Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                

Arendt Philosophie Et Politique

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 12

Les Cahiers du GRIF

Philosophie et politique
Hannah Arendt, Françoise Collin

Citer ce document / Cite this document :

Arendt Hannah, Collin Françoise. Philosophie et politique. In: Les Cahiers du GRIF, n°33, 1986. Annah Arendt. pp. 84-
94.

doi : 10.3406/grif.1986.1687

http://www.persee.fr/doc/grif_0770-6081_1986_num_33_1_1687

Document généré le 14/10/2015


Hannah Arendt à Paris

*\
Philosophie et politique

Hannah Arendt

Le problème de l'action et de la pensée


après la Révolution française

L'abîme entre la philosophie et la politique s'est ouvert historiquement par


le procès et la condamnation de Socrate qui, dans l'histoire de la pensée
politique, joue le même rôle de point critique que le procès et la condamnat
ion de Jésus dans l'histoire de la religion. Notre tradition de pensée polit
iquecommença avec la mort de Socrate qui fit désespérer Platon de la vie
de la polis et douter en même temps de certains des enseignements fonda
mentaux de Socrate.

Le fait que Socrate n'avait pas été capable de persuader ses juges de son
innocence et de ses mérites, si évidents pour les citoyens les meilleurs et les
plus jeunes, le fit douter de la valeur de la persuasion. Il nous est difficile
de saisir l'importance de ce doute, parce que « persuasion » est une traduct
ion très approximative et inadéquate de l'ancien Peithein dont l'importance
politique est indiquée par le fait que Peithô, la déesse de la Persuasion,
avait un temple à Athènes. La persuasion, Peithein, était la forme spécif
iquement politique de la parole, et les Athéniens étaient fiers de conduire
leurs affaires politiques dans le registre de la parole et sans contrainte, à la
différence des barbares. L'art de la persuasion qui était la rhétorique était
le plus haut et le véritable art politique. Le discours de Socrate dans l'Apol
ogie en est un des grands exemples, et quand Platon écrit dans le Phédon
ce qu'on a appelé une version revue de l'Apologie, il s'efforce sciemment de
présenter une défense «plus persuasive», précisément parce qu'elle se te
rmine sur un mythe de l'au-delà comportant récompenses et châtiments cor
porels destinés à effrayer l'audience plutôt qu'à la persuader. .

(Dans l'Apologie, Socrate se défend devant les citoyens et les juges d'Athè
nes : sa thèse est qu'il a politiquement raison et que sa manière de se
comporter était dans le plus grand intérêt de la cité. Dans le Criton, il
explique à ses amis qu'il ne peut fuir les raisons politiques de la cité, mais
doit plutôt souffrir la peine de mort. Le problème semble avoir été qu'il ne 85
pouvait pas persuader ses juges et qu'il ne pouvait pas convaincre ses amis.
En d'autres mots, la cité n'avait pas besoin d'un philosophe et les amis
n'avaient pas besoin d'une argumentation politique. Telle fut dans sa réalité
la tragédie dont témoignent les dialogues de Platon, avec leur conflit décisif
entre les Socratiques et ceux qui viennent après.)

Étroitement liée au doute sur la validité de la persuasion est la dénonciation


platonicienne de la doxa, l'opinion, qui ne traverse pas seulement comme un
trait rouge toutes ses uvres politiques, mais devient même une des pierres
de touche de sa doctrine de la vérité. La vérité platonicienne, même quand
la doxa n'est pas mentionnée, est toujours comprise et formulée comme
l'opposé de l'opinion, de la doxa. Le spectacle de Socrate ayant à soumettre
sa propre doxa aux opinions irresponsables des Athéniens et à la voir désa
vouée par une majorité, lui fit mépriser les opinions et lui enseigna cette
aspiration à des normes absolues par lesquelles les actes humains puissent
être jugés et la pensée humaine atteindre un certain degré de fiabilité. Cette
position devint dès lors l'impulsion première de sa philosophie politique et,
comme nous le verrons, influença même de manière décisive la doctrine
purement philosophique des idées. (Que le concept d'idées ait été d'abord un
concept de normes et de mesures, comme on le soutient souvent, même
encore aujourd'hui, n'est pas exact. Son origine n'est pas politique. Mais
cette erreur est toutefois compréhensible et même justifiable puisque Platon
lui-même fut le premier à utiliser les idées à des fins politiques, c'est-à-dire
pour introduire des normes absolues dans la sphère des affaires humaines où
sans de telles normes transcendantes, tout demeure relatif ; ainsi que Platon
lui-même avait l'habitude de le remarquer : nous ne savons pas ce qu'est la
grandeur, mais nous avons seulement l'expérience que quelque chose est
plus grand ou plus petit que quelque chose d'autre.)

