Soufisme Métissage Culturel
Soufisme Métissage Culturel
Soufisme Métissage Culturel
173-195
Mehdi NABTI**
*
Cette contribution est extraite d’un travail de recherche en cours (thèse de doctorat de
sociologie) portant sur La confrérie des Aïssâwa du Maroc en milieu urbain. Les
pratiques rituelles et sociales du mysticisme contemporain, (s. /dir) de Nilufer Gole
(EHESS Paris - Cadis).
**
EHESS - Paris.
1
Touraine, Critique de la modernité, Paris, éd. Fayard, 1992, p. 371.
2
Soualah, M., Cours supérieur d’arabe parlé d’après la méthode directe, La société
musulmane. Origines, mœurs et coutumes des groupements ethniques. Alger, éd. J.,
Carbonnel, 1947, cité par Andezian dans Expériences du divin dans l’Algérie
contemporain, Paris, éd. CNRS, 2001, p. 111.
3
Delacroix, E., a représenté une séance de danse, (hadra) des Aïssâwa marocains dans
Les Convulsionnaires de Tanger, ibid., p. 112.
173
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des romans5. Les ouvrages scientifiques rédigés par les orientalistes et les
administrateurs coloniaux du 19e siècle et du début du 20e siècle sont des
textes au style toujours passionnels où le mépris des auteurs pour les
Aïssâwa est récurrent6. « Charlatanisme », « sauvagerie », « magie et
hystérie collective » sont les propositions les plus souvent avancées pour
expliquer les phénomènes extérieurs liés au rituel collectif des Aïssâwa.
À cette époque, la dimension spirituelle n’est jamais abordée, hormis par
E. Dermenghem7. Depuis les années 1950, le sujet intéresse tout d’abord
les auteurs d’histoire religieuse8 ou d’ethnomusicologie9. Les sciences
sociales contemporaines s’y sont elles aussi intéressées et de très
nombreux articles et de thèses, ainsi que des films ethnographiques ont
pour objet d’étude les pratiques rituelles des Aïssâwa. Ces travaux se
concentrent principalement sur les aspects techniques de la transe, mais le
travail récent de S. Andezian sur les Aïssâwa d’Algérie nous éclaire sur la
question de la spiritualité du point de vue des adeptes (hommes et
femmes) et de la pratique sociale contemporaine10.
Nous présentons ici quelques éléments d’une enquête de terrain
effectuée dans le cadre de la préparation de notre recherche doctorale et
réalisée auprès d’adeptes Aïssâwa dans les villes de Meknès, Fès, Moulay
Idriss Zerhoun et Sîdî ‘Alî. Nous tentons, par cette étude qui débuta en
janvier 2002 et qui s’est poursuivie jusqu’en octobre 2005, une analyse
micro-sociale des pratiques mystico religieuses.11
4
L’ouvrage de P., Dumas, est particulièrement intéressant car il possède une riche
iconographie figurant la zâwiya-mère de Meknès et des Aïssâwa du début du 20e siècle
(les photographies sont de M. Chambon), Dumas, Le Maroc, Grenoble, éd. J. Rey, France,
1928, 190 p.
5
Voir par exemple le texte injurieux de Théophile Gautier, Gautier, "Les Aïssaoua ou les
Khouan de Sidi Mhammed ben Aïssa, scène d’Afrique", La Revue de Paris, éd. du Cerf,
Paris, 1851, pp. 15-95.
6
Brunel n’échappe pas, lui non plus, à ce sentiment. Voir, par exemple le dernier
paragraphe de la conclusion dans son Essai sur la confrérie religieuse des Aïssaouas au
Maroc, Paris, éd. P. Geuthner, 1926, p. 268.
7
Dermenghem, Le culte des saints dans l’islam maghrébin, Paris, éd. Gallimard, 1954
(2ème éd.), p 303.
8
Jeanmaire, Dionysos, éd. Payot, 1985.
9
Rouget, La musique et la transe, Paris, éd. Gallimard, 1951.
10
Andezian, Expériences du divin dans l’Algérie contemporaine. Adeptes des saints de la
région de Tlemcen, Paris, éd. CNRS, 2001, op. cit.
