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Boris Cyrulnik - Les Âmes Blessées

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Facebook : La culture ne s'hérite pas elle se conquiert

Facebook : La culture ne s'hérite pas elle se conquiert


© ODILE J A COB, SEPTEMBRE 2 01 4
1 5, RU E SOU FFLOT , 7 5005 PA RIS

www.odilejacob.fr

ISBN : 9 7 8-2 -7 3 81 -6 9 2 0-4

Facebook : La culture ne s'hérite pas elle se conquiert


Prologue

Au fond du grenier, un étrange cartable d’écolier. Je l’ai


reconnu grâce à la poignée en ficelle que j’avais bricolée quand
l’originale s’était cassée. C’est curieux d’éprouver du plaisir en
retrouvant un vieil objet. J’avais vécu sept ans avec ce sac usé.
Il évoquait je ne sais quoi, un peu de tristesse et de beauté, ce
compagnon de mon enfance.
Je venais de prendre la responsabilité d’un centre de
postcure psychiatrique au Revest, près de Toulon. Seul
médecin pour soixante-dix lits, c’est ainsi que l’on parlait en
1970. J’étais monté à Sannois, pour dire bonjour à Dora, la
sœur de ma mère qui m’avait recueilli après la guerre, et je
traînais dans le grenier, je ne sais plus pourquoi.
J’ai dépoussiéré le vieux sac, avec beaucoup de tendresse
et, quand je l’ai ouvert, j’ai trouvé une trousse de crayons, de
stylos à plume et un compas. Un trésor de mémoire. Il y avait
aussi deux ou trois rédactions, comme on nous en faisait faire à
cette époque, en 1948. L’une d’elles questionnait : « Que
voulez-vous faire quand vous serez adulte ? » Je m’amusais de

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la réponse que je m’apprêtais à lire, et j’attendais les mots
« pompier », « explorateur » ou « docteur », quand j’ai été
stupéfait de voir que je voulais devenir psychiatre. J’avais 11
ans et tout oublié.
Comment est-ce possible ? Comment pouvais-je me soucier
de la folie et désirer la soigner, à une époque où j’entrais
douloureusement dans l’existence ? Où avais-je entendu ce
mot que l’on prononçait peu dans ce milieu qui,
désespérément, cherchait à retrouver un peu de joie de vivre ?
Très jeune, j’ai été un petit vieux. La guerre m’avait forcé à
me poser des questions qui n’intéressent pas les enfants,
d’habitude : « Pourquoi a-t-on fait disparaître mes parents ?
Pourquoi a-t-on voulu me tuer ? J’ai peut-être commis un
crime, mais je ne sais pas lequel. » Dans mon langage intérieur,
je ne cessais de me raconter un récit lancinant que je ne
pouvais pas dire. Je revoyais le scénario de mon arrestation, la
nuit, quand des hommes armés avaient entouré mon lit, une
torche électrique dans une main, un revolver dans l’autre et
des lunettes noires la nuit, pour rafler un enfant de 6 ans. Dans
le couloir, quelques soldats allemands presque au garde-à-
vous, dans la rue des camions bourrés de gens et contre le
trottoir, deux Tractions Avant attendaient pour nous
emmener. Allez raconter ça, et vous verrez la tête des autres.
Comment expliquer que je n’aie pas eu peur, que j’aie été
intéressé par mon arrestation et que, plus tard, j’aie été fier
d’avoir pu m’évader. J’étais interloqué par les adultes qui me
protégeaient en m’expliquant que j’étais un enfant dangereux,
j’étais désorienté par les soldats qui devaient me tuer et me

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parlaient gentiment en me montrant la photo de leur petit
garçon.
Comment comprendre ça ? C’était passionnant, c’était
terrible. Je ne voyais autour de moi qu’un monde d’adultes
confus, gentils et dangereux. Dans un tel contexte, il fallait se
taire pour ne pas mourir. Je ressentais en moi une énigme
dramatique et captivante pour quelque chose qui condamnait
à mort à cause du mot « juif » dont je ne connaissais pas la
signification.
C’était peut-être ça qu’on appelait « folie », un monde
incroyable où des adultes incohérents me protégeaient,
m’insultaient, m’aimaient et me tuaient. J’étais, dans l’esprit
des autres, quelque chose que je ne savais pas, et cette énigme
me troublait, délicieuse et inquiétante. Pour maîtriser ce
monde et ne pas y mourir, il fallait comprendre, c’était ma
seule liberté. Enfant dans de telles conditions, j’ai cru que la
psychiatrie, science de l’âme, pouvait expliquer la folie du
nazisme et l’incohérence des gens qui m’aimaient en souffrant.
La nécessité de rendre cohérent ce chaos affectif, social et
intellectuel m’a rendu complètement psychiatre, dès mon
enfance.
Autour de moi, on expliquait la guerre et l’immense crime
des nazis en affirmant que Hitler était syphilitique. Cette
maladie l’avait rendu fou et comme il était le « Führer », il
avait le pouvoir de commander aux armées et d’induire des
pensées folles dans l’esprit des gens qui devaient nous tuer
pour lui obéir. Cette explication avait l’avantage de mépriser
celui qui nous avait méprisés, comme si l’on avait pensé : « Il a

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une maladie honteuse qui lui ronge le cerveau et explique les
actes fous qu’il a commandés. » Les progrès médicaux des
années 1950 structuraient les récits de la culture, en lui
fournissant des arguments faciles pour expliquer la folie sociale
du nazisme. Un peu plus tard, lors des années 1960, quand la
psychanalyse a commencé à participer aux débats culturels, on
a affirmé que Hitler était hystérique, et quand la psychiatrie a
ajouté son grain de sel, on a dit qu’il était paranoïaque. Puis, en
1970, la découverte de l’altération des neurones moteurs de la
base du cerveau dans la maladie de Parkinson a expliqué le
tremblement de la main gauche que Hitler cachait derrière son
dos, et ce fut suffisant pour expliquer les décisions d’un
homme dont la démence avait provoqué la guerre mondiale.
Ces explications n’expliquaient rien, mais donnaient une
forme verbale dans une société cartésienne qui, constatant un
effet fou, comme la guerre ou le racisme, devait lui trouver une
cause folle puisée dans les stéréotypes que récitait la culture
ambiante. On se payait de mots et ça nous convenait puisqu’on
pouvait enfin expliquer l’incompréhensible grâce à une pensée
simple, donc abusive. Aujourd’hui, dans un contexte
scientifique où la neuro-imagerie découvre les altérations
cérébrales et psychologiques que provoquent toutes les formes
de maltraitance (physiques, sexuelles, verbales et affectives),
on trouve encore des auteurs qui expliquent que le nazisme a
existé parce que le petit Adolphe a reçu des fessées.
Les pensées simples sont claires, dommage qu’elles soient
fausses. Les causalités linéaires n’existent pratiquement
jamais, c’est un ensemble de forces hétérogènes qui

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convergent pour provoquer un effet ou l’atténuer. Certains se
plaisent dans cette pensée systémique qui donne la parole a
des disciplines différentes et associées. D’autres sont irrités,
car ils préfèrent les explications linéaires qui donnent des
certitudes : « Le nazisme s’explique par la syphilis de Hitler »,
disent ceux qui surestiment la médecine. « Pas du tout,
répondent ceux qui aiment les théories économiques, c’est le
capitalisme qui a provoqué le nazisme. » « Certainement pas,
rétorquent certaines féministes, le nazisme est
l’aboutissement du machisme. » Chacun trouve son compte,
mais la réalité mouvante ne peut être réduite à une simple
formule.
Le fracas de mon enfance m’avait enseigné que le Diable et
le Bon Dieu ne sont pas en conflit. Je pensais même qu’ils
étaient copains quand le soldat allemand en uniforme noir,
dans la synagogue de Bordeaux transformée en prison, était
venu gentiment me montrer les photos de son petit garçon ou
quand la religieuse avait refusé d’ouvrir la porte du couvent,
alors que j’étais pourchassé par une voiture militaire
allemande. Je me souviens de sa cornette dans
l’entrebâillement de la lourde porte, je me souviens qu’elle
criait : « Je ne veux pas de cet enfant ici, il est dangereux. » Au
même moment, d’autres prêtres risquaient leur vie pour
sauver des enfants qu’ils ne connaissaient pas. Il y a quelques
mois, j’ai rencontré un médecin qui avait travaillé avec le
docteur Mengele, à Auschwitz, lors de ses expérimentations
médicales terrifiantes et inutiles. Il témoignait de la politesse,
de la correction et de la grande humanité du bourreau. Les

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hasards de la vie m’ont permis d’établir des relations
affectueuses avec des fonctionnaires qui avaient travaillé avec
Maurice Papon. Ils racontaient son excellente éducation, sa
grande culture et le plaisir qu’ils avaient eu à collaborer avec
cet homme qui, d’un trait de stylo, avait condamné à mort plus
de mille six cents personnes qu’il savait innocentes. C’est trop
facile de penser que seuls les monstres peuvent commettre
des actes monstrueux.
Je me disais qu’après tout le Diable avait été un ange et
que Dieu avait permis Auschwitz. L’histoire de ma vie me
donnait des modèles qui empêchaient l’extrémisme,
l’explication par une seule cause, le noir ou le blanc, le bien ou
le mal, le Diable ou le Bon Dieu. Ces outils de pensée me
paraissaient abusifs, caricaturaux même. Je préférais les
nuances que j’avais connues dans mon enfance, même quand
elles paraissaient illogiques. Et comme j’avais besoin de
comprendre pour me sauver, il fallait que je devienne
psychiatre afin de regagner un peu de liberté.
L’histoire de mon enfance m’avait orienté vers le choix de
la psychiatrie, ou plutôt vers l’idée que je me faisais de cette
discipline. Je crois qu’il en est de même pour tout choix
théorique. Les abstractions ne sont pas coupées du réel, elles
donnent une forme verbale à notre goût du monde. La
cohérence théorique nous rassure en nous donnant une vision
claire et une conduite à tenir. Mais une autre histoire de vie
aurait donné cohérence à une autre théorie. Aucune théorie ne
peut être totalement explicative, sauf les théories à prétention
totalitaire. Un jeune psychiatre choisit une théorie biologique

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du psychisme, avant toute expérience de l’existence, parce
que son histoire l’a rendu sensible à une telle représentation.
Une autre expérience l’aurait rendu attentif aux effets
psychiques de la relation, et un troisième préférera les
explications sociales ou spirituelles. Pour chacun, sa théorie
apporte une vérité partiellement vraie et totalement fausse.
Le drame commence quand, convaincu qu’il est le seul
détenteur du savoir, il utilise les armes pour l’imposer aux
autres.
Soixante-dix ans plus tard, j’ai compris que la psychiatrie
ne pourra jamais expliquer le nazisme. Partant en voyage pour
explorer le continent d’une utopie criminelle, j’ai découvert les
îles de la Sérendipité, pour mon plus grand bonheur. J’ai
commencé ma navigation dans les années 1960, quand les
récits sociaux légitimaient la lobotomie, l’enfermement entre
les murs et sur la paille dans les hôpitaux. Cinquante ans plus
tard, notre culture a mis au monde une psychiatrie plus
humaine, aidée par une technologie qui nous invite à tout
repenser. Les jeunes qui entrent dans la carrière de cette
discipline dont la naissance a été difficile vont connaître une
aventure passionnante et utile.
Je me suis fait psychiatre pour expliquer le nazisme, le
maîtriser et m’en libérer. Les persécutions de mon enfance ne
m’ont pas permis de suivre une scolarité normale, c’est peut-
être ce qui explique mon cheminement marginal (ce qui ne
veut pas dire opposé à la culture). Un jour, à son séminaire à
l’université Paris-Diderot, Vincent de Gauléjac m’a dit : « Si tu

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avais été à l’école, tu aurais suivi un cheminement classique.
1
Ta marginalité apporte des idées inattendues . »
Le nazisme est un accident délirant de la belle culture
germanique. J’ai pensé que le Diable était un ange devenu fou,
et qu’il fallait le soigner pour ramener la paix. Cette idée
enfantine m’a engagé dans un voyage de cinquante ans,
passionnant, logique et insensé à la fois. Ce livre en est le
journal de bord.

1 . Gauléjac V. de, Histoires de vie et choix théoriques, sém inaire univ ersité
Paris-Diderot, 2 01 4 . C’est Vincent de Gauléjac qui trav aille le m ieux cette
connexion particulière entre le v écu intim e et la form ulation théorique.

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CHAPITRE 1

Psychothérapie
du Diable

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Comprendre ou soigner
Il faisait beau à Paris, en mai 1968. L’air était léger, tout le
monde parlait à tout le monde, sur le trottoir, au milieu des
rues, à la terrasse des cafés. On faisait de petits
attroupements, on se disputait, on riait, on se menaçait, on
argumentait vigoureusement sur des problèmes dont on ne
connaissait pas le moindre mot. C’était la fête ! Dans le grand
amphithéâtre de la Sorbonne, un imprécateur galvanisait
l’auditoire. Je savais qu’il était schizophrène car je l’avais
entendu délirer, quelques jours avant, dans un service de
psychiatrie de l’hôpital Sainte-Anne. Mais là, je voyais ce
patient au micro expliquer à voix forte sa conception de
l’existence. Le public, enthousiasmé, applaudissait et criait à la
fin de chaque phrase. Alors il souriait, attendait la fin des
acclamations et prononçait une autre phrase qui provoquait
une nouvelle allégresse, et ainsi de suite.
Dans le hall de la faculté de médecine, un petit monsieur,
avec une canne élégante, expliquait comment un même fait
pouvait être interprété de manière radicalement opposée. Il

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nous racontait que Cook, le navigateur anglais, en découvrant
la liberté sexuelle des Polynésiens, avait parlé
d’« immoralité », alors que le Français Bougainville en faisait la
preuve d’une « idylle naturelle ».
Nous applaudissions, nous nous disputions à chacune de ses
phrases, et personne ne savait que ce petit monsieur s’appelait
Georges Devereux, professeur d’ethnopsychiatrie au Collège
de France. Nous étions heureux quand il nous disait que les
missionnaires offusqués avaient imposé aux Polynésiennes le
port de robes ultrapuritaines qui avaient tellement émoustillé
la curiosité des hommes qu’elles avaient provoqué une
1
flambée de hardiesses sexuelles .
Dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, mon
schizophrène provoquait, lui aussi, l’enthousiasme des foules
en affirmant que « destruction n’est pas démolition », en
précisant que la télévision volait ses idées pour les implanter
dans l’âme des innocents, en affirmant que la névrose était la
conséquence de la morale sexuelle et en engageant chaque
personne à fuir dans la stratosphère où mille vies étaient
possibles dans l’horreur du Paradis d’où il revenait à l’instant.
Chacune de ses phrases, intelligentes ou surprenantes,
provoquait une explosion d’acclamations. J’étais en compagnie
de Roland Topor qui, pour une fois ne riait pas. J’ai même cru
percevoir un peu d’ironie dans son sourire, qui contrastait avec
la ferveur de ceux qui prenaient des notes.
Mon schizophrène avait un public qui réagissait avec la
même dévotion que la nôtre quand nous écoutions le
professeur du Collège de France. Ayant aperçu ce patient

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quelques jours avant dans un service de psychiatrie, j’en avais
trop vite conclu que son auditoire était composé de naïfs, ravis
de se laisser embarquer par leurs émotions plutôt que par
leurs idées. Je me croyais initié puisque je savais d’où venaient
ces idées délirantes, que les non-initiés adoptaient avec
ferveur. J’avais tort. Aujourd’hui, je dirais que les utopies
scientifiques ont sur le public le même effet séparateur entre
2
« celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas ». Avant
toute raison, nous éprouvons une sensation de vérité qui parle
de notre goût du monde, plus que de sa réalité.
L’objet du chirurgien est plus facile à comprendre. C’est un
morceau de corps cassé, un tube bouché ou une masse abîmée
qu’il convient de réparer afin que l’ensemble se remette à
fonctionner. Dans les sépultures anciennes, on trouve
beaucoup de squelettes d’enfants et de femmes très jeunes.
Les squelettes d’hommes plus âgés (40 à 50 ans) sont presque
tous polyfracturés, prouvant que la violence du travail, de la
chasse et des bagarres est une manière archaïque de fabriquer
du social. Les cals osseux soudés en bonne position témoignent
que les paléochirurgiens connaissaient l’art de construire des
attelles. Mais les trépanations ? Quelle indication pour une
trépanation ? Bien avant le néolithique, les
« neurochirurgiens » savaient couper les os du crâne avec des
silex taillés. La plaque osseuse détachée provient toujours
d’une face latérale du crâne, car une trépanation médiane
aurait déchiré le sinus veineux situé au-dessous et provoqué la
mort de l’opéré.

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J’ai vu à Sabbioneta, près de Mantoue, le crâne du seigneur
Vespasiano Gonzaga (1531-1591), trépané pour des céphalées
et ce qu’on appellerait aujourd’hui une paranoïa. Ce chef de
guerre, constructeur de villes et de théâtres, se prenait pour
un empereur romain. On peut lire, dans le compte rendu
3
opératoire , qu’il souffrait de la folie des grandeurs et de
persécution. Le trou de trépanation est énorme et le bourrelet
osseux prouve qu’il a vécu plus de vingt ans après l’opération.
C’est probablement un stéréotype culturel, une pensée toute
faite, qui a posé l’indication de l’ouverture du crâne. Un slogan
de l’époque répétait probablement qu’un démon habite dans le
crâne de ceux qui souffrent de céphalées et d’idées de
grandeur. L’indication neurochirurgicale était logique : il suffit
de tailler une fenêtre dans l’os du crâne pour que le démon
s’échappe, soulageant le seigneur qui redeviendra normal.
C’est une croyance qui donne à une plainte sa signification
morbide. C’est une représentation culturelle qui entraîne des
4
décisions thérapeutiques différentes . Ce n’est pas seulement
la maladie qui provoque des débats techniques, ce sont aussi
des conflits de discours qui finissent par imposer une vision de
la maladie, dans un contexte social et pas dans un autre.

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Tout innovateur
est un transgresseur
e
Au XIX siècle, la fièvre puerpérale tuait 20 % des jeunes
accouchées. On expliquait cette catastrophe en disant que la
lactation, survenant à un moment où l’air était vicié,
provoquait la faiblesse mortelle des jeunes femmes. Ignace
Semmelweis découvrit que les médecins qui pratiquaient les
accouchements en sortant des salles de dissection avaient un
taux de mortalité bien supérieur à ceux qui ne pratiquaient
5
pas d’autopsies . Cette découverte, qui mettait en cause les
pratiques médicales, a indigné les universitaires qui se sont
défendus en dénonçant les troubles psychiatriques dont
commençait à souffrir Semmelweis. Il est mort quelques
semaines après son internement dans un asile, mais, grâce à
lui, l’espérance de vie des femmes a doublé en quelques
années.
L’objet de la chirurgie qui, théoriquement est situé en
dehors de l’observateur, aurait dû facilement devenir un objet
de science. Or il n’exclut ni le monde mental du chirurgien, ni

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le contexte social, ni la guerre des récits. Alors, comment
voulez-vous que la folie, objet flou de la psychiatrie, soit une
chose palpable, mesurable et manipulable comme si le
contexte technique et le prêt-à-penser des stéréotypes
culturels n’existaient pas ?
Aujourd’hui, la science, à son tour, participe aux pensées
toutes faites, car l’attitude scientifique produit une sensation
de vérité : « Le livre de la nature est écrit en langue
mathématique », affirme Galilée. Sans cette formulation, il n’y
a pas d’accès aux phénomènes dénommés « lois » de la nature.
Les matheux, en effet, possèdent cette forme exceptionnelle
d’intelligence qui leur permet, grâce à un procédé de langage,
sans observation et sans expérimentation, de donner une
forme vraie à un segment de réel. Quelle prouesse ! Mais un
paysan vous dira que connaître la formule chimique d’une
tomate ne la fait pas pousser et un psychiatre confirmera que
préciser la formule chimique d’un neuromédiateur ne soulage
pas un schizophrène. On peut agir sur le réel grâce à d’autres
modes de connaissance. Vous ne soupçonnez pas le nombre
d’hommes qui ont su faire un enfant à leur femme sans rien
connaître en gynécologie !
Dans la vie courante, le simple fait d’employer le mot
« science » suggère implicitement qu’on aurait saisi une loi qui
nous permettrait de devenir maître du réel. N’est-ce pas un
fantasme de toute-puissance ? Quand on est enfant, la pensée
magique nous satisfait. Il suffit de ne pas marcher sur les
petits espaces qui disjoignent les pierres du trottoir pour avoir
une bonne note à l’école. Un petit bracelet de laine donné par

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un adulte nous fait éprouver le sentiment que, grâce à cet
objet, on va gagner le match de football. Ça n’agit pas sur le
réel, mais ça contrôle notre manière d’éprouver le réel, donc
de nous y engager.
À ce titre, vivre dans une culture où les données de la
science structurent les récits, c’est alimenter « la grande
utopie de la puissance humaine, de la force de la raison et de
6
l’établissement à venir de bonheur universel ». Nous nous
sentons surhommes parce que nous baignons dans des récits
qui racontent les prodigieuses victoires de la science et nous
font croire que nous pouvons tout maîtriser. Voir un
phénomène psychiatrique, c’est donc s’engager dans la
production d’une observation, avec notre tempérament et
notre histoire privée. Les comptes rendus d’événements, les
fables familiales et les mythes scientifiques nous entraînent à
prépenser les faits.
Il y a deux mille quatre cents ans en Grèce, Hippocrate
observe un phénomène étrange. Un homme, soudain, pousse
un cri guttural, tombe, convulse par terre, se mord la langue,
urine sous lui et, après quelques secousses, reprend conscience
et se remet à vivre sans trouble apparent. Le médecin
affirme : « Ça vient du cerveau. » Un prêtre s’indigne : « C’est
une possession démoniaque. » Et un courtisan de César
s’exclame : « C’est un Haut Mal, c’est la visite d’un esprit
supérieur. »
Comment expliquer ces divergences sincères ? Hippocrate,
ayant été chirurgien, savait que, derrière la peau, il y a un
câblage de nerfs, de vaisseaux et de tendons enroulés autour

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d’une charpente osseuse. Son expérience personnelle lui avait
appris à chercher une cause naturelle aux phénomènes
observés. Le prêtre, lui, passait sa vie à socialiser les âmes, à
les contraindre à concevoir un monde de même type. Il a bien
vu que cet homme, en criant, en urinant et en se débattant par
terre, n’avait pas respecté les codes de la bienséance. Le
prêtre pense qu’il a perdu la raison et que le Dieu tout-
puissant l’a puni pour ce péché. Quant au courtisan, admiratif
de César dont il attendait probablement une promotion, il
avait intérêt à penser que le fait qu’un empereur perde
connaissance et tremble par terre était la preuve d’une
initiation sacrée. Croyant décrire un même phénomène, les
trois témoins ne parlaient que de leur propre manière de voir
le monde.
Ils ont tous raison. Les neurosciences confirment la
conception naturaliste d’Hippocrate. Mais lorsqu’un malheur
frappe une personne, celle-ci ne peut s’empêcher de penser :
« Qu’ai-je fait pour mériter une telle souffrance ? Pourquoi
moi ? » Le blessé de l’âme valide l’interprétation du prêtre :
« Dieu m’a envoyé cette épreuve pour me punir d’une faute
que j’ai dû commettre. » Dans un tel malheur, le prêtre
propose une possibilité de rachat. Il faut faire un sacrifice pour
payer cet égarement. Dans un monde de la faute, le
mélancolique qui se punit en s’infligeant une souffrance
supplémentaire s’offre en fait un moment d’espoir : « J’ai
commis un péché, c’est normal que je sois puni, mais je sais
qu’après l’expiation viendra la rédemption. » Pour un
7
mélancolique, se punir est un remède .

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Quant au courtisan de César, celui qui voit l’égarement de
la raison comme un mal sacré, il est, aujourd’hui encore,
approuvé par un grand nombre de philosophes et de
psychiatres. Après Mai 68, il y a eu une avalanche de
publications qui glorifiaient la psychose. Tout le monde citait
Érasme et son Éloge de la folie. Ça me plaisait de penser qu’il
y avait de l’humanité dans l’aliénation, et que l’on pouvait
sortir grandi de la folie. Mais cet aimable désir n’a été confirmé
ni par la lecture d’Érasme ni par la visite des hôpitaux
psychiatriques. En fait, la folie dont Érasme parle, c’est celle
des gens normaux : les théologiens, les moines et les
superstitieux. Son « éloge » est une critique des mœurs du
e
XVI siècle, non pas une célébration de la maladie mentale. Cet

énorme contresens ne semblait pas gêner mes collègues,


débutant comme moi en psychiatrie et heureux de donner
l’impression que nous volions au secours de « nos » malades,
en leur gardant notre estime et en les remerciant de ce qu’ils
avaient à nous apprendre.

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Un monstre à deux têtes :
la neuropsychiatrie
En 1966, j’ai donc rendu visite à Jean Ayme qui était chef
de service à l’hôpital de Clermont-de-l’Oise, dans la banlieue
parisienne. Ce médecin des hôpitaux psychiatriques militait
pour établir la « politique du secteur » qui a permis d’ouvrir
les asiles et de soigner les malades à domicile. En revendiquant
sa passion pour Marx et pour Lacan, il s’inscrivait
parfaitement dans les idées novatrices de l’époque.
Visitant cet asile, avec en tête la générosité d’Érasme et
l’intellectualité de Lacan, je me suis retrouvé face à un réel
terrifiant. Jean Ayme m’a accueilli avec chaleur : « Voulez-
vous faire la visite avec moi ? » Nous sommes partis,
accompagnés par deux infirmiers dont l’un avait les yeux
pochés. À la main, il tenait un énorme trousseau de clés. À
chaque porte, il fallait tâtonner pour ouvrir, ici sur une salle, là
sur une cour. Nous étions scrutés par des malades hostiles et
silencieux. Quelques-uns déambulaient en marmonnant.
Jusqu’au moment où nous sommes arrivés aux dortoirs : trois

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grandes pièces parallèles débouchant sur un même couloir. Les
infirmiers ont fait sortir les malades de la première salle et,
pendant qu’ils étaient dans le couloir, ils ont enlevé à la fourche
la paille qui composait la litière de ces hommes. D’un coup de
jet d’eau, ils ont lavé le sol puis remis une couche de paille
fraîche. Ils ont fait rentrer les malades et sont passés à la salle
suivante.
Nous étions loin de l’ironie d’Érasme et des envolées
lacaniennes. Jean Ayme m’a expliqué : « On est médecins des
hôpitaux psychiatriques mais on n’est pas psychiatres. Ce
n’est pas obligatoire pour être chef de service, d’ailleurs, la
spécialité n’existe pas. Les candidats apprennent un peu de
neurologie et, s’ils sont reçus, ils peuvent prendre des
schizophrènes en psychothérapie. » Je ne savais pas ce
qu’était un schizophrène ni comment on faisait pour le
« prendre » en psychothérapie. « Nous sommes ici pour
soigner la pneumonie des fous, a-t-il ajouté, mais la société ne
nous demande pas de soigner la folie. Avec Lucien Bonnafé,
nous voulons que ça change, mais nous sommes trop légers
pour nous faire entendre. Nous sommes payés moins que nos
infirmiers en fin de carrière et nous dépendons du ministère
de l’Intérieur, comme les directeurs de prison. Est-ce
vraiment le métier que vous voulez faire ? »
Je suis rentré chez moi, sonné par la paille des dortoirs, par
les portes fermées, les trousseaux de clés, les yeux pochés de
l’infirmier, le silence hébété des malades et soudain les
hurlements de l’un d’eux, une immense baraque qui s’était mis
tout nu et qu’on venait d’attraper pour l’isoler dans une cellule

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capitonnée. Le réel de l’asile était loin de mon désir de
comprendre et d’aider.
J’ai choisi la neurologie. Ce fut un bon choix. J’avais la
possibilité de prendre un poste d’interne en psychiatrie dans
un service de neurochirurgie, chez le professeur David, à
l’hôpital de la Pitié. En 1967, peu d’internes s’intéressaient à
cette discipline où il y avait trop de casse, disait-on. C’était
l’époque des dogmes « cerveau touché, cerveau foutu… on
perd plusieurs centaines de milliers de neurones par jour… on
fait des diagnostics brillants qui ne servent à rien puisqu’une
lésion cérébrale n’est pas curable ».
Les salles étaient immenses, soixante lits, je crois. Les
relations entre soignants étaient gaies et chaleureuses. On
apprenait sans cesse puisque la discipline était en train de
naître. La technologie commençait à faire mentir le dogme
« cerveau touché, cerveau foutu ». Grâce à l’échographie qui, à
cette époque, ne s’appliquait qu’au cerveau, on pouvait
déterminer que, si un hémisphère était déplacé, c’est qu’il y
avait de l’autre côté une tumeur ou une poche de sang qui le
poussait. En injectant des substances dans les carotides, on
pouvait voir à la radio le déplacement des artères ou
l’hémorragie qui dessinait une masse opaque en pleine matière
cérébrale. En enlevant le liquide céphalo-rachidien par une
ponction lombaire, on voyait entre les os du crâne et le cortex
cérébral apparaître des déformations, des malformations et…
des atrophies cérébrales. La plupart des médecins riaient, tant
cette idée d’atrophie leur paraissait impensable. Il est un fait
que cette image nous intriguait. Je me souviens du président

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d’une grande entreprise qui gérait bien sa boîte et dont
pourtant le cerveau avait presque fondu. J’étais désorienté par
ce gamin surdoué en mathématiques qui venait de réussir le
concours d’entrée d’une grande école alors que son cerveau
était très atrophié. « À quoi sert un cerveau ? », disions-nous
en riant. « Certainement pas à réfléchir. » Cette spécialité
naissante devenait passionnante. Chaque jour apportait son lot
de connaissances, de surprises stimulantes et de découvertes
technologiques. Les malades sortaient de mieux en mieux
guéris, souvent même en n’ayant aucune conscience de ce qui
leur était arrivé. Je me souviens de cette garde où nous avions
reçu un hématome extradural. L’homme était tombé d’un
échafaudage et une artère rompue saignait dans sa tête. Il
fallait l’opérer vite pour empêcher le sang d’écraser le cerveau.
Tous les anesthésistes du service étaient déjà engagés. Alors le
chirurgien a trouvé la solution logique, il m’a dit : « Endors-
le. » J’étais terrorisé. Comme le malade était dans le coma, j’ai
poussé dans ses veines le moins de produit possible si bien
qu’il s’est réveillé, en cours d’intervention, dès que la poche de
sang a été évacuée. Nous étions sous les draps tous les deux,
pendant que le chirurgien opérait au-dessus. Le malade
conscient, mais dont le cerveau battait à l’air libre m’a regardé
stupéfait. Je l’ai vite rassuré : « Surtout ne bougez pas,
monsieur », et j’ai poussé une nouvelle giclée de produits
anesthésiants. Quelques jours plus tard, en chemise blanche et
cravate rouge, il nous quittait en souriant, ne croyant pas
vraiment ce qu’on lui racontait.

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Traitement violent pour
culture violente
Curieusement, c’est la lobotomie qui a le plus efficacement
combattu le dogme « cerveau touché, cerveau foutu ». En
1935, le neurologue portugais Egas Moniz avait découvert
qu’en coupant la zone préfrontale du cerveau, on parvenait à
soigner certaines psychoses. Par quel chemin peut-on trouver
une telle idée ? Le bonhomme était exceptionnel. Nommé
professeur de neurologie en 1911, il fut ministre en 1917,
présida la conférence de la Paix en 1919, découvrit, en 1921,
qu’il suffisait d’injecter un produit opacifiant dans une artère
du cou pour rendre visibles à la radio toutes les artères
cérébrales, ce qui lui valut en 1949 un prix Nobel bien mérité.
Ce fonceur mondain et intelligent se nourrissait des
incontestables progrès de la neurologie et baignait dans une
culture où la violence gouvernait la vie sociale. Violence de la
Première Guerre mondiale, mais aussi violence de
l’industrialisation, de l’usine et de la mine où les hommes
étaient héroïsés, c’est-à-dire sacrifiés avec admiration parce

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qu’ils avaient le courage de se laisser détruire en travaillant
dans le noir quinze heures par jour afin que vive leur famille.
Violence contre les femmes, adorées pour leur abnégation dans
la maternité et le soutien qu’elles apportaient à leur mari.
Violence éducative où il était normal de battre les garçons, de
les dresser afin qu’ils ne deviennent pas des bêtes sauvages.
Violence contre les filles qu’il fallait entraver afin de les
empêcher de se prostituer. La violence des soins s’inscrivait
dans cette logique, quand on mettait des attelles en bois sur les
jambes cassées, quand on arrachait par surprise les amygdales
des enfants en leur demandant de fermer les yeux et d’ouvrir
la bouche pour recevoir un bonbon, quand on amputait les
blessés sans les anesthésier et quand on préparait les femmes
à l’accouchement avec douleur en leur expliquant qu’elle était
nécessaire pour aimer leur enfant. Dans un tel contexte
culturel il était facile de se laisser entraîner à soigner la folie
avec violence. La police faisait des placements d’office dans les
hôpitaux psychiatriques et enlevait leurs enfants aux mères
tuberculeuses ou trop pauvres pour nourrir leur famille. On
soignait donc les fous avec des chocs : chocs cardiazoliques,
chocs électriques, camisoles de force, comas insuliniques et
mêmes chocs cathartiques pour les aider psychiquement à
décharger leurs affects.
Dans un tel contexte de violence morale, couper un
morceau de cerveau n’était pas pensé comme un crime,
puisque ça permettait aux fous d’aller mieux. La chirurgie de
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la folie , conçue par un homme brillant, militant de la paix,
s’effectuait parfois humainement dans de belles salles

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d’opération des grands hôpitaux, mais le plus souvent, dans
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des pièces sordides d’hôpitaux psychiatriques .
Le fondement neurologique de cette opération était logique,
lui aussi. Egas Moniz qui avait fait ses études à Paris, à la
Salpêtrière, temple mondial de la neurologie, avait appris que
les neurones préfrontaux, socle neurologique de l’anticipation,
étaient connectés avec le thalamus, sorte de grappe de raisin à
la base du cerveau. Dans les névroses obsessionnelles, les
neurones préfrontaux, pensait Moniz, envoient des impulsions
qui font répéter mille fois le même geste de se laver les mains,
de se raser jusqu’à ce que la peau saigne ou d’essuyer sans
cesse la poignée de la porte souillée par des microbes
imaginaires. Il suffisait donc de couper les connexions
thalamo-préfrontales pour supprimer la répétition des
obsédés. Ce qui fut réalisé avec succès. L’intervention était
facile et indolore, les accidents opératoires furent rares et, en
effet, les obsessions mentales et les comportements de lavage
disparaissaient dès l’instant où les neurones étaient coupés.
Une merveille !
J’ai assisté à plusieurs lobotomies. Un ingénieur qui avait
été brillant et heureux père de famille avait senti sa vie
psychique sombrer en quelques années. Il passait au moins
trois heures, chaque matin, à se raser en vérifiant qu’aucun
poil n’était plus long qu’un autre. Il essuyait la poignée de la
porte de sa salle de bains, pensant que, malgré ses lavages
répétés, elle devait être encore un peu polluée. Puis il mettait
deux heures à traverser le couloir, en s’appliquant à mettre
ses pas aujourd’hui là où il les avait mis hier. Il avait perdu

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toute vie mentale, toute vie de famille et, bien sûr toute vie
sociale. C’est lui qui a demandé une lobotomie, pensant qu’il
n’avait plus rien à perdre.
L’intervention n’a posé aucun problème. Le
neurochirurgien bavardait gentiment avec l’opéré en
enfonçant doucement une fine tige en acier par le trou que
vous pouvez sentir au-dessous de l’arcade sourcilière, près de
la racine du nez. Il a légèrement appuyé pour franchir, à la
base du crâne, la lame de l’ethmoïde et là, parvenu à la face
inférieure du lobe préfrontal, il a poussé de l’eau distillée pour
dilacérer les neurones. C’est alors que l’obsédé a souri, a
longuement soupiré et a dit : « Je me sens bien tout à coup,
soulagé… soulagé. » Sa névrose obsessionnelle avait disparu !
Les contraintes à la répétition aussi. Libre, il se sentait libre ! Il
est parti réconforter tous les malades du service, même ceux
qui étaient en coma. Il est rentré chez lui en parlant gaiement
à sa famille médusée.
Trois semaines plus tard, il est revenu dans le service. La
névrose obsessionnelle s’était à nouveau emparée de son âme.
Mais les vérifications duraient moins longtemps, de moins en
moins longtemps. Le malade se déplaçait peu, puis il s’est assis
sur une chaise et n’a plus bougé. Devenu incapable
d’anticipation, il ne pouvait plus rien planifier, ni la toilette qu’il
s’apprêtait à faire ni les mots qu’il voulait prononcer. Il se
taisait parce que, neurologiquement, il ne pouvait plus avoir
l’intention de nous raconter une histoire. Il n’était pas
aphasique, il savait parler puisqu’il répondait à nos questions
par une phrase brève, mais il était incapable de programmer

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un récit durable. Les obsessions avaient disparu, les angoisses
aussi puisque le lobotomisé ne pouvait plus imaginer ce qui
l’attendait : impossible de prévoir le travail qu’il ferait demain,
de s’inquiéter des dettes qu’il fallait rembourser, de penser
aux enfants qu’il aurait à élever et à la mort qui l’attendait.
Libre. Sans angoisse et sans vie psychique. La mort mentale,
tel était le prix de la brève liberté que lui avait offerte la
lobotomie.
J’ai eu plusieurs fois l’occasion de voir des malades
lobotomisés. Pendant quelques années, il y a même eu une
vogue pour cette opération que certains psychiatres réalisaient
en quelques minutes, au domicile des patients. Walter
Freeman, aux États-Unis, en a pratiqué à domicile plus de
3 000 – provoquant ainsi 14 % de décès, des milliers de
destructions mentales et quelques guérisons stupéfiantes. À
partir de 1950, les neuroleptiques ont disqualifié cette
amputation cérébrale, rendu pensable l’ouverture des
hôpitaux psychiatriques et, paradoxalement, donné la parole
aux psychothérapeutes. Rose, la sœur de John Kennedy,
lobotomisée pour retard mental, a survécu jusqu’à l’âge de 86
ans dans des institutions. Les schizophrènes cessaient de
s’agiter, ils ne pouvaient plus délirer puisque, ayant perdu la
possibilité neurologique de se représenter le temps, ils ne
pouvaient plus bâtir un récit. Alors, ils se taisaient ou
produisaient quelques associations de mots. On avait remplacé
la psychose par la mort psychique. Était-ce une bonne affaire ?
Aujourd’hui, la lobotomie est considérée comme un crime,
on n’a pas le droit de détruire le cerveau d’un autre. Mais ce

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crime est jugé différemment selon les cultures. J’ai eu
l’occasion de rencontrer une psychothérapeute de renommée
internationale qui, il y a quelques années, a soudain souffert
d’intenses troubles de l’équilibre et ne pouvait plus contrôler
ses mouvements. Dès qu’elle voulait se déplacer, ses bras, ses
jambes et son corps s’affolaient en tous sens, comme en une
ridicule danse javanaise. En France, un scanner a découvert un
petit entrelacement de vaisseaux qui stimulaient un lobe
cérébelleux. Impossible de soigner cette femme puisqu’on
n’avait pas le droit de couper son cervelet. Elle est partie aux
États-Unis où un chirurgien a sectionné les neurones qui
connectaient les hémisphères cérébelleux. Instantanément
guérie, elle est revenue en France reprendre son excellent
travail.
Toute expérience personnelle oriente vers des
théorisations différentes. Tous ceux qui, comme moi, ont aimé
la neurologie, ont eu l’occasion de voir comment la structure
d’un cerveau et son fonctionnement amènent à percevoir des
mondes différents, donc à s’en faire des représentations
différentes. Une abeille perçoit les ultraviolets, un serpent les
infrarouges, un éléphant les infrasons, un chien les odeurs, un
singe les mimiques faciales et un enfant les sons qu’il
transforme en signes afin d’accéder à la parole. Lorsque
l’appareil à percevoir le monde est cassé par une cécité, une
surdité ou une autre altération sensorielle, le monde perçu
change de forme et prend une nouvelle évidence. Et lorsque
l’appareil à se représenter le monde est violemment modifié

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par un trauma ou une expérience insupportable, c’est le
monde pensé qui change de forme.
Aujourd’hui, les lobotomies sont principalement
provoquées par les accidents de moto. On voit souvent des
sections des faisceaux thalamo-frontaux, comme le souhaitait
Egas Moniz, mais quand le choc est latéral, c’est l’amygdale
rhinencéphalique, en bas et au fond du cerveau, qui saigne et
laisse un trou quand l’hématome se résorbe. Ce noyau de
neurones constitue habituellement le socle des émotions de
frayeur. Ces lobotomisés deviennent totalement indifférents et
se mettent à souffrir de la vision morne d’un monde sans
intérêt. « Je regrette l’époque où je souffrais, disent-ils, car au
moins je me sentais vivant. » La lutte contre la souffrance
donne sens à notre existence. La lobotomie préfrontale, en
supprimant l’angoisse, tue la vie psychique. La lobotomie
amygdalienne, en empêchant la douleur, anesthésie le goût du
monde qui devient sans saveur. Or nous consacrons une
énorme partie de nos efforts affectifs, intellectuels et sociaux à
combattre l’angoisse et la souffrance. Mais la stratégie
existentielle est différente : elle ne supprime pas les affects,
elle les métamorphose. Elle transforme l’angoisse en œuvre
d’art et lutte contre la souffrance en organisant un tissu social.
Que la lobotomie soit chirurgicale ou accidentelle, on
comprend que l’appareil qui perçoit le monde donne à penser
des mondes différents. Mais quand les neurosciences
découvrent qu’un appauvrissement de la niche sensorielle qui
entoure un bébé provoque une faible stimulation des neurones
préfrontaux, on comprend que ce ralentissement équivaut à

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une lobotomie affective. L’amputation de l’enveloppe affective
du nourrisson est presque toujours due à un malheur, une
adversité parentale, une précarité sociale ou une anémie
culturelle. Il est donc possible d’inculquer à de petits enfants
une vision du monde amère et désenchantée en altérant la
10
sensorialité du milieu qui les enveloppe , même si les
conditions matérielles sont excellentes.

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Sainte-Anne : cellule-souche
en psychiatrie
Pendant le mois de fête de Mai 68, les services de chirurgie
étaient incroyablement vides. Le manque d’essence et les
longues grèves avaient fait disparaître les accidents de voiture
et de travail. Seuls quelques lits étaient occupés par les
interventions prévues de longue date. Je m’entendais très bien
avec Philippon, jeune chef de clinique qui devait obtenir plus
tard la chaire de neurochirurgie. Un soir de morne garde, il me
dit : « Je suis débordé, je ne parviens plus à envoyer les
comptes rendus de neurologie à L’Encyclopédie médico-
chirurgicale. Veux-tu prendre ma place ? » J’acceptais
aussitôt cette manière agréable de continuer à apprendre. En
me présentant au rédacteur, je lui ai demandé si je pouvais
faire aussi quelques analyses de travaux éthologiques.
« Éthologie ? », a-t-il dit.
Je lui ai expliqué qu’il s’agissait d’une biologie du
comportement, une méthode d’observation des animaux qui
pouvait être validée par une procédure expérimentale, en

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11
laboratoire ou en milieu naturel . Les données scientifiques
ainsi recueillies soulevaient des problèmes humains. J’ai vu
son regard flotter : « À quel titre feriez-vous ces comptes
rendus ? » Je lui ai répondu qu’en 1962 je m’étais présenté au
concours de l’Institut de psychologie. La question, cette année-
là, portait sur la moelle épinière. Comme cet organe joue un
rôle assez moyen dans les réflexions psychologiques, et comme
je terminais ma deuxième année de médecine, je fus reçu. Je
souhaitais apprendre la « psychologie animale » avec Rémy
Chauvin, mais la directrice, Juliette Favez-Boutonnier, m’avait
inscrit d’office à un cours de statistiques. Voyant ma
frustration, une secrétaire m’avait expliqué que la responsable
de l’enseignement militait pour l’essor de la psychanalyse et
considérait que la psychologie animale était ridicule. Ma
carrière dans cet institut fut donc brève, mais suffisante pour
me faire découvrir les milieux de la recherche en éthologie. Le
rédacteur accepta.
C’est une belle expérience de participer à la naissance d’un
mouvement d’idées. Dans les années 1960, ça bouillonnait, ça
partait dans tous les sens. Aucune formulation n’était
convaincante, mais toutes étaient passionnantes. Aujourd’hui,
on dit qu’une cellule-souche possède tous les potentiels qui lui
permettront de prendre des formes différentes adaptées aux
pressions du milieu. On dit la même chose de l’ADN dont les
caractères génétiques s’expriment différemment selon les
milieux. Cette donnée récente disqualifie le raisonnement qui
oppose l’inné à l’acquis. Cette scie intellectuelle est devenue un
réflexe qui empêche de penser.

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On pourrait aussi parler de « théories souches » à partir
desquelles mille directions sont possibles, mais qui, en
s’adaptant au contexte social, prennent des formes différentes
dont l’une s’emparera du pouvoir intellectuel.
Le premier congrès mondial de psychiatrie eut lieu à Paris
en 1950, sous la présidence de Jean Delay. Les principaux
12
thèmes portaient sur :
La psychiatrie clinique où dominaient les délires.
Les lobotomies, plus glorifiées que critiquées.
Les chocs, surtout électriques, porteurs d’espoir
thérapeutique.
Les psychothérapies, parmi lesquelles la psychanalyse
commençait à se faire entendre.
La psychiatrie sociale encore marquée par l’eugénisme
nazi.
La psychiatrie de l’enfant, qui babillait très bien.
Pas de psychopharmacologie, pas de neurobiologie
puisqu’on ne possédait pas encore les moyens techniques qui
ont permis de penser autrement le monde psychique. Pas
d’épidémiologie non plus, puisque la clinique encore floue
n’utilisait pas les statistiques. Pas de béhaviorisme, puisque la
réflexologie de Pavlov ne pouvait pas être défendue car l’URSS
était absente. La psychiatrie allemande s’engourdissait dans
de lourdes descriptions. Les Nord-Américains eurent peu de
succès malgré la présence du Québécois Ellenberger. En
France, les questions bouillonnaient depuis que deux hommes
avaient mis le feu aux idées : Jean-Paul Sartre et Henri Ey.

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Le concept d’angoisse est né dans la philosophie :
Kierkegaard, Sartre et Heidegger en faisaient un élément
constituant de la condition humaine, et non pas une pathologie.
Rapidement, ce mot s’est installé dans les publications
psychiatriques, où il a désigné un « état affectif dominé par le
13
sentiment d’imminence d’un danger indéterminé ». La
psychanalyse s’en est beaucoup nourrie et en a fait un trouble
central qui pouvait prendre de nombreuses formes différentes,
hystériques, phobiques ou obsessionnelles. Depuis que ce mot
est entré dans le langage de tous les jours, il désigne des
phénomènes divers. Dans l’ensemble, il parle d’un malaise
diffus qui empoisonne l’âme et le corps par l’attente d’un
danger tapi on ne sait où.
C’est John Bowlby qui a proposé la plus claire
représentation de ce concept, en associant la psychanalyse et
14
les modèles animaux :
la peur du non familier ;
les conflits indécidables ;
la frustration de désirs brisés ;
sont les principaux pourvoyeurs de ce malaise existentiel que
l’on appelle « angoisse ». Dans les années 1960, le mot
« angoisse » n’était employé que par les professionnels.
Aujourd’hui, il n’est pas rare que de très jeunes enfants s’en
servent pour exprimer un malaise diffus dont ils ne
comprennent pas la source.
L’autre planteur d’idées s’appelait Henri Ey. C’était un
fonceur casanier dont la pensée a éduqué la plupart des
psychiatres français. Né à Banyuls en 1900, mort à Banyuls en

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1977, il a passé toute sa carrière comme chef de service à
l’hôpital psychiatrique de Bonneval, à une centaine de
kilomètres de Paris. Hyperactif, aimant parler, argumenter et
rire, il s’est d’abord préoccupé de délires et d’hallucinations
qui, avant la guerre, constituaient l’essentiel des travaux
psychiatriques. Dès 1936, il n’a cessé de développer une
nouvelle conception de la psychiatrie. Avant lui, on estimait
qu’il y avait une charpente de la folie, un être fou qui, quel que
soit le milieu, faisait de lui un aliéné. Cette manière de penser
n’était pas loin d’un racisme qui affirme que, parmi nous,
certains hommes de mauvaise qualité tombent malades de
folie, tandis que d’autres deviennent des bourgeois distingués.
Henri Ey nous a appris à raisonner en termes de fonctions
qui, partant de la biologie, s’en éloignent progressivement.
Cette démarche s’appuyait sur la neurologie de Jackson, qui
intégrait la clinique de Bleuler et s’inspirait beaucoup de
15
Freud . C’est dans cet état d’esprit qu’il a participé au manuel
16
de psychiatrie qui a formé plusieurs générations de
psychiatres et de médecins des hôpitaux psychiatriques. Pour
acquérir cette attitude intégratrice, il faut ne pas choisir son
camp, éviter les préjugés et labourer sur le terrain auprès de
ceux qui souffrent. La bibliothèque suivra.
Henri Boutillier avait été son interne avant de devenir à
son tour chef de service à l’hôpital de Pierrefeu, dans le Var.
Toute sa carrière a été marquée par les quelques mois qu’il
avait passés au contact du maître. « Tout se passait au lit du
malade », disait-il. Henri Ey cherchait à comprendre ce que
disait le délirant, à saisir même ses incohérences, ses coq-à-

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l’âne, ses phrases étranges et ses comportements inquiétants.
Il ne sert à rien d’étiqueter, disait-il, il faut découvrir le sens
caché et la fonction du délire. Quand il préparait un livre,
Henri Ey réfléchissait à voix haute pendant sa visite, tandis
que l’interne prenait des notes. Plus tard, dans la solitude de
son bureau, il retravaillait ses notes. Il n’y a pas de meilleure
formation. Je n’entendais que des louanges de ce médecin qui
n’était pas universitaire et qui pourtant a formé presque tous
les psychiatres, pendant les cinquante ans qui ont suivi la
Seconde Guerre mondiale.
Ses idées ont élaboré l’organodynamisme, étonnamment
17
confirmé par les neurosciences actuelles . Il n’y a pas de corps
sans âme ni d’esprit sans matière. C’est une approche globale
qui donne une attitude humaniste. Un savoir fragmenté aide à
faire une carrière, en fabriquant des hyperspécialistes, mais un
praticien, lui, doit intégrer les données et non pas les morceler.
Jusqu’en 1970, Henri Ey a défendu la pratique de la
psychanalyse et s’en est beaucoup inspiré. Mais quand, après
Mai 68, certains psychanalystes ont fait de cette discipline une
arme pour s’emparer des universités et des médias, il a
critiqué cette évolution sectaire et impérialiste. Pendant
quelques années, il a été difficile d’obtenir un poste dans les
universités, les hôpitaux ou les institutions, sans appartenir à
une association psychanalytique dominante. Une de mes
amies, psychanalyste bordelaise de bonne renommée, a appris
qu’un poste d’attaché se libérait à l’hôpital. Elle a pensé que ça
compléterait sa formation en cabinet privé, mais, quand elle
s’est présentée au chef de service, il lui a demandé : « À quel

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groupe appartenez-vous ? » Elle a répondu que son association
n’était pas celle de l’universitaire : « Ce n’est pas la peine de
vous asseoir », a dit le patron.
Quand on parle d’Henri Ey, on raconte son amour de la vie,
sa fringale de connaître la neurologie, la psychiatrie, la
psychanalyse et l’anthropologie, mais je suis étonné qu’on
parle si peu de ses rapports avec Lacan, et qu’on ne cite même
pas son énorme travail sur la « psychiatrie animale ».

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Lacan (Guitry) et
Henri Ey (Raimu)
L’extraordinaire présence de Jacques Lacan a toujours
provoqué des réactions émotionnelles d’adoration ou de
répulsion. En France, certains le vénèrent, d’autres l’exècrent.
Aux États-Unis, c’est René Girard qui l’a introduit dans les
universités et constaté son succès avec amusement. En
Argentine, il a été aidé par son frère à qui il a dédié sa thèse :
« À mon frère, le R. P. Marc-François Lacan, bénédictin de la
18
Congrégation de France . » L’élégant psychiatre Guy Briole a
réussi une traduction espagnole convaincante malgré l’étrange
syntaxe du maître. Les dictatures militaires en s’attaquant
aux artistes et aux psychologues ont provoqué une émigration
de lacaniens vers d’autres pays d’Amérique latine : étrange
géographie des idées.
Françoise Dolto le rudoyait, André Bourguignon, son
camarade d’internat, ne le tenait pas en grande estime, Gérard
Mendel appartenait à une association psychanalytique qui lui
était hostile. Le livre de ce dernier, La Révolte contre le

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19
père , avait été pour moi une approche pratique de la
psychanalyse. Freud avait ouvert la voie quand j’étais au lycée
en me faisant découvrir le continent du monde intime, celui
qu’on ne voit pas et qui pourtant nous gouverne. Mais c’est
Gérard Mendel qui m’a apporté un éclairage convaincant sur
Mai 68. Il avait fait sa thèse, dirigée par Jean Delay, sur la
création artistique et avait publié avec Henri Ey un travail sur
le corps et ses significations. Pendant toute sa vie, ses
recherches ont été consacrées au phénomène du pouvoir et de
l’autorité : qui commande ? Faut-il soumettre un enfant ? La
démocratie se met-elle en danger en contestant l’autorité ?
En 1942, alors âgé de 12 ans, il avait vu son père, juif,
arrêté par deux gendarmes amis de la famille. L’enfant n’en
revenait pas. Il n’en est jamais revenu d’ailleurs, puisque toute
son œuvre a cherché à expliquer cet étrange phénomène : il
est donc possible d’éprouver comme un devoir le fait de se
soumettre à un ordre qui condamne à mort un ami innocent !
Pour vivre ensemble en évitant la violence, nous devons
accepter la loi. Mais si nous nous soumettons, quel sujet
sommes-nous ? Il avait organisé le groupe Desgenettes où
quelques praticiens travaillaient sur un objet appelé
« sociopsychanalyse ». Freud avait découvert comment les
empreintes familiales structuraient les fantasmes de l’individu,
et Gérard Mendel, lui, se demandait comment les structures
sociales participaient à la construction d’un sujet. Son livre
avait connu un tel succès que je lui disais souvent que c’est son
attachée de presse qui avait organisé Mai 68 afin de faire
connaître ses idées.

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Nous avions sympathisé et je l’avais invité à venir travailler
avec nous à Châteauvallon, à Ollioules, près de Toulon.
Malheureusement, Isabelle Stengers et Tobie Nathan n’ont
pas accepté sa conception du sujet et il n’est plus revenu. Les
rapports du groupe Desgenettes avec les lacaniens étaient
tendus puisque Jacques Lacan par sa simple présence
subjuguait les foules. C’était l’exemple de l’autorité, du pouvoir
que l’on pouvait accorder à un seul individu. C’était le point
sensible de Gérard Mendel.
Un soir où je l’avais invité à une réunion publique à La
Seyne pour qu’il nous explique la sociopsychanalyse, j’ai vu
quelques amis, disciples de Lacan, passer entre les rangs et
dire aux auditeurs : « Ne restez pas, partez, il dit n’importe
quoi. » On était loin du débat que j’avais espéré. J’ai vu, un
autre soir, la même stratégie de disqualification quand j’avais
invité Jean-François Mattei, dont les découvertes génétiques
allaient bouleverser les conditions de la grossesse. Je n’ai donc
pas été surpris quand Michel Onfray m’a confié, après son
20
immense agression contre Freud , que certains
psychanalystes étaient intervenus pour faire supprimer la
subvention accordée à son admirable Université populaire à
Caen. Ces stratégies de sabotage empoisonnent les débats. Les
coups bas permettent de remporter la victoire, au prix du
plaisir de penser.
Celui qui m’a le mieux aidé à comprendre deux ou trois
choses en psychiatrie, c’est Henri Ey. C’est pourquoi j’ai été
surpris par le silence qui a suivi la parution d’un de ses
colloques de Bonneval qu’il avait maladroitement intitulé

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Psychiatrie animale. Pour ma part, ce pavé de six cents pages
a été un « livre-souche » d’où sont parties des centaines de
travaux scientifiques, de congrès, de thèses, de réseaux
amicaux et, bien sûr, quelques conflits. Henri Ey était
tellement connu, actif et apprécié qu’il avait rassemblé les plus
grands noms susceptibles de répondre à cette curieuse
question : les animaux peuvent-ils devenir fous ? En quoi leurs
21
troubles peuvent-ils éclairer la condition humaine ?
Abel Brion, professeur à l’École nationale vétérinaire
d’Alfort, s’était associé à Henri Ey pour diriger ce colloque. Ils
avaient invité des philosophes, des vétérinaires, des
biologistes, des directeurs de zoo, des dompteurs, des
historiens, des psychiatres – et Jacques Prévert aurait ajouté
un raton laveur.
Le résultat fut passionnant. Buytendijk, professeur à
Utrecht, avait expliqué que, de tout temps, les philosophes
22
s’étaient interrogés sur l’intelligence animale et que certains
prêtres n’avaient pas hésité à évoquer l’âme des bêtes.
e
Plutarque, au II siècle, avait déjà réfléchi à l’intelligence des
animaux avec des arguments qu’emploient encore aujourd’hui
23
les scientifiques les plus avancés .
La question de l’intelligence animale est source de passions
parce qu’elle est à la fois scientifique et fantasmatique. Le
simple fait de se demander si les animaux pensent revient à
poser les questions : « Qu’est-ce que la pensée ? Un nouveau-
né pense-t-il ? Peut-on penser sans mots ? » Voilà le genre de
problèmes profondément humains que posent les animaux.

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La même question réveille en même temps des fantasmes
passionnés. Ceux qui ont une envie féroce de croire que les
animaux pensent sont prêts à en découdre avec ceux qui
affirment que les animaux ne sont que des machines. Les deux
camps n’ont pas besoin de travaux scientifiques pour
s’indigner. Ça flambe tout de suite, sans réflexion possible.
La phénoménologie semble l’attitude philosophique la plus
24
pertinente pour affronter ce problème . Les animaux ne
parlent pas, mais ils ont un langage. Il est possible d’observer
un phénomène naturel, comme en clinique médicale où une
pneumonie invisible est repérée grâce aux signes perçus à la
surface du corps. La toux, la rougeur d’une pommette
provoquée par la fièvre, la respiration haletante, le son mat de
la percussion du thorax sont des symptômes perceptibles
d’une altération non visible. Dans ce mode de recueil des
informations, un objet sensoriel peut être perçu, individualisé
et manipulé expérimentalement. Alors, pourquoi les
comportements exprimés par les animaux, leurs cris, leurs
postures et leurs mimiques ne composeraient-ils pas une
sémiologie, un phénomène apparent désignant un monde
intime inapparent ? Nous pourrions considérer cet objet
25
sensoriel comme un objet de science . Pour répondre à une
telle question, il faut associer des chercheurs de disciplines
différentes : des philosophes, des biologistes et des éthologues
26
pourront proposer quelques réponses .