En tentant de réfléchir jusqu'au bout les implications du procès de Socrate,


Platon arriva à la fois à son concept de la vérité comme le véritable opposé
de l'opinion, et à sa notion de la forme spécifique du discours philosophique,
dialegesthai, comme l'opposé de la persuasion et de la rhétorique. (Aristote
reprend ces distinctions et oppositions comme une évidence quand il
commence sa Rhétorique, qui appartient non moins que l'Éthique à ses
écrits politiques, avec l'affirmation suivante : Hé rhétorikè estin antistrophos
té dialektikè : l'art de la rhétorique, c'est-à-dire l'art de la persuasion et dès
lors l'art politique du discours, est la contrepartie de l'art de la dialectique,
art du discours philosophique.) La principale distinction entre persuasion et
86 dialectique est que la première s'adresse toujours à une multitude (peithein
ta pléthè) alors que la dialectique n'est possible que comme dialogue à deux
(autos auto). La faute de Socrate fut de s'adresser à ses juges dans la forme
de la dialectique, et c'est la raison pour laquelle il ne put les persuader ; sa
vérité, d'autre part, parce qu'elle respectait les limites inhérentes à la per
suasion, devenait une opinion parmi les opinions, pas plus valable que les
non vérités des juges. Socrate insista pour traiter avec ses juges comme il
avait l'habitude de parler de toutes sortes de choses avec les simples ci
toyens athéniens ou avec ses disciples ; et il croyait qu'il parviendrait ainsi à
une certaine vérité et en persuaderait les autres. Ou encore « la persuasion
ne vient pas de la vérité, elle vient des opinions », précisément parce que la
persuasion a rapport à la multitude et que la multitude est incapable de
vérité. Si on veut persuader la multitude, c'est-à-dire régner sur ses opi
nions, les seules choses dont elle soit capable, on doit user d'une sorte de
violence. Le mythe de l'au-delà par lequel Platon conclut tous ses dialogues
politiques, à l'exception des Lois, n'est ni de la vérité ni de l'opinion : il est
formulé comme une histoire qui peut effrayer, c'est-à-dire, comme une ten
tative d'user de violence par les seuls mots. Il peut achever les Lois sans ce
mythe conclusif, parce que les prescriptions détaillées et, même plus, le
catalogue détaillé des châtiments fait violence sans qu'il soit nécessaire de
plus de mots.

Bien qu'il soit plus que probable que Socrate ait été le premier à découvrir
le dialegesthai, parcourir quelque chose par la parole avec quelqu'un, il ne
perçut probablement pas celui-ci comme l'opposé ou même la contrepartie
de la persuasion et il est certain qu'il n'opposa pas le résultat de cette
dialectique à la doxa, à l'opinion. Pour Socrate, comme pour ses conci
toyens, la doxa était la formulation en discours de ce qui dokei moi, ce qui
m'apparaît. Cette doxa avait comme domaine non pas ce que Aristote a
nommé l'eikos, le probable (comme distinct de l'unum verum, l'unique vé
rité d'une part et l'infinie fausseté, les falsa infinita, d'autre part) mais
comprenait le monde comme il s'ouvre de lui-même à moi. Ceci n'était
cependant pas fantaisie subjective et arbitraire, mais pas davantage quelque
chose d'absolu, valable pour tous.
-

