mais déclarer que toute
forme d’expression sexuelle qui n’est pas orientée vers la procréation des enfants
est illicite et condamnable m’apparaît une exagération. Nous retrouverons ici la
mentalité qui consiste à condamner le plaisir sexuel s’il n’est pas justifié par la
procréation, dont j’ai parlé au chapitre X. Les tenants de cette opinion
soutiennent que le Créateur a joint le plaisir à l’activité érotique pour permettre
la perpétuation de l’humanité et qu’entraver la fonction procréatrice pour
s’attarder au seul plaisir de l’acte constitue une aberration. Ces mêmes
moralistes oublient cependant que la nature a fait en sorte que seuls de rares
contacts sexuels entre humains soient féconds (heureusement!) et on ne voit pas
comment ils peuvent reconnaître comme licites des contacts sexuels entre des
personnes stériles ou trop âgées pour pouvoir encore procréer. Si le contact
sexuel entre deux hommes ou deux femmes est condamné parce qu’il ne peut
amener la vie, il faut alors, si l’on veut être un peu logique, condamner aussi les
gestes d’amour des vieux époux et ceux d’un mari avec sa femme ayant subi
l’hystérectomie. Si les plaisirs sexuels inutiles sont interdits, il faut aussi déclarer
illicites les autres plaisirs sensuels qui n’ont aucune utilité pratique. Plus
d’alcool, plus de vin, plus même de Coca-Cola, puisqu’il est évident qu’un être
humain peut très bien vivre une vie équilibrée et pleinement humaine en ne
buvant que de l’eau. Supprimons l’entrecôte, les œuvres de Bach ou celles
d’Elton John, les promenades en bateau, l’odeur du muguet et les couchers de
soleil multicolores puisque tous ces plaisirs sont superflus! Si éjaculer sa
semence là où jamais un enfant ne naîtra est un crime contre nature, comment
justifiera-t-on le crachat, puisque celui-ci consiste à rejeter du corps et à détruire
les sécrétions d’une glande qui sont utiles pour favoriser la digestion des
aliments? La petite pompe que les dentistes installent dans la bouche de leurs
patients pour aspirer la salive constitue donc un instrument de masturbation
buccale! Et que dire des crachoirs de nos grands-pères?
Quoique l’exercice d’une sexualité de type homosexuel ne constitue ni une
maladie, ni une aberration, ni un crime contre nature, mais bien une habitude de
comportement exprimant une préférence qui peut être plus ou moins exclusive, il
est cependant facile de constater que cet exercice est encore soumis dans notre
société à des vexations de tout genre. Beaucoup de pays ne classent plus ce
comportement parmi les infractions au code pénal, s’il est pratiqué entre adultes
pleinement consentants, mais il en est plusieurs qui l’interdisent encore, même
s’il est pratiqué en privé.
Cependant, même dans ces pays où l’homosexualité a été «légalisée» (comme
la guerre!), les «homosexuels» sont encore souvent l’objet de la réprobation des
«hétérosexuels» et pénalisés de diverses manières, notamment dans le domaine
du travail. Verrait-on un candidat à la présidence des États-Unis faire état en
public de ses contacts homosexuels? Et sans aller si loin, essayez donc de vous
déclarer «homosexuel» si vous êtes policier!
Pour cette raison, il peut être opportun pour un jeune homme de choisir un
type d’activité sexuelle qui ne viendra pas entraver, par les préjugés qu’il éveille
encore, l’atteinte pour lui d’objectifs désirables. La situation ne serait pas la
même si nous vivions au siècle de Périclès! Il faut bien reconnaître que, dans
notre monde, il y a parfois plus d’inconvénients pratiques à préférer les contacts
homosexuels que les autres.
Quant à l’homosexualité féminine, elle semble comporter moins
d’inconvénients et être plus tolérée que sa contrepartie masculine. Que deux
femmes partagent le même appartement ne fera pas sourciller autant de
personnes que si deux hommes le partagent. Que deux femmes déambulent bras
dessus, bras dessous, et nul ne se retournera, mais deux hommes!… Je ne veux
pas m’attarder sur les causes culturelles de cette contradiction, mais elles
semblent reliées au préjugé qui fait des femmes des êtres faiblement sexués et à
celui qui identifie les marques physiques d’affection à la tendresse chez la
femme et à la sexualité chez l’homme.
Quant à Jean, une fois délivré de son anxiété et de sa peur d’ être homosexuel,
il décida, malgré les inconvénients pratiques de ce choix, d’exercer sa sexualité
primordialement avec des hommes. II n’était ni malade ni névrosé, du moins de
façon notable, et c’est de façon très amicale que nous avons interrompu nos
rencontres devenues sans objet.
CHAPITRE XIII

KARL, OU LA PEUR DE LA SOLITUDE

«Tout le mal vient de ce qu’on ne peut demeurer seul en repos dans une
chambre», disait Pascal et, s’il m’est permis de corriger légèrement cette
sentence, tout le mal vient de ce que beaucoup de gens considèrent cette solitude
comme une souffrance intolérable, un mal à éviter par tous les moyens.
De nombreux individus sont d’ennuyeux compagnons pour eux-mêmes, se
lassent vite de leur propre compagnie et trouvent peu de charmes à leur propre
conversation. Rien d’étonnant dès lors qu’ils tentent de s’éviter le plus possible
eux-mêmes et recherchent avec anxiété la compagnie des autres. Combien de
mariages ou de vies à deux ont été ainsi édifiés sur une même crainte de la
solitude. Combien de personnes voient ainsi venir la vieillesse avec terreur parce
que, plus que la maladie ou la pauvreté, elles redoutent la solitude.
On a beau répéter que l’homme est un animal social, qui arrive difficilement à
vivre sans la compagnie de ses semblables, la crainte de la solitude prend tout de
même des proportions souvent absurdes et amène ceux qui en souffrent à des
excès regrettables. Faute de s’accommoder de rester seuls pendant des mois ou
même des années, des hommes et des femmes supportent chaque jour la
présence souvent pénible d’autres personnes qu’ils détestent, des vies entières se
passent, partagées entre la peur et l’hostilité, des êtres humains se privent
d’expériences qui auraient pu les enrichir, mais qu’ils évitent parce qu’elles les
auraient amenés à vivre seuls.
Prenons le cas de Karl, âgé de trente-cinq ans. Sa peur de la solitude l’avait
amené, au cours des quinze années écoulées depuis qu’il avait quitté le domicile
familial, à partager un appartement pendant ses études avec un garçon d’abord,
puis avec trois jeunes filles différentes, avec qui, respectivement, il avait passé
quelques mois. On pourrait croire que c’était par économie, mais il n’en était
rien puisqu’il disposait de revenus suffisants pour lui permettre de se tirer
d’affaire confortablement. Un été, une jeune fille avec qui il vivait à cette époque
décida d’aller travailler dans une région éloignée du pays. Karl, qui par ailleurs
avait réussi à décrocher un emploi fort lucratif sur place, ne put résister à la peur
de se retrouver seul pendant quatre mois et abandonna son emploi pour la suivre,
quoiqu’il fut certain de ne pas trouver de travail dans cette partie du pays. Avant
la fin de ses études, Karl s’était marié avec une jeune femme qu’il aimait à la
folie et dont il ne pouvait, disait-il, se passer.
Après les premières semaines, le jeune couple commença à connaître des
dissensions. Karl ne supportait pas que Catherine fasse la moindre chose sans
lui. Il exigea qu’elle quitte son emploi, parce qu’il s’ennuyait tout seul à la
maison pendant qu’il préparait ses examens d’admission au barreau. Elle eut la
faiblesse de consentir à cette exigence, mais, frustrée et mécontente, lui fit payer
le charme de sa présence par des bouderies, des colères, de l’aigreur. Sortait-elle
pour faire des emplettes, Karl l’accompagnait. Prétendait-elle visiter des amies,
Karl voulait à tout prix la suivre ou lui suggérait de les recevoir à la maison. Il
lui fit une scène quand elle prétendit se joindre à une équipe de volley-ball au
centre sportif de l’endroit. Il épiait ses appels téléphoniques et devenait malade
de jalousie s’il lui semblait qu’elle parlait à un homme. Même les frères de son
épouse étaient suspects à ses yeux. Il répétait à qui voulait l’entendre qu’il ne
saurait vivre sans Catherine, qu’elle était la lumière de sa vie, qu’il l’aimait
toujours à la folie.
Catherine supporta ce régime totalitaire pendant deux années, ponctuées de
disputes et de réconciliations larmoyantes. Un jour, pendant que Karl était à
l’université, elle fit ses bagages et déguerpit en laissant une note où elle
mentionnait qu’elle n’en pouvait plus de vivre une vie cloîtrée et que ce que Karl
appelait leur petit nid d’amour était devenu, à ses yeux, un cachot. Quelques
semaines après, elle entamait des procédures de divorce. Karl était effondré. Il
rata son examen du barreau et se mit à boire. Incapable de supporter d’être rejeté
et de se retrouver seul, il suppliait Catherine de revenir, promettant de
s’amender, de lui laisser la liberté qu’elle désirait et de cesser de la suivre
partout. Catherine n’était pas intéressée, d’autant plus qu’elle avait commencé à
vivre avec un autre garçon qu’elle épousa par la suite. Voilà Karl acculé à ce
qu’il redoutait le plus: la solitude. Il en fit une dépression, dut être hospitalisé et
menaça de se suicider. À l’hôpital, il rencontra une infirmière compatissante qui,
sans se douter de ce qui l’attendait, se noua d’amitié avec lui.
Comme vous pouvez vous en douter, il se produisit avec Claire la même chose
qu’avec Catherine, avec cette différence que Claire, étant d’un naturel moins
autonome que Catherine, s’accommoda pendant plus longtemps du régime que
Karl, avec sa peur de la solitude, lui imposait. Tout alla assez bien pendant les
premières années de leur vie commune. Karl finit par être admis au barreau et
commença à travailler. Comme son travail l’amenait à être souvent absent le soir
et qu’ils n’avaient pas d’enfants, Claire commença à trouver le temps long, elle
aussi. Elle songea à reprendre son emploi: Karl s’y opposa avec énergie. La
petite guerre recommença. Karl invitait des relations d’affaires à la maison, mais
Claire se déclarait alors malade, fiévreuse, accablée de migraines. Karl voulait la
convaincre d’apprendre à jouer au golf avec lui, mais Claire déclarait ne
ressentir que dégoût pour ce sport et trouver ridicule de poursuivre avec tant
d’ardeur une petite balle à travers la nature. De nouveau, le petit nid d’amour se
transformait en guêpier.
C’est à cette époque que je rencontrai Karl, venu me consulter sur la
recommandation d’un collègue de travail que j’avais aidé à se défaire de sa peur
d’être impuissant. Ce fut d’ailleurs le prétexte qui amena notre rencontre, car,
comme vous pouvez l’imaginer, il n’est pas facile de réussir des contacts sexuels
satisfaisants quand on est hanté par la peur de voir sa partenaire s’en aller.
Ce qui était le plus frappant, c’est que Karl, un homme fort intelligent et
cultivé, connaissant beaucoup de succès sur le plan professionnel, ne se rendait
pas du tout compte des causes de son mal. Ce fait m’amène encore une fois à
vous faire remarquer que l’intelligence et le bon sens ne se confondent pas, et
qu’on peut posséder trois doctorats et quand même croire des fadaises infantiles.
De telles sottises ne manquaient pas dans l’esprit de Karl, entre autres la
certitude qu’il ne saurait être heureux sans la présence constante et attentive de
Claire et que tout moment passé seul sans sa compagnie ou celle d’autres
personnes était une catastrophe qu’il ne saurait supporter.
Nous entreprîmes ensemble de dresser une espèce de liste des idées les plus
chères de Karl et je l’engageai à commencer à les confronter systématiquement.
Sa réaction initiale fut la résistance, comme c’est souvent le cas, tant est
répandue la croyance qu’un thérapeute doit se contenter d’écouter avec attention
ses consultants, de reformuler leurs émotions et de sympathiser à leurs malheurs.
Pour ma part, je me propose, compte tenu de l’investissement financier que
représente une thérapie pour le consultant, de lui offrir autre chose que
l’attention, l’amitié et la compassion qu’il peut obtenir gratuitement de la part de
ses amis. Je prétends lui transmettre les connaissances et les techniques qui lui
permettront de s’aider lui-même à régler ses conflits.
Karl niait vigoureusement avoir peur de la solitude, mais son histoire
antérieure donnait à penser qu’il en était tout autrement. Comme la plupart
d’entre nous, il avait appris à fuir l’objet de sa peur et il s’était ainsi arrangé pour
ne pas la ressentir. Son anxiété ne se manifestait que quand il était seul ou qu’il
envisageait comme probable la solitude. Non que cette solitude, comme nous le
savons, ait été la cause de sa peur. Cette cause résidait bien dans ses pensées qui
faisaient une catastrophe de la solitude, mais ces pensées n’occupaient pas
toujours son esprit. Au lieu de s’attaquer à la source de son anxiété, Karl avait
choisi, par ignorance, de fuir la solitude, ce qui n’avait, bien sûr, rien réglé et
avait même aggravé le problème, puisque ses efforts n’avaient porté que sur
l’occasion de sa crainte et non sur ses causes.
Je m’acharnai à lui démontrer que sa conception de la solitude, même
passagère, comme une chose terrible et intolérable était profondément fausse.
Les exemples ne manquent pas dans l’histoire de l’humanité de gens qui ont
vécu pendant des années dans la solitude sans s’en trouver plus mal et même, au
contraire, en menant des vies épanouies et constructives. Karl se considérait
secrètement comme un être faible et démuni, incapable de se suffire à lui-même
et ayant un besoin impérieux de la chaude présence d’un être aimant. Il avait,
sous plus d’un aspect et malgré ses succès professionnels et intellectuels,
conservé les réactions émotives et les pensées d’un petit enfant que l’absence de
sa mère plonge dans le désarroi. Physiquement et intellectuellement, c’était un
adulte, mais il agissait et pensait souvent comme un enfant.
Notez bien que j’évite de dire qu’il était resté un enfant émotivement, comme
beaucoup de gens le diraient. J’évite ce genre de description, parce qu’elle ne
correspond pas au réel et suppose qu’il faut être un enfant pour agir comme un
enfant, alors qu’il n’en est rien et qu’il est tout à fait possible d’agir comme un
enfant sans en être un. Il n’est pas opportun, même si l’on se propose d’aider
quelqu’un, de meubler son esprit d’idées différentes de celles qui
l’empoisonnent, si elles sont aussi fausses que les premières. Je n’ai donc pas
beaucoup de sympathie pour ces approches thérapeutiques qui décrivent l’être
humain comme composé de parent, d’enfant et d’adulte, et je trouve au moins
inexactes des phrases comme: «Mon parent répond à ton enfant… Quand tu agis
comme tu le fais, c’est ton enfant qui agit… Ton adulte doit se développer…»
On me dira qu’il faut faire la part des choses et se rendre compte que ces
expressions ne sont que des essais pour décrire ce qui se passe et que tout le
monde voit tout de suite qu’il ne faut pas les prendre au pied de la lettre. Pour
ma part, je suis payé pour savoir que, trop souvent, de telles expressions
imprécises sont en fait interprétées dans un sens étroit et littéral et qu’elles sont
transformées par la personne en moyens de défense destinés à justifier son
attachement à des comportements et à des croyances illogiques. J’ai entendu
assez de gens se plaindre d’avoir un «surmoi» trop fort ou un «moi» trop faible
pour ne pas en arriver à conclure qu’ils croient vraiment que ces choses ont une
existence véritable, qu’il existe des «complexes d’infériorité» ou des «complexes
de castration» qui s’abattent sur un malheureux comme la syphilis! Mieux vaut,
me semble-t-il, s’en tenir à la description la plus exacte et la plus terre à terre des
comportements et des pensées, sans inventer des instances mythiques, des
«construits» peut-être commodes pour des spécialistes, mais qui ne font que
compliquer la compréhension des phénomènes psychologiques.
Quant à Karl, son travail de confrontation produisit ses fruits à la longue.
Nous ne nous rencontrions que rarement, surtout après les premiers mois, parce
qu’il travaillait fort bien seul et avait assez vite appris à confronter correctement
ses idées. Il passa quelques mois en thérapie de groupe, ce qui lui permit de
constater qu’il n’était pas le seul à abriter dans son esprit des pensées malsaines;
il s’exerça aussi à confronter dans le groupe les idées non réalistes des autres
participants, ce qui constitua pour lui un excellent entraînement à confronter les
siennes. Le style de ses rapports avec Claire se modifia considérablement à
mesure que s’estompaient ses idées fausses et que des idées plus réalistes
occupaient la place laissée vacante par les premières. Aux dernières nouvelles, il
se déclare heureux et délivré de la crainte d’être seul, consentant sans difficulté à
laisser Claire vivre à sa manière, continuant à préférer sa présence, mais ne
faisant plus de drame s’il lui arrive parfois d’être seul. Ajoutons qu’il semble
bien que Claire, pour sa part, aime de plus en plus sa compagnie, depuis qu’il
n’exige plus la sienne.
CHAPITRE XIV