11
Nous avons bénéficié pendant trois ans au sein de la confrérie de l’enseignement du
muqaddem Hadj, Saïd Berrada, du muqaddem-muqaddmin Hadj Azedine Bettahi et des
maîtres hautboïstes Driss Filali et Mustapha Sebai, qui nous ont généreusement transmis
leurs connaissances et ainsi facilité nos recherches.
174
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12
Mis à part une courte période pendant laquelle Abû ar-Rawâyil (le disciple favori du
Chaykh al-Kâmil) fut à la tête de la confrérie les trois années qui suivirent le décès du
maître. Il fut rapidement remplacé, pour des raisons de lignage tribal, par l’unique fils de
Muhammad, ben Aïssâ, Aïssâ, el-Mehdi, Un autre exemple de « fait tribal » est analysé
par Boubrick dans le cas de la succession du fondateur de la confrérie mauritanienne
Fâdiliyya, Boubrick, Saints et société en Islam : la confrérie ouest saharienne Fâdiliyya,
Paris, éd. CNRS, 1999.
13
Ce terme est emprunté à Hassan Elboudrari, qui, dans son travail sur la zâwiya de
Wazzân (Maroc) oppose le modèle de saint « fondateur » à celui de ses descendants
« gestionnaires ». Elboudrari, H., La « Maison du cautionnement ». Les Shurfa d'Ouezzan
de la sainteté à la puissance : étude d'anthropologie religieuse et politique (Maroc :
XVIIe-XXe siècles), Thèse de doctorat, Ehess, Paris, France, 1985.
14
D’après le témoignage des descendants du Chaykh al-Kâmil, ce fut aux alentours de
1132 H. / 1725 J.C. que l’essaimage confrérique débuta, sous l’impulsion du surintendant
(mezwâr) de l’époque, le chaykh Ibn Hassan Din.
15
Les responsables de la confrérie font eux-mêmes la distinction entre les disciples dits
« ruraux » (les Gharbâwî et les Filâlî, qui vivent dans la région du Gharb et du Tafilalt) et
ceux dits « urbains » ("Aïssâwî al-madina") des villes de Fès, Meknès, Salé, Marrakech
etc.). Les premiers sont considérés par eux comme les disciples les plus ardents et les
premiers dépositaires d’une connaissance ésotérique qui se transmet de génération en
génération. Les seconds, à l’inverse, sont accusés d’accorder trop d’importance à l’aspect
musical du rituel et à la vie mondaine. Voir, à ce propos, l’ouvrage (en arabe) du
surintendant actuel de la confrérie, Sîdî ‘Allal ‘Issâwî al-Chaykh al-Kâmil. Sîdî
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mère de Meknès par des gestionnaires qui sont, d’après leurs témoignages
et leur arbre généalogique, les descendants biologiques directs du Chaykh
al-Kâmil. Ils sont aussi des churfa car leur ascendance idrisside faisant
remonter leur généalogie jusqu’au Prophète.
Aujourd’hui la véritable cellule de base de la confrérie est la tâ`ifa
(« groupe », « équipe ») qui se présente au public sous la forme d’un
orchestre musical. C’est une configuration sociale exclusivement
masculine, hiérarchisée et placée sous l’autorité d’un muqaddem
(« délégué »). C’est par le biais d’un certificat officiel délivré par le
Ministère des Affaires islamiques et des Habous que le surintendant
(mezwar) de la confrérie nomme et autorise un disciple (faqîr, lit.
« pauvre en Dieu ») à fonder une tâ`ifa de musiciens Aïssâwa. Mandatés
par l’état et la zâwiya-mère de Meknès, ces groupes musicaux ont pour
mission la diffusion de la baraka (« bénédiction », influx divin positif)
dans la société marocaine au cours de soirées privées organisées à
l’invitation des particuliers. Chaque tâ`ifa Aïssâwiyya regroupe douze à
vingt musiciens dits « serviteurs » ou « travailleurs » (khdâm) placés sous
l’unique autorité du muqaddem auprès duquel ils ont pris le pacte
initiatique (‘ahd) qui scelle leur alliance avec la confrérie16. La totalité
des muqaddem-s de tâ`ifa-s Aïssâwyya de Fès sont eux-mêmes sous la
tutelle d’un « chef des délégués » (muqaddem-muqaddmin lui-même
muqaddem d’une tâ`ifa), qui joue le rôle d’intermédiaire entre la zâwiya-
mère, les autres tâ`ifa-s et la préfecture (wilaya). Un document officiel de
la zâwiya signé par le mezwâr nous informe que « le muqaddem-
muqaddmin supervise les muqaddem-s et s’occupe d’organiser leur
travail et de collaborer avec les autorités locales »17. Compte tenu de son
statut de fonctionnaire d’Etat, salarié des services municipaux au titre de
« chef des groupes folkloriques », il est chargé par le palais royal de la
sélection des tâ`ifa-s Aïssâwyya qui participent aux défilés publics des
festivités officielles (les mussem-s du Chaykh al-Kâmil à Meknès et de
Muhammad ben ‘Isâ. Tarîqa wa zâwiya wa istimrariyya. (Sîdî Mohammed ben Aïssâ.