Le postulat était que le monde s'ouvre différemment à chaque homme, selon


la position qu'il y occupe ; et que le « même » (sameness) du monde, son
caractère commun (koinon, comme disaient les Grecs, signifiait commun à
tous) ou son « objectivité » (comme nous dirions du point de vue de la subj
ectivité dans la philosophie moderne) réside dans le fait que le même
monde s'ouvre à tous et que malgré toutes les différences entre les hommes 87
et leurs positions dans le monde, et par conséquent leurs doxai respectives,
« toi et moi sommes tous deux humains ».

Le mot doxa ne signifie pas seulement opinion, mais aussi splendeur et


renommée. Comme tel, il est relié au domaine politique qui est la sphère
publique dans laquelle chacun peut apparaître et montrer qui il est. Être
capable de se montrer soi-même, d'être vu par les autres et donc de briller
aussi bien que d'être entendu par les autres et d'affirmer sa propre opinion,
était pour les Grecs le privilège par excellence attaché à la vie publique
comme telle et refusé à la vie privée de la maisonnée, où on n'est jamais vu
ni entendu par les autres. (La famille, femme et enfants, et les esclaves
domestiques n'étaient naturellement pas reconnus comme humains à part
entière.) Dans la vie privée on se cache soi-même et on ne peut jamais
apparaître ni briller ; aucune doxa n'y est possible.

Socrate qui refusa dans une certaine mesure la fonction publique et les
honneurs ne se retira jamais dans la vie privée, mais au contraire, se porta
sur la place publique, en plein cur de ces doxai, de ces opinions. Ce que
Platon nomma plus tard dialegesthai, parcourir quelque chose par la parole
avec quelqu'un, lui-même l'appelait maieutique : il voulait aider chacun à
donner naissance à ce qu'il pensait de toute manière, à découvrir la vérité
dans la doxa. Cette méthode trouvait sa signification dans une double
conviction : chaque homme a sa propre doxa, sa propre ouverture au monde,
et c'est pourquoi Socrate doit toujours commencer par des questions ; il ne
peut savoir d'avance quelle espèce de dokei moi, ou de ceci m'apparaît,
l'autre possède. Il doit s'assurer de la position de l'autre dans le monde
commun. Et encore, comme personne ne peut connaître d'avance la doxa de
l'autre, personne ne peut savoir tout par lui-même ni, sans un effort supplé
mentaire, la vérité inhérente à sa propre opinion. Socrate doit faire ressortir
cette vérité que chacun possède potentiellement. Si nous restons fidèles à sa
propre métaphore de la maieutique, nous pouvons dire : Socrate devait ren
dre la cité plus vraie en délivrant en chacun des citoyens sa propre vérité.
La méthode pour le faire est le dialegesthai, mais cette dialectique qui
révèle (fait ressortir) la vérité ne détruit pas la doxa ou l'opinion, mais au
contraire révèle cette doxa dans sa vérité originelle. Le rôle du philosophe -
si nous pouvons appliquer ce mot à Socrate qui ne se pensait pas encore en
ces termes -, n'est pas de gouverner la cité, mais d'être son « taon », pas de
dire aux citoyens une vérité philosophique, non politique, mais de les rendre
88 plus vrais [...].
Ce qui arrive le plus évidemment dans le dialogue vrai à deux qu'est le
dialegesthai, c'est que, parce que chacun est obligé de rendre manifeste la
vérité qui habite son opinion, l'autre peut comprendre (pas autant que lui)
comment et dans quelle articulation spécifique le monde commun apparaît à
l'autre qui est à jamais inégal et différent. Cette sorte de compréhension,
voir le monde, comme nous le disons vulgairement aujourd'hui, du point de
vue de l'autre, est la perception politique par excellence ; si on devait défi
nir, dans la ligne de la tradition, la vertu la plus éminente de l'homme
politique, on pourrait dire qu'elle consiste dans la compréhension la plus
grande possible, en nombre et en diversité, non pas de points de vue, c'est-à-
dire non pas de subjectivités (qui, naturellement, existent, mais qui ne nous
concernent pas ici), mais de mondes tels qu'ils s'ouvrent eux-mêmes dans les
différentes opinions de leurs habitants, et, en même temps d'être capables
de communiquer entre eux de -sorte que la communauté de ce monde de
vienne apparente. Si une telle compréhension et une action qui s'en inspire
rait pouvaient trouver place sans l'aide de l'homme d'état, alors les condi
tions requises seraient que chacun des citoyens soit assez articulé pour
révéler son opinion dans sa vérité et dès lors pour comprendre ses conci
toyens. Socrate semble avoir cru que la fonction politique du philosophe
était d'aider à fonder cette forme de monde commun, bâti sur la compréh
ension de l'amitié. -,

