Cours de M. Belarbi
Cours de M. Belarbi
Cours de M. Belarbi
Mokhtar Belarbi
Le présent cours s’articule autour de deux parties : une partie théorique et une autre
pratique. La première contient quelques définitions importantes à connaître, notamment
celle de la culture, celle de l’interculturel et celle de l’acculturation. La deuxième partie
contient trois exemples pratiques de situations interculturelles.
Première partie :
Considérations théoriques sur l’interculturel :
Définitions de la culture :
L’origine du mot culture « colere » renvoie au commerce de l’homme avec la nature. Le mot
signifiait donc à l’origine une activité humaine avant que son utilisation au sens figuré ne soit
étendue à des pratiques plus abstraites relatives au culte religieux ou de culture de l’esprit et de
l’intelligence1. Au XIXème siècle, la notion va évoluer et se définir en intégrant différentes
approches. Mais la notion de culture particulière à un groupe humain est d'origine allemande. «Kultur»,
correspondait à tout ce qui constitue le bien particulier d'un peuple (œuvres d’esprits, la langue, la
religion, etc.)2. Dans le même ordre d’idées, Margaret Mead affirme que la culture est « l’ensemble des
formes acquises de comportement qu’un groupe d’individus, uni par une tradition commune, transmet à
ses enfants. (…). Ce mot désigne donc non seulement les traditions artistiques, religieuses et
philosophiques d’une société, mais encore ses techniques propres, ses coutumes politiques et les mille
usages qui caractérisent sa vie quotidienne. »3
Selon Claude Clanet : Chaque groupe « se particularise, se différencie des groupes voisins. Mais,
ensemble de significations que tout individu est amené à assimiler, à recréer pour lui, d’abord dans son
enfance, puis, sans doute avec une moindre intensité, tout au long de sa vie. Ce sont les actualisations
1
Raymond, Boudon, Dictionnaire de la sociologie, Larousse, Paris, 1989, p.53.
2
Paul H.C.de Lauwe, Images de la culture, éditions ouvrières, Paris, 1966, p.16.
3
Margaret Mead, Sociétés, traditions et techniques, Unesco, Paris, 1953, p.13.
1
détenues de ces interrelations entre les individus et les ensembles des significations détenues par la
communauté ambiante qui constituent la culture dans son aspect dynamique ; la culture, c’est sans doute
ce qui se fait et ce qui existe comme ayant du sens dans une communauté particulière. »4
Or, comme le fait souligner Edgar Morin: « il nous semble cependant impossible de donner une
définition exhaustive de la culture. La culture se situe au carrefour même de l’intellectuel et de
l’affectif (…) construit une représentation ou vision du monde, opère l’osmose entre le réel et
l’imaginaire à travers symboles, mythes, normes, idéaux, idéologies. »5
Définition de l’acculturation :
En sociologie, l'acculturation, ou transport d'idées, désigne les phénomènes qui résultent du
contact continu et direct des groupes d’individus ayant différentes cultures, ainsi que les
changements dans les cultures originelles des deux groupes ou de l’un d’entre eux[1]. Les
processus en jeu dans ces rencontres sont principalement : le décalage culturel, la résistance et
l'intégration.
Définition de l’interculturel :
Claude Clanet définit l’interculturel comme étant : « L’ensemble des processus – psychiques,
relationnels, groupaux et institutionnels –par lesquels les sujets et les groupes interagissent
lorsqu’ils appartiennent à deux ou plusieurs ensembles se réclamant de cultures différentes ou
pouvant être référés à des cultures distinctes3».
Par ailleurs, Ladmiral et Lipianski pensent que l’interculturel «implique l’idée d’interrelations, de
rapports et d’échanges entre culture différentes. Il faut moins le comprendre comme le contact
entre deux objets indépendants (deux culture en contact) qu’en tant qu’interaction où ces objets
se constituent tout autant qu’ils communiquent.»4
Définition de l’interculturation :
4
Ibid.
5
Edgar, Morin, «sociologie de masse», dans Encyclopaedia Universalis, corpus 14, Paris, Universalis, 1995, p.
676.
2
interculturels et plus particulièrement à leurs effets sur les groupes et les individus[2], en
privilégiant les difficultés d’adaptation et d’intégration des migrants.