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Le sommeil n’est pas de tout
repos
Claude Leroy a donc organisé en 1972 à la Mutuelle
générale de l’Éducation nationale (MGEN) une réunion
internationale sur le sommeil. Il avait invité Serge Lebovici, un
grand nom de la psychanalyse, et Georges Thinès, biologiste,
philosophe, romancier et violoniste, Pierre Garrigues, de
l’Inserm de Montpellier, et John Richter, un éthologue anglais.
Il ne s’agissait plus de décrire les signes électriques du
sommeil, mais il fallait plutôt en faire une analyse comparative
entre espèces. Cette méthode fut vivement critiquée : « Que
voulez-vous qu’un psychanalyste comme Serge Lebovici dise
sur le sommeil des poules ? », a dit Roger Misès, un autre
grand nom de la psychanalyse.
Les discussions, bien au contraire, furent passionnantes.
Elles portaient principalement sur les variations du sommeil
paradoxal qui est un repère électrique facile à enregistrer. Ce
sommeil est dit paradoxal, parce qu’il enregistre une décharge
bioélectrique intense, au moment où les muscles sont

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complètement relâchés. Le sommeil est profond, alors que le
cerveau est en alerte. En milieu naturel, les animaux dorment
mal. Ils se laissent rarement aller vers le sommeil paradoxal,
qui exige un sentiment de sécurité suffisant pour s’abandonner
27
au relâchement musculaire . Quand les vaches des Pyrénées
dorment en étable, elles sécrètent beaucoup de sommeil
paradoxal, mais quand elles passent la nuit dans les pâturages,
elles en font beaucoup moins parce que, insécurisées, elles ne
28
dorment que d’un œil .
Les modifications électriques du sommeil et les sécrétions
neurohormonales sont donc influencées par la structure du
milieu. Cela n’empêche pas de comparer le sommeil de chaque
espèce et de noter que le déterminant génétique est, lui aussi,
important. Les félins sont des prédateurs qui se sentent
partout en sécurité. Ils fabriquent donc une grande quantité
de sommeil rapide. Alors que les lapins ne parviennent à
dormir profondément que bien à l’abri dans leur terrier, ce
qu’on peut comprendre. Chaque espèce a sa manière de
dormir, mais le fait que le sommeil soit génétiquement codé ne
l’empêche pas de subir les pressions du milieu. Ce genre de
raisonnement, habituel aujourd’hui, n’a pas encore convaincu
ceux qui continuent à opposer l’inné à l’acquis. Et pourtant,
nous voyons bien que les deux instances ne peuvent
fonctionner qu’ensemble : 100 % pour l’inné et 100 % pour
l’acquis.
L’âge morcelle le sommeil paradoxal, mais c’est surtout le
sentiment de sécurité qui modifie la structure électrique. Or le
sommeil rapide facilite les apprentissages, alors que le sommeil

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lent permet la récupération physique en stimulant les
29
neurohormones . C’est pourquoi un enfant insécurisé par un
malheur parental se trouve dans une situation où ses
apprentissages sont ralentis et où il récupère difficilement des
fatigues de la veille. Nous fabriquons du sommeil, comme tous
les animaux, mais ce n’est pas le même puisque
génétiquement nous ne sommes pas de la même espèce. Nous
sommes soumis aux pressions du milieu, comme tous les
animaux, mais notre milieu n’est pas le même puisque aux
pressions écologiques nous ajoutons les contraintes culturelles,
les merveilles de l’art et les horreurs de la guerre. Ce
raisonnement explique que, en tant qu’être vivant, notre
développement se désorganise quand se désorganise notre
milieu. Mais en tant qu’être humain, nous disposons d’un outil
mental qui nous donne une aptitude à vivre dans un monde de
30
récits, ce qui peut aggraver un malheur passé ou le résilier .
Quand nous sommes arrivés à Bucarest après la chute du
Mur, nous avons vu des milliers d’enfants se balançant sans
cesse, tournoyant, se mordant les poings et incapables de
parler. Les éducateurs qui nous accompagnaient nous ont
expliqué que ces enfants avaient été abandonnés parce qu’ils
étaient autistes ou encéphalopathes. Nous avons répondu
qu’ils paraissaient autistes ou encéphalopathes parce qu’ils
avaient été abandonnés. Cette manière de voir les faits
n’aurait pas été possible si nous ne nous étions pas exercés à la
lumière de l’éthologie. Nous savions, grâce à l’éthologie
animale, qu’un appauvrissement du milieu modifie
l’architecture du sommeil qui cesse de stimuler la sécrétion

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des hormones de croissance et des hormones sexuelles.
L’étrange morphologie de ces enfants, trop petits pour leur
âge, aux doigts grêles et à la nuque plate, était la conséquence
31
de l’abandon et non pas la cause . Mais nous savions que si
nous parvenions à réorganiser un milieu sécurisant, un
développement pourrait reprendre. C’est ainsi qu’a débuté
l’aventure de la résilience, dont Emmy Werner a proposé le
32
nom métaphorique .
Le simple fait de poser le problème en termes
d’interactions entre la biologie et le milieu modifiait les
descriptions cliniques. Les chiens épileptiques manifestent des
secousses spasmodiques et des décharges de « pointe-ondes »
électriques qui caractérisent l’anomalie cérébrale. Ce
déterminisme biologique s’exprime différemment selon la
structure affective du milieu. Un chien cocker de 18 mois
manifeste une réaction étrange chaque fois que sa propriétaire
lui caresse la tête : il se raidit et se met à tournoyer comme si
« ce comportement complexe à motivation affective était fixé
33
dans son déroulement ». Ce stéréotype se reproduit à
volonté à chaque caresse ou même à chaque mot doux. Cette
étrange réaction n’est jamais provoquée par le contact
physique sur la tête avec un morceau de bois, une éponge ou
un balai. Il faut une main ou une parole affectueuse pour
déclencher un tel affolement émotionnel.
Ce constat clinique, qui associait un vétérinaire et un
psychiatre, m’a permis de comprendre pourquoi le chien de
Marguerite ne manifestait qu’une seule crise d’épilepsie par
semaine quand il était placé dans une pension pour animaux,

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alors qu’il suffisait que Marguerite le reprenne chez elle pour
qu’il subisse huit à dix crises par jour. L’affect relationnel, en
provoquant des émotions intenses, abaissait le seuil électrique
des convulsions.
Les dualistes sont choqués par l’éthologie qui, disent-ils,
« rabaisse l’homme au rang de la bête ». Je ne peux pas
comprendre cette phrase ! Qu’y a-t-il de rabaissant à dire que
tout être vivant insécurisé, homme ou animal, avance son
sommeil paradoxal parce qu’il se sent en alerte ? Cette
vigilance excessive prépare son organisme à se défendre, mais
le fatigue et altère ses apprentissages. Si le chien de
Marguerite convulse à la moindre émotion, c’est parce que sa
relation avec sa maîtresse bien-aimée provoque des
stimulations émotionnelles que son cerveau fragilisé ne peut
pas supporter.
Il n’est pas rare qu’un enfant ait été agressé, au cours de
son développement précoce, par un accident de l’existence.
Cette fragilisation peut-elle se manifester plus tard, par une
souffrance du corps et de l’âme, lors d’une épreuve
émotionnelle inévitable au cours de l’histoire de sa vie ? Un
adolescent, auparavant sécurisé, saura affronter l’épreuve.
Alors que celui qui a été un enfant insécurisé a acquis une
vulnérabilité neuro-émotionnelle qui, plus tard, à la moindre
alerte, le fera chuter. Un même événement, traumatisant pour
34
l’un, ne sera pour l’autre qu’une aventure excitante de la vie .
Voilà la question que nous pose le chien de Marguerite. Je
ne me sens pas rabaissé au rang de la bête, mais je ne peux
pas m’empêcher de penser que ceux qui réagissent ainsi,

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considèrent que les êtres vivants qui ne leur ressemblent pas
sont des êtres inférieurs. Ils présument que « nous, êtres
humains, n’appartenons pas à la nature. Nous sommes au-
dessus des autres formes du vivant, au-dessus des oiseaux
dans le ciel, au-dessus des serpents qui rampent sur le sol, au-
dessus des poissons dans l’eau ». Une telle représentation de
soi, en tant qu’être surnaturel, dérape facilement vers l’idée
que nous sommes supérieurs à ceux qui ne nous ressemblent
pas, ceux qui ont une autre couleur de peau, une autre
croyance, une autre manière de vivre.
Les hommes qui raisonnent ainsi peuvent en effet se sentir
« rabaissés au rang de la bête », humiliés par le chien de
Marguerite. Par cette phrase, ils avouent leur vision
hiérarchisée du monde et leur mépris pour ceux qui ne sont
pas comme eux. Cette idée de l’homme rabaissé n’a rien à voir
avec l’éthologie, elle révèle plutôt une tendance à se placer
dans la catégorie des êtres supérieurs.
En fait, le monde vivant prend mille formes différentes non
hiérarchisées et les observations animales nous offrent un
trésor d’hypothèses.

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Une fascination nommée
« hypnose »
Léon Chertok, après une jeunesse mouvementée à travers
l’Europe centrale, avait fini par devenir psychanalyste à Paris.
L’hypnose, disait-il, est proche de la psychanalyse, elle a
même participé à sa naissance. Freud, « encore étudiant en
médecine, était déjà persuadé que, malgré sa réputation
sulfureuse, l’état d’hypnose constituait un phénomène
35
psychique et non pas la transmission d’un fluide matériel ».
Pierre Janet parlait de « passion magnétique », d’amour filial
parfois érotique. Ce « fluide » où l’un affecte l’autre a fini par
prendre le nom de « transfert », pilier de la psychanalyse. Ce
phénomène, qui selon Freud expliquait la relation amoureuse,
la transe des foules, la ferveur à l’église et le courage à l’armée,
serait en fait une relation d’emprise où l’individu, lié
libidinalement à son meneur, se soumet par amour. Tout
éloignement du chef, toute dilution du lien, provoque une
panique anxieuse.

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Les animaux, disait Chertok, peuvent éclairer cette
nébuleuse d’idées qui tentent d’expliquer pourquoi, dans le
monde vivant, certaines espèces sont contraintes à vivre
ensemble même quand cela provoque des conflits douloureux.
Lors de la série de rencontres des « Colloques de Bonneval »,
Léon Chertok avait obtenu un grand succès en démontrant
l’existence d’une hypnose animale. L’expérience primordiale
avait été réalisée en 1646 par un père jésuite, Athanasius
Kircher, qui avait immobilisé des poules en faisant appel à leur
36
imagination .
Il suffit de coucher une poule sur le ventre, de tracer à la
craie une ligne blanche à partir de son bec, ou de lui mettre
vivement la tête sous l’aile, pour que fascinée, elle demeure
immobile, soumise à son vainqueur, comme le disait la
e
phraséologie de l’époque. Au XVII siècle, ce prodige fut
expliqué par la puissance de l’homme sur l’imagination de la
e
poule. Mais quand, à la fin du XVIII siècle, Mesmer découvre le
magnétisme, c’est cette force invisible qui, désormais, explique
l’hypnose des gallinacés. Dès lors, ce phénomène devient un
phénomène de foire qui passionne les scientifiques ! Le
professeur Johann Nepomuk Czermak hypnotise des tritons,
des grenouilles, des lézards et des écrevisses. Il va dans des
fêtes foraines assister à l’hypnose d’oiseaux, de mammifères et
de crocodiles immobilisés par une force que le forain attribue
au fluide qui émane de ses mains et de ses yeux. Jusqu’au jour
où le professeur découvre que c’est la posture imposée à
l’animal qui l’immobilise, et non pas les gestes de la main et le

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maquillage des yeux qui ne servent qu’à faire joli dans le
spectacle.
En fait, l’hypnose est une caractéristique du vivant, au
même titre que la respiration, les battements du cœur,
37
l’attirance sexuelle et peut-être même la musique . Ce canal
de communication hypnotique est fondamental puisqu’il nous
permet de vivre ensemble.
Une simple stimulation sensorielle comme une flamme
dansante, l’écoulement d’un ruisseau ou une musique
syncopée, suffit à nous captiver et à nous engourdir
agréablement. Ce n’est pas un sommeil comme le suggère le
mot « hypnose », c’est un autre état de conscience différent de
la vigilance, c’est une agréable capture sensorielle. Mais quand
la flamme devient brûlante, quand le torrent nous effraie ou
que le son suraigu provoque une douleur, ce n’est plus la
38
délicieuse immobilité d’une information ensorcelante , c’est
une prison sensorielle, une emprise affective qui nous possède.
Dès notre naissance, nous nous accrochons au monde grâce
à un phénomène hypnotique : nous sommes fascinés par
quelques éléments du corps de notre mère – la brillance de ses
39
yeux , les basses fréquences de sa voix, l’odeur de sa peau et
sa manière de nous tenir nous immobilisent et nous apportent
la paix. Quand on dresse le catalogue des espèces hypnotisées,
on comprend que ce pouvoir se réalise grâce à une contrainte
sensorielle. L’hypnotisé se laisse capturer pour son plus grand
bonheur afin d’obtenir une paix recherchée, comme lorsqu’une
mère saisit son enfant apeuré et le berce contre elle en lui
disant des mots. C’est une sensorialité familière qui s’impose à

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notre monde mental et nous sécurise. Nous sommes complices
du pouvoir que nous donnons aux autres. C’est souvent
volontaire, mais ça n’est pas conscient : nous ne savons pas
que nous voulons nous soumettre à celui (à celle) qui va nous
apaiser en nous ensorcelant.
Léon Chertok et Isabelle Stengers se fascinaient
mutuellement. Isabelle était envoûtée par le courage
aventureux de Léon qui admirait l’intelligence enjouée
d’Isabelle. Le « couple » a donc organisé à l’École des hautes
études en sciences sociales à Paris, un séminaire où ils
invitaient des éthologues, des anthropologues et des
psychanalystes. On passait facilement d’une discipline à
l’autre, en essayant de tenir compte des mises en garde
40
d’Isabelle qui se méfiait des « concepts nomades ». Il a
bientôt fallu admettre que certains participants étaient
incapables de se décentrer des théories qu’ils avaient apprises.
Il est arrivé qu’un psychanalyste évoque le sentiment
amoureux d’une foule hypnotisée par son meneur et qu’un
auditeur lui réponde qu’il ne voyait pas le rapport entre
l’amour et la politique. Un soir, au diplôme d’université à
41
Toulon, Claude Béata expliquait qu’une mère chatte, voyant
son petit gambader un peu trop loin, émettait une sorte de
roucoulement qui immobilisait le chaton et le ramenait auprès
d’elle. C’est alors qu’un étudiant s’est exclamé : « Il n’y a
aucun rapport entre le miaulement d’un chat et une mère qui
explique à son bébé qu’il n’est pas coupable de la séparation de
ses parents ! » Il est un fait qu’un concept change de sens en
changeant de milieu. Tous les mots sont des organismes

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vivants dont la signification ne cesse d’évoluer. Le mot
« résistance » n’a pas la même signification dans une société en
guerre, dans un milieu psychanalytique ou dans un atelier
d’électricien. On peut donc admettre que lorsqu’une mère
annonce à son bébé qu’elle va divorcer, l’enfant est sensible à
la brillance de ses yeux, à la proximité de son visage et à la
musique de sa voix. Quand elle explique à son bébé l’épreuve
qu’elle est en train de traverser, elle le sécurise par la
sensorialité de ses mots plus que par leur définition. Alors,
vous pensez bien que, quand Rémy Chauvin a parlé avec moi
de l’inhibition de l’inceste chez les animaux, certains
anthropologues ont pensé qu’ils avaient dû se tromper de
42
séminaire .
Pourquoi le nouveau-né est-il magnétisé par quelques
signaux sensoriels émis par le corps de sa mère ? Pourquoi
tous les êtres vivants se laissent-ils charmer par des formes,
des dessins, des couleurs et des sonorités qui capturent leur
43
système nerveux et immobilisent leur corps ? Pourquoi tous
les êtres humains éprouvent-ils du plaisir à se laisser fasciner
par la beauté, par la force, et même par l’horreur ?
Ce qu’on appelle hypnose est vraiment un phénomène
naturel comme l’affirment Charcot, Freud et les magiciens.
Cette force sensorielle peut être utilisée pour manger sa proie
comme le serpent qui hypnotise un oiseau, ou pour être attiré
par sa mère comme le nourrisson qui en fait sa base de
sécurité, ou par le psychothérapeute au cours d’un transfert
psychanalytique, ou par un spectacle de fête foraine, ou pour

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prendre sa place dans une foule érotisée, heureuse d’être
subjuguée par un prêtre, un chanteur ou un meneur politique.

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Quelques hommes fascinants
Les hommes, « images fascinantes » du milieu
psychiatrique dans les années 1970, s’appelaient Jean Delay,
Henri Ey et Jacques Lacan. La distance élégante de Jean Delay
contrastait avec la chaleur fonceuse d’Henri Ey et la présence
flamboyante de Jacques Lacan.
Je garde un souvenir de malaise du stage que j’ai fait à
l’hôpital Sainte-Anne quand j’étais encore étudiant. Je n’aimais
pas les « présentations de malades » où une personne blessée
devait venir sur scène, auprès de l’équipe universitaire, pour
raconter ses malheurs devant deux cents jeunes gens. Je me
souviens de ce garçon de 25 ans qui a hésité quand il a vu
l’auditoire. La surveillante a doucement insisté, il n’a pas osé
refuser et s’est assis à la table, où l’attendait une chaise vide,
entre les médecins en blouse blanche et capote bleue de
l’Assistance publique qu’il fallait négligemment jeter sur ses
épaules. Jean Delay, cheveux longs (avant 1968), lui posa
quelques questions polies. Le jeune « psychopathe » se fit
prier pour répondre, car les étudiants des rangs du fond de la

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classe produisaient un gai brouhaha. Je ne sais plus ce qu’il a
dit, mais je me souviens qu’après chacune de ses phrases, Jean
Delay commentait ses propos. C’était certainement très
intelligent, car on pouvait palper la déférence des autres
universitaires qui regardaient le maître et l’approuvaient en
silence. Delay était couvert d’honneurs qu’il avait mérités.
Étonnamment brillant depuis son enfance, il publiait des
articles où il tentait d’articuler la neurologie avec la
psychiatrie. On sentait la rigueur du neurologue associée à
l’amour du beau langage. Il avait d’ailleurs passé une thèse de
doctorat en Lettres sur « Les dissolutions de la mémoire ». Il
44
était ami avec Pierre Janet , l’élève préféré de Charcot, le
rival heureux de Freud qui en était jaloux. J’admirais ce
savant, professeur de médecine, élu à l’Académie française,
mais j’avais l’impression qu’il ne se mettait pas à la place du
jeune homme à qui il demandait d’exposer son malheur en
public. J’étais mal à l’aise et je m’étonnais du manque
d’empathie de la part des soignants.
Lacan, lui aussi, faisait de brillantes « présentations de
malades ». Il analysait en public ce que venait de dire le
patient interrogé, et tous les candidats psychiatres
s’entraînaient à préparer leurs examens par cette méthode
brutale.
Pierre Deniker a joué un rôle déterminant dans ma
carrière. J’aurais mieux fait d’écrire « dans mon aventure
psychiatrique » tant elle a été marginale. En me faisant passer
l’examen de stage, Deniker m’a demandé : « Formule
chimique du nozinan. » J’ai été « moyen moins », parce que

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jamais je n’avais imaginé qu’une formule chimique pouvait
constituer un sujet de psychiatrie. « Que voulez-vous faire
plus tard ? », m’a-t-il demandé. J’ai murmuré « psychiatre ».
Il m’a regardé avec dédain et a laissé tomber : « Faites autre
chose. » Et il m’a collé. Quelques années plus tard, en 1971, le
professeur Jean Sutter organisait à Marseille le congrès
national de psychiatrie. Je venais de terminer l’internat, j’avais
réussi le certificat de spécialité et publié un article sur
45
l’éthologie des rencontres dans un centre psychiatrique .
Sutter m’avait demandé de faire une communication à ce
congrès, je lui avais proposé d’appliquer la méthode
éthologique d’observation aux carences affectives humaines.
Dans ce genre de congrès il y a, dans la salle, une
topographie rigoureusement hiérarchisée : au premier rang,
les universitaires, au deuxième, les chefs de clinique et
assistants qui espèrent un jour passer au premier rang. Un
peu en arrière s’installent les internes et, au fond de la salle,
les étudiants et les infirmières chuchotent bruyamment. Ce
jour-là, au deuxième rang, Élisabeth Adiba avec qui j’avais été
interne à Paris entend, à la fin de mon exposé, Deniker dire à
Sutter : « Ce travail sur l’éthologie des carences affectives est
remarquable. C’est très original. Tu devrais prendre ce type
dans ton équipe. »
Quelques jours plus tard, je recevais un coup de téléphone
d’Henri Dufour, son agrégé : « Nous aimerions vous inviter à
participer à l’enseignement du certificat d’études spécialisées
en psychiatrie. » « Magnifique, ai-je répondu. J’avais
justement l’intention de faire une thèse d’État en histoire de la

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psychiatrie. » « Pas question, a-t-il tranché, vous enseignerez
l’éthologie. »
C’est par cette toute petite responsabilité qu’a commencé
mon aventure enseignante. Mais comme je me situais
d’emblée parmi les meilleurs spécialistes en éthologie
psychiatrique (qui en France en 1971, étaient au nombre de
cinq), j’ai tout de suite été placé à un poste au-dessus de mes
moyens et autorisé à diriger des thèses, participer à des
travaux et organiser des rencontres. C’est donc Deniker qui,
après m’avoir collé et conseillé de ne pas faire psychiatrie, m’a
mis le pied à l’étrier en me recommandant à Sutter qui
dirigeait la chaire de psychiatrie à Marseille.
Pierre Pichot, membre du triumvirat de Sainte-Anne
(Delay-Deniker-Pichot), a dirigé ma thèse. C’était une thèse de
médecine post-soixante-huitarde, elle fut donc légère. Les
murs de son bureau étaient couverts de photos de Louis II de
Bavière, de ses châteaux, de ses traîneaux dans la neige qui
donnaient à son cabinet une ambiance romantique. Pichot
participait à un club qui se réunissait tous les ans pour évaluer
les conséquences heureuses, sur la culture bavaroise, de la
46
schizophrénie du roi . Nous avons aimablement parlé de la
fonction de roi qui a permis de masquer les troubles
schizophréniques, en faisant construire de merveilleux
châteaux et en sponsorisant Wagner, musicien hors norme,
pas toujours correct. Mais tous les schizophrènes ne sont pas
rois, bien au contraire. Ils ont tellement de mal à se socialiser
que c’est dans les quartiers pauvres qu’on en trouve le plus, là
où le loyer est moins cher et où l’on peut vivre de peu. La

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schizophrénie du roi fut longtemps compensée par les
politiciens qui l’entouraient et par l’indulgence des paysans
bavarois qui lui étaient reconnaissants d’avoir construit des
châteaux qui font, aujourd’hui encore, la fortune touristique de
la Bavière. Othon, le frère du roi, moins soutenu, avait
décompensé plus tôt une lourde schizophrénie qu’on appelait
alors « démence précoce ».
Les arguments en faveur du fondement génétique et
neurodéveloppemental de la schizophrénie sont de plus en plus
convaincants. Ce qui n’exclut absolument pas l’impact du
47
milieu familial et culturel . Les études de l’OMS confirment
que, quel que soit le pays, quand la culture est en paix, on
trouve 1 % de schizophrènes. Alors que, dans une population
de migrants chassés de chez eux, agressés pendant le voyage
et souvent mal accueillis par la culture-hôte, on en trouve
48
entre 3 et 8 % . La dégradation de la culture joue un rôle
49
important dans l’effondrement dissociatif . Les conditions
affectives dans lesquelles s’effectue le changement de culture
peuvent freiner la décompensation schizophrénique, comme
chez Louis II de Bavière, ou la faciliter, comme chez Othon,
son frère. Dans une population d’enfants qui traversent la
guerre ou émigrent avec leurs deux parents, il y a
pratiquement le même nombre de troubles que dans un pays
en paix, parce que les enfants sont sécurisés par leur niche
affective parentale. Mais quand un parent ou les deux
viennent à manquer, les mêmes épreuves sociales provoquent
des troubles psychiques et des décompensations
50
schizophréniques .

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On constate qu’en France, ces dernières décennies, l’entrée
en schizophrénie est de plus en plus tardive. Est-ce un
argument en faveur de l’immense tolérance des familles de
schizophrènes qui gardent à domicile plus de 70 % des
51
patients ? Est-ce dû au changement d’une culture qui
accepte mieux aujourd’hui les étrangetés comportementales ?
À l’époque où les ouvriers et les paysans étaient centrés sur
l’efficacité au travail, il était difficile de supporter le non-
conformisme. Il est possible aussi que les enfants à potentiel
schizophrénique se contentent, en temps de paix, d’une image
parentale floue suffisante pour les sécuriser et les aider à se
développer. Alors que, dans un contexte en guerre ou en
migration, ils ont besoin d’un couple de parents forts et
sécurisants, ce qui souvent n’est plus le cas. Les enfants qui
émigrent sans parents sont plus altérés que ceux qui émigrent
52
avec leurs deux parents . Quand les parents sont rendus
faibles par la précarité sociale, ils perdent leur pouvoir
sécurisant.
Les idées qui triomphent dans une culture ne sont pas
forcément les meilleures, ce sont celles qui ont été les mieux
défendues par un appareil didactique. Tout innovateur est un
transgresseur puisqu’il met dans la culture une pensée qui n’y
était pas avant lui. Il sera donc admiré par ceux qui aiment les
idées nouvelles, et détesté par ceux qui se plaisent à réciter les
idées admises.

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Lacan fasciné par Charles
Maurras, un singe et quelques
poissons
Quand je préparais le concours des hôpitaux
psychiatriques, nous devions apprendre le « syndrome
d’automatisme mental ». Ce phénomène hallucinatoire
fréquent s’impose dans l’esprit du délirant qui est convaincu
que ce qu’il pense lui est imposé par une force extérieure.
C’est Gaëtan de Clérambault qui a individualisé ce syndrome.
Ce psychiatre de l’entre-deux-guerres était un savant à la
personnalité flamboyante. Il parlait couramment l’anglais,
l’allemand, l’espagnol et l’arabe. Il aimait les problèmes
techniques et l’exploration des mondes mentaux. Il s’était
rendu célèbre par ses études ethnologiques sur le drapé des
costumes marocains. Il enseignait aux Beaux-Arts de Paris et
soutenait que les tissus qui enveloppent les corps et les voiles
qui couvrent les visages orientent les regards vers ce qui est
53
caché, constituant ainsi une forme d’érotisme . L’existence de

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Clérambault fut marquée par ses passions douloureuses, il
s’est donc intéressé aux délires passionnels. Il a décrit
l’érotomanie, où les femmes aiment à mort un homme célèbre
avec qui elles n’auront jamais de relations sexuelles, mais
qu’elles envisagent de tuer pour mieux le posséder.
Gaëtan de Clérambault s’est suicidé en 1934, au cours
d’une mise en scène où il avait associé l’esthétique de la mort
avec l’érotisme des drapés : il s’est assis dans son fauteuil, face
à un grand miroir, entouré de ses plus beaux mannequins
drapés et a appuyé un revolver sur sa tempe.
Cette esthétisation de la mort était valorisée par la droite
54
maurassienne des années 1930 . Le « suicide au scapulaire »
permet d’associer la mort libératrice avec la beauté et la
morale : « Ah ! Mourir, mon Seigneur, en Vous ! Mourir vêtu
du scapulaire. Pur, les vêtements blancs comme un ange de
Pâques […]. La corde au cou, Octave est monté sur le parapet
[…]. Il resserre le nœud qu’il a formé lui-même autour de sa
gorge, s’élance du balcon de pierre […] son corps fluet […] se
balance dans la lumière […] cette chair resplendissante est
55
devenue au même instant notre âme délivrée . »
Mishima, dans le Japon occidentalisé des années d’après
guerre, a exprimé la même fascination pour une mort érotisée.
Il aimait s’imaginer mourant d’une belle mort, comme
Maurras et Clérambault. Enfant craintif, subjugué par les
fortes femmes de sa famille, écrasé par un père lointain engagé
dans la surhumanité nazie, Mishima pense, lui aussi, que la
mort peut être belle. Il est envoûté par le tableau de
Mantegna figurant saint Sébastien attaché à une colonne de

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56
chapiteau corinthien . Il est émerveillé par la douceur du bel
éphèbe au corps presque nu, percé de flèches, mourant
tendrement en regardant le ciel. Mishima a certainement
éprouvé un grand plaisir à se faire mourir en imagination dans
ses romans, au cours d’un seppuku où il se décrivait en héros
éventré, boyaux dégueulés par terre, affectueusement
décapité par un proche.
Passionnés et passionnants, ces hommes marquaient leur
présence dans l’âme des admirateurs désireux de se laisser
influencer. Lacan se sentait en famille auprès de ces forts
personnages. À l’époque où il était interne de Clérambault, il
avait été subjugué lui aussi, enflammé, admiratif du « seul
maître » qu’il a jamais reconnu.
« Jacques Lacan n’est pourtant que l’exemple le plus
célèbre d’un psychanalyste marqué par la pensée de Maurras.
Il faut encore citer Édouard Pichon, le maître de Françoise
Dolto qui, dans les années 1930, fera de la pensée
maurrassienne l’axe de son combat pour la constitution d’un
57
freudisme français . » Aucun de ces psychanalystes ne s’est
laissé entraîner dans le curieux antisémitisme de Maurras :
« Il y a des Juifs très gentils, il y en a de très savants […]. Je
58
les aurai pour amis . » Ayant ainsi parlé, il félicite le
gouvernement de Vichy pour la publication du statut des Juifs
(19 octobre 1940). Quand il entend parler de la rafle du
Vél’d’Hiv, il dit : « Les Juifs essaient de se rendre
intéressants » (20 octobre 1942). Contre eux, « un seul
remède, le ghetto, le camp de concentration ou la corde »
(25 février 1943). Il prône la délation pour lutter contre la

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« pieuvre juive » (2 février 1944). Quand il apprend
l’existence d’Auschwitz, il dit : « C’est une rumeur à écouter
59
avec discernement et sens critique . »
Les psychanalystes sont restés bienveillants envers leurs
collègues juifs en difficulté : « Le docteur Jacques Lacan a
permis à mon père, qu’il savait juif, de travailler dans son
service de l’hôpital Sainte-Anne […], ce qui a permis à mon
60
père d’éviter d’être déporté . » En Allemagne nazie, les
psychanalystes fondent l’Institut Göring, d’où les Juifs sont
exclus et où les cours de référence sont extraits de Jung, ce
qu’on peut admettre, et d’Adler et Freud, ce qui peut
61
surprendre . En France, le naïf René Laforgue tente de
fonder un institut de psychanalyse aryenne d’où seraient
chassés les Juifs. Un procès à la Libération ne le condamne
pas, car il n’a commis aucun crime, mais il se sent obligé de se
62
réfugier au Maroc où Jalil Bennani et Jacques Roland
témoignent de sa gentillesse et de sa crédulité politique.
Quelques années plus tard, les séminaires de Lacan ont été
accueillis à l’hôpital Sainte-Anne dans le service de Jean Delay,
jusqu’au moment où la foule d’admirateurs était devenue si
importante qu’il a fallu déménager vers l’École normale
supérieure de la rue d’Ulm.
Henri Ey ne pouvait pas se laisser subjuguer par des
hommes tels que Clérambault ou Lacan. Personne n’aurait pu
l’embarquer dans un mouvement de contagion émotionnelle. Il
se considérait lui-même comme un psychiatre des champs à
Bonneval et ne craignait pas d’affronter son ami Jacques
Lacan, psychiatre des villes à Saint-Germain-des-Prés.

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On adorait les disputes entre « Guitry-Lacan et Raimu-
63
Ey ». Le psychiatre des champs enracinait sa pensée-souche
dans le naturalisme, la biologie et l’éthologie animale, puis la
faisait évoluer vers les domaines sociaux et culturels. Tandis
que Lacan jouait de plus en plus avec les mots, sans oublier
l’apport de l’éthologie ; il s’inspirait des singes dans le stade du
miroir et s’enflammait pour les poissons dans sa théorie de
64
l’articulation du réel et de l’imaginaire . Dès 1936, au Congrès
international de psychanalyse à Marienbad, le jeune Lacan,
excellent neurologue, s’appuie sur quelques données
expérimentales pour expliquer comment « l’enfant, encore
dans un état d’impuissance et d’incoordination motrice,
anticipe imaginairement l’appréhension et la maîtrise de son
65
unité corporelle ». Cette hypothèse, fortement confirmée par
les neurosciences actuelles, est alors défendue par Lacan qui
66
s’appuie sur la psychologie comparée d’Henri Wallon et sur
des « données empruntées à l’éthologie animale montrant
certains effets de maturation et de structuration biologique
67
opérés par la perception visuelle du semblable ». À cette
époque Lacan « s’attache […] à mettre en évidence les
conditions organiques déterminantes dans un certain nombre
de syndromes mentaux […] et à faire une analyse
phénoménologique, indispensable à une classification naturelle
68
des troubles ». Ses travaux neurologiques portent sur des
variations de symptômes dans la maladie de Parkinson et sur
les troubles de la commande du regard. Dans le même élan, le
jeune Lacan est attiré par « les méthodes de la linguistique
dont l’analyse des manifestations écrites du langage délirant »

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69
qu’il publie dans Minotaure .
Depuis 1946, les joutes oratoires des deux maîtres
« “Guitry-Lacan” et “Raimu-Ey” restent certainement parmi
les plus beaux textes que l’on puisse lire sur la causalité
essentielle de la folie […]. À cette époque, Jacques Lacan
parlait et écrivait encore de façon intelligible et souvent
70
admirable ». Il est un fait que sa thèse, parfaitement lisible,
est structurée comme une excellente question de cours, une
sorte de psychologie du développement déroutante pour un
71
lacanien d’aujourd’hui .
On y lit le rôle des émotions dans le déclenchement de la
72
psychose, aggravée par le café et la ménopause . Mais on y
trouve surtout un esprit ouvert et une connaissance
encyclopédique. Lacan a-t-il regretté sa clarté ? En 1975, il
écrit au dos du livre : « Thèse publiée non sans réticence. À
prétexter que l’enseignement passe par le détour de midire la
vérité. Y ajoutant : à condition que l’erreur rectifiée, ceci
démontre le nécessaire de son auteur. Que ce texte ne
73
l’impose pas justifierait la réticence . »
Ça va ! Lacan est en marche. Son style nostradamique
entraîne le lecteur vers une pensée énigmatique.
De ce lieu où bouillonnaient les idées sont partis tous les
courants qui ont fait la psychiatrie d’aujourd’hui. Henri Ey
avait invité ses collègues, médecins des hôpitaux
psychiatriques, souvent communistes, à évoquer les difficultés
sociales de prise en charge des malades mentaux. C’était
l’époque où l’on pouvait encore associer dans une même
74
publication un éthologue, un communiste et un lacanien qui

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posaient les questions fondamentales d’une discipline
naissante. C’est dans cet esprit que Lacan avait assisté au
colloque Psychiatrie animale. Il n’avait pas pris la parole, mais
il était enchanté par cette manière de faire naître des idées. Il
citait souvent ce livre et, dans sa salle d’attente, il y avait
75
toujours un ou deux exemplaires sur sa table de revues . Le
colloque suivant fut consacré à « L’inconscient » où les
psychanalystes eurent, ce qui est normal, l’essentiel des
76
publications ; Lacan y tenait sa place aux côtés d’André
Green, René Diatkine, Jean Laplanche, Serge Lebovici et toute
la jeune équipe qui allait dynamiser la psychologie des années
1960.

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L’instinct, notion idéologique
Lacan écrit très justement que Freud n’a jamais employé le
mot « instinct » que l’on peut pourtant lire dans de
nombreuses traductions. Il a parlé de Trieb, de Trieben, qui
signifie « pousser » en allemand. Cette pulsion constituerait
une force indéterminée, une poussée qui oriente les
comportements vers un objet susceptible de satisfaire
l’organisme. Il n’emploie le mot Instinkt, que pour parler des
animaux ou de la « connaissance instinctive de dangers »,
77
comme un pressentiment de danger . Encore aujourd’hui, de
nombreux psychanalystes distinguent l’instinct,
« comportement hérité, propre à une espèce animale, variant
peu d’un individu à l’autre, se déroulant selon une séquence
temporelle fixée, paraissant répondre à une finalité », alors
qu’ils expliquent que la poussée (Trieb), mouvante chez les
78
êtres humains est variable dans ses buts .
Cette distinction logique employée par les psychanalystes a
l’avantage d’être claire – quel dommage qu’elle soit fausse !
79
Konrad Lorenz en 1937 et Nicolas Tinbergen en 1951 avaient

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en effet employé ce mot pour défendre la notion d’équipement
héréditaire des animaux et s’opposer ainsi aux béhavioristes
qui ne parlaient que de réflexes conditionnés sans faire de
différence entre un rat, un pigeon et un homme. L’inné existe,
disait Konrad Lorenz, il contribue à la conservation de
80
l’individu et de l’espèce . Cette guéguerre, bien plus
idéologique que scientifique, opposait ceux qui croyaient qu’un
programme génétique peut se dérouler sans subir les
pressions du milieu, à ceux qui croyaient qu’un milieu peut
écrire n’importe quelle histoire sur un organisme de cire
vierge. Ce conflit, aujourd’hui désuet, n’est pas logique : une
matière pourrait-elle vivre sans milieu ? Et un milieu pourrait-
il exercer sa pression sur rien ? L’éthologie, très tôt, a répugné
81
à utiliser le concept d’instinct , dont les définitions variées ne
correspondent pas aux observations en milieu naturel et en
82
laboratoire . Ces dernières années, on note plutôt une
83
avalanche de publications sur l’épigenèse , quand un
organisme se construit, se détruit et se remanie constamment
sous l’effet du milieu qui ne cesse de changer. Dans notre
e
contexte scientifique du XXI siècle, la notion d’instinct est
devenue un non-sens, au même titre que l’opposition entre
inné et acquis. Et même la notion de pulsion freudienne finit
par ne pas dire grand-chose, tant elle est floue.
Ce conflit amical entre Henri Ey et Jacques Lacan était
passionnant. La psychiatrie était gaie dans les années 1960, du
moins pour ceux qui s’intéressaient à cette nouvelle manière
de poser les problèmes. Pour les malades, dans les asiles,
c’était une autre affaire. Par bonheur, une poignée de

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médecins des hôpitaux non universitaires commençaient à
murmurer que l’on pouvait soigner les psychotiques hors des
murs de l’asile, dans leur milieu naturel, c’est-à-dire en ville,
dans leur culture.
J’entendais autour de moi des jeunes psychiatres affirmer
qu’il fallait choisir son camp, entre la biologie et la linguistique,
inconciliables. « Choisir son camp », c’est un langage de guerre.
Pour ma part, en m’identifiant à ces aînés prestigieux,
j’éprouvais plus de plaisir à me demander ce que les animaux
pouvaient nous faire comprendre sur la condition humaine
préverbale, et ce que les linguistes nous faisaient découvrir
dans l’étude des récits. Pourquoi fallait-il choisir un camp
puisque les deux domaines étaient passionnants, associés et
différents ?
La honte des origines empoisonne encore la réflexion
psychiatrique depuis qu’on cherche à penser la folie. « Nous
n’avons rien de commun avec les animaux », s’indignaient
ceux qui croyaient qu’on voulait les humilier. « Une machine
n’a pas d’émotions ni de pensées, comment voulez-vous qu’un
animal explique nos fantasmes ? » « L’éthologie est ridicule »,
ajoutaient ceux qui ne supportaient pas qu’on rabaisse
l’homme au rang de la bête. « La question des origines devient
un débat passionnel qui glisse du domaine de la science et de la
84
connaissance à celui de la passion et de l’idéologie . » Darwin
a hésité pendant vingt ans avant d’oser publier L’Origine des
espèces, qui présente la nature comme un processus évolutif.
On constate aujourd’hui une contre-attaque solidement
financée, aux États-Unis, en Turquie et en Europe, de la part

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des créationnistes qui soutiennent que l’homme et les espèces
vivantes ont été créés par Dieu dès l’origine, tels que nous les
voyons aujourd’hui. Pour eux, l’évolution est un blasphème
qu’il convient d’interdire, comme le font toutes les dictatures
religieuses.
L’an dernier, à Bordeaux, le docteur Éric Aouizerate avait
organisé à la synagogue une réunion pour faire savoir ce
qu’étaient devenus les rares survivants de la rafle de mille six
cents personnes du 10 janvier 1944. L’ambiance était
chaleureuse, intime, et les questions amicales étaient
stimulantes. C’est alors qu’un psychiatre qui avait pour
mission de commenter mon exposé a éclaté : « Il compare nos
enfants à des animaux ! » Ce soir-là, je n’avais parlé que de
mon évasion de cette synagogue transformée en prison par le
gouvernement de Vichy. Pourquoi ce psychiatre indigné avait-
il évoqué les animaux ? Je pense qu’il se révoltait contre l’idée
qu’il m’attribuait. Je pense qu’il pensait que je pensais que nos
enfants étaient méprisables puisque je les comparais à des
animaux que lui-même méprisait. Il y avait de quoi s’indigner,
en effet ! Sauf que ce n’est pas du tout la démarche de
l’éthologie qui ne méprise ni les enfants ni les animaux.
Quand Henri Ey publie Psychiatrie animale, il s’intéresse à
tous les êtres vivants, du taureau à la punaise de lit, parmi
lesquels l’homme prend une place particulière. Quand Lacan,
dans sa théorie du stade du miroir, découvre qu’il y a chez nos
enfants une anticipation réjouissante, « une assomption
triomphante de l’image […] dans le contrôle de l’identification
85
spéculaire », il nous dit que, comme chez certains animaux,

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l’image précède la parole et constitue un mode d’appréhension
du monde : « On a pu mettre en valeur le rôle fondamental
que joue l’image dans le rapport des animaux à leurs
semblables […]. On peut fort bien tromper le mâle comme la
86
femelle de l’épinoche . La partie dorsale de l’épinoche prend,
au moment de la parade, une certaine couleur […] qui
déclenche […] le cycle de comportement qui permet leur
rapprochement final […], une véritable danse, une sorte de vol
nuptial, où il s’agit d’abord de charmer la femelle, puis de
l’induire doucement à se laisser faire et d’aller nicher dans une
sorte de petit tunnel qu’on lui a préalablement
87
confectionné . » Lacan lyrique anthropomorphise un peu, ce
qui ne l’empêche pas de préciser : « Il est curieux que Konrad
Lorenz, bien qu’il n’ait pas participé à mes séminaires, ait cru
devoir placer en tête de son livre l’image très jolie et
88
énigmatique de l’épinoche mâle devant le miroir . »
Chez Tinbergen, on trouve quelques nuances : « Une
femelle d’épinoche (au ventre gonflé) se présente dans le
territoire d’un mâle, ce dernier commence aussitôt la danse en
zig-zag […], il la conduit vers le nid […], elle suit, il lui montre
l’entrée […], le mâle frotte alors fébrilement de son museau la
base de la queue de la femelle […], elle pond […] et le mâle
89
féconde les œufs . »

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Éthologie et psychanalyse
Peu importe l’imprécision de Lacan, ce qui compte, c’est
l’idée que les épinoches lui ont inspirée : « Partons de l’animal
[cela] suppose l’emboîtement parfait […], l’extrême
importance de l’image […], le mâle est pris dans la danse en
zig-zag à partir de la relation qui s’établit entre lui-même et
l’image qui commande le déclenchement du cycle de son
comportement sexuel […] dominé par l’imaginaire. L’animal
90
fait coïncider un objet réel avec l’image qui est en lui . »
Lacan se sert de l’éthologie pour illustrer une idée : ce qui,
dans le monde extérieur, est perçu comme une image révèle la
structure intime de celui qui perçoit.
Quelques années plus tard, le psychanalyste poursuit :
« L’imaginaire, vous l’avez vu aussi pointer par la référence
que j’ai faite à l’éthologie animale, c’est-à-dire à ces formes
captivantes et captatrices qui constituent les rails par quoi le
91
comportement animal est conduit à ses buts naturels . »
René Spitz lui aussi a été inspiré par l’éthologie de Nikolaas
Tinbergen. Un oisillon goéland, dès sa sortie de l’œuf, n’a pas

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besoin d’apprentissage pour répondre à un déclencheur de
comportement. Sur une languette de carton dont on fait varier
la couleur, l’expérimentateur colle une pastille d’une autre
couleur. Cela permet de constater que le nouveau-né s’oriente
de préférence vers la languette jaune avec une pastille rouge.
Cette forme et ces couleurs correspondent à une gestalt, à la
configuration naturelle du bec des parents. Le petit s’oriente
vers ce dessin coloré, donne un coup de bec sur la tache rouge,
ce qui provoque la régurgitation de poissons prédigérés qu’il
92
va chercher dans la gorge de ses parents .
Chaque année, en juin, avec les étudiants de Toulon, nous
allions répéter cette expérimentation en milieu naturel, chez
les goélands de Porquerolles. Je leur disais : « Surtout ne lisez
rien, nous allons partir sur les pas de Tinbergen. » Et le soir
nous revenions bronzés, fatigués et heureux d’avoir découvert
un univers de cris, de couleurs et de postures sémantisées que
nous avions appris à décoder, en une seule journée.
René Spitz était un psychanalyste proche d’Anna Freud. Il
s’est inspiré des expériences de Tinbergen pour fabriquer,
comme lui, des leurres en carton sur lesquels il a dessiné la
barre horizontale des sourcils et de la bouche, et la barre
verticale du nez. Puis il a présenté ces cartons à des bébés de
93
2 mois et compté leurs réactions souriantes . Cette petite
« observation dirigée », comme disait Tinbergen, lui a permis
de découvrir que les nouveau-nés sourient plus quand ils
perçoivent un visage mouvant qui ressemble à un Picasso
(avec le nez sur la tête ou les lèvres de travers) que lorsqu’on
leur montre une photo d’identité immobile.

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Ce petit livre est un chef-d’œuvre souvent cité par les
psychanalystes. Il met en lumière « les carences affectives et
les organisateurs du moi », (le « oui » et le « non », et
e
l’angoisse du 8 mois). Pourquoi n’a-t-on pas remarqué qu’il y
a, dans la bibliographie, vingt-cinq titres d’éthologie animale ?
Et pourquoi n’a-t-on pas souligné les conséquences biologiques
de ces carences affectives ?
Quand Lorenz et Tinbergen ont partagé avec von Frisch le
prix Nobel en 1973, j’ai cru que les sciences naturelles, enfin
reconnues, allaient se développer. Je n’avais pas compris qu’il
faut un appareil politique pour faire entrer une idée dans la
culture. Ce prix Nobel a été gâché par quelques phrases
compromettantes que Lorenz avait écrites en 1940. C’était un
sacré bonhomme, parlant fort, riant et dansant sur les tables à
94
la fin des repas . Son cursus universitaire était à son image,
riche, diversifié, désordonné, pas vraiment un cheminement
classique. En fait, ce qui l’intéressait, c’était l’ornithologie. Il
débuta dans la carrière par un travail d’amateur, une
observation de choucas que le Journal d’ornithologie accepta
de publier en 1931. C’est ainsi qu’il a rencontré Heinroth, le
maître en ce domaine. La renommée médiatique de Lorenz a
précédé la reconnaissance scientifique, tant son personnage
95
était coloré et sa manière de parler amusante et intelligente .

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Pensée scientifique et contexte
culturel
Konrad avait 15 ans au moment du traité de Versailles, en
juin 1919. Comme tous les Allemands, il a été humilié. Cet
affront fut un cadeau pour l’extrême droite fasciste qui s’en est
servi pour rassembler et manipuler les indignés de la région.
Son père, Adolf, brillant chirurgien, écrivain, hyperactif, n’a
pas été choqué par le grondement des idées nazies.
Le jeune Konrad, à la fin de ses études de médecine, a donc
été enrôlé dans l’armée allemande et envoyé en tant que
neurologue dans un service de psychiatrie, près de Poznan, où
il séjourna en 1943 et 1944. Après l’effondrement des armées
allemandes, il fut prisonnier des Russes en Arménie
soviétique, où il a établi avec eux de tranquilles relations
d’estime. Ce fut presque un bonheur tant il avait souffert de
son passage dans les hôpitaux psychiatriques. La misère, les
restrictions alimentaires, la surpopulation, l’enfermement, le
poids des schizophrènes qu’il n’avait pas appris à soigner et
l’exaltation des hystériques ont torturé le jeune neurologue. Il

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avoue lui-même qu’il a découvert l’horreur du nazisme
96
« étonnamment tard », en voyant passer un convoi de
Tziganes destinés aux camps de concentration.
La Seconde Guerre mondiale avait donné aux physiciens un
immense pouvoir financier et intellectuel. Cette science, en
découvrant les lois de la nature, avait permis la construction
de machines qui avaient procuré du confort aux populations et
assuré la victoire des militaires. La biologie, parente pauvre
des sciences, a pris son essor plus tard, quand les laboratoires
pharmaceutiques ont commencé à mettre au point les
médicaments qui triomphaient des microbes. À cause de
l’effort de guerre, c’est la physique qui, en orientant les
recherches, a structuré les manières de penser. Dans un tel
contexte du savoir scientifique, la notion de réflexe répondait
parfaitement à la manière de comprendre comment se
comportaient les êtres vivants. Le mot « réflexe » contenait
implicitement la représentation de câblages, de stimulations
mécaniques ou électriques qui correspondaient à cette culture
de physiciens. Le béhaviorisme convenait à ces canons de
pensée.
Dès 1937, Konrad Lorenz s’est opposé à Watson, le
promoteur du béhaviorisme. Le mot « instinct » contenait un
97
autre implicite, celui d’une nature animale . L’équipement
génétique d’un rat n’est pas celui d’un pigeon et encore moins
celui d’un homme. Chaque être vivant ne peut donc répondre
qu’à ce qui a une signification biologique pour son espèce,
différente des autres. Croyant parler des animaux, les
scientifiques ne faisaient qu’exprimer leur propre conception

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de la vie. Lorenz pensait que le béhaviorisme était une
aberration intellectuelle qui confondait les êtres vivants en les
mettant dans un même sac, sans tenir compte de leur
équipement génétique et en leur infligeant des chocs
mécaniques ou électriques.
Après la guerre, la psychanalyse américaine a légitimé
l’éducation du laisser-faire. Le désir, disait-elle, témoigne
d’une montée d’énergie saine. Quand on frustre un enfant, on
bloque cette énergie qui se décharge alors sous forme de
violence. Il suffit donc de ne rien interdire pour que nos
enfants deviennent des anges. En 1946, le docteur Spock est
devenu mondialement célèbre en écrivant des livres de
conseils éducatifs inspirés par la psychanalyse. Il y disait déjà
que l’enfant est une personne qu’il faut ne pas brimer pour
98
éviter la névrose . Beaucoup de psychanalystes français
étaient choqués par cette psychologie de machine à vapeur qui
gagnait le monde occidental. Ce qui ne les a pas empêchés de
défendre Wilhelm Reich qui appelait cette énergie sexuelle
99
« orgone » et Herbert Marcuse qui associait le marxisme et
la psychanalyse pour affirmer que la répression sexuelle est la
100
source de la névrose capitaliste .
Opposé à ces pensées simples, Lorenz soulignait que le
moindre comportement nécessite une organisation
physiologique infiniment plus complexe qu’un réflexe. Il
soulignait aussi que le modèle du flux énergétique des
psychanalystes est beaucoup trop mécanique et linéaire pour
expliquer les milliers d’interactions nécessaires au
développement d’un individu. C’est pourquoi l’éthologie est

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devenue simplement l’étude comparée des comportements
des êtres vivants dans leur milieu naturel.
Malheureusement, la notion d’instinct fut un cadeau pour
les hitlériens et tous les racistes du monde. « Le peuple des
seigneurs est gouverné par des instincts supérieurs »,
disaient-ils. Et puisqu’on reconnaît un seigneur quand il est
grand, blond, au crâne allongé, tout ce qui lui vient à l’esprit
est donc le résultat d’un instinct supérieur. Difficile de trouver
plus simple, n’est-ce pas ?
L’article de Konrad Lorenz, publié en 1940, émet une forte
101
odeur de nazisme . Dès les années 1970, avant le prix Nobel,
le docteur Rosenberg, professeur de psychiatrie à Harvard, et
l’anthropologue Ashley Montagu avaient souligné les dangers
de ce mot employé par Lorenz quand il évoquait « les
dégénérescences qui ne maintiennent plus la pureté de la race
[…] et quand des phénomènes similaires passent pour être une
inévitable conséquence de la civilisation, à moins que l’État ne
soit vigilant ». Lorenz dans son article de 1940 ajoutait : « la
seule résistance que l’humanité de race saine puisse offrir [est
de réagir] contre la dégénérescence causée par la
domestication […] le taux de mortalité très élevé chez les
débiles mentaux est mis en évidence depuis longtemps […].
L’idée de race en tant que fondement de notre État a déjà
102
beaucoup œuvré dans le sens de l’épuration . » Ces phrases
rassemblées par Léon Eisenberg et Ashley Montagu
accentuent l’impression de nazisme, alors que, dans le texte,
elles sont diluées. Mais, incontestablement, Lorenz les a
écrites.

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Il est vrai que le taux de mortalité était élevé chez les
débiles mentaux puisqu’on ne s’en occupait pas ! Il y avait
même, dans les écoles allemandes, des livres où l’on montrait
aux enfants trois couples de beaux jeunes gens, entourant le
visage grimaçant d’un débile mental. La question était :
« L’argent consacré à ce débile empêche ces trois couples
d’acheter un logement. Est-ce normal ? » Devinez la réponse.
La préparation des esprits à l’« euthanasie » des malades
mentaux a commencé dès 1933. Non seulement ces bouches
inutiles empêchent l’épanouissement de jeunes de bonne race
mais, en plus, ces vies sans valeur se reproduisent et
transmettent leur tare à travers les générations,
compromettant ainsi la pureté de l’espèce. « Le 9 octobre
1939, Hitler signa un document […] donnant mandat à ses
fidèles […] de choisir les médecins qui auraient l’autorisation
“d’accorder une mort miséricordieuse aux vies indignes d’être
103
vécues ”. » C’est au nom de la compassion que l’on pourra
tuer ces êtres inférieurs afin que de beaux jeunes gens
puissent acheter un logement ! Les deux phrases
malheureuses de Lorenz étaient en harmonie avec celles de
son époque, et pas seulement en Allemagne.
Quand j’ai avoué mon désarroi à Le Masne (qui a marqué
l’enseignement de la psychophysiologie et de l’éthologie à
Marseille dans les années 1970), sa réponse a été claire :
« Tous les articles publiés dans les revues scientifiques de
cette époque devaient contenir une ou deux phrases de ce
genre, sinon le comité éditorial refusait la parution. » Une
carrière universitaire peut-elle se faire à ce prix ? L’arme la

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plus efficace des dictatures, c’est le conformisme. La police et
l’armée sont des forces accessoires mises au service des
stéréotypes culturels.

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Doxa et rébellion
Alexandre Minkowski avait un caractère rebelle qui
l’empêchait de se soumettre à une doxa, cet ensemble d’idées
reçues, ressenties comme des évidences, parce que tout le
monde les récite en même temps. Minkowski jugeait par lui-
même, il lui arrivait aussi de penser le contraire de ce qu’il
avait pensé quelque temps auparavant. Mais c’était toujours
sincère et carrément exprimé. J’ai eu avec lui des relations pas
toujours faciles. Il disait qu’on se disputait comme un vieux
couple. Il venait souvent à Châteauvallon, près d’Ollioules, où
nous organisions des réunions. Il souhaitait trouver avec nous
des moyens de relancer la vie dans l’âme des petits
Cambodgiens et Rwandais traumatisés par les génocides. À
cette époque, nous n’appelions pas encore ce processus
« résilience », mais nous refusions le misérabilisme de ceux qui
récitaient : « Vous voyez bien que ces enfants sont foutus. » Le
caractère parfois pimenté d’Alexandre nous a beaucoup aidés.
Il n’avait pas tout à fait terminé ses études de médecine à
Paris quand il s’est engagé dans le bataillon de chasseurs

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français qui a combattu en Suède. Après la guerre, boursier
Rockefeller, il a poursuivi sa formation médicale à Harvard et,
en 1947, en revenant en France, il a entrepris de créer un
service de néonatalogie, comme ceux qu’il avait vus aux États-
Unis. Les principaux adversaires de ce projet furent les
universitaires qui récitaient le dogme du darwinisme social :
« Il ne faut pas s’occuper des prématurés, de façon à ce que la
nature sélectionne les plus forts et élimine ceux dont la vie
aurait été sans valeur. » Le nazisme avait perdu la guerre des
armes, mais pas le combat des idées.
Grâce à son goût pour la bagarre intellectuelle, Alexandre a
tout de même réussi à organiser le premier service de
néonatalogie en France. Il a rassemblé autour de lui une
équipe de chercheurs admirables qui a développé des
disciplines différentes telles que la neurologie, la biologie,
l’électroencéphalographie et la psychologie des interactions
précoces.
Ces recherches passionnantes ont permis de sauver
énormément de petits prématurés qui, en quelques mois,
rattrapent le niveau normal de développement. Mais
Alexandre a dû reconnaître que certains grands prématurés
avaient un cerveau tellement abîmé qu’il a fallu ensuite militer
contre l’acharnement thérapeutique. Le mot « militer » le
mettait en colère. Il disait : « Un militant défend n’importe
quelle cause. Il obéit. Moi je défends la vérité clinique. » Je
rétorquais que, donc, il militait pour la vérité clinique. Alors
nous nous disputions et il éclatait : « Boris, je préfère ta

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femme ! » Je lui disais qu’il avait bien raison, et nous
redevenions amis, jusqu’à la dispute suivante.
Jacques de Lannoy était très différent. Doux, réservé, le
regard évitant, il acceptait d’envisager tous les problèmes, à
condition qu’ils soient bien argumentés. Il m’a souvent invité à
travailler avec lui à Genève où il était professeur de
psychologie. Son apport fondamental a été d’observer les
humains dans une perspective éthologique. Il ne faisait pas
d’observations animales, il n’extrapolait jamais, mais le modèle
animal lui servait de trésor à hypothèses et de méthode
d’observation. Le cheminement des idées est une aventure
imprévisible. Partant de l’éthologie animale, il avait débouché
sur l’étholinguistique, « le statut sémiotique du geste [où] le
104
geste est à la fois signe et action ». En ce sens, il rejoignait
une piste indiquée par Freud et peu suivie par ses adeptes :
105
« L’inconscient qui parle avec les mains . » La manipulation
machinale du porte-monnaie de Dora (un des premiers cas
d’hystérie analysés par Freud) est interprétée comme
l’expression d’une envie de se masturber. Freud écrit : « Celui
106
dont les lèvres se taisent bavarde avec le bout des doigts . »
Comme Lannoy n’était ni neurologue ni psychiatre, il m’avait
invité à juger son travail sur l’analyse des gestes dans la
107
maladie d’Alzheimer et sur l’éthologie des enfants autistes .
Quand Lacan disait : « L’inconscient est structuré comme un
langage », Lannoy précisait : « C’est le monde vivant qui est
structuré comme un langage. »
En le côtoyant, j’ai appris qu’il avait passé trois années chez
les Lorenz, en Allemagne. Il me disait que Konrad vivait dans

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un milieu où quelques-uns de ses proches pensaient encore
que le national-socialisme était un beau projet de société, alors
Lorenz les faisait taire d’un geste agacé. Lannoy affirmait que
Lorenz n’était pas nazi, mais qu’il restait attaché à des gens qui
continuaient à croire aux mille ans de bonheur promis par le
Führer.
Cette tache sur le prix Nobel a contaminé l’éthologie. En
écrivant ces mots, je pense que la théorie des réflexes
béhavioristes combattue par Lorenz n’était finalement pas si
mauvaise puisqu’il suffisait d’articuler « é-tho-lo-gie » pour
que certains intellectuels déclenchent des sonorités telles que :
« i-nné » ou « thé-o-rie-d’ex-trême-droite ». Les travaux
d’éthologie étaient disqualifiés par ceux qui refusaient de les
lire parce qu’ils étaient disqualifiés. Ces récitations réflexes
empêchent les débats. On préjuge d’une théorie qu’il convient
d’ignorer, afin de la haïr. C’est ainsi que bêlent les troupeaux
de diplômés, unis par une même détestation. La haine devient
le liant d’un groupe d’où le plaisir de penser a été chassé.
Je me demande pourquoi la lumière a été orientée vers ces
phrases coupables écrites par Lorenz, et non pas vers le
courage et la générosité de Nikolaas Tinbergen qui a partagé le
même prix Nobel. Quand les professeurs juifs ont été chassés
des universités hollandaises, Tinbergen a fait partie des
enseignants qui ont protesté en s’opposant à cette injustice. Il
a démissionné de sa chaire pour ne pas être associé à ceux qui
commettaient ces actes scélérats. Il fut donc arrêté et retenu
108
prisonnier dans un camp nazi . De temps en temps, un
collègue universitaire était fusillé mais, dans l’ensemble,

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l’emprisonnement a été supportable. Quand Lorenz apprit
l’arrestation de son ami, il proposa d’intervenir pour tenter de
le faire libérer. La femme de Tinbergen refusa, approuvée par
son mari. Il est resté otage-prisonnier pendant plus de deux
ans. À peine libéré, il a rejoint un mouvement de résistance
hollandais.
Pourquoi en a-t-on si peu parlé ? On aurait pu souligner le
courage de cet homme, sa probité, son sens de la méthode
scientifique et ses observations lumineuses qui ont inspiré tant
de biologistes et de psychanalystes. L’éthologie en aurait été
glorifiée. La culture des années 1970 a préféré s’intéresser à
une incontestable bavure de Lorenz qui a sali l’éthologie.

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Tout objet de science
est un aveu autobiographique
Les idées scientifiques ne sont peut-être pas si abstraites
qu’on le dit. Elles s’enracinent dans notre histoire privée, dans
notre culture et même dans notre inconscient, comme
109
l’explique Georges Devereux . Le simple choix de l’objet de
science est un aveu autobiographique, il provoque un contre-
transfert, comme en psychanalyse. De nombreux linguistes
ont été motivés pour cette discipline afin de comprendre le
malheur d’un père aphasique ou d’aider un petit frère autiste.
Ceux qui vivent dans une famille où les signes quotidiens
évoquent leur appartenance à un groupe, une race, une
religion « supérieurs » accepteront sans peine une publication
scientifique qui conclut que certains gènes programment un
développement de meilleure qualité. Alors que ceux qui se
débattent dans un milieu social où il est difficile de s’épanouir
s’orienteront de préférence vers des travaux qui cherchent les
causes extérieures aux échecs développementaux.