Dans ce dessein, Socrate s'appuya sur deux aperçus, l'un contenu dans les
mots de l'Apollon de Delphes, Gnôthi sauthon, connais-toi toi-même, et
l'autre rapporté par Platon (et utilisé plus tard par Aristote) : « Il est bien
préférable d'être seul en désaccord avec le monde entier que d'être en dé
saccord avec moi-même. » Ce dernier est l'affirmation clé de la conviction
socratique que la vertu peut être pensée et enseignée.

Dans la compréhension socratique, le connais-toi toi-même de Delphes signi


fie : c'est seulement en sachant ce qui m'apparaît et seulement à moi, et
demeure à jamais relié à mon existence concrète, que je puis comprendre la
vérité. La vérité absolue, qui serait la même pour tous les hommes et dès
lors sans relation, indépendante de chaque existence humaine, ne peut pas
exister pour les mortels. Pour les mortels, la chose importante est de déga
gerla vérité de la doxa, de voir dans chaque doxa la vérité, et de parler de
telle manière que la vérité incluse dans l'opinion de chacun se révèle à lui et
aux autres. En ce sens, le socratique « Je sais que je ne sais pas » comme
partie importante de la maieutique ne signifie rien autre que : je sais que je
n'ai pas la vérité pour chacun, je ne peux connaître la vérité de l'autre si ce 89
n'est en l'interrogeant et en apprenant sa doxa, ce qui lui a été révélé à lui
à la différence de tous les autres. L'oracle de Delphes dans sa forme tou
jours équivoque honorait Socrate comme le plus sage de tous les hommes,
parce qu'il avait accepté les limitations de la vérité pour les mortels et parce
que, de même, en opposition avec les sophistes, il avait découvert que la
doxa n'est jamais une illusion subjective ou une distorsion arbitraire, mais
que la vérité lui est invariablement liée. Si la quintessence de l'enseignement
des sophistes a consisté dans les dyalogoi, dans l'insistance à montrer que
chaque sujet peut être traité de deux manières différentes, alors Socrate a
été le plus grand d'entre eux, parce qu'il pensait qu'il y a, ou pourrait y
avoir, autant de différents logoi qu'il y a d'hommes, et que tous les logoi
réunis forment le monde humain, dans la mesure où les hommes vivent
ensemble sur le mode de la parole.

Le critère principal pour l'homme qui prononce en vérité sa propre doxa


était pour Socrate « qu'il soit en accord avec lui-même », qu'il ne se contre
dise pas lui-même et ne dise pas de choses contradictoires. C'est ce que font
la plupart des gens, et ce que chacun de nous craint d'une certaine manière
de faire. La peur de la contradiction vient du fait que chacun de nous
«étant un», peut en même temps se parler à soi-même (eme emauthô)
comme s'il était deux. Parce que je suis déjà deux-en-un, quand j'essaye de
penser quelque chose, l'ami, dans la définition d'Aristote, est un «autre
moi » (esti gar ho philos alios autos), et seul celui qui a fait l'expérience de
se parler à soi-même et donc d'être en accord ou en désaccord avec soi est
capable d'être un ami ou d'acquérir un autre soi ; la condition étant qu'il
homognômei heautô, qu'il soit en accord avec lui-même, parce que quel
qu'un qui se contredit soi-même est non fiable.

