Cours de Relations Internationales PDF
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Cours de Relations Internationales PDF
Julien Giudicelli
Julien Giudicelli
Le cours intitulé « Relations internationales » peut faire l’objet d’une double
approche, c'est-à-dire qu’il peut être abordé sous deux angles différents, soit sous l’angle
proprement juridique, soit sous un angle théorique.
On peut tout d’abord envisager ce cours de façon juridique. Il s’agirait alors d’un
cours de Droit des relations internationales, qui entre en fait dans le cadre de l’étude du
Droit international public, traité en licence. En d’autres termes, il s’agirait d’une
introduction au droit international public.
Dans une telle approche, on pourrait par exemple traiter de la réglementation du
recours à la force dans les relations internationales, c'est-à-dire de la guerre. Un pan
entier du droit international public traite, bien évidemment, de telles questions. A cet
égard, le texte le plus important est la Charte des Nations Unies, qui a été signée au
lendemain de la seconde guerre mondiale par les membres de l’ONU à San Francisco le
26 juin 1945.
C’est plus précisément son article 2 § 4 qui traite de cette question :
« Les membres de l’Organisation [c'est-à-dire de l’ONU] s’abstiennent, dans leurs
relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre
l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout Etat, soit de toute autre
manière incompatible avec les buts des Nations Unies ».
Il pose donc le principe de l’interdiction de la guerre. Pourtant, comme tout principe,
certaines exceptions sont admises, et c’est alors la guerre qui est permise. Dans tous les
cas cependant, la Charte de San Francisco, dans son Chapitre VII, impose que la force ne
soit employée que si une décision du Conseil de Sécurité, instance suprême de l’ONU,
l’autorise. Le Conseil de Sécurité est en effet habilité à autoriser des Etats à
entreprendre, pour maintenir ou rétablir la paix, des actions militaires dirigées contre les
Etats qui y portent atteinte. L’exemple le plus célèbre est celui de la guerre du Golfe,
dans laquelle l’action de la coalition militaire conduite par les Etats (au premier rang
desquels les Etats-Unis) a été fondée sur une résolution du Conseil (n° 678) du 29
novembre 1990. Cette résolution autorisait explicitement l’usage de « tous les moyens
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nécessaires » (c'est-à-dire implicitement des moyens militaires, donc de la guerre) pour
obtenir la libération du Koweït, envahi durant l’été 1990 par l’Irak.
Par ailleurs, la légitime défense est autorisée par l’article 51 de la Charte, qui fait
également partie du Chapitre VII. Elle autorise un Etat qui est l’objet d’une agression
armée à la repousser en attendant que le Conseil ait pris les mesures nécessaires.
Ces quelques exemples n’ont qu’un seul but : montrer comment le Droit, ici le Droit
international public, essaie de régler, de réglementer, les relations internationales.
Pour autant, et c’est pour cela que je n’ai pas chosi l’approche juridique, les
relations internationales échappent, en grande partie, au Droit international public. La
politique étrangère d’un Etat, les rapports, bons ou mauvais, qu’il entretient avec un Etat
voisin, ne sont pas tous formalisés juridiquement. Les alliances entre Etats ne sont pas
nécessairement formalisées par un Traité, comme celui qui instaure l’OTAN.
L’influence qu’exerce un Etat fort sur un Etat faible échappe aussi au phénomène du
droit… Les classifications d’hyper-puissance ou de superpuissance (les Etats-Unis et
l’ancienne Union soviétique), de grandes puissances ou selon certains de puissances
moyennes (la France, la Grande Bretagne, la Chine notamment) ne sont pas des
classifications juridiques, pourtant elles expriment une réalité en matière de relations
internationales.
Qu’est ce j’entendais, tout à l’heure, quand je vous laissais pressentir que j’aborderai
ce cours de « relations internationales » sous un angle non pas juridique, mais
théorique ?
Par le fait qu’il faut considérer la discipline universitaire « Relations
internationales » comme une science sociale. Or, une science sociale se caractérise,
comme toute science, notamment par UN objet d’étude délimité.
Quel est donc l’objet d’étude de la discipline « Relations internationales ». Les
choses se compliquent et peuvent entretenir la confusion parce que l’expression
« relations internationales » désigne à la fois l’objet d’étude que sont les relations « entre
nations » et la discipline qui étudie ces relations.
C’est pourquoi je vous conseille d’écrire « Relations internationales » avec un R majuscule
lorsqu’il s’agit de la discipline universitaire, c'est-à-dire de la science sociale des relations
internationales, et « relations internationales » en minuscules lorsqu’il s’agit de l’objet d’étude
de cette discipline.
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Donc, résumons, l’objet d’étude de cette discipline serait les relations « entre les
nations ». Le problème c’est que cette science sociale particulière qu’est la discipline
Relations internationales est traversée de courants de pensée contradictoires qui, en fait,
ne s’accordent pas sur l’objet d’étude de cette science sociale.
Pour certains, il faut entendre par relations internationales, les relations entre Etats.
L’objet d’étude des relations internationales, ce serait donc les relations inter-
étatiques. Ce qui signifierait que les seuls sujets, les seuls acteurs qui peuvent évoluer
sur la scène internationale et nouer des contacts entre eux seraient les Etats. On parle ici
d’approches stato-centrées.
Pour d’autres, les relations internationales ne se réduisent pas aux seules relations
inter-étatiques, c'est-à-dire que les Etats ne seraient pas les acteurs exclusifs. D’autres
acteurs, les individus, les ONG par exemple, peuvent évoluer sur la scène internationale
et donc jouer un rôle dans les relations internationales. On parle ici d’approches
non stato-centrées.
Si vous suivez ce que j’ai dit tout à l’heure à propos des sciences sociales, vous
devez normalement vous rendre compte qu’il y a un problème. J’ai dit qu’une science
sociale se caractérisait tout d’abord par un objet d’étude, au singulier, et que cet objet
d’étude devait être délimité. Or, les différents théoriciens de la discipline ne s’accordent
pas entre eux pour savoir quel est cet objet d’étude et en proposent, semble-t-il,
plusieurs. Faudrait-il donc en conclure que la discipline Relations internationales n’est
pas une science sociale ?
Avant de répondre à cette question, je vous propose un petit détour historique qui
permettra de délimiter de façon plus claire le champ couvert par la discipline Relations
internationales.
Tout d’abord, il faut se poser la question de savoir quand ont réellement commencé,
en tant que telles les relations internationales.
Le mot international, est un néologisme qui date qui date de 1789, et qui a été forgé
par un philosophe anglais, Jeremy Bentham auteur d’une Introduction aux principes de
la Morale et de la Législation. Il a été, ensuite largement diffusé partout en Europe.
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Bentham voulait dresser une typologie des différentes sortes de droits. Pour cela, il
note que, selon la qualité politique des personnes dont le droit régule la conduite, il faut
distinguer entre droit national et droit international :
lorsque les personnes dont le droit régule la conduite relèvent d’un même Etat, il
s’agit du droit interne (ou national).
En revanche, lorsqu’il s’agit de réguler la conduite de « membres d’Etats
différents », il s’agit du droit international
Mais derrière ces mots, et les évidences qu’il abrite, Bentham suggère autre chose, il
suggère une mutation, une « nouvelle donne » selon ses propres termes des transactions
transfrontalières, qu’il situe un siècle auparavant. En fait, pour être plus clair, relèvent du
droit international, et sont donc des relations internationales, les relations, selon
Bentham, qui mettent aux prises les chefs d’Etats eux-mêmes.
Voici ici la nouveauté : Bentham parle de « “transactions mutuelles” entre
souverains » : s’il faut parler de relations internationales, c’est parce qu’elles se
multiplient mais surtout parce qu’elles concernent des entités désormais souveraines.
Si donc le terme international s’impose, c’est parce que s’impose également la prise de
conscience de la nouveauté des relations entre entités souveraines. Il faudra donc tout à
l’heure expliquer qu’est ce que doit entendre par souveraineté.
Il est vrai qu’il y a toujours eu des relations entre entités politiques.
Il existait des alliances, par exemple, dès l’Antiquité Egyptienne, il existait également des
relations diplomatiques dès l’Antiquité perse. Sous la Grèce antique, des délégations se
rendaient d’une cité-Etat à l’autre, par exemple d’Athènes à Sparte, pour tenter de résoudre un
conflit. En Italie, durant la Renaissance, les cités-Etats ont mis en place un système qui
deviendra la diplomatie moderne avec la constitution d’ambassades permanentes.