Tarîqa, zâwiya et continuité). ‘Issawi Al-Chaykh Al-Kamil, Rabat, éd. Mârîf, 2004, p. 49.
16
C’est aussi le muqaddem qui achète et qui conserve en son domicile le matériel utilisée
par la tâ`ifa pendant les rituels. Il s’agit des étendards (lallam-s), des vêtements
cérémoniels (djellaba, handira, babouches et turbans), le brûle-parfum (mbakhra) et les
instruments de musique : les idiophones (tabla, tbel-s, tassa, ta’rîja-s, bendir-s, buznazen-
s) et les aérophones (trompes nefîr-s et hautbois reta-s - le seul instrument qui
n’appartient pas au muqaddem).
17
Extrait d’un rapport de réunion interne à la confrérie Aïssâwya qui s’est tenue à Fès le
06 juillet 1996 (s /la dir) du substitut de l’agent comptable de la ville, d’une dizaine de
muqaddem-s et de trois gestionnaires de la « commission » (lajna) de la zâwiya-mère de
Meknès.
176
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Moulay Idriss à Fès) et des concerts diffusés par la télévision lors des
soirées du ramadhan ou durant les fêtes en l’honneur de la naissance du
Prophète (mawlid). Il se charge aussi de résoudre les différents qui
surgissent parfois entre les groupes. Idéalement, chaque tâ`ifa est placée
sous le patronage d’un descendant biologique du Chaykh al-Kâmil qui
s’occupe de faire obtenir au muqaddem les papiers officiels des services
municipaux qui autorisent cette activité.
Ainsi, grâce aux nombreuses tâ`ifa-s actuellement en activité dans les
villes de Fès et de Meknès, la confrérie des Aïssâwâ est toujours très
présente dans la société marocaine. Les tâ`ifa-s de l’ordre investissent
aussi bien l’espace public, par sa présence dans les mussem-s pour les
visites au tombeau des saints, que l’espace privé, à travers le rituel de la
lîla18. Les descendants du Chaykh al-Kâmil nous disent que cette
organisation hiérarchique stricte, quasi bureaucratique, doit permettre la
sauvegarde et la bonne diffusion de l’enseignement doctrinal du saint
fondateur auprès des fidèles et des sympathisants.
18
A propos de la lîla des Aïssâwa, nous renvoyons à notre article "La lîla des Aïssâwa.
Interprétation symbolique et contribution sociale", à paraître dans les actes du Colloque
international de Tlemcen ("Soufisme, Culture et Musique") qui s’est tenue à Tlemcen
(Algérie), en novembre 2005.
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19
Coran (trad. R. Blachère), s. 31, v. 2.
20
Coran, s. 48, v. 10.
21
‘Issawi Al-Chaykh Al-Kamil, op. cit., p. 79.
178
Soufisme, métissage culturel et commerce du sacré.…
22
Muhammad as-Saghîr as-Sahlî, (mort en 918 H. / 1513 J.C à Fès) fut l’un des trois
maîtres de Muhammad ben Aïssâ. On dit qu’il lui apprit les litanies du Guide des œuvres
de bien (Dalâ`il al-khayrât) de Jazûlî.
23
Sîdî ‘Abbâs Ahmad al-Hâritî (mort en 908 H. / 1504 J.C. à Meknès) fut le premier
maître du jeune Muhammad ben Aïssâ. Souffrant, il envoya le futur saint à Marrakech
étudier auprès de ‘Abd al-‘Azîz at-Tabbâ’ (mort à 914 H. / 1509 J.C. à Marrakech). Sîdî
‘Abbâs Ahmad al-Hâritî repose dans le cimetière derrière la zâwiya-mère de Meknès.