La faculté de parler et le fait que la pluralité humaine lui correspond, n'est


pas vrai seulement au sens où j'utilise des mots pour la communication avec
ceux avec qui je suis rassemblé dans le monde, mais dans le sens plus
pertinent selon lequel en parlant avec moi-même, je vis avec moi-même.

Le principe de contradiction sur lequel Aristote a fondé la logique occident


ale, peut être ramené à cette découverte fondamentale de Socrate. Parce
que je suis, je ne me contredirai pas moi-même, et je peux me contredire
moi-même, parce que dans la pensée, je suis deux-en-un, et dès lors je ne
vis pas seulement avec des autres pour lesquels je suis un, mais aussi avec
moi-même. La peur de la contradiction est la peur de la division, la peur de
90 ne pas rester un plus longtemps, et c'est la raison pour laquelle le principe
de contradiction allait devenir la règle fondamentale de toute pensée. On
trouve ici aussi la raison pour laquelle la pluralité des hommes ne peut
jamais être entièrement abolie et pourquoi la fuite du philosophe hors de la
sphère de la pluralité demeure toujours une illusion : même si je devais
vivre toute ma vie par moi-même, je devrais aussi longtemps que je suis en
vie vivre dans la condition de pluralité ; j'aurais à m'accommoder de moi-
même, et nulle part, ce je-avec-moi-même ne se montre plus clairement que
dans la pure pensée où il y a toujours dialogue entre les deux que je suis.
Le philosophe qui, essayant d'échapper à la condition humaine de pluralité,
se retire dans une solitude absolue, est plus radicalement livré à cette plural
ité inhérente à chaque être humain que qui que ce soit d'autre, parce que
c'est la compagnie des autres qui, m'arrachant au dialogue de la pensée, me
rend à nouveau un, un seul, être humain unique parlant seulement avec une
voix et reconnaissable comme tel par les autres [...].

Thaumadzein, l'étonnement pour ce qui est en tant que c'est, est, selon
Platon, un pathos, quelque chose qui est enduré et qui, comme tel, est tout
à fait distinct de doxadzein, de la formation d'une opinion au sujet de quel
que chose. L'étonnement que l'homme endure ou qui lui arrive ne peut pas
être rapporté en mots parce qu'il est trop général pour les mots. Cet étonne
mentne peut donc être exprimé adéquatement, Platon doit l'avoir vu dans
ces états traumatiques, souvent rapportés, dans lesquels tombait Socrate
quand, comme saisi de ravissement, il devenait complètement immobile, re
gardant sans voir ni entendre. Cet étonnement envers toute chose, ce qui est
en tant que c'est, n'est lié à aucune chose spécifique et c'est pourquoi Kier
kegaard l'a interprété en termes de no-thing, de rien. De là vient la général
ité spécifique de l'affirmation philosophique qui la distingue des affirmat
ions des sciences. La philosophie, comme discipline spéciale, est fondée sur
cette expérience. Pour autant que l'état d'étonnement sans paroles puisse se
traduire en mots, il commencera par formuler les variations infinies de ce
que nous nommons les questions ultimes - qu'est-ce que l'Être ? Qui est
l'homme ? Que signifie la Vie ? Qu'est-ce que la Mort ? etc. - toutes ayant
en commun de ne pouvoir être résolues scientifiquement. Le « Je sais que je
ne sais pas » de Socrate exprime en termes de connaissance ce manque de
réponse scientifique. Mais dans l'état d'étonnement, cette affirmation perd
sa saveur sèchement négative ; le résultat laissé dans l'esprit de la personne
qui a enduré le pathos de l'étonnement, peut seulement être exprimé par :
maintenant je sais ce que signifie ne pas connaître, maintenant je sais que
je ne sais pas. C'est de cette expérience réelle de non-savoir dans laquelle
un des aspects humains fondamentaux de la condition humaine sur terre se 91
révèle, qu'affleurent les questions ultimes, non du fait rationnellement dé
montrable qu'il y a certaines choses que l'homme ne connaît pas, un fait
qu'on peut espérer démentir un jour par une progression obstinée, ou que le
positivisme peut écarter comme non pertinent.