Quand donc peut-on parler ainsi que l’a défini Bentham après-coup, de relations
internationales ?
Ce n’est en fait qu’à partir des XVIIème siècle qu’apparaît un véritable système
international, c'est-à-dire un ensemble d’Etats souverains entretenant des interactions,
des contacts suffisamment réguliers pour que le comportement de chaque acteur (c'est-à-
dire de chaque Etat) conditionne le comportement de tous les autres.
Quels sont les origines de ce système et pourquoi le choix de cette période pour
parler du commencement des relations internationales ? L’Europe fut ensanglantée de
1618 à 1648, pendant la guerre dite de Trente Ans. La dynastie catholique des
Habsbourg voulait étendre son empire à l’ensemble de l’Europe. Après cette guerre, qui
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fit des centaines de milliers de morts, furent signés entre les anciens adversaires les
traités de Westphalie. Ces traités consacrent, pour la première fois, l’Etat comme forme
d’organisation politique des sociétés.
La caractéristique de l’Etat c’est la souveraineté, qui se subdivise en deux
principes : la souveraineté externe et la souveraineté interne.
La souveraineté externe : (rex est imperator in regno suo) aucun Etat ne reconnaît
d’autorité au-dessus de lui et tout Etat reconnaît tout autre Etat comme son égal.
La souveraineté interne : (cujus regio, ejus religio) tout Etat dispose de l’autorité
exclusive sur son territoire et la population qui s’y trouve et aucun Etat ne
s’immisce dans les affaires internes d’un autre Etat.
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C’était vrai au départ, quand Bentham a inventé le mot international, parce qu’il ne
concevait de relations qu’entre Etats.
Je vous propose donc une définition cette de l’objet d’étude de la science sociale
Relations internationales :
Les relations internationales, c’est l’ensemble des relations qui se déroulent
au-delà de l’espace contrôlé par les Etats pris individuellement, quel que soit
l’acteur (étatique ou non) qui est concerné par ces relations et quelle que soit la
nature (politique ou autre) de ces relations.
Cette évolution n’a pas remis en cause le plus petit dénominateur commun qui reste
le postulat de la structure anarchique du milieu international comme critère de
délimitations des Relations internationales en tant que science sociale.
On aboutit donc bien à un et un seul objet d’étude, délimité, en l’occurrence
délimité par la structure anarchique du système international. On peut donc en
conclure qu’il s’agit bien là d’une science sociale.
Plan :
Après avoir étudié quelles sont les racines des Relations internationales, à travers un
détour par l’histoire des idées politiques (Chapitre I), on abordera quelles sont les
grandes théories de ce champ disciplinaire (Chapitre II), pour se consacrer, enfin, à
quelques grandes thématiques, où elles trouveront à s’illustrer, comme par exemple la
paix.
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CHAPITRE I LES RELATIONS INTERNATIONALES DANS
L’HISTOIRE DES IDEES POLITIQUES
Pour la tradition réaliste, l’anarchie est, on vient de le voir, une donnée constante,
une structure déterminant objectivement le comportement des Etats, qui sont les acteurs
de référence des relations internationales.
La tradition réaliste trouve sa source dans deux auteurs, Thomas Hobbes et Jean-
Jacques Rousseau. Malgré certaines divergences au sujet de l’état naturel des hommes,
ils voient tous les deux dans l’anarchie définie comme un état de guerre une donnée
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constante. C’est cette donnée qui, pour eux, structure le comportement international des
Etats.
§1 Hobbes
(Léviathan, 1651)
Selon Hobbes, « l’Homme est un loup pour l’Homme » (Homo homini lupus).
Hobbes a une vision pessimiste de la nature de l’homme. Pour lui, « la rivalité, la
méfiance, la fierté », expliquent que l’Homme est, à l’état de nature, en guerre contre ses
semblables. Mais l’Homme est le seul animal qui a conscience de la mort, donc qui la
craint. C’est pourquoi il fait un calcul rationnel : il faut éviter de rester dans l’état de
nature, parce que sa caractéristique c’est la « guerre de tous contre tous » (Bellum
omnium contra omnes). Poussés, donc, par la crainte de la mort, les hommes concluent
entre eux un contrat social, grâce auquel ils passent de l’état de nature à l’état de société
politique. En passant au stade politique, les hommes abandonnent le droit de se faire
justice eux-mêmes, et le confient à un souverain, qui leur garantit leur sécurité.
Mais cette vision du contrat social n’est possible, pour Hobbes, que dans le cadre
d’une unité politique, c'est-à-dire d’un Etat. Un contrat social entre les Etats, c'est-à-dire
sur la scène internationale, n’est en revanche pas possible. Le raisonnement valable pour
les individus dans l’état de nature est transposé aux relations entre Etats.
« De même que parmi les hommes sans maître règne une
guerre perpétuelle de chacun contre son voisin, et n’existe
[…] aucune sécurité, mais seulement une liberté pleine et
absolue de chaque particulier ; […] de même chaque
République possède la liberté absolue de faire ce qu’elle juge
le plus favorable à son intérêt ».
En d’autres termes, les relations internationales sont à la fois en état de nature, c'est-
à-dire pour employer un terme plus moderne, d’anarchie, et en état de guerre. Les Etats
souverains sont indépendants. Ils sont en état d’anarchie parce qu’ils ne reconnaissent
aucune autorité centrale au-dessus d’eux. Cette structure anarchique des relations
internationales se double, dans la vision de Hobbes, de leur nature conflictuelle.
« Les Etats ou Républiques indépendants l’un de l’autre […]
vivent dans un état de guerre perpétuelle, dans une
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continuelle veillée d’armes, leurs frontières fortifiées, leurs
canons braqués sur tous les pays qui les entourent ».
Cela ne signifie pas, chez Hobbes, que les Etats se battent en permanence, mais que
les périodes de paix ne sont en fait que des trêves, des périodes de guerre latente, de
préparation d’une guerre à venir.
Cf. l’adage latin Civis pacem para bellum.
§2 Rousseau
(Contrat social, 1761, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi
les hommes, 1755)
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Ce contrat verbal repose sur une coïncidence entre plusieurs intérêts :
1. l’intérêt particulier de chacun des chasseurs, calmer sa faim ;
2. l’intérêt commun du groupe, celui de coopérer avec les autres pour pouvoir
attraper une proie qu’un seul chasseur ne pourrait tuer.
Sans la coexistence de deux intérêts, un intérêt particulier à chaque chasseur, un
intérêt commun au groupe, le « bon sauvage » n’aurait pas cherché le contact avec les
autres hommes.
Un dilemme, un cas de conscience survient.
L’un des chasseurs voit passer devant lui un lièvre. Il a un choix entre :
1. attraper le lièvre, et calmer sa faim, mais pour un bref instant ; il risque bien sûr
de laisser échapper le cerf, et donc de rompre l’engagement pris à l’égard des
autres chasseurs ;
2. laisser s’échapper le lièvre, pour se concentrer sur le cerf ; mais il n’est pas sûr,
alors, ni que le cerf sera abattu, ni même que l’un des autres chasseurs, voyant
passer à son tour le lièvre, n’en profite pour le capturer, ce qui aurait pour
conséquence la fuite du cerf.
Confronté à l’opposition à deux intérêts :
1. son intérêt particulier immédiat ;
2. l’intérêt commun à plus long terme,
le chasseur fera prévaloir son intérêt particulier.
Cette métaphore (cf. aussi le dilemme du prisonnier p. 378 Battistella) montre que,
pour Rousseau, c’est bien l’anarchie qui explique le comportement égoïste à l’état de
nature. Si le chasseur à préféré son intérêt particulier, égoïste, ce n’est pas parce que sa
nature est mauvaise, au contraire de Hobbes. Rousseau postule que l’Homme à l’état de
nature est un « bon sauvage ».
L’Homme préfère, à l’état de nature, son intérêt particulier parce qu’il ne peut
jamais être sûr du comportement d’autrui. Pourquoi ? Parce que, par hypothèse, il n’y a
pas d’autorité sanctionnant le manquement éventuel aux engagements donnés.