LOUISE, OU LA PEUR DE MENER UNE VIE TERNE

«Toujours plus haut» aurait pu être la devise de Louise. Cette jeune femme de
vingt-six ans se plaignait d’agitations et d’insomnies; elle avait perdu vingt-cinq
livres depuis les six derniers mois et n’en pesait plus que soixante-quinze. Son
histoire familiale, qu’elle me livra fragments par fragments, était révélatrice.
Son père avait été un homme politique, d’abord maire de sa petite ville, puis
député du comté à l’Assemblée nationale, enfin ministre sous deux
gouvernements successifs. C’était ce qu’on appelle un «homme de devoir»,
austère et peu souriant, répétant à ses enfants que la vie ne vaut la peine d’être
vécue que si elle est consacrée à l’amélioration du sort de l’humanité.
La mère de Louise partageait, à sa façon, les idéaux élevés de son mari, mais
plutôt sur le plan religieux. Très pieuse, sans pour autant verser dans la
bondieuserie, elle avait, pour sa part, inculqué à l’enfant non seulement le goût
du beau et du transcendant, mais encore une espèce de fanatisme éthéré, dans
lequel la petite avait baigné pendant toute son enfance. Un de ses frères était
devenu un médecin relativement célèbre, un autre frère s’était fait Père Blanc et
travaillait dans des conditions pénibles dans un pays en voie de développement.
Sa sœur aînée était entrée au Carmel et sa cadette, à vingt-deux ans, était une
dirigeante nationale d’une association de jeunes intellectuels.
Louise avait d’abord voulu suivre les traces de sa sœur aînée au Carmel, mais,
disait-elle, sa santé précaire l’avait empêchée de mener ce projet à bien. Un peu
déboussolée après six mois de vie cloîtrée, elle avait demeuré chez ses parents
pendant un an, aidant sa mère, puis avait accepté un emploi de secrétaire dans un
milieu universitaire. Consciencieuse et fidèle au travail, en même temps que bien
douée sur le plan intellectuel, elle était devenue en peu de temps la secrétaire
particulière du doyen de la faculté des sciences sociales.
Louise rêvait beaucoup, endormie bien sûr, mais surtout éveillée. Ses
fantaisies étaient peuplées de scènes glorieuses où elle se voyait donnant sa vie
pour sauver des malheureux, soignant avec compassion des lépreux couverts de
plaies répugnantes, dédaignant richesses et honneurs pour se consacrer à des
tâches héroïques.
Il devint bientôt clair pour moi qu’elle était poursuivie par la terreur de mener
une vie terne et obscure, sans signification et sans utilité sociale, de s’enfermer
dans une routine anonyme, et qu’elle croyait fermement ne jamais être heureuse
à moins de poser des gestes de courage insigne et de sauver ainsi l’honneur
familial, compromis par son obscurité. Les Tremblay devaient vivre des
existences dépassant celle de la moyenne des gens; ils devaient exceller en
dévouement, en science, en générosité, en altruisme et s’élever ainsi au-dessus
de la masse de leurs concitoyens embourbés dans la médiocrité et le quotidien.
Le culte de la blancheur et la passion des sommets!
Comme on peut le constater encore une fois, les pensées non réalistes ne sont
souvent que des pensées raisonnables et réalistes poussées à l’extrême. Comme
la pensée qu’il est nécessaire et indispensable d’être aimé constitue une
exagération du désir normal d’être aimé, comme le goût du succès peut se
transformer en exigence du succès, ainsi, pour Louise, le désir sain de mener une
vie socialement utile s’était-il transformé, à la faveur de l’atmosphère familiale,
en une impérieuse exigence de vie parfaite, entraînant dans son sillage la peur et
l’anxiété de ne pas satisfaire à cet idéal. Louise se prenait terriblement au
sérieux, comme tous les Tremblay en apparence, pour qui c’eût été un sacrilège
que de souligner qu’ils se prenaient pour d’autres!
Entre-temps, Louise dépérissait, rongée par son anxiété, à laquelle ses rêveries
lui permettaient de moins en moins efficacement d’échapper.
Il ne fut pas facile d’amener Louise à confronter ses idées exagérées. Quand je
les attaquais, elle avait l’impression que je m’en prenais à l’ensemble de sa
pensée alors que, en fait, mon intention n’était d’en dénoncer que l’exagération.
Elle m’accusait ainsi de lui recommander de laisser de côté ses idées nobles et
altruistes pour se rabattre sur une vie bassement utilitaire, alors que je ne voulais
que lui démontrer qu’elle pourrait fort bien conserver ses idées tout en se gardant
d’en faire des absolus. Rien n’empêchait que cette jeune femme consacre son
existence à rendre les autres heureux; c’est même souvent un excellent moyen de
se rendre soi-même vraiment heureux. Mais ce qui est malsain et stupide, c’est
de croire que, parce qu’une chose est bonne et utile, on doit la faire et qu’on est
indigne de vivre si l’on n’y consacre pas tous ses efforts. On retrouve ici la
confusion entre le bon et l’obligatoire, l’utile et le nécessaire, l’opportun et
l’indispensable. Cette regrettable confusion constituait, en bonne part, la source
de l’anxiété qu’éprouvait Louise.
Une deuxième source se trouvait dans l’idée plus générale que la vie d’un être
humain a besoin d’être justifiée. Certains êtres humains recherchent si
ardemment le sens de leur vie qu’ils finissent par perdre de vue que la vie n’a
pas de sens en elle-même et qu’il revient à chacun de nous de lui en donner un si
nous le désirons. À la question: «Pourquoi suis-je là, au monde, plutôt que de ne
pas y être?», l’homme a cherché au cours des siècles à apporter une réponse. Il
s’est donné des justifications religieuses, politiques, sociales ou économiques,
mais la vérité, quelque humiliante qu’elle puisse nous paraître, est que nous n’en
savons rien. D’ailleurs, cette question ne revêt pas beaucoup d’importance
pratique pour la plupart des humains. Que l’homme ait été créé pour glorifier le
Créateur ou qu’il soit le fruit de l’évolution aveugle, qu’est-ce que cela change
concrètement? Dans un cas comme dans l’autre, il lui sera opportun d’organiser
de manière intelligente sa vie et son environnement pour passer le plus
commodément possible les quelques années de son séjour sur terre. Dans ce but,
il lui sera souvent utile de s’engager à fond dans des projets altruistes destinés à
améliorer le sort de ses congénères et donc, par ricochet, le sien propre.
Mais alors, que faire du «besoin» de comprendre, que l’on dit être
fondamental chez l’humain? Je nierai d’abord qu’il s’agisse d’un besoin, en ce
sens que l’absence de sa satisfaction n’entraîne par elle-même aucun déficit pour
un être humain. Que bien des humains cherchent à comprendre le sens de leur
vie et inventent toutes sortes d’explications plus ou moins plausibles pour
satisfaire ce goût, j’en suis évidemment conscient. Je suis aussi conscient qu’en
cherchant ainsi à expliquer son existence, l’homme est souvent arrivé à des
explications qui rivalisent de sottise, de cruauté et d’invraisemblance. D’autres
réponses apparaissent plus raisonnables et on se prend à souhaiter qu’elles soient
exactes, mais aucune d’elles n’a jamais été vérifiée. On a reproché, avec justesse
je crois, aux chrétiens de passer leur vie à attendre passivement un paradis
éternel, tout en laissant à d’autres les tâches souvent ingrates d’organisation de la
planète, organisation dont ils bénéficient ensuite après l’avoir condamnée. Ils
font penser à ces enfants qui se laissent porter sur le carrousel pendant que
d’autres poussent! Cette manie de plusieurs chrétiens de condamner d’abord,
d’admirer ensuite et enfin de baptiser (on bénissait même des automobiles,
pensez-y!) finit par avoir quelque chose d’un peu agaçant!
Que chacun donne donc à sa vie le sens qu’il voudra, ou qu’il ne lui en donne
pas d’autre que de vivre! Nous aurons peut-être moins de guerres, y compris de
guerres de religion, si chacun se préoccupe d’organiser le mieux possible ce
monde qui est le nôtre, sans passer son temps en rêveries métaphysiques et sans
tenter d’imposer aux autres, bien souvent par les armes, les élucubrations de son
esprit. Il y a quelques centaines d’années, on aurait brûlé au bûcher ce livre et
son auteur et, pour ma part, je suis fort heureux que l’humanité ait assez
progressé pour désormais se passer, au moins dans certains pays, d’arguments de
ce genre.
Pour ce qui est de Louise, il est heureux que la raison ait fini par l’emporter
chez elle sur les rêves de gloire. Elle finit par consentir à goûter les humbles
plaisirs qui se trouvent à la portée de chacun. Cela ne l’empêcha pas de rester
activement impliquée dans de nombreuses activités très constructives. Elle y fut
d’autant plus efficace qu’elle était débarrassée de l’anxiété de vivre une vie
remarquable et qu’elle s’adonnait à ces activités non parce qu’elle le devait pour
mériter on ne sait quelle approbation supraterrestre, mais bien parce qu’elle
aimait ce genre d’engagement et en percevait l’utilité et la cohérence pour son
propre bonheur.
CHAPITRE XV

MARCEL, OU LA PEUR DE MANQUER À SES


ENGAGEMENTS

Beaucoup de gens croient qu’il faut respecter les engagements déjà pris et que
c’est une honte et une déchéance que de réviser certaines décisions passées. Pour
éviter la culpabilité qui les assaille quand ils sont tentés d’abandonner un état de
vie ou de résilier un accord antérieur, ils se livrent à des acrobaties de
rationalisation, tentant par exemple de se convaincre que la décision qu’ils
veulent réviser a été prise à l’origine sans connaissance suffisante de cause ou
qu’ils sont devenus incapables d’en respecter les clauses et qu’ils en sont donc
automatiquement excusés.
Ces dernières années ont vu un grand nombre de membres du clergé
catholique et des communautés religieuses, tant masculins que féminins, quitter
les rangs de ces organismes après des périodes plus ou moins longues. Mon
travail m’a amené à entrer en contact intime avec environ une centaine de ces
personnes, et c’est à partir de cette expérience que j’écris le présent chapitre.
Notons au départ que si je vais parler surtout des révisions de décisions
concernant l’état ecclésiastique, les réflexions que je m’apprête à formuler
s’appliquent aussi directement aux situations matrimoniales. Dans un cas comme
dans l’autre, on assiste aux mêmes manœuvres destinées à masquer la même
anxiété, celle de manquer à des engagements antérieurs. La religieuse qui a peur
d’être infidèle à sa «vocation» ressent la même anxiété que le mari qui est tenté
de divorcer.
Marcel était un prêtre d’une cinquantaine d’années, membre d’une
communauté religieuse. Comme beaucoup d’ecclésiastiques de sa génération, il
était entré au noviciat de sa congrégation vers la vingtaine, après avoir fréquenté
le petit séminaire de sa ville. On se souviendra que ces petits séminaires
n’étaient pas exactement des citadelles de la largeur d’esprit et de la liberté de
pensée. Il y régnait le plus souvent une atmosphère assez étouffante; on y
étudiait les lettres anciennes et une sélection sagement épurée d’auteurs français
jugés sans danger, sous l’œil vigilant de maîtres soupçonneux, jaloux de garder
la pureté des mœurs et de l’esprit de leurs disciples.
Après ses études collégiales, Marcel entra donc au noviciat; je ne m’attarderai
pas à décrire ici le style de vie qu’on tenta de lui imposer, si ce n’est qu’il
constituait un rétrécissement encore beaucoup plus marqué de celui du
séminaire. Après une formation sans anicroche, Marcel fut ordonné prêtre, à la
joie de ses parents et avec l’admiration de tous. Comme il manifestait du goût et
du talent pour l’étude de la théologie, on l’envoya étudier à Rome. Il y retrouva
un climat encore plus étouffant que celui qu’il avait connu avant son ordination,
mais il s’en accommoda assez bien, absorbé qu’il était par les subtiles
discussions de ses maîtres. Il demeura étranger aux sortilèges langoureux de
Rome et de ses vieilles ruelles ou au charme de la campagne romaine, pour
repaître son esprit de la gloire des dorures vaticanes.
À trente ans, la tête remplie et le cœur endormi, il revint dans son pays d’où,
peu de temps après, on l’expédia en mission en Amérique latine, professer la
théologie dans un séminaire dirigé par sa congrégation.
C’est là que Marcel commença à découvrir qu’il existait d’autres charmes
dans la vie que ceux des discussions scolastiques. La femme, cet être qu’il ne
connaissait que par sa mère et ses sœurs et à travers les traités théologiques sur
la Vierge Marie, lui apparut sous les traits des riantes indigènes du pays; sa
sexualité, qui ne s’était manifestée jusqu’à ce temps que sous la forme de
furtives et mélancoliques masturbations, se réveilla avec énergie.
Je vous fais grâce des méandres d’anxiété et de culpabilité que connut Marcel
pendant les années qui suivirent. Après quinze ans, on le rapatria et il se retrouva
aux prises avec les mêmes angoisses, tenaillé par la peur d’être «infidèle à sa
vocation». Il retrouva alors une femme qu’il avait brièvement connue quand ils
étaient tous deux adolescents. Elle non plus ne s’était pas mariée.
Quand je rencontrai Marcel, il traînait sa vie comme un boulet, s’ennuyait et
dépérissait à vue d’œil. Comme beaucoup de religieux que j’ai connus dans de
semblables circonstances, il cherchait des raisons «valables» de quitter le
sacerdoce et de se marier avec Héloïse. Il ne voulait pas quitter les ordres «juste
pour se marier», expression qui en dit long sur la conception du mariage qu’on
avait dans les milieux ecclésiastiques. Il tenta donc de me prouver et de se
prouver à lui-même qu’il avait décidé de se faire prêtre sous l’influence de sa
famille et que son consentement n’avait jamais été entier. Je refusai fermement
d’admettre la valeur de tels arguments, qui ne sont valables, à mon avis, que
dans de très rares cas passés où l’on a pu faire la démonstration qu’une jeune
fille ou un jeune homme avaient été forcés d’entrer dans les ordres sous les
menaces de leur famille et celles du pouvoir civil ou ecclésiastique, comme c’est
le cas, par exemple, pour la religieuse dont Diderot a narré la vie. Sans doute
Marcel avait-il été influencé par la haute valeur accordée par sa famille et son
milieu à l’état sacerdotal et religieux, mais il n’en demeurait pas moins que
c’était de son plein gré qu’il était entré dans la vie religieuse et avait continué
d’y persévérer pendant de longues années. Sans doute ne connaissait-il pas tout
de la vie à vingt ans, mais il ne différait pas en cela de milliers d’autres jeunes
hommes de sa génération. Et même s’il s’était trompé à cette époque, faute
d’information et d’expérience suffisantes, il n’en restait pas moins qu’il lui était
possible de ratifier plus tard son choix initial et de décider alors de demeurer
dans un état qu’il avait d’abord embrassé sans connaissance vraie de ce qui
l’attendait.
Marcel tenta ensuite de se convaincre et de me démontrer qu’il ne pouvait
plus demeurer prêtre et religieux, qu’il ne pouvait plus continuer à mener cette
vie, qu’il lui était impossible d’y être heureux. Il eut encore moins de succès
avec ce raisonnement qu’avec le précédent, puisqu’il attribuait son malheur et
son anxiété à des choses et des gens extérieurs à lui et que je sais fort bien que
les choses et les gens sont bien incapables de nous rendre malheureux et que
nous produisons nous-mêmes la plus grande partie de nos malheurs par notre
propre pensée.
Dans sa recherche de raisons «valables» pour quitter le sacerdoce et la vie
religieuse, Marcel avait épuisé toutes les avenues. S’il admettait qu’il n’avait pas
fait d’erreur irréparable en s’engageant dans cette voie et s’il concédait que
c’était lui-même et non la vie religieuse qui le rendait malheureux, il lui semblait
qu’il devait demeurer dans cet état, ne possédant pas de raisons suffisantes pour
le quitter. Je lui suggérai alors qu’il ferait mieux de laisser de côté cette quête de
raisons «valables» puisque, à mon avis, elles étaient toutes aussi mal fondées les
unes que les autres; et que la seule raison que je connaissais qui pouvait amener
quelqu’un à quitter un état pour un autre était qu’il n’y trouvait plus ni plaisir ni
agrément.
Marcel se récria alors que toutes les raisons ne se valaient pas, et qu’il était
indigne pour un religieux de quitter la vie religieuse seulement pour se marier,
qu’il fallait d’autres raisons plus «solides», que si l’on généralisait ma théorie,
chacun n’en ferait qu’à sa tête et alors, où irions-nous? Je l’engageai à ne pas
tenter de régler les problèmes des autres, mais à concentrer ses réflexions sur sa
propre situation. Je lui expliquai également qu’il n’était pas nécessaire, pour
changer de décision, d’avoir d’autre raison que celle de constater que cette
décision ne nous plaisait plus, et que d’ailleurs il était impossible de faire
autrement puisque toutes les autres raisons dites «valables» se révélaient n’être
que des rationalisations destinées à permettre à leur inventeur de se donner
l’illusion de ne pas être responsable de ses choix et de sa vie.
Au fond, Marcel avait une sainte trouille du Dieu dont il s’était formé l’image
pendant son enfance. Je reviendrai plus en détail sur cette peur au chapitre
XXVII. Malgré ses études théologiques et ses années de spiritualité, il concevait
encore Dieu comme un patron hargneux, soupçonneux, toujours prêt à châtier
avec vigueur ses créatures maladroites. Une espèce de père Fouettard tout-
puissant!
Marcel fit littéralement des centaines de confrontations écrites et
probablement encore plus de confrontations mentales avant d’arriver à ébranler
le réseau tenace de ses pensées non réalistes. Il en avait de tous les genres, en
plus de celles portant sur l’obligation de respecter ses engagements. Il se croyait
obligé de plaire aux autres, considérant comme une catastrophe d’être
désapprouvé par eux. Il avait aussi sur la vie conjugale des opinions qui en
faisaient alternativement un paradis, où tous les problèmes s’évanouissent dans
l’amour ou, au contraire, une condition de second ordre, tout juste bonne à offrir
un asile à ces infortunés que ronge la concupiscence. Remarquons en passant
qu’il trouvait malheureusement un aliment à ce second type de pensées dans les
opinions assez défavorables de certains écrivains sacrés, dont l’apôtre Paul.
Celui-ci n’était pas sûrement le seul, à son époque, à penser qu’«il vaut mieux se
marier que brûler», mais la tradition nous a conservé ses lettres alors que les
écrits de ses contemporains ont disparu. Il ne s’agit pas de décrire Paul comme
un névrosé misogyne, mais on peut bien reconnaître qu’il n’avait pas des
femmes ni du mariage une idée très positive, mais une conception à tout le
moins ambivalente. Cette pensée a d’ailleurs influencé jusqu’à nos jours une
bonne part de l’attitude officielle de l’Église chrétienne envers la femme, exclue
de façon radicale d’une hiérarchie exclusivement masculine et confinée à des
rôles subalternes.
Peu à peu, Marcel en vint à admettre qu’il était le responsable de ses décisions
passées et présentes, et qu’il était inutile pour lui de chercher d’autres raisons à
sa sortie de la vie religieuse que son dégoût pour ce genre de vie. Il quitta donc
sans fracas ce milieu où il n’avait guère connu que l’angoisse et, peu de temps
après, épousa Héloïse. Ce changement ne lui demanda d’ailleurs pas peu de
courage, car il quittait ainsi la sécurité matérielle assurée jusqu’à sa mort pour
affronter la compétition du monde du travail, où il est rare qu’un employeur
accorde une prime à un ex-théologien. Il ne semble d’ailleurs pas faux de penser
que les facteurs de sécurité jouent un rôle considérable dans la persévérance de
beaucoup de religieux et de religieuses plus âgés. Il est beaucoup plus simple
pour une jeune religieuse, infirmière ou enseignante, de trouver à gagner sa vie
que pour une vieille sœur qui a été cuisinière à la maison-mère pendant vingt-
cinq ans. Je n’insinue pas ici que tous les religieux âgés qui demeurent dans la
vie religieuse le font pour des raisons de sécurité, encore que cela n’aurait rien
de honteux ni de condamnable, chacun ayant bien le droit de mener sa vie
comme il l’entend. Il suffit de ne pas se boucher les yeux pour constater la
vraisemblance de cette hypothèse.
CHAPITRE XVI

NADINE, OU LA PEUR DE L’AUTORITÉ

En voilà une qui a fait pâlir plus d’un et qui a foutu la trouille même aux héros:
la sainte peur de l’autorité.
Tout commence, comme presque toujours, quand on est petit. On a chanté sur
tous les tons le charme et la spontanéité de l’enfant et vanté son ingénuité et son
goût de la découverte. Je ne veux rien enlever à tous ces titres de gloire, mais
faire remarquer que ces qualités enviables sont alliées chez l’enfant à une dose
inconcevable de naïveté. Le petit enfant, aussitôt qu’il est en mesure de
comprendre ce qu’on tente de lui communiquer, fait preuve d’un manque
lamentable d’esprit critique et avale indistinctement les vérités les plus certaines
comme les inepties les plus désolantes. Ses parents lui apprennent, et on
comprend facilement pourquoi, qu’il doit les aimer et les respecter, les tenir pour
les juges infaillibles du bien et du mal, de la vérité et de l’erreur, les considérer
comme omniscients et toujours justes, toutes choses que ces mêmes parents
n’essaieraient pas de faire croire à un adulte plus averti et qu’ils ne croient
d’ailleurs pas eux-mêmes. Ils abusent de l’inexpérience de l’enfant pour le
berner; sous prétexte de lui éviter des «problèmes trop sérieux pour son âge», ils
lui enseignent des fadaises dont l’enfant aura souvent le plus grand mal à se
défaire plus tard.
Ce travail de mystification n’est pas l’apanage des seuls parents. Éducateurs,
professeurs, enseignants et pions de tout genre s’y livrent également avec
allégresse. Les écrivains pour enfants, sous des formes poétiques, les
pédagogues, sous des formes pédantes, les curés, sous des formes bondieusardes,
continuent en douce ce lessivage de l’esprit. Comme si ce n’était pas suffisant,
l’enfant, avant même de savoir lire, s’installe devant le téléviseur et est alors
bombardé d’un flot presque ininterrompu de sottises. Puis, il apprend à lire, mais
si c’est le journal, pauvre petit diable! Triple portion d’insanités!
De plus, l’enfant, par la force des choses, est un être chétif et faible qui se
rend compte très tôt qu’il est impuissant à se défendre contre tous ces êtres
adultes, plus gros, plus forts, plus rapides, plus rusés que lui. Entre le père et le
bébé, c’est le bébé qui doit concéder à la force physique. Il essaie bien de
compenser cette faiblesse par des cris perçants et des pleurs interminables, mais
c’est encore le père qui finit par l’emporter, du moins dans la plupart des cas.
Il est donc approprié et compréhensible qu’un enfant ait peur des adultes qui
l’entourent et, s’il ne les redoute pas, c’est souvent parce qu’il s’illusionne sur
leurs véritables intentions et se laisse abuser par les apparences.
Cependant, on finit par finir d’être un enfant. Vient le jour où le petit garçon
est aussi fort et avisé que son père, où la jeune fille peut parvenir à tenir tête à sa
mère. Mais, catastrophe, alors qu’on s’attendait à saluer l’accession d’un nouvel
humain à l’autonomie, les idées soigneusement cultivées par ses éducateurs dans
son esprit continuent leur carrière et persistent à produire leurs effets: peur et
anxiété en face de l’autorité.
L’homme fait, la femme adulte continuent à trembler devant leurs parents,
devant le patron, devant le policier, devant le chef syndical, et même devant le
gardien de stationnement!
Voilà ce qui amenait Nadine dans mon bureau. Elle avait peur d’à peu près
tout le monde, même des conducteurs d’autobus, et, quand elle se croyait
menacée, elle recourait aux mêmes tactiques dont elle s’était servie avec un
certain succès pour désarmer pendant son enfance le bras vengeur de sa mère:
elle fondait en sanglots et fendait l’air de ses gémissements. Inutile de vous dire
qu’elle se considérait comme la dernière des imbéciles, et que même, avec
raffinement, elle prenait occasion de sa faiblesse et de ses larmes pour se traiter
d’idiote avec encore plus de véhémence. «Je pleure parce que je suis stupide, et
je suis stupide parce que je pleure!»
J’entrepris de lui démontrer une chose que je croyais simple et évidente: tous
les humains sont égaux, commencent tous leur vie de la même manière en
manquant de s’étouffer avec le cordon ombilical et, qu’ils aient entre-temps été
évêque ou chiffonnier, la terminent tous dans leur robe de chambre en sapin.
Nadine voulait bien convenir qu’il en était ainsi, mais, ajoutait-elle en
sanglotant, entre le cordon et la robe de chambre, tous les autres étaient plus
futés, plus intelligents, plus forts, plus avisés, plus brillants qu’elle, pauvre
gourde.
Les parents de Nadine, avec qui elle vivait encore, exploitaient la situation au
maximum. «Ne fais surtout pas d’autres bêtises», rugissait son père. «Ne reviens
pas après 10 heures, tu sais comme je suis inquiète à chaque fois que tu sors… je
n’arrive pas à dormir», susurrait sa mère.
Au bureau où elle travaillait, c’était la même chanson. Son patron lui faisait-il
un peu sèchement remarquer qu’elle avait fait trois fautes en dactylographiant
une lettre que Nadine s’effondrait en larmes. Ses tantes trouvaient qu’elle avait
l’âme délicate et, pendant ses études, une religieuse avait loué sa grande
sensibilité, ajoutant que cela la ferait sans doute beaucoup souffrir, mais que
cette souffrance serait noble, comme celle de la colombe déchirée par les
vautours.
Avec de telles fadaises dans l’esprit, la vie de Nadine se consumait dans la
peur et je conclus que ce ne serait pas un mince travail que de l’amener à se
débarrasser de ces croyances et à constater qu’elle avait, tout autant que
quiconque, le droit et la responsabilité d’affirmer son autonomie.
Après lui avoir expliqué les rudiments de l’approche émotivo-rationnelle, je
lui suggérai un régime intensif de confrontations, se concentrant toutes sur les
idées qui causaient sa peur en face de l’autorité. Nous commençâmes par ses
idées les moins ancrées. Ainsi, elle apprit à se dire et à croire que le conducteur
de l’autobus n’était ni un monstre ni un être supérieur, mais tout simplement un
humain comme elle, et qu’il était vraiment improbable qu’il se livrât sur elle à
des attaques autres que verbales. En même temps, je l’invitais à passer à l’action
avec l’espoir que son expérimentation viendrait appuyer les nouvelles idées
qu’elle s’efforçait d’implanter dans son esprit. Ainsi, elle arriva à échanger
quelques mots avec le chauffeur en question et fut agréablement surprise quand
il lui répondit avec courtoisie et bonhomie. Il n’y avait de monstre que dans son
esprit!
Ensuite, nous nous attaquâmes au patron et aux autres personnes qu’elle
rencontrait au travail. Graduellement, Nadine en vint, à force de travail mental, à
pouvoir accepter, sans enthousiasme bien sûr, mais sans dépression non plus, les
inévitables heurts qu’amènent les contacts interpersonnels. Entre-temps, le
travail qu’elle accomplissait dans un secteur débordait sur les autres et elle
éprouvait de plus en plus de sécurité. Restaient ses parents, modèles premiers et
antiques de l’autorité. Nadine arrivait encore mal à rester calme durant les
explosions paternelles et à résister aux séductions et aux manipulations de sa
mère. Comme c’est souvent le cas, elle confondit d’abord l’assurance et
l’affirmation de soi avec l’insolence et l’insulte, alors que ces dernières ne sont
que l’indice d’une personnalité encore mal assurée. Elle dit avec colère à son
père de se mêler de ses affaires et d’aller se faire pendre, mais réagit avec terreur
quand celui-ci, après un moment de stupeur, s’effondra à son tour dans les
larmes, décriant l’ingratitude de sa fille et appelant sur elle les châtiments
réservés aux filles indignes.
Je conseillai à Nadine d’agir plus que de parler. Je lui suggérai aussi qu’il
serait peut-être avisé pour elle de s’établir hors du domicile familial.
Nadine réussit à prévenir calmement ses parents de sa décision. Son père
demeura muet de surprise, mais sa mère fit une scène terrible, déclarant qu’elle
se mourait déjà d’anxiété quand Nadine revenait au logis après l’heure annoncée,
qu’elle ne survivrait donc pas à l’anxiété que lui causerait le départ de sa chère
petite. Je sus que la partie était gagnée quand Nadine me raconta qu’elle avait
répondu avec pondération à sa mère qu’elle trouvait bien regrettable qu’elle se
tourmentât tant à propos d’elle et de sa sécurité, qu’elle espérait que sa mère
chercherait à se faire aider professionnellement pour se défaire de cette anxiété
dont elle, Nadine, n’était pas la cause, mais qu’en attendant elle avait décidé,
malgré la désapprobation de ses parents, de vivre sa vie comme elle l’entendait,
compatissant à leur angoisse, mais refusant de céder plus longtemps à leur
chantage.
CHAPITRE XVII