En posant les questions ultimes, les questions sans réponse, l'homme se


constitue comme un être questionnant, et en ce sens il est vrai que, comme
l'affirme Aristote, la science trouve son origine dans la philosophie (non pas
nécessairement son origine historique mais cette origine qui demeure sa
source permanente à travers les générations). Une chose, je pense, est cer
taine : si l'homme perdait la faculté de poser des questions ultimes, il per
drait du même coup sa faculté de répondre aux questions auxquelles on
peut répondre, il cesserait d'être un être questionnant et ce serait la fin non
seulement de la philosophie mais aussi bien de la science. Aussi loin que la
philosophie est concernée, s'il est vrai qu'elle commence avec le thaumadz
ein et finit avec l'absence de parole, alors elle finit d'une certaine manière
là où elle avait commencé. Le commencement et la fin sont ici le même, et
c'est le plus fondamental de ce qu'on appelle les cercles vicieux qu'on peut
trouver dans tant d'arguments philosophiques.

C'est ce choc philosophique dont parle Platon qui traverse toutes les grandes
philosophies et sépare le philosophe qui l'endure de ceux avec qui il vit. Et
la différence entre les philosophes, qui sont en petit nombre, et la multitude,
n'est d'aucune manière, comme Platon l'avait indiqué, que la majorité ne
sait rien du pathos de l'étonnement, mais bien plutôt qu'elle refuse de l'en
durer. Ce refus est exprimé dans le doxadzein, en formulant, comme nous
pouvons maintenant le dire, des opinions sur des matières à propos desquell
es l'homme ne peut pas avoir d'opinions parce que les standards communs
et communément acceptés du sens commun ne s'y appliquent pas. La doxa,
en d'autres mots, n'est pas tant l'opposé de la vérité, que le doxadzein n'est
l'opposé du thaumadzein. Avoir des opinions conduit à l'erreur quand il
s'agit de ces matières que nous pouvons seulement connaître en nous éton
nant de leur être.

C'est pourquoi le philosophe, qui est pour ainsi dire un expert en étonne
mentet dans l'art de poser ces questions qui émergent de l'étonnement (et
quand Nietzsche dit que le philosophe est l'homme autour duquel des cho
ses extraordinaires arrivent tout le temps, il fait allusion à la même chose),
se trouve lui-même dans un double conflit avec la polis : puisque son abou-
92 tissement ultime est dans l'absence de parole, il s'est placé lui-même d'une
certaine manière en dehors de la sphère politique en laquelle la plus haute
faculté humaine est précisément la parole - logon échon est ce qui fait de
l'homme un zoon politikon, un être politique. En outre, le choc philosophi
que atteint l'homme dans sa singularité, c'est-à-dire ni dans son égalité avec
tous les autres ni dans son absolue distinction d'avec eux. Dans ce choc,
l'homme au singulier, pour ainsi dire, est confronté pour un moment fugitif
avec le tout de l'univers, comme il le sera à nouveau seulement au moment
de sa mort. Par-là il est d'une certaine manière rendu étranger à la cité des
hommes qui peut seulement regarder avec suspicion tout ce qui concerne
l'homme singulier. Et encore, pire dans ses conséquences est l'autre conflit
qui concerne la vie du philosophe. Le pathos de l'étonnement lui-même n'est
pas étranger aux hommes : au contraire, il est l'une des caractéristiques les
plus générales de la condition humaine. Cependant beaucoup y échappent,
en ayant des opinions sur ces sujets comme sur d'autres, par le doxadzein,
et c'est avec ces opinions que le philosophe entre en conflit, opinions qu'il
trouve intolérables. Et puisque sa propre doxa sur ces sujets est ultimement
l'absence de parole, et, au mieux, l'émergence de questions auxquelles il ne
peut être répondu, il est donc dans une situation désavantageuse au moment
où il retourne à la sphère politique ; il est le seul qui ne sait pas, le seul à
ne pas avoir de doxa distincte et clairement définie qui pourrait rivaliser
avec les autres opinions et à propos desquelles pourrait décider le sens
commun vrai ou non vrai, c'est-à-dire ce sixième sens que nous n'avons pas
seulement tous en commun mais qui nous accorde dans un monde commun,
rend possible un monde commun. S'il commence à parler dans ce monde du
sens commun,, auquel appartiennent aussi nos préjugés et jugements
communément acceptés, il sera toujours tenté de parler en termes de non
sense, de non sens ou, pour reprendre une fois de plus la phrase de Hegel,
de remettre le sens commun sur ses pieds.