24
Cette litanie est vendue par la plupart des libraires des médinas de Fès et Meknès sous
la forme d’un fascicule dactylographié de 15 pages (12 cm x 15.5 cm) au prix de 4
dirhams marocains (40 cents d’euros). Le hizb "Subhân al-Dâ`im" bénéficie d’une telle
popularité hors de la confrérie des Aïssâwa qu’un chanteur marocain de chansons
populaires (chaâbî), Abdellatif Benani, a chanté une petite partie du hizb dans une K7
audio éditée en 2002 par la maison de disque Fès Maâtic. Sa chanson intitulée "Le
Puissant qui a la Majesté" (« al-’Azîz dû al-Jalâl ») reprend mot pour mot le hizb
"Subhân al-Dâ`im" du chapitre 10 au chapitre 12 inclus et se termine par le dhikr
« Allah ».
25
Le terme de dhikr est à comprendre ici non pas comme la répétition réitérée du nom de
Dieu mais comme l’ensemble d’« oraisons spéciales et distinctives de la confrérie »,
Rinn, op. cit., p. 98.
179
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26
A l’origine création purement littéraire, le melhûn s’est imposé comme un art poétique
associé à la musique. Il a acquit une notoriété inégalable, particulièrement auprès des
artisans citadins.
D’après les témoignages, c’est le muqaddem Baba Ahmed Chawi, l’ancien muezzin de la
mosquée Qarawiyine (né en 1919 à Fès et surnommé le « maître de la signification » (al-
chaykh al-ma’ana) qui compila, corrigea, sauvegarda et enseigna à la totalité des
muqaddem-s contemporains les invocations mystiques et les poésies des Aïssâwa.
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27
‘Abdel Qâdir al-Jîlânî, juriste et théologien, fut l’initiateur de la confrérie Qâdiriyya. Il
est mort à Bagdad en 1165 J.C. Voir Braune dans Encyclopédie de l’Islam, 1975, I, pp.
70-72.
28
Michaux-Bellaire, "Les confréries religieuses au Maroc", Archives Marocaines, n°27.
Paris, éd. E. Leroux, 1927, pp. 1-86, p. 71.
29
Ibid.
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30
Cf. Elboudrari, H., La « Maison du cautionnement », Les Shurfa d'Ouezzane de la
sainteté à la puissance : étude d'anthropologie religieuse et politique (Maroc : XVIIe-XXe
siècles), Paris, EHESS, 1985.
31
Brunel, 1926, op. cit., pp. 178-192.
32
Lahmer, Le rituel thérapeutique de la hadra dans la confrérie marocaine des Jilala à el
Jadida, Thèse de doctorat de troisième cycle d’ethnologie, Université Paris 7, 1986.
182
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33
Pâques, L'Arbre cosmique dans la pensée populaire et dans la vie quotidienne du nord-
ouest africain, Paris, L'Harmattan, 1994 (1965).
34
Crapanzano, Les Hamadcha. Une étude d'ethnopsychiatrie marocaine. Trad. de
l'anglais par O., Ralet, Paris France, éd. Sanofi Synthélabo, 2000, pp. 216-265.
35
Hell, Le Tourbillon des génies. Au Maroc avec les Gnawa, Paris, éd. Flammarion,
2002.
36
Boncourt, Rituel et musique chez les 'Isawa citadins du Maroc, Thèse de 3ème cycle en
ethnomusicologie, Université de Strasbourg, 1980.
37
Westermarck, Survivances païennes dans la civilisation mahométane. Trad. de l'anglais
par R., Godet, Paris, éd. Payot, 1935, 379 p., p.130. On dit d’ailleurs au Maroc que le mot
« Gnâwî» dérive de « Guinée » ou de « Ghana ».
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38
‘Abderrahmân al-Majdûb a été étudié par A.-L. De Prémare dans son ouvrage Sîdi Abd-
er-Rahman el-Mejdûb: mysticisme populaire, société et pouvoir au Maroc au 16e siècle,
Paris, éd. CNRS, 1985.