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Quelque temps avant l’élection présidentielle qui opposait
Mitterrand et Giscard d’Estaing en 1974, j’avais été invité à un
colloque qui traitait encore de l’antique combat entre l’inné et
l’acquis. J’avais simplement fait circuler une feuille où j’avais
écrit deux questions dont il suffisait de cocher les réponses :
Selon vous, dans les sciences du comportement, qu’est-
ce qui est prépondérant ? L’inné/l’acquis.
Pour qui allez-vous voter ? Giscard/Mitterrand.
Ce questionnaire banal et anonyme a obtenu cent vingt
réponses, d’où il est apparu que les scientifiques partisans de
la prépondérance de l’inné s’apprêtaient à voter pour Giscard
d’Estaing, tandis que les partisans de l’acquis préféraient
Mitterrand.
La science est-elle totalement objective ? À partir d’une
relation affective, d’une rencontre amicale, d’une influence
sociale, d’un intérêt de carrière, on préfère une théorie qui
donne forme à nos croyances, on peut donc formuler une
hypothèse et orienter la méthode qui permettra d’obtenir le
résultat qui nous fera plaisir.
Le professeur Simon Le Vay était un neurobiologiste
réputé de Harvard, spécialiste du cortex du chat. Dans les
années 1990, on se souciait beaucoup de trouver la cause de
l’homosexualité. Le postulat paresseux consistait à dire que
l’origine de ce trouble était génétique ou endocrinienne. Tout
le monde répétait ce stéréotype fondé sur une pléthore de
travaux qui avaient repéré l’existence de familles et de
jumeaux où le nombre d’homosexuels était très élevé. C’est
dans ce contexte que le professeur Le Vay publia quelques

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110
articles et un livre où il soutenait que, dans l’hypothalamus
(à la base du cerveau), les noyaux préoptiques des
homosexuels étaient différents de ceux des hétérosexuels.
L’hypothèse était logique : le cerveau du fœtus baigne dans
des flux hormonaux déjà différents selon le sexe. Les hommes
hétérosexuels ont des noyaux préoptiques plus gros que ceux
des femmes hétérosexuelles. On pouvait donc postuler que les
homosexuels avaient des noyaux intermédiaires.
Un soir à Bruxelles, en compagnie de Georges Thinès,
philosophe-éthologiste, et de Michel Jouvet, spécialiste du
sommeil, nous parlions de cette publication qui avait provoqué
beaucoup d’émotion. Michel Jouvet avait apporté une
tomographie (une photo de scanner découpé en tranches) d’un
cerveau d’homosexuel mort du sida. Nous pouvions voir, en
effet, l’opacité ronde des noyaux préoptiques, entourée d’une
couronne floue. Ceux qui avaient envie de croire que ces
noyaux étaient plus petits que ceux des hétérosexuels
parvenaient à voir que le centre de ces noyaux était en effet
plus petit. Et ceux qui n’y croyaient pas pouvaient sans
difficulté voir que la couronne de ces noyaux était aussi grosse
que celle des hétérosexuels. L’œdème cérébral de ces hommes
morts du sida nous permettait de voir ce qu’on avait envie de
croire.
À peine publiés, ces travaux scientifiques, soutenus par une
technologie performante, étaient interprétés dans tous les
sens. Certains soutenaient que ces noyaux différents
induisaient des sécrétions hormonales différentes qui
expliquaient les émotions et les comportements particuliers

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des homosexuels. Alors que d’autres insistaient sur le fait que
les pratiques sexuelles pouvaient modifier la forme des
noyaux. Toutes ces explications scientifiques étaient
défendables, et probablement fausses. Depuis que l’on a
découvert l’étonnante plasticité du cerveau et l’existence
d’homosexuels hypervirils, on peut trouver ce dont on est
persuadé.
En fait, l’enjeu de ce travail savant était idéologique. Simon
Le Vay, quand il était étudiant, avait adhéré à la théorie de
Freud qui décrivait une mère hyperprésente et colorée,
mettant à l’ombre un mari facile à effacer. Un tel couple,
pensait l’étudiant, explique mon homosexualité, puisque mes
parents correspondent à cette image freudienne. Dans la
culture allemande en fin de romantisme, on pensait que les
parents tout-puissants façonnaient l’âme de leurs enfants. Un
père mis à l’ombre, dans une culture hypervirile, expliquait
logiquement l’apparition de l’homosexualité de ses enfants.
Devenu neurologue, Simon Le Vay découvrit d’autres
explications possibles. La psychanalyse s’effaça de son esprit
pour donner le pouvoir explicatif à la neurobiologie : à la base
du cerveau se trouvent des noyaux de neurones qui sécrètent
des substances qui modifient le taux des hormones mâles ou
femelles. Voilà pourquoi votre fils est homosexuel. Désirant
défendre la cause homosexuelle, Le Vay, grâce à ses
connaissances neurobiologiques, voulait faire pénétrer dans la
culture l’idée qu’on est homosexuel pour des raisons
génétiques aussi innocentes qu’être blond ou avoir les yeux
noisette.

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Ce ne fut pas l’interprétation d’autres homosexuels qui, tel
l’académicien Dominique Fernandez, pensaient que les
hétérosexuels allaient s’emparer de cette « découverte » pour
affirmer que l’homosexualité était une tare génétique qu’il
convenait d’éradiquer. À partir de photos de scanner et au
nom d’une théorie bienveillante, on risquait d’aboutir à un
crime contre l’humanité.
Les sciences dures se prêtent un peu moins à
l’interprétation. Si Pythagore revenait sur Terre aujourd’hui, il
rattraperait son retard en mathématiques et s’étonnerait de
nous voir considérer l’esclavage comme un crime. Il dirait que
cette institution permet aux hommes libres de créer la
démocratie. Il nous expliquerait que le langage mathématique
n’a qu’une seule logique, quelle que soit la culture, et serait
stupéfait que l’esclavage, moral dans la belle civilisation
grecque, soit devenu un crime contre l’humanité dans le
monde moderne. Alors vous pensez bien que, dans les sciences
floues comme la neurologie et dans les sciences incertaines
comme la psychiatrie, il n’est pas facile de faire la distinction
entre un objet de science et un objet de croyance.
On dit qu’un objet de science est réfutable. Si vous n’êtes
pas d’accord, vous pouvez refaire l’expérimentation ou
rejoindre un autre groupe où vous pourrez rencontrer des
chercheurs qui contestent eux aussi cet objet. Un tel
argument, quoique scientifique, implique une réaction
émotionnelle, le courage de rompre et d’aller s’inscrire dans
une autre affiliation intellectuelle. Cette démarche qui prétend
à l’objectivité est fortement teintée d’affectivité.

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Un objet de croyance, non seulement n’est pas réfutable,
mais il n’est que confirmable. Si vous n’êtes pas d’accord, ou si
simplement vous doutez, il vous faudra entamer un processus
de désaffiliation. Vos proches vont éprouver votre divergence
comme une trahison. Vous allez sentir sur vous les regards
suspicieux de vos anciens amis et entendre leurs reproches.
Quand partager une croyance, c’est faire une déclaration
d’amour, mettre en doute cette croyance, c’est agresser,
trahir, briser le rêve de vivre dans le même monde que ceux
qui vous aimaient. Ils ne le peuvent plus, maintenant que vous
doutez. Partez ! Vous êtes un dissident !
Il se trouve que dans les sciences demi-dures les objets de
science côtoient les objets de croyance, comme on l’a vu dans
l’exemple de la lobotomie ou du cerveau des homosexuels.
Vous entrez dans un groupe de recherche, vous tissez des liens
d’amitié, c’est la fête, mais progressivement vous êtes gêné
par des affirmations et des publications qui ne vous paraissent
plus convaincantes. Que faire ? Rompre violemment au cours
d’une réunion ? Ça arrive parfois. Envoyer une lettre où vous
expliquez vos désaccords ? Cela arrive aussi. Mais, le plus
souvent, on se tait, on s’absente, on change de groupe, puis on
adresse nos travaux à d’autres revues, de façon à donner
forme à un autre objet de science, plus agréable à partager.
C’est ce qui est arrivé à Tinbergen, à la fin de sa vie. Je ne
me souviens plus comment nous avons été amenés à
correspondre. Je crois que c’est à cause d’une petite brochure
111
qu’il avait publiée avec sa femme à propos de l’autisme . Il
m’avait demandé ce que je pensais de sa méthode, mais le ton

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de ses lettres était si triste que j’ai pensé qu’il décrivait
probablement l’autisme d’un de ses petits-enfants. La
méthode de soins proposée par sa femme me paraissait
curieuse. Elle conseillait de forcer l’enfant à soutenir le regard
– ce qui, pour un autiste, constitue une grande agression. On
m’a dit que, dépressif à la fin de sa vie et habitant Oxford, il
voyait souvent John Bowlby à qui probablement il confiait son
malheur. Mais il parlait aussi d’éthologie avec lui. Après avoir
stimulé la créativité de René Spitz en lui proposant des
modèles d’expérimentation, il a renforcé les convictions de
John Bowlby, qui a été président de la Société britannique de
psychanalyse, de s’inspirer du modèle animal pour étudier le
112
développement des petits humains préverbaux . L’éthologue
et le psychanalyste pensaient qu’une ontogenèse, un
développement continu depuis l’œuf jusqu’à l’explosion du
e e
langage (du 20 au 30 mois), permettait de faire des
observations et des manipulations expérimentales selon les
méthodes éthologiques mises au point auprès des animaux. Ce
sont des observations comme celles-là qui ont conduit Dorothy
Burlingham et Anna Freud à décrire les besoins de l’enfant
113
comme « un attachement précoce à la mère ». Les
observations faites par ces deux psychanalystes n’étaient
qu’une invitation à faire évoluer la « théorie de la pulsion
114
secondaire », ce n’était pas une intention de la détruire.
Les débats qui alimentaient la culture dans laquelle ces
chercheurs baignaient, leurs rencontres amicales, leurs liens
personnels et les malheurs de leur existence se mêlaient à la
rigueur des observations scientifiques pour mettre au monde

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la théorie de l’attachement. Ce n’était pas un objet de science
dure, mais ce n’était pas non plus un objet de croyance. Le
modèle animal posait des questions aux humains sur les
perceptions et les émotions, alors qu’auparavant on posait aux
animaux des questions humaines sur la volonté, la mémoire ou
l’apprentissage.

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Canulars édifiants
Dans les années 1970, il était difficile de ne pas se laisser
imprégner par les idées lacaniennes, on baignait dedans. La
plupart des enseignants s’y référaient sans cesse, de
nombreuses revues lui étaient consacrées et, dans les
discussions entre praticiens, une série de phrases revenaient
régulièrement : « L’inconscient est structuré comme un
langage… Le moi est l’aliénation première… Les trois ordres de
l’expérience analytique c’est à savoir le symbolisme,
115
l’imaginaire et le réel . » Avec un stock de dix citations, on
pouvait tenir une soirée, et parfois même faire carrière.
Au début des années 1980, le Syndicat national des
psychiatres privés avait organisé à Perpignan un colloque sur
la paranoïa. Les idées lacaniennes étaient à l’honneur, mais je
ne sais pas pourquoi les publications sur la paranoïa sont
souvent ennuyeuses avec leurs classifications illusoires et leurs
raisonnements alambiqués. Il faisait chaud, je m’engourdissais,
alors j’ai dit à Arthur Tatossian qui présidait ces journées :
« Aidez-moi à faire un canular, sinon je vais mourir d’ennui et

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vous serez responsable. » Le sérieux Tatossian aussitôt s’est
fait complice en annonçant que j’allais faire une communication
importante sur la découverte d’une nouvelle psychose : la
narapoïa. C’est ainsi que j’ai publié Mes premiers écrits sur la
narapoïa qui faisait contrepoint à la publication de Lacan Mes
premiers écrits sur la paranoïa.
La narapoïa, ai-je dit sur un ton empathique, est une
psychose très grave où le malade délire tellement qu’il est
convaincu que tout le monde lui veut du bien. Seul un
psychotique peut souffrir d’une telle conviction délirante. J’ai
déconstruit la narapoïa à propos du « cas Otto Krank, sa vie,
son œuvre ». Afin d’être pris au sérieux, je me suis exprimé
obscurément car toute clarté aurait mis en lumière la faille de
116
mon discours . J’ai associé la psylacanise (qu’il ne faut pas
confondre avec la psychanalyse) avec un traitement
médicamenteux du plus heureux effet. J’ai traité Otto Krank
avec du Largactil aux doses suivantes : un kilo le matin, un kilo
à midi et deux kilos au coucher. Après quelques jours de
traitement, j’ai constaté une nette amélioration de son état
mental : Otto Krank commençait à se demander si vraiment
on lui voulait du bien. Il allait mieux, j’étais heureux.
J’ai alors décidé d’alléger le traitement et je fus le premier
à constater que l’effet psychopharmacologique de deux
comprimés de vitamines B6 était exactement le même que
celui d’un comprimé de vitamines B12. Le contre-transfert
méritant une approche scientifique, je décidais de faire un
électroencéphalogramme au psychothérapeute d’Otto. Les
enregistrements m’ont permis d’affirmer que l’attention

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flottante des psychanalystes (recommandée par Freud)
correspondait au stade III du sommeil lent profond.
C’est alors que nous avons parachevé le traitement en
passant à la psylacanise. Otto Krank est né d’un père et d’une
mère ce qui, à son époque, se faisait encore. Vers l’âge de
8 ans, quand Otto découvrit la grotesque méthode de
reproduction sexuelle qui lui avait donné la vie, il fut atteint
d’une paralysie hystérique des deux oreilles. À l’école, ses
petits camarades pouvaient bouger leurs deux pavillons
auriculaires, alors qu’Otto en était incapable. Il en souffrit
cruellement. Au cours d’une séance de psylacanise, le malade a
rapporté que son prénom le torturait. S’appeler Otto, c’était à
la rigueur acceptable pour un garagiste, mais pas pour un
analysant. Son psylacaniste lui conseilla de faire une
anagramme déconstructive avec son prénom et de l’écrire à
117
l’envers. Dès ce jour, Otto se sentit beaucoup mieux .
Fier de ces découvertes, j’ai dit : « J’ai une théorie : plus
une théorie est idiote, plus elle a de chances de succès. »
Aussitôt mes amis ont prédit un triomphe à ma théorie.
À la fin de ma communication, un homme est venu me
féliciter en essuyant ses lunettes embrumées par ses larmes
de rire. C’était pourtant un monsieur très sérieux. Pierre
118
Legendre a déclaré : « Lacan aurait dit de vous que vous
êtes un non-imbécile. » J’ai reçu cette phrase comme on reçoit
un diplôme. J’étais adoubé dans le champ lacanien.
J’ai refait ce canular à la demande de Jean-Michel Ribes, au
théâtre du Rond-Point, dans son programme de « Rires de
résistance ». Une grande partie de la salle a bien voulu jouer

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avec moi, mais certains auditeurs venus pour entendre un
grave exposé sur cette nouvelle psychose affichaient un visage
atterré, immobile, yeux grands ouverts. Les canulars sont
dangereux parfois.
Ils sont dangereux souvent, et malheureusement édifiants.
Mai 68 a été un formidable tremplin pour la psychanalyse qui
est entrée dans la culture, comme le souhaitait Freud, en
même temps qu’elle entrait à l’université, ce qu’il ne souhaitait
pas. On ne parlait que de ça : psychanalyse et politique,
psychanalyse et marxisme, psychanalyse et féminisme,
psychanalyse et psychose… Une telle embellie ne pouvait que
provoquer des réactions hostiles. Debray-Ritzen fut le premier
119
à contre-attaquer . Cet homme appartenait à la race des
grands patrons, humanistes et scientifiques, cultivés,
travailleurs et trop sûrs d’eux. Il a volé dans les plumes de la
psychanalyse, « l’impudente cuistrerie […], l’indigence
politique […], la fonction putassière de l’écoute […], les jeunes
Gobe-Lacan qui aiment le jargon obscur […], la confrérie du
divan […], ces psychiatres qui, comme une armée pitoyable,
120
maintenant pullulent ».
Les psychanalystes furent heureux de pouvoir haïr un tel
homme. Mais, dans les deux clans, la passion fut si violente
qu’elle rendait impossible le moindre argument. J’étais
intéressé par ce personnage coloré, pimenté et créatif dont la
brutale élégance me fascinait, comme on est fasciné par la
beauté d’un taureau qui charge. C’est peut-être pour ça qu’on
aime Louis-Ferdinand Céline dont la pensée me révulse. Il
était rabelaisien, plus hénaurme que haineux, « Don Quichotte

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en plein ciel », disait André Gide. Bon… Admettons. Debray-
Ritzen aimait s’entourer de ces forts caractères comme Arthur
Koestler, Louis Pauwels ou Aimé Michel qui me fascinait par
son intelligence rapide, sa culture immense et son désir de
magie qui transforme la science en poésie.
121
Après la sortie de mon premier livre , je fus invité par
Radio Courtoisie dont l’intitulé m’avait amusé. « C’est une
radio d’extrême droite, m’avait dit Paul Guimard, mais allez-y
quand même. Ils sont cultivés et bien élevés. » Je fus très bien
reçu. Je crois me rappeler que la porte fut ouverte par un
concierge en gilet rayé. C’est trop beau pour être vrai, à moins
qu’il ne s’agisse d’une ironique politesse. L’entretien fut
vigoureux et élégant. Alain de Benoist, Arthur Koestler et
Pierre Debray-Ritzen furent souvent cités en tant que
défenseurs d’un naturalisme que je n’approuvais pas malgré
mon attirance pour l’éthologie animale. Après l’émission, je fus
invité au restaurant où le débat, dépouillé du masque des
citations, est devenu plus authentique et poignant. J’étais à
table avec des ogres sympathiques. Ils aimaient la puissance,
l’argent, les belles maisons et les beaux textes. Ils étaient
vraiment « armés » pour la vie qu’ils considéraient comme un
merveilleux champ de bataille. Le vacarme de leurs insultes
racontait en riant comment ils avaient eu raison d’un
philosophe ou d’un psychanalyste qu’ils avaient ridiculisé par
un beau geste ou par une phrase bien enlevée. J’étais
admiratif et en total désaccord (rappelez-vous la beauté du
taureau qui charge).

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Quand j’ai confié mon aventure à des amis psychanalystes,
cette histoire que je voulais truculente a provoqué un long
silence : « Tu n’aurais pas dû y aller, on ne discute pas avec
des fascistes. » Pour provoquer le débat, j’ai donc décidé de
faire une communication à la Société de psychiatrie à
Marseille. Mais sachant que, si je choisissais mon camp (Freud
à ma gauche, contre Debray-Ritzen à ma droite), je ne
provoquerais que des invectives, j’ai décidé d’inverser les
citations : « Comme dit Lacan, “nous marchons à grands pas
vers un art optimystique, transcendantal et monothéiste”. »
122
Cette phrase de Prévert a été applaudie par les
psychanalystes. Comme dit Debray-Ritzen, ai-je ajouté, « la
génétique, c’est l’enchantement de la matière vulgaire », ils
ont alors critiqué cette phrase d’Apollinaire. Encouragé par ce
succès, j’ai prétendu que Lacan avait écrit : « Je murmure
encore un langage d’ailleurs », les partisans de Debray-Ritzen
123
ont éclaté d’un rire sarcastique pour ce joli vers d’Aragon .
Puis j’ai « cité » Debray-Ritzen, le vil organiciste qui a écrit
que « l’organisation de la vie psychique […] est tout à fait
détruite par des processus organiques » ; aussitôt les lacaniens
124
ont hué cette phrase de Lacan .
C’est promis, je ne recommencerai plus. J’ai vu des gens
que j’estimais tomber dans ce piège indécent. Ils défendaient
le nom et non pas l’idée, ils s’engageaient sous une bannière
dont ils ne connaissaient pas la cause. Les canulars sont
dangereux parce qu’en forçant le trait, ils disent le vrai,
comme sont vraies les caricatures. Je pense qu’il m’est arrivé

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de réagir ainsi, j’en ai peur, c’est tellement facile, ça évite de
penser et on se fait des amis.

1 . Dev ereux G., De l’angoisse à la méthode dans les sciences du


comportement, Paris, Flam m arion, 1 9 80, p. 1 9 8.
2 . Aragon L., La Rose et le Réséda, Paris, Seghers, 1 9 4 4 .
3 . Maffezzoli U., Paolucci A., Sabbioneta. I l Teatro all’Antica, Modène (Italie),
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58. Goy et B., Charles Maurras, Paris, Presses de Sciences Po, 2 000, p. 2 58.
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« Très honorable », proposée pour le prix de thèse. Thèse dédiée à son frère le
m oine bénédictin, à Henri Ey et à Édouard Pichon.
7 2 . Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la
personnalité, Paris, Seuil, 1 9 7 5, p. 1 2 4 (réédition de sa thèse de 1 9 3 2 ).
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7 5. Tém oignage de Jean Ay m e, chef de serv ice, com m uniste, pionnier de la
politique de secteur psy chiatrique, qui a longtem ps côtoy é Lacan.
7 6 . Ey H. (dir.), colloque durant l’année 1 9 6 0. En 1 9 6 4 , Henri Ey a dû
insister pour que Lacan rem ette un texte : L’I nconscient, Paris, Desclée de

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89 . Tinbergen N., The Study of I nstinct, op. cit., cité in Eibl-Eibesfeldt I.,
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9 1 . Lacan J., Le Séminaire, liv re III : Les Psychoses, 1955-1956, op. cit., p. 1 7 .
9 2 . Tinbergen N., L’Univers du goéland argenté, Bruxelles, Elsev ier-Séquoia,
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9 3 . Spitz R., La Première Année de la vie de l’enfant, préface d’Anna Freud,
Paris, PUF, 1 9 58 (reprise de ses conférences depuis 1 9 4 6 , av ec v ingt-cinq
citations d’éthologie anim ale dans la bibliographie).

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9 4 . Aim é Michel, tém oignage lors du tournage d’un film av ec Konrad Lorenz
à Saint-Vincent-Les-Forts, 1 9 7 1 .
9 5. Le prem ier liv re grand public de Konrad Lorenz, I l parlait avec les
mammifères, les oiseaux et les poissons (Paris, Flam m arion, 1 9 6 8), av ait
rendu célèbre l’éthologue, dès sa publication à Vienne en 1 9 4 9 , av ant ses
publications scientifiques.
9 6 . Nisbett A., Konrad Lorenz, Paris, Belfond, 1 9 7 9 , p. 1 2 3 .
9 7 . Lorenz K., « Über die Bildung des Instinktbegriffes », Die
Naturwissenschaften, v ol. 2 5, 1 9 , 7 m ai 1 9 3 7 , p. 2 89 -3 00.
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1 00. Marcuse H., L’Homme unidimensionnel, Paris, Minuit, 1 9 6 4 .
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Verhaltens », Z. Angew. Psychol. U. Charakt. Kde, 59 , 1 9 4 0, p. 2 -81 .
Extraits de quelques passages dans Nisbett A., Konrad Lorenz, op. cit., p.
1 09 -1 1 3 et 2 7 6 .
1 02 . Nisbett A., Konrad Lorenz, op. cit., p. 1 09 et citations en allem and,
p. 2 7 6 .
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1 05. I bid., p. 81 .
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1 07 . Lannoy J. D. de, Da Silv a Nev es V., « Une analy se éthologique des
interactions sociales d’enfants autistiques en situation de thérapie »,
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1 08. Nisbett A., Konrad Lorenz, op. cit., p. 1 2 2 .
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1 1 3 . Burlingham D., Freud A., I nfants without Families, Londres, Allen &
Unwill, 1 9 4 4 ; traduction françaises : Enfants sans famille, Paris, PUF, 1 9 4 4 ,
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1 1 4 . Bowlby J., Attachement et perte, tom e 1 : L’Attachement, op. cit., p. 4 81 .
1 1 5. Lacan J., Le Séminaire, liv re III : Les Psychoses, 1955-1956, op. cit.,
p. 1 7 .
1 1 6 . Dans le genre paraphrases déconstructiv es, lisez : Chiflet J.-L., Leroy
P., Édouard, ça m’interpelle ! Le français nouveau est arrivé, Paris, Belfond,
1 9 9 1 ; Schnerb C., Je pense, Buchet-Chastel, 1 9 7 2 .
1 1 7 . Phrases inspirées par Woody Allen.
1 1 8. Legendre P. (juriste et psy chanaly ste), L’I nestimable Objet de la
transmission. Étude sur le principe généalogique en Occident, Paris, Fay ard,
1 9 85.
1 1 9 . Debray -Ritzen P., La Scolastique freudienne, Paris, Fay ard, 1 9 7 2 .
1 2 0. Debray -Ritzen P., L’Usure de l’âme. Mémoires, Paris, Albin Michel,
1 9 80, p. 4 53 .
1 2 1 . Cy rulnik B., Mémoire de singe et paroles d’homme, op. cit.
1 2 2 . Prév ert J., Spectacle, Paris, Gallim ard, 1 9 51 , p. 2 4 3 .
1 2 3 . Aragon, Le Fou d’Elsa, Paris, Gallim ard, 1 9 6 3 , p. 2 7 4 .
1 2 4 . Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la
personnalité, Paris, Seuil, 1 9 7 5, p. 1 4 2 .

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CHAPITRE 2

Folie, Terre d’asile

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Découvertes sérendipiteuses
Un médecin militaire ayant constaté qu’une substance
étrange augmentait l’endurance des soldats, Freud, pour se
stimuler, s’en procura quelques grains. C’est ainsi qu’il fut sur
le point de contribuer à l’invention de l’anesthésie. « Au début
des années 1884, il rapporte à Martha Bernays (sa fiancée)
qu’il s’intéresse aux propriétés de la cocaïne […], il compte en
expérimenter tous les usages dans des cas d’affections
1
cardiaques et aussi de dépressions nerveuses . » Il en donne à
son ami Fleischl-Marxow pour apaiser ses souffrances, le
rendant ainsi dépendant dès les premières prises. Il en prend
lui-même pour « devenir fougueux » et lutter contre les
« sombres chagrins » qui empoisonnent son âme dépressive.
C’est de cette manière, non scientifique, que furent plus
tard découverts les médicaments que l’on appelle abusivement
« psychotropes ». Il arrive qu’une trouvaille
« sérendipiteuse » mette sous le regard du chercheur, par
hasard, un fait habituellement insignifiant. Cet événement

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banal déclenche en lui le pressentiment d’une découverte que
la méthode transformera en fait scientifique.
« D’abord le hasard, ensuite la raison », disait Claude
Bernard en décrivant ce processus novateur. Mais un tel coup
de chance ne saute pas à l’esprit de tout le monde. Pour que
Freud ait eu envie de prendre un grain de cocaïne afin de se
rendre fougueux, il a fallu qu’avant cette expérience il ait
postulé une sorte de théorie implicite qui lui suggérait qu’une
substance était susceptible de modifier un psychisme.
Quand il était stagiaire à la Salpêtrière, Freud avait
proposé à Charcot de traduire ses leçons en allemand.
Convaincu de l’excellence de la traduction, le maître avait
invité Freud à venir chercher quelques feuillets chez lui après
le dîner. Le jeune homme ravi et terrorisé n’a pu se rendre
chez le professeur qu’après avoir acheté une chemise et des
gants blancs, s’être « fait couper les cheveux et tailler la barbe
pour quatorze francs […], j’étais très beau, écrit-il, et me
faisais à moi-même la meilleure impression […], moi, très
calme grâce à une petite dose de cocaïne ». Madame Charcot
demande à Freud combien de langues il parle : « Allemand,
anglais, un peu espagnol et très mal français », répond-il.
« Telles ont donc été mes performances (ou plutôt celles de la
cocaïne) et j’en suis très satisfait […]. Avec un tendre baiser.
2
Ton Sigmund . »
Je crois me souvenir que j’étais stagiaire en deuxième
année de médecine à l’Hôtel-Dieu, à Paris, dans le service
d’hématologie, quand j’ai été ému par le comportement d’une
jeune malade de 24 ans. Je ne sais pas pourquoi on lui avait

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trouvé un lit en hématologie. Elle manifestait une douce
extase, serrait contre elle un taureau en matière plastique et le
caressait en exprimant quelques tendres onomatopées. On
m’a dit qu’un tel tableau clinique s’appelait « bouffée
délirante ». J’ai voulu parler avec cette jeune femme, qui m’a
répondu vaguement, de très loin, en me montrant sans un mot
son taureau qu’elle caressait en souriant. Un jeune médecin est
arrivé avec un flacon de perfusion. Il a dit au patron : « Il y a
3
là-dedans de l’halopéridol, il paraît que ça marche . » Le
lendemain, la patiente paraissait moins extatique, elle n’a plus
caressé son taureau, puis elle l’a posé sur la table de nuit. Deux
ou trois jours plus tard, elle me disait : « Je ne comprends pas
ce qui m’a pris. Je croyais que ce taureau était une divinité. »
Elle est rentrée chez elle, personne autour de moi n’a cherché
à comprendre ce qui s’était passé. Je n’ai jamais revu un
succès thérapeutique aussi rapide, mais j’y ai souvent pensé en
me demandant comment il était possible qu’une molécule ait
pu lui rendre sa liberté d’esprit. Les autres stagiaires et les
médecins ont préféré s’intéresser aux variations de ses
formules sanguines et aux signes cliniques que cela entraînait.
J’avais été bouleversé par un événement qui ne leur avait rien
dit.
Je devais être sensible à ce genre de phénomènes puisque
je me souviens que, quelques années avant, j’avais lu un article
du journal L’Express commentant la découverte d’un
médicament nommé N-oblivon qui faisait disparaître les
angoisses. L’auteur prévoyait que désormais les voleurs, pour
se donner confiance, prendraient ce médicament et que les

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violeurs passeraient à l’acte en toute décontraction. Quelques
années plus tard, quand il a fallu débattre de la « pilule », on a
entendu dire que, grâce au blocage hormonal de l’ovulation, les
femmes pourraient se prostituer en toute liberté. Ces
réactions sont fréquentes : ceux qui ne croient pas qu’une
substance puisse agir sur le psychisme affrontent ceux qui
croient que la chimie nous gouverne. D’abord, c’est une
rencontre hasardeuse. Ensuite, il faut trouver une pseudo-
raison pour donner forme à nos émotions. La sérendipité a
simplement provoqué une étrangeté qui donne l’impulsion à
comprendre. La science n’est pas encore là, mais ces prémices
4
appellent une méthode ultérieure .
En 1967, il y avait dans le service de neurochirurgie de
l’hôpital de la Pitié, un anesthésiste de forte personnalité. Nous
sentions sa présence dès qu’il traversait un couloir. Les
urgences ne cessaient d’affluer, et Huguenard donnait
l’impression de ne jamais quitter l’hôpital, ce qui était souvent
vrai. À l’étage au-dessus, le professeur Cabrol, qui venait de
réaliser la première greffe de cœur en France, dormait dans le
couloir, près de son opéré. Le professeur Metzger avait installé
un lit de camp pas très loin de la salle de radiologie, afin de
réagir plus vite en cas de besoin. Il m’avait proposé un poste
d’assistant parce que souvent, en examinant les radios, nous
tentions d’établir une corrélation entre une altération
cérébrale et une manifestation psychique. À cette époque,
pour devenir psychiatre, il fallait passer un examen de
neuropsychiatrie. Il suffisait de réciter les signes cliniques de
tumeurs cérébrales ou d’atrophie de la moelle épinière pour

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être autorisé à « prendre en charge un schizophrène ». C’est
ainsi que nous devenions archéopsychiatres. La psychiatrie
existait peu à l’université, elle balbutiait dans les asiles de
campagne où l’on essayait d’inventer cette discipline que
Mai 68 allait mettre en lumière.

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Le cerveau connaît
la grammaire
Quand j’ai commencé mes études de médecine, on nous
apprenait que nous disposions à la naissance d’un stock de
plusieurs milliards de cellules nerveuses qui s’épuisait avec
l’âge, en perdant chaque jour 100 000 neurones. On en
concluait logiquement que tout accident infectieux, vasculaire
ou traumatique, aggravait cette perte irrémédiable. Cette
théorie rendait inutile toute thérapeutique sur le cerveau,
puisqu’un « cerveau touché est un cerveau foutu », nous
expliquait-on. Or, après les lobotomies, les malades au cerveau
coupé continuaient à vivre, parfois très longtemps. Leur esprit
modifié et leur personnalité amputée, réduite à un schéma de
survie sans monde intérieur, démentaient le postulat d’un
cerveau qui se dégrade inexorablement. Ce fut le talent de
quelques innovateurs d’oser penser : « Puisqu’on peut couper
un cerveau sans tuer le malade pourquoi ne pas enlever les
tumeurs, évacuer les abcès et les poches de sang ? »

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Le professeur Puech à l’hôpital Sainte-Anne avait créé le
premier service de neurochirurgie dans les années 1950. On
parlait de « chirurgie de la folie », ce qui faisait rigoler les
médecins et suffoquer d’horreur les psychanalystes. Quand on
suspectait une tumeur cérébrale ou un anévrisme (une petite
hernie de la paroi d’une artère), on nous apprenait à enlever le
liquide céphalo-rachidien qui sert de suspension hydraulique
au cerveau. Apparaissait alors une image à la radiographie qui
faisait voir des opacités tumorales, des abcès denses ou des
poches de sang. Grâce à ces images, le chirurgien savait où il
devait intervenir.
Inventer un artisanat clinique n’est pas suffisant pour créer
une discipline. Il faut aussi savoir s’imposer dans les lieux où
l’on décide. Alphonse Baudoin fut un médecin magnifique, du
style Erich von Stroheim, raide, élégant, affirmé et travailleur.
Ce polytechnicien, biochimiste et neurologue, fut doyen de la
faculté de médecine pendant l’Occupation, où son attitude
courageuse lui permit de devenir secrétaire de l’Académie de
5
médecine . Son ouverture d’esprit lui permit d’éviter de
penser que le cerveau demeurait enfermé dans sa boîte
crânienne, tandis que l’âme flottait dans l’éther des mots. C’est
lui qui suggéra à Puech de se rapprocher de Jean Delay. À
cette époque, la psychiatrie à Sainte-Anne était un mélange de
neurologie et de littérature, avec un zeste de psychanalyse.
Dans les hôpitaux psychiatriques de province, les médecins
aliénistes se coltinaient les schizophrènes, les violences
alcooliques, les altérations cérébrales et les humains
désocialisés.

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6
Paul Guilly, qui participait à cette aventure , me taquinait
parce que je venais d’accepter un poste à l’hôpital
psychiatrique de Digne, dans les Alpes de Haute-Provence.
« Ce qu’il y a de mieux dans cette ville, me disait-il, c’est une
fontaine qui coule sur un bloc de calcaire. Reste à Paris avec
nous. C’est là qu’on fait les carrières. » À cette époque, il y
avait dans les hôpitaux des médecins qui demeuraient
assistants toute leur vie. Honteusement mal payés et sans
possibilité de promotion, c’est la passion médicale qui les
tenait. Parmi eux, on rencontrait un grand nombre de
trouveurs d’idées. Le gentil Roger Messimy avait dédié à ma
fille une publication sur la conduction électrique du noyau
ventro-postéro-latéral du thalamus. Comme elle était âgée de
2 mois, je crois qu’elle n’a pas saisi la majesté de la dédicace.
Jacques Lacan venait parfois le chercher pour l’inviter à
déjeuner et le questionner sur la commande neurologique du
regard. C’est un véritable sac de nœuds où la stimulation d’un
noyau du tronc cérébral provoque un regard latéral dirigé vers
le bas, tandis qu’un autre noyau fait regarder vers le haut
après un double croisement. Lacan adorait les nœuds, qu’ils
soient borroméens ou oculaires. Ces circuits entremêlés ont
été au centre de son enseignement au cours des dix dernières
années de sa vie. Le nœud borroméen lie les trois dimensions
de l’imaginaire, du symbolique et du réel dans un
enchevêtrement de câbles qui rappelle la commande
neurologique du regard. Le discret Messimy aurait-il participé
au succès lacanien, sans le faire savoir et peut-être même sans
le savoir ?

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Dans une pièce près des cuisines, au sous-sol, deux pauvres
chercheurs inventaient une nouvelle discipline : la
neuropsychologie. Hecaen et Ajuriaguerra, en examinant des
malades au cerveau blessé, démontraient que c’est une
7
structure cérébrale qui structure le monde que l’on perçoit .
L’association de ces deux mots « neuro » et « psychologie » est
encore aujourd’hui incompréhensible pour certains penseurs
qui voient le corps d’un côté et l’âme de l’autre, sans
communication possible.
Parmi les publications de cette époque, deux idées ont
marqué ma manière de découvrir la psychiatrie : le cerveau
connaît la grammaire et un cerveau lésé n’est pas foutu.
Les lobotomies ne manquaient pas dans le service. Les
accidents de voiture en provoquaient presque 3 000 par an.
Nous ne disposions pas encore de scanner, mais la clinique et
l’encéphalographie gazeuse (radiographie après avoir enlevé le
liquide céphalo-rachidien) photographiaient des contusions et
des hématomes des lobes préfrontaux qui laissaient parfois un
trou quand le sang se résorbait. C’est à l’hôpital d’Argenteuil
que j’ai vu pour la première fois une lobotomie accidentelle. Un
jeune homme, en se tirant une balle dans la tempe pour se
suicider, s’était coupé les deux lobes préfrontaux. La brûlure
de la balle avait cautérisé les plaies, et le jeune homme qui se
tenait debout devant moi était figé puisqu’il ne disposait plus
du substrat neurologique qui permet l’anticipation. Il ne
pouvait plus rien prévoir ni raconter. Pour faire un récit, il faut
anticiper son passé, aller chercher intentionnellement dans sa
mémoire les images et les mots qui construisent une narration.

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Ensuite, il faut anticiper le partage de l’histoire que l’on
s’apprête à adresser à quelqu’un. Privé de la possibilité de se
représenter le temps, incapable de répondre à des
informations venues du passé et orientées vers l’avenir, le
lobotomisé ne peut que répondre aux stimulations
immédiates. Il comprenait tout ce que je lui demandais, mais
ne pouvait répondre que par monosyllabes puisque, pour
construire une phrase, il faut agencer dans le temps des
représentations d’images et de mots.
À cette époque, les motards ne portaient pas de casque.
Après un accident, quand l’os frontal était enfoncé et les yeux
arrachés, le lobotomisé demeurait assis, indifférent,
apparemment sans s’ennuyer puisqu’il ne pouvait plus
éprouver le sentiment de temps vide. Quand tout était calme
autour de lui, il restait immobile, mais quand les infirmières
s’affairaient, quand les médecins effectuaient la visite, quand
on apportait les plateaux des repas, il répondait à ces
stimulations du contexte en s’agitant et en courant en tous
sens malgré sa cécité.
Pour faire une phrase à la Proust, il faut que le cerveau
connaisse la grammaire. Il faut que la simple perception du
signal olfactif de la madeleine évoque le souvenir des
dimanches à Combray quand l’enfant allait dire bonjour à sa
tante Léonie et qu’elle lui offrait un morceau de madeleine
trempé dans sa tasse de thé. La saveur aujourd’hui perçue
faisait revenir en mémoire ce doux moment depuis longtemps
passé, comme « une gouttelette presque impalpable sur
8
l’édifice immense du souvenir ».

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Le cerveau des lobotomisés ne peut que percevoir une
information présente, mais il ne peut plus aller chercher dans
le passé l’origine de la trace. Ni futur ni passé, le cerveau ne
sait plus conjuguer ! La structure même des phrases devient
contextuelle : pas de virgules pour scander le temps, pas de
digression pour échapper à la linéarité qui enchaîne les idées,
pas d’association pour rassembler les souvenirs éparpillés et
en faire une représentation cohérente. Quelques réponses au
présent, deux ou trois mots, pas plus : le cerveau ne sait plus
faire de la grammaire !
C’est aujourd’hui que je comprends pourquoi j’ai été
marqué par une autre publication d’Hecaen et Ajuriaguerra.
Les deux chercheurs avaient collecté une douzaine de cas
d’enfants dont le lobe temporal gauche avait été arraché par
un accident survenu avant la fin de la deuxième année, qui
marque l’apparition de la parole. Ce carrefour de neurones
temporaux traite d’abord les sons, puis se transforme en zone
de langage, à condition que le milieu entoure les petits d’un
manteau de paroles. Le lobe temporal gauche ayant été
écrabouillé par l’accident, ces enfants auraient logiquement dû
ne jamais parler malgré un entourage riche en productions
verbales. Ils ont tous parlé ! Plus tard, plus mal, avec une
étrange syntaxe, ils ont fini par acquérir ce mode de relations
humaines parce qu’une zone cérébrale voisine, encore saine, a
9
été circuitée par les mots et les images alentour .

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Histoire de vie et choix
théorique
Peut-être ai-je été sensible à cette publication parce qu’elle
me parlait ? En s’opposant au misérabilisme neurologique de
l’époque, elle me disait qu’il est possible de ne pas se
soumettre à la fatalité, qu’on peut chercher une issue, une
solution inattendue. En psychologie aussi le misérabilisme
engourdissait les recherches : « Un orphelin ne peut pas s’en
sortir. Que voulez-vous qu’il fasse, sans famille ? Il faut le
mettre dans une institution et qu’il se taise. C’est triste, mais
c’est son destin. » La résignation culturelle mettait en lumière
l’importance de la famille. Les enfants ont tort de s’en
plaindre, ils ne connaissent pas leur chance.
En fait cette publication parlait de moi, de mon désir de
m’en sortir malgré les prophètes de malheur. Mon histoire
personnelle, l’orphelinage précoce lors de la Seconde Guerre
mondiale m’avaient rendu sensible à ce genre de
raisonnement. J’avais besoin de l’espoir que m’offrait cette
publication. Mes collègues, les autres internes, ont

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certainement oublié ce travail. Ils ne l’ont pas senti, ne l’ont
pas entendu, ne l’ont pas mis en mémoire parce qu’ils n’en
avaient pas besoin.
Julian de Ajuriaguerra précisait lors de ses cours au Collège
de France : « Si l’on veut dépasser les contradictions entre ce
qui est d’ordre biologique et ce qui relève du psychologique, ou
encore entre le psychologique et le sociologique, il faut étudier
l’homme dès le commencement, non seulement sur le plan de
la phylogenèse (évolution des espèces), mais sur le plan de sa
propre ontogenèse (développement de l’individu), et prendre
connaissance de ce que lui offre la nature, mais également de
ce que l’homme construit dans le cadre de son
10
environnement . »
Il y avait dans ces recherches le germe de ce qui allait plus
tard initier mon cheminement vers l’éthologie et la résilience.
Georges Devereux, ethnologue et psychanalyste, n’hésitait pas
à parler de « zoo humain ». Ajuriaguerra amorçait les
raisonnements développementaux qui tiennent compte des
contraintes biologiques autant que des constructions
culturelles. Ces travaux me prouvaient qu’on peut s’en sortir,
à condition de changer de croyance. Nos choix théoriques
11
dépendraient-ils de nos histoires de vie ? Les événements
que nous avons subis peuvent-ils façonner notre âme et
orienter notre cheminement intellectuel vers la résolution du
problème auquel notre existence nous a rendus sensible ?
J’ai beaucoup admiré José Aboulker. Il arrivait très tôt,
dans le service de neurochirurgie, en mettant soigneusement
en évidence L’Humanité, le journal communiste qu’il lisait de

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façon à ce que tout le monde le voie. Puis il commençait sa
journée de médecin. J’aimais beaucoup bavarder avec lui,
parce qu’il partageait ses immenses connaissances comme si
nous étions ses égaux. Il m’avait dédicacé une brochure sur la
12
sténose du canal cervical qu’il venait de découvrir . Je lisais
ce petit livre avec plaisir, parce que j’aimais la neurologie,
parce que Aboulker avait préparé une dédicace avant de me le
donner et parce que les joueurs de rugby avaient
involontairement participé à cette recherche. Souvent, le lundi,
on voyait en consultation des piliers de rugby massifs, aux
épaules larges, qui s’inquiétaient de ressentir une faiblesse
dans les membres, une douleur dans les bras et une décharge
électrique quand ils baissaient la tête. Le mercredi ou le jeudi,
ces malaises disparaissaient, mais ils revenaient le lundi
suivant, après le match du dimanche. Aboulker avait compris
que les engagements dans la mêlée, en cognant régulièrement
la moelle épinière contre les vertèbres, provoquaient un
œdème. Quand le canal cervical était trop étroit, les nerfs
comprimés déclenchaient des douleurs et une faiblesse
musculaire.
J’admirais cet homme pour ses grandes connaissances,
j’enviais certainement son pouvoir de guérir et j’aimais la
simplicité de ses relations. Un jour, il fut invité en Chine par
Mao Tsé-toung, qui commençait à souffrir de difficultés
neuromusculaires et n’acceptait d’être soigné que par un
neurologue français et communiste. Après son retour, quand il
a pris son café en lisant L’Humanité, il n’a pas démenti la
rumeur qui racontait que le Grand Timonier, raide comme une

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planche, ne pouvait se déplacer que lorsqu’il était aidé par
deux petites Chinoises qui n’avaient pas 20 ans. Comme il
avait beaucoup de mal à se déplacer, une des deux jeunes
femmes, en pouffant de rire, plaçait un fauteuil derrière le
grand homme, tandis que l’autre le poussait afin que, d’un seul
bloc, il tombe dedans. Il avait de plus en plus de mal à
comprendre les phrases simples, mais, à Paris, de grands
esprits défendaient la Révolution culturelle et diffusaient la
pensée de Mao en commentant Le Petit Livre rouge. Après
Mai 68, il était difficile de ne pas avoir à disserter sur l’une de
ses pensées. J’ai le souvenir d’un de mes amis, tout juste
nommé à un poste de responsabilité en psychiatrie, qui
expliquait savamment que la pensée de Mao avait découvert
des points d’acupuncture sur la langue qui permettaient de
redonner la parole aux muets. Je n’ai pas pu lui expliquer que
ce n’est pas un trouble de la langue qui rend muet, c’est un
déficit auditif qui empêche d’apprendre les mots. Impossible
de s’étonner, interdit d’argumenter, il fallait adorer les
miracles provoqués par l’intelligence du génial Mao. Ses
pensées merveilleuses se répandaient dans les milieux
intellectuels comme une épidémie psychique difficile à
enrayer. José Aboulker souriait et reprenait sans un mot son
boulot d’ouvrier spécialisé en neurologie.
Un matin, en bavardant lors du petit rituel « café-
Humanité », il a laissé échapper une phrase étonnante : « Cet
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article me rappelle le jour où avec Jean Daniel nous avons
permis le débarquement des Américains à Alger. » La matinée
s’est déroulée comme d’habitude, mais au déjeuner, dans la

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salle de garde, j’ai demandé à Élisabeth Adiba, qui avait été
chassée d’Algérie en 1962, si elle avait bien entendu la même
phrase que moi. Elle m’a alors raconté que José venait d’une
famille algéroise où l’on était professeur de médecine, engagé à
gauche, depuis plusieurs générations. Dès 1941, José, étudiant
en médecine âgé de 22 ans, avait organisé un réseau de
résistance. Il avait été contacté par Emmanuel d’Astier de la
Vigerie, militant d’Action française, courageusement opposé au
nazisme. Ces deux jeunes hommes, qui s’estimaient malgré
leurs engagements différents, s’étaient associés pour aider les
Américains à débarquer à Alger. La marine des États-Unis
voulait entrer dans le port où les attendaient les canons de la
Wehrmacht. Il fallait absolument communiquer par radio pour
orienter leur débarquement vers une plage sans soldats. Il n’y
eut qu’un seul mort américain, alors que, sans José et Jean
Daniel, il y en aurait eu beaucoup, à coup sûr. Armé d’une
mitraillette, José s’est emparé de la poste d’où il y a pu
envoyer ses informations. Entouré de quatre cents très jeunes
résistants, il a encerclé la résidence du général Juin, alors
commandant des forces vichystes. (En 1943, ce général
prendra le commandement de l’armée de Libération,
remportera la victoire de Garigliano et sera fait maréchal de
France.) Une forte majorité de ces jeunes gens étaient juifs
parce que le gouvernement d’Algérie avait intensément
appliqué les lois antijuives de Pétain, pourtant mollement
demandées par les Allemands. Au Maroc, au contraire, le roi
Mohamed V avait refusé d’appliquer ces lois en disant qu’il ne
mettrait pas en prison des citoyens marocains innocents. Les

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Juifs marocains ont vénéré ce roi et milité pour l’indépendance
du Maroc jusqu’à leur expulsion en 1956.
Malgré la radicalité de son engagement contre le nazisme,
José Aboulker a toujours gardé sa liberté de jugement. Jean
Daniel témoigne : « Il me dit qu’au moment où l’on retirait leur
citoyenneté à tant de francs-maçons, de communistes et de
14
résistants, il ne convenait pas de faire du judéo-centrisme . »
Cet exploit de Résistance a provoqué l’arrestation
d’Aboulker par la partie de l’armée française opposée à de
Gaulle, et sa déportation dans un camp du sud algérien. Dès
qu’il fut libéré, il s’empressa de rejoindre de Gaulle à Londres
et de déclarer le 10 juillet 1945 qu’il prenait la défense des
musulmans opprimés par les partisans de l’Algérie française.
L’histoire de José Aboulker, homme de bonne volonté,
permet de répondre à la question de Vincent de Gauléjac :
« Nos choix théoriques sont-ils orientés par l’histoire de nos
vies ? » Quand le chirurgien propose une théorie du canal
cervical étroit où la moelle épinière gonflée écrase les nerfs, il
construit une représentation d’images radiologiques et de
mots médicaux désignant un objet naturel qui fonctionne mal.
Mais quand José adhère à une théorie communiste, c’est pour
s’opposer à une théorie nazie qui avait construit une
représentation verbale où certains hommes se jugeaient
supérieurs à d’autres, se donnant ainsi le droit de les
exterminer.
Quand le chirurgien parle de « sténose du canal cervical »,
il construit un système cohérent d’hypothèses et de
connaissances que d’autres chercheurs vont confirmer ou

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réfuter. Ses mots, dans ce cas, ont construit une
représentation théorique qui désigne un objet « canal
cervical » qui existerait dans le réel, même si l’observateur ne
l’avait pas découvert. Mais l’origine de son engagement contre
le nazisme et en faveur des musulmans algériens est à
rechercher dans son histoire personnelle, son identification à
son père et à la tradition familiale de défense des Algériens.
Les mots de José, dans ce cas, agencent une théorie qui
désigne, non plus une chose, mais une représentation sociale,
un récit qui organise une manière de vivre en société.

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Hibernation du cerveau
et des idées
Dans les années 1960, les interventions sur le cerveau
duraient très longtemps et les doses nécessaires de
médicaments anesthésiques avaient parfois de lourds effets
secondaires. Les chirurgiens redoutaient les chocs opératoires.
Henri Laborit, chirurgien de la marine au Val-de-Grâce, et
Pierre Huguenard, anesthésiste à Paris, se sont donné pour
enjeu de diminuer les anesthésiques en préparant le malade
avant l’opération. Huguenard nous apprenait à faire ce qu’il
avait appelé un « cocktail lytique » composé de Largactil, de
Dolosal (dérivé de la morphine) et de Phenergan. Nous
appelions donc le « barman » celui qui nous disait dans son
langage chaleureux : « Si vous préparez bien ce cocktail, on
pourra faire une anesthésie générale sans anesthésique. »
Laborit, plus discret, proposait une autre stratégie. Comme
il savait que je m’intéressais à l’éthologie animale, il m’avait
expliqué que l’hibernation chez les animaux, en diminuant le
métabolisme basal, réduisait la consommation d’énergie. Le

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fait d’abaisser la température du corps des futurs opérés
diminuait le nombre de chocs opératoires. Nous placions donc
sur les malades des couvertures à double paroi dans lesquelles
nous faisions glisser des glaçons. Leur température s’abaissait
jusqu’à 30 °C ce qui, en effet, réduisait les chocs. Jusqu’au jour
où Huguenard s’aperçut que le Largactil à petites doses
amenait la température à 33 °C, ce qui était suffisant pour
éviter les accidents et permettait de ne plus glacer les
malades.
Je me souviens d’un Réunionnais, porteur d’un énorme
méningiome, tumeur bénigne qui, lorsqu’elle devient
volumineuse, écrase les structures cérébrales voisines, ce qui
n’est plus bénin. Cet homme était terrorisé à l’idée qu’on lui
ouvre la tête et qu’on charcute son cerveau. Après quelques
heures de « cocktail lytique », il a dit : « Je n’ai plus
d’angoisses. Je suis même étonné de devenir indifférent à
l’idée qu’on m’ouvre le crâne. » Laborit et Huguenard, ayant
constaté que le 4560 R.P. (futur Largactil) abaissait la
température et engourdissait les angoisses, proposèrent de le
prescrire lors des douleurs physiques intenses.
Une infirmière avait demandé au docteur Morel-Fatio de
lui « refaire » le nez. Elle était terrorisée parce qu’elle avait vu
au cours d’autres interventions sur la face le nez brisé à coups
de marteau, le sang qui giclait, la tête ébranlée par les chocs.
L’anesthésie, à cette époque, se faisait avec un masque qui
diffusait l’éther, ce qui gênait beaucoup les opérations sur le
visage. Huguenard proposa un cocktail proche de celui qu’il
nous enseignait. Après l’intervention, la patiente, qui n’avait

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donc pas été endormie, expliqua qu’elle avait ressenti les
coups de marteau et les coupures de ciseau « comme s’il s’était
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agi du nez d’une autre, cela m’était indifférent ».
La molécule de phénothiazine, qui allait être synthétisée
pour donner le Largactil, faisait partie d’un programme de
recherche sur les colorants. Aux États-Unis, elle fut étudiée en
tant qu’insecticide. Les chercheurs français découvrirent ses
propriétés antihistaminiques dans les allergies. Quelques
aliénistes avant guerre, ayant constaté l’effet engourdissant du
Phenergan, l’avaient administré à des malades mentaux
agités. Huguenard et Laborit s’en servirent pour diminuer les
anesthésiques lors des interventions chirurgicales et
provoquer une étonnante indifférence des opérés à leurs
propres souffrances. Mais ce fut le talent de Deniker de ne plus
associer le Largactil avec d’autres médicaments qui
masquaient son effet et de constater que les psychotiques,
affolés par leurs hallucinations se calmaient, déliraient moins
et acceptaient de chercher à comprendre leurs cauchemars
quand un psychothérapeute proposait de les aider.
Un produit chimique, le Largactil, venait de provoquer une
révolution dans la manière de penser le psychisme et de
s’occuper des malades mentaux. Sans le flair de Laborit qui
avait déniché le produit en disant : « Je ne cherche pas, je
trouve », sans l’engagement de Huguenard auprès des
malades, sans la rigueur de Delay et Deniker à l’hôpital Sainte-
Anne et sans la kyrielle de praticiens inconnus dont les
connaissances étaient plus proches de l’artisanat que de la
science, cette molécule serait restée dans les tiroirs des

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laboratoires. Isolés dans leurs bâtiments, coupés de tout
contact avec les malades, ces vrais scientifiques n’auraient
jamais soupçonné les effets psychiques de ce produit.
Un matin, David a réuni dans son bureau les agrégés et les
assistants du service pour parler de Huguenard. Rien n’a filtré
hors de ce huis clos, mais quand j’ai vu leurs mines graves, je
me suis dit qu’il n’était pas facile d’avoir des idées neuves et
un caractère affirmé. Huguenard a vidé son bureau, rempli ses
cartons et est parti s’installer dans un autre hôpital – Baujon,
je crois.

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Traumatisme et changement
de théorie
Xavier Emmanuelli ne sait pas que c’est grâce à ce
« déménagement » que sa vie de médecin baroudeur allait
être transformée. Après avoir navigué comme médecin de la
marine marchande, après avoir soigné les mineurs de
Merlebach, il a rencontré Huguenard et tout fut transformé.
Lui aussi confirme que ses choix théoriques ont été influencés
par ses expériences de vie. Après avoir été nommé secrétaire
d’État à l’action humanitaire d’urgence par Jacques Chirac, il
réveille une foi chrétienne qui s’était engourdie.
Au début de ses études de médecine, Xavier consacrait au
jazz, à la bande dessinée et à l’engagement social une partie
importante de ses journées. Il dessinait des bonhommes
suspendus à un mur auquel ils s’accrochaient par le nez et par
les doigts, ce qui révélait un humour certain. Son père était un
médecin de famille comme il n’en existe plus. Installé à La
Varenne, dans la banlieue parisienne, généreux de son temps
et de ses efforts, il se levait presque toutes les nuits et, quand

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il le fallait, n’hésitait pas à soigner dans la rue. Xavier s’est
identifié à ce soigneur. Quand il était enfant, il rêvait de
devenir un docteur Schweitzer. La guerre était quotidienne
dans les années 1940 : batailles d’avions, mouvements de
troupes et persécution des Juifs. Ses parents ont caché une
petite fille jusqu’à la fin de la guerre : « Sur le mémorial de Yad
Vashem, il y a le nom de mon papa et de ma maman. Ils ont eu
le diplôme de Justes grâce à la petite Thérèse. » Cette
remarque de Xavier révèle sa personnalité : c’est lui qui
remercie Thérèse d’avoir honoré ses parents ! « On a
découvert sur la tombe de mon père, dans le petit cimetière de
Zalana dans la montagne […] en Corse, un petit pot en
porcelaine sous les fougères qui disait : “Je me souviens.”
16
C’était Thérèse qui l’avait fait déposer . »
Quand Xavier est devenu médecin, il a poursuivi son
chemin en créant MSF (Médecins sans frontières) avec
Bernard Kouchner. Dans cette médecine d’avant-poste, on a
besoin de technique médicale, de réflexion philosophique et
d’engagement social – communiste bien sûr dans les années
1970.
Bernard Kouchner exprimait les mêmes motivations, mais
dans un style différent. Beau comme un acteur américain,
élégant avec ses manteaux à col en velours, je me souviens
qu’il vendait à la criée Clarté, le journal des étudiants
communistes. Mais comme il n’était pas d’accord avec le
contenu des articles, il lui arrivait de défendre des idées
opposées à celles du journal qu’il vendait. Je pense qu’il n’a
jamais modifié sa posture intellectuelle, quand on lui a

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reproché d’en avoir changé. Quand le contexte se modifiait, il
gardait sa liberté de jugement. En restant fidèle à des idées
e
qu’il n’approuvait plus depuis le rapport Khrouchtchev, au XX
Congrès du Parti communiste (1956), c’est alors qu’il se serait
trahi.
Xavier est devenu critique plus tard, en 1975, quand, à
Saïgon, il a assisté à l’assaut final des troupes communistes :
« J’étais profondément traumatisé parce que, parti sur le
terrain, sympathisant coco, j’avais assisté à une invasion
communiste. Ce que j’avais découvert ne correspondait pas du
tout à ce que [le parti communiste] racontait en France […]
17
j’étais très malmené . »
Ces choix de théories témoignent de réactions
émotionnelles à des récits contextuels : quand on entend les
théories nazies, qu’on soit chrétien ou juif, il faut vite trouver
une contre-théorie afin de s’opposer à ce programme de
mépris qui légitime le crime. Mais quand la victoire arrive, en
partie grâce aux communistes, et qu’on découvre que cette
théorie à son tour devient totalitaire, il faut encore changer de
théorie. La réaction émotionnelle reste la même, toute
dictature est insupportable, mais la liberté de jugement a été
préservée. C’est par fidélité à soi-même qu’il convient de
s’opposer à la théorie qu’on défendait hier. Quand une théorie
évolue vers la dictature alors qu’elle parlait de liberté, ceux qui
continuent à la suivre révèlent leur soumission et leur perte de
jugement.
Ces guerres de théories ne sont pas de même nature que
les théories scientifiques qui cherchent à constituer un objet de

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science, hors de soi. Quand la sténose du canal cervical a été
découverte, elle ne dessinait pas le même objet que le
détachement mental provoqué par le Largactil. L’objet
« sténose du canal cervical » était un objet clinique construit
avec des mots qui décrivaient une défaillance musculaire, des
éclairs douloureux dans les bras et une décharge électrique
lors des flexions de la nuque. Une autre partie de cet objet
était composée d’images radiographiques de la colonne
vertébrale et de tomographies qui découpaient en tranches les
photos de ces vertèbres.
Mais il ne faut pas croire qu’un objet scientifique préparé
dans un laboratoire ou qu’un objet clinique puisé sur le terrain
sont des objets purs, épargnés par les réactions émotionnelles
ou les récupérations idéologiques. Quand Aboulker, Metzger et
la petite équipe de la Pitié ont découvert la sténose du canal
cervical, ils ont provoqué une vague émotionnelle qui a donné
naissance à une série de théories pittoresques. Dans les années
1960, sous l’impulsion d’Alexandre Minkowski, on commençait
à découvrir la vie des fœtus. De nombreuses personnes qui
n’étaient ni scientifiques ni cliniciennes ont entendu parler de
ces publications qu’elles n’avaient pas lues. Elles ont intégré la
découverte de l’existence de la sténose du canal cervical avec
la vie des fœtus pour en faire leur propre théorie : l’impotence
musculaire et les douleurs cervicales s’expliquent par une
mauvaise position de la tête pendant la vie intra-utérine,
affirmaient-elles. Le bébé a eu le cou tordu pendant plusieurs
mois. Il suffit donc de le détordre en imposant chez l’adulte

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une position inverse pour rétablir la libre circulation du liquide
céphalo-rachidien et faire disparaître les symptômes gênants.
On a vu alors apparaître des écoles pittoresques qui
organisaient des stages pour redresser les vertèbres
cervicales. Elles avaient beaucoup de succès, bien sûr, et
croyaient dur comme fer à l’idée qu’elles se faisaient d’une
sténose du canal cervical. Les partisans de ces théories se
fâchaient quand on argumentait parce que le moindre doute
remettait en cause leur bonheur d’avoir trouvé un vrai
traitement, moins agressif que celui des chirurgiens et plus
naturel. Comme il fallait fournir des preuves pour donner à
leur théorie fantasmatique une apparence rationnelle, ils
nourrissaient leurs explications avec des références qui
traînaient dans l’air du temps sur la position intra-utérine des
fœtus et la circulation des fluides cérébraux.
Alors vous pensez bien qu’une théorie qui dit qu’une
substance nommée 4 560 R.P. provoque un détachement
mental qui permet de moins souffrir de la terreur infligée par
des hallucinations ne pouvait pas être entendue sans émoi.
Toute réaction émotionnelle doit trouver une rationalisation,
une apparente raison qui n’a pour fonction que de donner
forme à une impression. Malheur à celui qui ne pense pas
comme tout le monde, il sera vécu comme un agresseur.
Il en a toujours été ainsi. Chaque nouvelle manière de
penser la souffrance a provoqué l’hostilité. À l’époque où le
mariage ne servait qu’à fabriquer du social, il était logique de
penser qu’un enfant qui naissait hors mariage devait être
malformé ou tourmenté. Ses souffrances servaient de preuve à

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la nécessité morale de se marier. Les bâtards placés en
nourrice mouraient très tôt dans plus de la moitié des cas. On
maltraitait, on humiliait les survivants qui quittaient
l’orphelinat pour la maison de correction, avant de finir à
l’armée où un instructeur brutal les envoyait au massacre.
Leur mauvais développement, leurs relations difficiles
confirmaient l’immoralité de leur existence. Il fallait les fuir,
les punir ou les envoyer dans les bataillons disciplinaires. Leur
désespoir était la conséquence de l’immoralité de leur mère.
Les enfants malformés étaient souvent maltraités, car, en
ignorant l’origine biologique de l’infirmité, on croyait que
c’était le résultat de la colère divine. Dans un tel contexte de
croyances, celui qui aurait dit que ces enfants souffraient de
privation éducative ou de carence affective se serait mis en
situation d’être lui-même agressé.
e
Au XIX siècle, la syphilis rendait malade une partie
importante de la population. Dans les années 1950, le chancre
mou ou les maladies de peau qui donnaient à voir la faute
vénérienne provoquaient le rejet du malade et sa honte. Il
n’osait même pas consulter un médecin de peur de subir son
mépris. Cet évitement faisait la fortune des charlatans qui
soignaient par correspondance avec des produits inutiles. C’est
la pénicilline qui a guéri la honte d’avoir une maladie
vénérienne ! Elle a modifié les récits culturels en démontrant
qu’il s’agissait d’une maladie infectieuse et non pas d’une
punition pour faute sexuelle. Et pourtant, « la maladie mentale
18
qui prend consistance en ce siècle où naît la clinique » a
gardé cette mauvaise odeur de faute. On n’ose pas avouer sa

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dépression, même quand elle est normale après une série
d’événements catastrophiques. On masque les symptômes, on
souffre en secret, car l’aveu de troubles psychiques ajouterait
la honte à un désespoir logique. Alors comment voulez-vous
qu’on parle de sa bouffée délirante, même quand elle est
guérie ? Tout un pan du monde psychique est inabordable
parce qu’il est honteux. Dans un contexte culturel où l’on
accorde à la souffrance une fonction de rédemption, il est
logique d’attribuer la cause de cette souffrance à une faute.
Non seulement on souffre, mais quand on appelle au secours,
on s’entend répondre qu’on est coupable. Plus tard, on dira
que notre mère est cause de notre malheur et, après Mai 68,
c’est la société qui deviendra la source des souffrances
psychiques. Pendant quelques années, les étudiants ont dû lire
des livres où on leur expliquait que le capitalisme était la cause
19
de la schizophrénie . Quelle que soit l’origine du mal – péché
sexuel, transgression morale, culpabilité maternelle ou
capitalisme –, on demeurait encore dans l’univers de la faute.
Quand on prend l’habitude de ces idées réflexes, on croit
penser alors qu’on ne fait que réagir. Dans les années 1950, il y
eut une campagne sanitaire en faveur du brossage des dents.
Vous n’allez pas me croire quand je vous dirai que plusieurs
associations se sont créées pour s’y opposer. Au lycée,
quelques professeurs indignés interrompaient leurs cours pour
nous expliquer que croquer une pomme suffisait pour se
nettoyer la bouche et que le brossage des dents n’était utile
qu’aux vendeurs de brosses à dents. La nouveauté provoque
l’indignation quand on n’en comprend pas l’utilité. Quand je

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travaillais au centre médico-social de La Seyne, le docteur
Raybaud me racontait que, lorsqu’il était externe dans les
années 1950 à l’hôpital de Toulon, la diphtérie tuait beaucoup
d’enfants parce que les membranes pharyngées du croup les
asphyxiaient. Le jeune étudiant prenait le train le matin pour
aller à Lyon à l’Institut Mérieux chercher le sérum
antidiphtérique, mais le soir, quand il rapportait les précieux
flacons, il devait fendre la foule des manifestants qui
s’opposaient à ce que l’on plante des aiguilles dans le corps des
enfants pour y faire couler un produit. Le militantisme contre
les vaccins procède de la même attitude. Après s’être un peu
atténué, il connaît un renouveau aujourd’hui, justifié par
quelques accidents graves. L’hostilité systématique envers les
laboratoires pharmaceutiques, légitimée par quelques excès,
oublie que c’est grâce à eux que nous vivons mieux.
Quand on évoque une nouveauté, on bouscule les habitudes
de pensée. Les esprits sont encore plus chahutés quand
l’innovation oblige à changer de raisonnement et à accepter
l’invraisemblable découverte qui voudrait nous faire croire
qu’une substance palpable modifie un psychisme invisible, non
mesurable et de surcroît caché dans le monde de la faute, de la
honte ou de la folie. Quand la découverte est due à une
compréhension soudaine et sérendipiteuse, elle ne peut que
provoquer des réactions dubitatives.