OLIVIER, OU LA PEUR D’ÊTRE UN MAUVAIS


PÈRE

Cette peur, au cours des siècles, a sans doute empêché la venue au monde d’un
nombre indéterminé d’enfants, en plus de venir troubler le repos de plus d’un
adulte. Je veux parler ici de ces personnes, hommes ou femmes, qui sont
terrifiées à la perspective de donner le jour à un enfant et qui se considèrent
comme incompétents pour assurer son éducation. Je parle aussi de ces personnes
qui, après avoir procréé, passent des années d’angoisse à se reprocher
amèrement d’être de mauvais parents et de bousiller de façon lamentable le
développement de leur enfant. Et si, de plus, l’enfant «tourne mal», à quel excès
de culpabilité n’assiste-t-on pas alors!
Commençons par établir une vérité; si par «bons parents», on veut entendre
des parents qui ne feraient aucune erreur dans leur travail d’éducateur, qui se
comporteraient en tout temps envers l’enfant de façon constructive et qui
observeraient sans défaillance toutes les recommandations du D Spock et des
r

légions d’autres «spécialistes» de l’éducation au foyer, il est clair que de tels


parents n’existent pas et ne peuvent pas exister. Il ne sert à rien de déplorer ce
fait et de s’en lamenter: les choses sont ainsi; les parents sont des êtres humains
et, comme tels, la perfection dans tout domaine leur est inaccessible.
Remarquons que le métier de parent, certainement l’un des plus anciens au
monde, est aussi l’un pour lequel il existe le moins de préparation. Tout se passe
comme si la société assumait que l’art d’éduquer un enfant est acquis aux
parents par science infuse. Non pas que cet art soit si complexe qu’il faille s’y
préparer par dix années d’études. Au contraire, il m’apparaît relever en grande
partie du bon sens élémentaire et, comme on le sait, ce n’est pas en général dans
les universités qu’on enseigne le bon sens!
D’autre part, bon nombre de volumes destinés aux parents contiennent un lot
impressionnant de sottises et d’exagérations. Certains parents en font une
consommation alarmante et en arrivent ainsi à considérer leurs enfants comme
des êtres terriblement délicats. À lire ces manuels d’éducation des enfants, on
finit par se laisser convaincre que la moindre erreur de tactique peut avoir des
conséquences dramatiques sur le développement ultérieur de l’enfant, que la
moindre impatience, la moindre claque un peu vive risquent d’ulcérer sa petite
âme et de lui donner des complexes. J’ai vu un jeune père manier son bébé avec
tant de précautions qu’on eût dit qu’il transportait un bidon de nitroglycérine. On
a tant répété aux parents que «tout est réglé à l’âge de cinq ans», sans espoir de
retour, que les déficiences des premières années ne se comblent jamais et
accompagnent l’enfant tout le reste de sa vie, qu’il faut nourrir l’enfant au sein,
qu’il faut le coucher sur le dos, sur le ventre, sur le côté, qu’il ne faut jamais le
taper, qu’il faut lui jouer du Bach au réveil, qu’il faut le laisser pleurer, qu’il ne
faut pas le laisser pleurer, qu’il faut lui permettre d’explorer son environnement,
qu’il faut qu’il dise «maman» à tel mois, et que sais-je encore, qu’on ne
s’étonnera pas que bien des parents ou des futurs parents considèrent l’éducation
de leurs enfants avec autant d’appréhension qu’un savant s’apprêtant à tenter la
fission de l’atome! Comme le dit Allport (The Person in Psychology): «Il est
temps que nous nous demandions comment, dans ces professions qui ont pour
objet de fournir de l’aide aux autres, et ici je pense à la psychiatrie, au travail
social, à la psychologie appliquée et à l’éducation, nous pouvons arriver à
retrouver une partie au moins du bon sens que nous semblons avoir perdu.» (p.
125)
Olivier avait peur d’être un mauvais père pour l’enfant dont sa femme devait
accoucher dans cinq mois. Marié depuis neuf ans, Olivier avait toujours reporté à
plus tard la venue du bébé que sa femme souhaitait, prétextant que la situation
financière du couple était encore trop incertaine, que son travail l’absorbait trop,
autant de prétextes qu’il avait utilisés pour ne pas s’avouer à lui-même qu’il
avait tout simplement peur de la paternité.
Olivier n’avait pas été très heureux pendant son enfance. Il se rappelait avec
émotion avoir passé des années ennuyeuses et ternes, isolé des autres enfants du
voisinage, en contact avec des parents assez froids et peu démonstratifs. Son
père avait été plus un exemple de devoir et de travail qu’une source de chaleur
humaine. La mère, profondément infériorisée, avait toujours été malade et
souffreteuse, trop écrasée pour donner beaucoup d’attention à sa ribambelle de
onze enfants, dont Olivier était le dernier. Olivier était certain qu’il ne saurait
jamais comment s’y prendre avec un enfant, que celui-ci serait malheureux
comme lui-même l’avait été ou, au pire, qu’il «tournerait mal», deviendrait
délinquant ou serait retardé mentalement. Depuis que sa femme lui avait
annoncé avec crainte qu’elle était enceinte, Olivier passait de mauvaises nuits,
tourmenté par l’anxiété, se répétant sans cesse que le malheur allait s’abattre sur
lui. Il avait songé à proposer l’avortement à sa femme, mais ses principes
religieux l’en avait empêché. Comme il fallait s’y attendre, il devenait hostile
envers le bébé à naître, lui reprochant d’être la cause de son anxiété. Il se
reprochait aussi amèrement à lui-même son «imprudence» d’une nuit de mai et
n’était pas loin d’accuser son épouse d’avoir machiné toute l’affaire à son insu.
Ce n’est pas qu’Olivier détestait les enfants; au contraire, il les aimait, pourvu
qu’il ne soit pas leur père. Il passait des heures à jouer avec ses neveux et faisait
même preuve d’une patience exceptionnelle avec eux.
Je commençai par essayer de lui faire prendre conscience que son problème
provenait de sa basse opinion de lui-même comme père potentiel, de son
exigence de perfection et du fait qu’il percevait comme catastrophiques les
échecs de tout genre. Je lui montrai que c’était parce qu’il se répétait sans cesse à
lui-même qu’il ne vaudrait rien comme père, que cela serait tragique et que
l’enfant en serait marqué pour toute la vie, qu’il éprouvait autant d’anxiété.
Olivier commença par nier entretenir de telles idées dans son esprit; cela n’a rien
d’exceptionnel, si l’on se souvient que ces pensées étaient devenues presque
automatiques chez lui et qu’il n’en remarquait plus la présence; Beck a noté
combien de telles pensées sont en général indépendantes de toute décision
délibérée de la personne et s’introduisent dans son esprit sans même qu’elle s’en
rende compte consciemment (Cognitive Therapy and the Emotional Disorders).
Après que j’eus attiré son attention à plusieurs reprises sur ces suites de
pensées vaguement conscientes, Olivier commença à en remarquer la présence.
L’indice principal qui le mit sur la piste fut la constatation qu’il se sentait triste,
tendu et anxieux chaque fois qu’il voyait un bébé ou qu’on parlait de bébés ou
de paternité en sa présence, alors qu’il ne ressentait pas la même chose quand il
s’occupait de son travail ou qu’on parlait avec lui d’autres sujets. Comme les
chiens de Pavlov commençaient à saliver quand ils entendaient le son de la
cloche qui était devenu pour eux associé à la présentation de nourriture, ainsi
l’évocation des bébés déclenchait dans l’esprit d’Olivier un réflexe conditionné,
et mettait en marche son moulin à pensées négatives. Comme on le voit, ce
n’étaient pas les bébés ou l’évocation des bébés qui causaient directement
l’anxiété d’Olivier, pas plus que ce n’est la cloche qui faisait saliver les chiens de
Pavlov; les bébés comme la cloche ne servaient que de stimulus déclenchant les
processus cognitifs qui, à leur tour, causaient l’anxiété.
Olivier parvint donc à identifier les idées qui lui causaient tant de tracas. Nous
pûmes alors nous attarder à les examiner et à les confronter à la réalité. Il
comprit assez vite qu’il est impossible à un être humain d’être un mauvais père
ou d’en être un bon, et qu’il ne peut exister que des pères qui, avec des
fréquences variables, posent des gestes plus ou moins heureux en rapport avec
leurs enfants. Une bonne part de son anxiété s’évanouit avec la disparition de
cette notion absurde, fruit de la confusion entre l’identité d’une personne et les
actes qu’elle pose.
Nous passâmes ensuite à la distinction entre la responsabilité et la culpabilité,
deux notions que la plupart des gens confondent continuellement. Il parvint à
comprendre sans trop de peine que la responsabilité désigne le fait que
quelqu’un est bien l’auteur ou la cause de tel ou tel événement. Ainsi, si j’écrase
un chien avec ma voiture, même par inadvertance, je suis responsable de sa
mort, puisque c’est bien moi qui étais au volant et que sa mort a été causée par
mon action.
La culpabilité est tout autre chose et repose sur la notion erronée que tel acte
est interdit alors que tel autre est permis. Elle repose sur l’équation suivante: acte
bon, donc acte autorisé; acte mauvais, donc défendu. La culpabilité, en tant que
sentiment, ne nous affecte que quand nous croyons avoir posé un geste défendu.
Les sentiments qui nous habitent quand nous croyons avoir posé un geste
mauvais mais non défendu sont la tristesse et le regret.
Olivier arriva donc à comprendre qu’il pourrait bien être responsable, au
moins en partie, des éventuels méfaits de son rejeton, mais qu’il n’en serait
jamais coupable, puisqu’il faudrait alors qu’il existe quelque loi qui lui interdise
de poser des gestes impropres dans l’éducation du petit. De telles lois n’existent
évidemment pas, sauf certaines, fort peu nombreuses, interdisant et frappant de
sanctions des comportements très inopportuns, comme la brutalité répétée à
l’égard de l’enfant. Et même dans ce cas, il n’existe pas de «loi naturelle» qui
exige qu’on observe les lois humaines, quelque judicieuses qu’elles puissent être
par ailleurs.
En dernière analyse, Olivier comprit qu’il ne pouvait pas être un bon ni un
mauvais père, qu’il n’y était d’ailleurs (et fort heureusement) pas obligé, mais
qu’il trouverait heureux d’éviter le plus possible les erreurs et de s’exercer aux
gestes appropriés dans l’éducation de son futur enfant. Cette constatation amena
beaucoup de détente dans son esprit. La naissance du petit cessa d’apparaître à
ses yeux comme un événement tragique, menaçant son estime de lui-même. Il lui
devint possible d’attendre la naissance avec plus de confiance et même avec une
certaine impatience, maintenant qu’il ne croyait plus qu’il était indispensable et
nécessaire qu’il soit un «bon» père.
CHAPITRE XVIII

PIERRETTE, OU LA PEUR DE PERDRE LA RAISON

La peur de perdre la raison, de devenir «fou», à laquelle Raimy


(Misunderstandings of the Self) a donné le doux nom de phrénophobie, affecte,
selon lui, entre vingt et trente pour cent de la population en général, à un
moment ou l’autre, et plus de soixante-dix pour cent des personnes engagées en
thérapie (Thorne, Personality: a Clinical Eclectic Viewpoint). C’est dire que
nous nous trouvons en présence d’un phénomène très répandu.
Une partie de la peur de perdre la raison est sans aucun doute due aux
imaginations qui peuplent l’esprit de plusieurs personnes quant à la maladie
mentale. La plupart des gens n’ont jamais été en contact direct avec un résident
d’un hôpital psychiatrique. Ils tiennent leur «information» des films, de la
télévision et des romans à succès. On y décrit les psychotiques à peu près
toujours comme des candidats au suicide, des meurtriers en puissance, des
désaxés sexuels. On les y présente surtout comme ayant perdu tout contact avec
le réel, et tout contrôle sur leur comportement, étrangers à eux-mêmes et au
monde qui les entoure. Des expressions comme «il a perdu la boule», «il est
devenu un légume», «fou furieux» ne sont faites pour rassurer personne, pas plus
que les descriptions hautes en couleur des traitements étranges et des supplices
auxquels sont soumis les aliénés. Des films comme Vol au-dessus d’un nid de
coucou, mise à part leur valeur dramatique, contribuent à perpétuer le mythe de
l’hôpital psychiatrique vu comme un enfer où les malheureux pensionnaires sont
torturés par des infirmières et des médecins diaboliques, encore plus détraqués
que leurs patients.
Cette peur amène ainsi de nombreuses personnes à fuir les services qui
pourraient les aider. Elles ont l’impression qu’en consultant un psychologue ou
un psychiatre elles se décernent à elles-mêmes un diplôme de folie et redoutent
d’entendre de la bouche du spécialiste le verdict affreux de cinglé.
Malgré la peur qui la rongeait, incapable de tolérer plus longtemps son
anxiété, Pierrette vint me consulter. Parmi les diverses peurs qui l’habitaient, la
crainte de devenir folle tenait le premier rang. Elle croyait que l’anxiété et la
tension qu’elle ressentait à propos de diverses choses: son travail, son divorce
imminent, ses dettes accumulées, et qui étaient dues aux idées qu’elle abritait
dans son esprit à ces sujets, étaient les signes qu’elle allait bientôt «faire une
dépression», qu’elle allait perdre la raison. Elle avait remarqué qu’elle oubliait
certaines choses, par exemple de verrouiller la porte de son appartement en le
quittant ou de prendre sa monnaie à l’épicerie, et elle en concluait que ces oublis,
attribuables à son anxiété et à sa préoccupation constante à propos de son
divorce, constituaient des indications de plus de sa déchéance prochaine. Elle
avait de la difficulté à se concentrer, ne parvenant pas, par exemple, à se
souvenir de la page qu’elle venait de lire dans un livre qu’elle aimait. Elle était
aussi devenue très irritable, explosant émotivement à propos de tout et de rien et
passant par des périodes successives d’exaltation et de désespoir.
Comme elle avait lu quelque part que c’étaient là des symptômes de la
psychose maniaco-dépressive, elle en avait conclu que le jour ne saurait tarder
où elle perdrait complètement les pédales. Elle se voyait déjà à l’«asile», revêtue
d’une camisole de force, hurlant des obscénités, se débattant au milieu d’un
groupe d’infirmières atterrées. En plus de toutes ces peurs, comme son agitation
l’empêchait de passer de bonnes nuits et que, comme bien des gens, elle était
souvent persuadée qu’elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit (alors que, plus
probablement, elle avait dormi de façon intermittente), elle croyait que le
manque de sommeil parviendrait à la rendre folle si tout le reste n’y suffisait pas.
J’entrepris de démontrer à Pierrette que les symptômes qu’elle éprouvait ne
constituaient, en toute probabilité, que les réactions habituelles à un état
d’anxiété et de stress prolongé, émotions qu’elle avait développées à l’occasion
des situations difficiles qu’elle devait affronter. Même si l’anxiété est
entièrement causée par les pensées qui nous assaillent à l’occasion des
événements, il faut bien reconnaître que la plupart d’entre nous produisons ces
pensées plus facilement à l’occasion de certains événements, alors que d’autres
nous laisseront indifférents. On comprendra que la personne «moyenne» ressente
plus de stress et d’anxiété à l’approche d’un examen final ou d’une grave
opération que quand elle s’apprête à prendre l’autobus ou qu’elle risque de
perdre cinq dollars.
L’anxiété intense que ressentait Pierrette, surtout face à son divorce prochain
et aux dettes considérables qu’elle avait contractées, suffisait donc à expliquer sa
nervosité, ses absences de mémoire, ses préoccupations, son irritabilité et ses
insomnies, sans qu’il fût nécessaire de faire intervenir l’approche de la maladie
mentale. De plus, sa considération de la maladie mentale comme d’une horreur
incurable à laquelle même la mort est préférable causait chez elle un surplus
d’anxiété dont elle aurait fort bien pu se passer. Pierrette n’était ni folle ni sur le
point de le devenir vraisemblablement, mais elle était très anxieuse.
Je crois que ce qui fut le plus efficace avec Pierrette, à part les confrontations
qu’elle commença graduellement à faire, fut la manière posée et réfléchie dont
nous discutâmes de ses problèmes. Il est très rassurant pour quelqu’un qui a peur
de perdre la tête de rencontrer un aide qui, malgré ses dénégations, s’obstine à
discuter de manière rationnelle avec lui et maintient que la personne possède les
ressources pour régler les problèmes qui la tourmentent.
En se délivrant de sa peur de perdre la raison, Pierrette retrouva aussi le goût
et l’énergie pour s’attaquer à ses vrais problèmes. En effet, il est aisé de
comprendre que lorsqu’on se sent menacé de tout perdre, on n’est pas très
motivé pour s’occuper des détails, pas plus que les naufragés sur le bateau en
train de couler ne se préoccupent de sauver leurs bagages. Maintenant qu’elle ne
se croyait plus aux portes de la démence, Pierrette put s’appliquer à faire face à
son divorce et à payer ses dettes. Ce sont là des problèmes qui, surtout le dernier,
n’ont pas de solution rapide, qui demandent du temps et des efforts soutenus,
mais qui sont simplifiés par la délivrance d’une anxiété issue de conceptions non
réalistes.
CHAPITRE XIX

QUIDAM

Je n’ai pas trouvé de prénom français qui commence par la lettre Q. Aussi, ai-je
pensé vous offrir un petit repos à ce point de nos réflexions, et je vous présente
mon:

Petit glossaire déraisonnable

Tout au long de ce livre, je tente de vous rendre conscient de l’importance


concrète que revêt pour nos vies notre langage intérieur. Nous finissons par
croire ce que nous nous répétons et ces croyances, si elles sont fausses et mal
fondées, risquent de nous causer des ennuis émotifs considérables.
J’ai rassemblé pour vous ici, à titre d’aide-mémoire, un certain nombre de
mots et d’expressions glanés au hasard des heures de consultations et de mes
rencontres avec des groupes. Ils ont tous pour point commun d’être non réalistes
ou «dangereux», c’est-à-dire susceptibles d’être mal utilisés. Comme l’homme
est doué d’imagination, notre langage contient des mots qui désignent des choses
qui, de fait, n’ont pas d’existence réelle (Pégase, dragon, cyclope) et, d’autre
part, nous groupons souvent des mots «réalistes» de telle sorte que leur
assemblage devient absurde (La mort de ma femme est une catastrophe). Pour
chacun des mots et chacune des expressions, j’ai formulé quelques
commentaires.