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Comme les hommes à l’état de nature, les Etats vivent une situation d’anarchie, ils
n’ont aucune autorité au-dessus d’eux. Mais, au contraire des hommes à l’état naturel,
les Etats entretiennent des relations constantes entre eux : ils sont donc en permanence
dans la situation des chasseurs primitifs au moment de leur tentative de chasser ensemble
le cerf. Comme ils ne peuvent pas prévoir le comportement des autres Etats, ils auront
naturellement tendance à faire prévaloir leur intérêt particulier à l’intérêt commun des
différents Etats sur la scène internationale.
Pour Rousseau et pour Hobbes, et, dans leur sillage, pour l’ensemble de la tradition
réaliste, l’anarchie internationale est une donnée constante, objective, synonyme d’état
de guerre, car elle dicte aux Etats un comportement égoïste, donc découle la nature
conflictuelle de leurs relations mutuelles.
Il en va tout autrement dans la tradition libérale.
Locke (fin XVIIème, Traité du Gouvernement civil, 1690) postule un état de nature
radicalement différent de celui qu’ont proposé Hobbes ou Rousseau. Pour Locke,
l’Homme vit à l’état de nature en totale liberté, ce qui ne signifie aucunement un état de
guerre.
Locke reconnaît que
« les Etats sont dans l’état de nature, les uns au regard
des autres ».
Autrement dit, l’état de nature n’est pas synonyme à l’état de guerre, comme chez
les réalistes. Il consiste plutôt en une succession de périodes de guerre et de paix, qui ne
sont pas de simples trêves. La structure anarchique des relations internationales ne se
double pas de leur nature conflictuelle, car l’absence d’un « supérieur commun »
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n’empêche pas l’existence d’un droit international qui règle le comportement
international des Etats : la guerre n’est autorisée que si elle est juste.
Donc, dans la tradition libérale, l’anarchie n’est pas, comme chez les réalistes, une
donnée constante, mais une donnée variable. L’anarchie est ce que les Etats en font, ou
mieux, ce que les sociétés civiles (l’opinion) veulent ce que les Etats en fassent.
L’anarchie n’est donc pas une donnée constante, mais évolutive.
On retrouve, sous une autre forme, ce caractère évolutif de l’anarchie dans la
tradition globaliste.
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§1 Kant
(Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, 1784,
Projet de paix perpétuelle, 1795)
Le point de départ de Kant est le même que celui des réalistes. Sa description de la
société internationale combine celle de Hobbes et Rousseau. Il parle, dans l’Idée d’une
histoire universelle, de l’« état anarchique de sauvagerie » dans lequel se trouvent les
Etats ; il décrit, dans le Projet de paix perpétuelle un état de nature comparable à l’état
de guerre analysé par Hobbes : « L’état de nature […] des hommes vivant les uns à côté
dans autres […] est un état de guerre : même si les hostilités n’éclatent pas, elles
constituent pourtant un danger permanent ».
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Paradoxalement, l’état d’anarchie, qui est, dans les faits, un état de guerre, est aussi
porteur, potentiellement, d’un état de paix à venir, c'est-à-dire d’une communauté
mondiale.
§2 Marx
(Manifeste du parti communiste, 1848)
Le point commun entre Kant et Marx, c’est que les deux auteurs considèrent que les
conflits entre Etats aboutiront à un processus de cosmopolitisation, c'est-à-dire à une
communauté mondiale. Chez Marx, il s’agira de surcroît d’une société internationale
sans classe sociale.
C’est le fameux mot, repris dans le chant révolutionnaire « l’internationale »
« L’internationale sera le genre humain ».
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national où chacun se suffisait à lui-même fait place à
des relations universelles, à une dépendance mutuelle
entre nations […]. Grâce au perfectionnement rapide de
tous les instruments de production, grâce aux
communications rendues infiniment plus faciles, la
bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation
jusqu’aux nations les plus barbares. Elle se crée un
monde à son image ».
Depuis que les Relations internationales existent en tant que discipline, les réalistes,
comme les libéraux existent toujours, alors que les globalistes ont successivement inspiré
les transnationalistes et les marxistes tout d’abord, puis certains post-positivistes et
certains constructives de nos jours.
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CHAPITRE II LES THEORIES GENERALES DES RELATIONS
INTERNATIONALES
17
De ces quatre propositions principales, il résulte quatre propositions secondaires :
§1 Morgenthau (Hans)
(Politics Among Nations. The struggle for Power and Peace, 1948,
In Defense of the National Interest, 1951)
Hans Morgenthau peut être considéré comme le père du réalisme moderne, même si
d’autres auteurs, tels que Carr (historien britannique) ou Niebuhr (théologien protestant
américain) l’avaient précédé.
Morgenthau fonde son réalisme sur la nature humaine :
« Le réalisme politique croit que la politique, comme la
société en général, est gouvernée par des lois objectives
qui ont leur racine dans la nature humaine ». Cette
nature est caractérisée par un ensemble d’« instincts bio-
psychologiques élémentaires », tels que « l’instinct de
vie, de reproduction, et de domination […] communs à
tous les hommes ».
Autrement dit, l’homme est par nature égoïste, et il est guidé par une volonté infinie
de puissance, dans un monde aux ressources naturelles rares.
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§3 Waltz (Kenneth)
(Man, the State and war, 1959,
Theory of International Politics, 1979)
Waltz se propose lui d’établir une véritable théorie, et non une sociologie, comme
Aron, des relations internationales, à partir de son postulat de la structure du système
international comme contrainte déterminant le comportement d’unités politiques.
Il attribue l’état de guerre à la structure anarchique du système international plutôt
qu’à la nature humaine et aux attributs des acteurs étatiques. Son ouvrage de 1979,
Théorie de la politique internationale, est une riposte aux critiques subies par le réalisme
de la part des approches non stato-centrées. Face à ces critiques, qui avaient pointé le
rôle non exclusif des Etats au profit d’autres acteurs, Waltz retrouve à la fois
Morgenthau et Aron en réaffirmant l’autonomie des relations internationales autour de
l’acteur central qu’est l’Etat.
Mais il accepte certaines critiques visant le manque de scientificité du réalisme
classique de Morgenthau et Aron, ce qui l’amène à emprunter à la science sociale
réputée la plus « scientifique » qu’est la science économique le modèle du marché pour
l’appliquer à la politique internationale.
Waltz refuse ce qu’il appelle les « théories réductionnistes » expliquant la politique
internationale au premier niveau d’analyse par la nature humaine et la personnalité des
décideurs, ou au deuxième niveau d’analyse par les attributs des Etats tels que leur
positionnement géographique ou leur régime politique interne.
Il situe l’explication de la politique internationale au seul troisième niveau
d’analyse, celui du système international. Celui-ci se définit par trois principes :
- le principe ordonnateur ;
- le principe de différenciation ;
- le principe de distribution.
1. Le principe ordonnateur.
Waltz, à l’instar d’Aron, postule la différence radicale entre système politique
interne, caractérisé par l’existence d’une instance revendiquant le monopole de la
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violence physique légitime, et le système politique international, dépourvu d’une telle
instance.
« Les systèmes politiques internes sont centralisés et
hiérarchiques […]. Les systèmes internationaux sont
décentralisés et anarchiques. Les principes
ordonnateurs de ces deux structures sont distincts l’un
de l’autre ; en fait, ils sont opposés l’un à l’autre ».
Mais c’est là le seul point commun avec Aron, car, au niveau du deuxième principe,
de différenciation, Waltz n’attribue aucun rôle au régime interne d’un Etat dans son
comportement extérieur.
2. Le principe de différenciation.
Selon lui, la structure anarchique du système international rend toutes les unités de
ce système, c'est-à-dire les Etats, fonctionnellement indifférenciées.
« Les Etats qui forment les unités des systèmes
politiques internationaux ne sont pas différenciés par
les fonctions qu’ils remplissent ».
Plus précisément, tout Etat est, du fait de l’anarchie, contraint à assurer sa sécurité
avant de poursuivre tout autre objectif.
« Dans l’anarchie, la sécurité est l’objectif premier. Ce
n’est qu’à condition que leur survie soit assurée que les
Etats cherchent à satisfaire d’autres buts tels que la
tranquillité, le profit ou la puissance […]. Le but que le
système encourage à poursuivre est la sécurité ».
Tout Etat ne peut compter que sur lui-même (self-help) pour assurer cette sécurité.