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Hasard scientifique
et industrie
C’est encore le « hasard signifiant » de la sérendipité qui a
permis la synthèse de l’halopéridol, ce produit qui avait guéri
en quelques jours la jeune patiente qui vénérait son taureau en
matière plastique.
Paul Janssen, en 1958, travaille dans son entreprise de
pharmacie, près d’Anvers. Il entend dire que les coureurs
cyclistes qui ont pris des amphétamines manifestent de
curieux symptômes : ils continuent à pédaler quand ils ont mis
pied à terre, sont hébétés et disent des phrases étranges. On
savait que de grands écrivains qui avaient absorbé des tubes
entiers de corydrane (amphétamine en vente libre à cette
époque) avaient fait des épisodes délirants dont ils se sont
20
inspirés dans leurs livres . Si Janssen avait été psychiatre, il
aurait parlé de confusion provoquée par un produit toxique et
non pas de schizophrénie. C’est pourtant ce faux diagnostic qui
lui a donné l’idée de chercher un antagoniste chimique de
l’amphétamine pour soigner les schizophrènes.

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Quelques psychiatres belges ont évalué les effets de
l’halopéridol et en ont conclu que l’agitation et le délire
disparaissaient sans abrutir le malade. Le professeur Jean
Bobon, qui expérimentait l’halopéridol, a parlé de miracle et,
en quelques années, il est parvenu à convaincre les autorités
qu’il fallait ouvrir les services de psychiatrie, créer des ateliers
d’art et de musique de façon à entrer en relation avec les
schizophrènes. Même l’architecture fut changée puisque, au
lieu de construire des services fermés, il convenait désormais
de faire des « habitations protégées » avec des jardins, des
cuisines et des activités quotidiennes pour réapprendre aux
patients à vivre normalement.
Je n’ai jamais revu ma miraculée de l’halopéridol, la jeune
femme au taureau divin. Le miracle est ailleurs. Ce succès
imprévu a permis de penser la folie avec d’autres mots que
« aliénation », « enfermement » ou « dangerosité ». Le simple
fait de ne plus avoir peur de ces malades et de pouvoir leur
parler a humanisé la folie. Les services fermés, les énormes
trousseaux de clés, les surveillants aux yeux pochés par les
bagarres avec les fous, la paille dans les dortoirs devenaient
impensables alors qu’ils répondaient aux croyances
antérieures qui racontaient que les fous étaient dangereux et
qu’on ne pouvait pas les comprendre puisqu’ils étaient aliénés.
Une nouvelle manière de voir la folie venait d’être éclairée.
On savait depuis longtemps que certaines substances
provoquaient des hallucinations, comme une sorte de voyage
en pays de Folie d’où l’on pouvait revenir. Un cauchemar, un
rêve étrange, l’effroi de ceux qui ont vu la mort en face

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servaient de rituel initiatique aux prêtres, aux sorciers et aux
héros de toutes les cultures qui ont consommé des extraits de
champignons comme la mescaline ou la psilocybine pour
impressionner les non-initiés. On savait aussi que l’alcool,
l’ergot du seigle et d’autres substances pouvaient provoquer
des troubles psychiques passagers. Mais, depuis la découverte
du Largactil et de l’halopéridol, on se plaisait à penser que
l’industrie pharmaceutique saurait fabriquer de vrais
médicaments contre les troubles psychiques. Ces découvertes
étaient en harmonie avec le discours ambiant qui glorifiait les
avancées scientifiques dues à l’industrie triomphante. Grâce à
nos progrès, nous allions guérir les maladies, supprimer les
injustices sociales et œuvrer au bonheur de tous.
Un psychiatre suisse, Roland Kuhn, modeste praticien à
l’hôpital de Münsterlingen, fut d’emblée convaincu qu’une
formule chimique pouvait soigner la folie. En prescrivant le
Largactil, il constata l’apaisement de nombreux délirants
agités et baptisa « guérison » ce changement d’expression
clinique. Le Largactil vint à manquer car il était coûteux et le
médecin a demandé au laboratoire Geigy de lui fournir une
molécule analogue. Le labo lui donna une molécule différente,
l’imipramine qui eut un effet différent. Roland Kuhn remarqua
son effet antidépresseur et publia en 1957 la guérison de cinq
cents cas de mélancolie.
À la même date, un psychiatre new-yorkais, Nathan Kline,
publia dans le New York Times, un journal non scientifique, un
21
article où il parlait de l’effet euphorisant de l’iproniazide .
Dans les sanatoriums, on avait déjà noté que les tuberculeux

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continuaient à danser, à s’intéresser aux débats culturels et à
vivre d’intenses aventures amoureuses, alors que leurs
22
poumons provoquaient des difficultés respiratoires . Il
attribua à un médicament ce qui était dû à un milieu clos, hors
société, où l’on fait la fête en urgence avant de mourir. Dans ce
contexte scientifique et industriel où les récits racontaient le
miracle d’une molécule guérissant le psychisme, c’est à
l’isoniazide qu’on attribua l’effet euphorisant, alors que, par
ailleurs, ce médicament constituait une réelle victoire médicale
en guérissant la tuberculose. Ces remèdes furent donc appelés
« antidépresseurs ».
Ça marchait, en effet : les hallucinations étaient moins
intenses, les psychotiques croyaient moins à leurs
échafaudages délirants, le silence tombait sur les hôpitaux
auparavant remplis de cris furieux. Les déprimés souriaient,
les anxieux soupiraient de soulagement. Ça marchait, mais
comment ?
Ce n’est pas la méthode scientifique qui avait produit ces
résultats appréciables. Les premières publications n’avaient
pas été faites dans des revues jugées par des spécialistes. C’est
la sérendipité qui avait éclairé une nouvelle manière de penser
la psychiatrie. Voir la folie autrement fut un progrès
incontestable, un soulagement pour tout le monde, mais une
amélioration n’est pas une compréhension. Après tout, est-il
nécessaire de comprendre ?
Le problème, c’est qu’on ne peut pas s’empêcher de
théoriser. On aurait pu en rester là, avec ce progrès artisanal,
mais on a aussitôt bâti un système de concepts où l’on

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expliquait que toutes les souffrances psychiques devaient
s’expliquer par une cause métabolique : « Une porte est en
train de s’ouvrir. Elle nous donnera accès aux mécanismes et
aux traitements de la schizophrénie et peut-être de certaines
névroses », disait Nathan Kline, euphorisé par sa découverte
23
de l’effet antidépresseur d’un médicament antituberculeux .
On aurait pu faire le même constat, en décrivant l’effet
euphorisant du Cortancyl (une cortisone synthétique), du vin
et de mille autres substances, mais cette découverte
sérendipiteuse déclencha une avalanche de publications en
psychiatrie biologique où les scientifiques cherchaient la
formule chimique précise qui aurait modifié le neuromédiateur
précis qui aurait guéri un trouble psychique précis. On passait
directement de l’hypothèse à la conclusion. J’ai le souvenir
d’avoir lu, dans une excellente revue professionnelle, un article
soutenant que le Neuleptil, un neuroleptique composé de
propériciazine-hydroxy-4-didéridino-3-propyl-10-
phénothiazine-carbonitrile-2 guérissait la névrose
obsessionnelle.
J’ai beaucoup aimé Édouard Zarifian. Je l’ai connu en 1967
quand il était jeune interne à Sainte-Anne, dans le service de
psychiatrie de Delay et Deniker. Nous sommes tombés en
amitié car nous avions la même manière de nous interroger
sur le mystère du psychisme. Le cerveau, bien évidemment
nécessaire, est insuffisant pour expliquer la totalité d’un
monde mental. La fonction affective de la parole et le sens que
notre histoire attribue aux événements invitent la
psychanalyse à participer au débat. Et comme un être humain

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ne peut ni se développer ni s’exprimer ailleurs que dans sa
culture, nous devons aussi demander l’avis des sociologues.
En 1971, quand j’ai été nommé responsable d’un centre de
postcure au Revest, près de Toulon, Zarifian m’envoyait des
patients et constituait des dossiers d’analyses biologiques et de
commentaires pharmacologiques rigoureux car sa carrière
universitaire l’orientait vers la psychiatrie biologique. Après
avoir été chef de clinique dans le temple de la
psychopharmacologie naissante, il fut engagé dans un grand
laboratoire privé. Entouré de vrais scientifiques et disposant
d’excellentes conditions de travail, il décida de quitter ce labo
parce qu’il ne supportait pas que les cadres commerciaux
interviennent dans les orientations thérapeutiques. Pendant
vingt ans, il a eu de grandes responsabilités en psychiatrie
biologique, il a créé des laboratoires et des postes de
chercheur, il a organisé des rencontres et publié dans des
revues de biologie. Comme il était le psychiatre français le plus
apprécié à l’étranger, il a aidé de nombreux jeunes collègues à
trouver un poste aux États-Unis et parfois même à y devenir
professeurs d’université.
J’ai pensé qu’il avait choisi le camp de la psychiatrie
biologique et renoncé à la psychanalyse, j’avais tort. Après
vingt ans de responsabilités, il publia : « Je me suis rendu
compte que ça [la psychiatrie biologique] n’avait rien apporté à
la psychiatrie. Ça a contribué à une meilleure connaissance au
niveau neurologique, mais pas à la compréhension du
24
psychisme . » Ce qui ne veut pas dire qu’il rejetait la
neurologie ni même les laboratoires pharmaceutiques qui font

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correctement leur métier, simplement il s’opposait « au
marché de la dépression et au recours exclusif au modèle
25
médical ».

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Contresens entre la psychiatrie
et la culture
Dans les hôpitaux psychiatriques, avant les années 1960, la
pharmacie ne contenait que quelques comprimés d’aspirine,
deux ou trois antibiotiques et un peu de Gardenal pour les
épileptiques. Les médecins des hôpitaux psychiatriques ne
s’occupaient pas de la folie que l’on croyait incurable. Quand
les premiers psychotropes sont apparus, les services fermés
sont devenus silencieux, ce qui a constitué un immense
progrès. Les familles et les soignants ont éprouvé de la
gratitude pour cet apaisement. Mais ceux qui n’avaient pas
connu l’ambiance furieuse des anciens hôpitaux ont parlé de
« silence de mort ». Les « malades » eux-mêmes expliquaient
qu’ils souffraient moins de leurs délires et de leurs
hallucinations, mais qu’ils ne supportaient pas le vide
psychique et le ralentissement corporel. Tout le monde avait
raison. Les neuroleptiques, en apportant un soulagement,
éteignaient la vie psychique. Il aurait fallu, tout de suite,
passer à l’étape suivante du traitement, c’est-à-dire organiser

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des activités physiques, créer des ateliers, se réunir pour
écouter de la musique et parler afin d’amorcer de nouvelles
relations humaines et de s’adapter à une autre vie psychique.
La culture des normaux s’est beaucoup employée à freiner
ce progrès. Simone de Beauvoir a ironisé en demandant
comment le raphia allait guérir la schizophrénie. Christian
Delacampagne eut son heure de gloire en évoquant la
flichiatrie : « Cette raison totalitaire, cette raison des
psychiatres, cette raison qui objective pour exclure, a une date
de naissance précise […] le triomphe de la bourgeoisie et le
26
passage au capitalisme . » Pour le philosophe, c’est le
psychiatre qui condamne le révolté culturel en le faisant
passer pour un malade mental à neuroleptiser. Cette idée
flottait dans l’air quand Miloš Forman a provoqué une
épidémie de haine contre la psychiatrie, au moment où,
justement, elle devenait thérapeutique. Quand j’ai vu son film
27
Vol au-dessus d’un nid de coucou , j’ai été enchanté, j’ai
adhéré à l’intrigue pendant tout le spectacle. Le drame
racontait l’histoire d’un violeur qui, pour échapper à la prison,
se fait interner dans un hôpital psychiatrique. Il sympathise
avec les pensionnaires dont les comportements sont gentiment
fous, ce qui permet de comprendre que la plus folle, c’est
l’infirmière en chef qui tyrannise les malades. Au nom d’une
normalité sociale, elle punit la moindre rébellion, d’abord avec
des médicaments, puis avec des électrochocs et enfin avec une
lobotomie. L’épopée se termine quand un énorme et gentil
Indien casse tout dans le pavillon, étouffe son ami devenu
légume lobotomisé et s’enfuit dans la brume. J’ai été saisi par

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l’histoire, emballé par le thème mis en scène, mais quand la
lumière est revenue et que j’ai vu les yeux rougis de larmes
des autres spectateurs, je me suis dit que jamais je ne pourrais
leur expliquer que le réel quotidien des hôpitaux
psychiatriques était loin de cette émouvante fiction.
Ce film posait un réel problème, mais il n’était pas
psychiatrique. À la même époque, une série de livres étaient
28
publiés où l’auteur racontait son enfer chez les fous . Le
même scénario alimentait ce courant d’idées : un innocent sain
d’esprit est hospitalisé chez les fous suite à une machination.
Ce procédé romanesque permettait d’exposer une situation
réelle qui, tout en prenant pour décor les étranges
comportements des aliénés, avait pour intention de décrire le
fonctionnement d’un système totalitaire. Les normaux
infligent leur loi et les médicaments punitifs aux rebelles, puis
ils récompensent les soumis.
Tel était l’enjeu de Miloš Forman. Invité à Hyères lors de la
sortie de son film, il expliqua qu’il avait été fasciné par le
cynisme d’une femme, chef de rayon dans un grand magasin.
Elle humiliait ses vendeuses par ses comportements
méprisants. Les employées se laissaient faire pour ne pas
perdre leur emploi. Elles avaient besoin de leur paye à la fin du
mois et toute rébellion, en leur rendant un peu de dignité,
aurait coûté un prix exorbitant. Alors elles baissaient la tête et
laissaient la chef de rayon jouir du pouvoir que lui conférait son
statut. Récemment, au Brésil, j’ai entendu Miloš Forman
déclarer que ce film était une allégorie du système
communiste. Ce n’est pas ainsi qu’il a été reçu. Cette fiction

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intelligente a provoqué des décennies de haine envers la
psychiatrie. Miloš avait pourtant raison. J’ai vu ce phénomène
de domination cynique à l’armée, dans les hôpitaux de
médecine générale et surtout dans les grandes institutions
d’État. La haine contre les psychiatres a été déclenchée à une
époque où, enfin, ils devenaient soignants. La culture était
remplie d’histoires terrifiantes d’internements abusifs – qui
sont extrêmement rares, tant les contrôles médicaux et
administratifs sont fréquents. À une époque où, justement, les
médicaments et les efforts des soignants permettaient de
rendre un peu de liberté à un nombre croissant de
psychotiques, des rumeurs accusaient les médecins
d’enfermement. J’ai souvent vu des schizophrènes, apaisés par
la disparition de leurs hallucinations, contester la décision du
psychiatre qui venait de leur annoncer qu’ils étaient autorisés
à sortir. Terrorisés par la vie sociale, ils préféraient l’asile, ils
protestaient en expliquant que c’est dans la culture qu’ils se
sentaient lobotomisés par les normaux dont ils avaient peur, et
non pas à l’asile où ils étaient protégés.
Édouard Zarifian me donnait parfois rendez-vous dans un
excellent petit restaurant du boulevard Saint-Germain, près
de l’Institut du monde arabe. Le chef venait discuter avec lui
(entre professionnels, ils se donnaient des conseils). Édouard
m’avait introduit dans le Club de l’amateur de bordeaux, où
j’ai succédé à Jean-Paul Kaufmann qui, à son retour du Liban
où il avait été pris en otage, avait décidé de changer de vie. Je
ne connaissais rien aux vins, j’étais donc un élève parfait,
ébloui par la virtuosité sensorielle du maître qui savait

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reconnaître un vin, dire son année et citer les plats auxquels il
fallait l’associer. Édouard buvait peu mais parlait bien, comme
tous les participants à cette aventure. Le sociologue Claude
Fischler démontrait que plus une culture était culinaire, moins
29
il y avait d’obèses . Le très sérieux Mac Leod proposait un
protocole expérimental de la mesure des flaveurs que nous
nous appliquions à saboter tant nous préférions la simple
ordonnance des goûts et des mots. On ne badinait pas avec le
plaisir dans ce groupe.
Avec Édouard, nous discutions de l’évolution de la
psychiatrie ou plutôt de sa naissance, tant la discipline n’avait
plus rien à voir avec celle des aliénistes d’avant guerre.
Zarifian chantait les louanges de Michel Onfray. Vous avez
bien lu. Il me racontait leurs échanges philosophiques au cours
de joutes culinaires où chacun faisait assaut de ses immenses
connaissances. De repas en repas, j’ai remarqué le doute qui
atténuait son estime pour le philosophe. Je crois que cela
correspond à l’époque où Zarifian, déçu par la psychiatrie
biologique, redécouvrait la psychanalyse, tandis que Michel
Onfray, déçu par la psychanalyse, aurait souhaité une
psychiatrie plus scientifique et philosophique. Leurs chemins
se sont croisés. J’avais conseillé à Édouard d’inviter au
restaurant Patrick Pageat, un jeune vétérinaire dont j’admirais
l’esprit scientifique et que je voulais intégrer dans un groupe
de recherche. Au repas suivant, Édouard fut catégorique : « Il
ne faut pas anthropomorphiser les animaux en leur prêtant un
monde humain. »

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Son jugement n’était pas discutable. Autrefois, les grands
patrons invitaient chez eux, une fois par semaine, les internes
de leur service afin de repérer celui à qui ils confieraient
quelques responsabilités. Édouard Zarifian, signe des temps,
faisait ce travail d’orientation dans un excellent petit
restaurant.

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Deux nourrissons bagarreurs :
les psychotropes
et la psychanalyse
Dans les années d’après guerre, deux nouveau-nés
épistémologiques s’apprêtaient à se livrer bataille. Le premier
de ces bébés portait le nom de « psychotrope », dont je vous ai
conté la naissance sérendipiteuse. L’autre nourrisson
s’appelait « psychanalyse ». Il eut une enfance malheureuse,
car il fut maltraité par le marxisme qui triomphait à cette
époque. Pendant la guerre, la psychanalyse rencontra de
grandes difficultés à choisir son camp. Elle fut pourtant noble
et courageuse dans les années d’après guerre. Les quelques
dizaines de psychanalystes qui exerçaient en France ont osé
affronter les théories de la dégénérescence qu’on enseignait
alors dans les universités. Les chaires étaient données à des
neurologues qui se servaient de cette théorie pour éviter de
réfléchir aux mondes mentaux des aliénés. On disait que la
neurologie savait faire de brillants diagnostics de maladies

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qu’on ne pouvait pas soigner. Et quand un aliéné disait des
choses étranges qu’on ne comprenait pas, on faisait un
diagnostic de dégénérescence qui rendait inutile toute
tentative de compréhension. Quand le malade gênait la famille
ou les gens du quartier, on le plaçait au loin, à la campagne,
dans un asile. Alors on soupirait, on disait : « C’est bien
triste », ce qui permettait de ne plus en parler.
La psychanalyse, elle, prétendait qu’il y avait quelque
chose à découvrir, et qu’il était possible de tisser un lien qu’on
appelait « transfert » afin de tendre l’oreille pour les aider à
s’en sortir. Les praticiens s’installaient en privé dans les
quartiers chics, si bien qu’on en trouvait peu dans les
universités et les asiles.
Quand je dirigeais des séminaires au CHU de Marseille
30
pour la formation des psychiatres au certificat de spécialité ,
j’étais étonné de voir que tous les débutants connaissaient déjà
une théorie de la folie, alors qu’ils n’avaient jamais vu un fou,
ni lu un livre, ni mis les pieds dans un milieu psychiatrique. Je
crois qu’on peut dire ça de tout un chacun dans la culture, et je
crains que votre serviteur n’ait été dans ce cas.
Dès les premiers séminaires, en 1971, je me souviens de
conflits fiévreux où un étudiant coléreux disait : « Je suis
marxiste, je veux qu’on m’explique comment un ion
métallique peut provoquer la folie. » À quoi répondait un autre
étudiant probablement spiritualiste qui soutenait que la
lobotomie n’avait aucun effet sur le cerveau : « Si on avait fait
deux points de suture sur la peau du front, on aurait
probablement obtenu les mêmes modifications cliniques. » Un

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autre affirmait que la notion de névrose collective était ridicule
car « on est fou dans sa tête » et pas dans la société, tandis
qu’une délicate étudiante en formation psychanalytique
s’indignait quand on disait que « la perversion est l’opposé de
la névrose » et se taisait, désorientée, quand on lui citait la
phrase de Freud : « La névrose est une perversion
31
négative . » Ils ont tous été reçus au certificat d’études
spéciales (CES), et je crois bien qu’aucun n’a changé de théorie.
Je ne veux pas dire du mal de ces étudiants, j’ai été comme
eux. Un soir, en deuxième année de médecine, je rentrais d’un
entraînement de rugby en rêvant à ce que j’aimerais faire plus
tard. Je me souviens d’avoir pensé que ce serait agréable
d’apprendre une spécialité où l’on aurait à réfléchir sur le
cerveau et la folie. J’ai passé un CES en neuropsychiatrie, j’ai
pratiqué la neurologie et la psychiatrie et, cinquante ans plus
tard, je me demande pourquoi, avant toute connaissance,
j’avais ce « désir de théorie intégratrice ». J’avais envie
d’ordonner mes idées pour en faire une représentation
cohérente qui me ferait plaisir, en agençant des connaissances
qui associeraient le cerveau et la folie.
Mon étudiant marxiste désirait penser que notre esprit est
gouverné par la matière, tandis que le spiritualiste voulait
accumuler des connaissances qui l’auraient aidé à vivre dans la
transcendance, loin de toute cette cochonnerie corporelle. Celui
qui aime l’éther des pensées abstraites a du mal à s’entendre
avec celui qui préfère la boue du terrain.
Si le fou est pensé comme un possédé, l’exorcisme ou le
bûcher seront la solution. S’il est pensé comme un malade

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organique, il conviendra de le purger, comme on le fait pour
d’autres maladies. On pourra lui donner quelques grains
d’ellébore pour le faire vomir et expulser ainsi ses mauvaises
humeurs. Certains médecins ont proposé la belladone ou la
mandragore en guise de tranquillisants médiévaux. Quand le
fou était triste, on prescrivait un peu d’absinthe ou d’anis, ce
qui devait avoir bon effet. On soignait la mélancolie en faisant
écouter de la musique jouée par un orchestre féminin. À
Thèbes, on faisait dormir le malheureux dans une chambre du
temple, de façon à ce que, le lendemain, il puisse fournir au
prêtre quelques rêves qu’il saurait interpréter.
Rien n’a changé, depuis l’Antiquité, dans notre manière de
penser la folie. Les partisans du couteau font des lobotomies.
L’herbe aujourd’hui s’appelle « pharmacie », elle délivre
encore des tranquillisants et des antidépresseurs, et les rêves
sont toujours interprétés par des psychanalystes.

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Quand le fou nous effraie
Quand le fou nous effraie, il faut l’isoler, ce qui nous soigne
bien. On peut dénommer cette expulsion « service fermé » où
quelques centaines de malades dangereux doivent en effet
être enfermés. Il est tentant d’idéologiser cette rare
dangerosité pour se débarrasser de ceux qui nous gênent. La
fonction d’enfermement dans les hôpitaux vient facilement à
l’esprit. Michel Foucault a certainement exagéré quand il a
baptisé « Grand Renfermement » la loi de création de l’Hôpital
32 e
général en 1656 . Au XVII siècle, ce fut un progrès qui a
permis de faire sortir des caves et des greniers où ils étaient
séquestrés des trisomiques, des malformés et ceux qu’on
appelle aujourd’hui « autistes » ou « schizophrènes ». Le mot
« hôpital » n’avait pas le sens qu’on lui donne aujourd’hui. On
y donnait des soins sans espérer guérir. Ce mot, à l’époque,
voulait dire « hospital-ité ». On y hébergeait plus
humainement des êtres différents auparavant claustrés dans
33
des bordes , dans des greniers ou dans des caves. En fait, la
création de l’Hôpital général de Paris le 22 avril 1656 devint

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rapidement une entreprise où l’on internait ceux qui
troublaient l’ordre social : les fous, les agités, les vagabonds et
les libertins.
Alexis Carrel était un homme brillant, très croyant et très
humain quand il accompagnait des malades à Lourdes et
attestait leur guérison miraculeuse. À coup sûr, il a mérité son
prix Nobel attribué pour ses travaux sur la suture des
vaisseaux. Il en aurait mérité un autre pour avoir mis au point
34
la culture des tissus . Convaincu par les idées du PPF (Parti
populaire français), parti d’extrême droite, il a écrit dans un
des livres les plus lus dans le monde entier : « Un effort naïf
est fait par les nations civilisées pour la conservation d’êtres
inutiles et nuisibles. Les anormaux empêchent le
développement des normaux, […] quant aux autres, ceux qui
ont tué, qui ont volé à main armée, qui ont enlevé des enfants,
qui ont dépouillé les pauvres, qui ont gravement trompé la
confiance du public, un établissement euthanasique, pourvu de
gaz appropriés, permettrait d’en disposer de façon humaine et
économique […]. Le même traitement ne serait-il pas
35
applicable aux fous qui ont commis des actes criminels ? »
En 1986, Jean-Marie Le Pen préconisait la création de
« sidatorium » pour enfermer les « sidaïques » afin de
protéger le reste de la population jugée non responsable. Il
exprimait ainsi le réflexe de défense archaïque de ceux qui
pensent : « Ils me font peur avec cette maladie. Il faut les
exclure. » Jusqu’aux années 1960, les tuberculeux aussi
étaient considérés comme des malades dangereux. Les
grands-parents, en toussant, contaminaient les nourrissons,

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mais quand les antibiotiques ont été découverts, la culpabilité
et la honte ont disparu en quelques années, et les sanatoriums
n’ont plus eu de raisons d’exister.
La folie déclenche la peur qu’on éprouve devant une force
occulte qu’on ne comprend pas et qui nous possède. « Et si
c’était contagieux ? Et si ça m’arrivait ? » Quand les
médicaments dits « psychotropes » ont été trouvés, ils ont
diminué la souffrance des patients qui s’est exprimée moins
violemment. En quelques mois, les fous nous ont fait moins
peur et les soignants en ont profité pour tenter de les
comprendre au lieu de les isoler. Lors des débats cliniques,
dans les années 1950-1960, les optimistes ont appelé
« guérison » cet apaisement que d’autres ont qualifié de
« camisole chimique ». Chaque camp systématisait beaucoup
trop une vérité partielle.
Le même débat s’est imposé quelques décennies plus tard,
quand il a fallu soulager la douleur des cancéreux. J’ai en
mémoire une dame âgée dont les muscles avaient fondu sous
l’effet d’un cancer digestif mais dont la conscience était intacte.
Elle me disait : « Je souffre terriblement dans la journée et, la
nuit, je souffre encore plus parce que le souvenir des moments
douloureux de ma vie revient me torturer. Pourrait-on me
donner des tranquillisants ? » J’étais neurologue à l’hôpital de
La Seyne où l’on m’appelait dans les autres services. Je décide
d’aller voir le chef de service, réputé pour ses connaissances en
cancérologie et je lui propose de donner quelques
tranquillisants à cette dame, au moins pour la nuit. « Ce n’est
pas un service de dealer, ici, me répond-il d’un air furieux. »

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« Cette dame souffre énormément et sa famille souffre de la
voir souffrir. Quelle est son espérance de vie ? » « Deux ou
trois mois », me répond le savant.
Impossible d’argumenter. Ce médecin avait l’impression
que je voulais l’entraîner sur la pente du vice. La fille de la
malade a demandé à son médecin de famille de lui prescrire
des tranquillisants qu’elle a apportés à sa mère en cachette du
médecin chef de service !
Aujourd’hui, les cancérologues abordent bien ce problème,
mais il a fallu de longues disputes pour aboutir à une solution
pourtant simple : la morphine combat la douleur des
cancéreux, mais ne soigne pas le cancer. Les psychotropes
soulagent certaines souffrances, mais n’abordent pas le
problème psychologique. Ceux qui désiraient croire en une
théorie qui affirmait que des neuromédiateurs pouvaient
expliquer la folie affrontaient sans pitié ceux qui désiraient
croire en une théorie où la verbalité était coupée du corps.
La folie, l’épilepsie et tout événement sensationnel
provoquent chez le témoin une réaction émotionnelle intense à
laquelle il doit donner une forme verbale s’il veut ne plus se
sentir désorienté. D’où le besoin psychologique de faire vite
une théorie, avant toute connaissance, afin de donner
cohérence à ce qu’on vient de voir sans comprendre. Si nous
voulons nous apaiser, nous devons expliquer, à tout prix. C’est
le contraire d’une pensée opératoire qui recueille des
informations, les classes, les évalue et juge pour enfin décider.
Rien de tout ça. Ressentant un fort sentiment d’inquiétude et
d’étrangeté, l’observateur utilise ce que son histoire lui a

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appris à voir. En donnant une forme verbale à son émotion, il
se donne une illusion de compréhension apaisante. Il croit au
corps ou à l’âme, selon la théorie désirée qui donne forme à ce
qu’il ressent.
C’est pourquoi tout le monde est capable d’expliquer
n’importe quel trouble mental. Le théologien vous dira que
c’est dû à un péché, le moraliste affirmera que c’est ce qui
arrive aux déviants, le sociologue découvrira le déséquilibre
social qui provoque la souffrance intime, le biologiste trouvera
le neuromédiateur responsable, le toxicologue expliquera que
le cannabis n’est pas anodin et le béotien intégrera ces données
éparses en affirmant que la sérotonine donne le mauvais œil,
que la génétique explique pourquoi dans le quartier ils sont
tous dégénérés et que le gouvernement ne fait rien pour
empêcher tout ça. Rien n’est plus expliqué que la folie, ce qui
prouve qu’on n’y comprend rien !
La métaphore du déraillement me semble pertinente,
quoiqu’un peu mécanique pour un psychiatre. On peut
dérailler parce qu’une roue est cassée, parce qu’il y a un
obstacle sur la voie ou parce qu’on se fait un chemin parallèle.
Quand on délire, on sort du sillon, ce qui ne veut pas dire qu’on
laboure mal, on laboure ailleurs, c’est tout. On n’est pas sur
l’autoroute, mais ça roule quand même : « Mais les braves
36
gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux . »
Les diables qui font perdre la raison sont nombreux dans
l’Ancien Testament : Nabuchodonosor fait un rêve qui déplaît
à Dieu, c’est pourquoi il est puni, marche à quatre pattes, aboie
et lape l’eau des rivières en compagnie des vaches. Homère

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nous raconte qu’Ajax massacre des moutons parce qu’il croit
voir des ennemis déguisés. Hérodote décrit le fou Cambyse, roi
de Perse qui s’était moqué de la religion, fournissant ainsi la
37
preuve de sa folie . Les Assyriens expliquaient l’épilepsie par
une possession diabolique et, jusqu’à la fin de l’Inquisition,
c’est un prêtre qu’on appelait pour envoyer parfois
l’épileptique au bûcher. La conception surnaturelle de la folie
convulsive impliquait un traitement surnaturel fait
d’offrandes, de sacrifices et de punitions afin d’expier la faute,
le péché.
Quand la société féodale s’organisait autour du château et
de l’église, la simple errance devenait une preuve de folie.
Toute personne qui ne prenait pas sa place dans son groupe
était considérée avec suspicion. Dans un tel contexte, un
homme errant était un homme dangereux qu’il était normal
38
d’agresser. Il fallait le punir puisqu’il était transgresseur .

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Explications totalitaires
Cette attitude se réveille facilement dans une culture
totalitaire. À l’époque du nazisme européen, un homosexuel
était agressé au nom de la morale. J’ai le souvenir d’une
psychiatre russe qui, après la chute du Mur, m’expliquait qu’il
était normal de mettre les dissidents dans des hôpitaux
psychiatriques parce qu’il fallait être fou pour s’opposer au
communisme. Elle m’a appris une sémiologie étrange, grâce à
laquelle on pouvait faire un diagnostic de schizophrénie avant
l’apparition de tout symptôme. Il suffisait de ne pas être
d’accord avec les dirigeants : « Puisqu’ils nous veulent du bien
et gouvernent au nom du peuple, il faut être fou pour s’y
opposer ! » Un errant déclenche encore aujourd’hui une
sensation de folie. Qu’il s’agisse d’errance spatiale comme celle
des nomades, de divagation comme celle des fous qui s’agitent
la nuit, de digression idéologique des dissidents qui s’opposent
aux dirigeants ou de divergence intellectuelle d’un innovateur
qui conteste les dogmes scientifiques, tous ceux qui ne suivent
pas Panurge se retrouvent en situation de fous provocateurs.

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C’est dans ces termes que mon aimable psychiatre russe
m’expliquait le « délire des réformateurs », les « obsessions
réformistes » et la folie dangereuse des « passions
religieuses ».
En France, à l’époque de la psychiatrie biologique
naissante, on pouvait lire de rigoureuses publications sur la
« tache rose » qui permettait de faire un diagnostic de
schizophrénie en analysant les urines. Il suffisait de tremper
une bandelette de buvard dans l’urine du malade pour
dépister une gamma-G-immunoglobuline qui s’imbibait sur la
languette où, sous l’effet de l’oxygène de l’air, elle donnait une
tache rose. Il fallait alors extraire la substance puis l’analyser
chimiquement pour découvrir la taraxéïne, une P-tyramine,
métabolite de la dopamine dont l’excès avait un effet
39
amphétaminique . Cette doxa biologique,
méthodologiquement parfaite, ne fut jamais confirmée. Je
l’avais pourtant lue avec un certain plaisir : « Ce serait bien
que ce soit vrai. » Autour de moi, les internes en psychiatrie se
divisaient comme d’habitude entre ceux qui y croyaient et
ceux qui n’y croyaient pas.
On retrouve aujourd’hui les mêmes ingrédients biologiques
40
dans une publication souvent citée : un ensemble de gènes
code pour la synthèse d’un acide aminé qui transporte la
sérotonine dans les synapses. Ce neuromédiateur provoque
une tranquillité émotionnelle qui aide à mieux réagir en cas de
41
malheur . J’ai souvent utilisé ce travail scientifique dans mes
réflexions sur la résilience, pour dire que la génétique
fournissait le point de départ d’un processus développemental

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qui, dès le début de la synthèse, subit les pressions du milieu
affectif et des structures sociales. Mais je dois avouer que je
n’ai jamais vu une molécule de sérotonine. En dissertant, je lui
ai donné une autre forme d’existence… dans la parole ! En
citant à mon tour une publication souvent citée, je m’intégrais
au troupeau des psychiatres qui voguaient sur le fleuve de la
psychiatrie biologique.
La gentille psychiatre russe était navrée qu’on pense que
l’URSS utilisait la psychiatrie à des fins politiques. Elle
m’expliquait que la molécule de la schizophrénie provoquait
une perte de contact avec la réalité sociale. C’est pourquoi, me
disait-elle, un des premiers symptômes se manifeste dans
l’opposition au système communiste. « Nous refusons les
traitements magiques, précisait-elle, nous sommes des
médecins rationnels, nous soignons avec des médicaments. »
C’est ainsi que de grands intellectuels russes furent
neuroleptisés afin de les guérir de leur délire d’opposition.
En 1977, le congrès mondial de psychiatrie eut lieu à
Honolulu. L’exclusion de la Russie de l’Association mondiale de
psychiatrie fut votée à une forte majorité. Cette utilisation de
la psychiatrie nous paraissait délirante puisqu’elle se mettait
au service d’une pensée totalitaire. Elle renforçait la théorie,
comme le font les dogmes, au lieu de la réfuter, comme l’aurait
fait une procédure scientifique.
Quelques années plus tard, en 1983, en Avignon, je
participais au congrès de l’Association des psychiatres privés
fondée par Gérard Blès. Pendant plus de dix ans, il avait été
interne dans le service de Pierre Bernard, un des créateurs de

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42
la psychiatrie moderne . Les réformes de 1970 l’avaient forcé
à quitter les hôpitaux psychiatriques sans possibilité de
carrière, puisque les nouvelles voies administratives n’avaient
pas encore été votées après la dissolution de Mai 68. Gérard
s’est engagé dans le sauvetage de Plioutch, ce mathématicien
hospitalisé pour dissidence. Il l’a aidé à se débarrasser des
neuroleptiques dont l’effet visible a disparu en quinze jours et
a contribué à sa reconversion en neurophysiologie en
Angleterre. Très sensible à toute utilisation politique de la
psychiatrie, il avait invité une jeune psychiatre de Buenos
Aires à témoigner de la persécution des psychiatres argentins
par la dictature militaire. Comme certains praticiens argentins
avaient participé à ces tortures, un vote à main levée a décidé
de l’exclusion de l’Argentine de la fédération mondiale : « Qui
est contre ? » Je fus le seul à lever la main. Ça fait un drôle
d’effet d’être en désaccord avec quatre cents collègues
expérimentés. C’est difficile de s’opposer à la pression des
idées véhiculées par le groupe. J’étais devenu un errant que
tout le monde regardait avec suspicion.
J’ai douté de ma réaction jusqu’en 1990, où j’ai été invité à
l’Institut Bechterev à Saint-Pétersbourg. Le patron de ce
célèbre centre de soins et de recherches s’appelait Szmulewicz,
ce qui est le nom de ma mère. Je lui ai demandé si nous étions
apparentés. Dans sa réponse distante, j’ai cru entendre « peut-
être ». Soudain ses mots se sont durcis quand il nous a
reproché de les avoir exclus lors du congrès d’Honolulu :
« Vous nous avez abandonnés dans les mains du KGB. Ils ont
pu faire ce qu’ils voulaient puisqu’il n’y avait plus aucun

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contrôle extérieur. » Quand un opposant qui avait été
43
diagnostiqué « schizophrène torpide » était hospitalisé par
contrainte dans un service de psychiatrie, le médecin le faisait
sortir dès le lendemain. Mais il risquait alors d’être arrêté, de
voir ses enfants exclus de l’école et d’entendre certains de ses
confrères l’accuser d’avoir fait sortir un authentique délirant.
C’est angoissant d’être seul à ne pas penser comme les autres.
Les psychiatres qui avaient adhéré à la théorie de Serbsky,
l’universitaire qui avait découvert la molécule de la
schizophrénie torpide, soutenaient que les sionistes dirigeaient
l’attaque contre la psychiatrie soviétique. Ils ne remettaient
pas en cause l’affirmation dogmatique qui disait qu’un
dissident était schizophrène, bien au contraire ils cherchaient
dans le contexte culturel un énoncé qui aurait pu confirmer
leur théorie.
Les psychiatres de l’Institut Bechterev se sont opposés à
ces hospitalisations en demandant à tout le personnel de signer
les certificats de sortie des schizophrènes torpides. On ne
pouvait tout de même pas mettre en prison le chef de service,
ses assistants, les infirmières, les cuisiniers et les femmes de
ménage ! Puis, heureux de leur acte de résistance, ils nous
demandèrent de les aider à rentrer dans un laboratoire
pharmaceutique pour y faire une psychiatrie moderne.

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Psychiatrie de campagne
en Provence
C’est dans un tel contexte de psychiatrie naissante que j’ai
été nommé à l’hôpital psychiatrique de Digne dans les Alpes de
Haute-Provence. On choisissait l’hôpital par ordre de
classement au concours de l’internat des hôpitaux
psychiatriques. Les deux premiers reçus avaient choisi
Marseille, j’aurais pu choisir Nice qui n’était pas encore CHU,
mais j’ai choisi Digne, pour ne pas être trop loin d’une ville
universitaire.
De retour à Paris, j’ai dit à ma femme, qui était chercheuse
44
à l’Inserm : « C’est raté. J’ai choisi Digne. Je ne sais pas où
c’est. Je vais démissionner. » Elle m’a répondu : « C’est un peu
difficile de vivre à Paris, avec un bébé. » Nous avons alors fait
le plan suivant : « Si on est bien accueillis et si la neige est
bonne, on y va. Si on est mal reçus et si la neige est mauvaise,
je démissionne. » La neige n’a jamais été aussi bonne et la
soirée de bienvenue a été très sympathique. Nous avons passé
à Digne, dans ce petit hôpital de montagne, quelques années

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heureuses, fondatrices même, puisque ce choix a orienté toute
notre existence.
Je n’avais aucune expérience de cette psychiatrie. Je
n’avais connu que l’effrayant service fermé du docteur Jean
Ayme. Plus tard, grâce à la politique de secteur, grâce à
l’apaisement provoqué par les neuroleptiques et surtout grâce
à la psychanalyse, ce médecin militant a ouvert son service, ce
qui a servi de modèle aux autres hôpitaux. Mes seules
connaissances concernaient la psychiatrie biologique, celle des
troubles mentaux provoqués par les traumas crâniens, les
tumeurs, les intoxications et les deliriums tremens alcooliques.
La psychiatrie asilaire m’était inconnue. Mais quand j’ai vu
l’entrée de l’hôpital de Digne, les parterres de fleurs, les
pavillons à flanc de montagne, les grands espaces verts où se
promenaient les patients bavardant avec les infirmières, j’ai
éprouvé un sentiment de paix et de poésie.
Bien sûr, la poésie était dans mon regard, car la vie dans un
hôpital n’est pas toujours rose. Très peu de cris, comme on
pouvait encore en entendre dans les hôpitaux parisiens, très
peu d’agitation, un peu trop de silence même.
Les infirmiers ont été mes premiers maîtres. Ils savaient ce
que le mot « schizophrénie » voulait dire, ils faisaient la
différence entre un psychopathe et un dément, ils
connaissaient les médicaments et l’art de la relation avec les
agités ou avec les engourdis. Les chefs de service n’étaient pas
spécialistes en psychiatrie, mais comme ils baroudaient dans
les hôpitaux depuis des décennies, ils avaient acquis une
expérience de terrain plus pertinente que les diplômes. Des

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savants non universitaires, comme Henry Ey et Charles
Brisset, avaient organisé une sorte d’enseignement à l’hôpital
Bonneval près de Paris, et de temps à autre à l’hôpital Sainte-
Anne chez Jean Delay. C’est parmi ces médecins d’asile que se
trouvaient les innovateurs, les créateurs de ce qui a fait les
« Trente Glorieuses » de la psychiatrie.
Avant Mai 68, les catégories étaient claires dans les
hôpitaux : les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Les
permissions étaient facilement accordées et les « sortants »
étaient rendus à la société bien plus souvent que ce que l’on
entendait dans la culture. Avant la commercialisation des
neuroleptiques, plus de 80 % des schizophrènes hospitalisés ne
ressortaient plus jamais des hôpitaux. Quelques années après,
entre 1960 et 1970, les chiffres s’étaient inversés : 25 % des
psychotiques restaient à l’hôpital, 25 % faisaient comme les
portes tournantes, ils sortaient et rentraient sans cesse, mais
50 % parvenaient à se socialiser, parfois très bien, mais
souvent avec un handicap.
La psychanalyse était peu pratiquée dans les hôpitaux. Elle
a pourtant joué un grand rôle dans la très nette amélioration
des soins parce que les médecins, eux, étaient analysés, ce qui
changeait leur attitude soignante. Au lieu d’étudier les
dégénérescences psychiatriques, de couper les cerveaux ou
d’inonder un organisme avec des produits chimiques, ils
cherchaient à établir des « transferts » avec les psychotiques,
ce qui a introduit dans la culture des hôpitaux psychiatriques
un intérêt et un respect du malade qui n’existaient pas
toujours avant. « En 1956, il n’y a que 619 psychanalystes […]

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mais pratiquement tous [les soins des psychiatres] reposent
sur des concepts et des pratiques qui dérivent directement de
45
Freud . »
Mai 68 allait faire fleurir les bourgeons de la nouvelle
psychiatrie dans des directions opposées. Nous lisions avec
intérêt Michel Foucault, nous y apprenions que la loi sur le
Grand Renfermement en 1656 avait exclu les fous et les
marginaux. Nous adhérions à ses idées, puis nous sortions de
l’hôpital par la porte grande ouverte où passaient les familles
pour faire leurs visites et les pensionnaires, en sens inverse,
pour aller se balader en ville. Le réel du quotidien était dissocié
de la représentation culturelle de ce réel.
Il s’appelait Alfred et sa corpulence me faisait penser à
Chéri-Bibi. Je crois me rappeler qu’il était chauve et que son
cou était presque aussi large que ses énormes épaules. Il
travaillait beaucoup dans l’hôpital où les chênes poussaient en
abondance. Il se déplaçait avec sa hache sur l’épaule et
abattait un grand nombre d’arbres. Il nous séduisait par son
mélange de force et de gentillesse. Un jour où les murs d’un
pavillon s’étaient fissurés, Alfred avait tout de suite repéré et
expliqué aux architectes le trajet du cours d’eau qui passait
sous le bâtiment et le faisait craquer. Nous l’admirions, en un
certain sens : comment fait-il pour savoir ça ? Lui était
émerveillé par ma fille, âgée de 8 à 10 mois. Il la tenait
doucement dans ses bras et tendait son index qu’elle agrippait
aussitôt : « C’est beau, un bébé », disait-il attendri.
Un jour où j’étais de garde, je fus appelé par le maire d’un
village voisin. Il me demandait d’aider la gendarmerie parce

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qu’un fou s’était échappé. Quand je suis arrivé, la place était
encerclée et les gendarmes m’attendaient. Alfred, assis sur la
margelle de la fontaine, s’était aspergé le visage car il faisait
très chaud. Il était rouge, en sueur, et sa grosse hache était
appuyée contre la pierre. « Est-il dangereux ? », m’ont
demandé les gendarmes. Je me suis avancé, j’ai dit bonjour à
Alfred, je me suis aspergé le visage, à mon tour, il a ramassé sa
hache et nous somme rentrés à l’hôpital, côte à côte, en
bavardant.
Les témoins avaient eu peur d’Alfred. Intimidés par sa
masse musculaire, sa hache, sa rougeur et sa sueur, sachant
que le bonhomme n’était pas du village et devinant qu’il était
de « La Tour » (l’hôpital psychiatrique du département), ils
avaient aussitôt intégré ces données dans une représentation
qui s’harmonisait avec les récits terrifiants qu’ils avaient
entendus sur les fous des hôpitaux. Je ne sais pas avec quelle
étiquette Alfred était rentré à l’hôpital, mais je sais que son
image avait composé une représentation délirante chez les
normaux.
Le dernier concours avant Mai 68 avait sélectionné une
trentaine d’internes pour toute la région Marseille-Provence.
Après 1969, au concours suivant, il y eut plus de trois cents
postes pour les mêmes hôpitaux. La psychiatrie n’étant
pratiquement pas enseignée, seuls les étudiants intéressés
choisissaient cette voie. J’ai rapidement fait figure d’ancien
pour ces jeunes recrutés. Je me souviens d’une jeune et
brillante étudiante qui, au début du stage, était venue me
demander conseil : « Comment fait-on pour soigner un

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schizophrène ? » « On donne un peu de neuroleptiques pour
diminuer ses hallucinations et on cherche à entrer en relation
avec lui. » Le lendemain, elle me disait : « Je lui ai donné dix
gouttes d’halopéridol. Eh bien, il n’est pas guéri ! »
Ce n’était pas sa faute. On lui avait appris un modèle
médical inapplicable en psychiatrie. On ne soigne pas une
schizophrénie comme on soigne une angine. C’est pourtant un
tel schéma de raisonnement qui lui avait permis de réussir ses
examens. Sur le terrain, certains internes ont continué à
réciter les dogmes jusqu’à leur retraite, tandis que d’autres
ont évolué et fondé la psychiatrie moderne.
Quelques universitaires m’ont donné de petites tribunes
(cours, séminaires, congrès et direction de travaux) : Jean-
Marie Sutter, René Soulayrol, Arthur Tatossian, Henri Dufour
et André Bourguignon essentiellement. À partir du décret du
17 mars 1971, les enseignants non universitaires (60 %)
devinrent plus nombreux que les universitaires (40 %).
Quelques années plus tard, la plupart de ces séminaires ont
disparu parce qu’ils n’intéressaient pas les étudiants. Ce qui
n’a pas été le cas du mien, très demandé, car il était le seul à
traiter de sujets ignorés par les universitaires : l’éthologie,
l’attachement et, plus tard, la résilience. Jusqu’à ce que
François Resch, le président de l’université de Toulon, vienne
me demander d’en faire un diplôme interuniversitaire, que j’ai
organisé avec l’aide de Marcel Rufo, de Philippe Dumas et, plus
tard, de Michel Delage. Ce cheminement marginal explique
comment j’ai été engagé par les universitaires dans un chemin
para-universitaire, bien accueilli par les étudiants et la culture.

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Soigner à gauche ou à droite ?
C’est passionnant, utile et souvent douloureux d’être
innovateur. Mettre dans la culture une nouvelle manière de
soigner provoque régulièrement les mêmes réactions : l’amour
des uns et la haine des autres. L’aventure de la maternité des
Bluets illustre cette idée. Dans les années d’après guerre où le
communisme enchantait un Français sur trois, plusieurs
centres de soins médico-sociaux furent fondés.
En 1950, Fernand Lamaze, obstétricien, assiste en Russie à
un accouchement sans douleur. Il voit une femme paisible se
concentrer sur l’accouchement, maîtriser son corps et son
esprit, et calmement mettre au monde son enfant. J’ai le
souvenir terrifiant des hurlements de douleur dans les salles
de travail des maternités françaises. Je pense à cette jeune
femme trempée de sueur, blanche comme un linge qui entre
deux contractions crucifiantes implorait : « C’est fini… C’est
fini… Je vous en supplie, je ne supporte plus, je rentre chez
moi », et la sage-femme amusée lui répondait : « Mais non, ce
n’est pas possible. Ce n’est pas vous qui décidez. » Elle avait

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raison ! Les femmes étaient soumises à un processus naturel
rendu terrifiant par notre culture qui glorifiait la souffrance.
J’entendais souvent des récits de femmes adultes racontant
les inimaginables douleurs de l’accouchement. Des histoires
horribles décrivaient comment il arrivait que des bébés soient
découpés dans l’utérus et sortis par morceaux afin de sauver
la mère. « Choisissez », disait l’obstétricien en s’adressant au
père hébété par l’angoisse, « la mère ou l’enfant ? ». La culture
organisait une véritable préparation à l’accouchement avec
douleur.
Fernand Lamaze est rentré en France émerveillé par ce
qu’il avait vu. La clinique des Bluets, fondée par la CGT et le
syndicat des métallurgistes, lui offrait un lieu où il pouvait
expérimenter et préparer les femmes à l’accouchement sans
douleur. Les réactions hostiles furent immédiates. Lamaze fut
accusé de charlatanisme, de publicité illégale, de gains abusifs
et traduit devant le conseil de l’ordre des médecins. Françoise
Dolto et Bernard This qui, eux aussi, entraient dans la culture
par des voies innovatrices, volèrent à son secours. Il fut
blanchi en 1954, mais, très affecté par la violence des
agressions, eut un accident vasculaire qui allait beaucoup le
fragiliser. Il n’avait pas découvert l’accouchement sans
douleur, mais il l’avait popularisé en dehors des autoroutes de
46
la pensée et, aidé par quelques psychiatres , il avait
perfectionné son application. Il donnait des conférences
publiques et fut invité par l’Académie de médecine. De
47
nombreux films techniques et grand public furent réalisés

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aidant ainsi l’accouchement sans douleur à devenir une
nouvelle pratique.
La découverte technique de la maîtrise de la douleur de
l’enfantement a rapidement été submergée par son implication
idéologique. L’Union des femmes françaises, la maternité des
Métallurgistes, le maire communiste de Saint-Denis
finançaient ces travaux pour des raisons humaines, et aussi
parce que l’accouchement dit « sans douleur » était susceptible
de fournir une preuve de la pertinence de la pensée
communiste.
Les obstétriciens russes expliquaient que la douleur était
maîtrisée grâce à la théorie des réflexes conditionnés de
Pavlov approuvée par Staline. Dans le contexte de la guerre
froide, le journal L’Aurore, la droite française et le clergé
conservateur soutenaient que l’effondrement culturel
provoqué par le communisme empêchait toute découverte
scientifique. L’accouchement sans douleur démontrait le
contraire. La culture conservatrice critiquait même la
disparition de la douleur. Certains journaux féminins
soutenaient qu’une femme qui enfante sans souffrir ne pouvait
pas aimer son bébé, elle mettait bas comme une vache. Ménie
Grégoire, dont les émissions de radio étaient très écoutées, et
certains psychanalystes expliquaient que la douleur de
l’enfantement permettait aux femmes de s’accomplir. Malgré
le pape Pie XII qui avait reconnu la moralité de la disparition
de la douleur, certains prêtres rappelaient le In dolore paries
(« Tu enfanteras dans la douleur ») de la Bible.

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Cette histoire, qui a été bénéfique pour l’épanouissement
des femmes puisqu’elle les a menées sur le chemin de la
maîtrise de leur corps, a été douloureuse pour Fernand
Lamaze.
Aucune découverte ne peut se faire en dehors du contexte
des récits collectifs. Ce fut une victoire pour la pensée
communiste, donc un scandale pour la droite conservatrice. La
théorie de l’accouchement sans douleur était fausse puisque
les réflexes conditionnés corticaux n’ont rien à voir dans cette
affaire. Et pourtant, ça marchait très bien. Un succès
thérapeutique n’est pas une preuve de la pertinence de la
théorie. Pendant des siècles, une théorie disait que les femmes
n’apportaient rien dans la constitution de l’enfant. Elles se
contentaient de porter le bébé qu’un homme avait planté dans
leur ventre. La preuve, c’est que le nouveau-né ressemblait à
son père. On sait aujourd’hui que non seulement les femmes
apportent la moitié de l’équipement génétique de l’enfant, et
peut-être même un peu plus puisqu’elles sont les seules à
48
transmettre les mitochondries et qu’elles sont les premières
à marquer leur empreinte affective dans le développement de
l’enfant. Cela n’a pas empêché la fausse théorie du
conditionnement du cortex de jouer un rôle primordial dans la
libération des femmes.
Les recherches des praticiens servent souvent à valider
l’efficacité d’un médicament ou à signaler ses effets
secondaires. Elles peuvent aussi évaluer l’efficacité d’une
technique et parfois produire une discipline nouvelle.

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Quand Stanislas Tomkiewicz participait aux premières
réunions qui ont structuré la réflexion sur la résilience à la
Fondation pour l’enfance, il citait souvent la lutte contre la
49 50
douleur d’Annie Gauvain-Picquart et de Daniel Annequin .
Quand nous étions jeunes médecins, nos maîtres nous
enseignaient que les enfants ne pouvaient pas ressentir la
douleur puisque leur système nerveux n’était pas terminé. Il
ne fallait donc pas anesthésier les enfants car on risquait de
supprimer l’expression des symptômes. Pour ne pas
commettre cette faute médicale, on suturait leurs plaies, on
arrachait leurs amygdales et on réduisait leurs fractures sans
anesthésie. Il suffisait de fortement les immobiliser pour les
empêcher de se débattre. Le postulat était fondé sur les récits
culturels qui glorifiaient le courage de ceux qui savaient
souffrir sans se plaindre. « Un garçon serre les dents et ne
pleure pas », disait-on. Une fillette est grandie par la douleur.
Annie Gauvain-Picquart se demandait simplement sur quoi se
fondait l’affirmation qu’un bébé est insensible à la douleur.
Aucun argument scientifique ni clinique n’avait mené à cette
proposition. C’était l’air du temps simplement qui poussait à
cette affirmation. Puisque personne n’échappait à la douleur
qu’on ne savait pas maîtriser, nos maîtres et les poètes nous
apprenaient à la sublimer : « Rien ne nous rend si grand
qu’une grande douleur », nous enseignait-on à l’école en nous
faisant réciter Alfred de Musset.
Le slogan de la maturité neurologique qui permet le
transport des messages physiologiques de la douleur ne me
paraissait pas convaincant. « Nos enfants commencent à parler

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dès le début de la deuxième année, alors que leur cerveau est
loin d’être mature », pensais-je. C’est Jean-Pierre Visier qui,
au cours d’un séminaire sur la résilience à Montpellier, a
expliqué comment le postulat s’enracinait dans les stéréotypes
culturels. Quand il a dit : « Les thérapeutes s’engluent dans
l’idéologie », il m’a fait comprendre qu’un grand nombre de
traitements n’ont rien de scientifique. Ce sont des praticiens
qui, en remettant en cause le dogme de l’insensibilité des
bébés, ont impulsé ce mouvement d’idées et de recherches qui
permet aujourd’hui de mieux contrôler la douleur.