Absolu, absolument:
Inconnaissable et indémontrable. À remplacer par relatif, relativement.

Amour:
Mot très vague, recouvrant une foule de sentiments souvent fort contradictoires.
À employer avec une extrême prudence. QUESTION: «M’aimes-tu? Dis-moi
que tu m’aimes!» RÉPONSE: «Je ne sais pas ce que vous voulez dire… Veuillez
définir vos termes.» FIN DE NOMBREUX DIALOGUES INUTILES.

Anormal:
Désigne les phénomènes et les personnes qui s’écartent de l’ordinaire. Souvent
employé à tort pour reprocher à une personne des comportements déplaisants
pour une autre ou heurtant son échelle de valeurs. (Emploi à bannir.)

Besoin:
Au sens absolu, toujours faux. Au sens relatif, parfois vrai. Ex.: «J’ai besoin
d’un clou si je veux en planter un.» Souvent utilisé pour justifier ses goûts et ses
désirs.

Blesser, blessure:
Ne peut s’employer au sens propre que s’il s’agit de blessures physiques. Les
autres «blessures» constituent des figures de style, rien de plus. «Ses paroles
m’ont blessé» suppose que vous avez l’oreille très sensible ou que votre
interlocuteur parlait vraiment très fort.

Catastrophique, terrible, épouvantable:
La plupart du temps, décrivent avec exagération. À remplacer le plus souvent par
désagréable (très), ennuyeux (très), malcommode (très).

Certain, certitude:
Désignent des choses ou des états inaccessibles à l’être humain en ce qui
concerne le futur. À réserver, avec prudence, aux conditions et aux choses
passées ou présentes (avec encore plus de prudence).

Devoir (je dois, tu dois, il doit):
Toujours faux au sens absolu: «Je dois aimer ma femme.» Parfois vrai au sens
relatif: «Je dois aller à Québec si je veux rencontrer un ami qui s’y trouve.»

Droit (ne pas avoir le):
Toujours faux. À rayer du vocabulaire, sauf dans des emplois comme ligne
droite, c’est-à-dire au sens physique du terme. Souvent utilisé pour justifier les
colères, donner bonne conscience et alléger le sentiment de culpabilité.

Être (je suis, tu es, il est):
Presque toujours employé à mauvais escient. Toute phrase commençant par «je
suis» ne peut que se terminer par «un être humain». Toute phrase commençant
par tu es ou il est ne peut également que se terminer de la même manière si elle
s’adresse à un bipède doué en principe de raison.

Goût (ne pas avoir le):
Souvent utilisé pour exprimer la peur ou le refus. Employé abusivement comme
synonyme d’impossible (voir ce mot).

II faut:
Employé de façon absolue, cette expression est toujours fausse: «Il faut que je
travaille.» Elle peut devenir raisonnable si elle est employée au sens relatif: «Il
faut que je mange pour vivre», «Il faut que je travaille pour être payé».

Impossible, ne pas pouvoir:
Employés comme substitut par la plupart des gens pour désigner une chose
qu’ils trouvent difficile ou déplaisante: «Je regrette de ne pouvoir vous recevoir,
c’est impossible.» En vérité: «Je ne veux pas vous recevoir, je préfère aller me
reposer.» Souvent utilisés pour nier ses responsabilités.

Insupportable:
Toujours faux lorsque employé par un être vivant (et les morts parlent peu, c’est
bien connu). «Ma femme est insupportable! J’en sais quelque chose, je la
supporte depuis 30 ans!» Souvent utilisé pour nier ses responsabilités.

Lois:
Les vraies lois naturelles sont rares. Les autres codifient la plupart du temps les
préjugés du groupe dominant d’une société. Appliquées à soi, constituent le
décalogue personnel: «Je dois être un bon garçon», «Je dois plaire à mon
entourage», «Je dois faire ce qui est bien». Ce décalogue personnel ne revêt
aucun caractère d’objectivité.

Méchant, mauvais, bon, sot:
Tous ces adjectifs décrivant des jugements de valeur ne sont utilisables
légitimement qu’à propos d’actes et jamais à propos de personnes.

Nécessaire, indispensable, essentiel:
Même remarque que pour «Il faut». Rarement vrais, même au sens relatif.

Parfait, parfaitement:
Désignent des choses ou des conditions purement idéales, donc hors d’atteinte
pour un être humain.

Probable:
Souvent confondu avec possible.
CHAPITRE XX

RÉJEANNE, OU LA PEUR DES ASCENSEURS

Dans ce chapitre, je veux faire au moins une brève incursion dans le domaine
très varié des phobies diverses qui affectent, de façon plus ou moins marquée, la
vie de presque tout le monde.
Certaines de ces phobies sont bénignes et n’entraînent pas de sérieux
inconvénients. Que telle personne ait peur des papillons, des souris ou des
serpents n’a pas en général de conséquences très ennuyeuses sur l’organisation
de l’ensemble de sa vie. Mais il en est d’autres qui sont fort gênantes et qui
compliquent beaucoup l’existence.
Prenons le cas de Réjeanne. Elle avait peur de prendre les ascenseurs, disait-
elle. Cela n’aurait pas été bien grave en soi si elle n’avait pas occupé un poste
qu’elle aimait dans une entreprise dont les bureaux venaient justement d’être
installés au quatorzième étage d’un gratte-ciel, après avoir été situés pendant dix
ans au rez-de-chaussée. Sa peur des ascenseurs l’amenait à prendre l’escalier
chaque matin et à procéder à la longue et pénible escalade des quatorze étages.
Comme personne ne rajeunit, elle voyait bien qu’elle n’arriverait plus avant
longtemps à réussir cet exploit sans mettre sa santé en danger. De plus, une fois
parvenue toute pantelante à son bureau, cela lui prenait une demi-heure à
récupérer. Elle devait apporter avec elle son repas du midi, qu’elle mangeait
solitairement à son bureau, alors que ses collègues allaient en groupe se
restaurer. En fin d’après-midi, elle entreprenait la descente de cette montagne et
arrivait chez elle exténuée.
En causant avec Réjeanne, je m’aperçus assez vite que sa peur des ascenseurs
n’était pas isolée. Elle avait aussi peur des voyages en avion, des endroits
publics fermés, des foules, peur de voyager dans des autobus ou des voitures
climatisés, peur des pièces sans fenêtre, du métro.
Le point commun de toutes ces phobies semblait assez clair: Réjeanne avait
peur d’étouffer, de manquer d’air dans tous ces endroits. Elle n’avait pas peur
que les câbles de l’ascenseur se rompent et qu’il tombe, mais plutôt que la
mécanique se bloque, la laissant emprisonnée dans la cage, entre deux étages,
succombant à l’asphyxie. De même pour l’avion: elle se voyait avec horreur
emprisonnée dans ce long tube, dans une atmosphère devenant progressivement
irrespirable, où elle suffoquerait. La même idée la tenaillait à propos de tous les
endroits clos. À cette peur de l’asphyxie, se joignait une peur sociale: Réjeanne
redoutait de se rendre ridicule en perdant connaissance dans ces endroits publics,
attirant ainsi sur elle l’attention des autres. Elle croyait aussi que lorsqu’une
personne s’évanouit ses sphincters se relâchent automatiquement et qu’elle ne
peut plus contrôler ses émissions d’urine.
La situation était urgente. Nous n’avions pas le temps de procéder à une
analyse détaillée des antécédents de Réjeanne si elle voulait pouvoir conserver
son emploi. Je commençai par l’éclairer sur la question du relâchement des
sphincters, qui constituait une erreur. Une personne évanouie retient quand
même son urine.
Je m’attaquai ensuite à son idée qu’il était possible de manquer d’air dans un
ascenseur, un avion ou un autobus climatisé; sans doute pouvait-on concéder
que, dans ces endroits, l’air circule moins librement qu’au milieu d’une prairie,
mais il est clair qu’il est en quantité suffisante pour satisfaire les besoins
respiratoires des usagers. Réjeanne se rendait bien compte que sa peur était
exagérée, mais elle se déclarait quand même incapable de la vaincre, malgré les
graves inconvénients qu’elle lui causait. Je pensai alors que nous étions en
présence d’une situation de choix pour l’emploi de l’intention paradoxale.
Cette technique, mise au point par le psychiatre Frankl, se base sur la
constatation que les peurs particulières sont en grande partie maintenues vivaces
par le fait que celui qui en est affecté fait tout ce qu’il peut pour éviter les objets
qui les provoquent. Ainsi, Réjeanne évitait soigneusement ascenseur, avion,
autobus et tout endroit clos. En conséquence, la technique de l’intention
paradoxale consiste à amener la personne à faire ou à souhaiter que se produisent
les choses dont elle a peur. J’avais déjà employé avec succès cette technique
quelques fois auparavant, notamment avec une jeune femme qui avait la phobie
de se coucher. Elle n’y parvenait pas sans avoir auparavant regardé avec soin
sous son lit, dans l’armoire et derrière les tentures. Il lui semblait toujours que
quelque monstre hideux se cachait à ces endroits, qui n’attendait que l’obscurité
pour ramper sournoisement vers elle et l’assaillir. Elle avait développé cette
compulsion à l’occasion d’un événement traumatisant de son enfance, alors que
son père adoptif l’avait de fait molestée sexuellement. Pour se défendre de sa
peur et arriver à dormir, elle avait imaginé ce rituel qui, depuis, ne l’avait pas
quittée, malgré la honte et l’embarras qu’elle ressentait, surtout quand elle ne
couchait pas seule. Je lui avais alors recommandé non seulement de ne pas tenter
d’interrompre cette procédure, mais au contraire de l’accentuer, de ne pas jeter
seulement un coup d’œil rapide sous le lit, dans l’armoire et derrière les rideaux,
mais de s’y appliquer avec énergie, passant plusieurs minutes à examiner les
moutons sous le lit et à se représenter de la manière la plus vive possible qu’un
visage affreux allait lui apparaître dans l’armoire. En moins de trois semaines de
ce régime quotidien d’intention paradoxale, elle était délivrée de sa manie et
parvenait à se coucher sans se livrer à ce rituel épuisant.
Quant à Réjeanne, je lui recommandai de ne pas tenter de se rassurer, mais
bien au contraire de monter dans l’ascenseur en se persuadant le plus
énergiquement possible que celui-ci allait bloquer entre deux étages, qu’on ne
parviendrait pas à la délivrer à temps et qu’elle étoufferait à petit feu en
martelant avec désespoir les cloisons de son tombeau.
Je lui conseillai du même coup de prendre dès le lendemain le métro, en ayant
soin de meubler son esprit des mêmes idées.
Quoique tout cela lui apparût absurde et contradictoire, Réjeanne consentit à
tenter l’expérience. Une semaine plus tard, elle me téléphonait pour m’annoncer
qu’elle prenait les ascenseurs depuis le lendemain de notre rencontre et qu’elle
n’avait plus peur dans le métro. Une seule dose d’intention paradoxale avait
suffi. Elle s’apprêtait maintenant à affronter les autobus et les foules, toujours
avec la même technique. Surpris moi-même de la rapidité des résultats, je
communiquai avec elle six mois plus tard, pour vérifier la permanence de ces
résultats. Non seulement Réjeanne continuait-elle alors à prendre les ascenseurs
et le métro sans alarme, mais elle m’annonça qu’elle venait tout juste de revenir
de vacances en Europe, qu’elle avait fait l’aller-retour en avion et qu’elle était
bien contente des résultats.
Je ne veux pas laisser entendre ici, pas plus que Frankl lui-même, que
l’intention paradoxale est un remède miracle, une panacée instantanée. De telles
choses n’existent pas plus en psychothérapie qu’en médecine somatique. Mais
son succès permet de comprendre combien le mécanisme de fuite du danger réel
ou imaginaire constitue en fait un renforcement de la peur. La peur, dit-on, est
mauvaise conseillère, et surtout quand elle recommande la fuite, puisque cette
fuite tend à favoriser la perpétuation de la peur.
Cela ne vaut pas seulement pour des peurs circonstanciées et «physiques»
comme celles qui affectaient surtout Réjeanne, mais s’applique également aux
peurs «sociales»: crainte de parler devant un auditoire, peur de rougir et
d’apparaître ridicule, peur de l’opinion et de la désapprobation des autres, peur
de bégayer et de bafouiller; chacune de ces craintes peut être attaquée à la fois
par la double stratégie de la confrontation mentale jointe au passage à l’action.
J’ai déjà recommandé à une personne qui rougissait souvent de tenter par tous
les moyens de rougir délibérément, de se «forcer» à rougir. Elle ne put jamais y
parvenir et fut en peu de temps délivrée à la fois du phénomène et de la peur
qu’elle ressentait de le voir se manifester.
L’intention paradoxale a aussi pour effet de transmettre la notion fort juste et
exacte qu’un être humain n’est pas impuissant devant ses peurs, qu’il y a
«quelque chose à faire», que la situation n’est pas désespérée et insoluble, à
condition que la personne veuille bien consentir à affronter sa peur plutôt que
continuer à fuir ce qui l’occasionne. Cela peut prendre du courage pour
démarrer, et de la constance dans l’exercice, les résultats n’étant pas toujours
aussi spectaculairement rapides que pour Réjeanne. Mais le courage n’est pas un
don du ciel, départi aux uns et refusé aux autres. Comme toutes les autres
émotions, il est le résultat de nos pensées, et ces pensées, il est possible de les
modifier si l’on sait comment s’y prendre et si l’on persiste assez longtemps à les
confronter. Après tout, il y a des gens qui s’habituent à affronter des tigres dans
la cage du dompteur ou à marcher sur la corde raide. Il doit bien être possible, si
l’on s’y applique, d’arriver à affronter un auditoire composé de ses semblables
ou d’apprendre à ne pas s’affoler dans un avion!
CHAPITRE XXI

SERGE, OU LA PEUR DE FAIRE DE LA PEINE AUX


AUTRES

Voilà une peur «noble», marque d’un esprit délicat et d’une conscience éclairée,
bien préférable à des craintes minables comme certaines dont nous avons discuté
jusqu’à maintenant! Eh bien! non. Elle est aussi sotte que les autres et repose
comme elles sur des prémisses irrationnelles et fausses.
Et pourtant, il semble bien que nous puissions faire de la peine aux autres. Ne
pouvons-nous pas les attrister par notre conduite, les froisser par nos paroles,
leur causer du souci par nos actes?
Je le dis tout net: non, c’est tout simplement impossible. Nous sommes
capables de nuire aux autres, par la parole et l’action, nous pouvons leur causer
des ennuis, nous pouvons les frapper et leur causer des blessures physiques, mais
s’ils se sentent tristes, affligés, déprimés ou irrités, ces sentiments sont
entièrement causés par leurs propres pensées, raisonnables ou déraisonnables.
«Je ne comprends rien à ce que vous dites-là» répondit Serge à qui j’exposais
ce qui précède. Ce jeune homme de vingt-trois ans était possédé par la peur
maladive de faire de la peine aux autres. Ces «autres» incluaient ses parents,
notamment sa mère, les jeunes filles qu’il fréquentait, ses frères et sœurs,
d’autres membres de sa famille, dont un oncle ecclésiastique et une tante
religieuse, tous gens que Serge trouvait aimables, gentils, prévenants et qu’il se
faisait scrupule de désappointer par sa conduite ou ses paroles. Avec ce système,
il en était rendu à étudier la médecine, pour ne pas faire de peine à son père,
alors qu’il rêvait de devenir vétérinaire; il continuait à habiter le domicile
paternel, pour ne pas faire de peine à sa mère, alors qu’il eût préféré apprendre à
se débrouiller seul en appartement. Incroyant, il fréquentait l’église le dimanche
pour ne pas peiner son oncle et sa tante et portait des chemises roses pour ne pas
peiner ses sœurs. Une vie charmante, et quel bon garçon! Il avait même
fréquenté pendant deux ans une jeune fille que ses parents trouvaient distinguée
et convenable, mais que secrètement il trouvait empruntée et infantile;
seulement, elle l’aimait tant qu’il ne pouvait se résoudre à rompre avec elle, se
disant qu’il ne se pardonnerait jamais la peine qu’il lui causerait.
«Comment pouvez-vous dire que nous ne pouvons pas causer de la peine aux
autres? N’est-il pas évident que si j’abandonnais la médecine et que je quittais la
maison, mon père et ma mère seraient consternés? N’est-il pas certain que si je
disais à Sidonie que j’ai décidé de ne pas l’épouser, elle en ferait une dépression?
Ma pauvre tante ne se consolerait jamais si je cessais d’aller à la messe le
dimanche, elle qui prie tous les jours pour moi!
– Il est en effet possible ou même probable que tout ce que tu dis arriverait, si
tu posais les gestes que tu redoutes de poser. Mais voilà, tu n’en serais pas la
cause.
– Comment cela est-il possible, puisque tout le monde est content
actuellement, et que tout le monde serait triste si je changeais de conduite? Ne
serait-ce pas mon changement de conduite qui causerait leur peine?»
J’entrepris alors d’expliquer à Serge la différence entre la cause et l’occasion,
comme je l’ai fait au chapitre I. À l’aide de cette distinction fondamentale mais
non immédiatement évidente, il devenait plus clair que la peine que, par
exemple, son père éprouverait si son fils abandonnait le soin des humains pour
se consacrer à celui des bêtes serait entièrement causée par les préjugés négatifs
et autres idées défavorables que le père avait dans l’esprit à ce propos. Il était
sans doute dommage que son père eut ces idées dans la tête, mais, de cela, Serge
n’était ni responsable ni, à plus forte raison, coupable, et il n’y avait pas
beaucoup de choses qu’il put faire pour changer les idées de son père, médecin
réputé. Quant à l’oncle et à la tante religieuse, ils entretenaient très probablement
des préjugés nettement positifs à propos de la pratique religieuse; et c’étaient ces
préjugés qui causeraient leur peine si Serge s’avisait de faire étalage de son
incroyance.
«Mais alors, s’il en est ainsi, le monde va devenir un enfer, plus personne ne
se préoccupera des sentiments des autres. Je ne veux pas de cette philosophie,
qui m’amènerait à faire de la peine à qui que ce soit.
– Tu as la tête dure, mon cher Serge, et tu ne parviens pas à comprendre
encore qu’en voulant éviter à tous de ressentir de la peine, c’est ta vie à toi que
tu gâches. Tu te causes à toi-même beaucoup de peine par l’idée que tu ne dois
pas causer de peine aux autres, mais cette peine que tu te causes est inutile et
injustifiée, puisqu’elle découle d’une idée fausse. Si tu comprends que tu ne
peux pas causer la peine des autres, il ne s’ensuivra pas que ce sera avisé pour
toi de heurter sans raison leurs préjugés et leurs croyances, comme il ne serait
pas très approprié pour un militant d’action catholique de dénoncer le
communisme pendant son congrès international. Une dénonciation brutale des
croyances de l’entourage est peut-être courageuse et héroïque, mais elle est
souvent aussi parfaitement inutile et parfois très dommageable pour le héros!»
Les Jésuites racontent encore comment les Franciscains, avec un zèle
intempestif, amenèrent la persécution et le martyre de tout le monde en Chine au
seizième siècle. Les Franciscains avaient installé des cloches sur leurs
établissements missionnaires et s’entêtaient à carillonner à toute heure, selon la
coutume chrétienne de l’époque, malgré la désapprobation des Chinois selon qui,
d’après leurs croyances, ce tapage dérangeait les esprits des ancêtres. La
croyance des Chinois était, bien sûr, absurde, mais le carillon des fils de saint
François ne l’était pas moins. Ils se retrouvèrent crucifiés et l’Église en a fait des
martyrs, ainsi que des Jésuites qu’on confondit avec eux, mais ils furent d’abord
des martyrs de leur entêtement et de leur manque de souplesse.
Ainsi, s’il n’y a pas de désavantage notable à éviter d’offrir des occasions de
peine aux autres, je ne vois pas pourquoi quelqu’un heurterait de front les
croyances qui causeraient cette peine.
La situation est tout autre quand cette souplesse devient sérieusement
désavantageuse pour moi. Si je puis accepter d’aller voir avec ma femme un film
qui ne me plaît guère, pour ne pas lui «faire de peine», je ne consentirai pas à me
soumettre à un chantage émotif inconscient et à m’abstenir de gestes ou de
paroles que je trouve importants, mais qui peuvent constituer pour d’autres une
occasion de se faire de la peine. Il peut être courtois de ne pas s’empiffrer de
choux à la crème en face d’une personne qui suit un régime alimentaire austère,
mais on ne m’obligera pas à grignoter des carottes toute ma vie pour ne pas
frustrer cette même personne! C’est une chose que d’avoir des égards pour les
sentiments raisonnables des autres et ainsi, de ne pas rigoler à gorge déployée
dans un salon funéraire, mais c’en est une autre que de modeler toute son
existence pour ne jamais leur déplaire. Comme vous le voyez, cette peur de faire
de la peine aux autres est proche parente de la peur de ne pas être aimé, que nous
avons disséquée au chapitre IV. Il vaut mieux, semble-t-il, que chacun se résolve
à faire ce qui lui plaît et ce qui est avantageux pour lui sans faire exprès pour
écraser les orteils psychologiques des autres. Cette attitude sera facilitée par la
prise de conscience que chacun d’entre nous cause ses propres peines à
l’occasion des paroles et des gestes des autres.
Qu’on ne parle donc plus de paroles «blessantes», de mots «durs»; que nul ne
prétende qu’il a été démoli par les paroles méchantes des autres. Il n’y a
d’outrages que physiques et de souffrances morales que celles que nous nous
infligeons. Les injures n’en sont que pour celui qui s’en offusque lui-même. Des
phrases comme: «Ses paroles m’ont fait mal au cœur…», «Son attitude me rend
malade…», «Ses actions m’empêchent de dormir» sont toutes non réalistes sauf
si l’on vous crie si fort aux oreilles que vous en soyez ébranlé jusqu’au cœur, ou
que l’on batte du tambour autour de votre lit.
Comme il est heureux qu’il en soit ainsi, d’ailleurs! Car, au moins, si c’est moi
qui cause ma peine, je peux y faire quelque chose et m’en libérer, en me
débarrassant des idées qui la causent, alors que je suis souvent radicalement
impuissant à changer les idées, les actions ou les comportements des autres. Je
suis au moins le maître relatif de ma vie émotive, et non l’esclave des autres sur
ce point, même si je peux le devenir physiquement. Nul ne peut atteindre ma
sérénité et elle demeurera en moi tant que je ne viendrai pas la troubler moi-
même.
CHAPITRE XXII