« Pour atteindre leurs objectifs et maintenir leur
sécurité, des unités en condition d’anarchie ne doivent
se fier qu’à […] elles-mêmes. Le fait de ne compter que
sur soi constitue par définition le principe d’action dans
un ordre anarchique ».
Concrètement, cela revient à dire que tout Etat est amené à équilibrer la puissance
de tout autre Etat. En d’autres termes, alors que chez Aron l’anarchie implique la
pluralité des objectifs poursuivis par les Etats en fonction de leurs régimes et de leurs
valeurs ainsi que de ceux des autres, chez Waltz, en revanche, le système international
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est défini abstraction faite des régimes internes des Etats qui le composent et, surtout, il a
un effet structurant sur le comportement international des Etats. Cela veut-il dire qu’il
n’existe qu’un seul type de système international, vu que tous les Etats sont amenés à se
comporter de la même façon ? Non.
3. Le principe de distribution.
En effet, le principe de distribution des capacités matérielles dont disposent les Etats
pour remplir leur fonction peut changer la structure d’un système international. S’il est
vrai que les unités d’un système anarchique sont fonctionnellement indifférenciées car
elles sont toutes contraintes à assurer leur sécurité grâce à une politique d’équilibre des
puissances, elles se distinguent entre elles par « leur plus ou moins grande capacité à
remplir cette fonction ».
La structure d’un système international finit ainsi par dépendre du nombre de
grandes puissances, à l’image de ce qui se passe sur les marchés économiques.
Ainsi, les entreprises oligopolistiques, en émergeant progressivement, finissent par
organiser le marché et déterminent le comportement concret des autres entreprises, certes
fonctionnellement indifférenciées en ce qu’elles cherchent toutes à maximiser leur profit,
mais obligées d’orienter cette recherche en fonction des régulations introduites par ces
grandes entreprises.
De la même façon, les grandes puissances organisent le système international et
réduisent ainsi l’incertitude propre à l’anarchie.
D’ailleurs, moins il y a de grandes puissances, plus un système international est
stable :
« Avec seulement deux grandes puissances, on peut
s’attendre à ce qu’elles agissent toutes les deux en vue
de maintenir le système ».
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La fin de la guerre froide semble a priori aller dans le sens de Waltz plutôt que dans
celui de Aron : la guerre idéologique à laquelle ce dernier s’attendait n’a pas eu lieux.
Mieux, la guerre froide a pris fin sans qu’un seul coup de feu ne soit tiré, du seul fait de
l’effondrement de l’URSS. Reste pourtant que Waltz n’a pas prévu cette fin. Il affirmait
en 1979 que « les barrières à l’entrée du club des superpuissances n’ont jamais été plus
hautes et plus nombreuses. Le club restera pendant longtemps le club le plus exclusif au
monde ». Pourtant, dans un passage de sa Théorie de la politique internationale, il
semble prévoir l’issue effective de la guerre froide.
« L’union soviétique jouit de beaucoup d’avantages
qu’ont les Etats-Unis et de quelques-uns que les Etats-
Unis n’ont pas. Mais avec un PNB qui ne représente
que la moitié du nôtre, elle aura du mal à rester dans la
course. On pourrait se demander si la bonne question à
poser n’est pas celle de savoir si un troisième ou
quatrième Etat rejoindra le cercle des grandes
puissances dans un avenir proche, mais plutôt si l’URSS
pourra s’y maintenir ».
C’est cette intuition, laissée sans suite, qui constitue le pivot d’une autre version du
néo-réalisme, celle proposée par Robert Gilpin.
§4 Gilpin (Robert)
(War and Change in World Politics, 1981)
22
« La nature fondamentale des relations internationales
n’a pas changé depuis des millénaires. Les relations
internationales continuent d’être une lutte récurrente
pour le bien-être et la puissance parmi des acteurs
indépendants en état d’anarchie. L’histoire classique de
Thucydide est un guide aussi pertinent au comportement
des Etats contemporains qu’il l’a été au Ve siècle avant
Jésus-Christ ». = INVARIANT
23
processus ne s’inverse dans un second temps. Pourquoi ? Parce que le maintien de la
position hégémonique implique des dépenses de défense qui se feront nécessairement au
détriment du développement économique. La loi des taux différentiels de croissance joue
donc tôt ou tard en faveur des puissances secondaires : si l’une d’entre elles en vient
alors à estimer que les bénéfices d’un changement du système de régulation existant sont
supérieurs aux investissements nécessaires à ce changement, elle n’hésitera pas à venir
défier la puissance hégémonique. Il s’ensuit une guerre hégémonique au sens de guerre
généralisée en vue de la définition d’un nouvel ordre international.
« un conflit hégémonique, dû au déséquilibre croissant
entre le fardeau que représente le maintien de l’empire
hégémonique et les ressources à la disposition de la
puissance dominante pour ce faire, aboutit à la création
d’un nouveau système international ».
A la tête de ce nouvel ordre, se trouvera soit la puissance qui est venue défier la
puissance dominante, soit l’une des puissances alliées de la seconde, et qui profite du
déclin de celle-ci pour prendre son relais : c’est ce qui s’est passé après les deux guerres
mondiales, lorsque les Etats-Unis ont succédé à la Grande-Bretagne défiée à deux
reprises, mais sans succès, par l’Allemagne.
Dans tous les cas, ce nouvel ordre ne sera lui aussi que plus ou moins temporaire :
« La conclusion d’une guerre hégémonique signifie le
début d’un autre cycle de croissance, expansion et
déclin. La loi de croissance inégale continue à
redistribuer la puissance, minant ainsi le statu quo
établi suite à la dernière lutte hégémonique. Le
déséquilibre remplace l’équilibre, et le monde s’oriente
vers un nouveau conflit hégémonique ».
24
réalisme la théorie de la politique internationale, susceptible d’expliquer le
comportement des Etats en tout temps et tout lieu.
En effet, d’après Waltz, « si théorie de la politique internationale il doit y avoir,
c’est bien la théorie de l’équilibre des puissances » : le système anarchique du self-help
contraint les acteurs à adopter un tel comportement, et à écarter le comportement opposé.
Or, Gilpin, pourtant tout aussi néo-réaliste, ne partage pas cette analyse, si équilibre
unipolaire il peut y avoir, c’est que nécessairement les puissances ne cherchent pas
toutes à s’équilibrer les unes les autres, mais acceptent que l’une d’entre elles assume le
leadership. Autrement dit, certaines puissances confient implicitement leur sécurité à
l’hégémonie bienveillante de la puissance prédominante, ce qui va à l’encontre du
principe du self-help.
Dominant depuis la guerre froide, le réalisme n’a pas été le premier paradigme
central des Relations internationales : en effet, c’est le libéralisme qui a prévalu lors de la
naissance de la discipline qui, on l’a vu, a vu son réel essor au sortir de la première
guerre mondiale. On sait aussi que le réalisme contemporain doit en partie sa
prédominance à la critique qu’il a proposée du libéralisme de l’entre deux guerres. La
prééminence idéologique dont bénéficie, aujourd'hui encore, le réalisme explique que le
libéralisme est volontiers considéré comme la deuxième approche principale des
Relations internationales, même si chronologiquement, c’est cette vision qui est d’abord
apparue. Cela explique aussi sa place dans le plan qui vous est proposé.
Dans son discours en 14 points délivré au sénat américain le 22 janvier 1917, tirant
les leçons de l’incapacité du concert européen à éviter la guerre 1914-1918, énonce un
programme qui se propose de :
- remplacer la démocratie de cabinet par une démocratie transparente ;
25
- éviter le protectionnisme économique par l’ouverture des frontières et la liberté
des mers ;
- mettre un terme à la course aux armements grâce à un désarmement généralisé ;
- faire succéder aux sphères d’influence coloniale le droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes ;
- créer une association des nations respectant le droit international et rompant
avec le traditionnel jeu des puissances basé sur l’équilibre des forces.
On reconnaît bien évidemment, dans les deux premiers objectifs et dans le dernier
l’influence prédominante de la pensée kantienne dans le projet wilsonnien.
La plupart des présentations des Relations internationales voient dans ce discours
tout autant l’acte de naissance de la discipline que l’origine de la nature ouvertement
idéaliste de l’approche libérale des relations internationales du début du XXème siècle.