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Sexologie et gourmandise
La même aventure est arrivée en sexologie. J’ai connu
Mireille Bonierbale quand elle était chef de clinique à
Marseille, dans les années 1970. Cette jeune femme expliquait
d’une voix affirmée, avec des gestes illustratifs, comment une
partenaire pouvait retarder l’éjaculation de son amant.
Comme j’étais, moi aussi, soumis aux slogans de notre culture
(on ne parle pas de ces choses-là), j’éprouvais un sentiment
mêlé d’étonnement, d’amusement et d’intérêt alors que, dans
l’esprit de Mireille, il s’agissait simplement d’un problème
humain qu’il convenait d’affronter. Quand certains hommes ou
certains couples expriment cette souffrance dans l’intimité
d’une consultation médicale, les réponses thérapeutiques
dépendent des théories apprises par le thérapeute. Quand le
soignant a une envie de psychanalyse, il propose un traitement
psychanalytique. Mais quand il a une représentation organique
de la sexualité, il propose des médicaments vasculaires. Sa
décision révèle son engagement dans une des théories
culturelles de son contexte, mais ne répond pas à la demande

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de l’homme rendu malheureux par ce plaisir qui lui échappe et
qu’il ne peut partager.
Mireille Bonierbale souhaitait « une autre approche des
51
conduites sexuelles ». Entourée par un petit groupe de
52
pionniers , elle a organisé des rencontres, dirigé des travaux
et, dès 1974, entreprit un enseignement. Tous ces praticiens
avaient des formations hétérogènes en médecine générale, en
gynécologie, en endocrinologie, en psychiatrie et en
psychologie, mais tous pensaient qu’on ne peut comprendre la
sexualité humaine qu’en intégrant des données de domaines
différents. Aucune spécialité ne peut à elle seule expliquer
toute la sexualité.
Le contexte culturel de l’époque permettait cette audace.
Mai 68 avait dévoilé les problèmes sans apporter de solution.
Masters, le gynécologue, et Johnson, la psychologue,
53
proposaient des interventions thérapeutiques . Gérard
Zwang, un chirurgien cultivé, exposait sa conception vasculaire
54
et éthologique de la sexualité. La loi Neuwirth, en légalisant
la « pilule » en 1967 avait diminué les angoisses de grossesses
non souhaitées et libéré la parole. On pouvait enfin aborder
cette question de manière médicale et psychologique, et non
plus seulement par la religion ou la morale.
En quelques années, ce petit groupe a organisé des
rencontres et écrit de nombreux articles dans des revues
professionnelles. Une bonne moitié des universitaires s’est
engagée dans ces recherches, tels les cofondateurs Willy Pasini
55
et Georges Abraham , tandis qu’une autre moitié se tenait à
distance. Certains psychanalystes, comme Pierre Fedida,

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pensaient que la sexologie ne pouvait pas être un objet de
pensée. Le conseil de l’ordre des médecins s’opposait à cet
enseignement marginal en expliquant que la sexologie est à la
sexualité ce que la gourmandise est à la nourriture. Et Michel
Foucault, dans sa lutte contre toutes les formes d’oppression, a
critiqué les sexologues qui sauraient tout sur la sexualité… « et
voilà comment la sexologie fonctionne en rabattant le
mouvement centrifuge vers le mouvement centripète ou
56
“sexipète”, si j’ose dire ».
Où en est-on, quarante ans plus tard ? L’ordre des
médecins, après la découverte du Viagra, a reconnu que la
sexologie était une discipline médicale qui améliorait le
fonctionnement des corps et des relations affectives. Et les
57
« foucaldiens » qui craignaient la « flichiatrie » du biopouvoir
reconnaissent que, bien au contraire, la sexologie a apporté
dans la culture une grande tolérance pour les mille manières
de s’aimer. Quant aux sexologues, ils donnent la parole aux
psychanalystes, aux urologues et aux biologistes, dans une
optique qui intègre ces disciplines au lieu de les opposer.
Certains même ont acquis une renommée internationale,
comme François Giulano pour ses découvertes sur la fonction
érectile, Serge Stoleru pour ses recherches sur les centres
neurologiques du plaisir, et Mireille Bonierbale est devenue un
chercheur parmi les plus avancés sur la transsexualité.
Ces travaux marginaux ont impulsé des recherches et des
manières de penser qui ont transformé l’accouchement, la
prise en charge de la douleur et le soin des troubles sexuels. De
même, la pratique de secteur qui a amélioré l’existence de

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plusieurs centaines de milliers de malades mentaux en les
soignant hors des murs s’est installée lentement dans les
hôpitaux psychiatriques.

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Révolution culturelle
et nouvelle psychiatrie
Les guerres sont des révolutions culturelles puisque, après
chaque destruction, il faut reconstruire et penser une autre
manière de vivre ensemble. Après la Seconde Guerre
mondiale, quelques médecins des hôpitaux psychiatriques ont
« tenté de sortir de l’asile où Pinel et Esquirol [les] avaient
e 58
enfermés au début du XIX siècle ». L’asile enfermait les fous,
protégeait les non-fous en leur épargnant le désordre des
agités et « fabriquait des incurables par l’isolement [imposé]
59
aux malades ». Avant la guerre, il y avait déjà eu des
tentatives pour soigner en dehors des murs de l’asile. Les
colonies familiales de Dun-sur-Auron accueillaient avec
bonheur des malades qui n’avaient pu être hospitalisés dans
les asiles surpeuplés. À Grenoble, le docteur Bonnet plaçait les
malades dans des fermes, Édouard Toulouse ouvrait son
service et l’hôpital Henri-Rousselle organisait des
consultations en dispensaire de ville pour éviter les

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hospitalisations. Tout se passait très bien, contrairement à ce
qu’avaient prévu les sages.
La guerre a joué le rôle d’un électrochoc pour les
psychiatres : « Des milliers de malades mentaux, du fait de la
famine, sont morts d’œdème de carence […]. Depuis
octobre 1940, des camps d’extermination pour “incurables”
fonctionnent (en Allemagne) […]. De janvier à août 1941, dix
60
mille malades mentaux furent gazés . »
Il fallait ouvrir les hôpitaux, mais l’opinion publique
considérait que cette manière de soigner était une véritable
folie. Le changement fut facilité par la convergence de trois
phénomènes : la découverte des médicaments dit
« psychotropes », l’engagement de praticiens expérimentés et
Mai 68 qui allait créer une période sensible propice à de
nouvelles manières de penser et de soigner (« L’esprit de
secteur, c’est d’abord le refus de la ségrégation du malade
61
mental, le refus de son exclusion »).
Plus tard, des universitaires comme Serge Lebovici et
Roger Mises ont rejoint cette nouvelle attitude et joué un
grand rôle dans la circulaire du 16 mars 1972 qui allait
officialiser, en ville, les dispensaires, les ateliers et les
communautés thérapeutiques. En une quinzaine d’années, les
hôpitaux se sont désencombrés, leur population a diminué de
moitié.
Alors on a vu apparaître, comme d’habitude après chaque
progrès, des raisonnements abusifs. Les neuroleptiques
soulagent les psychotiques, ce qui est vrai, donc la psychose
s’explique par la biologie, ce qui est faux. Les médecins non

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universitaires ont provoqué un net progrès, ce qui est vrai,
donc les universitaires ne comprennent rien à la psychiatrie, ce
qui est faux. Les malades sont chronicisés à l’intérieur des
murs, ce qui est vrai, donc il suffit d’abattre les murs pour leur
rendre leur liberté intérieure, ce qui est faux. Sur les dizaines
de milliers de vagabonds recensés en France dans les années
1970, la plupart étaient des psychotiques qui auraient été
mieux soignés et moins malheureux à l’intérieur des hôpitaux
psychiatriques.
Toutes ces questions ont été soulevées dans des revues de
professionnels comme Psychiatries, Le Quotidien du médecin,
Nervure ou Synapse qui était la plus lue. Fondée par Norbert
Attali et nourrie par de jeunes universitaires comme Michel
Reynaud ou des psychanalystes du CNRS comme Zafiropoulos,
elle était agréable à lire, car elle mêlait le cinéma avec les
articles scientifiques, elle abordait les problèmes dans un
langage quotidien qui n’aurait pas permis à l’auteur d’être
publié dans une revue scientifique, mais qui aidait les lecteurs
à mieux aimer leur métier.
Comme d’habitude à chaque nouveauté, le groupe s’est
divisé en deux. Ceux qui aiment l’incertitude de la découverte
ont affronté ceux qui préfèrent la certitude du passé. À
l’hôpital, on ne parlait que de « mixture » et d’ouverture. La
« mixture » était le nom donné par les pensionnaires aux
équipes de soins qui devenaient mixtes. Quand on n’a pas de
connaissances, on ne peut qu’imaginer, et chacun fantasmait
sur la débauche sexuelle qui allait plonger les hôpitaux dans la
« mixture ».

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Avant la Seconde Guerre mondiale, un schizophrène qui
entrait à l’hôpital avait très peu de chances d’en sortir. La
chronicisation était pour eux l’adaptation à l’immobilité des
murs. Michel Foucault n’avait pas tort, malgré l’excès de sa
notion de « Grand Renfermement », quand il écrit :
« L’internement se fait massif […] chose de police [qui] se
donnait pour tâche d’empêcher la mendicité et l’oisiveté […]
62
source de tous les désordres . » Il fallait ouvrir les hôpitaux,
mais par manque d’argent et par faiblesse des débats publics,
un premier décret de 1958 fut engourdi dans les tiroirs des
ministères. La fièvre de Mai 68 allait le réveiller et donner la
parole à quelques psychiatres de campagne qui avaient déjà
63
écrit le livre blanc de la psychiatrie où ils théorisaient le
secteur de soins. Edgar Faure, Sylvie Faure et Philippe
Paumelle en furent les artisans. Grâce à ces débats, les
politiciens ont préparé la première circulaire ministérielle de
1972, acte de naissance de la nouvelle psychiatrie.
Lucien Bonnafé fut l’un de ces meneurs. Étudiant à
Toulouse avant la guerre, il avait côtoyé les artistes comme
Max Ernst et Man Ray. Les surréalistes s’intéressaient à
l’inconscient et courtisaient Freud qui les éconduisait. Quand
j’ai rencontré Bonnafé à Saint-Alban, il m’a raconté l’histoire
suivante qui est à l’origine de sa conviction qu’il fallait ouvrir
les hôpitaux psychiatriques. Un malade hypocondriaque
refusait de quitter son lit d’hôpital tant il était convaincu que le
simple fait de se lever aller provoquer un infarctus mortel.
Pendant l’Occupation, la mortalité dans les asiles était
effrayante. Bonnafé a réuni les patients de son service et leur a

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dit : « Si vous restez ici, vous allez tous mourir. Alors, partez,
rentrez chez vous si c’est possible, allez où vous pouvez, vous
aurez plus de chances de vivre. » Monsieur Hypocondriaque,
terrorisé, se leva et rentra chez lui à Mont-de-Marsan, à pied !
Il fut hébergé pendant la guerre et, la paix revenue, retourna,
à pied, reprendre son lit à l’hôpital. Bonnafé disait qu’il avait
été stupéfait par le changement de tableau clinique de certains
schizophrènes qui s’étaient améliorés… en quittant l’hôpital !
Certains patients, incapables d’autonomie, étaient morts dans
la rue, mais le simple fait que la folie ait pu changer
d’expression selon le contexte prouvait qu’une partie des
symptômes attribués à la maladie était provoquée par les
murs de l’asile.
Un petit groupe de copains psychiatres très engagés dans le
marxisme et la désaliénation des hôpitaux se constitua à
l’hôpital de Saint-Alban. Ils se désignèrent eux-mêmes comme
le « groupe du Gévaudan », ils protégèrent Paul Éluard
menacé par les nazis, ils accueillirent Tristan Tzara, Antonin
Artaud, Georges Canguilhem, Jean Dubuffet, Jacques Lacan,
Félix Guattari, sans compter les inconnus. Ça pensait fort, à
Saint-Alban, ça rêvait d’avenir et de liberté dans ce petit
hôpital, à quelques kilomètres du gouvernement de Vichy. Ces
jeunes psychiatres furent marqués par l’« extermination
64
douce » des malades mentaux. Dénoncer la mort de
quarante mille malades mentaux n’a pas été une affaire facile.

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Le déni protège les non-fous
À la Libération, le déni protégea les non-fous. La mort de
malades isolés, affamés dans des chambres glacées, était
désagréable à entendre. Au moment où la liberté revenait en
France, le silence était préférable afin de ne pas mettre en
lumière cette tragédie. Max Laffont, à cause de cette enquête,
a failli être refusé en thèse de médecine et, lorsque j’ai proposé
à Lucien Bonnafé de publier son travail, j’ai reçu une lettre très
sèche de Deniker me demandant de ne pas remuer la boue.
Quelle bonne définition de l’effet protecteur du déni ! Le
simple fait d’éviter de soulever un problème fangeux permet
de ne pas être sali, mais empêche de l’affronter. Deux grands
dangers menacent la mémoire d’un si terrible épisode de
l’histoire des asiles : le premier, c’est de ne pas en parler, le
second, c’est d’en parler. Se taire, c’est se faire complice de la
tragédie : quarante mille morts, comme si de rien n’était. Mais
prendre position, c’est se transformer en accusateur à la
recherche d’un coupable.

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La mémoire d’Alexis Carrel a souffert de ceux qui aiment
régler leurs comptes avec le passé. En 1935, ce grand médecin
a publié un essai que Michel Foucault aurait qualifié de
« biocratique » qui, jusqu’en 1950, a eu un énorme succès
65
international . Tout le monde a commenté ses idées. J’ai lu ce
livre quand j’étais lycéen et j’en ai gardé un souvenir agréable.
De nombreuses pages pourraient être citées par des penseurs
de gauche : « Il serait nécessaire […] de détourner notre
attention […] de l’aspect matériel de notre existence, et de
consacrer plus d’efforts à améliorer nos relations humaines »
(p. 77). « L’augmentation des psychonévroses est la preuve
d’un défaut très grave de notre civilisation moderne » (p. 224).
« La vie moderne agit sur la pathologie de l’esprit » (p. 226).
« Nous ne ferons disparaître la folie et le crime que par une
meilleure connaissance de l’Homme […] par des changements
profonds de l’éducation et des conditions sociales » (p. 435).
Il est vrai qu’il a aussi écrit : « Ceux qui ont tué, qui ont
volé à main armée, qui ont enlevé des enfants […], un
établissement euthanasique, pourvu de gaz appropriés,
permettrait d’en disposer de façon humaine et économique
[…], le même traitement ne serait-il pas applicable aux fous
66
[…] ? » (p. 435-436).
Carrel était un proche du maréchal Pétain qui l’a aidé à
constituer sa Fondation pour l’étude des problèmes humains
dont l’énorme budget a permis d’engager quelques-uns des
chercheurs et praticiens qui allaient construire les plus belles
réussites de la médecine et de la science d’après guerre. En
1940, un grand nombre de Français étaient pétainistes. Ce

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nom, « Pétain », avant les lois antijuives et la rafle du
Vél’d’Hiv, désignait le « héros de Verdun ». Dans une France
humiliée, il était difficile de ne pas l’aimer. Aujourd’hui, ce nom
a changé de signification. Il veut plutôt dire « collaborateur,
traître, vendu à l’occupant allemand ».
Le mot « eugénisme » lui aussi a pris un sens différent.
« Carrel adhérait à l’opinion dominante, mais il ne fut pas lui-
67
même protagoniste en ce domaine . » À cette époque
« eugénisme » évoquait une sorte d’hygiénisme qui avait
permis à la médecine de faire beaucoup de progrès depuis le
e 68
XIX siècle . La dérive facile de ce mot a consisté à employer la
métaphore d’une société souillée par les Juifs, les Slaves, les
Tziganes et les Nègres qu’il fallait donc éliminer… par
hygiène !
Est-il possible de penser hors contexte ? Je me souviens
d’une communication de jeunesse avec Roger Leroy, à la
Société médico-psychologique où nous présentions un travail
69
sur la sociabilité des schizophrènes . La doxa des années 1970
disait qu’ils étaient isolés et ne pouvaient pas faire de
rencontres. En appliquant une méthode d’observation
éthologique, nous soutenions qu’ils avaient une manière de se
socialiser discrètement, en dehors des lieux habituels. Les
auditeurs semblaient intéressés par ce petit travail quand le
président de séance a dit : « Je ne peux pas croire à cette
publication parce que vous avez parlé de sociabilité sans
évoquer la lutte des classes. » Pour ce psychiatre, tout
phénomène social ne pouvait s’observer qu’à la lumière du
slogan « lutte des classes ».

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Quelques années plus tard, au cours de mes séminaires
chez Jean-Marie Sutter et René Soulayrol, j’ai reçu des
rebuffades analogues en expliquant la composante éthologique
de la théorie de l’attachement : « Cette théorie n’est pas
valable parce que vous n’avez pas parlé d’inconscient. » J’avais
beau répondre que le concept de refoulement était difficile à
appliquer chez les macaques ou les goélands argentés, ceux qui
avaient besoin d’un mot de passe pour ouvrir sur leur théorie,
n’entendant pas ce mot, refusaient d’écouter. Les
interlocuteurs ne parvenaient pas à admettre qu’un
psychanalyste comme John Bowlby s’intéresse aux
comportements des animaux et en tire des hypothèses pour la
condition humaine. J’avais l’impression que, pour ces
psychiatres, il suffisait de prononcer un mot clé pour être
admis dans la chorale intellectuelle où tout le monde chante le
même refrain. Ce procédé crée un agréable sentiment
d’appartenance, mais empêche le plaisir de juger par soi-
même.

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Récitation culturelle
et vie quotidienne
Pendant ce temps, loin de ces tracasseries d’intellos, la
condition des pensionnaires dans les asiles s’améliorait
régulièrement.
Quelques moments difficiles, bien sûr, comme ce réveillon
de Noël que j’ai passé, seul, face à un jeune homme armé qui
voulait se défendre contre le complot organisé par les
journalistes de la télévision qui ne cessaient de voler ses idées.
Quelques hébéphrènes (schizophrènes dont le psychisme s’est
éteint) déambulaient en marmonnant, tandis que d’autres
patients côtoyaient les infirmières ou téléphonaient à leur
mère pour leur demander de venir vivre à l’hôpital
psychiatrique où, disaient-ils, « on est mieux qu’en ville ».
Quelques mois après ma prise de fonction à l’hôpital
psychiatrique de Digne, un gentil psychotique venait taper
tous les soirs à la porte de mon logement et m’offrait une belle
truite. Je comprenais mal ses explications, mais je le
remerciais beaucoup. Avec ma femme, nous expliquions ce

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petit prodige par la sagesse des paysans bas-alpins qui
savaient vivre dans la nature et leur habileté à attraper les
truites à la main, en les traquant sous un rocher. Jusqu’au jour
où le propriétaire du restaurant, juste en face de l’entrée de
l’hôpital est venu se plaindre parce qu’un homme, chaque soir,
venait « pêcher » une truite dans son vivier. Nous avons donc
été nourris gratuitement par ces larcins amicaux.
La psychiatrie subissait encore l’empreinte médicale. « Il
faut être fou pour se suicider », disait-on dans les dîners en
ville. Quand une famille appelait les pompiers pour réanimer le
coma médicamenteux d’un désespéré, ils emmenaient
logiquement le « malade » à l’hôpital psychiatrique. Nous
recevions donc des comas toxiques, plus ou moins profonds,
dans des structures asilaires conçues pour abriter des
délirants. J’avais organisé une chambre de trois ou quatre lits
où nous faisions des réanimations qui aujourd’hui se font dans
les hôpitaux généraux. C’était le désarroi dans les familles et
chez les soignants. Le comateux se réveillait au milieu des
déments et des schizophrènes, les familles, pensant que le
suicidant était atteint d’un trouble mental, avaient honte de
son geste et évitaient toute visite, ce qui aggravait son
isolement et sa détresse.
Les comas barbituriques étaient plus graves que les comas
aux tranquillisants que l’on voit aujourd’hui. J’adaptais la
réanimation aux résultats du laboratoire et beaucoup
d’infirmières ne comprenaient pas pourquoi je changeais
souvent le traitement. Le malentendu venait du fait que l’on
enseigne encore un savoir fragmenté : si le mal est psychique,

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il faut un psychologue ; si le mal est organique, il faut un
médecin. Lors d’un suicide, c’est un savoir intégré qui permet
de mieux secourir ces personnes. Au moment du coma, il faut
un réanimateur, mais tout de suite après, il faut une relation
affective pour sécuriser le survivant, puis il faut un travail
psychologique pour l’aider à maîtriser le problème existentiel
qui l’a mené à la tragique impulsion.
C’est ainsi qu’on raisonne aujourd’hui, en intégrant les
données pour mieux aider les suicidants à s’en sortir. C’est
pourquoi la neurologie ne s’oppose plus à la sociologie. Quand
70
Durkheim, fondateur de la sociologie , a rendu mesurable le
fait que les pics de suicide correspondaient à des crises
sociales, on en a trop vite conclu que seule la société était
responsable. Il est vrai qu’après la Révolution française, entre
l’an VI et l’an IX et sous l’Empire en 1812, il y eut des
71
épidémies de noyades . Tout bouleversement social
augmente le taux de suicide, comme aujourd’hui en Chine, en
Inde, en Grèce et même aux États-Unis où il vient de
s’accroître brusquement de 20 %. Mais, quand on associe ces
chiffres avec la clinique, on constate que, dans une culture
chamboulée, ceux qui pensent au suicide sont ceux qui ont été
72
isolés au cours des premiers mois de leur existence .
Très récemment, les neurosciences ont rendu
photographiable que certains nouveau-nés, isolés
précocement, ont un lobe préfrontal qui paraît atrophié. La
synaptisation de cette zone cérébrale n’a pas été stimulée par
le milieu. Or une des fonctions de ce lobe consiste à freiner
l’amygdale rhinencéphalique, une amande de neurones au fond

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du cerveau qui est le socle neurologique des réactions de
frayeur. Quand une tumeur ou un abcès stimule cet amas de
neurones, le sujet est effrayé à la moindre stimulation. Ce qui
revient à dire qu’une personne qui a été précocement isolée, à
cause d’un accident de la vie, a acquis une vulnérabilité neuro-
73
émotionnelle . À la moindre frustration, elle sera embarquée
dans un intense désarroi difficile à contrôler. Lorsque, des
années plus tard, lors d’un moment critique de son existence,
elle sera isolée ou agressée, elle se sentira abandonnée. S’il n’y
a personne autour d’elle, sa réaction autocentrée prendra la
74
forme d’une idée suicidaire .
Quand une donnée médicale ou scientifique surgit dans une
culture qui n’y est pas préparée, cette information, jusqu’alors
impensée, paraît stupide tant elle s’oppose aux stéréotypes.
Les onguents d’Ambroise Paré, les vaccins, les perfusions et
même les brosses à dents et les machines à laver ont été
combattus par ceux qui ressentaient ces innovations comme
des agressions immorales : « Croquer une pomme tous les
matins suffit à se nettoyer les dents, et c’est plus naturel »…
« Quand on est courageux, on lave sa vaisselle, seuls les
paresseux utilisent une machine. »
Quand, à l’hôpital psychiatrique en 1968, j’ai parlé
d’« atrophie cérébrale », j’ai sidéré quelques infirmiers et
provoqué les éclats de rire de quelques médecins qui avaient
appris qu’un cerveau ne change jamais. Une masse cérébrale
qui fond, ça leur paraissait rigolo. Pourtant, en neurologie, j’en
avais vu tous les jours. L’encéphalographie gazeuse montrait à
la radio des espaces anormalement élargis entre le cerveau et

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la paroi osseuse. Cette information, banale pour un neurologue,
n’était pas familiarisée par les bavardages quotidiens, ce qui
provoquait des éclats de rire ou des réactions incrédules.
Tout était à repenser après 1968, tout restait à découvrir.
La psychiatrie hospitalière était présentée en tant
qu’oppression institutionnelle à cause de philosophes comme
Michel Foucault et Christian Delacampagne, qui traquaient
75
toutes les formes de domination . D’excellents films nous
76
avaient bouleversés, comme La Tête contre les murs , où un
jeune homme instable, abusivement hospitalisé dans un
service pour malades mentaux difficiles, est enfermé dans une
cellule capitonnée, persécuté et finalement détruit par le
système psychiatrique.
Il fallait que j’aille voir comment ça se passait. Le docteur
Plas, chef de service, me rédigea un ordre de mission pour un
« placement d’office », comme on disait alors. Un médecin
généraliste venait d’alerter la préfecture parce qu’un
« delirium tremens » tirait au fusil sur toute personne qui
s’approchait de sa ferme. Je suis monté dans une camionnette
banale, en compagnie de deux infirmiers souriants. Ils
connaissaient monsieur P., car ils avaient été ensemble à
l’école du village. Ce détail, probablement, expliquait leur
décontraction. On a moins peur d’un homme qu’on a connu
enfant. Plus la ville est grande, plus les placements d’office
sont nombreux et violents, car on a facilement peur des
inconnus.
En montant vers la ferme, une femme nous attendait sur la
route. Deux enfants jouaient à ses côtés. Elle nous a expliqué :

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« Les voisins ont entendu des coups de fusil. J’ai appelé le
docteur qui s’est laissé impressionner ; pouvez-vous revenir
plus tard car la moisson approche ? Revenez plus tard, pour le
faire hospitaliser. »
Ce n’était pas la première fois que monsieur P. souffrait
d’hallucinations au cours de ses accès de delirium tremens.
Pour se défendre, il tirait sur tous les êtres vivants qui
approchaient de sa ferme. Il avait déjà tué un chien et raté de
peu sa femme qu’il n’avait pas reconnue. Devant le refus des
infirmiers de surseoir à l’hospitalisation d’office, elle a dit :
« Alors, faites attention, il a deux fusils. » Nous nous sommes
approchés de la maison, lentement, en l’appelant par son
prénom parce qu’il paraît que ça adoucit les agités. Il dormait
en effet entre deux fusils. Un infirmier, sur sa droite, l’a
réveillé doucement et je me suis à peine rendu compte que le
fusil à gauche venait de disparaître. C’est alors l’infirmier à
gauche qui lui a parlé, tandis que disparaissait le fusil de droite.
On pouvait désormais s’expliquer. Je lui ai dit que nous allions
l’emmener à l’hôpital psychiatrique : il a vigoureusement
protesté. J’ai sorti le papier officiel et je l’ai lu : il a accepté sans
un mot. J’étais étonné par le pouvoir des mots quand ils
énoncent la loi. Quand monsieur P. a compris que c’était
inexorable, il s’est calmé et tranquillement s’est dirigé en
chancelant vers la camionnette. C’est alors qu’un infirmier a
dit : « Tu chasses toujours la grive ? » L’homme a fait signe
que oui. « Peux-tu nous montrer où tu te postes ? » La
camionnette a fait un détour, a grimpé quelques jolies routes
forestières, et tandis que l’homme sortait de sa somnolence

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pour s’agiter en repoussant quelques animaux imaginaires qui
le menaçaient, il a indiqué l’affût où il se cachait pour attendre
les grives. Puis, la camionnette a rejoint l’hôpital, l’homme a
été réhydraté, très peu neuroleptisé. Le lendemain, après sa
toilette, frais et reposé, il demandait gentiment quand il allait
sortir car la moisson l’attendait. Ce que je venais de voir était
incroyablement loin de Vol au-dessus d’un nid de coucou et de
l’horreur des lobotomies. Allez raconter ça en public, vous
n’intéresserez personne.

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Ouvrir un asile, c’est angoisser
les normaux
Quelques années plus tard, il a fallu quitter les hôpitaux
psychiatriques. C’est fou ce que les psychiatres y étaient bien
soignés. Tout y était poésie, amitié, étrangeté, la vie normale
paraissait fade quand on vivait dans un asile. La folie posait en
termes insolites toutes les questions de la condition humaine.
En 1971, il a fallu libérer les postes pour accueillir la marée des
futurs psychiatres. La nouvelle psychiatrie n’était pas encore
sur ses rails. Le décret ne fut promulgué qu’en 1972. Mon ami
Jacques Maler me proposa de lui succéder et de m’occuper
d’un centre de postcure pour femmes, La Salvate, près de
Toulon. Le bâtiment était magnifique : une demeure
d’armateur encadrait une large cour où une glycine centenaire
donnait une ombre poivrée. De grands cyprès et des champs
de figuiers entouraient cette maison transformée en clinique.
Les portes étaient tellement ouvertes qu’on ne les voyait pas.
On entrait par une allée bordée de vases et de grands lauriers
roses, et toutes les fenêtres donnaient sur la cour intérieure ou

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sur la montagne. L’accueil fut très amical et l’impression de
beauté et de liberté qu’exprimaient les bâtiments convenait à
la psychiatrie que je rêvais de faire.
Quelques jours après ma prise de poste, un Gitan très
élégant, la chemise blanche bouffante ouverte sur sa poitrine
et les doigts couverts de bagues, vient me voir et me demande
où était Malerito.
« Connais pas Malerito. » « Si, si, c’est le torero qui
travaille. »
C’est ainsi que je découvris que Maler le doux psychiatre,
fervent de Françoise Dolto qu’il allait voir à Paris une fois par
semaine, faisait des remplacements de médecine générale afin
de payer la squadra qui l’entourait quand il combattait les
taureaux dans la région de Nîmes.
L’étrange poésie de la psychiatrie allait donc continuer,
pour mon plus grand bonheur. La famille Thomas qui dirigeait
l’établissement acceptait toutes les innovations que je leur
proposai. L’ouverture des hôpitaux psychiatriques était une
évidence pour eux : « Comment voulez-vous soigner si l’on
enferme les gens ? » Le professeur Deniker à Sainte-Anne, à
Paris, et Édouard Zarifian devenaient mes correspondants et
m’envoyaient des patientes psychotiques pour que l’on tente
de les resocialiser. Quelques années plus tard, quand Zarifian
m’a invité à participer à la luxueuse aventure du Club de
l’amateur de bordeaux, j’ai découvert que, pendant son
internat, il avait passé un diplôme d’œnologie et qu’il
améliorait son petit salaire d’interne en organisant des visites

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de caves. Vous voyez que la psychiatrie n’est jamais loin de la
poésie.
Les patientes bavardaient dans des chaises longues au
milieu de la cour parfumée par la glycine. Certaines, incapables
de parler, se tenaient immobiles. Quelques-unes
déambulaient, à l’ombre dans les couloirs… La psychiatrie était
belle et facile dans ces conditions !
Il était nécessaire d’ouvrir les portes, mais il fallait que nos
patientes, pour être désaliénées, se mêlent à la population, de
façon à ce qu’on ne les étiquette plus comme « folles
schizophrènes ». Nous avons donc décidé de faire une fête
dans l’établissement et d’inviter le maire et quelques voisins.
Beaucoup ont accepté, et l’élu, gentiment, a fait le joli cœur au
milieu de jeunes femmes élégamment apprêtées pour
l’événement. À voix basse, il a demandé : « Mais où sont les
schizophrènes ? » Les femmes qui l’entouraient ont répondu
en souriant : « C’est nous, les schizophrènes. » Il a tellement
été stupéfait qu’il s’est immobilisé, sans un mot. Je crois qu’à
son tour il a dû connaître un moment d’hébétude
schizophrénique. Ce petit événement, plusieurs fois répété,
m’a fait comprendre que le regard porté sur le patient peut
aggraver la dissociation ou la calmer. Certains schizophrènes
sont réellement inquiétants. Leurs déambulations, leurs
propos étranges, leurs fous rires incohérents, leurs explosions
inattendues nous mettent mal à l’aise et provoquent des
réponses angoissées. Les croyances délirantes que les gens
normaux colportent sur les schizophrènes créent des
situations théâtrales où il est parfois difficile de savoir qui est

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fou. Régulièrement, quelques infirmières ou éducatrices
emmenaient trois ou quatre patientes au cinéma, à Toulon.
Promenade facile, elles allaient prendre le bus dans une jolie
rue du village, descendaient jusqu’à Toulon, place de la Liberté
entourée de cinémas, et rentraient le soir. Pas d’héroïsme dans
cette affaire, une gentille relation, quelques menthes à l’eau et
petits bavardages.
Un après-midi, je reçois un coup de téléphone depuis Paris
et j’entends une dame me demander des nouvelles de sa fille
Madeleine : « Ça peut aller. On donne peu de renseignements
par téléphone. » « Pouvez-vous me la passer ? » « Elle est au
cinéma. » « Comment ça, au cinéma ? Si un marin la viole, je
vous fais un procès ! »
On a beau savoir que Toulon est un port de guerre, il arrive
qu’un marin ne viole pas une femme.
Ce genre d’incohérence de normaux était fréquent. Un jour,
un voisin furieux est entré dans l’infirmerie (il n’avait pas eu
de mal à entrer puisque toutes les portes étaient ouvertes).
« Où est ma botte ? hurla-t-il en s’adressant à l’infirmière. Ce
matin je n’ai trouvé qu’une botte. Il faut être fou pour voler
une seule botte ! » Cette réflexion étant logique, nous avons
fait une brève enquête et découvert que la veille, il était rentré
chez lui un peu embrumé par l’alcool, il avait enlevé une botte
dans sa chambre et l’autre dans son jardin où nous l’avons
retrouvée. La logique aussi peut être délirante.
La structure des événements peut modifier l’expression
des symptômes schizophréniques. Un jour, un grand bonheur
est arrivé à La Salvate : les canalisations d’eau ont éclaté !

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C’était l’été, il faisait chaud, les filles ne pouvaient ni boire ni se
laver et la réparation risquait de prendre plusieurs jours. Nous
aurions pu appeler les pompiers, mais les Thomas ont préféré
demander aux pensionnaires d’aller à la fontaine du village
pour y remplir des seaux : jamais l’ambiance n’a été aussi gaie
et amicale. Quelques jours sans conflits, avec des sourires et
beaucoup de fatigue, car le village était à deux kilomètres. Il
fallait passer un bâton dans l’anse d’un seau et se mettre à
deux pour le porter. Même les hébéphrènes marchaient en
souriant, même les hallucinées entendaient moins leurs voix,
même les persécutées s’appliquaient à mettre un pied devant
l’autre, ce qui rendait plus supportables leurs idées délirantes.
Au milieu des années 1970, j’ai reçu une association de
protection de malades mentaux qui souhaitait visiter
l’établissement. Les Thomas n’étaient pas chauds, mais
comme nous recevions beaucoup de stagiaires et comme
l’évaluation des premiers résultats nous rendait fiers de notre
77
travail , nous les avons accueillis. Sont arrivées une dizaine de
personnes graves, polies, distantes et parlant peu. Nous avons
promené cette petite équipe à qui nous expliquions sans
retenue nos espoirs, nos succès et nos échecs, lorsqu’un
visiteur au visage sombre a demandé : « Où est la salle où
vous faites vos lobotomies ? » J’ai répondu qu’il n’y en avait
pas. « Où sont les cellules d’isolement et les camisoles de
force ? » Nous nous sommes séparés sans dire un mot. Une
enquête rapide auprès des syndicats et du conseil de l’ordre
nous a fait découvrir que nous avions accueilli dans nos murs
une délégation de l’Église de Scientologie dont je connaissais

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mal la théorie. Leurs visages fermés et la manière de nous
quitter m’ont fait penser que la visite que nous venions de leur
offrir n’aurait aucune influence sur leur désir de croire que
nous étions des persécuteurs d’innocents.
Les patientes parlaient peu et l’équipe soignante était
réduite puisqu’il s’agissait d’un centre de postcure. La plupart
des psychiatres correspondants jouaient le jeu en nous confiant
des psychotiques à resocialiser, mais certains hôpitaux
profitaient de cette possibilité de transfert pour se débarrasser
de leurs cas difficiles. La solution médicamenteuse n’était pas
satisfaisante, elle apaisait jusqu’à l’engourdissement, sans
régler le problème. Il fallait trouver le point précis qui calmait
l’agitation délirante afin de permettre la relation, en évitant la
dose qui aurait engourdi le psychisme. Dans cette transaction,
le patient n’était pas seul en cause puisque, à l’hôpital de
Digne, nous avions constaté que lorsqu’un psychiatre n’est pas
sécurisé par son équipe soignante, il ne peut compter que sur
les médicaments, alors il en donne trop. À La Salvate, les
nombreux ateliers et les dynamiques de groupe permettaient
d’encadrer ces patients, de leur donner la parole et de
privilégier la relation.
Les nombreux stagiaires et étudiants, en psychologie ou en
droit, me surprenaient par leurs convictions acquises avant
toute expérience. Ces très jeunes gens débarquaient sur le
terrain, armés de récitations théoriques qui leur donnaient une
grande aisance, mais les empêchaient de découvrir le monde
intime des patients. Tout se passait comme si, entre 15 et 20

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ans, on se fabriquait un gabarit, une sorte d’appareil à voir le
monde qui formate ce qu’on perçoit.
Une agrégée de philo qui souhaitait devenir psychanalyste,
choquée par les ateliers et les groupes de parole, ne concevait
la guérison qu’en termes de relations intimes afin de faire
surgir l’inconscient. Un matin où nous discutions à l’infirmerie,
avant de nous répartir les tâches de la journée, elle a serré la
main de tous les soignants présents, sans voir qu’elle avait
« oublié » l’étudiant noir qui lui aussi se destinait à la
psychanalyse. Une autre étudiante dont la vision du monde
était plus organique s’étonnait qu’on ne trouve pas le
médicament efficace contre la schizophrénie. Un stagiaire
barbu avait entrepris de donner du LSD à une jolie
schizophrène, afin de l’aider à redescendre de son voyage
initiatique délirant qui allait la guérir. Tous étaient prisonniers
des théories qui leur plaisaient.
Nous n’avions pas besoin d’expérience professionnelle pour
acquérir de telles connaissances. Nous débarquions en
psychiatrie, armés d’un moule qui donnait forme au monde
auquel nous voulions croire. Un flash de mémoire, quelques
mots comme un slogan, une référence à la vedette
intellectuelle de notre choix nous donnaient l’illusion de
comprendre le phénomène psy. Ceux qui avaient dans l’œil un
gabarit biologique percevaient les altérations biologiques d’un
schizophrène, son indifférence à la douleur, comme cette dame
qui marchait un peu courbée alors qu’elle souffrait de
péritonite. Ces étudiants faisaient remarquer que la mort
étonnamment brutale des psychotiques (comme un coup de

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fusil dans la tête) était bien plus fréquente avant l’ère des
neuroleptiques. À l’opposé, ceux qui avaient en tête un gabarit
psychanalytique voyaient plutôt les fous rires dissociés, les
ruptures de discours et les coq-à-l’âne dont ils cherchaient à
découvrir le sens caché. Quant aux stagiaires juristes ou
sociologues, ils s’inquiétaient de la désocialisation des
schizophrènes qui habitaient surtout dans les quartiers
pauvres.
Et tous avaient raison, mais ce savoir fragmenté donnait
des certitudes qui empêchaient de comprendre.

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Folie ou souffrance ?
Mon séminaire d’éthologie avait été transféré à l’hôpital
Sainte-Marguerite, chez le professeur René Soulayrol, dont
Marcel Rufo était l’agrégé. La salle de cours était construite
comme un petit amphithéâtre grec, l’enseignant en bas sur
une plate-forme, les spectateurs sur les gradins.
J’avais écrit à Jacques Gervet, au CNRS d’Aix-Marseille où
il dirigeait un laboratoire d’éthologie. Je rêvais de m’associer à
une équipe de recherche, tout en restant praticien. Il m’avait
répondu qu’il était plus important de soigner que de chercher,
ce que j’avais interprété comme un refus. Aussi, j’ai été surpris
quand je l’ai vu assis, au premier rang des étudiants, lors du
séminaire que je consacrais au « Sommeil dans le monde
vivant ». L’objet « sommeil » me permettait de parler autant
des animaux que des êtres humains, sans provoquer
l’indignation de ceux qui clamaient que « l’éthologie rabaissait
l’homme au rang de la bête ». Tous les êtres vivants dorment,
mais le déterminant biologique du sommeil doit s’adapter aux
pressions écologiques. Un jeune, quelle que soit son espèce,

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sécrète plus de sommeil rapide qu’un vieil organisme. Et
quand il vit dans un milieu insécurisant, il avance la phase du
sommeil paradoxal. Les phases lentes ainsi raccourcies
78
stimulent moins la sécrétion des hormones de croissance . Cet
appauvrissement hormonal d’un enfant élevé dans un milieu
insécurisant explique le nanisme affectif.
Quelque temps après, j’étais invité dans les îles du Frioul,
près de Marseille, à une réunion du CNRS. C’était austère et
passionnant. Le style des scientifiques est différent de celui
des médecins. Il y a moins de précautions oratoires lors des
inévitables désaccords, pas de hiérarchie apparente et,
finalement, beaucoup d’idées à partager amicalement ou
fiévreusement. Nos savoirs différents étaient
complémentaires. Nous n’avions pas toujours la rigueur de
leurs méthodes, mais nous pouvions valider ou réfuter leurs
résultats. Ils ignoraient étonnamment la clinique psychiatrique
et nous ne savions pas toujours tirer profit de leurs
publications. Nos enjeux étaient différents, mais pas du tout
opposés. Les revues professionnelles servaient surtout à
soigner et à comprendre notre métier, mais on ne fait pas une
carrière avec des publications qui donnent des conseils
analogues à des recettes : comment rédiger un certificat
médical, mieux prescrire un médicament ou se remémorer la
sémiologie d’une maladie.
J’admirais beaucoup la trajectoire médicale et l’aventure
intellectuelle de Cyrille Koupernik. Je me sentais proche de ce
Russe blanc, orthodoxe, praticien expérimenté, invité aux
rencontres universitaires et engagé dans les débats culturels.

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À cause de la proximité de nos noms, il nous arrivait souvent
de recevoir des invitations, des chèques et parfois des critiques
adressés à l’autre. C’était une bonne occasion de personnaliser
nos relations. Il publiait des conseils thérapeutiques dans Le
Concours médical où il m’est arrivé d’écrire et avait participé
à un précis de psychiatrie qui a formé une génération de
79
médecins . Son cheminement non académique lui avait donné
une liberté d’esprit qui lui permettait de ne pas se soumettre à
la hiérarchie universitaire ou aux récitations à la mode. Il
critiquait les excès de médicaments et les explications
exclusivement biologiques, alors qu’il était neurologue. Il
critiquait la psychanalyse dogmatique, alors qu’il savait bien
que cette relation était utile en psychothérapie. Il critiquait les
excès de l’antipsychiatrie, alors qu’il était lui-même critique
envers la psychiatrie. Je me souviens de controverses avec
Christian Delacampagne, où le philosophe paraissait fumeux
comparé à la clarté de Koupernik. Je m’identifiais beaucoup à
cet aîné que je comprenais sans peine.
En 1978, il avait coorganisé à New York une réunion qui
allait orienter mon cheminement intellectuel. Dans l’avant-
80
propos des actes de ce congrès , Anna Freud avait écrit :
« C’est donc moins l’enfant qui est vulnérable que le processus
81
de développement lui-même . » C’est exactement l’attitude
intellectuelle qu’expriment aujourd’hui les chercheurs en
neurosciences qui étudient l’acquisition d’une vulnérabilité
82
neuro-émotionnelle . À cette époque, les psychanalystes et
les biologistes se côtoyaient sans conflit majeur, c’était avant la
radicalisation des groupes de recherche et des revues dont la

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spécialisation exclusive empêchait les rencontres entre
disciplines différentes.
Je trouvais désormais l’attitude qui me convenait pour
essayer de comprendre l’événement psychopathologique :
décrire la souffrance qui s’exprime par des comportements et
des paroles, puis analyser l’ontogenèse, la construction afin de
tenter de la guérir. « Vous enfoncez les portes ouvertes », a-t-
on dit alors. À ceci près qu’il a fallu vingt ans pour les ouvrir,
ces portes. Parmi les premiers ouvreurs, il y a eu Pierre Straus
83
et Michelle Rouyer . Avant l’intervention de ces praticiens,
on ne parlait que de « mamans-gâteaux » et de « papas-
pélicans ». Avec de tels stéréotypes culturels, comment
voulez-vous penser la maltraitance ? Ces deux auteurs ont
posé les questions qui ont déclenché plus de trente années de
recherches internationales.
Dans ce même livre, Albert Solnit proposait comme Piaget
« de nouveaux sentiers à explorer ou à prévoir pour
84
l’avenir ». Il écrit que : « La vulnérabilité évoque des
sensibilités et des faiblesses réelles […], mais il existe une
tendance opposée […] [qui] peut être considérée comme une
force, une capacité de résistance [je souligne] au stress, aux
85
pressions et aux situations potentiellement traumatisantes .
[…] nous avons à définir le risque, la vulnérabilité et la
86
résistance [je souligne encore] . » Si j’ai souligné deux fois le
mot « résistance », c’est parce qu’il y a eu un contresens lors
de la traduction. Dans le texte anglais, Solnit parlait de
« résilience », mais comme ce mot n’existait pas encore en
français (en 1980), il a été traduit par « résistance », ce qui

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n’est pas la même chose. La résistance définit la manière dont
une personne affronte une épreuve, dans l’instant, en face à
face. Elle tient le coup si, avant l’affrontement, elle a acquis des
facteurs de protection émotionnelle, si l’agression n’a pas été
durable ou n’est pas survenue lors d’une période sensible.
Alors que la résilience désigne, après le coup, la manière dont
cette personne essaye de reprendre vie. Quand la vie revient,
on parle de résilience ; quand elle ne revient pas, on constate
un syndrome psychotraumatique et d’autres troubles variés.
87
La paternité du mot aurait dû être attribuée à Solnit , ce
professeur de psychiatrie à l’Université Yale (États-Unis),
alors que c’est à Emmy Werner qu’on en attribue la
88
maternité . Ce qui n’est pas une injustice, au contraire ! Sa
méthode rigoureuse et son travail clair et méthodique
portaient sur 698 enfants maltraités et abandonnés dans l’île
de Kauaï (Hawaii). Cette publication a soulevé le mystère de
ces 28 % d’enfants qui, trente ans plus tard, sont parvenus à
se développer dans un contexte incroyablement adverse. Une
forte majorité (72 %) d’entre eux a été fracassée par l’absence
de famille, les agressions physiques ou sexuelles, et les
maladies, ce qui était prévisible. Mais comment 28 % de ces
enfants ont-ils pu apprendre un métier sans avoir été à l’école
et comment ont-ils pu fonder une famille sans troubles
majeurs ? C’est cette surprise qu’Emmy Werner a nommée
« résilience ».
Avec Marcel Rufo et Jean-Claude Fady, nous avons
organisé une première rencontre à la faculté de médecine de
89
Marseille . J’étais à côté de Roger Misès qui a joué un grand

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rôle dans les progrès de la psychiatrie et dans l’aide aux
enfants autistes. Pendant que Fady exposait le pecking order
90
chez les poules , je l’entendais ronchonner : « Qu’est-ce que
les poules ont à voir avec la psychiatrie ? » Posée ainsi, la
question est amusante, mais ce que voulait dire l’éthologue,
c’est que le monde vivant est ordonné bien avant
qu’apparaisse l’ordre de la parole. En se décentrant de la
condition humaine, il est intéressant de se demander pourquoi
un ordre règne dans les poulaillers, pourquoi pas le chaos ?
Mais pour ceux qui ne se soucient que des troubles
psychiatriques humains, les poules, en effet, n’ont pas grand-
chose à dire.

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Labo en milieu naturel
Nous nous réunissions souvent, dans le port d’Hyères, sur
un magnifique bateau à vapeur, un steamer, baptisé Crooner
où nous disposions dans chaque recoin de fiches pour noter nos
idées et de vin rouge pour les stimuler. Ce mélange
d’universitaires (Rufo et Dufour), de chercheurs (Fady et
Garrigues) et de praticiens a produit un grand nombre
d’hypothèses, de travaux et de rencontres éthopsychiatriques.
Ces réunions étaient gaies (Rufo n’y était pas étranger),
surprenantes et cafouilleuses. Dans le cadre du Séminaire de
méthodologie de la recherche en psychiatrie, à Marseille,
auquel je participais, le professeur Sutter m’avait demandé
d’organiser une rencontre, afin de mettre un peu d’ordre.
J’avais donc associé à ce petit noyau de chercheurs Albert
91
Demaret , qui travaillait à Liège avec le professeur Jean-
92
Claude Ruwett et avec Claude Leroy qui dirigeait le
Laboratoire d’éthologie humaine de l’Institut Marcel-Rivière à
93
La Verrière . Les publications scientifiques furent bien
acceptées par l’ensemble des chercheurs que le modèle animal

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ne surprenait pas. Jacques Cosnier et Hubert Montagner
constituaient les références de cette démarche naissante, nous
gravitions autour de leurs idées, qui définissaient l’attitude
94 95
éthologique et la méthode d’observation . Après les
exposés scientifiques à l’hôpital de la Timone, il convenait
d’organiser un « après-congrès » afin de personnaliser les
relations de ce petit groupe. Mes amis les Garcia avaient
retapé un splendide ketch de dix-huit mètres, le Fortuna, et
Pierre Buffet, au Manoir, dans l’île de Port-Cros, m’avait
proposé d’héberger les congressistes. Du port d’Hyères à l’île
de Port-Cros, le voyage aller fut paisible. Une petite brise
inclinait légèrement le bateau et nous bavardions d’éthologie
en regardant le soleil se coucher. Le soir, au Manoir, ce fut la
fête. Ce bel hôtel avait accueilli dans les années 1930 la
comtesse de Noailles, son groupe d’admirateurs, Jean Paulhan
et l’équipe de la NRF. Ce soir-là, Claude Leroy révéla un talent
inattendu de danseur de tango. Tout se passait à merveille
pour tisser des liens amicaux et intellectuels entre des
chercheurs qui auraient pu ne jamais se rencontrer. Comment
faire parler un primatologue comme Jean-Claude Fady avec
un électroencéphalographiste comme Claude Leroy ?
Comment un spécialiste des comportements de feinte des
96
diamants tachetés comme Albert Demaret pouvait-il
inspirer un neuropsychiatre comme Pierre Garrigues ? Les
rencontres se faisaient en bavardant et les promesses de
travaux communs s’engageaient amicalement.
Tout allait pour le mieux jusqu’au moment du retour. La
nuit, un vent d’est s’est levé et la houle, en quelques heures,

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est devenue très forte. Il fallait rentrer parce que les
congressistes devaient tous reprendre leurs fonctions dans
leurs universités, leurs labos ou leurs cabinets. Plus question
de bavarder, il faisait froid et la mer nous secouait durement.
Albert Demaret était venu dans le Midi, vêtu d’un beau
manteau de loden vert, comme on en porte à Liège. Et comme
son visage était devenu plus vert que son manteau, il est
descendu dans la cabine, pour se réchauffer. C’est ma fille,
alors âgée de 10 ans, qui est allée le chercher en lui expliquant
que lorsque la mer est agitée, on souffre plus au fond d’un
bateau que sur le pont. Lui qui était venu pour voyager dans
un Midi tropical a rampé vers la surface en espérant ne pas
mourir de froid et de troubles digestifs.
Jacques Cosnier n’était pas venu à ces journées de
méthodologie de la recherche à Marseille, mais il avait organisé
à Lyon, avec Hubert Montagner, une série de rencontres entre
97
scientifiques et cliniciens. Les travaux étaient passionnants
et l’ambiance facilement orageuse. Était-ce dû à l’esprit des
scientifiques, plus vifs quand ils exprimaient leurs désaccords,
ou étaient-ce plutôt les divergences politiques de ces fortes
personnalités ? Le groupe de Rennes, solidarisé par le
marxisme-léninisme autour de Gaston Richard, faisait de
solides publications avec Jean-Marie Vidal et Jean-Charles
98
Guyomarc’h. Raymond Campan à Toulouse était plus
paisible, mais, au moindre désaccord, ils dégainaient leurs
arguments contre Rémy Chauvin et Pierre-Paul Grassé, ce
médecin ornithologue qui souhaitait réhabiliter Lamarck. Il est
certain que la simple présence de ces deux-là constituait un

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événement. La créativité de Rémy Chauvin était surprenante,
au moins une idée originale par seconde. Il avait écrit un livre
sur les surdoués, dont les ventes avaient dépassé 400 000
99
exemplaires . Aimé Michel, rédacteur de la belle revue
scientifico-ésotérique Planète, lui avait donné l’idée de
s’intéresser à ces enfants à l’intelligence exceptionnelle, afin de
s’opposer au misérabilisme de ceux qui préféraient s’occuper
des débiles, des retardés et des handicapés. Chaque été, j’allais
lui rendre visite à Saint-Vincent-les-Forts, dans son beau
chalet qui avait une vue sublime sur les montagnes de l’Ubaye
et le lac de Serre-Ponçon. Il y recevait beaucoup de
psychiatres (dont Cyrille Koupernik), beaucoup de
scientifiques et quelques ufologues qui organisaient, à Sisteron
et sur le plateau de Valensole, des rendez-vous avec les
Martiens qui préféraient atterrir en Haute-Provence que dans
la banlieue parisienne. Pour ce psychologue, philosophe et
ingénieur du son, la science était fantastique puisqu’elle faisait
surgir du réel une vision miraculeuse du monde. Pour lui, les
« soucoupes volantes » n’étaient pas plus invraisemblables que
l’hélice de l’ADN. « La nature est surnaturelle, disait-il, parce
que c’est un miracle que j’aie pu survivre après le handicap de
la polio que j’ai eue à 5 ans. » Il avait fondé avec Louis Pauwels
et Jacques Bergier une très belle revue, Planète, qui donnait
forme à sa conception d’une science magique. Il admirait ses
cofondateurs dont l’intelligence faisait des performances
stupéfiantes qu’il me racontait comme un conte de fées. Cette
revue a connu un grand succès populaire parce qu’elle était
belle, intelligente et émerveillante. Il sollicita de nombreux

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articles d’éthologie animale et dirigea une Encyclopédie
Planète, préfacée par Rémy Chauvin qui, avec sa créativité
habituelle, démontrait comment la découverte des mondes
animaux pose des problèmes profondément humains. Dès
1964, il prévoyait : « Nous assisterons au complet
remplacement des animaux domestiques par des robots
familiers […]. Au fond de moi-même, quelque chose issu
d’innombrables siècles obscurs me fait souhaiter qu’il n’en soit
100
pas ainsi . »
Aimé Michel avait invité Konrad Lorenz dans ce cadre
101
merveilleux pour y tourner un film sur l’éthologie animale ,
mais il était tracassé par un incident survenu au cours du
tournage. Tout se passait bien, grâce au travail d’Aimé Michel
et à la bonhomie de Konrad Lorenz qui était un homme très
gai et agréable à côtoyer, lorsque, soudain, un technicien avait
quitté le plateau sans un mot. On avait attendu son retour, une
heure… deux heures… trois heures, jusqu’à ce qu’un collègue
parvienne à le rejoindre au moment où il se dirigeait vers la
gare : « Je refuse de participer à un film qui critique Lacan »,
avait dit cet indigné. Impossible de retrouver la phrase qui
avait blâmé le psychanalyste, mais quelques mots l’avaient
probablement froissé. Depuis 1968, Lacan devenait célèbre et
les lacaniens de l’époque ignoraient que leur grand homme
s’était fortement inspiré de l’éthologie animale qu’il avait
pourtant honnêtement citée. Aimé Michel en avait parlé à
Cyrille Koupernik, qui avait pensé que cette réaction était
l’indice d’un risque d’évolution sectaire de la pensée
lacanienne. Il fallait se soumettre à la pensée du maître et le

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réciter mot à mot, sans la moindre critique, sous peine de
paraître blasphématoire. Pierre Legendre soutenait que Freud
et Lacan aimaient la contestation qui oblige à préciser la
102
pensée, ce que conteste Michel Onfray . Pour ma part, je
pense que de nombreux psychanalystes se servent de la
pensée de Lacan pour s’affranchir du carcan de la procédure
analytique, mais j’en connais d’autres qui récitent un petit
stock de phrases du maître et méprisent ceux qui se trompent
d’une virgule, comme on le fait dans toute secte.

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Science, culture et idéologie
Ce qui n’empêche que les deux phrases malheureuses que
Lorenz avait écrites en 1940 sur l’hygiène raciale et la
domestication, ajoutées à celles de Louis Pauwels et Alain de
103
Benoist , fortement engagés à droite, ont suffi à étiqueter
l’éthologie comme théorie d’extrême droite, alors que la
majorité des chercheurs se situaient à gauche, parfois même à
l’extrême gauche. La pensée paresseuse aime les étiquettes.
Rémy Chauvin, qui n’était pas un homme de gauche,
s’intéressait à la parapsychologie dont il aurait aimé faire une
discipline scientifique. Sur ce point (et sur ce point seulement),
il n’était pas très loin de Freud qui avait tenté, avec sa fille
Anna, des expériences de télépathie. Après tout, pourquoi
pas ? Les hypothèses scientifiques sont souvent poétiques ou
farfelues avant d’être soumises au tribunal de
l’expérimentation, de la reproductivité et de la réfutabilité. On
parle bien aujourd’hui en termes biologiques
d’intersubjectivité et de transmission intergénérationnelle de
104
l’émotion provoquée par un traumatisme . On photographie

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des atrophies cérébrales et on dose les modifications
biologiques transmises d’un cerveau à l’autre par des fantômes
transgénérationnels. Si ça n’est pas de la parapsychologie, ça !
La méthode et les capteurs techniques (résonance magnétique
fonctionnelle et dosage des neuromédiateurs) ont transformé
une hypothèse farfelue, apparemment magique, en donnée
scientifique. Peut-être même est-ce l’évolution normale de la
pensée scientifique ? Après tout, c’est invraisemblable de
vivre, c’est magique, tellement le nombre de conditions
nécessaires à la vie est faramineux. Eh bien, non seulement on
vit, mais on peut en faire, petit bout par petit bout, une
analyse scientifique.
Ce qui m’étonne, c’est l’attrait de la pensée d’extrême
droite pour les sciences ésotériques. Charles Richet, excellent
physiologiste, aimait faire tourner les tables, décrire des
ectoplasmes et communiquer avec les grands noms de l’au-
delà. Ces pratiques constituaient, à l’heure du thé, de
passionnants événements mondains où se côtoyaient des
gourous et des universitaires, utilisant un bric-à-brac
scientifique pour séduire les bourgeois.
Alexis Carrel, grand médecin qui, lui aussi, a eu quelques
phrases malheureuses, accompagnait des malades à Lourdes
105
en espérant un miracle . C’est beau, généreux, intelligent et
sans fondement rationnel. C’est « métapsychique », dit-on
quand on veut désigner un phénomène inexpliqué, caché
derrière le monde visible, enfoui sous le conscient et agissant
dans le mystère de la télépathie et des forces obscures qui
nous gouvernent à notre insu.

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De nombreux chercheurs en éthologie animale étaient
intéressés par des rencontres avec les praticiens dans l’espoir
de stimuler une éthologie humaine qui balbutiait dans les
106
laboratoires . Léon Chertok et Isabelle Stengers m’avaient
invité à Paris à l’École des hautes études où ils tenaient un
séminaire. J’y ai retrouvé Rémy Chauvin, brillant et fougueux
comme d’habitude, qui m’encourageait à travailler sur
l’interdit de l’inceste chez les animaux, alors que j’étais invité
pour y parler d’interactions précoces. Je crois bien que cette
locution est née dans l’éthologie animale quand Bertrand Kraft,
Jacques Cosnier et Hubert Montagner ont montré la voie. Dès
1974, ils avaient rendu observable le fonctionnement du
107
monde préverbal . Françoise Dolto avait donné un éclairage
108
psychanalytique sur le bébé tout juste né . Étienne Herbinet
et Marie-Claire Busnel avaient observé comment se nouent les
109
premières interactions sensorielles . Pour rassembler ces
chercheurs de laboratoire et de terrain, nous avions organisé,
avec Jacques Petit et Pierre Pascal, dans l’île des Embiez près
de Toulon, une très stimulante rencontre où nous avions pour
enjeu de mettre en lumière comment se tissent les premiers
110
nœuds de l’attachement . Ce qui paraît évident aujourd’hui
était surprenant au début des années 1980, où l’on enseignait
qu’un bébé ne voyait rien, ne sentait rien, ne comprenait rien
et qu’il suffisait de mesurer ses ingesta et ses excreta. À cette
époque, il fallait choisir son camp et mépriser ceux qui
faisaient l’autre choix. Grâce aux progrès de la procréation
médicale assistée, on commençait à parler de « mères
porteuses », où il fallait associer les biologistes de la

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reproduction, les obstétriciens, les psychologues et même les
linguistes puisqu’on venait de découvrir que les fœtus
percevaient les basses fréquences de la voix maternelle avec
111
un début d’organisation phonétique .
Marcel Rufo et René Soulayrol n’étaient pas étrangers à la
joyeuse amitié de cette réunion. Les psychanalystes ne
supportaient pas la biologie qui, pour eux, évoquait la langue
du Diable, celle de la matière (fécale, forcément). Bernard This
m’avait traité de médecin nazi, puisque nous faisions des
observations scientifiques sur les bébés. Il fallait, disait-il, les
considérer comme des personnes et non pas comme des objets
de science. Il se trouve que, bien au contraire, c’est la
démarche scientifique qui a démontré que « les bébés sont des
112
personnes » et non pas des morceaux de matière ou des
objets de fantasmes. Ce psychanalyste a pourtant été utile à la
cause des bébés, peut-être parce qu’il suivait Françoise Dolto
qui avait déclaré son intérêt pour une démarche scientifique
qui confirmait sa thèse.
Le lendemain de ce colloque, une journaliste avait proposé
à l’éditrice Laurence Pernoud un article où elle expliquait qu’il
fallait interdire l’avortement puisque les fœtus étaient des
personnes communicantes. J’ai été interrogé par une
télévision allemande qui me demandait pourquoi nous
militions contre l’avortement, ce qui était un contresens. Une
« université pour fœtus » fut même créée aux États-Unis. Elle
vendait des appareils pour stimuler les bébés afin de les
rendre plus intelligents !