THÉRÈSE, OU LA PEUR DE PERDRE DES ÊTRES


CHERS

Avec ce chapitre, nous abordons une peur qui me semble presque universelle. Au
moment où j’ai commencé la préparation lointaine de ce livre, j’ai procédé à une
petite enquête sans prétentions scientifiques auprès de groupes d’enfants d’âge
scolaire, leur demandant simplement d’énumérer leurs principales peurs. J’ai eu
droit à la peur des insectes, de l’obscurité et des fantômes, mais la vedette
revenait sans aucun doute à la peur de ces enfants de perdre leurs parents.
La même enquête auprès de groupes de jeunes adultes a fait apparaître des
peurs plus «sophistiquées», mais la peur de perdre un être cher, parent, ami,
conjoint, tenait encore le premier rang.
Sommes-nous donc condamnés à avoir peur quand nous aimons une autre
personne et la seule solution consistera-t-elle à n’aimer personne pour ne pas
ressentir la peur de le perdre? Il semblerait alors que le remède fut pire que le
mal.
C’est pourtant ce remède qu’avait adopté Thérèse. À l’âge de treize ans, elle
avait perdu son père et sa mère ainsi qu’un de ses frères, dans un accident de la
route. À l’âge difficile du passage de l’enfance à l’adolescence, elle avait vu
disparaître les êtres sur qui elle comptait le plus dans la vie. Elle se souvenait
d’avoir peu pleuré à l’époque, refoulant sa peine, et d’avoir résolu alors, dans sa
tête d’enfant, de ne jamais s’attacher à quiconque puisque la séparation était trop
douloureuse. Mais le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas. Thérèse
était devenue une belle jeune fille et s’était progressivement liée d’amitié avec
un jeune homme qui l’aimait beaucoup. Depuis ce temps, l’angoisse l’habitait,
divisée qu’elle se trouvait entre son affection pour Jean et sa peur de souffrir un
autre martyre comme celui de ses treize ans, si elle venait à le perdre. Notons
bien qu’elle ne redoutait pas que Jean la quittât pour une autre; elle avait assez
confiance en elle-même et dans son charme pour ne pas penser à cela. Elle avait
connu également d’autres jeunes hommes avant Jean et savait qu’elle était
attirante. Sa peur portait bien sur la séparation éventuelle d’avec Jean par la
mort.
Si l’on s’y attarde un peu, comme je le fis avec Thérèse, il apparaîtra que sa
peur était causée par les raisonnements suivants:

1. Tout être que j’aime est susceptible de m’être à tout moment enlevé par la
mort;
2. Quand j’avais treize ans, mes parents sont décédés et cette mort m’a causé
beaucoup de souffrance;
3. Si la même chose arrivait avec Jean, je ressentirais une peine telle que je ne
pourrais pas la supporter;
4. Comme cette peine serait insupportable, il ne me reste aucun choix que
d’éviter ce qui la provoquerait et donc d’éviter d’aimer Jean;
5. Par ailleurs, je suis attirée par Jean, tout en ne voulant pas l’être, et voilà
mon malheur, je ne puis être que malheureuse si je m’attache à lui et
malheureuse si je m’en sépare; dans un cas comme dans l’autre, je suis
prisonnière du malheur.

Un peu d’analyse de ces raisonnements démontrera qu’ils forment un mélange
de pensées rationnelles et de pensées irrationnelles.
La première pensée représente une constatation exacte et lucide de la réalité.
Formulée en ces termes, elle est indiscutablement vraie.
Dès le deuxième argument, la pensée irrationnelle commence à s’infiltrer. Il
est en effet inexact d’affirmer que c’est la mort de ses parents qui avait causé la
peine de Thérèse à l’époque. Cette peine avait été occasionnée par leur décès,
mais causée par les pensées et la perception de Thérèse. Comme il était difficile
et probablement inutile de tenter de retracer les pensées exactes qui avaient
habité son esprit dix ans auparavant, et comme d’ailleurs l’anxiété présente de
Thérèse n’était pas causée par le décès de ses parents ou par ses souvenirs à ce
sujet, mais bien par ses pensées présentes, il ne m’apparut pas utile de procéder à
une confrontation plus poussée de cette deuxième pensée.
Le troisième argument est presque totalement irrationnel. Il était probable que
Thérèse ressentirait de la peine si jamais Jean décédait, mais cette peine serait
encore causée par ses idées à l’occasion de ce décès. De plus, et de façon encore
plus importante, son affirmation que cette peine serait si intense qu’elle ne
saurait alors la supporter constituait une prophétie sans aucune base démontrable
dans la réalité. C’était la pensée principale qui entraînait à sa suite l’angoisse de
Thérèse. Comme cette pensée était manifestement irrationnelle, c’est sur elle que
je concentrai mes efforts de confrontation et que j’engageai Thérèse à appliquer
les siens.
La mort d’un être humain, même d’un ami ou d’un époux auquel on est très
attaché, ne constitue jamais un événement insupportable, puisque de tels
événements n’existent pas, sauf dans le domaine physique. Il peut être exact de
dire que je ne peux pas supporter une chaleur de 500 degrés, puisqu’il est clair
que mon organisme physique ne peut pas résister longtemps à un tel assaut. Mais
dire, et croire, que je ne peux pas supporter la mort d’un être aimé, ou supporter
d’être rejeté par les autres, ou de ne pas être aimé, ou de connaître des échecs de
toute sorte constitue une affirmation gratuite et sans fondement. Marc Aurèle le
disait déjà il y a des siècles:

Tout ce qui arrive, ou bien arrive de telle sorte que tu peux naturellement
le supporter, ou bien que tu ne peux pas naturellement le supporter. Si
donc il t’arrive ce que tu peux naturellement supporter, ne maugrée pas;
mais, autant que tu en es naturellement capable, supporte-le. Mais s’il
t’arrive ce que tu ne peux pas naturellement supporter, ne maugrée pas,
car cela passera en se dissolvant. Souviens-toi cependant que tu peux
naturellement supporter tout ce que ton opinion est à même de rendre
supportable et tolérable, si tu te représentes qu’il est de ton intérêt ou de
ton devoir d’en décider ainsi.
(Marc Aurèle, livre X, 3)

Quant au quatrième argument, comme il repose entièrement sur le troisième, il


en partage la fausseté et l’irréalisme.
La conclusion que constituait le cinquième argument s’écroulait, elle aussi, du
même coup. Thérèse n’était pas prisonnière du malheur, mais bien de ses idées.
Elle était toutefois une prisonnière qui a dans la poche la clef de sa prison, sans
le savoir. Je considère que c’est mon rôle comme thérapeute de montrer à ceux
que je rencontre qu’ils possèdent cette clef, et de leur enseigner comment s’en
servir. Je ne puis ouvrir la cage à leur place et ils sont les seuls à pouvoir le faire.
Je trouve toujours tragique que certains d’entre eux n’arrivent pas à constater
leur pouvoir sur leurs propres émotions ou refusent de se servir de la clef qu’ils
ont découverte et persistent à chercher en moi ou en d’autres le remède aux
angoisses qui les tenaillent. Ils me quittent souvent amers et désappointés,
portant toujours avec eux cette clef qu’ils refusent d’utiliser, responsables de leur
malheur comme ils le seraient de leur bonheur.
C’est ce qui arriva pour Thérèse. Après avoir cru que j’arriverais à la délivrer
de son angoisse et de son ambivalence par je ne sais quelle alchimie
psychologique, espérant toujours un miracle qui la délivrerait de ses difficultés
sans qu’elle mît la main à la pâte, elle décida d’interrompre nos rencontres et de
s’adresser à un autre thérapeute. J’espère que ce dernier aura eu plus de succès
que moi à lui faire saisir la manière de s’y prendre pour éliminer sa peur, mais je
sais aussi que cela ne sera pas possible tant qu’elle ne se décidera pas à chasser
de son esprit les idées irrationnelles qui l’encombrent. Qu’elle y parvienne sur le
divan du psychanalyste, dans le silence de la méditation transcendantale ou en
poussant le «cri primal» n’a qu’une importance accessoire. Seul le résultat
compte et la venue de la sérénité chez elle coïncidera toujours avec le départ de
ses raisonnements erronés.
CHAPITRE XXIII

ULRIC, OU LA PEUR DE CHANGER

Dans ce chapitre, je ne traiterai pas de la peur que ressentent beaucoup de gens


devant les changements extérieurs qui s’imposent à eux. Je veux parler plutôt de
cette peur que certains ressentent devant la possibilité de se changer eux-mêmes,
de changer leur mentalité, leur philosophie de vie, leurs habitudes, leurs pensées.
Il est surprenant de constater combien de gens trouvent tout changement
personnel anormal et menaçant. C’est comme s’ils croyaient que leurs prémisses
de base ne doivent en aucune manière être modifiées, comme s’ils craignaient de
ne plus se reconnaître, d’être dépersonnalisés s’ils changeaient la moindre chose
à ces prémisses. À les croire, ils ont toujours eu les mêmes pensées et agi de la
même manière, ce qui est, la plupart du temps, manifestement inexact.
Selon ces personnes, c’est le monde et les autres qui doivent s’adapter à elles.
Elles sont souvent affectées d’une illusion très répandue qui consiste à se
prendre pour une personne spéciale, exceptionnelle, méritant un traitement de
faveur de la part des choses et des gens. À leur avis, leur situation
exceptionnelle, leurs traits singuliers ou les circonstances spéciales de leur vie
leur donnent le droit d’exiger que la réalité fasse pour elles des exceptions et que
leurs congénères humains agissent de façon particulière envers elles.
À des degrés divers, cette illusion nous affecte tous à certains moments. Qui
d’entre nous n’a pas pensé que l’autobus devrait rouler plus vite parce qu’il allait
rater un rendez-vous, et qui n’a pas proclamé qu’il devrait faire beau parce qu’il
projetait de faire une balade? Quoique ces idées soient stupides, si elles
n’occupent qu’occasionnellement l’esprit, elles ne produisent que des
impatiences ou des irritations passagères. Il n’en est pas de même quand elles
sont devenues parties intégrantes d’une philosophie de la vie. Tout appel au
changement évoque alors une vive anxiété, accompagnée habituellement d’une
hostilité aussi vive envers celui qui propose le changement.
C’était cette philosophie qui formait la base du système de pensée d’Ulric. Il
se plaignait de ne pas être compris par sa femme. Il la blâmait de n’entretenir
avec lui que des relations superficielles et de repousser toute tentative de sa part
d’arriver à un accord plus profond. À l’entendre, leur mariage établissait pour lui
un titre à une relation profondément enrichissante à laquelle, selon lui, son
épouse s’était toujours refusée. Ulric se proclamait frustré de ses justes droits et
déclarait ne pas mériter un tel traitement, lui qui entourait sa femme d’une
affection sans partage. Je l’ai écouté pendant bien des heures dresser le catalogue
des injustices de sa femme à son égard. Ce catalogue n’était d’ailleurs guère
nouveau pour moi, puisque je passe une partie appréciable de mon temps à
entendre des êtres humains se plaindre des autres, qu’on me répète sans cesse
des phrases comme: «Je suis gentil avec elle, que ne l’est-elle avec moi…?», «Je
salue bien mes camarades quand j’arrive au travail, ils devraient au moins me
rendre la pareille…», «J’ai donné du temps et de l’argent à Ubald; je mérite sa
reconnaissance…», «Après tous les efforts que j’ai faits pour éduquer mes
enfants, je mérite bien qu’ils prennent en considération mes désirs légitimes…»
La vérité toute nue est que nous ne méritons rien, ni le bonheur ni le malheur,
ni la considération ni le mépris, ni l’amour ni le rejet, ni le succès ni l’échec, ni
la vie ni la mort. Il n’est pas dans l’ordre des choses que celui qui aime soit
aimé, ni que celui qui travaille connaisse le succès, ni que celui qui est plein
d’égards reçoive le même traitement, pas plus qu’il n’arrivera que celui qui
déteste soit haï, ni que celui qui tue soit tué, ni que celui qui est paresseux ne
connaisse pas le succès. Mais alors, il n’y a pas de justice! Si, par justice, vous
voulez entendre que celui qui pose certains gestes et agit d’une certaine manière
devrait être traité de façon correspondante, et qu’il est justifié de crier à
l’injustice quand cela ne se produit pas, alors la justice n’existe pas et je ne vois
pas pourquoi elle devrait exister. Les choses sont comme elles sont, les gens
agissent comme ils agissent, et il n’y a pas de raison que les choses soient ou
que les gens agissent autrement.
L’écrivain ancien Xénophon rapporte, dans son Apologie de Socrate,
comment, après avoir été condamné à mort par le tribunal, Socrate se retira de la
salle d’audience au milieu des pleurs de ses amis qu’il s’efforça de consoler en
leur rappelant que, de toute façon, il avait été condamné à mort par la nature dès
sa naissance.
Il y avait là un certain Apollodoros, fortement attaché à Socrate, homme
simple du reste, qui lui dit: «Pour moi, Socrate, ce qui me fait le plus de peine,
c’est de te voir mourir injustement.» Socrate, dit-on, lui passant la main sur la
tête, lui répondit: «Très cher Apollodoros, aimerais-tu donc mieux me voir
mourir justement qu’injustement?» Et là-dessus, il se mit à rire.
Nul d’entre nous n’est une personne «spéciale» et ce n’est pas parce que
quelqu’un a été malheureux pendant une partie de sa vie qu’il peut se considérer
pour autant comme ayant droit à une part de bonheur plus tard. Il n’y a tout
simplement pas de lien réel entre le malheur passé et un bonheur mérité, sauf
celui que nous inventons nous-mêmes dans notre esprit.
Le langage et la pensée de presque tous les êtres humains sont imprégnés de
cette notion absurde. «Après tant d’efforts, il a bien mérité de se reposer…»,
«Son altruisme et son dévouement lui ont mérité la gratitude de ses
concitoyens…», «Par sa méchanceté et son égoïsme, elle a bien mérité d’être
rejetée et abandonnée de tous…» Autant de notions métaphysiques sans
fondement démontrable. La vérité est que si quelqu’un fait des efforts, il est plus
probable qu’il connaîtra le succès que s’il se croise les bras. Il est aussi plus
probable que quelqu’un sera aimé s’il aime lui-même les autres, puisque les
êtres humains, en général, sont plus portés à aimer ceux qui les aiment que ceux
qui les détestent. Mais une probabilité ne constitue ni un droit ni un titre. Chacun
d’entre nous agit entièrement à sa guise et n’est obligé à rien. Parce qu’une
personne s’attend à être appréciée ou aimée à la suite de son propre amour des
autres, il ne s’ensuit pas qu’elle puisse avec raison s’indigner de l’ingratitude ou
du rejet de ces mêmes autres. Il sera bien suffisant qu’elle soit frustrée, comme
nous le sommes tous chaque fois qu’un événement que nous désirons ne se
produit pas ou qu’un autre que nous redoutons nous arrive. Nous avons le droit
entier de vivre comme nous l’entendons, mais nous ne pouvons prétendre avec
raison à aucun droit sur les choses ou les gens. Des expressions comme «à juste
titre», «à bon droit» n’ont donc aucun sens; elles ne correspondent à rien qui soit
effectivement présent dans la réalité. C’est encore un exemple de la façon dont
nous nous y prenons pour déformer le réel par notre pensée et inventer des lois et
des obligations pour nous ou pour les autres, sans pouvoir jamais justifier la
présence réelle de ces lois et de ces obligations.