39
La carte d’identité du muqaddem-muqaddmin Hadj ‘Azedine Bettahi mentionne la
profession de « président des groupes folkloriques Aïssâwa ».
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40
A propos des implications sociales et symboliques de la lîla des Aïssâwa du Maroc,
nous renvoyons à notre article "La lîla des Aïssâwa, interprétation symbolique et
contribution sociale", in Actes du colloque international de Tlemcen, Alger, éd. du
Ministère de la Culture, à paraître.
41
10 dirhams marocains = environ 1 euro.
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aguerris, l’une des tâ`ifa-s les plus réputées pour avoir l’honneur de
côtoyer un grand muqaddem et, peut-être, de devenir à leur tour dhekkâr
puis muqaddem, sachant que ce dernier peut s’autoriser un salaire de plus
de 6000 dirhams la soirée. Evidemment cette répartition inégalitaire des
gains est la principale source de tensions qui apparaît entre le muqaddem
et les musiciens, ces derniers ne se partageant que 10 % de la recette
générale. Les khdâm reprochent immanquablement (en privé) aux
muqaddem-s de s’enrichir à leurs dépens et de ne jamais leur accorder
d’augmentation ou de leur faire bénéficier des extras récoltés pendant les
rituels - constitués par les dons financiers offerts par le public au
muqaddem pour bénéficier de la baraka et valider ainsi les prières
d’invocations (du`â’-s) des Aïssâwa. De leur côté, les muqaddem-s
justifient cette différence de salaire par l’investissement financier
qu’impose l’entretien des accessoires du rituel et des vêtements
cérémoniels de la tâ`ifa. A Fès et à Meknès, l’âge des muqaddem-s est
très variable : le plus jeune a 32 ans (Moulay ‘Abdellah Yaqoubi), le plus
âgé a 59 ans (Hadj Touati Muhammad ‘Azam). Le niveau social et le
train de vie de ces muqaddem-s sont généralement largement supérieurs à
ceux de leurs musiciens serviteurs qui sont tous très jeunes. 80 % d’entre
eux sont âgés de 20 à 35 ans et 20 % sont âgés de 35 ans à 50 ans. De
plus, au sein même des tâ`ifa-s, la mixité sociale n’existe pas, la majorité
d’entre eux sont issus de familles modestes, voire pauvres, et tentent
parfois de coupler cette professionnalisation avec un second travail,
lorsqu’ils ont la chance d’en trouver. Quelques Aïssâwa sont vendeurs de
prêt à porter, de bibelots pour touristes, cuisiniers ou artisans, exerçant en
médina ou en ville nouvelle. Mais la quasi-totalité sont des musiciens
possédant souvent la carte du Syndicat Libre des Musiciens Marocains
(SLMM), document qui, à la différence du « diplôme » délivrée par la
zâwiya-mère, fait valoir et respecter leurs droits au niveau institutionnel.
Sans la possession de cette carte, ils ne peuvent participer aux festivités
nationales organisées par la préfecture (les mussem-s), à des concerts (au
Maroc et à l’étranger) et à des passages télévisés lors des soirées du
ramadan ou des festivités célébrant la naissance du Prophète. Pour
gagner leur vie, ils n’hésitent pas à braver l’autorité de leur muqaddem en
proposant leurs services aux autres tâ`ifa-s Aïssâwyya. Le reste du temps,
ils sont aussi musiciens dans divers orchestres de chaâbî ou de daqqa
Marrakchiyya et constituent aussi la moitié de l’effectif des deux
dernières tâ`ifa-s de la confrérie des Hamadcha. Signalons que les
musiciens serviteurs Hamadcha, tous plus âgés que les Aïssâwa, sont
dans une situation beaucoup plus précaire et tentent de survivre en faisant
eux aussi commerce de leurs soirées, mais avec moins de succès, leur
188
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42
La confrérie des Hamadcha est actuellement en voie d’extinction. D’après les
témoignages des disciples Hamdûchî, il n’existe plus de groupe Hamadcha à Meknès. A
Fès, les deux derniers muqaddem-s Hamdûchî (‘Abderrahim Amrani Marrakchi et Hadj
ben Chekroun) tentent de maintenir leurs activités rituelles avec difficulté, le manque
d’effectif de jeunes musiciens semble empêcher toute forme de relève. A Fès, la majorité
des jeunes intéressés par cet aspect de leur culture se tournent immanquablement vers la
confrérie des Aïssâwa.