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En même temps que cette tentative de récupération
idéologique et commerciale, naissait un véritable mouvement
scientifique qui allait bouleverser nos mœurs, en changeant la
113
représentation de la sexualité, du couple et des enfants . On
ne mettait plus des enfants au monde pour assurer la survie
de notre groupe, mais pour épanouir l’aventure de notre
personne.
Le fait de renoncer aux causalités totalement explicatives
et d’associer des chercheurs de laboratoire avec des praticiens
avait fait apparaître des solutions différentes. Quand deux
pédiatres anglais, inspirés par l’éthologie, ont publié un travail
qui montrait qu’une séparation précoce de la mère et de son
114
enfant provoquait des troubles des interactions précoces ,
presque tout le monde en a conclu qu’une séparation précoce
provoquait des troubles définitifs. Effrayés par le succès de
cette généralisation abusive, les deux chercheurs ont tenté de
relativiser. Trop tard ! C’était rentré dans les stéréotypes
culturels ! Ce n’est qu’au début des années 1980 que d’autres
cliniciens, raisonnant non plus en termes de causalités
linéaires, mais en termes systémiques, ont nuancé cette
donnée scientifique. « La théorie de l’attachement développée
par Bowlby, s’inspire à la fois de travaux éthologiques et de la
psychanalyse. […] nombre de gens en déduisent que les
enfants ayant subi des ruptures familiales […] feront preuve
d’affectivité perturbée. [Or] beaucoup d’enfants, malgré ces
115
expériences “s’en sortent ”. » Quand on raisonne en termes
systémiques, on comprend sans peine que la survenue

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d’événements ultérieurs pourra corriger ces troubles… ou les
aggraver.

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À mort la pensée causalitaire,
vive la pensée systémique
À la même époque, Serge Lebovici disait : « J’ai suivi des
enfants qui, en toute logique, auraient dû mal se développer.
Or ils vont très bien. Il serait important de comprendre
pourquoi. » La remarque de ce grand psychanalyste était
proche de celle de Michaël Rutter qui répondait à Emmy
Werner : « Ces enfants [qui s’en sortent] ont quelque chose à
nous apprendre. » La surprise de ces bons développements
après des événements cruels ou malgré des conditions
adverses posait la question de cet étrange processus
développemental qui a été désigné par le mot « résilience ».
C’est pourquoi Claude Leroy avait organisé dans son
laboratoire d’électroencéphalographie à la MGEN à La
Verrière des rencontres d’éthopsychiatrie. Il avait invité
Georges Thinès, philosophe qui proposait une réflexion sur la
116
phénoménologie des comportements animaux . Assez
curieusement, on trouve une grande proximité de pensée avec
117
Jacques Lacan , qui reprend les données de Buytendijk sur

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118
l’Umwelt des animaux et précise que ce rapprochement
entre l’homme et l’animal n’a pas à nous étonner, dès lors que
nous avons saisi l’importance pour l’homme de son image
spéculaire. John Richter de Londres et Pierre Garrigues de
Montpellier apportaient leur expérience de praticiens devenus
scientifiques. Serge Lebovici avait d’abord été réticent envers
l’éthologie et la théorie de l’attachement parce qu’il pensait,
comme tous les psychanalystes, que le bébé aime sa mère
parce qu’elle le nourrit. Quand Bowlby, psychanalyste lui-
même, a soutenu que la pulsion première, avant toute
nourriture, c’est la recherche de proximité sécurisante,
Lebovici s’est intéressé à l’éthologie. Avec Jacques Cosnier,
119
Hubert Montagner et Benoist Schaal , il a organisé un
enseignement à l’hôpital de Bobigny où il m’a demandé
120
d’intervenir .
À cette époque, on parlait beaucoup de Gregory Bateson,
un anthropologue étonnamment pluridisciplinaire (biologiste,
botaniste, psychothérapeute, ethnologue et éthologue), ce qui
était mal vu puisque, n’étant pas hyperspécialisé, il était
considéré comme un amateur. Il se définissait lui-même
comme « homme de terrain », terrorisé par l’idée d’être
immobile dans une bibliothèque ou desséché par la stricte
application de protocoles scientifiques. Après une cascade de
tragédies familiales, il avait décidé de vivre aux États-Unis et
avait trouvé un travail à l’hôpital psychiatrique de Palo Alto
d’où il décrivit ce que ressentaient les schizophrènes :
« L’agression vécue, perturbante, subie par un être humain
soumis à un ensemble simultané d’injonctions

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121
déroutantes . » La schizophrénie étant la maladie mentale la
plus expliquée du monde, certains affirmaient qu’il s’agissait
d’une dégénérescence cérébrale avec un MBD (minimal brain
damage), petit dégât cérébral qui provoquait de gros troubles
122
psychiques , tandis que d’autres dénonçaient une
malveillance familiale : « Rendre l’autre fou est dans le pouvoir
123
de chacun. […] mon père m’a rendue folle . » « L’effort pour
rendre fou peut consister […] en l’équivalent psychologique du
124
meurtre . » Pendant plusieurs années, ces affirmations
antagonistes ont radicalisé la pensée des psychiatres. Il fallait
choisir son camp. Après la noyade d’un enfant autiste, un
grand nom de la psychanalyse (un homme que j’admirais)
avait écrit : « Il s’est noyé pour réaliser le désir de sa mère. »
Ceux qui ne croyaient pas à l’existence d’un effet intersubjectif
ricanaient et cherchaient la molécule qui aurait pu altérer le
cerveau et expliquer l’accident.
Bateson, en 1952, avait réalisé une recherche éthologique
au zoo de San Francisco. Pendant deux ans, il avait filmé un
couple de loutres. Les animaux, parfaitement adaptés à la
pauvreté du milieu carcéral de leur cage, se contentaient de
dormir et de manger. Un jour, Bateson eut l’heureuse idée de
faire virevolter un morceau de papier au bout d’une canne à
pêche. Enfin un événement dans une vie de loutre ! Les
animaux s’éveillaient, plongeaient et exerçaient leur corps à la
bagarre et à la poursuite de cette « proie ». Bateson,
bouleversé par cette découverte, écrit : « Que des
mammifères non humains échangent, comme nous, des
messages quasi abstraits m’imposait la révision presque totale

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125
de mes idées . » Cette observation ressemble à l’histoire
trop belle de la « pomme de Newton » qui, en tombant, lui fait
soudain comprendre la gravitation terrestre. Bateson, en
voyant deux mammifères jouer, comprend soudain qu’ils sont
« engagés dans une séance interactive dont les unités d’action
ou signaux étaient similaires mais non identiques à ceux du
126
combat ». Les loutres se bagarraient et comprenaient en
même temps que ce n’était pas une vraie bagarre. Pour
déchiffrer ce message paradoxal, il fallait que les animaux
aient accès à un certain degré de méta-communication des
signaux de combat qui signifient « ceci n’est pas un combat ».
On se mord pour de bon quand on joue à se mordre, et
pourtant ce n’est pas une vraie morsure. La compréhension
éthologique de ce paradoxe (ce qui ne veut pas dire
contradiction) dépasse de loin le niveau stimulus-réponse des
apprentissages.
Pour un amateur pluridisciplinaire, il n’y avait pas de place
dans une filière classique qui exigeait de choisir entre la
biologie, la psychologie ou la sociologie. Les fonds de recherche
attribués à des travaux marginaux ne sont pas rares aux
États-Unis. Bateson a pu recruter deux étudiants, Jay Haley
passionné d’hypnose et John Weakland qui travaillait sur
l’imaginaire social. La Macy Jr Foundation finança un projet
sur les relations familiales dans la schizophrénie, ce qui permit
à Don Jackson et à son interne W. F. Fry d’ouvrir leur service
de psychiatrie pour y faire une observation. Ce que Bateson
avait compris grâce à l’éthologie du jeu chez les loutres devint
une hypothèse d’observation chez les schizophrènes et leur

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famille. Les troubles ainsi décrits n’étaient ni biologiques ni
verbaux, il s’agissait d’une communication affective altérée qui
induisait un défaut d’interprétation des signaux. Ce nouvel
éclairage a attiré de nombreux chercheurs. La grande
anthropologue Margaret Mead, avec qui il s’est marié, mais
aussi Wiener, cybernéticien, Lewin, sociologue, von Foerster,
mathématicien, Lilly, spécialiste de la communication chez les
dauphins, le psychothérapeute Carl Rogers, le
phénoménologue inspiré par l’éthologie Abraham Maslow et
même l’antipsychiatre Ronald Laing furent impliqués. Ce
brassage hétérogène a été le point de départ du mouvement
des thérapies familiales qui s’est bien organisé en Italie sous
l’impulsion de la passionnante Maria Selvini, en Belgique
autour de Mony Elkaïm, d’Edith Goldbetter et Stephan
Hendrick, et en France grâce à Jean-Claude Benoit et Michel
Delage.
Voilà comment, en partant de l’observation du jeu chez les
loutres du zoo de San Francisco, Gregory Bateson a découvert
le paradoxe logique qui a permis d’améliorer le sort des
schizophrènes et d’aider un grand nombre de familles en
difficulté affective.
De nombreux scientifiques formés à l’éthologie animale
auraient aimé élargir le champ de leurs recherches et
développer une éthologie humaine. Hubert Montagner savait
déjà faire les deux : il savait décrire les comportements des
insectes, les réactions olfactives des nouveau-nés et les débuts
de la tendresse humaine. Il n’a jamais extrapolé, jamais
confondu un bébé avec une abeille, mais il a appliqué la

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méthode d’observation éthologique à des êtres vivants
d’espèces différentes. De la même manière, John Bowlby,
inspiré par l’éthologie animale, principalement par le
127
primatologue Harry F. Harlow , a étayé sa théorie de
l’attachement : « Si la théorie de Bowlby est bien reçue par les
éthologues, c’est aussi parce qu’elle est cohérente avec la
théorie qui se propose de rendre compte de l’évolution des
128
espèces . » Tous les éthologues n’ont pas « bien reçu » cette
ouverture de leur discipline. Certains considéraient qu’ils
étaient propriétaires de ce savoir et qu’un psychanalyste
n’avait pas à s’instruire de leurs travaux. La plupart, au
contraire, étaient heureux de ce prolongement humain de
l’éthologie animale, comme le souhaitaient les fondateurs.
Konrad Lorenz a, un peu trop rapidement, généralisé ses
129
observations à la condition humaine . Tinbergen s’est
enhardi à appliquer des découvertes éthologiques à l’autisme,
une branche de la psychiatrie où il n’avait pas d’autres
130
compétences qu’une mobilisation personnelle . Cette audace
un peu maladroite a pourtant contribué à améliorer la
sémiologie comportementale de ces enfants autistes qui n’ont
131
pas accès à la parole .

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Macaque au pays
des merveilles
La rencontre la plus fertile et la plus innovante fut celle de
René Zazzo qui eut l’idée d’organiser un colloque imaginaire
132
sur l’attachement . Il écrivit un article sur les origines de
l’affectivité qu’il a envoyé à des éthologues (Rémy Chauvin), à
des psychanalystes (Serge Lebovici, Daniel Widlöcher) et à des
praticiens (Cyrille Koupernik).
Ce petit livre fut un grand événement dans les milieux du
psychisme. Tout le monde l’avait lu et en débattait. Cet essai
épistolaire a bouleversé notre petit monde. Deux maisons
d’édition avaient, auparavant, refusé la traduction des livres
de Bowlby, probablement sous la pression de certains
psychanalystes opposés à l’éthologie. Mais l’engouement
provoqué par ce colloque épistolaire sur l’attachement a rendu
sa traduction inévitable.
Avec Maurice Ohayon, nous avions invité René Zazzo à
Marseille. Physiquement, il me faisait penser à Lucien Bonnafé
dont il avait le style de boxeur de gauche. Sa pratique de

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l’éthologie animale était modeste, mais la manière dont il s’en
servait pour questionner le monde humain semblait répondre
à un vœu de Freud qu’il avait formulé dans son Abrégé de
133
psychanalyse . Peter Gay commente ainsi son approche du
phénomène psychique : « Freud affirme catégoriquement que
le rôle privilégié que la psychanalyse accorde à l’inconscient a
permis de faire de la psychologie une branche semblable à
134
toutes les autres des sciences naturelles . »
René Zazzo a répété l’expérience d’Henri Wallon qui, en
1931, avait déjà montré le désarroi des chiens face à leur
image dans un miroir. Lacan, très tôt, dès 1936, au Congrès de
l’API (Association psychanalytique internationale) avait
réfléchi à cette situation naturelle quasi expérimentale pour en
135
faire une théorie de l’unification de la représentation de soi .
Donald Winnicott et Françoise Dolto avaient eux aussi fait
leurs gammes avec le miroir. L’éthologie citée par Lacan était
alors inconnue du public, et les balbutiements de la théorie de
136
l’attachement étaient très critiqués par les féministes . Il
fallait se mettre au clair. Invité par Anne Ancelin
Schützenberger, j’avais passé une semaine à Nice en
compagnie de Paul Watzlawick qui avait rejoint l’école de Palo
137
Alto , et j’avais constaté qu’il n’était pas sexiste et que son
grand humour exprimé dans ses livres ne se retrouvait pas
dans sa vie quotidienne.
René Zazzo nous avait montré une série de films à mourir
de rire et à plonger dans un abîme de réflexion. Un chien de
138
berger est canalisé vers un miroir dans un tunnel grillagé .
Lorsqu’il se trouve nez à nez avec son image, il manifeste

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quelques signes d’alerte silencieuse : réaction d’immobilité,
oreilles pointées, prêt à fuir ou à combattre. Dans le miroir,
l’« autre chien » adopte la même attitude, alors le chien réel
baisse la tête, pour signifier sa soumission, mais le chien-
image, exécute en même temps le même comportement. Alors
le chien réel se redresse puisqu’il n’est plus dominé, et le
chien-image aussi. Incapable de se coordonner avec cet
étrange chien virtuel, le chien réel évite l’image et, craintif, se
réfugie dans un coin.
Un macaque manifeste la même interaction
comportementale, mais il ajoute une sorte de manipulation
expérimentale : quand il voit que le macaque virtuel fait en
même temps la même chose que lui, le macaque réel se
retourne, et se baisse pour regarder l’autre entre ses jambes
écartées. Comme l’autre, dans le miroir adopte exactement la
même posture, notre macaque fait une crise de nerfs, se met à
hurler et à secouer les parois du tunnel.
René Zazzo a organisé la même situation d’observation
avec des petits enfants d’âges différents. Il leur pose des
questions de façon à repérer le moment où ils vont se désigner
dans le miroir, par leurs propres noms. D’abord, ils souriaient
à un « autre » bébé. Puis ils disent : « C’est Emmanuel, là. »
Plus tard, vers 3 ans seulement, ils diront : « C’est moi. Je suis
139
là . » Puis, comme Gordon Gallup l’avait fait pour des
140
chimpanzés , Zazzo fait une tache de crème au chocolat sur
la joue de l’enfant afin de repérer à quel âge celui-ci devient
capable de renverser l’image virtuelle de son visage dans le

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miroir, d’essuyer le chocolat réel sur sa propre joue et de se
lécher les doigts.
À partir de ces travaux fondateurs, les éthologues
animaliers entreprirent de décrire le comportement face au
miroir des poissons, des oiseaux, des chats, des chimpanzés,
des éléphants et d’autres animaux. Les pédiatres s’inspiraient
141
des Reflets dans le miroir de René Zazzo . Les
psychanalystes essayaient de décrypter le stade du miroir de
Lacan, et Claude Leroy, par la même méthode, découvrait que
les schizophrènes, au moment des poussées dissociatives, ne
reconnaissaient plus leur image.
Une éthologie humaine était donc possible. Elle intégrait
des savoirs différents où chacun donnait des idées et des
142
méthodes d’observation à l’autre . Ce moment fécond
rassemblait les chercheurs et les praticiens dans un aller-
retour constant entre la clinique humaine et l’éthologie
animale, faisant avancer les connaissances autant sur la
condition animale que sur le développement de la conscience
de soi chez nos enfants.

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Objet pur du labo, sujet flou
des praticiens
C’est probablement pour cette raison que Jacques Gervet
m’a demandé d’organiser, en 1986, une rencontre entre les
chercheurs du CNRS et les praticiens de la région de Marseille.
L’Institut de biologie marine de Tamaris à La Seyne-sur-Mer
accueillait nos réunions et, pour les repas, nous avions dressé
des tables dans les jardins du fort Balaguier. Ce fut à la fois un
succès et un échec. Le succès venait des scientifiques qui
soulevaient des problèmes surprenants : quand on chauffait
une capsule d’alcool sous une araignée, les vapeurs modifiaient
ses performances cognitives et, quand elle était ainsi
« saoulée », elle tissait une toile parfaitement symétrique. La
perfection de sa toile prouvait que l’alcool avait diminué sa
capacité à s’adapter au milieu dont elle ne traitait plus les
informations sans cesse variables du vent et de la lumière. Une
toile asymétrique révélait que l’araignée pouvait résoudre les
problèmes posés par son milieu, alors qu’une toile
parfaitement symétrique révélait qu’elle était soumise à son

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équipement génétique. C’est ainsi que l’araignée résolvait le
vieux problème philosophique de l’inné et de l’acquis : c’est en
termes de transaction entre ce qu’elle est au fond d’elle-même
et ce qui est autour d’elle, que l’araignée nous faisait réfléchir.
On s’étonnait de la présence d’animaux dans les berceaux
de nos bébés, on se demandait comment le « Teddy Bear »
s’était transformé en nounours apaisant. On critiquait
Desmond Morris pour l’aspect spectaculaire de ses
publications, puis on l’admirait pour l’aspect spectaculaire de
143
ses publications . Cet ancien responsable du département
des mammifères au zoo de Londres avait réalisé une brillante
étude étholinguistique, où il décrivait les comportements
144
paraverbaux selon les cultures . Jean-Marie Vidal
commençait à réfléchir au comportement des enfants autistes
observés à travers un concept lacanien. Et Michel Cabanac
analysait les comportements non conscients des humains à la
recherche du bien-être quotidien.
Quel succès !
L’échec est venu du trop petit nombre de médecins
présents. René Soulayrol avait fait un exposé sur la maladie de
Hirschsprung, trouble digestif d’enfants angoissés. Les
éthologues surpris ne trouvaient pas de lien avec leur éthologie
animale. Par bonheur, Pierre Garrigues avait rendu
observable qu’un schizophrène ne crie pas au hasard. En
l’observant comme le faisaient les éthologues, il démontrait
que les psychotiques se mettaient toujours au même endroit
pour crier, ce qui devait bien avoir une signification
145
fonctionnelle pour eux .

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Et puis, c’est tout. Je crois que les médecins avaient évité
cette rencontre, pas assez clinique pour eux. Peut-être aussi
avaient-ils été intimidés par la rigueur et l’austérité des
scientifiques. Quand nous déjeunions dans les jardins du fort
Balaguier qui donne sur un paysage beau à couper le souffle
sur la rade de Toulon, les scientifiques, plongés dans leurs
idées, continuaient à travailler comme s’ils avaient été à la
cantine du CNRS. J’avais loué un bateau pour personnaliser les
relations en naviguant le long des côtes. Seul Jean-Marie Vidal
était venu. Les autres avaient préféré retourner dans leurs
laboratoires. Ce n’est pas un détail, c’est un symptôme de nos
manières de fonctionner différemment.
Par bonheur, plus tard, d’autres cliniciens sont venus nous
rejoindre et ont organisé des réunions plus proches de notre
146
pratique. Des vétérinaires comme Patrick Pageat et Claude
147
Béata considèrent l’éthologie des animaux familiers comme
une sémiologie clinique où les comportements des animaux qui
nous côtoient résultent de transactions entre ce qu’ils sont et
ce que nous sommes avec eux.
Ces raisonnements interactifs produisent de nouvelles
descriptions. Je me souviens de ce travail où Claude Béata
avait accepté que l’on filme une de ses consultations, analysée
148
selon les principes des systèmes familiaux : un petit chien
saute sur la table d’examen, le vétérinaire pose des questions
au couple qui l’amène chez le praticien. Le chien inquiet se met
à gémir, ce qui oblige les humains à parler de plus en plus fort.
Les deux « parents » entrent en compétition pour capter
l’attention du médecin et c’est madame qui l’emporte, le véto

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finit par ne s’adresser qu’à elle. Monsieur ronchonne et se met
en retrait. Le chien maintenant gémit et jappe très fort.
Monsieur boude. Le chien aboie et couvre la voix des humains.
Soudain, monsieur, excédé, prend son journal et le claque sur
la tête du chien et… tout le monde se tait ! C’est bien ce que
souhaitait monsieur : faire taire madame.
Dans un autre travail qui associait des vétérinaires et des
psychiatres, nous avions montré comment un chien de
remplacement, acheté en urgence pour prendre la place d’un
chien qui venait de mourir, souffrait d’incontinence
149
sphinctérienne et de troubles du développement . Cet
animal avait été mis là pour être aimé à la place du chien
disparu, de façon à permettre au propriétaire de ne pas
souffrir. Un tel environnement sensoriel, incohérent, tutorisait
mal les développements du chien. On l’appelait pour le
caresser et soudain on le rejetait car on le trouvait « moins
bien que l’autre », le chien disparu. Cette observation clinique
a joué un rôle important pour élucider comment un monde
mental peut agir sur le monde mental d’un autre. Ce n’est pas
la magie, c’est la biologie des interactions qui permet le
murmure des fantômes, l’intersubjectivité entre une personne
150
traumatisée et ses proches .
Ces observations de communication entre humains et
animaux étaient souvent gaies. Michel Sokolovski était encore
chef de clinique chez Marcel Rufo quand nous avions prévu
d’observer les comportements d’un cerf dans un jardin
zoologique de la région de Toulon. La veille, j’avais été sur le
terrain pour préparer le travail, mais les animaliers m’avaient

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prévenu que l’observation serait difficile car le cerf était en
rut. J’avais aussitôt téléphoné à l’hôpital Sainte-Marguerite à
Marseille pour prévenir Michel. Mais une secrétaire taquine
avait couvert les murs de pancartes où l’on pouvait lire :
« Monsieur Sokolovski, prenez garde, le cerf est en rut. » Les
infirmières protégeaient en riant le jeune chef de clinique, mais
je ne sais pas ce qu’ont pensé les familles des malades.
Quelques observations de biologie interactionnelle avaient
déjà été faites par Irène Lezine et Colwin Trevarthen. C’était
charmant d’analyser comment une mère et son bébé
151
synchronisaient leurs mimiques et leurs gestes . Les études
152
sur le sourire des bébés n’étaient pas tristes et
démontraient que, même lorsque le point de départ était
biologique, même quand un amas de neurones dans le tronc
cérébral déclenchait la contraction musculaire des muscles des
lèvres qui exprimait un geste que l’on appelle « sourire »,
c’était l’interprétation de la mère qui transformait cet acte
153
moteur en relation émotionnelle .
Les observations éthologiques d’animaux face aux miroirs
et d’interactions mère-enfant intéressaient beaucoup de
monde. Quelques professeurs de philosophie utilisaient ces
expérimentations pour inviter leurs élèves à réfléchir à
l’apparition de la conscience de soi dans le monde vivant ou à
la possibilité d’une pensée sans paroles. Des généticiens
commençaient à évaluer les modifications de comportements
sous l’effet des pressions du milieu. Et quelques psychologues
décrivaient une sémiologie qui permettait de repérer comment
les enfants se préparaient comportementalement à entrer,

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e e 154
vers le 18 -20 mois, dans le monde de la parole . Après
e
s’être synchronisés avec les adultes, les bébés, vers le 18
mois, s’immobilisent et deviennent très attentifs quand un
adulte parle, comme s’ils pensaient : « Il y a une énigme
derrière ces vocalités, peut-être désignent-elles quelque chose
qui n’est pas là ? » Deux mois plus tard, ayant saisi le truc de
la parole, ils n’ont plus qu’à apprendre les mots de leur langue
maternelle ; ça leur prendra dix mois, pas plus, pour
apprendre une langue, trois mille à quatre mille mots, les
règles de grammaire et les exceptions : dix mois, sans école et
sans livres !
Actuellement, toute une série de philosophes et d’historiens
155
construisent une nouvelle théorie de la condition animale .
Le bilan de ces travaux, depuis le prix Nobel attribué à
l’éthologie en 1973, est fait d’échecs, de réussites et de
promesses.
L’échec, c’est que le mot « éthologie » a été enrôlé par les
politiciens d’extrême droite, à cause des deux phrases
malheureuses de Konrad Lorenz et de la sociobiologie qui fut
156
combattue en France, mais bien acceptée aux États-Unis .
Peut-on expliquer la condition humaine au moyen de l’étude
des interactions chimiques chez les fourmis ? Même s’il est
concevable que nous recevons comme les fourmis des
empreintes visuelles, que nous subissons l’influence des
phéromones, ces vapeurs émises par un organisme qui
influencent un organisme voisin, on ne peut tout de même pas
réduire la condition humaine à ces déterminants physico-
chimiques. C’est ainsi que, lorsqu’une spécialité est coupée des

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autres, les scientifiques ont tendance à penser que leur
découverte est totalement explicative.
Il me paraît plus juste de dire que les meneurs des
premières recherches éthologiques n’ont pas su organiser un
groupe qui aurait pu prendre le pouvoir universitaire :
« L’éthologie n’existe pas à proprement parler en France, où
les zoologues français n’ont pas constitué un domaine de
157
recherche indépendant sur le comportement animal . » Il
158
existe bien sûr, d’excellents chercheurs , mais leurs
publications n’entrent pas dans la culture. Alors que,
paradoxalement, les questions soulevées par leurs travaux et
traitées par des essayistes, qu’ils soient philosophes ou
cliniciens, provoquent un véritable bouillonnement culturel.
C’est à eux que la réussite éthologique peut être attribuée.
Ces cliniciens bénéficient des hypothèses et des méthodes
159
mises au point par des éthologues animaliers pour décrire
160
les interactions précoces et les comportements pré- et
161
paraverbaux .
Cette retombée de l’éthologie a provoqué un curieux
phénomène. Il suffisait de dire qu’un travail avait été inspiré
par l’éthologie animale pour provoquer des critiques telles
que : « L’homme ne peut pas être un animal puisqu’il
162
parle », ou : « Pourquoi rabaissez-vous l’homme au rang de
la bête ? » Mais quand on exposait le même travail sans citer
ses sources animales, on provoquait des louanges. C’est le cas
d’un grand nombre de travaux sur l’attachement qui sont de
plus en plus enseignés hors de France, alors que les
hypothèses et les méthodes sont inspirées par l’éthologie,

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science-carrefour. Cela explique pourquoi beaucoup de
chercheurs, de cliniciens et de philosophes se réclament de
l’éthologie, alors que les unités de recherche se font de plus en
plus rares. La réduction épistémologique, due à la méthode
scientifique, construit un objet de science qui a du mal à vivre
hors d’un laboratoire. Les articles scientifiques, publiés pour
faire une carrière, ne sont pas lus dans la culture générale. Les
décideurs politiques ne sont donc pas sensibilisés et ne voient
pas d’intérêt à financer un laboratoire d’éthologie animale. Ce
n’est pas logique, car les cliniciens, les éducateurs, les
psychologues ou les vétérinaires adoptent une attitude
interrogatrice qui aide à mieux comprendre et à mieux soigner
163
les hommes et les animaux .

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CHAPITRE 3

Une histoire n’est


pas un destin

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La nef des fous
Il faisait beau, nous avons monté les voiles, et le bateau a
quitté le port d’Hyères en glissant doucement sur l’eau. Je ne
savais pas que Noah-Noah, un ketch de dix-sept mètres, allait
changer ma manière de comprendre la schizophrénie.
Quelques semaines auparavant, Henri Boutillier, chef de
service à l’hôpital psychiatrique de Pierrefeu, dans le Var,
m’avait raconté à quel point il avait été marqué par la pensée
d’Henri Ey dont il avait été l’interne. Il me disait que cet
homme n’était pas un psychiatre de bibliothèque. Il avait un
grand talent pour établir un contact avec les psychotiques en
conflit avec la réalité. Tout en pensant à leur problème, il disait
à voix haute ce qu’il venait de comprendre et demandait à son
jeune interne de noter ses idées. C’est ainsi qu’Henri Ey
écrivait sur le terrain. Puis il se retirait dans son bureau et
raturait, vérifiait et reformulait sans cesse de façon à donner à
son travail une forme partageable. Il disait que l’homme n’est
que « nature à laquelle il s’oppose. Son destin et ses

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institutions font si peu partie de la nature que celle-ci est au
1
contraire destinée à être maîtrisée par lui ».
L’homme est par nature un être dont les institutions
modifient le destin naturel. Un tel raisonnement s’oppose à la
pensée fixiste où un être humain est caractérisé par un
déterminisme inexorable, biologique pour certains, verbal ou
spirituel pour d’autres. La pensée fixiste est avantageuse
parce qu’elle donne des certitudes et des clartés aveuglantes.
C’est confortable de voir un monde immobile, mais c’est
tellement abusif !
Henri Boutillier me disait qu’Henry Ey était fasciné par la
perte de liberté des psychotiques, mais que d’énormes
surprises pouvaient survenir quand un simple changement de
situation apportait un souffle de liberté. Je lui racontais que
l’hôpital psychiatrique de Digne avait acheté une ferme dans la
montagne et que certains schizophrènes, au lieu de déambuler
dans les couloirs des pavillons, allaient y planter des lavandes
et faire un peu de maçonnerie. Lorsque ces patients se
concentraient sur une tâche, la psychose les opprimait moins.
Elle s’effaçait presque quand nous parlions avec eux de la
culture des plantes ou de la fabrication d’un objet artisanal.
Quelques semaines plus tard, Henri me téléphone pour me
dire : « La direction de l’Action sanitaire est d’accord pour que
je loue un bateau pour y emmener des psychotiques.
Accepterais-tu de naviguer avec eux et d’en faire une
observation clinique ? » Un groupe fut composé de sept
patients, sept infirmiers, un petit équipage de marins, un
2
interne dont je dirigeais la thèse et moi-même. En

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embarquant, le skipper, qui bien sûr portait une casquette de
marin breton, a dit : « Je ne veux pas savoir qui est malade et
qui ne l’est pas. Vous êtes tous ici des hommes d’équipage. »
J’avais auparavant rendu visite à Pierre Garrigues à
l’Inserm de Montpellier pour lui demander conseil. Il m’avait
expliqué qu’il suffisait de tracer l’éthogramme des regards (qui
regarde qui ?) et de l’appropriation spatiale (qui se place
3
où ?) pour rendre observable leur manière d’interagir.
Le jour du départ, on a pu constater que l’équipage et les
soignants s’étaient tous disposés en surface, sur le pont près
du gouvernail et des passavants, tandis que les patients
4
s’étaient installés au fond du bateau, à l’abri des regards . Une
telle appropriation spatiale constituait déjà un aveu non
conscient de la place que l’on s’attribuait à l’intérieur d’un
groupe social.
J’ai été marqué par ces navigations. Quand, au cours d’une
escale, nous allions au marché acheter des légumes en
compagnie d’une schizophrène, quand nous faisions la vaisselle
ensemble, accroupis sur le quai, on pensait moins que cette
coéquipière était une malade, ce qui ne veut pas dire qu’on
oubliait l’étrangeté de nos relations. En se côtoyant dans la vie
quotidienne, nous tissions mieux la proximité. Un statut
médical, une étude scientifique, en éloignant notre regard,
auraient facilité la mise à distance intellectuelle, auraient
composé une représentation plus objective, mais, en même
temps, auraient dilué la relation. C’est le changement
d’attitude du clinicien ou du scientifique qui recueille des

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informations différentes. Comprendre et soigner ne sont pas
forcément associés.
Maxime était sympathique et souriant. À l’hôpital, il
participait volontiers aux activités du pavillon. Les soignants
avaient préparé sa sortie, mais, en naviguant avec lui chaque
jour et chaque nuit, nous avons compris qu’il ne pourrait
jamais vivre seul. Quand on lui demandait d’acheter du pain, il
acceptait avec enthousiasme, courait vers la boulangerie et se
perdait dans le village. À cette époque, les familles de malades
mentaux étaient peu associées aux soins. Aujourd’hui, leur
5
aide et leur témoignage sont de précieux outils .
Avant sa poussée dissociative, Maxime avait été moniteur
de voile, nous lui avons donc confié la barre. Il a bien fallu
constater qu’il ne savait plus gouverner un bateau. Quand son
attention était attirée d’un côté, il tournait la tête pour
regarder, et tournait en même temps les bras qui tenaient le
gouvernail, si bien que le bateau se déroutait et prenait mal le
vent. L’organisation de la vie hospitalière, en décidant de
l’heure des repas, des visites et des activités, avait gommé
toute expression de la personnalité de Maxime. Il paraissait
équilibré à l’hôpital parce qu’il était entièrement cadré par le
règlement hospitalier. À la première liberté, il a révélé qu’il
avait perdu sa faculté de juger.
Vivien, lui, a été métamorphosé dès le premier jour de mer.
Il a rapidement quitté le fond du bateau pour venir à l’air libre
s’asseoir parmi les soignants. Il riait de tout, participait aux
discussions, à la cuisine et aux corvées de vaisselle avec une
joie contagieuse. Les infirmiers n’en revenaient pas, eux qui

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l’avaient vu pendant des mois abattu, sur une chaise et
contemplant le sol. Certains avaient fait de cette immobilité un
symptôme d’hébéphrénie qui définit une schizophrénie vide,
une agonie psychique dépourvue d’hallucinations et de délire,
mais une âme morte. Personne n’avait pensé que Vivien s’était
parfaitement adapté aux murs de l’asile. Il avait suffi de
changer les cloisons, de les remplacer par les parois d’une
cabine de bateau dans un paysage changeant, avec un
entourage parlant, pour inviter Vivien à s’adapter à un autre
monde, vivant celui-là. Dès son retour à l’hôpital, Vivien a
demandé sa sortie.
Charlotte était inquiète. Tout l’effrayait dans ce monde
inconnu. Elle regrettait la sécurité de l’asile où tout est
toujours à la même place, où tous les mots, tous les jours sont
répétés de la même manière. Le matin, vers 10 heures,
pendant la consultation, elle entrait dans le bureau sans
frapper et demandait : « Quand est-ce que je sors ? » Le
médecin répondait : « Plus tard. » Et Charlotte, rassurée,
recommençait à déambuler dans le couloir. Une nuit noire où
je tenais la barre, elle a surgi sur le pont avec sa valise à la
main. Elle portait des lunettes noires et criait : « Tout est noir
ici. » Elle a enjambé la filière, mais nous étions au large, il a
fallu l’attraper. Un psychologue a parlé avec elle toute la nuit
pour l’empêcher de sauter dans l’eau. À l’escale au Lavandou,
une ambulance l’attendait pour la ramener à l’hôpital. Le
monde extérieur était pour elle une prison d’angoisses. Les
murs de l’asile lui ont rendu son calme intérieur.

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L’escale à Saint-Tropez a été plus étonnante. Au mois de
mars, en 1975, le port était vide et le ketch a pris le quai à la
voile. Les hommes sont descendus et, sans un mot, dos voûté,
tête en avant et yeux au sol, ils se sont rendus à la plage des
Canoubiers. Une baigneuse aux seins nus se faisait caresser
par le soleil de printemps. Les hommes, gravement, l’ont
entourée pour regarder sa poitrine. Irritée, la baigneuse a
menacé : « Je vais appeler la police. » Vivien a répondu : « Ça
nous est égal, on n’ira pas en prison, on est schizophrènes. »
Rosine a traîné sur le quai, regardé les magasins et bavardé
avec les passants. L’un d’eux lui a dit qu’il possédait une
maisonnette dans les vignes et qu’il gagnait sa vie en coloriant
des tableaux. Ils se sont bien entendus. Quand elle est rentrée
à l’hôpital, il est venu la chercher. Ils vivent ensemble
aujourd’hui et je l’ai vue récemment colorier sur un chevalet
quelques dessins du port de Saint-Tropez recopiés par des
Asiatiques d’après des cartes postales. Joli, simple et pas cher.
Bonheur parfait.
Ces bouleversements de tableaux cliniques m’avaient
désorienté. Les signes cliniques qu’on nous apprenait à
l’université n’étaient donc pas inhérents au sujet. Ils
résultaient d’une transaction entre ce qu’est le sujet et ce qui
est autour de lui. Pourrait-on être sans monde ? Changez le
contexte, et vous changerez l’expression de ce que vous êtes.
Dans ce cas, toute vision psychiatrique est beaucoup trop
fixiste. En croyant que la souffrance est inhérente au sujet, le
psychiatre risque de l’emprisonner dans le carcan conceptuel
de l’observateur. Ce qui ne veut pas dire que la psychiatrie

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peut se passer de la science. Bien au contraire, la clinique, les
6
neurosciences et même les classifications font progresser
notre compréhension et nos soins. Mais aucune théorie,
aucune technique, aucune science ne pourra tout expliquer.
e
Au XIX siècle, la médecine a fait énormément de progrès
grâce aux consignes d’hygiène. On sauvait des milliers
d’enfants en conseillant simplement de laver les biberons et
d’établir des régimes alimentaires adéquats pour les tout-
petits. Mais quand on a dit que ces progrès hygiéniques
devaient lutter contre la souillure de la masturbation, on a
7
torturé les enfants au nom de la morale .

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Tarzan, enfant sauvage
Le cadre conceptuel qui opposait la nature à la culture
induisait une pensée facile, une sensation d’évidence, donc une
erreur. Les animaux, nous disait-on, faisant partie de la
nature, n’avaient rien à nous apprendre sur la souffrance
psychique des êtres humains qui, eux, évidemment,
n’appartenaient qu’à la culture. Les psychiatres n’ont aucune
raison de côtoyer les vétérinaires, disait-on en riant. L’âme
immatérielle flotte dans l’éther et n’a rien à voir avec le corps
matériel étendu et mesurable. Ce postulat d’un homme
surnaturel convenait à ceux qui croyaient en l’âme mécanique
des bêtes : « De l’âme des bêtes. Où après avoir démontré la
spiritualité de l’âme de l’homme, l’on explique par la seule
8
machine les actions les plus surprenantes des animaux . »
Cette âme des bêtes résultait d’un câblage d’instincts qui
pouvait dysfonctionner comme une machine cassée, mais pas
comme une âme blessée.
e
Quand Roger Bacon, au XIII siècle, a dit qu’il fallait faire des
observations pour tenter de comprendre le monde vivant, il a

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été emprisonné pour avoir émis une idée blasphématoire.
Cette attitude intellectuelle, qui est pourtant la règle en
clinique, a toujours été contestée. L’observation piège la
pensée, disent les spiritualistes. Ceux qui se contentent
d’accumuler des anecdotes sur les prouesses intellectuelles des
animaux s’opposent aussi à ceux qui prétendent que seul le
laboratoire a une valeur scientifique. Les raconteurs affrontent
les expérimentateurs dont les résultats ne sont pas toujours
congruents au réel. Un clinicien dirait plutôt : « Il faut éclairer
l’un par l’autre l’observation dans la nature et
9
l’expérimentation . »
Une observation naturelle fut donc fournie par
l’accumulation d’anecdotes sur les enfants sauvages dont la
situation était censée répondre à la question : « Que serait un
homme privé de culture ? » La part de nature dans la
condition humaine pourrait ainsi être observée chez les
10
enfants élevés par des animaux . On trouva donc une série
impressionnante d’enfants privés de famille par une tragédie
de l’existence qui avaient été adoptés par des femelles
e
animales. On découvrit, au début du XX siècle, en Inde, deux
fillettes sauvages que l’on traqua comme un gibier pour les
attraper. On supposa que, puisqu’elles avaient survécu dans la
forêt, en dehors de toute famille humaine, elles avaient été
élevées par des louves. Le pasteur Singh et sa femme
recueillirent les fillettes pour les humaniser. Ils
photographièrent Amala et Kamala courant à quatre pattes,
mangeant en plongeant la tête dans l’assiette posée sur le sol
11
et dormant enlacées par terre . Amala mourut, mais Kamala

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s’attacha à la femme du pasteur, ce qui lui permit d’apprendre
à marcher debout. Ces publications déclenchèrent une
avalanche de témoignages où l’on racontait que des enfants
avaient été élevés par des ourses, des biches et même des
chattes qui, pendant la guerre, s’étaient faufilées sous les
décombres de Varsovie bombardée, pour aller donner la
mamelle à des bébés humains enfouis sous les ruines. Ces
récits où le réel se mêlait à la poésie des fantasmes étaient bien
acceptés parce que le contexte culturel utilisait beaucoup la
notion d’« instinct maternel » pour expliquer ces prodiges. Le
monde merveilleux de l’instinct décrivait une mécanique
inexorable qui vouait les femmes à se consacrer aux bébés.
12
Les scolastiques raisonnaient ainsi quand ils disaient qu’« un
corps tombe parce qu’il possède une vertu tombante »,
certains psychanalystes soutiennent que l’on vit parce que l’on
a une « pulsion de vie », et si les femmes s’occupent des
enfants, c’est parce qu’elles ont un « instinct maternel ». Ce
prêt-à-penser est confortable parce qu’il arrête la pensée.
C’est pourquoi Victor de l’Aveyron fut l’objet de soins qui
associaient l’observation naturelle d’un enfant sauvage avec
13
une tentative de réhumanisation . Victor, enfant sauvage,
avait été découvert en l’an 1800. Âgé de 9-10 ans, il marchait
à quatre pattes, grognait et se nourrissait de plantes. Attrapé
par des chasseurs, il fut placé à l’orphelinat de Rodez, mais,
comme à cette époque la pensée clinique commençait à se
14
développer grâce à Laënnec et Pinel , il fut confié au docteur
Jean Itard, chargé de le rééduquer. Ce fut un échec, mais cette
nouvelle manière de réfléchir à la condition humaine a permis

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de se demander si l’enfant avait été abandonné parce qu’il
était retardé mental ou s’il était retardé mental parce qu’il
15
avait été abandonné .
Nous n’avons pas fondamentalement changé de réflexion. À
la fin des années 1980, la découverte d’un enfant dit
« sauvage » en Allemagne avait provoqué une contagion
émotionnelle dans toute l’Europe, au point qu’une rumeur
avait affirmé qu’Alain Delon, le comédien, voulait adopter cet
enfant pour le rééduquer, comme l’avaient fait le bon docteur
Itard et sa gouvernante, Mme Guérin. En fait, il s’agissait d’un
enfant autiste dont les psychiatres allemands se sont bien
occupés. Cet événement a révélé à quel point notre culture
désire toujours découvrir ce qui, dans le développement d’un
enfant, revient à sa nature, et ce qui, par contraste, est
attribuable à sa culture. Le cinéaste François Truffaut
s’intéressait à l’histoire de la folie quand il est tombé sur
l’histoire de Victor, enfant sauvage, dont il a tiré un très beau
16
film .
Tarzan a enchanté notre enfance avec ce problème
épistémologique : comment un enfant élevé par des animaux
pourrait-il s’humaniser ? Vivant parmi les bêtes il prouve, en
devenant leur chef, qu’il est resté un homme. Il s’attache aux
singes, aux éléphants et autres animaux fréquentables, mais il
tue les lions, les crocodiles et les méchants humains. C’est une
femme qui l’humanise en lui apprenant à parler en désignant
avec son index : « Moi Jane, toi Tarzan. » Cela pose un
problème fondamental. Tarzan-bébé est resté un homme alors

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qu’il a vécu dans la jungle, adopté par les animaux : il pouvait
donc penser sans savoir parler !

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Pensées sans parole
Il y a quelques décennies, des philosophes et des
psychiatres nous enseignaient qu’on ne pouvait rien
comprendre tant qu’on ne parlait pas. Or « la fréquentation
même superficielle des aphasiques suffit à montrer que la
pensée survit aux altérations du langage. […] l’étude des
pensées sans langage de l’animal et de l’enfant […] montre que
les progrès initiaux ne sont pas liés au langage, mais à la
17
maturation cérébrale ». On ajouterait aujourd’hui que ce
développement neurologique est lié aux stimulations
18
sensorielles qui entourent un enfant . On pourrait reformuler
la notion des rapports entre la pensée et le langage en disant
que, dans un monde sans paroles, la perception du réel serait
formatée par nos organes neurosensoriels. Mais, dès que nous
accédons à la maîtrise des mots, tout discours constitue une
réorganisation du monde que nous avons perçu. Nous
échappons au réel pour nous soumettre à sa représentation.
Pour construire le monde que nous croyons simplement
percevoir, nous possédons deux outils :

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notre niche sensorielle précoce qui a sculpté notre
appareil à voir le monde, que nous appelons « cerveau » ;
notre manière de parler de ce monde, qui constitue une
représentation que nous appelons « réalité ».
La capacité de parler est une aptitude biologique que seul
un cerveau humain peut acquérir. Et la parole est un objet
sensoriel que nous percevons biologiquement (qu’il soit sonore
ou écrit) et qui possède l’étonnant pouvoir de désigner un
objet non perçu. Ce qui veut dire que la langue n’est jamais
née, mais qu’elle est le produit d’une évolution. Il y avait
probablement un proto-langage de cris, de sonorités et de
postures chez Homo habilis il y a deux millions d’années. En
un éclair de deux cent mille à trois cent mille ans, son langage
s’est soudain remanié pour prendre la forme syntaxique que
19
nous employons habituellement depuis cinq cent mille ans .
Ce qui revient à dire que, pendant presque deux millions
d’années, nous avons communiqué comme les animaux et
comme le font nos bébés avant l’explosion de la parole, au
cours de la troisième année.
Cette manière de réfléchir à la parole, non pas comme un
avatar tombé du ciel, incarnation de l’âme, mais comme le
résultat d’un processus évolutif et interactif, nous invite à
modifier notre regard sur la clinique humaine. Dans les
années 1960, il y avait beaucoup d’accidents vasculaires
cérébraux parce que l’hypertension était moins bien surveillée
qu’aujourd’hui. Quand une personne devenait hémiplégique et
aphasique, on lui donnait quelques vasodilatateurs et,
puisqu’elle ne parlait pas, on ne lui parlait plus. À l’altération

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neurologique s’ajoutaient un désespoir relationnel, un non-
sens de l’existence et une fin de vie psychiquement misérable.
20
Aujourd’hui, on admet que les aphasiques pensent avec des
images bien plus qu’avec des mots, ce qui nous permet de
maintenir avec eux une communication de gestes et de
mimiques, un théâtre gestuel, une pantomime qu’ils
21
comprennent encore et permet de ne plus les abandonner .
Alain Mouchès venait de passer un bac scientifique et de
s’inscrire en médecine lorsqu’une encéphalite l’a fait tomber
dans le coma. À son réveil, il est paralysé et ne sait plus ni lire,
ni écrire, ni parler. Après une longue rééducation, il a été
autorisé à s’inscrire en psycho, mais, dit-il : « Je ressemblais
tantôt à un étranger ne connaissant pas la langue du pays,
tantôt à un débile. […] n’en déplaise à certains philosophes, je
vous affirme qu’on peut penser sans langage […]. La parole
22
n’est pas indispensable aux comportements intelligents . »
Dans un monde humain sans paroles, Alain parvient à
comprendre et à résoudre une foule de problèmes quotidiens,
comme le font pratiquement tous les animaux. Peut-être est-
ce la raison qui, après une laborieuse rééducation, lui a permis
de passer un doctorat d’éthologie à Rennes. Grâce à ce
diplôme, il enseigne à l’université et, grâce à son expérience, il
a changé sa conception sur l’enseignement et la condition
humaine. Ayant été reçu au bac, il a été autorisé à devenir
étudiant à une époque où il était encore incapable de
comprendre les mots parlés et écrits. Si l’encéphalite l’avait
frappé quelques jours avant cet examen, il n’aurait pas eu le
droit de s’inscrire. Aphasique, il n’aurait bénéficié d’aucune

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équivalence, tant son handicap évident l’aurait éliminé. Quand
je l’ai rencontré, il n’était pas encore maître de conférences,
mais, malgré une dysarthrie, une sorte de raideur dans
l’articulation des mots, on accédait directement à son
23
intelligence et à la clarté de ses idées en éthologie . Cet
accident de sa jeunesse et le processus résilient qu’il a ensuite
24
développé l’ont amené à penser le monde différemment . Les
êtres humains, comme les animaux, peuvent comprendre un
25
grand nombre de phénomènes dans un monde sans mots . La
valorisation excessive des diplômes et des publications de
carrière entraîne des injustices, des déceptions et des troubles
26
de la relation . Le fait de posséder un diplôme de
l’enseignement supérieur ou une liste de publications dans des
revues spécialisées renforce la croyance en la justesse des
processus éducatifs, alors qu’Alain Mouchès, « passant de
l’éthologie à la recherche clinique, [est] devenu un spécialiste
27
du touche-à-tout » : ce qui est normal pour un clinicien ne
l’est pas forcément pour un scientifique.

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Raisons totalitaires
Le réductionnisme imposé par la méthode scientifique
mène parfois à des contresens quand on l’applique à la
clinique. En 1970, quand j’ai passé mon examen de spécialité,
j’ai dû apprendre que la névrose obsessionnelle était
attribuable au fait que la mère avait placé son enfant sur le pot
de manière rigide au stade sadique-anal de son
développement. Et, utilisant la notion du double lien de
Gregory Bateson, on m’expliquait qu’il suffisait de dire une
phrase à un enfant en pensant le contraire pour le rendre
schizophrène. Quand on explique un phénomène par une seule
cause, la raison devient totalitaire. Je pense qu’il vaut mieux
être touche-à-tout, ça correspond à la variabilité des
phénomènes cliniques.
Pour des raisons venues de ma propre histoire, je me
crispais chaque fois que j’entendais un pronostic fatal : « Les
mongoliens, il n’y a rien à faire. C’est chromosomique. » Il se
trouve que, dans les années 1960, les trisomiques n’allaient
pas à l’école (puisqu’on pensait qu’il n’y avait rien à faire), leur

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espérance de vie ne dépassait pas 25 ans et, malgré
l’attachement qu’ils provoquaient, leur personnalité se
développait très peu. En 2010, ils vont à l’école, obtiennent
parfois même d’assez bons résultats, leur espérance de vie
dépasse 60 ans et ils parviennent à développer des
personnalités plus épanouies puisqu’ils sont moins soumis au
regard dévalorisant des autres.
J’entendais souvent des phrases de malheur, des
malédictions prononcées à l’encontre des orphelins ou des
enfants de parents pauvres : « Regardez d’où ils viennent,
comment voulez-vous qu’ils s’en sortent ? » Les enfants
maltraités étaient les plus maudits. J’ai souvent entendu des
professionnels de l’enfance dire, en voyant un bébé
abandonné : « J’ai eu sa mère quand elle a été abandonnée,
j’aurai sa fille dans vingt ans quand, à son tour, elle
abandonnera son enfant. » La même condamnation était
prononcée à propos des enfants battus : « Il a été maltraité
par son père, il maltraitera ses enfants quand il deviendra
père. » Beaucoup d’adultes qui ont subi une telle enfance
m’ont dit : « J’ai été plus maltraité par cette phrase que par
les coups de mon père. » Certains se sont suicidés pour ne pas
reproduire la malédiction.
Ce stéréotype de la répétition de la maltraitance a baigné
notre culture psychologique pendant plusieurs décennies.
C’était un slogan que tout le monde récitait. L’enjeu
fantasmatique de cette formule maléfique était louable
puisqu’il voulait faire passer le message que la maltraitance est
si grave qu’elle transmet une malédiction à travers les

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générations. Il faut donc la combattre, bien évidemment, mais
ce n’est pas ce slogan maléfique qui lutte le mieux contre la
répétition.
Je me crispais quand je l’entendais et, en même temps, je
me disais : « Ces professionnels ont plus d’expérience que moi,
je dois les écouter. » Et je me souvenais de situations où l’on
m’avait infligé de telles sentences : « Tu n’as pas de famille,
me disait une dame condescendante, ce n’est pas la peine de
faire des études, ça coûte trop cher. » Je me souviens aussi
d’une assistante sociale qui avait éprouvé le besoin (le plaisir,
peut-être ?) de m’expliquer longuement que les enfants
négligés n’avaient aucune chance de s’en sortir, ils échouaient
dans la société et transmettaient le malheur à leurs enfants. Je
subissais ces explications comme un assommoir, j’avais très
envie de ne pas les croire, mais je manquais d’arguments.
C’est Nathalie Loutre du Pasquier, une élève de René
Zazzo, qui a mis dans mon esprit le germe qu’une évolution
était possible. Elle distinguait la rupture d’un lien et l’absence
28
de tissage d’un lien à cause d’un isolement précoce . Pour
expliquer ces pathologies différentes, elle proposait un
raisonnement diachronique qui associait les données
biologiques avec les structures évolutives du milieu. Il n’était
donc plus nécessaire de choisir son camp, les déterminismes
biologiques ne s’opposaient plus aux contraintes
environnementales. Au contraire même, ces causes
hétérogènes se conjuguaient. Inspirée par les travaux d’Anna
29 30 31
Freud , de René Spitz et de John Bowlby , elle a suivi une
population d’enfants privés de soins maternels et a constaté

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des évolutions différentes. La majorité était, bien sûr, altérée,
mais certains enfants souffraient plus que d’autres et ne
parvenaient pas à s’apaiser quand on leur proposait un
substitut. Une minorité de ces petits résistaient à la privation
et redémarraient facilement dès qu’on leur proposait une
enveloppe affective. Quelques-uns même, après avoir été très
32
altérés, reprenaient un bon développement . Quand René
Zazzo a fait part de ce travail à René Spitz, pourtant
promoteur de ce genre de recherche, il lui fut répondu qu’il
fallait d’abord s’occuper des enfants carencés, ce qui est
indéniable. On ne s’intéressa donc pas aux enfants qui, malgré
leur malheur et les conditions adverses, avaient repris un bon
développement.
Quand, dans une situation comparable, Emmy Werner a
expliqué que, dans une île d’Hawaï en pleine catastrophe
sociale, familiale et éducative, 72 % des enfants étaient
devenus des adultes en grande difficulté, tout le monde aurait
pu prévoir un tel résultat. Mais, quand elle a ajouté que, contre
toute attente, 28 % d’entre eux avaient appris à « bien
33
travailler, bien jouer, bien aimer et espérer », Michael
Rutter a réagi autrement : « Ces enfants ont quelque chose à
nous apprendre », a-t-il dit. Ce fut aussi simple que ça. Ce
renversement d’éclairage, cette posture épistémologique
opposée au misérabilisme psychologique de l’époque, a donné
le signal d’une avalanche de recherches visant à résoudre
l’énigme : « Comment est-il possible que certains enfants s’en
sortent et deviennent des adultes épanouis, alors qu’en toute
logique ils auraient dû être définitivement fracassés ? » Si l’on

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parvient à découvrir les conditions qui ont protégé ces enfants
et les ont aidés à reprendre un bon développement, on pourra
en faire profiter ceux qui n’ont pas eu la possibilité de
bénéficier de ces facteurs. Emmy Werner baptisa ce processus
« résilience ». À la métaphore d’une barre de fer qui tient le
coup, je préfère l’image agricole qui dit qu’un sol est résilient
quand, dévasté par un incendie ou une inondation, toute vie a
disparu jusqu’au moment où l’on voit resurgir une autre flore,
une autre faune.
D’emblée, cette manière de recueillir les informations m’a
convaincu, comme si je l’avais toujours attendue. Il fallait
découvrir les conditions qui pourraient aider les enfants
fracassés à se remettre à vivre, tant bien que mal. Au lieu de
les considérer comme des handicapés de l’existence et de leur
proposer une carrière de victime, il fallait trouver ce qui vivait
encore en eux pour les aider à s’épanouir, malgré tout.

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Oser penser la maltraitance
Lors de la Seconde Guerre mondiale, les prisonniers
français n’ont pas été maltraités par l’armée allemande. Quand
un soldat témoignait de son effroi et de sa souffrance, on le
traitait de lâche ou de « gonzesse ». Quant aux revenants, les
rares civils survivants des camps d’extermination, ils ont
parfois bénéficié d’une petite aide médicale : l’asthénie des
déportés qu’on expliquait par l’avitaminose. Dans ce tableau
clinique, les médecins devaient noter les troubles du rythme
cardiaque, les dysfonctions intestinales et les rhumatismes.
34
Autant dire qu’aucun enfant n’a reçu cette aide .
Les fondateurs de cette nouvelle manière de penser le
psychisme s’étaient intéressés aux conséquences affectives de
la guerre (Freud, Spitz, Bowlby) ou aux effondrements sociaux
(Werner, Rutter). Aucun n’avait étudié les troubles provoqués
par la maltraitance parentale. La raison en est bien simple :
personne n’y croyait ! On évoquait la vulnérabilité des enfants
pour des raisons héréditaires, par défaillance éducative dans
des milieux défavorisés ou au contact de parents

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35
psychotiques . L’idée que certains parents pouvaient torturer
leur enfant ne venait à l’esprit d’aucun praticien. En 1962,
quand Kempé et Silverman ont présenté leur rapport L’Enfant
36
battu , c’est eux qui ont été critiqués. Le monde médical a
manifesté son scepticisme devant une telle injure faite aux
parents. Pour le convaincre, il a fallu médicaliser le message,
car, à cette époque, tout ce qui venait de la médecine tenait
lieu de vérité absolue. Je me souviens d’avoir appris à
rechercher sur les radios de vertèbres de quelques enfants
arriérés les « stries de Silverman », quelques rayures calcifiées
qui fournissaient la preuve des coups, car il faut une preuve
pour penser l’impensable.
Comme le contexte culturel ne parlait jamais de la
maltraitance parentale, les cliniciens ne pensaient pas à en
chercher les signes. La violence familiale existait dans le réel,
mais pas dans les publications scientifiques.
Une nuit de garde, à l’hôpital de la Pitié, j’ai reçu un
nourrisson en coma profond. Pas de trauma crânien, pas
d’infection, pas de foyer neurologique, j’étais désorienté.
L’infirmière qui m’accompagnait a été stupéfaite quand j’ai
demandé au laboratoire une recherche de barbituriques :
« Mais, monsieur, il a 6 mois ! » Mon intuition avait été stupide
et heureuse, car le labo a confirmé un coma toxique aux
barbituriques. Nous avons rendu le bébé aux parents qui nous
ont expliqué ce mystère, en disant que la sœur aînée avait dû
jouer à la dînette et lui faire avaler quelques granules de
médicament.

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Trois ou quatre mois plus tard, le bébé est revenu aux
urgences avec cette fois un hématome sous-dural, une poche
de sang entre le crâne et le cerveau. Nous l’avons opéré dans
la nuit et, le matin suivant, au cours de la visite, j’ai été étonné
de voir des croûtes sur ses fesses et son bas-ventre. Une
infirmière a dit que ça lui rappelait les brûlures de cigarette
que se faisaient les adolescentes qui s’automutilaient. Alors les
parents ont avoué que le bébé pleurait beaucoup et qu’il fallait
bien le punir un peu. Aucune revue médicale n’a accepté notre
invraisemblable témoignage.
Un concept ne peut pas naître en dehors de sa culture, c’est
pourquoi il faut un agitateur pour soulever un problème qui
secoue la routine intellectuelle. Pierre Straus et Michel
Manciaux ont joué ce rôle. Reprenant la publication de Kempé,
ils ont constitué une équipe pluridisciplinaire autour du thème
37
de « L’enfant maltraité ». Des praticiens, médecins,
psychologues, assistantes sociales et juristes ont témoigné de
38
ce phénomène dans leur vie professionnelle , mais les
responsables ont tardé à reconnaître l’existence de cette
tragédie. Cette catastrophe familiale, n’étant pas enseignée
dans les facultés, stimulait peu les scientifiques qui préféraient
les sujets hyperspécialisés. Solnit, précurseur américain de
l’emploi du mot « résilience », avait pourtant critiqué cette
vision exclusivement scientifique « qui voit le monde comme
dans un tunnel » à travers une loupe grossissante, à la fois
vraie et déformante. Pour éviter ce biais, Solnit proposait
d’intégrer le savoir pointu des scientifiques avec celui, plus
39
large, des cliniciens . Les chercheurs, dans leurs laboratoires,

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restaient entre eux, communiquaient peu avec les laboureurs
de terrain et méprisaient les vulgarisateurs. Un ami
journaliste, Émile Noël, m’expliquait que, dans les années
1980, les médias avaient renoncé à inviter les scientifiques car
« ils parlent comme s’ils étaient surveillés par un collègue avec
un fusil ». Par bonheur, ce n’est plus vrai aujourd’hui et de
grands scientifiques possèdent un vrai talent littéraire qui leur
40
permet de partager leur savoir . Mais il en existe encore qui
vivent et publient dans le tunnel de leurs connaissances, en
ignorant qu’il existe d’autres savoirs, dans d’autres lieux. En
voulant tout expliquer par le petit bout de leur lorgnette, ils
41
font preuve d’un esprit totalitaire .
Quand Michel Manciaux, professeur de santé publique à
Nancy, a fait, à la Société française de pédiatrie à Paris, une
des premières communications sur l’enfance maltraitée, un
brillant médecin a rétorqué : « Nous n’avons jamais vu ça. Il
est vrai que vous, gens de l’Est, vous êtes brutaux. » Ce
médecin, probablement compétent, vivait et pratiquait dans
un milieu bien élevé où la maltraitance est aussi fréquente
qu’ailleurs, mais où on la masque mieux. N’ayant jamais vu de
parents maltraiter leur enfant, il en déduisait que ça n’existait
pas, sauf dans l’Est de la France.
42
La petite bande d’agitateurs de terrain savait bien que le
phénomène des enfants maltraités a toujours existé. Nous
aurions dû écouter les écrivains comme Charles Dickens, les
médecins comme Ambroise Tardieu ou les discrets laboureurs
43
de terrain comme Louise Deltaglia qui nous avaient
prévenus. Mais après l’abattement la Seconde Guerre

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mondiale, la culture avait besoin d’héroïser les parents.
L’humiliation militaire de 1940 et la honte de la collaboration
étaient masquées par la gaieté des années d’après guerre.
Notre culture avait un grand besoin de réparation narcissique.
Les pères étaient des braves quand ils descendaient à la mine
et reconstruisaient la France. Les mères étaient des divinités
quand elles donnaient le bonheur de vivre en famille. Toute
critique des parents aurait terni l’image dont on avait besoin.
Ce qu’on voyait sur le terrain ne correspondait pas à ce
qu’on enseignait dans les universités. Dans une culture où la
biologie triomphait à juste titre, sa victoire technique induisait
une idéologie de l’enfant « mauvaise graine ». S’il devient
mauvais élève ou délinquant, c’est que c’est une herbe qui
pousse mal. Il n’est pas pensable que la famille et la culture
aient un effet sur le psychisme d’un enfant.
Ce sont des praticiens, aidés par des fondations privées, qui
ont détruit ce dogme et proposé une autre manière d’affronter
44
le problème . Les enfants « martyrs », comme disaient les
premiers chercheurs, existent plus souvent qu’on le croit. Les
psychanalystes avaient pourtant décrit, après la Seconde
Guerre mondiale, l’anaclitisme, où le bébé, privé d’étayage
sensoriel, ne pouvait pas s’appuyer sur une figure
45
d’attachement pour se développer . Les désastres provoqués
par les carences affectives étaient déjà signalés depuis le
e 46
XIX siècle par les éducateurs et les psychanalystes . Et
pourtant, aujourd’hui encore, certains chercheurs dont le
terrain n’est constitué que par des archives pensent que la
47
séparation n’a pas d’effet sur le développement des enfants .