Dans les années 1980, plusieurs chercheurs français (Mbodj, Vasquez ou encore Clanet)
soulignent les limites de ce concept. Dans le champ de la psychologie en particulier, Clanet
insiste sur la nécessité de repenser la question de la rencontre interculturelle, plus
particulièrement celle du changement psychoculturel en tenant compte de son caractère
complexe, ambivalent et paradoxal. Ainsi, il est à l’origine, avec d'autres chercheurs en
psychologie interculturelle, d’un nouveau concept, celui d'« interculturation »[2].
Stratégies :
L’individu dans une situation d’acculturation utilise plusieurs stratégies pour s’adapter à la
nouvelle société. Ces stratégies comprennent : les attitudes d’acculturation, relatives au
positionnement de l’individu entre les deux cultures en contact, le niveau comportemental, qui
concerne les changements de comportements individuels et de conduites sociales dans la nouvelle
société (Sabatier et Berry). Certaines situations d’acculturation sont sources de difficultés et
induisent le stress d’acculturation (Berry, Sabotier, Sam)[5].
Le choix des stratégies d’acculturation se fait d’abord en fonction du positionnement de
l’individu entre sa culture d’origine et celle de la société d’accueil. Selon Berry, le niveau
attitudinal détermine le niveau comportemental et le stress d’acculturation. L’individu se
positionne entre les cultures en contact selon deux dimensions : la première concerne la volonté
d’avoir des contacts et des participations avec la société d’accueil et d’adopter ses valeurs. La
deuxième est liée au maintien de la culture d'origine, de l’identité culturelle et de ses coutumes au
sein de la société d’accueil. Ces dimensions peuvent être formulées en deux questions que se
pose généralement un individu d’origine immigrée ou faisant partie d’une minorité culturelle
1. Faut‐il maintenir sa culture et son identité d’origine ?
2. Faut‐il avoir des contacts avec les membres de la société d’accueil et participer à la vie
sociale de cette société ?
Dans l’intégration, l’individu veut à la fois maintenir sa culture et son identité d’origine et avoir
des contacts avec la société d’accueil. Il participe ainsi à la vie sociale dans la société d’accueil
tout en conservant sa culture d’origine. Dans ce cas, il existe plusieurs groupes ethniques
distincts, coopérant tous au sein du système social général; le modèle multiculturel canadien en
est un exemple (Guimond). L’individu peut alors mélanger les valeurs de sa culture d’origine et
celles de la culture de la société d’accueil[5].
Avec l’assimilation, l’individu abandonne son identité et sa culture d’origine et cherche à établir
des relations avec la société d’accueil. Il adopte alors la culture de la société d’accueil au
détriment de sa culture d’origine. Cela peut conduire à l’absorption du groupe d’acculturation par
le groupe dominant. (Sabatier et Berry)
Par la séparation, l’individu cherche à conserver son identité et sa culture d’origine, tout en
évitant volontairement des interactions ou des relations avec la société d’accueil. Si cette absence
de relation avec la société d’accueil est imposée par cette société elle-même, on parlera davantage
3
de « ségrégation ». Comme Berry et Sabatier le font remarquer, c’est l’origine du choix (libre ou
imposé) qui détermine ici la stratégie (séparation ou ségrégation).
Enfin, la marginalisation conduit l’individu à perdre son identité culturelle sans pouvoir établir
des interactions ou des relations avec la société d’accueil. Plusieurs chercheurs parlent dans ce
cas d’identité aliénée (Sabatier et Berry). Cette situation est difficile à cerner et s’accompagne de
confusion identitaire collective et individuelle, voire d’angoisse. Elle relève plutôt de situations
pathologiques et pourrait être le résultat de discrimination et d’exclusion à l’égard de l’individu
migrant (Berry)[5].
La domination :
Ana Vásquez-Bronfman, dans un article de 1984, analyse la dimension idéologique qui marque
les cadres théoriques et les démarches méthodologiques. Elle montre que les études sur
l’acculturation développent toujours une conception linéaire, unilatérale, mécaniste du
changement, l’inscrivant dans des relations asymétriques dominant-dominé ; la culture dominante
s’offrant comme modèle à adopter par les individus de la culture dominée qui acceptent ou non
de s’y conformer.
