Arendt Philosophie Et Politique
Arendt Philosophie Et Politique
Arendt Philosophie Et Politique
Philosophie et politique
Hannah Arendt, Françoise Collin
Arendt Hannah, Collin Françoise. Philosophie et politique. In: Les Cahiers du GRIF, n°33, 1986. Annah Arendt. pp. 84-
94.
doi : 10.3406/grif.1986.1687
http://www.persee.fr/doc/grif_0770-6081_1986_num_33_1_1687
*\
Philosophie et politique
Hannah Arendt
Le fait que Socrate n'avait pas été capable de persuader ses juges de son
innocence et de ses mérites, si évidents pour les citoyens les meilleurs et les
plus jeunes, le fit douter de la valeur de la persuasion. Il nous est difficile
de saisir l'importance de ce doute, parce que « persuasion » est une traduct
ion très approximative et inadéquate de l'ancien Peithein dont l'importance
politique est indiquée par le fait que Peithô, la déesse de la Persuasion,
avait un temple à Athènes. La persuasion, Peithein, était la forme spécif
iquement politique de la parole, et les Athéniens étaient fiers de conduire
leurs affaires politiques dans le registre de la parole et sans contrainte, à la
différence des barbares. L'art de la persuasion qui était la rhétorique était
le plus haut et le véritable art politique. Le discours de Socrate dans l'Apol
ogie en est un des grands exemples, et quand Platon écrit dans le Phédon
ce qu'on a appelé une version revue de l'Apologie, il s'efforce sciemment de
présenter une défense «plus persuasive», précisément parce qu'elle se te
rmine sur un mythe de l'au-delà comportant récompenses et châtiments cor
porels destinés à effrayer l'audience plutôt qu'à la persuader. .
(Dans l'Apologie, Socrate se défend devant les citoyens et les juges d'Athè
nes : sa thèse est qu'il a politiquement raison et que sa manière de se
comporter était dans le plus grand intérêt de la cité. Dans le Criton, il
explique à ses amis qu'il ne peut fuir les raisons politiques de la cité, mais
doit plutôt souffrir la peine de mort. Le problème semble avoir été qu'il ne 85
pouvait pas persuader ses juges et qu'il ne pouvait pas convaincre ses amis.
En d'autres mots, la cité n'avait pas besoin d'un philosophe et les amis
n'avaient pas besoin d'une argumentation politique. Telle fut dans sa réalité
la tragédie dont témoignent les dialogues de Platon, avec leur conflit décisif
entre les Socratiques et ceux qui viennent après.)
Bien qu'il soit plus que probable que Socrate ait été le premier à découvrir
le dialegesthai, parcourir quelque chose par la parole avec quelqu'un, il ne
perçut probablement pas celui-ci comme l'opposé ou même la contrepartie
de la persuasion et il est certain qu'il n'opposa pas le résultat de cette
dialectique à la doxa, à l'opinion. Pour Socrate, comme pour ses conci
toyens, la doxa était la formulation en discours de ce qui dokei moi, ce qui
m'apparaît. Cette doxa avait comme domaine non pas ce que Aristote a
nommé l'eikos, le probable (comme distinct de l'unum verum, l'unique vé
rité d'une part et l'infinie fausseté, les falsa infinita, d'autre part) mais
comprenait le monde comme il s'ouvre de lui-même à moi. Ceci n'était
cependant pas fantaisie subjective et arbitraire, mais pas davantage quelque
chose d'absolu, valable pour tous.
-
Socrate qui refusa dans une certaine mesure la fonction publique et les
honneurs ne se retira jamais dans la vie privée, mais au contraire, se porta
sur la place publique, en plein cur de ces doxai, de ces opinions. Ce que
Platon nomma plus tard dialegesthai, parcourir quelque chose par la parole
avec quelqu'un, lui-même l'appelait maieutique : il voulait aider chacun à
donner naissance à ce qu'il pensait de toute manière, à découvrir la vérité
dans la doxa. Cette méthode trouvait sa signification dans une double
conviction : chaque homme a sa propre doxa, sa propre ouverture au monde,
et c'est pourquoi Socrate doit toujours commencer par des questions ; il ne
peut savoir d'avance quelle espèce de dokei moi, ou de ceci m'apparaît,
l'autre possède. Il doit s'assurer de la position de l'autre dans le monde
commun. Et encore, comme personne ne peut connaître d'avance la doxa de
l'autre, personne ne peut savoir tout par lui-même ni, sans un effort supplé
mentaire, la vérité inhérente à sa propre opinion. Socrate doit faire ressortir
cette vérité que chacun possède potentiellement. Si nous restons fidèles à sa
propre métaphore de la maieutique, nous pouvons dire : Socrate devait ren
dre la cité plus vraie en délivrant en chacun des citoyens sa propre vérité.
