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Texte Incendies

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Objet d’étude 

: Le théâtre du XVIIe au XXIe siècle


Œuvre intégrale : Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde.
Parcours associé : Crise personnelle, crise familiale

E.L. n°10 - Wajdi Mouawad, Incendies (2003)

Scène 2 : dernières volontés


(…)
SIMON - Je vais pas pleurer ! Je vous jure que je vais pas pleurer ! Elle est morte ! hey ! On s'en crisse-tu,
tabarnak ! On s'en crisse-tu qu'elle soit morte ! Je ne lui dois rien, à cette femme-là. Pas une larme, rien ! On
dira bien ce qu'on voudra ! Que je n'ai pas pleuré à la mort de ma mère ! Je dirai que ce n'était pas ma mère !
Que ce n'était rien ! On s'en crisse-tu tu penses, on s'en crisse-tu ? Je vais pas commencer à faire semblant !
5 Pas commencer à la pleurer ! Quand est-ce qu'elle a pleuré pour moi ? Pour Jeanne ? Jamais ! Jamais ! C'est
pas un cœur qu'elle avait dans le cœur, c'est une brique. On pleure pas pour une brique, on pleure pas. Pas
un cœur ! Une brique, putain, une brique ! Je ne veux plus en entendre parler ! Je ne veux plus rien savoir !
HERMILE LEBEL - Elle a pourtant émis un souhait à votre égard. Vos prénoms sont là, dans ses dernières
volontés...
10 SIMON - Big deal ! On est ses enfants et vous en savez plus sur elle que nous ! Big deal que nos prénoms
soient là ! Big deal !
HERMILE LEBEL - Les enveloppes, le cahier, l'argent...
SIMON - J'en veux pas de son argent, j'en veux pas de son cahier... Si elle pense m'émouvoir avec son crisse
de cahier ! Hey ! C'est la meilleure, celle-là ! Ses dernières volontés ! Retrouve ton père et ton frère !
15 Pourquoi elle ne les a pas retrouvés elle-même si c'était si urgent, tabarnak ! ? Pourquoi elle ne s'est pas un
peu occupée de nous, la crisse, s'il lui fallait absolument un autre fils quelque part ? ! Pourquoi dans son
putain de testament elle ne dit pas une seule fois le mot mes enfants pour parler de nous ? ! Le mot fils, le
mot fille ! je veux dire, je ne suis pas cave ! Je ne suis pas cave ! Pourquoi elle dit les jumeaux ? ! « La jumelle
le jumeau, enfants sortis de mon ventre », comme si on était un tas de vomissure, un tas de merde qu'elle a
20 été obligée de chier ! Pourquoi ? !
HERMILE LEBEL - Écoutez, je comprends !
SIMON - Qu'est-ce que tu peux comprendre, tête de gland !

E.L. n°10 – Parcours « Crise personnelle, crise familiale »


Wajdi Mouawad, Incendies, scène 2 (extrait)
Introduction
[Présentation personnelle de l’auteur / la pièce]
[Situation] : il s’agit de la 2e scène de la pièce. Nawal, la mère des jumeaux Jeanne et de Simon, vient de mourir, après avoir
passé les cinq dernières années de sa vie sans prononcer un mot. Hermile Lebel, le notaire, vient de faire part aux jumeaux des
dernières volontés de leur mère. Elle leur demande de retrouver leur père, ainsi qu’un frère qu’ils n’ont jamais connu, et lègue à
chacun une enveloppe, ainsi qu’un cahier rouge pour Simon et une veste en toile verte pour Jeanne. Cette scène clôt donc
l’exposition, et doit normalement enclencher l’action de la pièce, centrée sur une double quête, la quête du père, et la quête du
frère.
[Caractérisation] Or cette scène dialoguée, qui met aux prises Simon et le notaire, est une scène de conflit et semble mettre en
péril le début de l’action : Simon, dont les répliques occupent la plus grande partie du dialogue, laisse éclater sa colère contre sa
mère et refuse d’honorer ses dernières volontés.
[Projet de lecture]
 En quoi cette scène de conflit témoigne-t-elle de la crise personnelle que traverse le personnage de Simon ?
 Comment la haine et la souffrance du personnage s’expriment-elles dans cette scène de conflit ?
[Mouvement du texte] Une alternance peut être observée : 1e réplique assez longue de Simon / tentative et échec de l’échange
(répliques 2 et 3) / 2e réplique assez longue de Simon / nouvelle tentative et nouvel échec du dialogue (répliques 5 et 6)