Pour plus de détails voir : https://www.wikizero.com/fr/Acculturation
9
Todorov, T., La Peur des barbares : au-delà du choc des civilisations Paris, Robert Laffont, 2008
10
Chateaubriand, Œuvres complètes, 7, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 302.
11
Ibid, p. 302.
12
Voir à ce propos l’article de Jean Gillet intitulé « Chateaubriand, Volney et le Sauvage américain » in
Romantisme, n°36, 1982, p.35.
6
l’auteur se fait d’une part passer pour un érudit qui donne des informations
scientifiques et qui de ce fait sont irréfutables. D’autre part, il se réclame de cette
manière d’une objectivité qui ne pourrait être contestée par ses détracteurs.
Ensuite, l’auteur en vient à rendre sa présentation de l’aspect sauvage de
l’Arabe plus physique. Autrement dit, l’arabe n’est pas seulement un sauvage au
sens de barbare, c’est-à-dire qui s’oppose au civilisé, mais il l’associe de cette
manière à l’animal. Dans sa logique, l’arabe est un animal sauvage. Il a une gueule
d’animal. Il ne parle pas, il crie puisque comme il le dit leur langue est
« bruyante ». Il a des dents « éblouissantes de blancheur », c’est-à-dire des crocs.
Ce qui installe irrémédiablement cette idée, c’est le recours à la comparaison
« comme des chacals et des onces. » L’utilisation de l‘adjectif qualificatif
« féroce » est révélatrice à ce propos. L’animal sauvage est taxé d’une manière
générale dans la culture française de « féroce». L’auteur va même filer cette
conception de l’arabe comme animal féroce dans la mesure où lorsque Le Père Juan
de la Conception, curé de Jaffa et président de l'hospice, l’informe des dangers qu’il
encourt à visiter Jérusalem lui dit : « Les rues seront obstruées sur votre passage, et
vous ne pourrez entrer aux saints lieux sans courir les risques d'être déchiré. »13 Il
va sans dire qu’un être humain ne peut pas « déchirer » un autre humain, mais un
animal si. La nature l’a doté des outils appropriés pour ça, c’est-à-dire elle lui a
donné des crocs pointus.
Soulignons par ailleurs que dans l’exemple que nous venons de citer,
François-René de Chateaubriand établit une distinction entre l’arabe et l’américain.
Aussi bien l’un que l’autre est sauvage, mais la sauvagerie n’est pas une, elle est
plurielle. Il y a une grande différence entre la barbarie de l’arabe et celle de
l’américain. La sauvagerie de ce dernier n’est pas à blâmer et n’est pas d’une
grande importance. Celui-ci est sauvage, parce qu’il vit loin de l’occidental
civilisateur et c’est ce dernier qui est à blâmer dans la mesure où pour une raison ou
pour une autre il ne s’acquitte pas honorablement de sa mission civilisatrice. Le cas
de l’arabe est grave, puisque c’est un sauvage déchu. Mais alors, il y a quelque
chose dans sa culture ou dans sa religion qui à un moment de son histoire a
participé à sa civilisation. Considérons les propos de l’auteur : « Ce qui distingue
surtout les Arabes des peuples du Nouveau-Monde, c'est qu'à travers la rudesse des
premiers on sent pourtant quelque chose de délicat dans leurs mœurs : on sent qu'ils
sont nés dans cet Orient d'où sont sortis tous les arts, toutes les sciences, toutes les
religions. Caché aux extrémités de l'Occident, dans un canton détourné de l'univers,
13
Chateaubriand, Œuvres complètes, 7, Itinéraire de Paris à Jérusalem, op. cit., p. 268.