La méthode pour le faire est le dialegesthai, mais cette dialectique qui
révèle (fait ressortir) la vérité ne détruit pas la doxa ou l'opinion, mais au
contraire révèle cette doxa dans sa vérité originelle. Le rôle du philosophe -
si nous pouvons appliquer ce mot à Socrate qui ne se pensait pas encore en
ces termes -, n'est pas de gouverner la cité, mais d'être son « taon », pas de
dire aux citoyens une vérité philosophique, non politique, mais de les rendre
88 plus vrais [...].
Ce qui arrive le plus évidemment dans le dialogue vrai à deux qu'est le
dialegesthai, c'est que, parce que chacun est obligé de rendre manifeste la
vérité qui habite son opinion, l'autre peut comprendre (pas autant que lui)
comment et dans quelle articulation spécifique le monde commun apparaît à
l'autre qui est à jamais inégal et différent. Cette sorte de compréhension,
voir le monde, comme nous le disons vulgairement aujourd'hui, du point de
vue de l'autre, est la perception politique par excellence ; si on devait défi
nir, dans la ligne de la tradition, la vertu la plus éminente de l'homme
politique, on pourrait dire qu'elle consiste dans la compréhension la plus
grande possible, en nombre et en diversité, non pas de points de vue, c'est-à-
dire non pas de subjectivités (qui, naturellement, existent, mais qui ne nous
concernent pas ici), mais de mondes tels qu'ils s'ouvrent eux-mêmes dans les
différentes opinions de leurs habitants, et, en même temps d'être capables
de communiquer entre eux de -sorte que la communauté de ce monde de
vienne apparente. Si une telle compréhension et une action qui s'en inspire
rait pouvaient trouver place sans l'aide de l'homme d'état, alors les condi
tions requises seraient que chacun des citoyens soit assez articulé pour
révéler son opinion dans sa vérité et dès lors pour comprendre ses conci
toyens. Socrate semble avoir cru que la fonction politique du philosophe
était d'aider à fonder cette forme de monde commun, bâti sur la compréh
ension de l'amitié. -,
Dans ce dessein, Socrate s'appuya sur deux aperçus, l'un contenu dans les
mots de l'Apollon de Delphes, Gnôthi sauthon, connais-toi toi-même, et
l'autre rapporté par Platon (et utilisé plus tard par Aristote) : « Il est bien
préférable d'être seul en désaccord avec le monde entier que d'être en dé
saccord avec moi-même. » Ce dernier est l'affirmation clé de la conviction
socratique que la vertu peut être pensée et enseignée.
Thaumadzein, l'étonnement pour ce qui est en tant que c'est, est, selon
Platon, un pathos, quelque chose qui est enduré et qui, comme tel, est tout
à fait distinct de doxadzein, de la formation d'une opinion au sujet de quel
que chose. L'étonnement que l'homme endure ou qui lui arrive ne peut pas
être rapporté en mots parce qu'il est trop général pour les mots. Cet étonne
mentne peut donc être exprimé adéquatement, Platon doit l'avoir vu dans
ces états traumatiques, souvent rapportés, dans lesquels tombait Socrate
quand, comme saisi de ravissement, il devenait complètement immobile, re
gardant sans voir ni entendre. Cet étonnement envers toute chose, ce qui est
en tant que c'est, n'est lié à aucune chose spécifique et c'est pourquoi Kier
kegaard l'a interprété en termes de no-thing, de rien. De là vient la général
ité spécifique de l'affirmation philosophique qui la distingue des affirmat
ions des sciences. La philosophie, comme discipline spéciale, est fondée sur
cette expérience. Pour autant que l'état d'étonnement sans paroles puisse se
traduire en mots, il commencera par formuler les variations infinies de ce
que nous nommons les questions ultimes - qu'est-ce que l'Être ? Qui est
l'homme ? Que signifie la Vie ? Qu'est-ce que la Mort ? etc. - toutes ayant
en commun de ne pouvoir être résolues scientifiquement. Le « Je sais que je
ne sais pas » de Socrate exprime en termes de connaissance ce manque de
réponse scientifique. Mais dans l'état d'étonnement, cette affirmation perd
sa saveur sèchement négative ; le résultat laissé dans l'esprit de la personne
qui a enduré le pathos de l'étonnement, peut seulement être exprimé par :
maintenant je sais ce que signifie ne pas connaître, maintenant je sais que
je ne sais pas. C'est de cette expérience réelle de non-savoir dans laquelle
un des aspects humains fondamentaux de la condition humaine sur terre se 91
révèle, qu'affleurent les questions ultimes, non du fait rationnellement dé
montrable qu'il y a certaines choses que l'homme ne connaît pas, un fait
qu'on peut espérer démentir un jour par une progression obstinée, ou que le
positivisme peut écarter comme non pertinent.