Qu’exiges-tu de plus, si tu as fait du bien à quelqu’un? Ne te suffit-il pas


d’avoir agi selon ta nature, mais cherches-tu encore à en être payé? C’est
comme si l’œil exigeait une récompense pour voir, et les pieds, pour
marcher.
(Marc Aurèle, IX, 42)

À mon libre choix, la liberté de choix de mon prochain est aussi
indifférente que peuvent l’être et son souffle et sa chair. Si nous avons
été créés le plus possible les uns pour les autres, le principe directeur de
chacun de nous n’en possède pas moins sa propre indépendance. S’il en
était autrement, la vie d’autrui deviendrait mon mal. Mais Dieu ne l’a
pas voulu, afin qu’il ne fût pas au pouvoir d’un autre de causer mon
malheur.
(Marc Aurèle, VIII, 56)

Ulric, comme probablement vous qui me lisez, était bien loin de penser de
cette façon. Quand je l’engageais à changer ses idées et sa façon de voir les
choses pour ainsi se rapprocher davantage de la réalité, il protestait qu’il n’était
pas pour abandonner sa philosophie de vie, que cela était impossible et que
c’était aux autres de changer la leur, sans se rendre compte qu’il exigeait des
autres ce que lui-même refusait de faire et qu’il jugeait possible pour eux ce qu’il
s’entêtait à proclamer impossible pour lui-même.
Sa peur de changer ses idées et ses comportements, d’abandonner ses
récriminations contre son épouse semblait reposer sur l’idée que s’il se
consacrait à ce changement il perdrait son privilège de personne «spéciale» et se
retrouverait confondu dans la masse anonyme des gens «ordinaires». Il n’arrivait
pas à se persuader du fait que tout le monde est «ordinaire», en ce sens que nul
être humain n’a plus de valeur intrinsèque qu’un autre. Autant certaines
personnes se dépriment en se décernant à elles-mêmes une valeur moindre qu’à
leurs congénères, ce qui est tout simplement illogique, autant Ulric mettait sa
sécurité dans l’illusion qu’il différait pour le mieux du commun des mortels, ce
qui était tout autant irrationnel. Il préférait souffrir «à bon droit», tout en pestant
contre l’«injustice» de sa femme, que d’abandonner ses droits illusoires pour
vivre en paix avec elle en cessant d’exiger ce qu’elle n’était pas disposée, ou
peut-être même capable de lui donner. Il est bien clair, par ailleurs, qu’en
abandonnant ses idées d’injustice et de mérite, Ulric n’aurait probablement pas
connu le bonheur parfait avec sa femme, pas plus qu’avec aucune autre, tant que
son désir de relations plus approfondies et intimes aurait subsisté, mais il aurait
pu au moins s’épargner un supplément de tristesse et d’hostilité qui n’étaient pas
les fruits de son désir, mais de ses exigences.
CHAPITRE XXIV

VIVIANE, OU LA PEUR DE SE TROMPER

Viviane avait peur de se tromper en presque tout. Faire la cuisine était pour elle
un supplice parce qu’elle avait peur de mal suivre les recettes; elle avait peur de
prendre le volant de sa voiture parce qu’elle croyait qu’elle se perdrait sûrement
dans le dédale des rues de son quartier; chez le boucher, elle avait peur de ne pas
employer les bons mots pour demander ce qu’elle voulait. Il ne faut donc pas
s’étonner qu’elle ait été aussi possédée de la crainte de se tromper d’une autre
manière encore, celle qui consiste, pour les personnes que je finis par persuader
de s’adonner à la confrontation, à craindre de s’écarter de la vérité et de tomber
dans l’erreur en raisonnant de travers.
L’argument que me servent ces personnes est à peu près le suivant: «Comment
ne me tromperais-je pas, moi, pauvre ignorant et peu cultivé, en essayant de
cerner la vérité, alors que tant d’autres personnes plus intelligentes, plus
instruites, plus «capables» que moi se sont trompées, semble-t-il, dans cette
même recherche?» Quand je les engage à raisonner par elles-mêmes, elles se
rabattent sur des arguments d’autorité, me citant sans fin la pensée et les
opinions d’autres personnes. Si je les engage à se poser des questions simples,
elles me répondent par des phrases toutes faites, dites et redites des milliers de
fois par des milliers d’individus, mais qui ne deviennent pas pour autant vraies.
Il me semble que je puis dire qu’une pensée est peut-être vraie, c’est-à-dire
correspond à une réalité possible, quand elle ne contient pas de contradictions
internes. Cela n’équivaut pas à dire que tout ce qui est possible existe en réalité,
mais il est clair que ce qui est contradictoire en lui-même ne saurait subsister
dans la réalité externe. Ainsi, si j’affirme au moment où j’écris cette page
qu’actuellement, au Stade olympique, on vient de battre le record mondial au
saut à la perche, j’affirme une chose possible, mais incertaine pour moi puisque
j’ignore actuellement les résultats de cette compétition. D’autre part, si j’affirme
qu’actuellement au Stade olympique un athlète vient de réussir à se mettre
debout tout en restant assis, il est clair que j’affirme une chose non seulement
incertaine, mais radicalement impossible, puisque contradictoire en elle-même.
J’ai choisi un exemple simpliste à dessein, mais cette même contradiction se
retrouve aussi bien dans des phrases comme: «Je ne peux plus supporter ma
femme… Je ne suis pas capable de lui parler… Elle fait des gaffes
impardonnables… Éphrem est un homosexuel… Il mérite la mort… Son
comportement est intolérable… Je ne changerai jamais… J’ai besoin d’être
aimé… Il faut que j’aille à Québec…» Et des milliers d’autres de la même
farine.
Il me semble qu’il n’est tout de même pas si difficile pour quiconque de
distinguer le vrai du faux dans de tels énoncés, à condition de bien vouloir
accorder quelque confiance à son esprit et ne pas demeurer captif des préjugés
les plus stupides. Parmi ces préjugés se classe la notion qu’on s’expose à on ne
sait quelle condamnation si l’on s’avise de se servir de son propre esprit pour
penser plutôt que de sa seule mémoire pour rabâcher les pensées des autres,
fussent-elles celles d’hommes que l’on considère comme illustres.
Je suis frappé de constater combien de personnes ne semblent jamais avoir
pensé par elles-mêmes de toute leur vie. Leur éducation et leur culture leur ont si
bien appris à écouter et à répéter qu’elles en sont venues à se défier totalement
de leur jugement propre. Comme beaucoup de choses stupides et contradictoires
ont été affirmées avec autorité par beaucoup de personnes illustres et
renommées, qui les ont souvent d’ailleurs affirmées non pas parce qu’elles
étaient elles-mêmes persuadées de leur vérité, mais plutôt dans l’intention de
sauvegarder un ordre établi ou de faire marcher la populace d’une manière qui
les accommodait, il s’ensuit qu’un nombre impressionnant de «bêtises illustres»
sont mises en circulation chaque jour et avalées docilement par des esprits
s’attardant plus aux noms et aux titres des propagandistes qu’à la cohérence
interne de leurs propos. Pour ces dévots, c’est un sacrilège de soumettre à un
examen critique une seule phrase de leur Bible, qu’il s’agisse de la Bible
chrétienne, du Capital de Marx, du petit Livre rouge de Mao, ou des œuvres de
Freud. «Ne pensez pas… Vous pourriez vous tromper. Croyez plutôt, car ainsi, si
vous croyez une bêtise, vous n’en serez pas responsable et nul ne pourra vous
reprocher d’avoir été abusé de bonne foi… D’ailleurs, penser est bien fatigant, et
d’autres sont plus habiles que vous à le faire… Épargnez-vous ces efforts: tant
d’esprits lucides et éclairés vous ont précédé: fiez-vous à eux.» Quel repos que
d’avoir un pape infaillible, comme c’est commode, que son nom soit Pierre ou
Paul, Karl ou Sigmund, René ou Fidel, Dupont ou Dubois!
Eh bien! non. Je crois tout au contraire que chaque adulte est responsable de
ses croyances et du dégât éventuel qu’elles causent à sa vie. Pour les enfants,
c’est autre chose. Ils ont l’esprit encore trop peu développé pour se garder des
sottises qu’on leur propose. Mais l’âge adulte se caractérise par le
développement de cet esprit et l’accession à une pensée critique. Et n’allez pas
me dire que vous êtes trop sot ou trop peu instruit pour procéder à la critique de
vos idées. C’est ce que me disent parfois certains de mes consultants, quand ils
ne peuvent répondre aux objections que je leur formule. Plutôt que d’admettre
qu’ils se trompent et que certaines de leurs croyances sont irrationnelles, ils me
disent qu’ils ont quand même raison, mais qu’ils ne sont pas assez brillants pour
me le démontrer. C’est l’argument suprême, mais il ne colle pas. Si vous êtes
assez brillant pour vérifier votre monnaie au magasin et assez éclairé pour ne pas
vous tromper de ligne de métro, vous avez tout ce qu’il faut pour distinguer le
vrai du faux et penser par vous-même.
Malgré tout, il peut bien arriver que vous vous trompiez. Et après? Il se peut
que vos erreurs entraînent des conséquences négatives pour vous et cela est bien
dommage. Mais n’allez pas inventer je ne sais quel châtiment métaphysique qui
s’abattrait sur vous en conséquence de vos erreurs. Et surtout n’allez pas croire à
un enfer dans lequel un dieu stupide vous plongerait pour l’éternité «pour vous
apprendre à faire des erreurs»! Accordons à Dieu au moins autant d’intelligence
et de jugement qu’à la moyenne des humains!
À la peur de se tromper, il n’y a finalement pas d’autre réponse que le courage
de penser et d’examiner pour soi-même la réalité. Répéter avec peur les dogmes
d’un maître ne mène qu’à l’esclavage et souvent à la bêtise.
Viviane n’avait pas beaucoup de culture livresque. Elle n’avait guère
fréquenté l’école et son travail de serveuse de restaurant ne lui laissait pas
beaucoup de loisir pour lire les encycliques. Mais en dessous du fatras d’idées
préconçues et de préjugés gratuits qui encombraient son esprit survivait la petite
flamme du bon sens. C’est cette étincelle qui se mit à grandir et à se développer
en un feu clair et vif à mesure qu’elle se débarrassait de ses idées et de ses
préjugés. Elle finit par comprendre qu’elle risquait plus de se tromper en se fiant
à Pierre, Jean ou Jacques qu’en se fiant à elle-même. J’ai connu moins de succès
avec des professeurs d’université et des intellectuels dont l’esprit était pollué par
des croyances idiotes mais sophistiquées, et qui n’avaient que dédain pour des
vérités simples, claires, aisément accessibles.
CHAPITRE XXV

WILFRID, OU LA PEUR DE PERDRE LE CONTRÔLE

La peur de perdre le contrôle se manifestait chez Wilfrid sous deux aspects: il


avait peur de perdre le contrôle de lui-même et il avait peur de ne pas réussir à
contrôler les autres.
Wilfrid était possédé par le démon du perfectionnisme. Rien n’était jamais
assez bon pour lui, même ce qu’il faisait lui-même. Âgé de quarante ans, il
travaillait dans un bureau d’experts en génie et, par son emploi, était souvent
appelé à collaborer avec des collègues à l’intérieur d’équipes de travail. Les
réunions d’équipes et les séances de travail en groupe le terrifiaient, car il
redoutait sans cesse ou de ne pas être à la hauteur de la situation ou que son
leadership soit contesté. Il faisait aussi la vie dure à ses secrétaires, vérifiait
minutieusement tout le détail de leur travail et prenait des airs peinés s’il y
découvrait une erreur. Ainsi, il ne faut pas s’étonner qu’il ait changé maintes fois
de secrétaire et que ses collègues aient trouvé souvent désagréable de travailler
avec lui, tant il s’entêtait dans son point de vue, même quand il avait
manifestement tort.
Sur le plan personnel, Wilfrid avait appris depuis sa tendre enfance à refouler
l’expression de ses émotions. Habité souvent de sentiments hostiles, mais
convaincu qu’un homme de bien ne doit jamais laisser paraître ce qu’il ressent, il
ne se fâchait que rarement mais de façon spectaculaire, et la violence même de
ces rares explosions lui était un autre motif de peur. Pour fuir les pensées hostiles
qui le terrifiaient, il avait développé toute une série de moyens compulsifs.
Ainsi, sans s’en apercevoir, il comptait et recomptait les briques d’un mur, les
lignes d’une page, les livres disposés sur une étagère. Cette manie lui était une
autre occasion de peur, car il croyait qu’elle indiquait chez lui une prédisposition
à la «maladie» mentale.
Wilfrid déclarait ne ressentir que peu d’anxiété, mais il est clair que, comme
ses autres émotions, il avait soin de la cacher. Il consentait seulement à se dire
nerveux et un peu tendu et attribuait ces phénomènes à un surcroît de travail.
Cette explication n’était cependant pas satisfaisante, puisqu’il était tendu même
pendant ses vacances, ce qui se comprend bien, car alors il redoutait de ne pas
contrôler minutieusement le déroulement des journées et les activités familiales,
surtout durant une période où la plupart des gens laissent de côté les
encadrements de leur vie quotidienne ordinaire et «prennent du bon temps».
Pour Wilfrid, le seul «bon temps» qu’il connût était celui où il contrôlait tout.
Au cours de nos premières entrevues, nous en vînmes à parler de la façon dont
il envisageait sa vie dans son ensemble et de ce qu’il prévoyait vivre au cours
des années à venir. Il avait décidé de travailler jusqu’à soixante ans, ne prenant
que quelques jours de vacances inévitables chaque année, accumulant ainsi le
plus possible d’argent à la banque, puis de se retirer et de consacrer alors son
temps à voyager et à se reposer. Entre-temps, il entendait vivre de façon
spartiate, se levant tôt, se couchant tard, et trimant sans relâche. Le repos
viendrait plus tard.
Ce plan de vie évoque dans mon esprit le dialogue que rapporte Plutarque
dans ses Vies des hommes illustres et qui met en scène le roi Pyrrhus et le
philosophe Cinéas, disciple d’Épicure. Le philosophe demande au roi comment
il entend passer les prochaines années de sa vie. Le roi répond qu’il entend
conquérir d’abord l’Italie, puis la Sicile, puis Carthage et finir par reconquérir la
Macédoine. «Et alors, de demander le philosophe, que feras-tu de ta vie?»
«Alors, répond le roi, nous aurons beaucoup de loisirs et, coupe en main, nous
coulerons d’heureux jours en d’amicales conversations, et nous nous
réjouirons.» Et Cinéas de répliquer: «Pourquoi pas dès maintenant?» (Rodis-
Lewis, Épicure et son école)
Il me semblait que Wilfrid, possédé par sa peur de ne pas tout contrôler, y
compris son avenir, en oubliait de vivre le moment présent qui,
irrémédiablement, lui coulait entre les doigts, au profit d’un futur dont il ne
savait même pas s’il l’atteindrait.
Je tentai de faire comprendre à Wilfrid que son exigence de contrôle total et
parfait sur lui-même, les autres et l’univers était irrationnel. Un moment de
réflexion permet de saisir qu’en réalité nous ne contrôlons presque rien qui soit
vraiment important. Le déroulement du temps, l’heure de notre disparition, les
actes et surtout les pensées des autres, la pluie et le beau temps, l’enchaînement
des saisons, tout cela échappe complètement à notre contrôle. Le dictateur le
plus puissant, entouré de sa garde et à la tête de ses armées équipées des moyens
les plus modernes doit s’incliner devant la mort, et ses plans les plus
soigneusement étudiés sont à la merci d’une minuscule défaillance technique,
d’une banale erreur humaine, d’une variation de température de quelques degrés.
C’est Alexandre, terrassé par les fièvres à trente-trois ans, après avoir mené ses
armées à la conquête de l’univers. C’est Napoléon et Hitler, vaincus en Russie
par le «général Hiver»; c’est John Kennedy dont la boîte crânienne, tout
président des USA qu’il fût, n’a pas résisté aux balles de son assassin.
Wilfrid pouvait bien, comme tant d’autres, déplorer sa faiblesse humaine et
tenter de la compenser par un surcroît de soins et de travail, mais, pas plus que
quiconque, il n’arriverait à une maîtrise de lui-même et des autres qui pût le
satisfaire. Faute de pouvoir contrôler les choses vraiment importantes, il se
rabattait sur des détails insignifiants, persécutant ses secrétaires, sa femme et ses
enfants, accordant à des vétilles une importance démesurée, comme ce recteur
d’une institution d’enseignement que j’ai connu qui, faute de pouvoir contrôler
son personnel et les étudiants de l’institution, arpentait le soir les corridors de la
maison en fermant les interrupteurs oubliés.
D’autre part, Wilfrid, comme nous l’avons vu, avait aussi peur de perdre le
contrôle de lui-même et avait élaboré, pour s’en assurer, des rituels compulsifs
variés. Il est clair qu’une bonne part de l’hostilité qu’il s’épuisait à réprimer
venait justement de son désir exagéré de contrôler les autres. Comme, bien
entendu, il n’y parvenait pas la plupart du temps, il passait des heures à rager
intérieurement. Le vrai remède ne consistait donc pas à lui conseiller de ventiler
son hostilité, de lui apprendre à l’exprimer en jouant au football ou en abattant
des arbres. Ces soupapes sont parfois utiles, quand la pression atteint un point
dangereux, mais, comme pour une chaudière, c’est le feu qu’il s’agit de réduire
et non pas le nombre de soupapes qu’il faut augmenter si l’on veut vraiment
régler le problème. Et chez Wilfrid, comme chez tout le monde, le feu qui faisait
monter la pression était constitué par ses propres idées irrationnelles. Ce n’était
pas la réalité qui l’irritait, c’étaient les idées qu’il nourrissait dans son esprit. Ce
n’était pas parce que ses collègues contestaient ses positions, que sa femme
n’était pas prête à l’heure dite pour aller au concert ou qu’elle refusait de porter
le maillot de bain qu’il avait choisi pour elle, ni parce que ses enfants préféraient
les hamburgers aux crevettes à la diable, que Wilfrid se mettait intérieurement en
colère, mais bien parce qu’il exigeait comme un despote que tout le monde
marche à son pas.
Ce ne fut pas un mince travail que d’amener Wilfrid à extraire ces idées de
son cerveau, tant il s’était habitué depuis des années à rechercher sa sécurité
dans un contrôle illusoire de tout ce qui l’entourait. Pour changer cette
philosophie, il lui fallait renoncer à vivre sans aucun risque, en se fiant à lui-
même tout en se reconnaissant fragile et changeant. Ce fut cependant la
réalisation que sa vie lui échappait pendant qu’il faisait de vains efforts pour la
contrôler qui l’amena progressivement à changer. Ce changement ne se produisit
pas sans de fort nombreuses confrontations, poursuivies pendant des mois. Mais
le résultat en valait la peine.
Aujourd’hui, Wilfrid passe une vie plus agréable, plus détendue. Les maux
d’estomac qui le tourmentaient sont disparus et il peut mieux jouir tout de suite
de cette vie qui jamais ne revient en arrière et dont la suite est incertaine. Il a
renoncé à conquérir la Grèce, la Sicile et la Macédoine avant de s’accorder de
vivre.
CHAPITRE XXVI

XAVIERA, OU LA PEUR DE LA SOUFFRANCE


PHYSIQUE

Je ne parlerai pas longtemps de cette peur. Chacun de nous a l’expérience de la


souffrance physique et il faut bien reconnaître que quand ça fait mal, ça fait mal!
Une grande partie de l’ingéniosité humaine a été déployée justement à trouver
des moyens de diminuer cette souffrance et nous devons nous féliciter de ne pas
vivre à l’époque où l’on procédait aux opérations sans autre anesthésie qu’un
bon coup de rhum ou un bon coup de poing à la mâchoire.
Quoique la souffrance physique soit inséparable de la vie humaine, et même
s’il est légitime de remarquer qu’elle remplit souvent une position utile en nous
avertissant que tout ne tourne pas rond dans notre organisme, il est néanmoins
évident que nous augmentons inutilement cette souffrance par la manière dont
nous y pensons. L’imagination, qui peut ici nous jouer de sales tours en nous
meublant l’esprit d’images et de pensées affreuses qui viennent augmenter la
souffrance, peut aussi être utilisée de telle sorte que la souffrance devienne plus
supportable. Chacun a entendu parler de ces dentistes qui emploient l’hypnose
pour tout anesthésique et qui, en amenant leurs patients à concentrer leur esprit
sur un objet neutre, les empêchent du même coup de ressentir toute souffrance.
Ces procédures n’ont rien de magique ni de surnaturel, mais démontrent
clairement la puissance de nos pensées, non seulement sur nos émotions, mais
même sur nos sensations physiques. Qui de nous n’a pas constaté qu’un violent
mal de tête n’était plus ressenti quand l’attention de celui qui en est affecté est
détournée vers un objet qui l’intéresse et le captive. Et, au contraire, celui qui ne
pense pas à autre chose qu’à sa douleur et se concentre sur elle ne fait que
l’augmenter et la ressentir plus vivement. Dans un livre récent, The Behavioral
Management of Anxiety, Depression and Pain, Meichenbaum et Turk rapportent
ce qui suit à propos du philosophe Kant:

Depuis un an, j’avais été troublé par un état morbide et des douleurs
très vives dont je conclus, en me fiant aux descriptions de tels
symptômes, qu’elles étaient dues à la goutte et à propos desquelles je
consultai un médecin. Une nuit, cependant, exaspéré de ne pouvoir
dormir à cause de la douleur, je me servis du moyen stoïcien consistant à
concentrer mon esprit sur un autre sujet, par exemple sur le nom de
«Cicéron» et sur toutes les pensées qu’il évoquait par association. De
cette manière, je réussis à faire dévier mon attention, et la douleur s’en
trouva très amoindrie… Chaque fois que ces attaques reviennent troubler
mon sommeil, je trouve ce remède très utile.