I. Colère et douleur de Simon

a. Lignes 1 à 5 : l’expression de la colère


Phrases 1 et 2 : La réplique de Simon commence par un refus de toute manifestation de tendresse à l’égard de la défunte :
 Choix de la forme négative
 Répétition insistante de la proposition « je vais pas pleurer », renforcée par la principale « je vous jure » qui prend le
notaire à témoin de la détermination de Simon.
Ce refus s’exprime avec une certaine violence, que traduisent
 une ponctuation expressive: les phrases exclamatives traduisent en effet la colère du personnage ;
 Un langage familier : omission de l’adverbe de négation « ne »

Phrases 3 à 5 : Simon affirme son indifférence à l’égard de la mort de sa mère, avec les mêmes procédés d’insistance,
notamment la répétition (« on s’en crisse-tu »). En même temps la colère est ici aussi explosive, avec l’emploi d’un langage qui
témoigne d’une perte de maîtrise de soi : phrases exclamatives toujours, présence de jurons (« tabarnak ») et d’expressions
grossières (« on s’en crisse-tu »). On observe donc ici une contradiction entre l’indifférence affichée, et la colère démesurée
avec laquelle elle se dit : quoi qu’en dise Simon, la mort de sa mère est bien le révélateur d’une crise profonde et douloureuse.

Phrases 6-7 : « Je ne lui dois rien, à cette femme-là. Pas une larme, rien ! » : la mise à distance de la mère s’accentue, avec
l’emploi du démonstratif à valeur dépréciative « cette femme-là », qui exprime haine et mépris.

Phrases 8 à 11 : « On dira bien ce qu'on voudra ! Que je n'ai pas pleuré à la mort de ma mère ! Je dirai que ce n'était pas ma
mère ! Que ce n'était rien ! » Après la répétition de l’idée du refus des larmes, la mise à distance de la figure de la mère atteint
un sommet avec le déni du lien mère-fils et même de l’humanité de la défunte : « je dirais que ce n’était pas ma mère ! Que ce
n’était rien ! ». On note ici encore la présence insistante de la forme négative et le pronom indéfini « rien » qui réduit la mère à
une chose, ou à moins encore qu’une chose. Simon fait en quelque sorte mourir sa mère une seconde fois, de manière
symbolique. Mais on note toujours la même ambiguïté : il la fait mourir sans cesser d’en parler.

Phrases 12 à 14 : « On s'en crisse-tu tu penses, on s'en crisse-tu ? Je vais pas commencer à faire semblant ! Pas commencer à la
pleurer ! » La colère de Simon donne à sa réplique une dimension répétitive et circulaire, sa parole semble s’enliser : retour de
l’expression « on s’en crisse-tu », de nouveau répétée deux fois, et affirmation répétée du refus de pleurer déjà affirmé en début
de réplique.

b. Lignes 5 à 7 : l’expression d’une douleur qui est à la source de la colère

L. 5 : Ici se dévoile en effet le fondement de la colère, qui est en fait une souffrance profonde, ancienne : si Simon hait sa mère,
c’est parce qu’il a souffert de n’être pas aimé d’elle. Au fond de la haine il y a donc une demande d’amour inassouvie. Cette
souffrance s’exprime au moyen d’une question rhétorique qui exprime aussi bien la colère que la souffrance, et à laquelle il
apporte lui-même la réponse, de manière définitive : « jamais ! jamais ! ».

L. 6-7 :

Balancement « c’est pas… c’est ». Répétition insistante du mot « brique », pour désigner ce que Nawal avait à la place du cœur
aux yeux de Simon. Cette répétition frappe moins par la métaphore employée (assez classique : renvoie à l’expression « un cœur
de pierre ») que par la brutalité de la formulation : phrase nominale, et sonorités dures du mot, 4 fois répété.