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Il est un fait que, lorsque la séparation est rapidement
compensée par un substitut affectif, les troubles sont
facilement résiliés. Mais quand la privation affective est
durable et sans suppléance, la séparation marque une
empreinte biologique dans le psychisme en développement et
devient un trait de caractère de l’enfant mal aimé.
Voilà où mène un savoir cloisonné : de passionnantes
études historiques montrent qu’en effet les enfants de
républicains espagnols chassés de leur famille et de leur pays
par la guerre civile (1936-1939) ont repris un bon
développement dès qu’ils ont été accueillis à Mexico ou en
URSS, où ils ont été héroïsés. Ce constat confirme l’argument
classique de la résilience. Mais, dans d’autres circonstances, ils
ont été gravement altérés par la séparation. Quand, avant la
guerre civile, ils avaient acquis une vulnérabilité émotionnelle,
quand, au cours de la période sensible des premiers mois de la
vie, leur niche sensorielle a été appauvrie par un accident
familial ou social, la séparation a provoqué des dégâts
48
cérébraux photographiables en neuro-imagerie . La
séparation a des conséquences carrément opposées si des
facteurs de protection ont été acquis avant le trauma et si un
soutien affectif a été donné après l’événement. C’est pourquoi
certains historiens invitent maintenant des neurologues à
49
participer à leurs travaux .
Un clinicien est contraint à la pluridisciplinarité. Un malade
s’assoit près de lui, avec son cerveau, son psychisme, son
histoire, sa famille, sa religion et sa culture. Le médecin doit
avoir des connaissances transversales s’il veut aider son

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patient, ce qui n’exclut pas les expériences d’un chercheur de
labo.
Certains livres sont de vraies rencontres. Quand on lit un
livre par hasard et qu’il n’a laissé aucune trace, on aura passé
un moment ensemble, c’est tout. Mais quand on sort d’un livre
en éprouvant le sentiment d’avoir vécu un événement, c’est
que nous l’attendions, ce livre, nous espérions le rencontrer.
50
C’est ce qui m’est arrivé avec J’ai mal à ma mère . Non
seulement le style était gouleyant, mais en plus il me faisait
comprendre les énigmes de ma pratique, les étonnements que
j’éprouvais face à des phénomènes illogiques : comment est-ce
possible ? Comment va-t-elle faire pour s’en sortir ? Ce que ce
monsieur me raconte ne correspond pas à la théorie que j’ai
apprise. Il y avait dans ce livre quelques primatologues qui
nous expliquaient que, chez les mammifères, la présence d’un
autre est nécessaire à leur développement biologique et
émotionnel. Quelques généticiens nous disaient qu’un
équipement génétique n’est pas une fatalité. Des psychologues
organisaient des situations standardisées pour comparer les
évolutions, des psychanalystes et des psychiatres décrivaient
des mondes intimes et quelques sociologues étudiaient le
51
devenir de toute une population .

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Violence éducative
On a pratiqué longtemps la violence éducative. On battait
les garçons pour les dresser, on violait les filles pour les
posséder, on les donnait en mariage. On trouvait des raisons
52
morales à cette violence dite éducative . « La vie n’est alors
que violence. L’existence reposait sur l’usage de la force, la
violence était nécessité vitale, énergie salvatrice. Sans elle,
53
c’était la sujétion ou la mort . »
Dans une vie quotidienne où la violence permet la survie, le
concept de maltraitance ne peut pas être pensé. Quand la
violence permet l’adaptation, celui qui ne possède pas cette
qualité ne peut que se soumettre pour ne pas mourir. Certains
praticiens se sont pourtant demandé si vraiment la violence
était nécessaire pour vivre ensemble et élever nos enfants.
« L’histoire est jalonnée de tous ordres de sévices exercés sur
les enfants, ce qui permet de relativiser cette affirmation selon
laquelle la maltraitance serait un phénomène nouveau lié à
54
l’évolution de la société ou de la famille contemporaine . » Ce
qui est nouveau, c’est de penser que la brutalité se nomme

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aujourd’hui « maltraitance ». Dans une culture où l’on entend
qu’il est nécessaire de battre les enfants, la maltraitance n’est
pas pensable. Quand un enfant se développe mal, on explique
ses difficultés par « son caractère anormal ou ses tares
55
héréditaires ». On est incapable de penser que la famille ou
la culture pourraient être à l’origine de ces troubles, puisque,
justement, on postule le contraire : c’est grâce à la répression
sociale qu’on empêche l’expression de la bestialité qui est au
cœur de la nature. Les animaux ne cessent de se battre et de
s’entre-dévorer, mais quand un être humain accède à la
civilisation, la culture parvient à juguler ses pulsions. Il est
donc nécessaire et moral de dresser les garçons pour
combattre leur sauvagerie et d’entraver les filles pour leur
éviter la prostitution. C’est pourquoi lorsqu’un enfant devient
délinquant ou prostitué, il est logique d’augmenter la
répression et de construire des maisons de correction afin de le
remettre dans le droit chemin de la civilisation.
Grâce à ce prêt à penser, la violence institutionnelle devient
légitime. D’abord, on place les « enfants difficiles et sans
hébergement » dans des patronages où le rôle du père est
assumé par des juges, des policiers et des prêtres,
accompagnés de dames patronnesses, bien habillées, bien
chapeautées.
Dans une culture agricole, les éleveurs voient bien que les
qualités physiques et comportementales des animaux se
transmettent à travers les générations. C’est grâce à la
sexualité contrôlée qu’on a fabriqué de solides percherons et
des bœufs dociles. Une déduction logique mène à penser

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qu’une sexualité débridée explique la transmission de troubles
héréditaires. Quand les relations devenaient trop violentes, on
plaçait les petits dans des maisons de correction où, donc, on
les corrigeait, et quand la tare héréditaire ne pouvait plus être
contrôlée, on les enfermait dans des « bagnes pour enfants
dégénérés ».
Ces slogans qui structuraient la culture occidentale
empêchaient de penser que c’est l’éducation qui aurait dû être
la solution de ces problèmes. Le modèle était fourni par la
sélection des animaux. Il suffisait de constater que ceux qui
étaient sélectionnés par la technologie sexuelle devenaient à
chaque génération plus beaux, plus forts et plus dociles. Il était
logique d’en déduire que ceux qui étaient moches et rebelles
avaient été mal sélectionnés. La culture répressive exigeait la
violence, pour le plus grand bien de tous ! Le devenir
catastrophique de ces enfants abandonnés et maltraités
confirmait la théorie de la dégénérescence. Il suffisait de voir
leur face de petites brutes, de noter qu’ils étaient mauvais à
l’école, qu’ils parlaient mal, qu’ils volaient dans les magasins et
se bagarraient sans cesse. On voyait bien qu’ils étaient
dégénérés ! C’était triste, mais pour faire une belle culture
morale et distinguée, il fallait enfermer ces pauvres enfants
dans des maisons à l’écart de la société. L’institutionnalisation
aggravait les troubles du développement puisque, à la
brutalité des dégénérés, on opposait la violence morale des
civilisés.
e
Quelques pédagogues, au début du XX siècle, ont osé se
demander si, vraiment, le fait d’enfermer ces enfants dans une

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maison de correction ou dans un bagne était une bonne
solution. Janusz Korczak fut l’un des premiers. Sa personnalité
atypique lui a permis d’échapper à la doxa des éducateurs
répressifs en posant le problème de manière innovante. Né à
Varsovie en 1878, il devint en même temps médecin, écrivain
et homme de médias entièrement consacré à l’enfant, et
particulièrement à l’enfant pauvre et sans famille. Au lieu de
soupirer et de dire que c’était bien triste, il a fondé, en 1912, la
Maison de l’orphelin à Varsovie, où il a développé une
pédagogie dénommée « république des enfants ». Il s’agissait
d’une utopie, bien sûr, mais elle a été fondatrice : « Il n’y a pas
d’enfants, il y a des êtres humains, mais ils ont des règles de
vie différentes, à cause d’une expérience différente, […]
56
souviens-toi que nous ne les connaissons pas . » Ses
publications – Les Enfants de la rue (1901), Comment aimer
un enfant ? (1929) – ont changé la manière de penser
l’enfance. Il ne s’agissait plus de dresser les garçons et
d’entraver les filles, mais, au contraire, de comprendre leur
monde et de leur donner la parole, comme dans une
république.
En octobre 1940, l’orphelinat fut transféré dans le ghetto
de Varsovie. L’Académie polonaise de littérature avait rendu
hommage à Korczak en 1937 si bien que, en août 1942 quand
les nazis vinrent arrêter les deux cents enfants de l’orphelinat
pour les enfermer dans le camp d’extermination de Treblinka,
Korczak et les éducateurs refusèrent la liberté honteuse qui
leur était proposée et accompagnèrent les enfants dans la
mort. Janusz les appelait : « Mes petits vieillards morbides.

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L’âge moyen était 5 ans. […] il se plaça devant le cortège […],
un enfant le tenait par le pan de sa veste, tandis qu’il portait
les deux plus petits dans ses bras, il monta avec eux dans les
57
wagons . »

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La république des enfants
La philosophie de cet homme a miraculé ma propre
enfance. Après le fracas des années de guerre qui avait détruit
ma famille, le retour de la paix n’a pas été une reconstruction.
Pendant presque trois années (de 1944 à 1947), j’ai dû être
placé, au gré des décisions administratives, dans dix, peut-être
quinze institutions variées. Certaines étaient vivables, mais je
n’y restais pas longtemps et le lien, à peine tissé, était déchiré
par un autre placement. Quelques maisons étaient
affectivement glacées car, à cette époque, on ne parlait pas aux
enfants, on les gardait, c’est tout. Certaines institutions étaient
très dures. Les enfants étaient battus « quand il le fallait ». Et
quand tout allait bien, les ordres étaient secs, la discipline « de
fer » comme on disait en ces jours d’après guerre où l’armée
était encore une référence pour l’éducation. Marcher au pas,
être bousculé sans raison, dormir dans d’immenses dortoirs
glacés, manger peu et ne jamais se plaindre était la méthode
éducative. D’ailleurs, il n’y avait personne pour nous entendre
ou nous aider. On souffrait seul, sans un mot et sans vraiment

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comprendre ce qui nous arrivait. On vivait dans la réaction
immédiate, se faire oublier, s’enfuir et parfois affronter, c’est
tout.
En 1951, j’ai eu la chance d’aller dans une colonie de la
Commission centrale de l’enfance à Stella-Plage. Quelques
toiles de tente accueillaient des orphelins juifs pour trois mois
de vacances en compagnie d’autres enfants qui avaient
retrouvé, à la Libération, un parent survivant, rarement les
deux. Louba et Anna Vilner, qui avaient été formées par
Korczak, donnaient vie à ses idées dans cette institution. J’ai
tout de suite ressenti la chaleur revenir en moi. Le simple fait
de partager les corvées et les projets créait des lieux de parole
où il fallait s’expliquer. Or c’est dans le bavardage que se tisse
le lien et dans l’explication que se construit le sens. Le
sentiment d’avoir droit à une vie intime, remplie de souvenirs
et de rêves, a été réchauffé dans cette petite république où
nous avions notre mot à dire. Sécurisé et dynamisé par ceux
qu’on appelait les « moniteurs », j’ai rencontré des camarades
avec qui j’ai rêvé à voix haute. Beaucoup voulaient devenir
écrivains, médecins ou comédiens. D’autres ont choisi d’être
ouvriers ou artisans pour acquérir plus tôt leur indépendance.
Le fait de vivre en république nous a aidés à donner une forme
verbale à nos désirs, donc à les rendre visibles. Le virage était
pris, la conscience plus claire, il n’y avait plus qu’à… Ça m’a
pris vingt ans ! Mais, dans mon esprit, l’espoir était revenu
puisque la république des enfants avait décrété que c’était
possible.

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Chaque fois que j’entendais un témoignage d’enfant mal
parti dans l’existence qui devenait, malgré tout, un adulte
épanoui, je me disais : « C’est donc possible. » Et quand j’ai lu
les premières publications qui démontraient qu’un malheur
marque son empreinte dans l’histoire d’une vie, mais n’est pas
une fatalité, je pensais : « Il faut absolument découvrir ce qui a
permis à ces enfants d’affronter l’adversité et de la
surmonter. » La phrase de Michaël Rutter : « ces enfants ont
quelque chose à nous apprendre », fut une lumière pour moi.
Ces mots donnaient forme à ce que je pressentais.
Les premières publications scientifiques associées à des
58
biographies médiatisées d’enfants brisés par l’existence qui,
pourtant, s’étaient remis à vivre, ont provoqué une scission
parmi les professionnels. Ceux qui se résignaient à la
malédiction s’opposaient à ceux qui désiraient comprendre
l’énigme de ces enfants qui, contre toute évidence, avaient
limité la casse.
On cite beaucoup Emmy Werner, et c’est justice, car son
travail fondateur a lancé dans la culture le mot « résilience »
qui métaphorise le processus de reprise d’un bon
développement malgré des conditions adverses. Mais on ne
cite pas assez Myriam David, ce qui est injuste, car ses travaux
ont radicalement modifié la manière de penser l’enfance
fracassée et de s’en occuper.
La jeune femme est médecin en 1942, quand elle s’engage
dans la Résistance combattante. En décembre 1943, elle est
arrêtée et déportée à Auschwitz. Survivante, elle touche une
bourse en 1946 qui lui permet d’aller aux États-Unis pour y

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apprendre la pédiatrie et se former à la psychanalyse. Elle
s’inscrit dans la filiation de René Spitz et d’Anna Freud qui, dès
1946, avaient associé l’éthologie animale avec la pédiatrie et la
59
psychanalyse . Jenny Aubry-Roudinesco l’engage dans son
service à la Fondation Parent de Rozan et l’aide dans ses
recherches sur les séparations et les carences affectives. Dans
les années 1950, avec Geneviève Appel, elles vont
régulièrement à Londres, grâce à l’Unicef et à l’OMS, travailler
avec John Bowlby et prendre des cours d’éthologie animale qui
permettent d’intégrer les données naturelles et
expérimentales. Elle poursuit sa formation à la Société
psychanalytique de Paris et pourtant ne va pas jusqu’au bout
de son cursus : « Il y a trop de brouilles dans ce milieu », dit-
elle, « Freud se disputait avec tout le monde. » Les psychiatres
français dans les années d’après guerre classifiaient les
troubles mentaux dans un catalogue de « dégénérescences ».
Cette vision du psychisme, issue de l’anthropologie française à
e
la fin du XIX siècle fut tragiquement bien accueillie par
60
l’Allemagne nazie . À cette époque, les psychanalystes ont été
nobles, eux qui pensaient qu’il ne fallait pas étiqueter mais
qu’il était préférable de comprendre pour aider. Myriam David
n’a pourtant jamais adhéré à cette société qui aurait officialisé
sa formation de psychanalyste, elle suivait son chemin. Les
grands noms de la psychanalyse de l’époque, Serge Lebovici et
Jenny Aubry, l’ont aidée en compagnie de Marceline Gabel, à
installer le « placement familial spécialisé » dans une petite
maison à Soisy-sur-Seine. Très rapidement, Myriam David est
devenue une référence pour ceux qui étudiaient les effets de la

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rupture du lien entre la mère et l’enfant. Les spécialistes
chevronnés et les étudiants de nombreux pays sont venus se
former à son contact. « Nous abordons là le problème de la
61
résilience . » Myriam David ne disposait pas de ce mot
métaphorique qui existait à peine dans la littérature. Mais,
déjà, elle pratiquait et théorisait les dégâts provoqués par la
déchirure du lien et sa couture possible : « Vous m’avez
beaucoup aidé en ne me considérant pas comme foutu ou
comme un type inquiétant et sans futur », lui a dit un jeune qui
62
revenait la voir pour lui donner de ses nouvelles .
En 1978, elle donne une conférence en Norvège où ses
idées, dans ce pays, vont transformer la manière d’accueillir
les tout-petits. L’ambiance est amicale, les débats sont
passionnants, elle parle bien l’anglais avec les Américains
invités, lorsque l’un d’eux aperçoit, sur son avant-bras, le
tatouage de son numéro de matricule d’Auschwitz. Comme il
est américain, il ose poser la question qu’un Européen aurait
peut-être retenue, et comme Myriam se sent en confiance, elle
raconte, bouleversée, pour la première fois de sa vie, ce qu’elle
63
a subi à Auschwitz .
Aujourd’hui encore ses livres, régulièrement réimprimés,
64
nourrissent les praticiens qui les jugent clairs et utiles . Mais
ce genre de publication de praticienne a entravé la carrière de
Myriam David. Elle écrivait dans des revues professionnelles
afin de partager son expérience, ce qui n’a aucune utilité pour
ceux qui veulent grimper dans la hiérarchie universitaire.
Estimée par tous, elle n’a jamais reçu de reconnaissance
universitaire officielle alors qu’elle a inspiré de nombreux

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travaux scientifiques. Est-ce à dire que la pratique est trop
mouvante pour correspondre au cadre formaliste des
publications de carrière ? Le travail sur le terrain exige une
conception globale de l’homme, différente de l’attitude
rigoureuse et réductionniste des travaux scientifiques. « Les
recherches supposent que soient trouvées des méthodologies
65
adaptées aux particularités et à la complexité de l’objet . » Il
convient donc de suivre, au cours de leurs histoires de vie, le
devenir des enfants maltraités ou blessés par l’existence, et
d’en faire une évaluation. Les résultats obtenus par cette
méthode sont très différents de ce que nous racontent les
stéréotypes culturels.

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La valse des enfants blessés
Les événements de Mai 68 ne sont pas étrangers à ce
virage épistémologique. Les éducateurs, psychiatres et
psychologues ont beaucoup participé au bouillonnement des
idées. Certaines ont été pittoresques, mais beaucoup ont
chamboulé les stéréotypes traditionnels et contesté une
hiérarchie pas toujours méritée. « La place occupée par la
psychanalyse dans la compréhension des mécanismes
psychiques allait de pair avec le souci de favoriser
l’épanouissement des enfants plutôt que de leur demander une
66
soumission aux exigences éducatives . »
Dans les années d’après guerre, Jenny Aubry dénonçait la
« valse des enfants » dont les décisions administratives
changeaient brusquement le nom ou la famille d’accueil, sans
tenir compte du lien de l’attachement qui parfois se tissait.
Cette attitude n’est pas complètement disparue, puisque les
succès mérités de la biologie et de l’organisation administrative
structurent un discours culturel dans lequel l’attachement n’a
pas de place. Les études longitudinales observent le devenir

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d’enfants placés et suivent leur histoire de vie jusqu’à l’âge de
20 à 30 ans. Certaines études se sont même étendues sur
67
plusieurs décennies . Cette méthode construit un nouvel objet
de science. Une population d’enfants placés donne des adultes
68
assez comparables à ceux qui ont eu une famille . Si on arrête
le raisonnement à cette phrase, on risque d’en conclure que la
famille ne sert à rien et que la maltraitance n’a aucun mauvais
effet. C’est ainsi que raisonnent ceux qui s’opposent à la
théorie de la résilience : « Alors vous dites que ça ne fait pas de
mal de battre un enfant ou de le violer ! » Il a donc été
nécessaire de faire des sous-groupes afin de mieux répondre
et de préciser ce résultat inattendu.
Un sous-groupe, celui des enfants isolés précocement,
révèle que ces enfants sont en grand danger. Une privation
sensorielle, à ce moment-là, provoque de graves altérations
cérébrales, une sorte d’encéphalopathie acquise qui va
provoquer des troubles relationnels et de grandes difficultés
69
de socialisation . Les neurosciences confirment ce que René
Spitz, John Bowlby et les psychanalystes avaient constaté chez
les enfants abandonnés pendant les années de guerre. Pour
eux, la seule possibilité de résilience consistait à trouver le plus
vite possible un substitut affectif, une famille d’accueil, une
adoption rapide ou une institution réchauffante. Les
précautions administratives qui retardent la mise en place
d’une nouvelle niche sensorielle rendent le processus de
résilience de plus en plus difficile à déclencher. Un an de
démarches réglementaires pour un adulte, c’est, pour un
enfant, l’équivalent de dix ans d’altération cérébrale et de

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troubles relationnels. À ce stade du développement, c’est
quitte ou double : dès qu’il trouve un substitut, l’enfant
redémarre la construction de sa vie psychique et la résilience
paraît facile. Mais quand la privation a été longue ou quand elle
est survenue au cours d’une période sensible, ce qui n’est pas
long pour un adulte altère durablement le développement d’un
enfant. L’atrophie de certaines zones du cerveau sera difficile à
résilier, les sécrétions neurohormonales telles que l’ocytocine
ou la dopamine seront asséchées et les troubles inscrits dans la
mémoire de l’enfant deviendront des habitudes relationnelles.
L’enfant se représente lui-même comme celui que personne
n’aime, celui qui est méchant et qui mérite d’être puni.
D’une manière générale, l’adoption précoce est celle qui se
rapproche le plus des conditions naturelles. Les familles
d’accueil sauvent beaucoup d’enfants. Les grandes institutions
sont néfastes quand elles imposent des relations anomiques,
sans lois ni structures, mais quand elles s’organisent comme
une famille (pas plus de huit à table) dans une maisonnette de
70
banlieue, comme le préconise Village SOS , elles obtiennent
des résultats parfois meilleurs que ceux de la population
générale.
La culture participe très tôt à l’organisation de ces
substituts. Dans un pays asiatique, il est impensable de laisser
un bébé seul, ne serait-ce que quelques minutes. Si bien que,
dans la famille qui l’entoure, quand la mère est malade ou
défaillante, il y a toujours un adulte pour la soutenir ou la
remplacer. Dans une telle niche affective, l’enfant trouve
facilement plusieurs figures d’attachement. Dans de

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nombreuses cultures, l’enfant n’appartient pas au couple ni
même à la mère, « c’est l’enfant du lignage, de la famille
élargie ». Lorsque les tuteurs immédiats (le père et la mère)
ne parviennent plus à subvenir à leurs besoins, « le système
traditionnel de “circulation” des enfants permet d’assurer un
“confiage”. Ces pratiques visent à créer des rapports
71
d’entraide et à renforcer des liens de parenté ». Le village
ainsi conçu devient un lieu de reconstruction où la résilience
paraît facile parce que la culture a mis en place des tuteurs de
substitution.
Mais quand la société change, parce que la guerre, la
sécheresse ou la défoliation empêchent l’agriculture, parce que
le père alcoolique ou la mère déprimée n’ont plus la force de
sécuriser le petit, l’enfant est souvent envoyé en ville où il
trouve des petits boulots, mais où sa protection et son
éducation ne sont plus assumées. Quand le village protecteur
est détruit par une nouvelle économie, l’enfant survit comme
un enfant des rues où son développement est gouverné par la
violence quotidienne et non plus par l’affection et la culture.
Dès qu’une structure affective et culturelle se remet en
place grâce à l’adoption, grâce aux familles d’accueil ou aux
institutions quasi familiales, le développement des enfants
reprend, mais avec certaines particularités. Le jeune
redémarre assez bien, mais ce n’est pas comme avant puisqu’il
y a eu un trauma dans son corps, dans son cerveau et dans sa
mémoire : une telle reprise développementale définit la
résilience.

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Tous les enfants ne se remettent pas à vivre à la même
vitesse puisque la résilience est un processus en remaniement
constant. On peut décrire trois axes de développement :
Quand le lien n’a jamais pu démarrer, quand l’isolement
a été précoce, durable, et quand la culture ne propose
pas de substitut affectif, la résilience sera très difficile.
Quand les empreintes initiales ont tissé les premiers
nœuds d’un lien sécure, quand un malheur a déchiré ce
lien précoce, et quand la culture a proposé un soutien
pour le recoudre, la résilience sera facile.
Quand un enfant s’est développé dans un milieu parental
en souffrance, un lien mal formé s’est tissé. Dans ce
milieu adverse, l’enfant a acquis une vulnérabilité neuro-
émotionnelle qui rend son style relationnel difficile. La
résilience reste possible, mais il faudra des éducateurs et
des psychologues talentueux pour faire fonction de
tuteurs de résilience.
D’autres variables interviennent dans ces trois grands axes
de la résilience. Un déterminant génétique existe puisque,
dans toute population, certaines personnes sont faciles à
émouvoir donc à blesser, alors que d’autres tiennent mieux le
72
coup . Mais la génétique n’est pas une fatalité puisque les
personnes sensibles sont faciles à aider. En cas de malheur,
elles s’attachent intensément et saisissent la moindre occasion
de retisser le lien. Alors que certaines personnes moins
émotives et plus résistantes s’isolent à l’écart pour souffrir en
silence, freinant ainsi une possibilité de retour à la vie.

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À chaque étape du parcours développemental, différentes
pressions du milieu peuvent réparer la déchirure, ou
l’aggraver, car la blessure reste sensible. La mort d’un parent
au cours des petites années a des effets destructeurs beaucoup
plus graves que la mort d’un parent quelques années plus
tard. Quand un début de lien s’est tissé, l’enfant a appris un
certain style affectif qu’il exprimera plus facilement avec le
substitut qu’on lui proposera. S’il a appris à aimer, il
rencontrera beaucoup de copains à l’école, ce qui renforcera sa
confiance en lui. Mais s’il a appris à mal aimer, une deuxième
chance lui sera offerte quand, à l’adolescence, il tombera
73
amoureux .
Le style affectif d’une famille participe à la structuration du
lien et, puisque les familles ne cessent de changer à cause des
départs, des deuils et des événements de la vie, le lien n’est
74
pas linéaire, il est flexible selon les pressions des milieux .
Les événements prennent donc des effets différents selon
le niveau de développement, la structure du milieu et la façon
dont l’entourage en parle. De manière contre-intuitive, quand
un enfant perd sa mère alors que son style affectif est déjà
constitué, il en souffre moins que lorsqu’il perd son père. Cet
étonnant constat s’explique par le fait que, lorsqu’il perd sa
mère, le milieu lui fournit rapidement un substitut féminin,
plus apaisant qu’un substitut masculin, du moins dans notre
culture aux rôles séparés. Alors que la perte du père, au même
âge, altère la mère dont la souffrance est telle qu’elle devient
75
pour l’enfant une base d’insécurité qui ne le soutient plus .

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Réparer une niche affective
La sexualité peut être dissociée de l’attachement et parfois
même opposée : on peut s’attacher à quelqu’un qu’on ne
désire plus ou, au contraire, désirer quelqu’un à qui on ne
s’attache pas, comme on le voit souvent dans les couples
76
durables .
La flexibilité des attachements prend des significations et
des effets relationnels différents selon notre niveau de
développement et notre histoire. Il est donc impossible
d’expliquer un phénomène psychique par une seule cause.
C’est une convergence de déterminants qui provoque un effet
psychologique, c’est une constellation de causes qui, en
confluant sur le sujet, tutorise ses développements et la
signification qu’il attribue au fait. Pour comprendre la
résilience et découvrir quelques facteurs qui peuvent la
77
renforcer, il faut donc tenir un raisonnement probabiliste .
Cette nouvelle manière d’entourer les enfants traumatisés
permet de constater que les petits blessés s’en sortent plutôt
bien, à condition que l’on dispose autour d’eux une niche

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affective tutorisante. On est loin des stéréotypes culturels :
« Les orphelins deviennent délinquants », « un enfant agressé
sexuellement ne s’en remet jamais »… Cela est vrai quand on
ne fait rien, quand on abandonne l’enfant à ses souffrances
muettes, comme à l’époque où ils étaient placés dans des
institutions qui se contentaient de les nourrir et de les garder.
On attribuait les dégâts à l’orphelinage ou aux agressions
sexuelles, sans se rendre compte qu’une institution sans âme
78
avait aggravé leur blessure . D’autres établissements ne
s’étaient pas contentés de fournir un matériel de survie dans
des murs glacés. Ces homes avaient ajouté des relations
affectives et des lieux de parole pour comprendre ce qui s’était
passé et donner sens à la tragédie. Ces « maisons pour
79
enfants » ont obtenu des résultats carrément opposés . Dans
les institutions dépourvues de relations affectives, le quotient
intellectuel des petits se dégradait et les troubles relationnels
s’aggravaient, alors que dans les maisons qui organisaient des
événements artistiques de chant, de peinture et surtout de
80
théâtre , qui fournissaient une sorte de matière à réflexion,
un grand nombre d’enfants se remettaient à vivre et
rattrapaient leur retard.
Bien sûr, tout n’était pas réglé. Les reprises
développementales ne témoignaient pas d’un retour à l’état
antérieur. La reprise évolutive était plus facile quand les
premiers nœuds du lien avaient été fortement tissés et quand,
après la déchirure, une niche d’accueil avait rapidement été
proposée : « Si un environnement carentiel peut causer des
retards de développement, un environnement réparateur […]

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81
peut être générateur de progrès . » Globalement, une
population d’enfants blessés mais soutenus par un nouvel
étayage évolue presque aussi bien qu’une population d’enfants
bien entourés par leur famille, leur quartier, leur école et leur
culture.
La réparation se fait mal quand l’isolement précoce a duré
longtemps ou quand le soutien lui-même a été en difficulté,
comme dans ces familles d’accueil où règne la violence et
parfois même les agressions sexuelles. Quand on se remet à
vivre, même si c’est bien, ça ne veut pas dire sans traces.
La répétition de l’abandon ou de la maltraitance à travers
les générations ne se confirme que pour les populations
d’enfants qui, après avoir été maltraités par leurs parents, ont
82
été abandonnés par la société . Ceux qui ont été accueillis
dans les maisons organisées autour de l’affectivité et des
activités culturelles n’ont pas répété le malheur :
« L’intervention du placement familial […] a permis de rompre
l’enchaînement apparemment inéluctable de
83
l’inadaptation . »
Méfions-nous des pensées toutes faites qui empêchent la
réflexion : « Qui a été maltraité maltraitera », « les enfants des
quartiers sensibles ne peuvent pas faire d’études », « les
femmes n’aiment pas les mathématiques ». En fait, ces
anathèmes proviennent de phrases banales énoncées par
réflexe lors de la vie quotidienne.

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Même les objets ont leur
mot à dire
Même les objets mis en vedette par la culture technique
ont leur mot à dire. Chaque fois que nous inventons une
machine, nous en faisons un modèle pour expliquer le
e
psychisme humain. Au XVIII siècle, le commerce des montres
de gousset avait tant de succès que les médecins comparaient
e
le cerveau à une merveilleuse horlogerie. Au XIX siècle, la
découverte de la Fée Électricité a donné à l’âme l’image d’un
courant, un flux d’énergie souvent utilisé par Freud. Mesmer
s’est inspiré de ce modèle pour mettre au point un baquet en
marqueterie qui permettait la circulation du fluide
magnétique. Charcot s’est servi de cette idée à la mode pour
mettre en scène l’art d’influer sur la « conscience des
malades ». La découverte du télégraphe a inspiré la théorie de
la sélection des informations par le système nerveux. Et la
révolution de la communication que nous offre aujourd’hui
Internet suggère que notre monde intime fonctionne comme
un hyperordinateur.

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C’est à partir des machines du contexte et des récits qui
structurent notre culture que nous organisons nos pensées
pour comprendre ce que nous appelons « réalité ».
C’est ainsi que des enquêtes auprès de personnes sans
domicile fixe (SDF) mènent à la conclusion que 80 % d’entre
elles sont d’anciens enfants placés. On en déduit aussitôt que
les gosses de l’Assistance évoluent très mal puisque la majorité
finit sur le trottoir. Alcooliques, tuberculeux, leurs graves
troubles psychiques empêchent la plupart d’entre eux de se
socialiser. Ces malheureux sont souvent psychotiques et
84
manifestent une stupéfiante insensibilité à la douleur .
Quand on fait une enquête organisée selon une méthode
catamnestique, on obtient des résultats exactement opposés :
ayant conservé les dossiers d’enfants fracassés par une
tragédie de l’existence, les enquêteurs ont retrouvé une
grande partie d’entre eux, une trentaine d’années plus tard.
Au cours d’une dizaine d’entretiens, ils ont posé une série de
questions sur leur situation sociale, conjugale, état de santé et
souvenirs de la période où ils étaient placés dans ces
institutions.
Ce genre de recherches était devenu nécessaire à cause de
la divergence des opinions des professionnels. Tous de bonne
foi, leurs témoignages s’opposaient. Richard Josefsberg,
directeur de la Maison d’enfants Elie Wiesel à Taverny, a
constitué un groupe de chercheurs pour répondre aux
85
affirmations opposées des praticiens . Ce travail permet de
départager ceux qui voyaient bien que ces enfants finissaient
en prison ou dans la rue, et ceux qui soutenaient que ces

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enfants placés s’en sortaient presque aussi bien que ceux de la
population non traumatisée.
Une lourde enquête fut organisée « pour retrouver les
adultes qui avaient été placés au moins deux ans à l’OSE, en
placement familial ou en maison d’enfants, entre 1970
et 2000 : 898 individus étaient concernés, 485 personnes ont
86
été retrouvées ». Les résultats sont clairs : ces adultes vont
bien, malgré un traumatisme grave dans leur enfance. Ils
pensent que leur existence est satisfaisante (81 %), ils sont
plutôt en bonne santé (80 %), ils ont gardé des liens avec leur
mère (78 %), moins avec leur père (49 %) et ils sont
indépendants. Ils gardent de la maison d’enfants un bon
souvenir (80 %) et ont conservé des liens amicaux avec les
éducateurs et les copains d’enfance (80 %). Ce bon
développement n’est pourtant pas analogue à celui des enfants
qui n’ont pas subi de traumas. Les anciens traumatisés sont
moins diplômés et ont moins souvent fondé une famille (61 %),
alors que l’engagement affectif est vital pour eux. Pour fonder
un foyer, il faut gagner sa vie ; les enfants placés ne s’engagent
donc pas dans de longues études, mais maintiennent une
activité intellectuelle d’autodidacte ou reprennent des études
plus tard. Ils gardent dans leur mémoire la trace du trauma, et
l’amour réveille parfois chez eux l’angoisse qu’ils ont connue
quand ils étaient enfants. L’hyperattachement anxieux
explique peut-être pourquoi cette population fragilisée
affectivement se met en couple plus tard. Ils rêvent d’un
engagement affectif dont l’importance les inquiète. La
représentation de la tragédie passée attribue une lourde

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signification aux événements présents : « Je n’ai pas été aimé
puisqu’on m’a abandonné, je ne suis donc pas aimable.
Comment voulez-vous qu’elle (il) m’aime ? Je suis désireux
d’aimer et angoissé par l’idée d’un futur échec. » C’est ainsi
que les enfants mal-aimés ressentent dans un même élan
l’amour et l’angoisse.
Quand la représentation de la tragédie est modifiée par la
suite des événements, le même souvenir peut devenir source
de fierté et de confiance en soi. Lors du ghetto de Varsovie, de
1942 à 1945, de très jeunes orphelins, de 6 à 16 ans, ont réussi
à s’enfuir en se faufilant à travers des pierres descellées du
mur. Ils se sont donc retrouvés dans la zone aryenne d’une
ville en ruines, occupée par les nazis. Ils ont survécu dans ce
milieu dangereux en chantant dans les rues et en vendant des
87
cigarettes aux Allemands . Ils ont rapidement appris à
pressentir le danger et à dormir dans les caves, les ruines ou
les cimetières. Quelques-uns sont morts ou ont été repris,
mais ceux qui s’en sont sortis parlent de leur traversée de cet
enfer glacé en riant, comme s’ils avaient joué une bonne farce
aux persécuteurs. Ils sont fiers d’avoir survécu en haillons,
dormant par terre et vendant des cigarettes à ceux qui
voulaient les tuer. Beaucoup sont aujourd’hui devenus
d’austères bourgeois bien-pensants.
Cette fierté est longtemps demeurée secrète parce qu’ils
avaient appris à se taire. Quand ils vendaient leurs cigarettes,
les Allemands, souvent, leur demandaient où étaient leurs
parents. Si l’enfant répondait : « Je n’ai plus de parents », les
soldats ou les gens du quartier comprenaient que c’était un

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petit juif et le ramenaient au ghetto. Après la guerre, qui aurait
pu les croire ? Alors ils se taisaient, mais dans leur monde
intime, ils se racontaient sans cesse cette invraisemblable
88
période de leur existence .

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Proto-théories
Ces impressions cliniques et ces témoignages étaient épars.
Pour leur donner cohérence, il a fallu faire le ménage dans ces
données divergentes. Nous avons donc organisé le premier
colloque international en France sur la résilience. Le Centre
culturel de Châteauvallon nous a hébergés dans ses belles
pierres à flanc de montagne, à Ollioules, près de Toulon. C’est
très intéressant de relire les comptes rendus de nos premières
89
rencontres . L’orientation était donnée par des travaux
américains et anglais qui presque tous employaient le mot
« résilience » dont la définition ne faisait pas encore consensus.
Antoine Guedeney résumait les travaux fondamentaux et
posait les questions qui allaient positionner les recherches à
venir. Il nous disait que la résilience manquait de théorie, que
la définition était encore floue, qu’un nombre élevé de
déterminants hétérogènes, à la fois génétiques et
environnementaux, allaient obscurcir les exposés. Michel
Lemay, de Montréal, soulignait l’impact de l’affectivité dans ce
processus de reconstruction de soi. Le Suisse André Haynal

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recensait l’évolution sociale des orphelins, bien plus favorable
que ce qu’on croyait. Michel Tousignant, sociologue québécois,
formé à Lyon aux méthodes éthologiques d’observation,
étudiait comment certains jeunes gens affrontaient l’adversité,
et Michel Manciaux, comme d’habitude, essayait d’extraire la
substantifique moelle de nos discours désordonnés.
Il y eut quelques malentendus. Bernard Michel nous
expliquait que le fait d’être centenaire n’est pas un critère de
résilience, puisque l’on trouve parmi eux autant d’âgés qui ont
été protégés pendant toute leur existence que de grands
90
blessés de l’âme qui ont pourtant surmonté l’adversité .
Un désaccord fondamental fut rapidement réglé : quelques
auteurs américains soutenaient que la résilience résultait de
l’accumulation de certaines qualités, ce à quoi nous nous
opposions car, selon cette définition, il aurait suffi d’être jeune,
beau, bien portant et riche pour être résilient. Nous pensions
qu’il ne pouvait s’agir que d’un processus transactionnel qui,
constamment au cours de la vie, établissait des arrangements,
des interactions entre ce que nous étions au cours de notre
évolution et ce que le milieu disposait autour de nous. Henri
91
Parens , professeur de psychiatrie à Philadelphie, m’a invité
dans son service où j’ai pu admirer la souplesse d’esprit des
chercheurs américains qui, très rapidement, ont renoncé à
penser que la résilience était un catalogue de qualités pour
accepter l’idée d’un constant processus. Ils étaient libres de
tout dogme, peut-être parce que ces praticiens avaient été
formés par leurs patients à l’incroyable diversité des histoires
de vie des gens qui peuplent ce pays ?

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Dès le début de l’aventure de la résilience, j’ai éprouvé
quelques désarrois. J’étais dans le bureau de Michel Soulé qui
s’entretenait avec Bernard Golse d’un problème qui ne me
concernait pas. J’ai donc fait un pas en arrière pour manifester
ma discrétion. C’était l’époque où l’on communiquait encore
par fax. Je me suis retrouvé près de cette machine quand le
papier s’est déroulé et j’ai pu lire (sans le faire exprès,
évidemment), une seule phrase : « La résilience arrive en
France, méfions-nous. » C’était signé Léon Kreisler, un bon
nom de la psychanalyse qui venait de publier : « La résilience
tiendra-t-elle les ambitions d’une recherche internationale ?
[…] retenons pour son mérite de sortir l’enfant d’un modèle de
92
pure assistance en le créditant de capacités défensives . » Cet
auteur conseillait de prendre une position hâtive sur des
travaux à peine élaborés.
Michel Soulé, un des fondateurs de la pédopsychiatrie, qui
93
m’avait souvent invité à travailler avec lui , devint donc
réticent à la résilience. Il avait dit à Michel Manciaux : « La
résilience est présente dans le Traité de pédopsychiatrie, mais
94
sous un autre nom : les ressources », voulant ainsi dire que
la notion de résilience était superflue puisqu’elle était déjà
abordée par la psychanalyse. Or ce n’est pas du tout la même
idée : la ressource est une force qui aide à affronter une
situation fâcheuse en puisant à la source des forces initiales. La
résilience, au contraire, est un processus interactif et
dynamique qui permet de reprendre un nouveau
développement. Il fallait donc se rencontrer, afin d’éclairer nos
désaccords, ce que nous avons fait avec affection et gaieté,

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chez Michel Soulé à Paris, près du Panthéon, et dans sa maison
de Mouans-Sartoux, près de Nice.
À peine prononcé, le mot « résilience » a provoqué autant
d’enthousiasme que d’hostilité. Dès la première réunion à
Châteauvallon, quand Charles Baddoura a exposé son étude
sur les traumatismes de la guerre civile libanaise de 1975 à
95 96
1991 , et cité le travail de Myrna Gannagé , les réactions
dans l’auditoire ont été tellement violentes et surprenantes
que j’ai cru qu’il s’agissait d’une blague. Quand Baddoura a
dit : « Ces résultats indiquent que seulement une faible
proportion de jeunes garde des séquelles de la guerre […]
quand les conditions positives sont réunies (équilibre parental,
97
environnement favorable, résistance psychologique) . » Ces
phrases ont provoqué une explosion de haine. Quelqu’un a dit :
« Je ne comprends pas comment un scientifique peut dire que
la guerre est une bonne chose. » Beaucoup d’indignés dans la
salle ont renforcé cette remarque en criant : « C’est
insupportable… Comment osez-vous dire que la guerre n’a
aucun effet néfaste ? » La thèse de Myrna Gannagé, dirigée
par Colette Chiland, concluait pourtant que « dans les
moments de danger, l’enfant se replie dans l’espace familial qui
lui assure un sentiment de sécurité. Quand cet espace est
vulnérable parce que les parents sont séparés, ou parce que
les conditions de vie les rendent anxieux, l’enfant peut
98
difficilement faire face au stress ». Freud nomme ce concept
99
« pare-excitation ». C’est une fonction parentale qui protège
l’enfant contre les dangers du monde extérieur. Quand la mère
est en difficulté à cause d’une histoire familiale difficile, d’un

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mari violent ou d’une guerre, elle n’a plus la force de protéger
son enfant. Mais quand la famille reste solidaire et quand le
couple s’entraide, la mère constitue un pare-excitation efficace
qui protège l’enfant, même en pleine guerre. Cette idée, banale
pour un praticien, a scandalisé ceux qui, dans une pensée
réflexe, ont cru que la résilience affirmait que la guerre rendait
les enfants plus forts puisqu’ils continuaient à se sentir
heureux quand tout s’effondrait autour d’eux. J’ai souvent
entendu cette remarque : « Alors vous pensez que c’est une
bonne guerre qu’il leur faudrait. »

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Inceste et résilience
J’ai entendu la même réaction à propos des victimes
d’inceste. « Avec votre résilience, si vous racontez que ces
femmes se remettent à vivre, vous allez relativiser le crime de
l’agresseur. » Pour ceux qui pensent ainsi, le délabrement de
la victime accentue la sensation de crime qui légitime une
punition encore plus grande. Il se trouve que les travaux sur
l’inceste, de plus en plus fiables, démontrent que ce crime est
100
incroyablement fréquent . Il envahit les tribunaux et remplit
les consultations, alors que nous savons que beaucoup de
victimes ne déposent jamais plainte.
Le mot « inceste » ne désigne pas le même phénomène
pour les anthropologues et pour les praticiens. Un intellectuel
réfléchit à la nécessité de l’interdit de l’inceste pour structurer
la société, alors qu’un clinicien cherche à comprendre l’acte
incestueux dans son horreur quotidienne. Ce n’est pas la
même chose. L’interdit soulève l’étonnant problème d’un acte
sexuel biologiquement possible, mais rendu insupportable par
une représentation culturelle. Cet interdit n’existe que dans la

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verbalité. L’énoncé dit que l’acte entre deux personnes dont
l’apparentement est défini est un crime qui étouffe toute
construction sociale. L’immense majorité de la population se
soumet à cet énoncé qui n’est pas une loi. L’acte sera pourtant
puni par les tribunaux en cas de transgression.
Les praticiens, eux, se demandent comment certains
hommes (et quelques femmes) parviennent à ne pas tenir
compte de cet interdit et à passer à l’acte. Ils décrivent les
dégâts provoqués par un acte sexuel contre-culturel dont
l’évaluation est étonnamment différente selon les époques.
Quand André Gide a été juré en cour d’assises en 1912, il a
101
publié ses notes (ce qui serait illégal aujourd’hui ). Il écrit
que beaucoup d’avocats ou d’auditeurs rient quand une petite
fille de 12 ans raconte comment son père la violait. « Certains
s’indignaient qu’on occupe la cour de vétilles, comme il s’en
commet chaque jour de tous les côtés […] il n’y a pas lieu de
102
condamner [le père] pour si peu . » Il a fallu attendre les
années 1970 pour que quelques travaux cliniques témoignent
de l’existence réelle de cette transgression et tentent de
l’expliquer.
Le plus étonnant, c’est que ce sont des éthologues qui, dans
une optique évolutionniste, ont soulevé le lièvre (si l’on peut
dire). Ils ont constaté que les animaux ne s’accouplent pas au
103
hasard . Une empreinte dans la mémoire biologique
gouverne l’attraction sexuelle pour un animal de l’autre sexe.
Quand l’autre est trop familier pour être stimulant, comme le
sont la mère et le fils, les frères et les sœurs, ou simplement les
animaux élevés ensemble, l’attraction sexuelle est engourdie.

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L’attachement est un tranquillisant naturel qui ralentit
l’excitation sexuelle. Chez les animaux, l’interdit ne pouvant
pas être verbal, il ne peut s’agir que d’une inhibition
104
émotionnelle . Les petits acquièrent au cours de leur
développement une empreinte qui freine le passage à l’acte
avec un congénère trop familier, ce qui les oblige à courtiser au
105
loin .
Les êtres humains connaissent cet empêchement
neurobiologique imprégné dans leur mémoire au cours de leur
enfance, mais ils y ajoutent un interdit verbal, un énoncé qui
définit qu’un acte sexuel entre apparentés sera dénommé
« inceste » et jugé comme un crime. Ce qui revient à dire que
nous, humains, possédons deux verrous qui empêchent l’acte
incestueux. L’un est émotionnel, inscrit dans la mémoire
biologique lors des conditions éducatives, et l’autre, en pleine
conscience, énonce l’acte interdit et dit que c’est un crime. Ces
données expliquent que ceux qui ont été séparés précocement
par un accident de la vie peuvent ressentir l’autre comme un
partenaire possible puisque n’en ayant pas reçu l’empreinte,
ils ne sont pas inhibés. Mais il arrive aussi que le verrou verbal
ne fonctionne pas :
soit parce qu’ils ignorent que l’autre est un proche
apparenté, comme on le voit lors des effondrements
sociaux et familiaux pendant les guerres ;
soit parce que ces hommes et ces femmes entendent
l’énoncé qui désigne le crime incestueux mais n’en
tiennent pas compte : « Ne le dis pas à maman… Je
t’aime ma fille, comme une maîtresse »… Ils se

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comportent donc comme des délinquants qui connaissent
la loi, mais n’en tiennent pas compte quand ils se
soumettent à leurs pulsions.
Cette théorie éthologique de l’inceste a été tellement
critiquée qu’elle n’est pas rentrée dans les débats culturels.
Durant les années 1980, les professionnels continuaient à
douter de la réalité de l’acte. De grands noms de la
psychanalyse soutenaient « qu’à cet âge-là, tout enfant
106
fantasme de se marier avec son père ». La réalité psychique
a servi à dénier la réalité physique de l’acte. Quand le réel est
insupportable, le déni est protecteur. De plus, il est difficile de
penser une théorie qui contredit celle que nous avons apprise
pour obtenir nos diplômes et intégrer un groupe.
Il faut du courage pour témoigner de l’inceste qu’on a subi,
comme l’a fait Eva Thomas, une des premières à oser affronter
107
le déni culturel . Par bonheur, elle a été entourée par des
femmes qui, elles, n’avaient pas pu dire ce qu’elles avaient
subi. Des juges et des psychanalystes qui, eux, avaient accepté
de faire évoluer leurs idées ont entouré Eva. Grâce à ce petit
groupe innovateur, les professionnels, aujourd’hui, parlent de
moins en moins de fantasmes de petites filles et « les titres des
conférences démontrent l’évolution qui s’est produite
entre 1986 et 1989 : partant de “L’inceste, réalité ou
fantasme ?”, on est arrivé au “Droit de l’enfant à l’intégrité de
108
son corps ” ».
Après avoir été agressée par son père, Eva a été agressée
par ceux qui étaient censés la protéger. Elle a dû affronter des
personnalités convaincues qu’il ne s’agissait que d’un

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fantasme. Quand, avec l’aide de SOS Inceste, elle y est
parvenue, il a fallu ensuite batailler pour démontrer que ces
femmes pouvaient se remettre à vivre après des années
d’emprise paternelle et de déni culturel. Le regard des
victimes a changé. Aujourd’hui, elles réclament justice et
désirent vivre mieux. Alors elles cherchent des modèles de
personnes qui, ayant été chassées de l’humanité, torturées
chaque jour pendant des années, ont fini par retrouver le
plaisir de vivre : « Comment expliquer que les mots de Primo
Levi, Philippe Muller ou Élie Wiesel m’aient apporté un réel
109
secours ? », dit Eva Thomas . En fait ces hommes,
incroyablement maltraités par la Shoah, ont fait passer le
message : « Après la souffrance et la bagarre, le plaisir de
vivre peut revenir », définissant ainsi une possibilité de
résilience. Ils ont connu une terrible épreuve : l’agression
quotidienne, répétée pendant des années, et l’impossibilité de
parler de ce crime impensable. « Si tu parles, personne ne te
croira […] plus jamais on ne t’aimera […] tu deviendras la risée
110
de la ville . »

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Boursouflure sémantique
Dès les premières publications sur la résilience, tout le
monde s’est emparé du mot. On le louangeait pour en faire une
recette magique contre toutes les souffrances ou, au contraire,
on s’en indignait, on disait que, comme Monsieur Jourdain,
tout le monde faisait ça. On a pu lire que, puisque les carences
affectives provoquaient des dégâts cérébraux et
psychologiques, il suffisait de donner de l’amour, toujours plus
d’amour pour que tout soit réglé. Ces raisonnements trop
généralisateurs sont la règle. Dès qu’une idée nouvelle entre
dans la culture, il suffit qu’elle soit bien acceptée pour qu’elle
se répande jusqu’à l’abus et provoque des contresens.
Contrairement à ce que disent de nombreux psychanalystes,
les idées de Freud ont été bien accueillies en Autriche comme
aux États-Unis. « L’Amérique est le premier pays à avoir
accepté la psychiatrie dynamique [psychanalyse] en tant que
111
sa principale force organisatrice . » J’ai personnellement vu à
Vienne, dans le triste cabinet de Freud, Berggasse 19, des piles
de journaux datés de l’ouverture de son cabinet, proposant des

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cours par correspondance pour devenir psychanalyste en huit
séances et pour douze thalers.
L’enthousiasme provoqué par le mot et l’ignorance de sa
définition disaient que, grâce à la résilience, on pouvait se
remettre de tout, même des pires traumatismes. Cette
affirmation naïve donnait de la résilience une image de
bonheur facile, une pensée bon marché. Un grand nombre de
profiteurs ont sauté dans ce train en marche pour mettre sur
la couverture de leur livre le mot « résilience » qui améliorait
les ventes, alors qu’il traitait d’un autre sujet. Je me souviens
de cette journée de méthodologie de la recherche à l’hôpital
Sainte-Anne, organisée par le professeur Vannier, où
j’exposais les limites de la résilience. J’ai été pris à parti par
une psychiatre qui me reprochait de critiquer la résilience :
« Pourquoi agressez-vous votre propre concept ? »,
s’indignait-elle. « Il ne s’agit pas de “mon” concept, ai-je
répondu, mais d’une attitude nouvelle face à la souffrance
psychique qui n’est plus rédemptrice ni irrémédiable. » J’ai
collaboré à ce travail en compagnie de milliers d’autres
chercheurs et praticiens. Ma formation médicale m’a habitué à
dépister les effets secondaires d’un réel progrès. Il a fallu faire
pour la résilience ce que l’on doit faire pour toute innovation
112
médicale, psychologique ou technique .
Ce n’est pas ainsi que cette prudence a été entendue : « La
résilience c’est : il vaut mieux être jeune, beau et riche que
“Black et Dekker” », disait l’un. J’ai entendu aussi, lors d’une
réunion à Caen : « Ce n’est pas la peine de parler de résilience
à propos de l’inceste. Ça n’existe pas, les enfants

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refuseraient. » C’est très étonnant de lire que certains auteurs
s’engagent vivement sans vérifier leurs propres préjugés : « Il
s’agit de calculer la résilience en termes de réussite
113
professionnelle . » Je n’ai jamais lu cette idée dans les
publications sur la résilience. Il est vrai qu’il vaut mieux
apprendre un métier quand on a été un enfant abandonné ou
maltraité, ça peut aider. Mais j’ai souvent écrit que l’obsession
de la réussite sociale est un bénéfice secondaire de la névrose
plutôt qu’un signe d’épanouissement.
Parmi les critiques incroyables, il y a eu celles de Serge
114
Tisseron . Cet auteur, par ailleurs intéressant, a eu une
réaction viscérale quand il a entendu le mot « résilience » :
« Ce n’est autre qu’une instance favorisant la réussite des plus
“aptes” […], concept qui évoque plus la “lutte pour la vie”
chère à Darwin […], mythe de la Rédemption […], adaptation
sociale qui fait, aux États-Unis, l’équivalent d’une vertu. Les
kamikazes […] exemplaires jusqu’à l’acte suicidaire et
meurtrier d’une solide résilience. »
En lisant ces articles, je pensais aux enfants abandonnés
qui, n’ayant pas pu apprendre à parler, se balançaient sans
cesse et s’autoagressaient à la moindre émotion : réussite
sociale ! Sélection des plus aptes ! Rédemption ! Face à ces
enfants, ces critiques étaient dérisoires. Comment est-il
possible d’être si loin du terrain ?
115
Parmi les opposants à la résilience, seule Alice Miller est
venue à nos réunions et m’a invité chez elle, à Saint-Rémy-de-
Provence. Elle se laissait convaincre, puis soudain redevenait
opposante, mais au moins, avec elle, on pouvait s’expliquer.

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De quoi parle-t-on ? De certains enfants qui sont jetés dans
des mouroirs parce qu’on les dit sans valeur et qui
parviennent à reprendre un bon développement dès qu’on
leur propose une nouvelle niche affective ? De quelques
enfants maltraités qui répètent la maltraitance quand on les
abandonne, mais interrompent la transmission du malheur dès
qu’on les sécurise et qu’on leur apprend à aimer autrement ?
De filles victimes d’inceste qu’on accuse de fantasmer, et qui
retrouvent le plaisir de vivre quand la justice punit l’agresseur
et quand l’entourage les aide à revivre ?
Ces critiques ne parlent pas du terrain, elles s’indignent de
racontars : « Tout mot employé dans des contextes différents
ramasse un nombre important de significations différentes. »
Alain Bentolila nous explique que cette dérive linguistique
habituelle provoque une « boursouflure sémantique » que l’on
doit dégonfler en précisant le concept pour l’empêcher de
116
divaguer .
À chaque époque, quelques mots nouveaux ont été mis en
lumière par la culture. Dans un contexte social où la violence
était nécessaire pour descendre à la mine et faire la guerre, le
mot « héros » désignait les hommes admirés et sacrifiés.
Aujourd’hui, en temps de paix où la violence n’est que
destruction, on dit qu’un footballeur est un héros parce qu’il a
marqué un but historique, que tout le monde aura oublié la
semaine suivante.
Ce qui provoque la boursouflure d’un mot, c’est le chœur
des perroquets qui, en récitant tous ensemble le même slogan,
font croire qu’ils pensent. À une époque où la psychanalyse a

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été boursouflée, il était difficile de ne pas entendre la répétition
de quelques slogans : « La forclusion du nom du père » ou « ça
souffre quelque part ». On n’entend plus aujourd’hui ces
sonorités verbales parce que d’autres psychanalystes ont
dégonflé la baudruche en précisant leurs concepts.
Quand le mot « gène » est entré dans la culture, il a été
totalement explicatif, ce qui finissait par ne plus rien expliquer.
On évoquait le gène du bonheur quand on voulait dire qu’on se
sentait bien. Quand quelqu’un pensait au suicide, il suffisait de
parler de sa « pulsion de mort » pour être payé d’un ou deux
mots. Aujourd’hui, quand une aptitude semble profondément
inscrite au cœur d’une personne ou d’une institution, on dit :
« C’est dans son ADN. » Cette expression est devenue vedette
depuis que la police s’en sert pour trouver les criminels… et les
pères !

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Science et résilience
Les perroquets se taisent dès que les praticiens prennent la
117
parole. Au premier Congrès mondial sur la résilience , à Paris
en juin 2012, on a vu apparaître un accord sur la définition.
Nous connaissons enfin l’objet de nos réflexions : il s’agit de se
remettre à vivre après un trauma psychique. La définition est
simple, elle est même « bébête ». Ce qui est difficile à
découvrir, ce sont les conditions qui permettent la reprise d’un
nouveau développement, d’un nouveau style d’existence après
une agonie mentale. Aucune spécialité ne peut, à elle seule,
expliquer ce retour de la vie. Il faut donc associer des
chercheurs de disciplines différentes et recueillir leurs
résultats pour se faire une image de ce processus. Il y a
quarante ans, cette attitude était vivement critiquée ; elle est
vivement recommandée aujourd’hui par les instances de la
recherche. On disait qu’une équipe pluridisciplinaire produisait
des théories fourre-tout, on parle maintenant d’intégration des
résultats. Pour un praticien, ce n’est pas compliqué, c’est
même agréable de chercher à comprendre comment une

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personne traumatisée peut se remettre à vivre, en tenant
compte de son développement biologique et affectif associé
avec son histoire personnelle et familiale dans son contexte
culturel. Pour un chercheur de laboratoire, c’est plus difficile
parce que lui a besoin que son objet de science soit réduit pour
être rendu cohérent et facile à manipuler.
L’aventure culturelle est désormais lancée : « La recherche
sur la résilience a connu un développement remarquable. En
témoignent les 4 641 documents dont 1 023 thèses de
doctorat, ayant comme sujet la résilience, qui figuraient en
août 2010 dans la principale base de données en
118
psychologie » (PsycINFO). Déluge d’articles, de thèses, de
congrès et de débats. Curieusement, depuis qu’on en parle
mieux chez les professionnels, on en parle moins dans le grand
public. Quand la boursouflure se dégonfle, restent les travaux
cliniques.
À l’étranger, l’évolution est comparable. Les États-Unis et
l’Angleterre restent en tête du nombre de travaux, suivis par
les publications de langue française. L’Amérique du Sud
enseigne la résilience dans un grand nombre d’universités.
L’Italie et l’Espagne rejoignent le peloton, et même les pays
asiatiques commencent à s’engager, avec parfois des
divergences stimulantes. Les deux pays les plus réticents
étaient la France et l’Argentine, où l’on considérait que la
théorie de l’attachement, dont la résilience est un chapitre,
constituait une attaque contre la psychanalyse. Par bonheur,
de nombreux universitaires et psychanalystes ne sont pas de
119
cet avis et participent activement à cette nouvelle attitude .