Les deux mêmes auteurs rapportent aussi une longue suite d’expériences
auxquelles ils ont procédé et qui démontrent le pouvoir considérable des
contenus cognitifs sur l’allègement de la souffrance physique. Ils décrivent ainsi
une procédure par laquelle ils réussissent à «inoculer» des gens contre la
souffrance physique, à la manière du vaccin contre la variole dont l’usage permet
de ne pas contracter la maladie elle-même. Cette procédure est entièrement
psychologique et consiste en gros à apprendre à un être humain à utiliser sa
pensée pour se défendre contre la douleur. Il est amusant de constater que la
procédure technique employée par ces chercheurs contemporains ne constitue
qu’une élaboration de recommandations formulées il y a des siècles par les
penseurs épicuriens et stoïciens et, plus près de nous, au dix-septième siècle, par
le philosophe Baruch Spinoza.
La pensée de ces philosophes peut se résumer à la considération qu’aucune
souffrance physique n’est intolérable puisque, comme le souligne Épicure, c’est
la mort, et donc l’absence de toute douleur, qui intervient pour limiter la
souffrance. De deux choses l’une, dit-il: ou la souffrance sera longue, mais
faible, donc supportable, ou elle sera intense, mais alors forcément brève puisque
menant à la dissolution de l’être. Je sais bien que de telles pensées ne font pas
disparaître une rage de dents, mais au moins elles peuvent vous aider à ne pas
vous faire souffrir plus qu’il n’est inévitable, par l’anxiété et la peur.
Il est utile aussi de vous souvenir que la fuite peureuse et douillette de toute
douleur physique risque de vous causer de sérieux inconvénients, comme
presque toutes les fuites d’ailleurs. Si, pour éviter la souffrance passagère d’un
examen gynécologique, vous laissez une tumeur se développer dans votre utérus,
vous risquez de souffrir encore plus par la suite. Remarquez bien que je ne parle
ici que de la douleur physique entraînée par l’examen, car tout le reste: gêne,
malaise, pudeur, est entièrement le résultat de vos idées stupides, que vous feriez
mieux de confronter.
Faites-en l’essai vous-même, comme j’engageai Xaviera à le faire. Comme la
plupart d’entre nous, elle n’avait pas toujours peur de souffrir physiquement.
C’est seulement quand elle savait qu’elle souffrirait probablement qu’elle se
mettait à trembler. Or, pendant la période où nous nous rencontrions, elle dut
faire face à une visite chez le dentiste pour l’extraction d’une dent de sagesse
mal placée. Je parvins à la convaincre de se répéter à elle-même la vérité, que se
faire extraire une dent comporte une douleur assez intense, mais brève, et je
l’engageai à occuper son esprit, pendant que le praticien opérerait, à des pensées
absorbantes et agréables, le distrayant des gestes du dentiste et de
l’environnement constitué par son cabinet. Je consacrai une de nos rencontres à
lui permettre de s’exercer à penser à volonté à ses prochaines vacances en
Espagne, au plaisir qu’elle aurait alors, aux plages blondes de la Costa del Sol et
aux corridas auxquelles elle projetait d’assister.
Cette procédure donna de bons résultats. Xaviera déclara par la suite avoir
ressenti beaucoup moins d’anxiété et même de douleur qu’elle n’en avait
éprouvée lors de ses visites antérieures au dentiste. C’est simple, c’est gratuit et
ça produit de bons effets. Enfin, ça ne vous coûtera rien d’essayer!
CHAPITRE XXVII

YVES, OU LA PEUR DE DIEU

Elle a ses lettres de noblesse, cette peur, et elle peut se réclamer d’une ancienneté
qui dépasse peut-être celle de toutes ses compagnes. Depuis que l’homme de
Cro-Magnon a tenté de se concilier par ses sacrifices et des rites magiques les
esprits qu’il imaginait présider à l’orage, à la chasse et à la mort jusqu’à l’athée
contemporain suant d’anxiété sur son lit de mort, les choses n’ont pas beaucoup
changé.
Je ne veux pas ici écrire un traité de théologie. Je n’en ai ni la compétence, ni
le temps, ni le goût. Bien d’autres l’ont fait avant moi, avec plus ou moins de
bonheur, car c’est une vraie manie de l’homme que de se tourmenter l’esprit à
propos de choses qu’il ne connaît pas. Je veux seulement dresser un inventaire,
forcément incomplet, des idées fausses qui me semblent les plus pernicieuses
dans ce domaine et essayer de montrer leurs contradictions internes pour tenter
d’établir la conclusion qu’un être humain n’a aucune raison d’éprouver de la
peur et de l’anxiété à propos de Dieu. Ce sera surtout du Dieu des chrétiens dont
je parlerai, car, somme toute, il m’apparaît plus vraisemblable que Mardouk,
Quetzalcoatl ou Lénine.
Comme c’est souvent le cas, les idées fausses à propos de Dieu prennent leur
origine dans les croyances enfantines. La mère qui dit à son fils de ne pas taper
sa petite sœur parce que cela «fait de la peine au petit Jésus» sème déjà les
germes d’une conception irrationnelle de Dieu. Il n’y a pas beaucoup de
différence entre cet énoncé et celui qu’on adressera plus tard à l’adolescent ou à
l’adulte en lui disant que ses fautes offensent Dieu. Le Dieu des enfants
pleurniche, celui des adultes pique une rage. Dans un cas comme dans l’autre, il
s’agit d’anthropomorphismes, c’est-à-dire de manières de se représenter Dieu
comme s’il était un être humain. Et même, il s’agit d’anthropomorphismes
inexacts, car il est faux de dire, même d’un homme, qu’il peut être offensé par
les actions ou les paroles d’un autre. Donc, si cela est impossible entre êtres
humains, à plus forte raison cela le sera-t-il quand il s’agit de Dieu. Qu’on en
finisse donc de ces idioties qui représentent Dieu comme attristé par les péchés
des hommes, ou la Vierge Marie pleurant sur les méfaits des humains. Ce sont là
des fables!
Les parents et éducateurs présentent aussi souvent Dieu comme un être bon
mais juste, et, quand ils expliquent ce terme, ils le décrivent comme
récompensant les bons et punissant les méchants. Comme nous l’avons vu plus
haut, les «bons» et les «méchants» n’existent que dans les westerns du cinéma,
alors que la réalité ne nous présente que des êtres dont je ne sais dire s’ils sont
bons ou mauvais, mais dont je peux constater qu’ils posent parfois des actes
appropriés et parfois des gestes inopportuns. Il faut avouer que l’emploi de
termes comme «bons», «méchants», «pécheurs» dans les écritures sacrées du
christianisme n’aide pas à éclaircir cette ambiguïté. Il est alors opportun de se
souvenir que ces écritures ont été rédigées par des hommes comme vous et moi
et que l’on ne peut dès lors s’attendre qu’à une rédaction imparfaite de leur part,
à des contradictions, côtoyant des pages du plus pur réalisme.
En troisième lieu, on présente Dieu comme législateur donnant des directives
aux hommes dont il attend obéissance sous peine de châtiments appropriés. On
parle de la «loi du Christ», pour ajouter qu’il s’agit d’une loi d’amour. Nous
voilà obligés d’aimer! Ça dépasse l’entendement.
Quand j’imagine Dieu planifiant la venue de son Fils dans ce monde, j’aime
assez me le représenter se disant à lui-même: «Décidément, mes créatures ne se
tirent pas très bien d’affaire. Elles se battent, s’empoisonnent mutuellement
l’existence et gaspillent leur courte vie à chercher le bonheur là où elles ne
peuvent le trouver. Voyons si le Fils ne parviendrait pas, par la parole et
l’exemple, à leur enseigner comment s’y prendre plus adroitement pour atteindre
ce bonheur.» Et voilà le Fils qui devient homme et commence dès le début à
montrer que ce n’est pas nécessaire d’être millionnaire pour être bien dans sa
peau. Après quelques années, il commence à enseigner sa méthode pour être
heureux. «Vous feriez mieux de vous aimer que de vous haïr, car ainsi le monde
sera plus habitable pour tout le monde, et pour vous d’abord. Ne cherchez donc
pas à vous venger de ceux qui vous ont fait du tort, car, pendant que vous
planifiez votre vengeance, vous vous gâtez le plaisir de vivre et vous contribuez
à bâtir un monde dans lequel vous êtes vous-mêmes malheureux. Vous faites
mieux de donner à chacun ce qui lui revient, car vous allez vous éviter ainsi bien
des querelles et des tracas. Pour la même raison, laissez donc aux autres ce qui
leur appartient.» Cela continue pendant quelques années, jusqu’à ce que les
puissants du temps, inquiets de le voir libérer autant de gens des pensées idiotes
qui les retenaient prisonniers, lui règlent son compte avec la complicité du
pouvoir civil, toujours en faveur de la loi et de l’ordre.
Mais le Christ n’est pas plus tôt mort, ressuscité et parti de ce monde, que les
braves gens à qui il a confié sa méthode s’avisent que celle-ci est
merveilleusement utile pour rendre heureux, qu’elle libère profondément,
empêche de se sentir anxieux, troublé, hostile et permet de faire face avec plus
de courage aux tracas inévitables de l’existence. Pas de problème jusque-là.
Mais alors, ils retombent dans leurs chères vieilles habitudes et transforment ce
qui était un bon conseil en une obligation. Voilà que non seulement c’est une
bonne idée que d’aimer tout le monde, y compris ses ennemis, mais que c’est un
ordre, et qu’on sera puni si l’on y contrevient! Voilà que non seulement il est
mieux d’agir avec justice et équité, mais qu’il faut le faire! Voilà que non
seulement il est préférable de ne pas chiper les choses du voisin si l’on veut
vivre en paix avec ce voisin, mais que cela devient un péché de le faire! Comme
il y a une loi, il faut aussi inventer un juge, des policiers chargés de la faire
respecter et des sanctions destinées à foutre la trouille aux braves gens et à les
faire marcher au pas. Après quelques années, la doctrine connaît un succès
inespéré auprès des Romains. Mais, diable d’affaire, les Romains sont des
passionnés de la codification. Ils codifient tout, depuis la longueur du pas
militaire (c’est à eux que nous devons notre mille de 5280 pieds, si commode!)
jusqu’à la longueur des robes des femmes. Devenus chrétiens, ils ne perdent pas
leurs bonnes habitudes. C’est une rage de réglementation, de codification, de
tarification qui commence et se continue pendant des siècles.
Jésus-Christ avait été simple et concis: «Aime ton Dieu et aime ton prochain:
tout est là et tu seras heureux.» Ses disciples se sont chargés de suppléer à ce
déplorable manque de détails, en inventant des milliers de lois. Le plus
ennuyeux, c’est qu’ils ont affirmé et affirment encore continuer l’œuvre de leur
maître et se réclament de son nom pour édicter des règlements absurdes. Pendant
longtemps, l’état civil leur a prêté main-forte, brûlant et décapitant allègrement
ceux qu’ils lui désignaient ou augmentant le nombre des croyants à coups de
pied au cul. L’État a aujourd’hui heureusement pris ses distances, mais il existe
encore quelques États américains où le blasphème est puni de prison ou
d’amende.
Après le Dieu législateur pointilleux, voici le Dieu vengeur des opprimés,
celui qui, à la fin des temps, plongera les méchants dans la grande marmite, aux
applaudissements des bons garçons qui se sont fait avoir pendant leur vie. On
imagine assez la joie de ces bons chrétiens: c’est toujours amusant de voir le
type qui t’a volé tes sous se faire attraper et se faire chauffer le derrière. Mais je
pensais qu’il fallait aimer ses ennemis?… Or voilà, ce n’est que temporaire, ça
ne vaut que pour ce monde: la vengeance est un plat qui se mange froid!
Il y a aussi le Dieu qui envoie des épreuves, par amour. Vous perdez votre
femme chérie dans un incendie, vos enfants vous traitent de vieille baderne et un
chien hargneux vous mord le mollet. Patience, mon fils: ce sont là des épreuves
que Dieu, dans sa miséricorde, vous envoie pour vous donner l’occasion de faire
la preuve de votre courage et de votre foi. Si vous tenez bien le coup sans vous
révolter et sans crier au meurtre, il vous réserve une place de choix à sa droite.
Cela dépasse le bon sens le plus élémentaire. Qui ne trouverait stupide ou
cruel un être humain qui s’amuserait à de pareilles manipulations sur ses
semblables? Et voilà ce qu’on attribue à Dieu.
J’arrête avant d’éclater. Je pourrais vous entretenir encore du Dieu gendarme,
du Dieu puritain, troussant la narine quand il flaire le sexe, du Dieu barbon,
fronçant le sourcil si l’on s’avise de rigoler un peu fort, mais c’en est assez. Si
vous voulez croire à ce Dieu, bonne chance. Il ne vous reste plus qu’à vous
mettre des fleurs dans le nez, des bouts de bois dans les lobes des oreilles et à
rejoindre les joyeux compères du Matto Grosso.
Il faudrait tout de même ne pas se contredire à largeur de page. Dieu est-il
bon, patient, intelligent, ou bien est-il irritable, pointilleux, plutôt stupide? Si
vous me répondez qu’il est tout cela, je vais vous inviter à tracer un cercle carré.
Et si vous me répondez que vous n’en savez rien, sauf qu’il est impossible qu’il
se contredise, alors je vous répondrai que, comme saint Thomas, j’en suis au
même point que vous.
Nous ne savons rien de Dieu sauf que, comme tout être, il ne saurait subsister
en alliant en lui-même des contradictions et des divisions. Que nous ne
connaissions rien de lui ne nous autorise pas à déclarer sur son compte des
absurdités.
Les chrétiens se lamentent que le monde devient athée et qu’on se «fout» bien
de Dieu, dont on annonce même la mort. S’il s’agit de la mort de ce fantoche
grincheux, je n’en éprouve que du soulagement. Mais je crois que pour bien des
gens Dieu n’est pas mort. Il n’a tout simplement jamais existé. Ils n’ont fait que
rejeter de leur esprit une idée absurde de plus, mais il serait dommage qu’ils
confondent une idée absurde avec la réalité.
Voilà un peu ce que j’exposai à Yves, cet homme mûr, aux cheveux blancs,
qui tremblait encore devant son idole comme un gosse devant son père. C’était
surtout le Dieu-auteur-du-code-pénal qu’Yves redoutait, d’autant plus qu’il était
assez lucide pour se rendre compte qu’un être humain ne saurait tout simplement
pas observer toutes les lois que l’imagination des hommes a attribuées à Dieu,
non seulement parce qu’elles sont trop nombreuses, mais aussi parce que
certaines d’entre elles se contredisent. Comment ne pas se sentir coupable quand
une loi prescrit d’aimer tout le monde, alors qu’une autre enjoint d’éviter les
mauvaises compagnies comme autant d’occasions de péché?
Une fois qu’il se fut mis au travail, Yves nettoya son esprit de ses idées sur
Dieu avec autant d’ardeur que quelqu’un qui décide, après longtemps, de faire le
grand ménage dans le débarras. C’était un plaisir de le voir sortir les poubelles
remplies à craquer de vieux morceaux de statues, de lambeaux de bannières, de
moisissures de sacristie.
Aujourd’hui, pour la première fois de sa vie, il croit en Dieu. Ce qu’il a rejeté,
ce n’était pas la foi, mais un fatras de superstitions. Son esprit est dépoussiéré, et
il y vit plus à l’aise. Il a encore peur, mais de choses vraiment dangereuses.
Quant à Dieu, il sait enfin qu’il est tout à fait inoffensif.
CHAPITRE XXVIII

ZOÉ, OU LA PEUR DE MOURIR

Avec ce dernier chapitre, nous abordons la peur sans doute la plus fondamentale
de toutes, celle que la plupart d’entre nous essayons de combattre en fuyant
constamment la pensée de notre propre disparition ou en meublant notre esprit
de toutes sortes d’idées consolantes. Comme pour toutes les autres peurs, cette
fuite et ces rationalisations ne nous servent qu’à entretenir notre peur de la mort.
Est-il donc possible, autrement que par inconscience ou rationalisation,
d’arriver à évacuer cette peur et de ne pas passer sa vie à trembler devant la
mort? Le bon sens nous sera-t-il ici de quelque secours ou devra-t-il s’avouer
vaincu devant le mystère?
Commençons par distinguer la peur de mourir de la peur de la souffrance qui
parfois précède la mort. J’ai parlé de la peur de cette souffrance au chapitre
XXVI et je n’y reviendrai pas ici, si ce n’est pour souligner qu’il est fantaisiste
de s’imaginer que toutes les morts sont inévitablement douloureuses.
Éliminons aussi les peurs reliées à l’imagination d’un au-delà menaçant,
peuplé de fantômes et de damnés grimaçants. J’ai parlé de ces peurs au chapitre
précédent.
Reste la peur à l’occasion de la mort elle-même et, comme vous le voyez, une
fois débarrassée des imaginations relatives à la souffrance et à Dieu, elle prend
des proportions plus modestes.
La mort est un phénomène normal et naturel de dissolution d’un être composé
de parties, lesquelles finissent par se disjoindre, entraînant l’interruption de la
vie. Cela en soi n’a rien d’horrible ni de catastrophique, mais se passe selon la
nature des choses.
Se représenter la mort comme un châtiment imposé à notre nature déchue par
un Dieu mécontent relève d’une conception enfantine. Que certains d’entre nous
aient le désir de prolonger indéfiniment leur existence parce qu’ils trouvent du
plaisir à vivre, rien de plus raisonnable. Mais de là à expliquer que la frustration
de ce désir normal est une terrible chose qu’on ne saurait ni comprendre ni
accepter constitue une fadaise de plus. Nous passons notre vie à subir des
frustrations, parce que nous avons des désirs que les circonstances ne nous
permettent pas de satisfaire. Je ne vois pas pourquoi la frustration du désir de
vivre ferait exception et se classerait à part. Il suffit d’ailleurs de constater que
bien des gens ont préféré mourir plutôt que de connaître d’autres frustrations. On
a écrit des sottises remarquables sur le désir inné et incontrôlable de vivre,
affirmant qu’un être humain est prêt à faire n’importe quoi et à endurer
n’importe quelle souffrance pour conserver la vie. Ces allégations sont
contredites par la réalité.
Je me souviens d’avoir lu, il y a quelques années, un court article dans un
quotidien rapportant la mort de deux vieux époux qui s’étaient simultanément
suicidés. Ils avaient laissé une note exposant en termes pondérés que, devenus
presque aveugles, sourds et affectés de diverses infirmités, et ne trouvant plus un
plaisir suffisant à vivre, ils avaient décidé de quitter la scène. Ils saluaient leurs
amis et leurs parents et priaient chacun de ne pas se chagriner de leur décision.
Qu’on ne vienne pas parler ici de désespoir ou de folie passagère. On a plutôt
affaire à une décision soigneusement mûrie, prise en pleine liberté et accomplie
dans la sérénité. Elle rappelle le suicide de Freud, qui, affecté d’un cancer
incurable de la mâchoire dont les médicaments n’arrivaient plus à masquer la
souffrance, pria l’un de ses confrères médecins de lui injecter assez de morphine
pour amener son décès.
La peur de la mort n’est donc ni si universelle ni si ancrée qu’on s’applique à
le prétendre, et il est sot de répéter que «le soleil et la mort sont deux choses
qu’on ne saurait regarder en face» (Fénelon), comme en témoignent non
seulement des suicides lucides et réfléchis, mais aussi les morts, acceptées
sereinement, de tant de bonnes gens.
Une de mes consultantes m’a raconté la mort de son père âgé de soixante-dix
ans. Après avoir rassemblé la famille autour de lui et avoir adressé ses
salutations et bons souhaits à chacun, il les pria de se retirer et resta en tête-à-tête
avec son épouse. Un quart d’heure plus tard, sans cris ni larmes, il était mort. Il
n’était ni un héros ni un saint, mais il ne se disait pas que la mort est une chose
épouvantable. Et cela ne se passe pas dans la Grèce antique ou dans l’Himalaya,
mais bien au pays du Québec, il y a deux ans!
J’ai vu mourir Zoé, emportée à trente-huit ans par un cancer généralisé. Tant
qu’elle s’est dit que cela ne se pouvait pas, que c’était injuste de mourir si jeune,
que c’était trop dur, elle a vécu dans la peur et l’angoisse. Puis, peu à peu, elle a
accepté. Après tout, même un enfant qui meurt ne fait que subir quelques années
plus tôt que prévu ce qui était inévitable. Quant à l’injustice, elle n’existe que
dans l’esprit de celui qui croit qu’il y a des morts justes et méritées.
Pour ce qui est de la dureté de la mort, Zoé s’est vite rendu compte que là
aussi on avait exagéré. Elle s’est éteinte tranquillement et lucidement, sans
révolte absurde comme sans démission.
Je ne connais pas de meilleure et de plus enviable façon de vivre que celle de
celui qui a exorcisé dans son esprit la peur de la mort. Il vit dans la liberté et peut
jouir le plus pleinement possible d’une existence que l’anxiété et l’angoisse
viendraient ternir. Et cette peur de la mort, comme toutes les autres que j’ai
explorées avec vous dans ce livre, vient uniquement des opinions que nous
entretenons sur elle et, en conséquence, peut disparaître à mesure que ces
opinions et ces idées sont rejetées de notre esprit.
Je terminerai ce chapitre et ce livre par une dernière citation de mon cher
Marc Aurèle:

Quand tu devrais vivre trois fois mille ans, et même autant de fois dix
mille ans, souviens-toi pourtant que nul ne perd une vie autre que celle
qu’il vit, et qu’il ne vit pas une vie autre que celle qu’il perd. Par là, la
vie la plus longue revient à la vie la plus courte. Le temps présent, en
effet, étant le même pour tous, le temps passé est donc aussi le même, et
ce temps disparu apparaît ainsi infiniment réduit. On ne saurait perdre,
en effet, ni le passé ni l’avenir, car comment ôter à quelqu’un ce qu’il
n’a pas? (II, 14)
Tu t’es embarqué, tu as navigué, tu as accosté: débarque! (III, 3)
ANNEXES
LETTRE À UNE FUTURE PERSONNE AIDÉE