Ce danger apparut avec le commencement de notre grande tradition philo


sophique, avec Platon, et dans une moindre mesure avec Aristote. Le philo
sophe, rendu conscient par le procès de Socrate de l'incompatibilité entre
l'expérience philosophique fondamentale et l'expérience politique fondament
ale, généralisa le choc initial et initiatique du thaumadzein. Ce qui est vrai
pour cet étonnement, avec lequel commence toute philosophie, n'est déjà
plus vrai pour le dialogue de la solitude qui s'ensuit. La solitude, ou le
dialogue pensant du deux-en-un, fait partie intégrante de l'être et du vivre
avec les autres, et c'est dans cette solitude que le philosophe parvient à sa
propre doxa, sa propre opinion. Ce qui le distingue de ses concitoyens n'est
pas qu'il possède quelque vérité spéciale dont la multitude est exclue, mais 93
qu'il a fait avec lui et par lui-même ce que Socrate faisait avec les jeunes
hommes d'Athènes : il a conduit ce dialogue pensant, qui seul peut rendre
vraie quelque doxa que ce soit, ce qui apparaît à qui que ce soit.

Le règne platonicien des idées, pour autant que ce règne soit incarné dans
la personne du roi-philosophe comme dans La République, ou exercé par un
législateur absent à travers les lois, comme dans Les Lois, est ultimement
inspiré par l'élévation de l'homme dans sa singularité à une absolue souve
raineté. Le corps politique de Platon est, comme il le dit lui-même un jour,
un corps, un organisme dans le sens le plus littéral. La pluralité des hom
mes est abolie parce qu'ils vivent ensemble comme s'ils étaient un seul
Homme. De la même manière, la solitude du philosophe, le dialogue pen
sant du deux-en-un, est transformée en règne de l'âme sur le corps, la
souveraineté tyrannique est avant tout établie dans l'homme lui-même, pour
le rendre cohérent avec lui-même, non par des accords avec lui-même dans
le dialogue vivant de la pensée, mais par le commandement et l'obéissance.
En d'autres mots, le règne tyrannique du roi-philosophe qui est jugé néces
saire pour protéger le philosophe de la multitude, commence ou finit avec le
retrait du philosophe en lui-même et l'établissement d'un règne tyrannique
sur lui-même. Essayant de prolonger indéfiniment l'étonnement sans paroles
qui est au commencement et à la fin de la philosophie, essayant de dévelop
per à travers un mode de vie (le bios théorétikos) ce qui ne peut être qu'un
moment fugitif ou, pour reprendre la métaphore de Platon, une étincelle
fugitive entre deux pierres à feu, le philosophe s'établit lui-même, établit
son existence, dans cette singularité qu'il a expérimentée quand il éprouvait
le pathos du thaumadzein. Il détruit la pluralité de la condition humaine en
lui.

Hannah Arendt
(Traduit de l'américain par Françoise Collin)

Ces textes sont extraits du manuscrit d'une conférence de 1954 encore inédite (Library
of Congress, Washington). A paraître aux Éditions Tierce.

Nous avons respecté intégralement la typographie du manuscrit dactylographié, y


94 compris dans l'orthographe des mots grecs (N.d.T.).

Vous aimerez peut-être aussi