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Le Brésil devient, en même temps, leader sur la résilience
120
neuronale et sur la fonction des récits dans la résilience
121
individuelle . Quant à l’Argentine, elle se met à étudier les
122
effets immunologiques de la résilience .
Tout cela commence à expliquer l’étonnante inégalité des
traumatismes. On sait qu’un isolement précoce, en ne
stimulant plus les connexions des neurones préfrontaux, leur a
fait perdre la fonction d’inhibition de l’amygdale
rhinencéphalique, socle neuronal des émotions. L’amygdale,
ainsi « déchaînée », traite alors la moindre information comme
123
une alerte ou une agression . À l’inverse, celui qui a été
sécurisé lors des premiers mois de sa vie a établi des
connexions qui permettent de maîtriser les réactions
émotionnelles. Cette personne ressent la même information
comme un stress amusant. Il est donc impossible de faire un
barème des traumatismes, une échelle qui permettrait un
travail scientifique. Alors que, dans les études sur la résilience,
toutes les étapes sont analysables scientifiquement et
évaluables cliniquement :
la génétique n’est plus un destin inexorable depuis que
les généticiens ont démontré que le milieu ne cesse de
124
moduler l’expression de ce code héréditaire . En
subissant les pressions du milieu, l’épigenèse modifie
constamment l’expression des gènes ;
la neuro-imagerie photographie comment s’organisent
les circuits neuronaux et comment un cerveau, sidéré
par un trauma, se remet à fonctionner dès qu’on sécurise
125
le blessé de l’âme . Des dosages neurobiologiques assez

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simples révèlent qu’un enfant, altéré par un
appauvrissement de sa niche sensorielle, rétablit ses
126
métabolismes dès qu’il est sécurisé ;
les psychanalystes ont été les premiers à décrire les
127
carences affectives et leurs dégâts développementaux .
Ils ont provoqué l’hostilité des anthropologues, et
notamment de Margaret Mead, qui reprochaient à ces
cliniciens l’intention sournoise d’empêcher les femmes de
128
travailler . La solution est pourtant simple : il suffit
d’organiser autour du bébé « un système familial à
129
multiples attachements » : la mère, bien sûr, est une
figure d’attachement prioritaire, mais le père, la grand-
mère, les métiers de la petite enfance, tout un village en
quelque sorte, proposeront des attachements
secondaires ;
les tests psychologiques, validés statistiquement,
repèrent de manière fiable l’amélioration du monde
intime après la blessure. La reprise évolutive, sous l’effet
du soutien et du travail de la mentalisation, est évaluable
130
avec une assez bonne précision ;
le fonctionnement familial (plutôt que sa structure)
permet d’observer des modifications affectives et
relationnelles sous l’effet d’interventions
131
mobilisatrices extérieures à la famille (ami, prêtre,
psychothérapeute) ;
l’étude des populations nous aide à comprendre
statistiquement pourquoi les groupes sociaux fracassés
par la guerre, la précarité sociale, l’émigration ou une

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catastrophe naturelle se remettent à vivre et souffrent
moins de troubles psychiques, quand le contexte
132
politique facilite la solidarité et la tradition ;
dans tous ces cas, l’art métamorphose la représentation
de la mémoire blessée. Le sujet n’est plus prisonnier de
son passé traumatique. Il cesse de ruminer quand il peut
remanier l’image de son malheur et en faire un récit, une
peinture ou un film à partager avec ses proches. Il n’est
plus une chose emportée par le torrent du malheur ; dès
qu’il en fait une œuvre d’art ou de réflexion, il redevient
sujet, auteur de son nouveau développement. « Soigner,
133
comprendre et connaître » deviennent les armes de sa
liberté.
Aucun chercheur ne peut à lui seul travailler et connaître
toutes ces disciplines. S’il veut comprendre et aider, il est
contraint à la rencontre, ce qui est un grand bonheur. Les
praticiens généralistes, médecins, psychologues ou éducateurs
ne peuvent échapper à ce partage du savoir. Une telle
stratégie de la connaissance provoque parfois des conflits avec
ceux qui prétendent à l’hégémonie de leur discipline : « La
biologie va tout expliquer », affirment certains, tandis que
d’autres veulent tout démontrer par la sociologie, la
psychanalyse ou l’astrologie.
Après quarante années de pratique et de réflexions, je crois
au fond de moi qu’aucune théorie ne peut être totalement
explicative, sauf celles qui ont une ambition totalitaire.

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1 . Ey H., Naissance de la médecine, Paris, Masson, 1 9 81 , p. 1 9 5.
2 . Drai J. J., La Communication non verbale. Étude théorique : De l’animal à
l’homme. Étude pratique : Orientations visuelles sur un groupe d’enfants à
l’heure du repas, thèse de doctorat, faculté de m édecine, Marseille, 1 9 80.
3 . Garrigues P., « Étude de l’interaction sociale et du com portem ent m oteur
chez un enfant autiste », Psychologie médicale, 1 1 (3 ), 1 9 7 9 , p. 4 9 6 -502 .
4 . Rim é B., « Les déterm inants du regard », L’Année psychologique, 7 7 , 2 ,
1 97 7 .
5. L’Unafam (Union nationale des am is de fam illes de m alades m entaux)
participe à ces progrès. Le patient schizophrène, soutenu par sa fam ille, elle-
m êm e soutenue, rechute m oins, et s’équilibre av ec m oins de m édicam ents :
le sy stèm e fam ilial fonctionne m ieux, m algré le trouble.
6 . DSM : Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorder. Traduction
française : Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, Paris,
Masson.
7 . Foucault M., Les Anormaux, op. cit., p. 2 1 7 -2 4 3 .
8. Letard E., Théret M., Fontaine M., « Év olution des conceptions de
l’hom m e au sujet de l’activ ité m entale des anim aux depuis l’Antiquité
e
jusqu’au XX siècle », in A. Brion, H. Ey , Psychiatrie animale, op. cit., p. 51 .
9 . Lanteri-Laura G., « Traité de psy chologie anim ale de F. J. J.
Buy tendijk », in J. Brion, H. Ey , Psychiatrie animale, op. cit., p. 7 4 .
1 0. Malson L., Les Enfants sauvages, Paris, 1 0/1 8, 1 9 6 4 .
1 1 . Singh J. A. L., Zingg R. M., L’Homme en friche. De l’enfant-loup à Kaspar
Hauser, Bruxelles, Com plexe, 1 9 80.

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1 2 . Scolastique : enseignem ent dispensé au Moy en Âge dans des écoles sous
juridiction cléricale.
1 3 . Perea F., Morenon J., « Le sauv age et le signe », Nervure, tom e XVII,
o
n 9 , décem bre 2 004 -janv ier 2 005.
1 4 . Laënnec (1 7 81 -1 82 6 ) : m édecin qui a inv enté la sém iologie m édicale. À
la surface du corps, en percutant le thorax ou en écoutant les bruits de la
respiration grâce au stéthoscope, il recueille des signes sensoriels qui
orientent v ers une lésion profonde, inv isible ; Pinel (1 7 4 5-1 82 6 ) : pense que
les troubles m entaux sont une m aladie dont on peut faire une description
clinique.
1 5. Ginestet T., Victor de l’Aveyron. Dernier enfant sauvage, premier enfant
fou, Paris, Hachette, 1 9 9 3 .
1 6 . L’Enfant sauvage, film de François Truffaut, 1 9 7 0.
1 7 . Laplane D., « Langage et pensée », Rev. Prat., 4 1 (2 ), 1 9 9 1 , p. 1 4 3 -1 4 9 .
1 8. Garralda E., Ray naud J. P. (éd.), Brain, Mind, and Developmental
Psychopathology in Childhood, op. cit.
1 9 . Hom bert J.-M., Lenclud G., Comment le langage est venu à l’homme,
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2 0. Mouchès A., « De la pensée sans langage à la réform e de la pensée », in
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intelligence de l’im probable », janv ier 2 01 4 , p. 1 1 7 -1 2 2 .
2 1 . Poly dor J. P., « Théâtre de l’Alzheim er », in L. Ploton, B. Cy rulnik,
Résilience et personne âgée, Paris, Odile Jacob, 2 01 4 .
2 2 . Mouchès A., « De la pensée sans langage à la réform e de la pensée », in
Chemins de formation, au fil du temps, op. cit., p. 1 1 8.
2 3 . Actuellem ent, le professeur Martine Lani-Bay le dirige, à Nantes, dans le
cadre d’un doctorat d’État sur la résilience, une athlète de haut niv eau qui a
subi un grav e traum a cérébral. Sa thèse est passionnante, la doctorante
l’expose clairem ent, alors que les experts neurologues soutiennent qu’elle ne
peut plus planifier une action. Les qualités nécessaires pour passer un
exam en ne sont pas les m êm es que celles qui perm ettent de v iv re
norm alem ent.
2 4 . Pour parler de « guérison », il aurait fallu qu’il retourne à l’état
antérieur, ce qui n’est pas le cas. Mais on peut parler de « résilience »,

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puisqu’il a repris un nouv eau dév eloppem ent de bonne qualité qui n’est pas
une récupération de son intégrité.
2 5. Cosnier J., Coulon J., Berrendonner A., Orecchioni C., Les Voies du
langage. Communications verbales, gestuelles et animales, préface de Didier
Anzieu, Paris, Dunod, 1 9 82 .
2 6 . Mucchielli L., « La pédagogie univ ersitaire en question. Le point de v ue
o
d’étudiants du prem ier cy cle en psy chologie », Recherche et formation, n 2 9 ,
1 9 9 8, p. 1 6 1 -1 7 6 .
2 7 . Mouchès A., « De la pensée sans langage à la réform e de la pensée », art.
cit., p. 1 2 0.
2 8. Loutre du Pasquier N., Le Devenir d’enfants abandonnés. Le tissage et le
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2 9 . Burlingham D., Freud A., I nfants without Families, Londres, Allen &
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3 2 . Loutre du Pasquier N., Le Devenir d’enfants abandonnés, op. cit., p. 2 2 5.
3 3 . Werner E., citée in M. Ungar (éd.), The Social Ecology and Resilience,
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3 4 . Targowla R., « Le sy ndrom e d’hy perm nésie ém otionnelle
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3 5. Anthony E. J., Chiland C., Koupernik C., L’Enfant vulnérable, Paris, PUF,
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3 6 . Kem pé C. H., Silv erm an F. N., Steele B. F., Droegm uller W., Silv er
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3 7 . Straus P., Manciaux M., L’Enfant maltraité, préface H. Kem pé, Paris,
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Jacob, 2 01 2 ; et Klein E., Le Monde selon Étienne Klein, Paris, Les
Équateurs/France Culture, 2 01 4 .
4 1 . Moatti A., L’Avenir de l’anti-science, Institut Diderot, 2 01 4 .
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4 4 . Kem pé R. S., Kem pé H., L’Enfance torturée, Bruxelles, Mardaga, 1 9 7 8 ;
Fondation Robert Wood Johnson ; Fondation William Grant ; Centre d’études
Rockefeller.
4 5. Spitz R., « Anaclitic depression. An inquiry into the genesis of
psy chiatric conditions in early childhood », The Psychoanalytic Study of the
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4 6 . Golse B., « Carence affectiv e », in D. Houzel, M. Em m anuelli, F. Moggio,
Dictionnaire de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, op. cit., p. 1 06 -
1 08.
4 7 . Sierra Blas V., « Espagne que nous av ons perdue, ne nous perd pas », in
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sur la guerre, Genèv e, Georg Éditions, « L’Équinoxe », 2 01 3 . Et Celia Keren,
L’Évacuation et l’Accueil des enfants espagnols en France, thèse de l’EHESS
dirigée par Laura Lee Downs.
4 8. Galinowski A., « Facteurs de résilience et connectiv ité cérébrale »,
Congrès français de psy chiatrie, Nice, 2 7 -3 0 nov em bre 2 01 3 .
4 9 . Cy rulnik B., Peschanski D., Mémoire et traumatisme. L’individu et la
fabrique des grands récits, Paris, INA Éditions, 2 01 2 .
50. Lem ay M., J’ai mal à ma mère, Paris, Fleurus, 1 9 7 9 .
51 . Prim atologues : H. F. Harlow, S. S. Suom i, R. A. Hinde ; généticiens :
M. Rutter ; psy chologues : G. Appel, D. Rapoport ; psy chanaly stes : J. Aubry ,
J. Bowlby , S. Lebov ici, M. Soulé, A. Freud ; psy chiatres : P. Mazet, J. M.
Sutter, A. J. Solnit ; sociologues : OMS (Organisation m ondiale de la santé).
52 . Roum ajon Y., Enfants perdus, enfants punis, Paris, Robert Laffont, 1 9 89 .
53 . Chesnais J.-C., Histoire de la violence, Paris, Robert Laffont, 1 9 81 , p. 1 3 0.

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54 . Gabel M., « Ém ergence du concept d’enfant v ictim e », in M. Gabel,
S. Lebov ici, P. Mazet, Maltraitance psychologique, Paris, Fleurus, 1 9 9 6 .
55. Roum ajon Y., Enfants perdus, enfants punis, op. cit., p. 3 1 7 .
56 . Korczak J., Herschele et autres contes, textes édités par George Ferenczi,
Paris, Éditions Est-Ouest internationales, 2 003 , p. 1 0.
57 . I bid., p. 8-9 .
58. Werner E. E., Sm ith R. S., Vulnerable but I nvincible : A longitudinal study
of resilient children and youth, op. cit. ; Cy rulnik B., Mémoire de singe et
paroles d’homme, op. cit., p. 1 2 2 -1 2 6 ; Lahay e J.-L., Cent familles, Paris,
Carrère, 1 9 85 ; collectif, Les Enfants de la rue. L’autre visage de la ville,
rapport à la Com m ission indépendante sur les questions hum anitaires,
Genèv e, Berger-Lev rault, « Mondes en dev enir », 1 9 86 ; Cy rulnik B., Sous le
signe du lien, op. cit., p. 2 6 1 -2 81 .
59 . Spitz R. A., « Anaclitic depression. An inquiry into the genesis of
psy chiatric conditions in early childhood », art. cit. ; Spitz R. A., La Première
Année de la vie de l’enfant, op. cit.
6 0. Georges Vacher de Lapouge : socialiste, théoricien de l’enseignem ent
ary en ; Arthur de Gobineau : tellem ent raciste qu’il était hostile au
m étissage de la soie blanche av ec le coton noir ; Édouard Drum ont : chef du
parti antisém ite.
6 1 . Lev ine J., « Au cœur du problèm e de la prév ention », Enfance majuscule,
o
num éro spécial « Hom m age à My riam Dav id, », n 86 , janv ier-fév rier
2 006 , p. 3 6 .
6 2 . I bid., p. 3 6 .
6 3 . Tém oignage de Marceline Gabel, Enfance majuscule, num éro spécial
o
« Hom m age à My riam Dav id, », n 86 , janv ier-fév rier 2 006 p. 1 5.
6 4 . Dav id M., Loczy ou le Maternage insolite (av ec Genev ièv e Appel), Paris,
Scarabée/Cem ea, 1 9 7 3 ; et L’Enfant de 0 à 2 ans. Vie affective et problèmes
familiaux, Dunod, 1 9 9 8 ; et Le Placement familial. De la pratique à la théorie,
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6 5. Botbol M., « Science et conscience en psy chiatrie de la personne », La
o
Lettre de psychiatrie française, n 2 2 2 , m ars 2 01 4 .
6 6 . Coppel M., Dum aret A.-C., Que sont-ils devenus ? Les enfants placés à
l’Œuvre Grancher. Analyse d’un placement familial spécialisé, Ram onv ille-

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Saint-Agne, Érès, 1 9 9 5, p. 1 7 .
6 7 . Vaillant G. E., The Wisdom of the Ego, Cam bridge, Harv ard Univ ersity
Press, 1 9 9 3 .
6 8. Céline Jung com m entant le trav ail de Josefsberg R., « Que sont dev enus
les enfants placés dans les structures de l’OSE ? », Bulletin de la Protection de
l’enfance, nov em bre-décem bre 2 01 3 .
6 9 . Garralda M. E., Ray naud J. P. (éd.), Brain, Mind, and Developmental
Psychopathology in Childhood, op. cit.
7 0. SOS-Village d’enfants, 04 000 Digne-les-Bains ; Village d’enfants,
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7 1 . Delaunay V., « Protection de l’enfance : un besoin de données
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7 2 . Caspi A., Sugden K., Moffit T. E., Tay lor A., Craig I., Harrington H. et
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7 3 . Cy rulnik B., Delage M., Blein M. N., Bourcet S., Dupay s A.,
« Modification des sty les d’attachem ent après le prem ier am our », Annales
médico-psychologiques, 1 6 5, 2 007 , p. 1 54 -1 6 1 .
7 4 . Delage M., Cy rulnik B., Benghozi P., Clerv oy P., Petitjean M., Perrin F.,
Lussiana S., « La fam ille et les liens d’attachem ent en thérapie », Thérapie
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familiale, v ol. 2 7 , n 3 , 2 006 , p. 2 4 3 -2 6 2 .
7 5. Bifulco A. T., « Childhood loss of parent, lack of adequate parental care
and adult depression : A replication », Journal of Affective Disorders, 1 9 87 ,
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7 6 . Brenot P., Un jour, mon Prince…, Paris, Les Arènes, 2 01 4 , p. 1 06 -1 3 8 ;
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Cy rulnik B. (dir.), « Éthologie de la sexualité », Psychiatries, n 6 4 , 1 9 85.
7 7 . Cohen D., « The dev elopm ental being. Modeling a probabilistic approach
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Childhood, op. cit., p. 3 -2 9 .
7 8. Rutter M., Magden N., Cycles of Disadvantage : A Review of Research,
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placés en v illages d’enfants », Revue I nternat. Annales de psychologie
appliquée, 1 9 82 , 3 1 , p. 4 55-4 7 4 .
80. Rejas M. C., Fossion P., Siegi Hirsch, au cœur des thérapies, Ram onv ille-
Sainte-Agne, Érès, 2 002 .
81 . Coppel M., Dum aret A. C., Que sont-ils devenus ? Les enfants placés à
l’Œuvre Grancher. Analyse d’un placement spécialisé, op. cit, p. 3 1 .
82 . Corbillon M., Assailly J. P., Duy m e M., L’Enfant placé. De l’Assistance
publique à l’Aide sociale à l’enfance, rapport au ministère de la Solidarité, de la
Santé et de la Protection sociale, Paris, La Docum entation française, 1 9 9 0 ;
Frechon I., Dum aret A. C., « Bilan critique de cinquante ans d’études sur le
souv enir adulte des enfants placés », Neuropsychiatrie de l’enfance et de
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l’adolescent, n 56 , 2 008, p. 1 3 5-1 4 7 ; Bourguignon O., « Facteurs
psy chologiques contribuant à la capacité d’affronter des traum atism es chez
o
l’enfant », Devenir, n 2 , 2 000, p. 7 7 -9 2 .
83 . Coppel M., Dum aret A., Que sont-ils devenus ? Les enfants placés à
l’Œuvre Grancher. Analyse d’un placement spécialisé, op. cit., p. 1 2 0.
84 . Xav ier Em m anuelli, président du Sam u social international, nous a
m ontré, lors d’un sém inaire ARDIX, d’effroy ables photos d’énorm es ulcères
surinfectés dont les SDF, désocialisés et désanim és, ne sem blaient pas
souffrir.
85. Josefsberg R., Souvenirs et devenirs d’enfants accueillis à l’Œuvre de
secours aux enfants (OSE), à paraître. Fondée en 1 9 1 2 à Saint-Pétersbourg
pour s’occuper des enfants juifs confrontés à des év énem ents tragiques, cette
institution, d’abord m édicale, est dev enue, pendant la Seconde Guerre
m ondiale, une œuv re de résistance hum anitaire : il s’agissait de sauv er de la
m ort les enfants persécutés par le nazism e.
86 . Jung C., « Que sont dev enus les enfants placés dans les structures de
l’OSE ? », Bulletin de la Protection de l’enfance, nov em bre-décem bre 2 01 3 , p.
1 4 -1 5.
87 . Boukhobza C., Les Petits Héros du ghetto de Varsovie, Film Paris-
Barcelone, 2 01 3 .
88. Ziem ian J., Le Vendeur de cigarettes, Éditions Ov adia, 2 002 .
89 . Cy rulnik B. (dir.), Ces enfants qui tiennent le coup, Rév igny -sur-Ornain,
Éditions Hom m es et Perspectiv es, 1 9 9 8.

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9 0. Allard M., Robine J. M., Les Centenaires français. Étude de la Fondation
I psen, 1 9 9 0-2 000, Serdi Édition, 2 000.
9 1 . Parens H., Renewal of Life. Healing from the Holocaust, Rockv ille,
Schreiberg Publishing, 2 004 ; traduction française, Retour à la vie. Guérir de
la Shoah. Entre témoignage et résilience, Paris, Tallandier, 2 01 0.
9 2 . Kreisler L., « Résilience », in D. Houzel, M. Em m anuelli, F. Moggio,
Dictionnaire de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, op. cit., p. 6 4 4 -
6 4 5.
9 3 . Soulé M., Cy rulnik B., L’I ntelligence avant la parole, Paris, ESF, 1 9 9 8.
Dans ce liv re, nous av ions prov oqué des échanges entre des éthologues
anim aliers, des pédiatres et des psy chanaly stes.
9 4 . Manciaux M., « La résilience : m y the ou réalité ? », in B. Cy rulnik (dir.),
Les Enfants qui tiennent le coup, op. cit., p. 1 1 2 .
9 5. Baddoura C. F., « Trav erser la guerre », in B. Cy rulnik (dir.), Les
Enfants qui tiennent le coup, op. cit., p. 7 3 -89 .
9 6 . Gannagé M., L’Enfant, les Parents et la Guerre. Une étude clinique au
Liban, Paris, ESF, 1 9 9 9 .
9 7 . Baddoura C. F., in B. Cy rulnik (dir.), Ces Enfants qui tiennent le coup,
op. cit, p. 87 -88.
9 8. Gannagé M., L’Enfant, les parents et la guerre. Une étude clinique au Liban,
op. cit., p. 9 5.
9 9 . Freud S. [1 9 2 0], « Au-delà du principe de plaisir », in Essais de
psychanalyse, Paris, Pay ot, 1 9 51 .
1 00. Dussy D., L’I nceste. Bilan des savoirs, Marseille, La Discussion, 2 01 3 .
1 01 . Gide A., Souvenirs de la cour d’assises, Paris, Gallim ard, 1 9 1 3 ;
réédition « Folio », 2 009 .
1 02 . Gruel L., Pardons et châtiments, Paris, Nathan, 1 9 9 1 , p. 6 6 .
1 03 . Bischof N., « Com parativ e ethology of incest av oidance », in R. Fox,
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1 04 . Vidal J. M., « Explications biologiques et anthropologiques de l’interdit
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La Pensée sauv age, 1 9 85.
1 05. Bateson P. P. G., « Sexual im printing and optim al outbreeding »,
Nature, 2 7 3 , 1 9 7 8, p. 6 59 -6 6 0.

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1 06 . Dénoncé dans collectif, Les Cahiers de Peau d’Âne (rev ue de SOS
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Inceste), n 5, m ai 1 9 9 2 .
1 07 . Thom as E., Le Viol du silence, Paris, Aubier, 1 9 86 .
1 08. Thom as E., Le Sang des mots, Paris, Desclée de Brouwer, 2 004 , p. 55.
1 09 . I bid., p. 58.
1 1 0. Sessions S., L’Amour inavouable, Paris, Presses de la Cité, 1 9 9 1 , p. 9 7 ;
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2 008.
1 1 1 . Shorter E., citant Henri Ellenberger, A History of Psychiatry, New York,
John Wiley , 1 9 9 7 , p. 1 7 2 .
1 1 2 . Cy rulnik B., « Lim ites de la résilience », in B. Cy rulnik, G. Jorland,
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1 1 3 . P. Chev alier, « Cosm ique Cy rulnik », L’Express, critique de m on liv re
Autobiographie d’un épouvantail, prix Renaudot de l’essai, 2 008. Il aurait
suffi de jeter un coup d’œil sur la table des m atières pour y lire l’intertitre :
« La résilience n’est pas un récit de réussite, c’est plutôt l’histoire d’une
bagarre », p. 2 7 7 .
1 1 4 . Tisseron S., « “Résilience”, ou la lutte pour la v ie », Le Monde
diplomatique, août 2 003 , p. 2 1 .
1 1 5. Miller A., Le Drame de l’enfant doué, Paris, PUF, 1 9 7 9 .
1 1 6 . Bentolila A., lettre personnelle, 2 003 ; et Le Verbe contre la barbarie,
Paris, Odile Jacob, 2 007 .
1 1 7 . Anaut M., Cy rulnik B., Résilience. De la recherche à la pratique, op. cit.
1 1 8. Ionescu S., « Av ant-propos », in S. Ionescu (dir.), Traité de résilience
assistée, Paris, PUF, 2 01 1 , p. XIX.
1 1 9 . Cy rulnik B., Duv al P., Psychanalyse et résilience, Paris, Odile Jacob,
2 006 .
1 2 0. Mendes de Oliv eira J. R., Brain Resilience, São Paulo, Casa de Psicólogo,
2 01 4 ; Cabral S., Cy rulnik B. (dir.), Resiliência : sobre como tirar leite de
pedra, São Paulo, Casa de Psicólogo, 2 01 4 .
1 2 1 . Souza de E. (dir.), (Auto)biographie. Écrits de soi et formation au Brésil,
Paris, L’Harm attan, 2 008.
1 2 2 . Bonet D., Vulnérabilité et résilience, Buenos Aires, Société argentine de
psy cho-neuro-im m unologie-endocrinologie (Sapine), 1 9 septem bre 2 01 4 ;

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1 2 3 . Jollant F., Olié E., Guillaum e S., Ionita A., Courtet P., « Le cerv eau
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neuro-im agerie », in P. Courtet (dir.), Suicides et tentatives de suicide, op. cit.,
p. 6 2 -6 3 .
1 2 4 . Bustany P., « Neurobiologie de la résilience », in B. Cy rulnik, G.
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addictologie, 3 5 (2 ), 2 01 3 , p. 2 2 5-2 3 2 .
1 2 6 . Cy rulnik B., « Lim ites de la résilience », in B. Cy rulnik, G. Jorland,
Résilience. Connaissances de base, op. cit., p. 1 9 1 -2 04 .
1 2 7 . Spitz R., La Première Année de la vie de l’enfant, op. cit.
1 2 8. Vicedo M., « The social nature of the m other’s tie to her child : John
Bowlby ’s theory of attachm ent in post-war Am erica », British Journal for the
History of Science, 4 4 , septem bre 2 01 1 , p. 4 2 0.
1 2 9 . Bowlby J., Soins maternels et santé mentale, op. cit.. Bowlby parle en
effet de « carence en soins m aternels », m ais nuance dans le m êm e texte en
év oquant la possibilité de substituts affectifs et de l’effet protecteur du
« groupe fam ilial ».
1 3 0. Ionescu S., Jourdan-Ionescu C., « Év aluation de la résilience », in S.
Ionescu, Traité de résilience assistée, op. cit., p. 6 1 -1 2 7 .
1 3 1 . Delage M., La Résilience familiale, Paris, Odile Jacob, 2 008.
1 3 2 . Ehrensaft E., Tousignant M., « Im m igration and resilience », in D. L.
Sam , J. W. Berry (dir.), The Cambridge Handbook of Acculturation
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1 3 3 . Schauder S., Camille Claudel. De la vie à l’œuvre, Colloque Cerisy -la-
Salle, Paris, L’Harm attan, 2 006 , p. 1 6 5.

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Épilogue

La morale de cette histoire, car c’est ainsi qu’il faut


conclure, m’a invité à extraire de cinquante années de
pratique une leçon tirée de mes rencontres avec cet objet
étrange que l’on appelle « psychiatrie ».
En arrivant à l’âge du sens, je me retourne sur le chemin
parcouru et je me fais un récit de ce qui est resté dans ma
mémoire. Peu de choses ont surnagé dans cet océan
d’informations. La plupart des événements ont été oubliés
même quand, sur le moment, j’ai cru qu’ils étaient marquants.
Les objets identifiés qui ont alimenté cette histoire ont
principalement été mis en lumière par les confrontations avec
les autres et leurs idées. Le monde intime des patients, leurs
scénarios étranges ont été jugés par les livres que j’avais lus,
par la référence aux anciens à qui j’ai fait confiance, par la
pression des pairs, par le regard des familles, par les préjugés
du village et, surtout, par l’écho que leurs souffrances faisaient
résonner en moi. En donnant une forme verbale à leurs
tourments, ils m’ont fait découvrir ma propre étrangeté.

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Cette abusive clarté constitue mon identité narrative. Elle
structure le récit que je fais de mon expérience, elle me
raconte comment j’ai gouverné ma vie. Ce procédé de
mémoire dont nous avons besoin m’amène à penser que tout
1
choix théorique est un aveu autobiographique .
Je ne suis qu’un témoin qui, croyant raconter le réel, n’a
fait que peindre les objets auxquels il a été sensible. L’histoire
de ces cinquante années raconte comment j’ai traversé la
naissance de la psychiatrie moderne, depuis la criminelle
lobotomie, l’humiliante paille dans les hôpitaux, Lacan le
précieux, la noble psychanalyse malgré ses dérives
dogmatiques, l’utile pharmacologie devenue abusive quand elle
a prétendu expliquer tout le psychisme, et l’apaisement que
m’a apporté l’artisanat de la théorie de l’attachement, dont la
résilience a été mon chapitre préféré, mon porte-parole.
Tout choix théorique révèle la manière dont nous pensons
le monde intime. Celui qui fait de la parole un avatar de l’âme
attend la formule verbale qui mène à la guérison. Il s’oppose à
celui qui n’y croit pas et se représente l’esprit comme un
rouage d’horloge. Celui qui est convaincu de l’immatérialité du
monde mental s’indigne quand on lui propose une substance
chimique pour résoudre un problème psychologique. Il a
raison, bien sûr, puisqu’une substance ne peut que modifier
l’humeur, l’apaiser, la stimuler ou l’engourdir, ce qui n’est pas
si mal, mais elle n’a pas directement d’effet psychologique. J’ai
milité pour qu’on donne de la morphine ou des
antidépresseurs aux cancéreux, sachant parfaitement que ces
substances ne les guériraient pas, mais soigneraient leur

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2
souffrance . J’ai eu de vives discussions avec certains
médecins qui refusaient d’être des distributeurs de drogue.
Mais je me souviens d’un de mes amis, tourmenté par une
grave déchirure familiale, il ne pouvait plus dormir ni travailler
tant il était soumis à sa souffrance. Malheureux, épuisé, il m’a
demandé des médicaments pour atténuer sa torture en me
disant qu’il s’occuperait lui-même de son problème
psychologique : « Je ne vois pas pourquoi un étranger
connaîtrait mieux que moi la solution de mes difficultés
intimes. » Une telle représentation de son âme le plaçait aux
antipodes de la psychanalyse et l’opposait à ceux qui sont
soulagés à la simple idée d’aller voir quelqu’un « supposé
savoir », comme disait Lacan.
« Dans la tentative de donner du sens à son existence, cette
confrontation [entre le cœur et la raison] sert à faire la part
des choses entre son “théâtre intérieur et l’influence des
3
facteurs externes ”. » Une théorie doit faire sens pour ceux
qui la reçoivent. Celui qui considère qu’on peut couper un
morceau de cerveau pour soulager son patient répond à l’idée
mécanique qu’il se fait de l’âme. En détruisant la fonction
anticipatoire du lobe préfrontal, il supprime, en effet, la peur
de ce qui va venir : l’angoisse de vivre et de mourir. Un tel
mécanicien de l’âme n’envisage même pas l’effet tranquillisant
du soutien affectif et de la créativité verbale. Celui qui pense
que le cerveau trempe dans une soupe de neuromédiateurs
trouve logique de donner des médicaments. Et ceux qui
attribuent aux psychothérapeutes le pouvoir de posséder

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l’âme de leurs patients, effrayés par toute relation verbale, se
protègent en se taisant.
Ceux qui ont peur de la chimie s’opposent à ceux qui
craignent la verbalité, et chacun bâtit une théorie qui donne
une forme cohérente à l’impression que lui fait le monde. Le
réel est composé de mille forces différentes, parfois même
opposées. Seule la représentation du réel peut être cohérente
puisqu’elle est réduite, simplifiée, comme un schéma plus facile
à comprendre. C’est ce que font les scientifiques quand ils
étudient le métabolisme de la sérotonine dans le liquide
céphalo-rachidien des suicidés. Ils disent la vérité quand ils
dosent l’effondrement de ce neuromédiateur, mais, en mettant
en lumière cette substance, ils mettent à l’ombre les
sociologues qui constatent que l’on ne passe à l’acte que lors de
4
moments de solitude ou de fracture sociale , ce qui est vrai
aussi. Un praticien pourra rassembler ces données opposées :
l’isolement social qui pousse à l’acte suicidaire, en ne stimulant
plus l’organisme, a provoqué un effondrement de la sérotonine
qu’on peut doser dans le liquide céphalo-rachidien.
La fragmentation du savoir explique ces conflits théoriques.
Le savoir morcelé est une facilité de pensée pour ceux qui
veulent faire une carrière en faisant partie des meilleurs
spécialistes qui accumulent les informations sur un tout petit
sujet. Mais l’intégration de données éparses est préférable
pour ceux qui veulent comprendre et soigner.
Tout récit, qu’il soit scientifique ou littéraire, est une
falsification du réel. Peut-on faire autrement ? Ceux qui ont
vécu la guerre sont surpris par ceux qui en construisent une

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représentation. Ils ne se reconnaissent pas dans les romans,
les films ou les essais, qui transforment en divertissement
théâtral ou en abstraction philosophique la souffrance qu’ils
ont vécue. Les témoins du réel de la guerre reprochent à ceux
qui en font un récit « d’accentuer les traits effrayants, [de
façon] à la présenter comme une tragédie hors du commun, à
5
en exagérer les atrocités sous prétexte de la faire haïr ».
Quand un littéraire choisit certains faits pour les peindre,
quand un scientifique met en lumière un segment de réel, ils
éliminent tout ce qui pourrait nuancer la représentation. Ils en
font un concentré sur les horreurs de la guerre ou sur un objet
de science. Quand un écrivain parle des moments amicaux
entre soldats qui vont s’entre-tuer, il provoque une confusion
chez le lecteur. Quand l’auteur d’un essai décrit le
fonctionnement d’un bourreau, il n’enquête pas sur sa vie
familiale qui lui aurait fait dire que, chez lui, il était tendre et
attentif. La méthode clarifie les données, mais ne tient pas
compte d’autres sources du savoir qui pourraient les
complexifier.
Le mot « psychiatrie » désigne un objet qui ne peut pas
naître en dehors de son contexte culturel. Le mot « maladie »
dans ce domaine est difficile à distinguer de la plainte ou d’un
être humain en bonne santé. Les « idées concernant le
fonctionnement du corps sont souvent liées à des conceptions
culturelles […] associées à la religion ou à des visions ethniques
du monde. Les conceptions occidentales de la maladie
appréhendent souvent le corps comme une machine qui
dysfonctionne et qu’il faut réparer. Une telle représentation

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s’enracine dans l’image cartésienne de l’être humain […]
surtout depuis que la médecine cherche à devenir plus
6
scientifique ».
Mécanicien du corps, il en faut bien ! Mécanicien de l’âme,
est-ce toujours pertinent ? Freud a été le champion des
références mécaniques avec son modèle hydraulique de l’âme,
son appareil psychique, ses mécanismes de défense, sa
sublimation venue de la chimie, son clivage venu de la
cristallographie, ses quanta d’énergie et bien d’autres
métaphores économiques et industrielles. A-t-il puisé dans le
triomphe capitaliste de son contexte social les idées qui ont
charpenté sa théorie ? L’Orient a conçu des théories
différentes pour donner une autre forme pensée à la maladie
physique et aux souffrances mentales.
Quelle que soit la culture, tout ce qui sort du cadre social
provoque un sentiment étrange et inquiétant que l’on appelle
facilement « folie ». À l’époque où seul le clan faisait du social,
quand les hommes bagarreurs (les gens d’armes) nous
protégeaient contre les incursions des voisins qui venaient
nous voler notre eau et nos vivres parce que leur récolte avait
été mauvaise, il fallait être fou pour sortir du groupe. Un
homme seul, un errant, donnait l’impression d’être dérangé,
sorti du rang. Il risquait de mourir en ne se soumettant plus à
la loi protectrice du groupe. Alors vous pensez bien qu’une
femme errante paraissait encore plus folle, parce qu’en plus de
mourir, elle prenait le risque d’être violée. Une fille-mère
révélait sa folie en ayant des relations sexuelles en dehors du
7
cadre social . Un enfant mal formé sortait lui aussi du rang,

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son altération physique fournissait la preuve visible de son
dérangement mental. Les parents malheureux étaient
honteux d’avoir mis au monde un enfant qui ne serait pas
capable de prendre sa place dans le groupe. À une époque où la
technologie était si rudimentaire que seuls les muscles des
hommes faisaient du social en dominant les animaux, en
repoussant les bandits errants, en travaillant quinze heures
par jour aux champs, dans les mines et dans les usines, ces
enfants mal formés étaient méprisés par les normaux. Les
autres enfants agressaient tellement les handicapés si peu
utiles socialement que ces derniers devenaient en effet
dérangés. Alors on expliquait leur trouble en disant que ça
venait de leur corps mal formé par une punition divine.
La violence, dans ce contexte technique, avait une valeur
adaptative. L’existence reposait sur l’usage de la force. La
violence était nécessité vitale ; sans elle, on ne pouvait choisir
8
qu’entre la soumission ou la mort . Un homme non violent
n’était pas sécurisant puisque, en cas d’agression, il ne savait
pas se battre ou n’avait pas la force de travailler quinze heures
par jour pour affronter la violence d’une société rudimentaire.
On méprisait les hommes non violents, les femmes les
appelaient « femmelettes » ou « hommelettes » puisqu’ils
n’avaient pas la force ni le culot d’affronter la violence du
contexte.
Aujourd’hui, grâce à la fabuleuse explosion des technologies
et à l’amélioration des droits de l’homme, la violence n’est plus
adaptative. Elle n’est que destruction, et les hommes violents
sont considérés comme des malades mentaux dangereux. On

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cherche à découvrir les causes neurologiques, éducatives ou
psychiatriques qui permettront de comprendre et de maîtriser
ces hommes qui détruisent leur foyer et parfois la société.
e
Au début du XX siècle, les progrès de la médecine ont
légitimé son usage pour expliquer la folie. Inspirés par le
modèle médical, on a parlé de pathologie mentale. Les études
traitaient « des notions principales relatives aux troubles, aux
affections, aux maladies que naguère on appelait l’Esprit […],
la pathologie mentale est étroitement subordonnée à la
9
pathologie du cortex ».
Aujourd’hui, cette phrase est un non-sens. Qui pourrait
croire que l’angoisse de séparation, l’homosexualité ou le
stress psychotraumatique sont des pathologies du cortex ? Les
souffrances existentielles ont un retentissement cérébral, mais
le tourment psychique ne peut plus être attribué à une
maladie du cortex. Ce qui est absurde aujourd’hui était logique
en 1900, quand la plupart des troubles étaient dus à des
infections. La méningite syphilitique, les encéphalites
10
tuberculeuses, les troubles moteurs de la chorée , les
intoxications cérébrales par le plomb, l’alcool, l’oxyde de
carbone, les maladies métaboliques par l’excès d’urée qui
définissait la « folie urémique », l’insuffisance hépatique, les
troubles mentaux liés à des défaillances thyroïdiennes, les
altérations du cortex provoquées par les traumatismes
crâniens et les épilepsies, toutes ces authentiques maladies du
cerveau constituaient l’essentiel de la clinique psychiatrique.
Les progrès de la médecine ont démédicalisé la psychiatrie.
J’ai eu l’occasion de voir un des derniers malades atteints de

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syphilis méningée. Le diagnostic était facile grâce à la clarté
des symptômes neurologiques, les anomalies des réflexes et
des contractions pupillaires, la difficulté d’élocution et les
tremblements dont l’étiologie était confirmée par la sérologie
qui témoignait de la présence dans le sang du tréponème de la
syphilis. Cette méningite chronique provoquait des troubles
psychiques de type frontal, avec ses variations d’humeur
alternant l’euphorie, puis soudain la colère, ses déficits de la
mémoire et de l’anticipation, ses jugements incohérents et sa
délirante fierté sexuelle (« J’ai des testicules en or », « j’ai fait
l’amour cette nuit, 3 743 fois »…). Les méninges enflammées
par l’infection chronique altéraient certaines parties
cérébrales, expliquant ainsi la pathologie entremêlée de signes
neurologiques, de troubles comportementaux et de convictions
délirantes. La pénicilline a fait disparaître cette maladie et ses
manifestations psychiatriques. La méningite tuberculeuse qui
provoquait d’autres symptômes neurologiques et
psychiatriques a, elle aussi, pratiquement disparu grâce aux
11
médicaments antituberculeux .
Jusqu’aux années 1970, il n’était pas rare qu’un épileptique
convulse à l’école ou au travail, prenant ainsi un statut
inquiétant dans le regard des autres. Le malade rejeté,
méprisé et parfois agressé, souffrait psychologiquement. On
expliquait alors sa honte, son abattement ou sa dépression par
la maladie organique et non par le rejet social. Les progrès
médicamenteux protègent aujourd’hui ces personnes qui
convulsent rarement en public et dépriment beaucoup moins.

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De nombreux médecins considéraient que la maladie de
Parkinson était une forme d’hystérie puisque les
tremblements variaient selon les heures de la journée, les
relations et les émotions. Les neurosciences ont clairement
démontré qu’il s’agit d’une diminution de la concentration d’un
neuromédiateur, la dopamine, dans les noyaux des neurones
de la base du cerveau qui commandent aux muscles. La
stimulation électrique de ces neurones, quand elle est possible,
donne aujourd’hui des améliorations inespérées.
Le triomphe légitime du modèle médical a entraîné, comme
d’habitude, des raisonnements abusifs : puisque la médecine
explique la folie des méningites et des traumas crâniens, et
puisque les antibiotiques font disparaître ces délires, il est
logique de penser que tout trouble psychique doit avoir son
explication médicale et son médicament. Dans cette logique
12
excessive, on a pu décrire le délire colibacillaire , et affirmer
que « la combinaison des méthodes cliniques, bactériologiques,
expérimentales, psychologiques et thérapeutiques en
psychiatrie […] avait pour la première fois donné une
13
description complète des psychoses colibacillaires ».
La médecine a tellement amélioré nos conditions
d’existence qu’on a cru que les progrès seraient linéaires et
que la biologie, un jour, pourrait tout expliquer. En quelques
décennies, en effet, les antibiotiques ont guéri des épidémies
mortelles, les vaccins ont fait disparaître la variole et la polio,
et les hormones ont soigné de mieux en mieux les maladies des
glandes. Le blocage de l’ovulation par une hormone féminine a
joué un rôle immense dans la libération des femmes. La

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maîtrise de la fécondité leur a donné la possibilité de
s’épanouir et d’exiger la liberté de tenter une aventure sociale.
Toutes ces théories contiennent une part de vérité : les
traumas crâniens et les méningites modifient la perception du
monde et provoquent des délires. Les hormones ont un effet
psychique : ceux qu’on appelait aimablement les « crétins des
Alpes » étaient patauds, niais et débiles parce que le manque
d’iode dans l’eau de leur beau pays diminuait leurs sécrétions
thyroïdiennes, ce qui ralentissait la synthèse de certains
neuromédiateurs et altérait leurs performances intellectuelles.
Dans un tel contexte de la connaissance, comment voulez-vous
ne pas être tenté d’expliquer le psychisme par l’action des
14
hormones ?
La généralisation est abusive. Aucun de ces faits
partiellement vrais ne peut donner une représentation
cohérente d’un monde mental. Et pourtant, chaque découverte
alimente un récit culturel qui structure nos représentations et
gouverne nos décisions. Le simple fait de constater un
phénomène s’intègre dans les représentations collectives. C’est
l’harmonisation des récits individuels et collectifs qui attribue
une signification à l’événement observé.
Quand l’empereur Constantin a développé le christianisme
après sa victoire contre les barbares en 313, il a rendu
impossible la notion de folie individuelle. Toute déraison, toute
souffrance psychique devenait la preuve d’une punition
15 e
divine . Ce n’est qu’au XX siècle que la psychiatrie a trouvé
sa dimension sociale. Le mot « malade » ne peut plus
s’appliquer à celui qui souffre parce que son milieu le harcèle,

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parce qu’il a été chassé de son pays en guerre, ou parce que sa
précarité sociale le traumatise dix fois par jour. La méningite
ne peut plus être seule à l’origine de la souffrance psychique,
ce qui ne veut pas dire que le cerveau n’y participe pas. Ce
n’est pas par hasard que la Ligue d’hygiène mentale a été
fondée après la guerre, en 1947, par le docteur Édouard
Toulouse. Les souffrances d’origine sociale étaient si
importantes que l’hôpital a changé de signification. Ce n’était
plus un bâtiment où l’on enfermait les fous ; au contraire, il
devenait un lieu de réadaptation sociale après un moment de
déraillement psychique. Encore fallait-il que l’administration
et les décideurs politiques s’en rendent compte et acceptent
cette évolution, ce qui ne fut fait qu’en 1972 grâce à la politique
de secteur qui s’appliquait à soigner les patients en ville ou
dans leur famille.
Ce changement de signification de la psychiatrie me parlait,
parlait de moi en quelque sorte : « Des psychiatres qui avaient
connu les camps de concentration ont pris conscience que la
vie de leurs patients était proche de ce qu’ils avaient
16
connu . » Une partie importante de mon monde intime s’est
construite, dans l’après-guerre, autour de la représentation
des camps d’extermination où l’on enfermait des gens pour les
faire mourir. Il n’était pas nécessaire d’avoir commis un crime
pour être condamné à mort, il suffisait de ne pas avoir la
même langue ou de ne pas penser comme le plus grand
nombre, comme un errant des temps modernes en quelque
sorte. Quand une personne exprimait une croyance un peu
différente de celle des réciteurs de doxas, il paraissait logique

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de l’emmurer jusqu’à ce que mort s’ensuive. Une grande
partie de ma famille a disparu dans ces lieux où l’on tuait afin
d’uniformiser la pensée de ceux qui avaient le pouvoir. Je me
suis donc très tôt identifié à ceux qu’on excluait, qu’on
entravait ou qu’on enfermait afin que l’ordre règne. Je
m’imaginais ouvrant les camps, effondrant les murs et rendant
leur liberté à tous les prisonniers. Je croyais que c’était le rôle
des psychiatres que je confondais avec Psycho-Zorro. C’est
ainsi qu’est née ma vocation précoce. Pour moi, les véritables
aliénés étaient les nazis, dont je rapprochais ceux qui avaient le
pouvoir d’enfermer. Cette pensée, simple comme un
mécanisme de défense, explique peut-être pourquoi, depuis le
lycée, j’ai toujours été réticent aux théories qui mènent au
pouvoir, qu’elles soient politiques, culturelles ou scientifiques.
Je suis angoissé par ceux qui se soumettent à leurs certitudes,
je les crois capables de tout, du pire évidemment, comme pour
les camps d’extermination, les lobotomies ou l’exclusion
sociale. Les réciteurs m’inquiètent, mais j’aime les douteurs
qui mettent des questions à la place des conclusions.
L’évolution des idées est une preuve de vitalité, le fixisme
témoigne de leur pétrification. C’est pourquoi les histoires de
vie ne sont pas étrangères aux choix théoriques : « La
spécificité des sciences de l’homme par rapport aux sciences
de la matière réside dans le fait que le chercheur est dans son
17
objet […]. Il devient donc un “autobiographe malgré lui ”. »
Son chemin de vie est balisé, il côtoie le patron qui distribue les
postes, il connaît les noms des membres du comité scientifique
d’une revue, sachant ainsi les mots qu’il faudra dire pour que

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son article soit accepté, il sent d’où vient le vent, ce qui l’aide à
naviguer.
Mon objet de science, c’est la psychiatrie de terrain, plus
proche du savoir des paysans que de celui des érudits. Il est
plus flou aussi, mais j’accepte l’incertitude qui invite à évoluer.
Dans les groupes de réflexion et de recherche auxquels je
participe, j’aime les désaccords qui stimulent l’argumentation,
provoquent des lectures et poussent à rencontrer d’autres
auteurs, d’autres idées. Chacun s’engage dans ces débats
amicaux avec sa personnalité et les significations qu’il a
acquises au cours de son histoire. Viennent dans ces groupes
de nombreux universitaires, chercheurs et praticiens qui se
rencontrent pour le plaisir de comprendre et de tisser des liens
amicaux. Ce genre de recherche artisanale constitue un mode
d’enseignement de grande valeur. Beaucoup d’idées nouvelles
sont nées dans les bouillonnements intellectuels en dehors de
l’autoroute des publications de carrière. Freud en est un
exemple typique, avec ses réunions du mercredi soir dans son
cabinet à Vienne. Ces innovateurs ont structuré la
psychanalyse qui a marqué la culture occidentale et aidé tant
de gens. Des écoles littéraires se sont lancées de la même
manière, comme les surréalistes dynamisés par Paul Breton ou
les hussards de Roger Nimier. Les peintres ont connu cette
contrainte à l’innovation, comme le groupe des
impressionnistes ou les copains du Bateau-Lavoir à
Montmartre où ils ont inventé un nouveau style. Je pense que
les scientifiques n’échappent pas à ces histoires de vie qui
créent de nouvelles théories en se fondant sur leurs relations

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amicales, en organisant des lieux de pensée, créant ainsi des
aventures intellectuelles.
Cinquante ans d’aventure psychiatrique m’ont donné des
moments de bonheur, quelques épreuves difficiles, le
sentiment d’avoir été utile et le bilan de quelques méprises.
Mon goût pour cette spécialité est un aveu autobiographique.
À cause de la guerre, j’ai été atteint très jeune par la rage de
comprendre. Ma rencontre avec la psychiatrie a été
effrayante : le trousseau de clés pour l’enfermement, la paille
dans les hôpitaux, la lobotomie, les camisoles physiques et
psychiques, je ne cessais de penser à l’enfermement des
camps. J’ai eu un mouvement de recul qui m’a orienté vers la
neurologie qui, elle aussi, à cette époque vivait au Moyen Âge.
J’ai connu les salles de soixante lits, en quatre rangées de
quinze, où les râles des mourants emplissaient la nuit, où le
pus des abcès cérébraux coulait dans des soucoupes déposées
par terre, le long de tuyaux plantés dans leurs cerveaux. Le
bruit des appareils de réanimation empêchait de dormir, mais
quand on arrêtait la machine, on comprenait soudain ce que
veut dire « silence de mort ». Dans ce cauchemar, pourtant, je
garde un agréable souvenir de la chaleur de jeunes
neurochirurgiens. Leur bonheur de soigner était contagieux,
j’en ai profité. Un grand nombre d’entre eux ont fait une belle
carrière, parce qu’ils étaient motivés, compétents et aussi,
parce que la nouvelle politique de la santé après Mai 68 a
fortement augmenté le nombre de postes. Sans cette décision
administrative, la neurochirurgie serait-elle devenue une des
plus belles spécialités médicales ?

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Le développement stupéfiant des neurosciences pose des
problèmes cliniques et philosophiques insoupçonnables. On
photographie comment le milieu sculpte le cerveau et
comment certaines modifications neuronales changent la
manière de parler et de penser le monde.
Mai 68 a donné naissance à la psychiatrie qui, elle aussi, a
connu ses trente glorieuses : l’ouverture des hôpitaux,
l’apparition des médicaments, l’essor de la psychanalyse et la
découverte de l’importance des causes sociales pour expliquer,
soulager et parfois guérir les souffrances psychiques. Trente
années de progrès, de découvertes, de rencontres, de lectures,
de voyages, d’amitié et de conflits inévitables : quelle belle
aventure !
Comment expliquer que l’on arrive aujourd’hui au temps
18
des méprises ? Jamais la psychiatrie n’a aussi bien soigné. La
schizophrénie est de mieux en mieux entourée. La moitié de
ces patients finit par vivre en dehors de tout assujettissement
psychiatrique. Un quart d’entre eux jouent les « portes
tournantes » en ne cessant d’entrer et de sortir des hôpitaux.
Mais un dernier quart connaît encore une évolution tragique.
Ça reste une maladie grave qui aliène le patient et torture la
famille, mais c’est la convergence des savoirs qui a amélioré le
pronostic. Celui qui souffre de schizophrénie a sur lui une
19
connaissance que n’ont pas les scientifiques . Il faut leur
donner la parole pour qu’ils nous expliquent que les
neuroleptiques gomment l’agitation et l’expression des délires,
sans supprimer le trouble qui reste sous-jacent. Il est donc

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abusif d’appeler ces médicaments « psychotropes », même
s’ils soulagent le malade et apaisent sa famille.
L’objet « psychiatrie » désigne à la fois la souffrance des
patients et les récits de ceux qui possèdent le pouvoir : les
médecins et les scientifiques, mais aussi les industriels, les
religieux, les écrivains et les lanceurs de rumeurs folles. Il y a
mille manières de décrire un monde intime. La clinique
psychiatrique nous fait croire que l’on pouvait décrire un tel
monde objectivement, comme s’il s’agissait d’une pneumonie
où un symptôme, exposé à l’extérieur, désigne une lésion
invisible, enfouie au fond de la poitrine. Les mathématiques
participent à ce discours en établissant des catégories
20
statistiques. Le DSM , surnommé la « bible des
psychiatres », donne une forme verbale aux signes constatés
21
que l’on tente de traiter statistiquement . Ce discours est
curieux car les psychiatres ne lisent jamais cette « bible ».
Cette classification, en revanche, est utile aux compagnies
d’assurances, aux épidémiologistes et à l’évaluation des
médicaments. Ce que cette bible appelle « signes cliniques » ne
décrit pas les signes d’une pneumonie ou d’une fracture de
jambe. Les énoncés de symptômes regroupent souvent des
affirmations qui racontent l’« ensemble des croyances d’une
22
société ». Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de troubles ni de
souffrances, mais ça veut dire que cette « bible » énonce ce
que croient les gens quand ils parlent de ces « maladies
psychiatriques ».
Les moments de bonheur de mon aventure intellectuelle
ont tous été des moments pionniers. Quelle belle époque que

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celle de l’ouverture des hôpitaux où l’on a mélangé la science,
la clinique, les conflits sociaux et la poésie ! Quelle méprise de
croire que ça pouvait tout régler ! La découverte des
« psychotropes » a donné un espoir fou qui a soulagé des
patients, changé le regard sur la folie et alimenté l’idéologie des
maladies mentales guérissables par la chimie.
Quand les milieux éthologiques m’ont invité à réfléchir avec
eux, leurs travaux ont facilité la compréhension d’une pensée
sans paroles chez les bébés, les aphasiques et les animaux. On
ne peut plus considérer ces êtres vivants comme de simples
machines. La psychanalyse, qui a marqué notre culture et
soulagé tant de gens, a dominé la formation des jeunes
psychiatres et pris le pouvoir dans les hôpitaux, les universités
et les revues. Elle ne peut plus constituer la seule voie royale
vers l’inconscient.
Toutes ces méprises ne sont pas décevantes. Peut-être
même est-ce le cheminement normal des idées ? L’objet
scientifique est lui aussi un produit imaginaire. Une idée naît
dans un esprit quand il n’est plus soumis à la routine, elle
prend forme en affrontant d’autres idées, nées dans d’autres
esprits. Elle se renforce en créant des groupes où se
rencontrent ceux qui partagent la même vision du monde,
jusqu’au moment où ces théories s’éliminent d’elles-mêmes
parce qu’elles ne sont plus adaptées au réel qui n’a cessé
d’évoluer.
Par bonheur, les jeunes psychiatres savent faire
bouillonner les idées. Je les trouve moins dogmatiques que
leurs aînés. On les voit se côtoyer dans des publications de

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biochimie, de psychanalyse et de sociologie pour comprendre
et décrire un nouvel objet qu’ils appellent eux aussi
« psychiatrie » comme leurs anciens, alors qu’il est plus varié
que jamais.
Le débat n’est pas clos. Les récits que font ces jeunes sont
différents, plus solides, plus simples, moins ambitieux, moins
prétentieux que ceux de leurs aînés. On y sent, plus que
jamais, le plaisir de comprendre et le bonheur de soigner les
âmes blessées.
Que l’aventure continue et qu’on en parle ensemble dans
cinquante ans !

1 . Idée trav aillée au sém inaire de Vincent de Gauléjac, « Choix théorique et


histoire de v ie », Paris, univ ersité Paris-Diderot, fév rier 2 01 4 .
2 . Annequin D., T’as pas de raison d’avoir mal, op. cit.
3 . Gauléjac de V., L’Histoire en héritage. Roman familial et trajectoire sociale,
Paris, Desclée de Brouwer, 1 9 9 9 , p. 56 .
4 . Baudelot C., Establet R., « Lecture sociologique du suicide », in P. Courtet,
Suicides et tentatives de suicide, op. cit., p. 1 7 .
5. Dulong R., Le Témoin oculaire, Paris, Éditions de l’EHESS, 1 9 9 8, p. 7 6 .
6 . Fantini B., Lam brions L. (dir.), Histoire de la pensée médicale
contemporaine, Paris, Seuil, 2 01 4 , p. 1 3 .
7 . Vigarello G., Histoire du viol, Paris, Seuil, 1 9 9 8.
8. Chesnais J., Histoire de la violence, Paris, Robert Laffont, 1 9 81 , p. 1 3 0.
9 . Ballet G. (dir.), Traité de pathologie mentale, Paris, Doin, 1 9 03 , p. 7 .
1 0. Chorée : contractions m usculaires désordonnées qui prov oquent des
m ouv em ents de pantin ou de « danseuse jav anaise ». Très fréquents au
e
début du XX siècle, à cause des traum as crâniens des guerres, des accidents

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e
de trav ail, des bagarres et des infections. Au début du XXI siècle, les chorées
sont parfois traum atiques, le plus souv ent génétiques.
1 1 . Derouesné C., Pratique neurologique, Paris, Flam m arion, 1 9 83 , p. 56 0-
56 7 .
1 2 . Guiraud P., « Psy choses colibacillaires aiguës », Ann. méd. psy., XV, I,
1 9 3 9 , p. 7 7 4 -7 84 .
1 3 . Baruk H., Psychoses et névroses, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1 9 4 6 , p.
9 2 -9 3 .
1 4 . Baruk H., Lebonnélie M., Lev ret F., « Les psy choses hy perfolliculiniques
en clinique hum aine et dans l’expérim entation anim ale », Ann. méd. psy.,
XV, I, 1 9 3 9 ,p. 4 4 6 -4 59 .
1 5. Porter R., Madness. A Brief History, Oxford Univ ersity Press, 2 002 , p. 1 6 -
17.
1 6 . Zarifian E., Des paradis plein la tête, Paris, Odile Jacob, 1 9 9 4 .
1 7 . Gauléjac V. de, Hanique F., Roche P., La Sociologie clinique, Toulouse,
Érès, 2 01 2 , p. 2 9 -3 0.
1 8. Ksensee A., « Cinquante ans de clinique psy chiatrique. II : Trois m éprises
et leur av enir », Psychiatrie française, v ol. XXXX, 2 , décem bre 2 009 , p. 1 1 1 -
1 23.
1 9 . Tonka P., Dialogue avec moi-même, présenté et com m enté par
P. Jeam m et, Paris, Odile Jacob, 2 01 3 .
2 0. DSM : Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorder ; traduction
française, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux.
2 1 . Corcos M., L’Homme selon le DSM. Le nouvel ordre psychiatrique, Paris,
Albin Michel, 2 01 1 .
2 2 . Dem azeux S., Qu’est-ce que le DSM ? Genèse et transformation de la bible
américaine de la psychiatrie, Paris, Ithaque, 2 01 3 , p. 1 03 .

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T
Couv erture

Titre

Copy right

Prologue

Chapitre 1 - Psy chothérapie du Diable

Comprendre ou soigner

Tout innovateur est un transgresseur


Un monstre à deux têtes : la neuropsychiatrie

Traitement violent pour culture violente

Sainte-Anne : cellule-souche en psychiatrie

Lacan (Guitry) et Henri Ey (Raimu)

Le sommeil n’est pas de tout repos

Une fascination nommée « hypnose »

Quelques hommes fascinants

Lacan fasciné par Charles Maurras, un singe et quelques poissons

L’instinct, notion idéologique

Éthologie et psychanalyse

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Pensée scientifique et contexte culturel

Doxa et rébellion

Tout objet de science est un aveu autobiographique


Canulars édifiants

Chapitre 2 - Folie, Terre d’asile

Découvertes sérendipiteuses

Le cerveau connaît la grammaire

Histoire de vie et choix théorique

Hibernation du cerveau et des idées

Traumatisme et changement de théorie

Hasard scientifique et industrie


Contresens entre la psychiatrie et la culture

Deux nourrissons bagarreurs : les psychotropes et la psychanalyse

Quand le fou nous effraie

Explications totalitaires

Psychiatrie de campagne en Provence


Soigner à gauche ou à droite ?

Sexologie et gourmandise

Révolution culturelle et nouvelle psychiatrie

Le déni protège les non-fous

Récitation culturelle et vie quotidienne


Ouvrir un asile, c’est angoisser les normaux

Folie ou souffrance ?

Labo en milieu naturel

Science, culture et idéologie

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À mort la pensée causalitaire, vive la pensée systémique

Macaque au pays des merveilles

Objet pur du labo, sujet flou des praticiens

Chapitre 3 - Une histoire n’est pas un destin

La nef des fous

Tarzan, enfant sauvage

Pensées sans parole

Raisons totalitaires

Oser penser la maltraitance

Violence éducative

La république des enfants


La valse des enfants blessés

Réparer une niche affective

Même les objets ont leur mot à dire

Proto-théories

I nceste et résilience
Boursouflure sémantique

Science et résilience

Épilogue

Du m êm e auteur chez Odile Jacob

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Du même auteur
chez Odile Jacob
Sauve-toi, la vie t’appelle, 2012.
Résilience. Connaissances de base (dir. avec Gérard Jorland),
2012.
Quand un enfant se donne « la mort ». Attachement et
sociétés, 2011.
Famille et résilience (dir. avec Michel Delage), 2010.
Mourir de dire. La honte, 2010.
Je me souviens..., « Poches Odile Jacob », 2010.
Autobiographie d’un épouvantail, 2008.
École et résilience (dir. avec Jean-Pierre Pourtois), 2007.
Psychanalyse et résilience (dir. avec Philippe Duval), 2006.
De chair et d’âme, 2006.
Parler d’amour au bord du gouffre, 2004.
Le Murmure des fantômes, 2003.
Les Vilains Petits Canards, 2001.
Un merveilleux malheur, 1999.
L’Ensorcellement du monde, 1997.
Les Nourritures affectives, 1993.

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Éditions Odile Jacob
Des idées qui font
avancer les idées

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