C'est ce choc philosophique dont parle Platon qui traverse toutes les grandes
philosophies et sépare le philosophe qui l'endure de ceux avec qui il vit. Et
la différence entre les philosophes, qui sont en petit nombre, et la multitude,
n'est d'aucune manière, comme Platon l'avait indiqué, que la majorité ne
sait rien du pathos de l'étonnement, mais bien plutôt qu'elle refuse de l'en
durer. Ce refus est exprimé dans le doxadzein, en formulant, comme nous
pouvons maintenant le dire, des opinions sur des matières à propos desquell
es l'homme ne peut pas avoir d'opinions parce que les standards communs
et communément acceptés du sens commun ne s'y appliquent pas. La doxa,
en d'autres mots, n'est pas tant l'opposé de la vérité, que le doxadzein n'est
l'opposé du thaumadzein. Avoir des opinions conduit à l'erreur quand il
s'agit de ces matières que nous pouvons seulement connaître en nous éton
nant de leur être.
C'est pourquoi le philosophe, qui est pour ainsi dire un expert en étonne
mentet dans l'art de poser ces questions qui émergent de l'étonnement (et
quand Nietzsche dit que le philosophe est l'homme autour duquel des cho
ses extraordinaires arrivent tout le temps, il fait allusion à la même chose),
se trouve lui-même dans un double conflit avec la polis : puisque son abou-
92 tissement ultime est dans l'absence de parole, il s'est placé lui-même d'une
certaine manière en dehors de la sphère politique en laquelle la plus haute
faculté humaine est précisément la parole - logon échon est ce qui fait de
l'homme un zoon politikon, un être politique. En outre, le choc philosophi
que atteint l'homme dans sa singularité, c'est-à-dire ni dans son égalité avec
tous les autres ni dans son absolue distinction d'avec eux. Dans ce choc,
l'homme au singulier, pour ainsi dire, est confronté pour un moment fugitif
avec le tout de l'univers, comme il le sera à nouveau seulement au moment
de sa mort. Par-là il est d'une certaine manière rendu étranger à la cité des
hommes qui peut seulement regarder avec suspicion tout ce qui concerne
l'homme singulier. Et encore, pire dans ses conséquences est l'autre conflit
qui concerne la vie du philosophe. Le pathos de l'étonnement lui-même n'est
pas étranger aux hommes : au contraire, il est l'une des caractéristiques les
plus générales de la condition humaine. Cependant beaucoup y échappent,
en ayant des opinions sur ces sujets comme sur d'autres, par le doxadzein,
et c'est avec ces opinions que le philosophe entre en conflit, opinions qu'il
trouve intolérables. Et puisque sa propre doxa sur ces sujets est ultimement
l'absence de parole, et, au mieux, l'émergence de questions auxquelles il ne
peut être répondu, il est donc dans une situation désavantageuse au moment
où il retourne à la sphère politique ; il est le seul qui ne sait pas, le seul à
ne pas avoir de doxa distincte et clairement définie qui pourrait rivaliser
avec les autres opinions et à propos desquelles pourrait décider le sens
commun vrai ou non vrai, c'est-à-dire ce sixième sens que nous n'avons pas
seulement tous en commun mais qui nous accorde dans un monde commun,
rend possible un monde commun. S'il commence à parler dans ce monde du
sens commun,, auquel appartiennent aussi nos préjugés et jugements
communément acceptés, il sera toujours tenté de parler en termes de non
sense, de non sens ou, pour reprendre une fois de plus la phrase de Hegel,
de remettre le sens commun sur ses pieds.
Le règne platonicien des idées, pour autant que ce règne soit incarné dans
la personne du roi-philosophe comme dans La République, ou exercé par un
législateur absent à travers les lois, comme dans Les Lois, est ultimement
inspiré par l'élévation de l'homme dans sa singularité à une absolue souve
raineté. Le corps politique de Platon est, comme il le dit lui-même un jour,
un corps, un organisme dans le sens le plus littéral. La pluralité des hom
mes est abolie parce qu'ils vivent ensemble comme s'ils étaient un seul
Homme. De la même manière, la solitude du philosophe, le dialogue pen
sant du deux-en-un, est transformée en règne de l'âme sur le corps, la
souveraineté tyrannique est avant tout établie dans l'homme lui-même, pour
le rendre cohérent avec lui-même, non par des accords avec lui-même dans
le dialogue vivant de la pensée, mais par le commandement et l'obéissance.
En d'autres mots, le règne tyrannique du roi-philosophe qui est jugé néces
saire pour protéger le philosophe de la multitude, commence ou finit avec le
retrait du philosophe en lui-même et l'établissement d'un règne tyrannique
sur lui-même. Essayant de prolonger indéfiniment l'étonnement sans paroles
qui est au commencement et à la fin de la philosophie, essayant de dévelop
per à travers un mode de vie (le bios théorétikos) ce qui ne peut être qu'un
moment fugitif ou, pour reprendre la métaphore de Platon, une étincelle
fugitive entre deux pierres à feu, le philosophe s'établit lui-même, établit
son existence, dans cette singularité qu'il a expérimentée quand il éprouvait
le pathos du thaumadzein. Il détruit la pluralité de la condition humaine en
lui.
Hannah Arendt
(Traduit de l'américain par Françoise Collin)
Ces textes sont extraits du manuscrit d'une conférence de 1954 encore inédite (Library
of Congress, Washington). A paraître aux Éditions Tierce.