43
El Aoufi, Op. cit., p. 54.
44
Ibid.
45
Ibid., p. 230.
46
Alami, "L’ajustement structurel et la dynamique de l’emploi informel", Rabat, Critique
économique, n° 2, éd. du CJB, 2000, pp. 81-97, p. 83.
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47
Nous sommes en désaccord avec El Abar lorsqu’il affirme qu’« à l’heure actuelle, on
trouve quelques enregistrements en studio, toujours avec la même troupe, la troupe de
Hadj Berrada de Fez (…). Les autres troupes n’arrivent pas à se faire connaître, ou ne
veulent pas tout simplement marchander leur voie spirituelle. » El Abar, 2005, op. cit., p.
361. C’est effectivement ignorer le travail réalisé depuis déjà dix ans par les muqaddem-s
Hadj ‘Azedine, Bettahi, Hadj Saïd, El Guissy, Moulay ‘Abdallah, Yaqoubi, Muhammad
Benhamou, Mohcine ‘Arafa Bricha, ‘Omar ‘Alawi, Hassan, Amrani, ‘Abdelhak, Khaldun
etc.
192
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MP3) ou vidéo (format DIVX) des rituels aïssâwî, hamdûchî, gnâwî, jîlâlî
et même des pèlerinages (les moussem-s du Chaykh al-Kâmil, de Moulay
Idriss Zerhoun et de Sîdî ‘Ali ben Hamadûch) filmés par des
sympathisants ou des membres de la famille des muqaddem-s.
Les bénéfices de ces ventes souterraines et locales constituent une
économie parallèle qui ne profite pas aux principaux protagonistes. Si le
confort d’écoute ou la qualité d’image ne sont pas au rendez-vous, les
Aïssâwa y voient cependant une forme de promotion publicitaire.
Conclusion
Tout au long de ce travail, nous avons tenu à éviter le discours
commun à propos du soufisme maghrébin, lequel est tributaire d’une
"image de marque" que certains chercheurs véhiculent volontiers : celle
de la dichotomie opposant les ordres confrériques dits « savants »
(représentés actuellement par la Bûdchichiyya au Maroc ou la ‘Alawiyya
en Algérie) et d’autres dits « populaires » (comme les Aïssâwa et les
Hamadcha). En effet, il est préjudiciable à la pertinence de l’analyse de
limiter l’étude d’un phénomène religieux à des couches sociologiquement
définies par l’épithète « populaire » et d’établir ainsi une relation
exclusive entre milieux sociaux et degré (ou qualité) de religiosité. Non
pas qu’une telle relation n’existe pas. Mais elle est, selon nous,
secondaire. Si les zâwiya-s sont fortement contrôlées par l’Etat, elles
cachent souvent les tensions internes qui les travaillent et qui sont la
condition même de leur dynamisme actuel. Souvent paradoxal, le
pluralisme des confréries possède plusieurs formes, même au plan local :
il peut être religieux, spirituel, artistique, social ou proprement
économique. Nous manquons cruellement d’études sur la vie et
l’organisation des ordres mystiques musulmans contemporains. Ce type
de recherches permettrait de mettre en lumière non seulement leurs
spécificités culturelles et démographiques mais les créativités originales
dont elles font preuve (systèmes de transmission et d’éducation,
organisation interne, stratégies et modes de subsistance économique des
acteurs), soit, en définitive, leur contribution à la société tout entière.
Contrairement à d’autres types d’organisations qui excluent
systématiquement ceux qui ne se conforment pas à leurs normes, quitte à
réduire en conséquence le nombre de leurs membres, le mysticisme
musulman vise l’universalité. D’où ce pragmatisme généralement
pratiqué par ses institutions et par ses disciples - et symbolisé par ses
diverses formes de métissage culturel - qui permet à la confrérie des
Aïssâwa de se présenter comme un espace de sauvegarde de tout un pan
193
Mehdi NABTI
Bibliographie
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‘Issawi Al Cheikh Al KAMIL, (‘A.) Sîdî Mohammed ben ‘Issâ. Tarîqa wa
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