Bientôt, nous nous rencontrerons pour la première fois, si ce n’est déjà fait. Vous
devez avoir toutes sortes d’idées dans la tête concernant ces rencontres, qui sont
sans doute pour vous une expérience nouvelle. J’aimerais réfléchir avec vous sur
nos futures rencontres, tenter d’éclaircir dès le départ le déroulement des choses
entre nous, de préciser ce que vous pouvez attendre de ces rencontres et les
objectifs auxquels elles tendent.
D’abord, il est probable que vous vous êtes décidé à me rencontrer après bien
des hésitations. Le contact avec moi a pu vous apparaître menaçant, humiliant ou
même dangereux. Beaucoup de gens pensent au fond que rencontrer un aidant,
c’est un peu avouer qu’on est trop bête ou trop faible pour régler ses problèmes
tout seul. Pour beaucoup, un VRAI homme ou une VRAIE femme, ça se
débrouille tout seul, sans faire appel à personne. Pourtant, si vous y pensez bien,
vous faites appel à bien des gens chaque jour, pour toutes sortes de situations: au
boucher pour votre viande, au médecin pour votre santé, au garagiste pour votre
voiture. «Oui, direz-vous, mais dans ces cas-là, c’est que je n’y peux rien moi-
même… Je ne peux tout de même pas m’opérer moi-même, et les autos, je n’y
connais rien!» C’est fort juste, et vous venez de dire une chose que je trouve très
importante: pour régler un problème, il est nécessaire en premier lieu de savoir
comment s’y prendre, il est nécessaire de le cerner et de savoir où il est. Dans le
domaine psychologique, ce n’est pas facile de se connaître soi-même. Nous
sommes tellement proches de nous-mêmes qu’il nous est difficile de nous
comprendre; c’est un peu comme quelqu’un qui ne peut pas voir la forêt parce
qu’il a l’œil collé contre l’écorce du premier arbre. C’est donc là un premier
service qu’un aidant peut vous rendre: vous aider à vous connaître et à vous
comprendre vous-même. C’est un peu étrange à première vue, mais il est mieux
placé pour vous connaître que vous ne l’êtes vous-même, parce qu’il n’est pas
dans votre peau.
Voilà donc quelle sera la première étape de notre travail commun: arriver à
mieux saisir ce que vous vivez dans vos émotions, et mieux saisir pourquoi vous
vivez ces émotions-là.
Je vous le dis tout de suite: si je ne sais pas encore quelles émotions vous
vivez, je sais déjà en gros pourquoi vous vivez les émotions que vous vivez.
«Êtes-vous donc un prophète…! Comment pouvez-vous tant en savoir sur moi?»
C’est vrai que je ne vous connais pas encore, mais vous êtes un être humain, et
les êtres humains sont tous faits fondamentalement de la même manière. Ils sont
différents quant aux détails, comme une voiture est différente d’une autre; ainsi,
il y a des familiales, des coupés, des voitures sport, des camions ou des
corbillards, mais fondamentalement ce sont tous des moyens de locomotion,
dotés chacun d’un moteur et d’un certain nombre de roues.
Ainsi, vous partagez avec tous les êtres humains les caractéristiques suivantes:
vous avez des idées et des émotions, et ce sont vos idées qui sont la cause
principale de vos émotions, comme c’est le fonctionnement du moteur qui est la
cause principale du déplacement d’une voiture, quel que soit le genre de moteur
ou de voiture.
Notre deuxième étape consistera donc à explorer le domaine de vos idées, ce
que vous pensez des choses et des gens, ce que vous croyez à tous les points de
vue. Comme ces idées causent vos émotions, nous serons amenés à examiner si
les idées que vous avez sont VRAIES, FAUSSES ou INCERTAINES. Vous
comprendrez comme moi que si vous avez une ou des idées qui sont la cause
chez vous d’émotions désagréables (comme l’anxiété, la colère, la peur), et que
nous arrivons à prouver que ces idées sont FAUSSES, il va être très important
pour vous que vous appreniez en une troisième étape à vous débarrasser de ces
idées FAUSSES, puisque c’est leur départ et leur remplacement par des IDÉES
VRAIES qui causera chez vous le changement des émotions pénibles dont vous
voudrez vous défaire.
Il est déjà réaliste de vous attendre à ce que certaines idées fausses résistent
beaucoup à se laisser expulser. Après tout, vous avez probablement acquis
certaines d’entre elles depuis très longtemps, peut-être pendant les toutes
premières années de votre vie. Elles vous auront été enseignées par vos parents,
votre entourage, la société dans laquelle vous vivez. Vous en aurez forgé
certaines par vous-même: on n’est souvent pas très réaliste quand on est petit.
Depuis des années, vous leur donnez asile dans votre esprit et, sans vous en
rendre compte, vous les alimentez et continuez à les renforcer en vous les
répétant périodiquement. Elles ne céderont donc pas la place de manière docile.
Il vous faudra vous résoudre à les extirper, un peu comme on travaille à
déraciner une vieille souche tenace.
En une quatrième étape, tout en faisant le travail de défrichage du monde de
vos idées, il sera opportun que, graduellement, vous passiez à l’action, que vous
commenciez à vous engager dans des actions et des gestes que vous avez
redoutés et qui deviendront possibles à mesure que votre forêt s’éclaircira. Après
tout, si un défricheur abat des arbres et arrache des souches, c’est pour ensuite se
construire une maison, ensemencer ses champs et, éventuellement, recueillir le
fruit de son labeur en engrangeant ses récoltes. Le défrichage n’est qu’une phase
préparatoire.
Si nous résumons l’ensemble de l’expérience, nous pouvons le faire en quatre
mots:

• se connaître, c’est-à-dire identifier en soi les pensées et les émotions;
• distinguer les idées vraies des idées fausses et des idées incertaines;
• extirper les idées fausses et les remplacer par des vraies; par le fait même les
émotions changent, puisqu’elles sont produites par les idées;
• passer à l’action.

Ce style de relation d’aide porte le nom de thérapie émotivo-rationnelle. Elle
trouve son origine historique dans la pensée des philosophes des premiers siècles
de notre ère (surtout Épictète et Marc Aurèle). De nos jours, elle a surtout été
mise au point par un psychologue américain: Albert Ellis. De mon côté, j’ai écrit
en 1974 un petit livre: S’aider soi-même, où vous pouvez retrouver plus en détail
le cheminement que je viens de résumer ici.
À ce point de votre lecture, vous vous sentez peut-être un peu effrayé par la
somme de travail qui se montre à vos yeux. Je ne nierai pas qu’une thérapie
demande du travail, beaucoup de travail. Mais c’est un travail utile et graduel:
vous ne ferez pas tout en une semaine. D’autre part, songez à tous les efforts que
vous avez dépensés depuis peut-être des années pour vous améliorer et régler
vos problèmes. Peut-être êtes-vous déçu des résultats et redoutez-vous que les
nouveaux efforts ne vous apportent qu’une nouvelle déception. Demandez-vous
si ces efforts que vous avez fournis dans le passé, vous les avez fournis d’une
manière systématique et méthodique. Et si par hasard vous n’auriez pas dépensé
beaucoup d’énergie en vain parce que vous n’aviez pas identifié exactement la
CAUSE de vos difficultés: vos idées.
Sur le plan plus concret, je m’attends à ce que vous soyez présent aux rendez-
vous et que vous m’avertissiez le plus tôt possible s’il vous est impossible de
venir. Si vous omettez de m’avertir de votre absence, l’entrevue vous sera
facturée au même titre que les autres entrevues. Si vous arrivez en retard,
l’entrevue se terminera quand même au temps prévu. De mon côté, vous pouvez
compter que je serai présent aux entrevues et à temps, que je ferai tous mes
efforts pour vous faire avertir si, par hasard, je devais contremander l’une de nos
rencontres.
En conclusion, je souhaite que nous trouvions une manière de travailler
ensemble qui vous soit profitable et que vous ne vous laissiez pas rebuter par les
difficultés que vous éprouverez dans ce travail de transformation de vous-même.
COMMENT JE M’AIDE MOI-MÊME

DIRECTIVES

Les numéros se rapportent aux numéros de la feuille de travail.



1. Indiquez ici brièvement ce qui vous a le plus frappé pendant l’entrevue ou ce
que vous avez découvert depuis cette entrevue et qui se rapporte à qui vous êtes
et à la manière dont vous fonctionnez. Exemples: «J’ai réalisé que j’ai une forte
tendance à dramatiser les événements», «J’ai découvert que je n’avais pas besoin
que telle personne s’occupe de moi», «Je vois maintenant que je suis mieux de
travailler plutôt que de me plaindre.»

2. 3. 4. 5. 6. 7.

Travail accompli
A. Beaucoup
B. Moyennement
C. Peu ou pas
Résultats obtenus
A. Bons
B. Passables
C. Mauvais

2. Émotions à acquérir
a) Calme, sérénité.
b) Assurance, confiance en soi.
c) Joie, plaisir de vivre, bonne humeur, entrain.
d) Patience.
e) Humour, capacité de rire un peu de soi.
f) Ouverture aux autres, être amical.
g) Tolérance, acceptation des autres.
h) Fermeté vis-à-vis de soi, contrôle.
i) Courage.
j) Paix, goût de vivre.
k) Sentiment de maîtrise, de capacité de réussir.
l) Autres.

3. Émotions à expulser
a) Colère ou grande irritabilité.
b) Anxiété, angoisse, peur.
c) Ennui, tristesse.
d) Sentiment d’échec.
e) Frustration.
f) Culpabilité.
g) Désespoir, dépression.
h) Sentiment d’isolement, de solitude.
i) Sentiment d’impuissance.
j) Se prendre en pitié.
k) Manque de contrôle.
l) Sentiment de ne rien valoir, infériorité.
m) Autres.

4. Actions et habitudes à acquérir
a) Assumer ses responsabilités.
b) Agir avec équité envers les autres.
c) Arriver à temps à ses rendez-vous.
d) Mener sa vie avec discipline et ponctualité.
e) Faire les choses sans tergiverser ni rechigner.
f) Prendre les décisions en un temps raisonnable.
g) Dire la vérité quand c’est approprié.
h) Prendre suffisamment de distractions et de repos.
i) Donner libre cours à sa fantaisie.
j) Prendre des risques appropriés.
k) Manger de façon appropriée.
l) Boire de l’alcool avec modération.
m) Visiter le médecin si l’on est malade.
n) Parler à des étrangers avec simplicité.
o) Autres.

5. Actions et habitudes à expulser
a) Fuir ses responsabilités.
b) Agir injustement envers les autres.
c) Être en retard à des rendez-vous.
d) Manquer de discipline personnelle.
e) Rechercher l’attention des autres.
f) S’attaquer physiquement aux autres.
g) Remettre à plus tard des choses importantes.
h) Engueuler les autres.
i) Se lamenter et pleurer.
j) Se retirer dans l’inaction et la passivité.
k) Boire trop d’alcool.
l) Trop manger.
m) Trop dormir.
n) Dormir insuffisamment.
o) Abuser des médicaments et des drogues.
p) Autres.

6. Idées réalistes à acquérir
1. Je n’ai pas besoin d’être aimé et approuvé par qui que ce soit pour quoi que
je fasse.
2. Je ne peux pas réussir parfaitement la moindre chose.
3. Je ne suis pas un être méchant ni mauvais. Mes actes n’ont rien à voir avec
ma valeur comme personne. Il en est de même pour les autres.
4. Les vraies catastrophes sont rares.
5. Mon malheur vient principalement de moi-même et je puis donc modifier
mes émotions en changeant mes idées.
6. Si un danger ou un malheur me menace, il est inutile de m’en préoccuper
continuellement et de me tracasser à ce sujet.
7. Une vie disciplinée et ordonnée est plus agréable que l’inverse.
8. Il n’y a pas de raison pour que je sois affecté profondément par mon passé.
9. Le monde et les gens sont comme ils sont et il n’y a pas de raison pour
qu’ils soient autrement, même si je le désire.
10. Mon bonheur dépend en bonne part de mon action et de mon engagement.
11. Je suis un être humain.

7. Idées non réalistes à expulser
1. J’ai absolument besoin d’être aimé et approuvé par presque toutes les
personnes de mon entourage pour presque tout ce que je fais.
2. Je dois réussir parfaitement tout ce que j’entreprends.
3. Certaines personnes sont mauvaises et méchantes et méritent d’être
sévèrement blâmées et punies de leurs fautes.
4. Quand les choses ne sont pas comme je le souhaite, c’est terrible, horrible,
catastrophique et insupportable.
5. Mon malheur vient de l’extérieur et je ne suis pas capable de me
débarrasser de mes pensées et de mes chagrins.
6. Parce qu’une chose est ou peut devenir dangereuse, il est inévitable que je
m’en préoccupe profondément et que je me tracasse sans arrêt à ce sujet.
7. Il est plus facile d’éviter les difficultés et les responsabilités que d’y faire
face en me disciplinant moi-même.
8. Mon passé a une importance capitale et il est inévitable que ce qui m’a déjà
affecté profondément continue à le faire pendant toute ma vie.
9. Les choses et les gens devraient être autres qu’ils sont et c’est une chose
terrible que de ne pas trouver une solution parfaite et immédiate aux dures
réalités de la vie.
10. Mon plus grand bonheur peut être atteint par l’inertie et l’inaction, en me
«laissant vivre» passivement.

8. Le contrat

Il s’agit ici du contrat spécifique que vous avez conclu avec vous-même,
portant sur des actions concrètes et faisant l’objet d’une décision personnelle
ferme – évitez les contrats vagues et généraux, trop difficiles à vérifier.

Exemples:
«Ne pas manger entre les repas.»
«Faire trois confrontations par jour.»
«Faire le ménage de la maison.»
«Prendre 10 heures pour préparer mon examen.»
plutôt que:
«Maigrir.»
«Me confronter quand c’est utile.»
«Avoir plus d’ordre et de discipline.» «Étudier davantage.»

9. Les garde-fous
Indiquez ici les conséquences positives ou négatives que vous avez décidé de
vous appliquer selon que vous avez respecté ou non votre contrat.

Exemples:
«5,00$ par confrontation non faite, à envoyer aux œuvres de charité.»
«Me lever une heure plus tôt que d’habitude.»
«Sauter un repas.»
«M’acheter un vêtement que je désire.»
«Regarder mon programme de télévision favori.»
«Faire un voyage que je désire.»

11. Indiquez précisément les progrès en ce qui a trait au changement de vos
idées et à votre engagement dans l’action.

12. Indiquez précisément le temps consacré à changer vos idées non réalistes,
à réviser l’entrevue, à vous engager dans des actions spécifiques, à rédiger
ce travail, à préparer votre prochaine entrevue.

13. 14. 15. 16. 17. et 18. Voir: 2. 3. 4. 5. 6. 7.
19. et 20. voir 8. et 9.
22. Voir page 228.

Bon succès!

«Le bonheur, même le bonheur tout relatif auquel peut prétendre un être humain,
ne s’acquiert pas sans un investissement considérable et prolongé d’énergie
intérieure.»
Lucien Auger, S’aider soi-même

22. Confrontations

Date Événement Idée non réaliste Effet Confrontation Résultat


«Ah! qu’est-ce que
Arrivé en les autres vont dire? «Ils diront ce qu’ils voudront! Ça n’a rien
12 Anxiété Plus de
retard au C’est terrible! II de terrible! Je peux arriver à temps, ce
juin Peur calme
bureau faut que j’arrive à serait probablement mieux.»
temps!»
Mon collègue «Quel écoeurant! «Même s’il n’y connaît rien, il a quand
13 Dubois Ça prend bien un Colère même le droit de dire ce qu’il pense. Un Plus de
juin critique enfant de chienne! Il Agressivité être humain n’est jamais un enfant de calme
sévèrement n’y connaît rien!» chienne.»
mon travail
«Tout être humain peut se tromper. Elle
«Petite écervelée! Je
Ma fille rate Colère n’est pas obligée d’étudier, même si ce Plus de
14 le lui avais bien dit
son examen Anxiété serait préférable. Manquer un examen calme
juin d’étudier! Elle n’est
de biochimie Culpabilité n’est pas une catastrophe, et cela ne Sérénité
bonne à rien!»
signifie pas qu’elle n’est bonne à rien.»



COMMENT JE M’AIDE MOI-MÊME


Rédigé à la suite de l’entrevue n ............... le............... , .....
o

1re PARTIE

RAPPORT ET ÉVALUATION

1. Ce que j’ai appris sur moi-même pendant et/ou depuis cette entrevue:

2. ÉMOTIONS que j’ai surtout travaillé à ACQUÉRIR:
1)
2)
3)

3. ÉMOTIONS dont j’ai surtout travaillé à me DÉBARRASSER:
1)
2)
3)

4. ACTIONS et HABITUDES que j’ai surtout travaillé à ACQUÉRIR:
1)
2)
3)

5. ACTIONS et HABITUDES dont j’ai surtout travaillé à me DÉBARRASSER:
1)
2)
3)

6. IDÉES RÉALISTES que j’ai surtout travaillé à ACQUÉRIR:
1)
2)
3)

7. IDÉES NON RÉALISTES dont j’ai surtout travaillé à me DÉBARRASSER:
1)
2)
3)

8. Mon contrat pour la période écoulée était le suivant:



9. Les garde-fous utilisés étaient les suivants:

10. Le contrat a été respecté
a) intégralement
b) en partie (spécifiez)
c) non respecté

11. Progrès réalisés pendant la période écoulée depuis la dernière entrevue:


12. Depuis la dernière entrevue, j’ai passé _____ heures à travailler
spécifiquement à m’améliorer.

2 PARTIE
e
PROSPECTIVE

13. ÉMOTIONS que je veux le plus travailler à ACQUÉRIR:


1)
2)

14. ÉMOTIONS dont je veux le plus travailler à me DÉBARRASSER:
1)
2)

15. ACTIONS et HABITUDES que je veux le plus travailler à ACQUÉRIR:
1)
2)

16. ACTIONS et HABITUDES dont je veux le plus travailler à me
DÉBARRASSER:
1)
2)

17. IDÉES RÉALISTES que je veux le plus travailler à ACQUÉRIR:
1)
2)

18. IDÉES NON RÉALISTES dont je veux le plus travailler à me
DÉBARRASSER:
1)
2)

19. Mon contrat pour la période à venir est le suivant:

20. Pour la période à venir, je veux utiliser les garde-fous suivants:

21. Sujets que je désire maintenant aborder pendant l’entrevue:
1)
2)
3)
4)
5)

22. CONFRONTATIONS réalisées:


BIBLIOGRAPHIE

ALLPORT, G. The Person in Psychology, Beacon Press, Boston, 1968.



AUGER, L. Communication et épanouissement personnel: la relation d’aide,
Éditions de l’Homme – Éditions du CIM, Montréal, 1972.

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ZWANG, Gérard. Lettre ouverte aux mal-baisants, Albin-Michel, Paris, 1976.

Afin de trouver des ressources et des outils pour vous aider à poursuivre votre
cheminement personnel, vous pouvez contacter M. Pierre Bovo, directeur du
Centre de la pensée réaliste et successeur de Lucien Auger. Vous pourrez le
joindre par internet au www.lucien-auger.com, par téléphone au (450) 491-2039
ou encore par la poste au 1800 boulevard du Lac, Deux-Montagnes, Québec,
Canada, J7R 1E1.
TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

CHAPITRE I
LES SOURCES DE L’ANXIÉTÉ

CHAPITRE II
COMMENT COMBATTRE L’ANXIÉTÉ ET S’EN DÉFAIRE
CHAPITRE III
ANTOINE, OU LA PEUR D’AVOIR PEUR

CHAPITRE IV
BÉATRICE, OU LA PEUR DE NE PAS ÊTRE AIMÉ

CHAPITRE V
CLAUDE, OU LA PEUR D’ÉCHOUER

CHAPITRE VI
DENISE, OU LA PEUR DE RÉUSSIR

CHAPITRE VII
ÉTIENNE, OU LA PEUR DE L’OPINION DES AUTRES

CHAPITRE VIII
FRANÇOISE, OU LA PEUR D’AIMER
CHAPITRE IX
GÉRARD, OU LA PEUR DE L’INTIMITÉ
CHAPITRE X
HÉLÈNE, OU LA PEUR DU PLAISIR
CHAPITRE XI
IVAN, OU LA PEUR D’ÊTRE IMPUISSANT

CHAPITRE XII
JEAN ET JEANNE, OU LA PEUR D’ÊTRE HOMOSEXUEL

CHAPITRE XIII
KARL, OU LA PEUR DE LA SOLITUDE
CHAPITRE XIV
LOUISE, OU LA PEUR DE MENER UNE VIE TERNE

CHAPITRE XV
MARCEL, OU LA PEUR DE MANQUER À SES ENGAGEMENTS

CHAPITRE XVI
NADINE, OU LA PEUR DE L’AUTORITÉ
CHAPITRE XVII
OLIVIER, OU LA PEUR D’ÊTRE UN MAUVAIS PÈRE

CHAPITRE XVIII
PIERRETTE, OU LA PEUR DE PERDRE LA RAISON

CHAPITRE XIX
QUIDAM

CHAPITRE XX
RÉJEANNE, OU LA PEUR DES ASCENSEURS
CHAPITRE XXI
SERGE, OU LA PEUR DE FAIRE DE LA PEINE AUX AUTRES
CHAPITRE XXII
THÉRÈSE, OU LA PEUR DE PERDRE DES ÊTRES CHERS
CHAPITRE XXIII
ULRIC, OU LA PEUR DE CHANGER

CHAPITRE XXIV
VIVIANE, OU LA PEUR DE SE TROMPER
CHAPITRE XXV
WILFRID, OU LA PEUR DE PERDRE LE CONTRÔLE
CHAPITRE XXVI
XAVIERA, OU LA PEUR DE LA SOUFFRANCE PHYSIQUE

CHAPITRE XXVII
YVES, OU LA PEUR DE DIEU

CHAPITRE XXVIII
ZOÉ, OU LA PEUR DE MOURIR

ANNEXES
Lettre à une future personne aidée
Comment je m’aide moi-même

BIBLIOGRAPHIE
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