Désireux de contribuer à rendre le monde pacifique, les théoriciens de l’entre deux
guerres auraient mis leur science au service des politiques menées par les puissances du
statu quo (pacte Briand Kellogg) ; or, comme celles-ci se sont révélées inefficaces eu
égard aux objectifs poursuivis, leurs analyses relèveraient forcément du vœu pieux.
Il est vrai que la vision du monde de Wilson est fondée sur un ensemble de
croyances normatives, telles que le préjugé de la nature humaine foncièrement bonne,
l’affirmation du souci humain pour le bien-être d’autrui, l’appel à l’institutionnalisation
de la société internationale en vue d’éliminer l’anarchie qui rend probable la guerre et
l’injustice… Pourtant, cette critique se doit d’être atténuée. Wilson ne fait que reprendre
dans son discours les idées des libéralismes républicain, commercial et institutionnel
émises bien avant lui.
Il y avait une forte croyance du libéralisme républicain ou démocratique, qui affirme
de façon générale que la paix internationale est fonction de la diffusion de la démocratie,
et dont l’origine remonte à Kant. On retrouve ici le problème que pose la pensée
internationale de Kant : si la vision téléologique de son Idée d’une histoire universelle au
point de vue cosmopolitique permet de le classer dans la tradition globaliste ou
révolutionnaire, l’analyse empirique de son essai Vers la paix perpétuelle fait de lui un
membre à part entière de la vision libérale.
Wilson fait en fait explicitement référence à Kant lorsqu’il appelle au remplacement
de la old diplomacy par une diplomatie ouverte à l’opinion publique. La volonté
26
wilsonnienne de mettre un terme à la diplomatie secrète aussi par le souci du président
américain de trouver une parade au défi des bolcheviks qui, en 1917, s’étaient retirés de
la première guerre mondiale et avaient proclamé unilatéralement la paix de Brest-
Litovsk en en appelant directement aux peuples par-dessus la tête de leurs
Gouvernements. Inutile de le préciser : aussi bien pour Wilson que pour Trotski, cette
diplomatie démocratique n’a pas fait long feu.
Chez Kant, les citoyens qui, dans une démocratie, décident in fine de la politique
étrangère, puisque les décideurs sont issus de leur consentement, refusent de s’engager
dans une guerre dont ils auraient à supporter les conséquences néfastes.
« Quand on exige l’assentiment des citoyens pour
décider si une guerre doit avoir lieu ou non, il n’y a rien
de plus nature que, étant donné qu’il leur faudrait
décider de supporter toutes les horreurs de la guerre…,
ils réfléchissent beaucoup avant de commencer un jeu
aussi néfaste ; par contre, dans une constitution qui…
n’est pas républicaine, c’est la chose la plus aisée du
monde, parce que le chef n’est pas un associé dans
l’Etat, mais le propriétaire de l’Etat ».
Or, les libéraux de l’entre deux guerres ne partagent guère cette affirmation de la
nature intrinsèquement pacifique de l’opinion publique. Constatant que le déferlement
des nationalismes n’a pas épargné les démocraties en 1914, ils estiment que la plupart
des gens « suivent leurs passions, et non leur raison, leurs sentiments et non leur
intérêt ». Ils estiment que leur devoir est d’éduquer les citoyens de toutes les nationalités
et les décideurs à davantage d’esprit internationaliste. L’augmentation du nombre de
démocraties n’est en effet susceptible de contribuer à l’extension de la zone de paix
démocratique qu’à condition que l’on soit en présence d’opinions publiques et d’élites
éclairées grâce à l’éducation qu’elles ont reçue.
On retrouve un volontarisme comparable dans le domaine du libéralisme
commercial, évoqué par Wilson dans ses appels à l’ouverture des frontières et à la liberté
des mers. Popularisée par Montesquieu dans sa thèse du « doux commerce », l’idée selon
laquelle « l’effet naturel du commerce est de porter à la paix », était devenue un lieu
commun tout au long du XIXème siècle. Cette idée était notamment diffusée en Grande-
Bretagne. Jeremy Bentham (dont on avait vu dans l’introduction qu’il avait inventé le
néologisme international en 1789 dans son ouvrage Introduction aux principes de la
27
Morale et de la Législation) affirmait ainsi que « tout commerce est par essence
avantageux et toute guerre par essence désavantageuse ». John Stuart Mill écrivait lui
que « le commerce rend rapidement la guerre obsolète en renforçant et multipliant les
intérêts personnels qui lui sont opposés ».
Les libéraux internationalistes font là encore preuve de moins de naïveté . C’est tout
d’abord le cas de Normann Angell dans sa Grande Illusion. Loin de vouloir abolir la
guerre, loin même d’annoncer l’impossibilité de la guerre à cause de l’interdépendance
économique prévalant au début du XXème siècle, c’est en réalité la futilité du recours à la
force, sa contre-productivité, son irrationalité à la fois économique et politique qu’il
dénonce.
« L’argument est non pas que la guerre est impossible,
mais qu’elle est futile, inutile, même lorsqu’elle est
victorieuse, comme moyen susceptible de garantir les
fins morales et matérielles qui représentent les besoins
des peuples européens modernes ».
§2 John Hobson
28
quelque sorte, Hobson préconise un « internationalisme-providence » anticipant ce
faisant le embedded liberalism de l’après seconde guerre mondiale, c'est-à-dire le libre-
échange encadré succédant au libre-échange prédateur caractéristique du XIXème siècle.
Mais il n’y a pas que dans le domaine des relations économiques que les
internationalistes libéraux de l’entre-deux-guerres abandonnent le postulat smithien de la
main invisible du marché. Ils en appellent aussi, dans le domaine des relations inter-
étatiques, relatives à la guerre et à la paix, à un système de gouvernance. Ce libéralisme
institutionnaliste, ou régulatoire, que Wilson fait sien dans son 14e point relatif à la
création d’une association des nations remonte à Grotius et à Locke. Ici encore, les
internationalistes libéraux de l’entre-deux-guerres, s’ils se font les avocats de la Société
des Nations, y voient davantage une simple structure de « rencontre de gouvernements
avec d’autres gouvernements » qu’une institution capable d’assurer le maintient de la
paix par sa seule existence. Exprimé autrement, ils imaginent la Société des Nations
comme une espèce de concert institutionnalisé grâce auquel les « grandes puissances
pacifiques » géreraient le milieu international au nom de l’ensemble des Etats souverains
et en vue de la défense du droit international en permanence menacé par les « Etats
brigands » (ces expressions sont dues à John Keynes). Attribuant la première guerre
mondiale à « l’absence de mécanisme susceptible d’apporter un règlement aux disputes
internationales qui avaient causé la catastrophe » de 1914-1918, ils sont guidés par la
« volonté d’introduire des éléments de coercition dans le système international » et
n’hésitent pas à souligner la légitimité du recours à la riposte militaire collective en vue
de mettre fin au recours unilatéral à la force de la part des law-breakers coupables de
menacer la paix.
En bref, qu’il prône l’éducation civique, la régulation économique, ou la sécurité
collective, l’internationalisme libéral de l’entre-deux-guerres abandonne le libéralisme
classique postulant l’harmonie naturelle entre intérêts nationaux en faveur d’un
libéralisme internationaliste. En fait, les internationalistes libéraux constatent l’écart
croissant entre le processus d’interdépendance économique grandissante d’un côté, et la
persistance d’un état de guerre politique de l’autre :
« Les nations et les peuples sont si intiment liés les uns
aux autres, une partie du monde est à un tel point
dépendante de toutes les autres parties, que la perte
subie par une nation est presque toujours une perte
pour toutes les autres nations, et que le gain pour une
29
nation est un gain pour toutes les autres. Et pourtant le
monde continue d’être organisé par un système
politique digne de l’époque des tribus pastorales ou des
villes fortifiées ».
§3 Hedley Bull
Une telle conception, bien davantage évolutive que téléologique des relations
internationales, on la retrouve dans l’Ecole anglaise des relations internationales, qui
incarne le libéralisme international pendant la guerre froide.
Si l’Ecole anglaise peut être qualifiée de partie intégrante de la vision libérale des
relations internationales, elle est paradoxalement portée par un australien, résidant en
Angleterre. Elle se situe dans la continuité de l’internationalisme libéral de l’entre-deux-
guerres. Certes, le désenchantement provoqué par la paralysie successive de la SDN et
de l’ONU a été à l’origine du fiasco qu’à connu le libéralisme dans une discipline
dominée après 1945 par le réalisme américain : il n’est donc guère surprenant de voir le
renouveau du libéralisme se produire en dehors des Etats-Unis et auprès d’adeptes de
l’approche traditionnelle des Relations internationales.