7
le Canadien habite les vallées ombragées par des forêts éternelles et arrosées par
des fleuves immenses.»14
Donc si l’arabe a été civilisé, sa culture et sa religion n’y ont joué aucun rôle
et n’ont de ce fait aucun mérite. C’est la religion chrétienne apportée par l’Empire
Romain Sassanide qui s’est constitué en Orient et qui y a sévit pendant des siècles
jusqu’à sa dissolution au premier siècle de l’Hégire qui a eu des conséquences
heureuses sur le musulman. Sans compter que l’Orient est le berceau de la religion,
notamment le Christianisme. En d’autres termes, l’arabe qui a vécu dans le sillage
des chrétiens a été civilisé, mais après la chute de l’Empire romain en terre d’orient
il est retombé à l’état sauvage. Etre sauvage parce que le chrétien n’a pas eu
l’opportunité d’intervenir à ce niveau et retomber à l’état sauvage après avoir été
civilisé par les chrétiens sont deux choses complètement différentes selon
Chateaubriand.
Soulignons que cette idée est contredite dans le raisonnement de François-
René de Chateaubriand, puisque quelques pages plus loin il note que l’arabe est
demeuré primitif depuis l’époque du géniteur de la race : Ismael :
« Si j'avais étudié avec tant d'intérêt au bord de leurs lacs les hordes américaines,
quelle autre espèce de sauvages ne contemplais-je pas ici ! J'avais sous les yeux les
descendants de la race primitive des hommes, je les voyais avec les mêmes mœurs
qu'ils ont conservées depuis les jours d'Agar et d'Ismael ; je les voyais dans le
même désert qui leur fut assigné par Dieu en héritage. »15 Comment l’auteur peut-il
se montrer si affirmatif ? A-t-il été mis au secret des mœurs de l’époque d’Ismael ?
Comment ? Qui lui permet d’affirmer sans ambages que les mœurs qu’il prétend
avoir observé et relevé pendant son court séjour en Orient datent du temps
d’Ismael ?
Le musulman est un bandit de grand chemin :
Pour le traitement de cette idée François-René de Chateaubriand recourt au
même procédé que nous venons d’étudier à propos de la barbarie du musulman. Il
commence par poser comme idée première que les arabes ont été « jetés » en cette
terre sainte qui est l’Orient : « l'Arabe, pour ainsi dire jeté sur le grand chemin du
monde, entre l'Afrique et l'Asie, erre dans les brillantes régions de l'aurore, sur un
sol sans arbres et sans eau. »16 L’arabe n’a pas de ce fait un ancrage spatial. Il est en
quelque sorte le pendant du diable qui a été expulsé du Paradis et jeté sur Terre. Il
14
Ibid., p.303.
15
Ibid., p. 303.
16
Ibid., p. 303.
8
est donc en situation de diaspora et d’errance. Il n’a pas la noblesse d’origine du
chrétien qui est l’élu de Dieu pour prêcher ses saints commandements. Il a été
condamné à « vivre » dans un espace « sans arbres et sans eau. » Il faut noter qu’ici
la référence au Coran est explicite. Pour lui, la terre des arabes et qui a forgé et
déterminé sa physionomie et son humeur est complètement différente de celle
occupé par les chrétiens qui est « brillante ».
Puis François-René de Chateaubriand fait référence au chemin qui par
association réfère pour l’occidental au bandit du grand chemin. Cette idée est par la
suite développée avec maints exemples. L’auteur, en effet, réfère à un certain
nombre de faits qu’il dit avoir vécu, notamment l’attaque dont furent victimes
Chateaubriand et ses compagnons sur le chemin de la mer Morte : « […] une
nouvelle troupe d’Arabes, cachée au fond d’un ravin, se jeta sur notre escorte, en
poussant des hurlements. Dans un instant, nous vîmes voler les pierres, briller les
poignards, ajuster les fusils. Ali [le chef de l’escorte] se précipite dans la mêlée ;
nous courons pour lui prêter secours ; il saisit le chef des Bédouins par la barbe,
l’entraîne sous le ventre de son cheval, et le menace de l’écraser s’il ne fait finir
cette querelle.» 17
L’arabe est donc un être abject sans foi ni loi. Il peut commettre toute forme
d’injustice ignominieuse. Considérons l’exemple suivant : « J'ai vu ce même
Abdallah commettre une vexation plus ingénieuse encore. J'ai dit qu'il avait envoyé