La réplique se clôt sur une réaffirmation du rejet, toujours avec une syntaxe qui exprime de manière forte la colère : phrases
courtes, nominales, exclamatives et négatives. Hermile Lebel, ami de Nawal et son exécuteur testamentaire, va tenter d’apaiser
cette colère et de désamorcer le refus : c’est son rôle en

II. Echec du dialogue

a. La tentative d’apaisement d’Hermile Lebel l. 8-9

La réplique d’Hermile Lebel, polie, soignée, de type déclaratif, usant d’un connecteur (« pourtant »), contraste avec celle de
Simon, vulgaire et dominée par la parataxe et l’exclamation. Hermile Lebel s’efforce d’incarner la voix de la raison face à Simon
qui incarne celle de la passion. Il essaie en effet de montrer l’existence du lien mère-enfant que Simon s’acharne à nier en
faisant remarquer la présence des enfants, et de leurs prénoms, dans le testament.

Simon coupe la parole au notaire comme en témoignent les points de suspension. Le dialogue est compromis.

b. Réplique de Simon l. 10-11

L’argument du notaire est retourné par Simon : ce qu’il en retient, ce n’est pas que leurs noms à lui et Jeanne figurent dans le
testament, mais que le notaire est mieux informé qu’eux. L’expression « big deal », ironique et répétée 3 fois en début, milieu et
fin de réplique, exprime là encore une colère violente, qui contraste avec le langage châtié du notaire.

c. Nouvelle tentative du notaire l. 12

La réplique du notaire est interrompue au bout de 3 GN, laissant planer un doute : Hermile Lebel avait-il l’intention de formuler
une phrase complète, ou s’en tient-il à des noms qu’il place en urgence de peur d’être interrompu ? Dans tous les cas, le
dialogue est entravé par la colère dévastatrice de Simon.

III. Colère et jalousie de Simon

Cette réplique fait écho à la première par


- sa longueur,
- la colère qui s’y exprime, au moyen des mêmes procédés :
o présence dominante de la négation exprimant un refus (anaphore de « j’en veux pas »),
o parataxe,
o registre de langue familier voire vulgaire
o omniprésence des tournures exclamatives et interrogatives.
- Son mouvement : à l’expression de la colère, succède celle de la douleur qui est à la source de la colère.

Lignes 14-15 : Simon pose une question rhétorique dont il ignore la profondeur tragique. Nawal a bien retrouvé le père, qui est
aussi le frère, et c’est là tout son drame.

Lignes 15-16 : un nouvel élément apparaît qui est peut-être déterminant dans la crise qui s’exprime ici : celui de la jalousie.

Lignes 15 à 20
Passage dominé par l’interrogation et l’exclamation ; certaines phrases cumulent point d’interrogation et d’exclamation, créant
un effet de surenchère dans l’expression du désespoir. L’anaphore de « Pourquoi » met en évidence l’interrogation
fondamentale qui se trouve derrière cette série de question : pourquoi notre mère ne nous a-t-elle pas manifesté d’affection ?

Ces questions sont intéressantes parce qu’elles peuvent à la fois être perçues comme des questions rhétoriques exprimant la
colère du personnage, et comme une réelle recherche de réponse ; dans ce cas, Simon est sans le savoir en contradiction avec
lui-même puisqu’il refuse d’entreprendre la seule démarche qui lui donnerait les clés qu’il attend : c’est-à-dire accepter le
cahier, partir en quête de son frère, bref honorer les dernières volontés de sa mère.

 une forme d’ironie tragique est perceptible ici : le personnage agit contre son propre intérêt.

IV. Nouvel échec du dialogue

La réplique d’Hermile tente de rétablir le dialogue : l’impératif « écoutez » demande l’attention de Simon tandis que
l’affirmation « je comprends » met en évidence celle qu’Hermile accorde à Simon.

Mais le dialogue tourne court, avec la reprise sous forme de question rhétorique du verbe «  comprendre » utilisé par
Hermile à la forme déclarative (« Qu’est-ce que tu peux comprendre… »  réponse attendue : rien) et l’insulte
finale : « tête de gland ».

Conclusion :

Synthèse et lien avec le parcours : L’impossibilité du dialogue signale, comme souvent au théâtre, la crise qui se joue
dans la scène. Ici, il s’agit de la crise personnelle profonde et violente d’un jeune homme qui s’est senti rejeté par sa
mère. La crise personnelle naît d’une crise familiale dont le personnage est loin d’avoir encore pris la mesure. C’est
paradoxalement dans la découverte de l’ampleur de cette crise familiale que la crise personnelle trouvera sa
résolution : il faudra effet en que Simon découvre la vérité sur son histoire familiale pour pardonner à sa mère et
trouver l’apaisement.

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