30
Mais c’est surtout parce que l’Ecole anglaise, au-delà de ses spécificités (les
libéralismes républicain et économique disparaissent au profit du seul libéralisme
institutionnel ; le normativisme est abandonné), partage avec l’internationalisme libéral
de l’entre-deux-guerres la même conception lockienne de l’anarchie comme domaine du
possible et non comme domaine du nécessaire.
Bull reconnaît comme « évident » le fait que
« les relations mutuelles entre Etats souverains ne sont
pas soumises à un Gouvernement commun et qu’il existe
par conséquent une anarchie internationale ».
Mais il refuse de faire sienne une conception hobbesienne de l’anarchie comme état
de guerre caractérisé par l’impossibilité de toute activité économique, l’absence de toute
règle légale et morale, et la guerre de chacun contre chacun.
Tout au contraire, dit Bull, la structure anarchique des relations internationales
n’empêche nullement les Etats de former, au-delà d’un simple système international, une
« société internationale », une « société des Etats », une « société anarchique » qui existe
lorsque des Etats, « conscients de certains intérêts et valeurs communs, se conçoivent
comme étant liés par un ensemble de règles communes dans leurs relations réciproques
et participent au bon fonctionnement d’institutions communes ».
Chez Bull, les Etats sont susceptibles d’autoréguler leurs relations mutuelles en vue
de maintenir un minimum d’ordre et de stabilité. Ils le font de deux manières :
1) en émettant, consciemment, des règles, telles que la limitation de l’usage de la
force, la non-ingérence dans les affaires intérieures ou le respect de la parole
donnée ;
2) en contribuant à l’édification volontariste d’institutions telles que le droit de la
guerre, les conventions et usages diplomatiques, la pratique de l’équilibre des
puissances…
Une telle argumentation lie l’Ecole anglaise à la philosophie libérale, selon qui les
acteurs sociaux sont capables d’émettre et de respecter des règles – y compris en
l’absence de toute autorité chargée d’en assurer l’exécution – non pas parce qu’ils se
sentiraient solidaires entre eux mais parce qu’ils sont des êtres rationnels, capables de
comprendre qu’il est dans leur intérêt commun de respecter des règles susceptibles de
réguler leurs relations contractuelles. Cet intérêt commun, c’est la « prise de conscience
des désavantages du chaos permanent de relations interétatiques non régulées ».
31
Il reste que le libéralisme de Bull demeure stato-centré, à l’inverse de celui
d’Andrew Moravcsik, dont le retour à l’individu constitue l’innovation principale.
§4 Andrew Moravcsik
Alors que chez les réalistes l’Etat est l’acteur principal voire exclusif des relations
internationales, l’Etat chez Moravcsik ne fait que représenter les individus sur la scène
internationale. En tant que mandataire, il est chargé d’y défendre les intérêts que les
32
acteurs sociétaux, individuels ou collectifs, ne peuvent eux-mêmes satisfaire d’une façon
plus efficace.
L’Etat n’est pas l’acteur principal des relations internationales, il est une simple
courroie de transmission.
Autre conséquence, et autre différence avec les réalistes : alors que pour ces
derniers, la personnification de l’Etat en son chef agissant rationnellement est une fiction
nécessaire préalable à tout raisonnement possible en relations internationales, Moravcsik
estime qu’en relations internationales
« La politique gouvernementale est contrainte par les
[…] intérêts […] des groupes qui […] exercent en
permanence une pression sur les décideurs en vue de
leur faire adopter des politiques conformes à leurs
préférences ».
Dans cette perspective, la politique étrangère s’analyse alors comme une suite de
décisions singulières reflétant les intérêts et préférences de tel ou tel groupe ayant réussi
à imposer à travers l’appareil décisionnel son point de vue aux autres.
Alors que Waltz privilégie le niveau d’analyse systémique qu’est la configuration en
pôles de puissance du système international pour expliquer le comportement extérieur
des Etats, Moravcsik au contraire se situe au niveau de l’acteur collectif qu’est l’Etat.
C'est-à-dire, plus exactement, qu’il privilégie la nature du régime interne d’un Etat. En
effet, les demandes sociétales, ou les préférences sociales, qui sont à l’origine de la
politique poursuivie par un Etat sur la scène internationale, accèdent au pouvoir politique
qui conduit ladite politique étrangère à travers les institutions qui organisent les relations
entre la société civile et le pouvoir politique.
En d’autres termes : la nature du régime politique interne d’un Etat exerce une
influence prédominante sur son comportement international. C’est donc la forme
institutionnelle que prend un Etat qui est le facteur clef permettant de comprendre la
politique extérieure d’une unité politique. Loin d’être fonctionnellement indifférenciés à
cause d’une structure anarchique imposant à tous les Etats une politique de self-help, une
démocratie, un régime totalitaire n’auront pas le même comportement international. Ils
représentent en effet des interprétations et combinaisons différentes des intérêts
sociétaux en terme de sécurité, de bien-être et de valeurs exprimées par les membres les
plus influents de leurs sociétés civiles respectives.
33
De ce fait, on peut s’attendre de façon générale de la part d’un régime totalitaire à
un comportement plus agressif sur la scène internationale, étant donné la possibilité pour
les minorités à la tête d’un tel régime de faire subir à la majorité exclue du pouvoir les
coûts qu’entraîne potentiellement le recours à la force contre un autre Etat. Inversement
l’aversion au risque qui caractérise l’individu moyen explique qu’un régime
démocratique fait a priori preuve d’un comportement pacifique. Il s’agit là d’un
libéralisme kantien revisité. On se rappelle que l’essor des Républiques favoriserait, dans
l’utopie kantienne une société internationale pacifiée. Il y a des illustrations historiques
de ces propositions : cf. Munich et le dévoiement de l’idée munichoise.
Cependant, cette affirmation se doit d’être nuancée, car une démocratie n’est pas
intrinsèquement pacifique, de même qu’un régime totalitaire, ou plus simplement
dictatorial ne fait pas nécessairement preuve d’un comportement international agressif.
Dans le cas d’une démocratie, sa politique étrangère peut se voir court-circuiter par
la minorité ayant des ressources politiques supérieures. En d’autres termes, une
démocratie représentative peut voir un groupe politique prédominer, alors même qu’il est
minoritaire dans le pays réel, mais majoritaire dans les institutions parlementaires.
Ensuite et surtout parce que le comportement d’un Etat sur la scène internationale
dépend du comportement des autres Etats qui sont eux aussi chargés par leurs sociétés
civiles respectives de défendre leurs intérêts. L’interdépendance caractéristique de la
scène internationale produit des externalités, c'est-à-dire des conséquences négatives
(coûts) ou positives (bénéfices) pour chaque Etat du fait de la poursuite par tous les
autres de leurs préférences propres.
Il s’ensuit trois configurations possibles dans les relations internationales :
1) lorsque les externalités entre deux Etats sont positives (c'est-à-dire que deux
Etats ont les mêmes préférences ou qu’aucun n’est concerné par les préférences
de l’autre), leurs relations sont pacifiques ;
2) lorsque les externalités sont négatives, les relations sont conflictuelles et
susceptibles de conduire à la guerre ;
3) lorsque les externalités sont partagées (c'est-à-dire que chaque Etat subit les
coûts de l’action de l’autre), les relations sont conflictuelles mais ces conflits
sont susceptibles d’être réglés par la coopération.
34
Ces trois sortes de relations possibles montrent bien que, pour cet auteur,
l’interdépendance (notamment économique) n’a plus l’effet pacificateur qu’elle avait
dans le libéralisme commercial classique. L’impact de l’interdépendance économique
sur la paix ou la guerre est en effet fonction des effets qu’elle a sur les acteurs sociétaux,
selon que ceux-ci en tirent ou non profit.
En effet, au sein d’une société, on assiste à deux mécanismes contradictoires :
1. une pression à la fermeture de la part des acteurs qui voient leur position se
détériorer suite à l’ouverture des frontières
2. une pression à l’ouverture de la part de ceux qui s’estiment suffisamment
compétitifs pour profiter des échanges extérieurs.
On peut ici prendre l’exemple de l’intégration communautaire dans le cadre de
l’Union européenne (développer).
Dans les années 1960, on assiste à l’irruption, dans le champ des Relations
internationales, d’une approche marxiste qui souligne justement les relations
d’interdépendance déquilibrée entre les sociétés du centre (c'est-à-dire les sociétés
occidentales) et de la périphérie (ce qu’on a appelé tiers-monde). Cela va bien
évidemment à l’encontre des théories réalistes qui postulent la fiction de l’égalité des
Etats souverains.
Les auteurs qui ont effectué une analyse marxiste des Relations internationales se
proposent de revisiter les théories marxistes de l’impérialisme de Marx, Lénine et
Boukharine notamment
Mais comment expliquer ce paradoxe d’une approche internationaliste renvoyant à
un auteur, Marx, réputé ne pas avoir produit de théorie internationale. C’est qu’il existe
des liens étroits entre la théorie marxiste et l’application qui en a été faite dans la
pratique : parce que le marxisme constitue tout autant une doctrine politique qu’une
approche théorique, et parce que un certain nombre d’Etats, notamment l’URSS, se sont
réclamé de cette doctrine dans leur politique extérieure.
35
Cette vision théorique, si elle s’est diffusée dans les années 1960 et 1970, remonte à
Marx et à Engels eux-mêmes. Ces deux auteurs ont, c’est vrai, consacré en priorité leur
attention aux relations entre classes sociales. Ils ont de ce fait analysé la politique
internationale en fonction de son influence sur l’accélération et la diffusion de la
révolution qu’ils appelaient de leurs vœux.
Mais la théorie générale de la lutte des classes de Marx est bien par essence une
théorie internationale, et plus précisément globaliste (cf. introduction). La révolution que
Marx souhaite ne saurait à ses yeux se réaliser au final qu’à l’échelle mondiale.
De ce fait, la théorie internationale de Marx est une théorie originale, car elle
subordonne les relations interétatiques aux relations sociales.
Dans cette perspective, ce sont les classes, et non pas les Etats des réalistes, ni
même les individus des libéraux, qui constituent l’unité d’analyse fondamentale.
Selon Marx, le mode de production prédominant est le mode de production
capitaliste. Dans son cadre s’opposent deux classes principales :
1. la bourgeoisie, qui détient les moyens de production ;
2. le prolétariat, qui détient sa seule force de travail qu’il est obligé de vendre sur le
marché du travail pour assurer sa subsistance ; ce faisant, le prolétariat reproduit
le mode de production existant en faveur d’une classe bourgeoise dominante.
Mais le capitalisme s’est organisé sur des bases nationales et donc sur des bases
également étatiques : chaque classe bourgeoise nationale a en effet érigé un Etat qui
assure sa domination politique.
Donc l’Etat est loin d’être un acteur à part entière, car il ne fait que refléter les
rapports de force sous-jacents entre classes sociales.
Il est partie intégrante d’une formation sociale composée d’une infrastructure et de
différentes superstructures.
1. L’infrastructure, c’est l’économie, constituée des rapports de production.
2. Les superstructures sont politiques, juridiques et idéologiques.
C’est entre les différentes formations sociales que se nouent alors des relations inter-
« nationales », car l’Etat est chargé de représenter les intérêts économiques et politiques
de la classe dominante face aux autres Etats eux-mêmes chargés de défendre les intérêts
de leur classe dominante.
36
Pour Marx, les relations internationales ne sauraient donc se comprendre en dehors
du mode de production capitaliste qui est à l’origine de l’émergence de l’Etat comme
mode privilégié de l’organisation politique de la lutte des classes.
Puisque, dans cette théorie, l’Etat est l’instrument de la classe bourgeoise, sa
politique étrangère ne reflète en réalité pas l’intérêt national. Mais elle reflète ceux de la
classe dominante. La conséquence est très simple : on assiste dès lors à des relations
interétatiques en état de conflit permanent, vu la concurrence que se livrent dans leur
course au profit les différentes bourgeoisies nationales entre elles.
Autrement dit, les guerres coloniales sont un moment obligé de la lutte des classes.
La révolution présuppose en effet la diffusion à l’échelle mondiale du capitalisme et les
contradictions qui, tôt ou tard, feront le jeu de la révolution.
§1 Lénine
L’impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916)
37
Mais cette pacification intérieure, éphémère, ne peut être obtenue qu’au prix d’une
aggravation des rivalités extérieures entre les Etats en lutte pour les mêmes colonies (Les
Etats pouvant être que des Etats bourgeois satisfaisant les intérêts non pas nationaux, on l’a vu, mais de
leur bourgeoisie nationale, puisque, on l’a vu, chaque Etat est aux mains de la classe dominante qu’est la
bourgeoisie).
§2 L’Ecole de la Dependencia.
Ces auteurs vont être très inspirés par une analyse de Boukharine, auteur de
L’économie mondiale et l’impérialisme (1915). Selon cet auteur, qui écrit son ouvrage
un an avant celui de Lénine, on assiste, à l’échelle mondiale, à un affrontement entre
villes et campagnes. Dans l’économie mondiale, les « villes », que sont les pays
industriels, s’affrontent aux « campagnes » que sont les régions agricoles. C’est cette
idée qui sera reprise et approfondie dans les années 1960 par les théoriciens qui
s’inscriront dans le courant marxiste. Elle leur permettra de délaisser définitivement
l’étude de la rivalité interétatique qui avait encore bénéficié d’une attention primordiale
chez Lénine, persuadé que la compétition pacifique entre Etats capitalistes était
impossible. L’histoire a en effet montré que c’était faux. On assiste aujourd'hui à une
compétition pacifique, même si elle est quelquefois tendue, entre Les Etats-Unis, les
Etats de l’Union européenne, et le Japon.
Au-delà de la fidélité à l’approche marxiste, ou plus précisément léniniste des
relations internationales, c’est surtout le contexte de la découverte qui explique
l’évolution et la résurgence de l’analyse d’inspiration marxiste.
L’entre-deux-guerres tout d’abord, l’après guerre mondiale ensuite, constituent des
périodes particulièrement délicates pour l’approche marxiste des relations
internationales.
D’un côté, l’URSS, qui se réclame du marxisme, privilégie les intérêts nationaux à
la révolution mondiale (cf. affrontement Staline Trosky, Révolution dans un seul pays,
contre Révolution mondiale dans l’entre deux guerres).
38
De l’autre, les outils conceptuels d’inspiration marxiste ne semblent guère
appropriés pour comprendre l’évolution des relations internationales. Non seulement la
configuration bipolaire des rapports internationaux et l’équilibre de la terreur rend
dérisoire l’analyse des relations internationales uniquement en termes de rapports de
production, mais les Trente Glorieuses semblent prouver, à cette époque, la capacité du
capitalisme à surmonter ses contradictions internes et à échapper à la crise finale prédite
par Marx et Lénine.
Mais dans les années 1960, tout change.
Tout d’abord, l’affrontement Est-Ouest se transforme provisoirement en détente
après l’affaire des Missiles de Cuba.
On assiste ensuite à un déclin relatif des Etats-Unis, embourbés dans la guerre du
Vietnam.
Parallèlement, la révolution semble un peu partout à l’ordre du jour : Cuba, Che
Guevara, 1968…
Par ailleurs, l’affrontement militaire étant atténué, les relations économiques
apparaissent avec d’autant plus d’importance, ce qui joue en faveur d’une analyse en
termes marxistes qui accorde la priorité au facteur économique.
Enfin, le monde strictement bipolaire se relâche en raison de l’irruption sur la scène
mondiale d’Etats issus de la décolonisation qui souhaitent doubler leur souveraineté
politique d’un développement économique.
39
sous-développement, alors qu’ils sont pourtant juridiquement souverains depuis un siècle
et demi, depuis Bolivar. Les Dependestistas, c'est-à-dire les auteurs de cette école de pensée, (ex :
Cardoso, Professeur d’économie, et ancien président du Chili, avant Lula) vont attribuer cette
situation non pas à l’incapacité de ces sociétés à passer à une société industrielle
moderne, mais à l’échange inégal, entre ces sociétés et les sociétés riches du centre
(c'est-à-dire les pays industrialisés, principalement occidentaux, mais aussi le Japon…).
Cet échange inégal est dû à deux facteurs :
1. ces sociétés exportent des biens dont la demande et les prix baissent (ex : le
café) et importent des biens dont la demande et donc le prix augmentent (loi de
l’offre et de la demande ;
2. il est également dû à la situation de périphérie de ces sociétés dépendant
structurellement du centre.
Dépendance, centre, périphérie, voici les trois concepts clefs de l’école de la
Dependencia, dont l’influence a dépassé les frontières de l’Amérique latine en se
diffusant dans les différents pays en voie de développement.
Pour synthétiser, le sous-développement des pays du tiers monde s’explique par
la dépendance de la périphérie par rapport au centre.
Cette dépendance existe à plusieurs niveaux :
- dans le domaine commercial
- dans le domaine financier, puisque l’industrialisation de la périphérie, c'est-à-
dire des pays du tiers monde dépend des capitaux du centre et que les profits des
investissements sont rapatriés vers les pays du centre (ex : crise argentine il y a
quelques années)
- dans le domaine technologique, puisqu’il n’y a pas de transfert de technologie
du centre vers la périphérie.
Pour sortir de l’échange inégal, une seule stratégie alors : sinon la révolution
socialiste, du moins la rupture avec l’économie capitaliste mondiale, car la relation de
dépendance est inscrite dans la structure de ce système : en effet l’exploitation de la
périphérie par le centre a pour fonction la reproduction du système dans son ensemble au
profit du centre et au détriment de la périphérie.
Une illustration contemporaine permettra de mieux comprendre comment sortir de
ce système de reproduction : en favorisant, par exemple, le commerce équitable. Dans ce
40
commerce, l’achat de produits venant des sociétés de la périphérie se produit sans qu’il y
ait déséquilibre des termes de l’échange, c'est-à-dire sans qu’il y ait volonté de
maximiser le profit.
Ce qui est intéressant dans une telle analyse, c’est qu’une relation de domination au
bénéfice du centre peut exister indépendamment de tout recours à la violence armée. Il
peut y avoir une violence structurelle sans qu’il y ait de violence physique.
En d’autres termes, pour l’école de la Dependencia, et selon le Norvégien Johan
Galtung :
« il n’y a que l’impérialisme imparfait qui ait besoin de
recourir aux armes ;
[cf. l’explication donnée par Lénine de l’impérialisme et de la
naissance du conflit 14-18]
L’impérialisme professionnel s’appuie plutôt sur la
violence structurelle que sur la violence armée ».
Une telle analyse permet une clef de lecture du phénomène suivant : la structure
hiérarchique qui caractérise les relations du centre à la périphérie permet aux Etats du
centre d’assurer un rôle de domination en imposant les institutions qui satisfont leurs
intérêts : ex : le Fonds monétaire international.
Commençons l’application que peut avoir l’une des théories envisagées, la théorie
réaliste, pour expliquer le processus de l’intégration communautaire : il s’agit d’une
citation de John Mearsheimer, trois mois après la chute du mur de Berlin, qui est tombé
en novembre 1989 :
« La guerre froide a été la raison principale qui
explique l’épanouissement des relations à l’intérieur de
la Communauté européenne. Tout d’abord, une Union
soviétique puissante et potentiellement dangereuse a
obligé les démocraties occidentales à s’unir pour
affronter ensemble la menace commune. La Grande-
Bretagne, l’Allemagne et la France ne se souciaient
plus les unes les autres, étant donné que chacune avait
affaire à la plus grande menace soviétique. Ensuite, la
position hégémonique des Etats-Unis au sein de l’OTAN,
41
contrepartie militaire de la Communauté européenne, a
tempéré les effets de l’anarchie sur les démocraties
occidentales et facilité la coopération entre elles.
L’Amérique a non seulement fourni une protection
contre l’Union soviétique, mais a également garanti les
différents Etats européens contre une attaque de tout
autre Etat européen. Sans menace soviétique commune,
et sans gardien américain, les Etats d’Europe
occidentale commenceront à se regarder de nouveau en
chien de faïence, comme ils l’ont fait durant les siècles
précédant la guerre froide. La coopération sera plus
difficile que pendant la guerre froide. Les conflits vont
augmenter ».
Le scénario écrit en février 1990 par Mearsheimer dans un article retentissant « Back to the
Future. Instability in Europe After the Cold War » illustre à merveille l’approche réaliste de
l’intégration européenne. Suite au traité de Maastricht, la Communauté européenne est
en train de se transformer en Union européenne, avec une PESC (politique étrangère et
de sécurité commune), au lieu d’une simple coopération entre Etats membres de la CEE.
Les réalistes continuent de lire l’intégration européenne à travers leur grille privilégiée
de lecture : la guerre et la paix, les conflits et la sécurité. En fait, les réalistes continuent
d’analyser la construction européenne à travers la seule perspective de l’équilibre des
puissances.
Pour synthétiser, dans l’approche réaliste, l’intégration (dans notre exemple
communautaire), n’a qu’un seul attrait : la paix.
Mais l’intégration communautaire s’est d’abord bâtie sur l’économie, c'est-à-dire sur
la libre circulation des biens, des marchandises et des personnes. Il n’y avait à l’origine
avec la CECA (1951) qu’un but modeste : l’intégration dans un secteur économique
délimité, celui du charbon et de l’acier, qui faisait l’unanimité entre les autorités
politiques allemandes et françaises. Le bon fonctionnement d’une telle intégration
exigeait la présence d’une bureaucratie centrale, une institution supranationale,
composée de membres nommés par les Gouvernements nationaux. Cette bureaucratie se
rend vite compte que ce secteur entretient des liens avec le reste de l’économie. Il y a
aussi une demande convergente des élites, politiques et économiques vers une plus forte
intégration, c'est-à-dire vers l’élargissement de l’intégration économique. C’est la raison
d’être du traité de Rome (1957) qui crée la CEE.
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L’idée des pères fondateurs de l’Europe, en France Monnet ou Schuman, c’est en
fait l’idée d’une dynamique : une intégration économique qui amènera nécessairement
au but final : une unification politique de l’Europe. Pourquoi ? Parce que si l’on transfère
un nombre croissant de compétences économiques à la Communauté, puis à l’Union
européenne, les acteurs politiques (partis politiques, mais pas seulement, associations,
dans une certaine mesure syndicats…) vont intensifier leurs interventions sur le nouveau
centre de décision. De fait, l’Europe va récupérer de plus en plus de fonctions
traditionnellement exercées par les Etats.
L’intégration arriverait ainsi à son terme, inéluctable, d’une unification politique
parce que l’évolution de l’intégration économique créerait les conditions d’émergence
d’une « communauté politique nouvelle réunissant les nations pré-existantes qui se sont
rejointes sur la base d’une nouvelle conscience nationale ».
Cette nouvelle conscience nationale existe-t-elle. En substance, existe-t-il un peuple
européen ou sommes-nous face à l’agrégation de différents peuples nationaux. Il existe
certainement une identité culturelle européenne, une culture européenne, cela est-il déjà
constitutif d’un peuple ? Poser la question, c’est déjà y répondre. La création d’un peuple
peut procéder d’une volonté politique, mais elle ne peut pas être institutionnalisée…
La relance de la construction communautaire, après les ratés du traité de Nice est
très illustrative. En parlant, symboliquement d’une Constitution, alors que,
juridiquement il s’agit toujours d’un traité entre les 25 membres actuels de l’Union
européenne, on veut créer une nouvelle dynamique.
Le problème, c’est qu’une Constitution, dans l’idéal démocratique, émane
normalement d’une Assemblée constituante spécialement mandatée par le peuple
souverain. Le fait qu’il n’y ait pas eu d’Assemblée constituante, mais une Convention,
composée de membres nommés par les différents gouvernements, est illustrative de
l’absence d’un peuple européen. On aurait pourtant pu considérer que le Parlement
européen soit transformé, pendant la durée d’une session, en Assemblée constituante.
Pourquoi ne l’a-t-on pas fait ? Parce que, en réalité, on ne considère pas qu’il existe un
peuple. Ce peuple, si tant est qu’il existe, est en devenir, conformément à la volonté
d’ailleurs, des pères de l’Europe communautaire, c'est-à-dire, on l’a dit, de l’intégration
progressive, d’abord économique, puis politique, pour parvenir à une unification
politique.
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