sa cavalerie piller des Arabes cultivateurs, de l'autre côté du Jourdain. Ces bonnes
gens, qui avaient payé le Miri, et qui ne se croyaient point en guerre, furent
surprises au milieu de leurs tentes et de leurs troupeaux. On leur vola deux mille
deux cents chèvres et moutons, quatre-vingt-quatorze veaux, mille ânes et six
juments de première race : les chameaux seuls échappèrent [On en prit cependant
vingt-six. (N.d.A.)] ; un cheik les appela de loin, et ils le suivirent : ces fidèles
enfants du désert allèrent porter leur lait à leurs maîtres dans la montagne, comme
s'ils avaient deviné que ces maîtres n'avaient plus d'autre nourriture. Un Européen
ne pourrait guère imaginer ce que le pacha fit de ce butin. Il mit à chaque animal un
prix excédant deux fois sa valeur. »18 Il faut noter ici que Chateaubriand quand il
rapporte les faits cités, il insiste sur son statut de témoin oculaire, il dit : « Je puis
attester la vérité de ces faits, puisque je me suis trouvé à Jérusalem au moment de
l'arrivée du pacha. » Pour mieux diaboliser l’arabe, il qualifie l’acte commis
d’« incroyable » « J'avoue que, si je n'avais pas vu de mes yeux cette double
iniquité, elle me paraîtrait tout à fait incroyable.» Notons également que l’auteur
17
Ibid., p. 288.
18
Ibid., p.166.
9
dans cet extrait s’en prend à son aise avec les chiffres. Dans sa tentative de noircir
l’arabe, il avance des chiffres exagérés. En effet, insistant lui-même sur la misère
des habitants de ce pays, il semble ignorer que celui qui possède « deux mille deux
cents chèvres et moutons, quatre-vingt-quatorze veaux, mille ânes et six juments de
première race » sans compter les chameaux est immensément riche. Rappelons au
passage que le chiffre avancé pour les ânes est excessivement exagéré et ne peut en
aucun correspondre à la réalité du pays.
Dans le même exemple, et pour rabaisser l’arabe, François-René de
Chateaubriand établit, comme à l’accoutumée, un contrepoint avec la culture
occidentale et la valorise en présentant l’exaction commise par Abdallah comme
une injustice inimaginable par l’occidental. L’action menée par l’arabe est
tellement cynique et abjecte que l’occidental avec toute l’intelligence qui le
caractérise ne peut imaginer la vilenie du pacha.
L’arabe s’adonne à des magouilles sordides et viles. Voici ce que fit le pacha
du butin de sa razzia : « Abdallah est d'une avarice sordide, comme presque tous les
musulmans : en sa qualité de chef de la caravane de La Mecque, et sous prétexte
d'avoir de l'argent pour mieux protéger les pèlerins, il se croit en droit de multiplier
les exactions. Il n'y a point de moyens qu'il n'invente. Un de ceux qu'il emploie le
plus souvent, c'est de fixer un maximum fort bas pour les comestibles. Le peuple
crie à la merveille, mais les marchands ferment leurs boutiques. La disette
commence ; le pacha fait traiter secrètement avec les marchands ; il leur donne
pour un certain nombre de bourses la permission de vendre au taux qu'ils voudront.
Les marchands cherchent à retrouver l'argent qu'ils ont donné au pacha ils portent
les denrées à un prix extraordinaire, et le peuple, mourant de faim une seconde fois,
est obligé pour vivre de se dépouiller de son dernier vêtement. »19 Il faut souligner
l’insistance de l’auteur sur l’authenticité des faits rapportés. De même les procédés
de généralisation et hyperboliques : presque tous les musulmans », il n’est point de
moyens qu’il n’invente. Abdallah le chef de la caravane n’est pas un vil
occasionnel. Chez lui, la vilenie est une ligne de conduite. Mieux, il s’ingénie selon
l’auteur à inventer de nouvelles méthodes pour dépouiller les autres.
Le musulman est un cruel assoiffé de sang :
Selon François-René de Chateaubriand, l’une des caractéristiques principales
du musulman est sa soif du sang : « L'esprit du mahométisme est la persécution et
la conquête.» 20L’auteur saisit à ce niveau l’opportunité pour prêcher en faveur du
19
Ibid., p. 244.
20
Ibid., p.280.
10
christianisme qu’il taxe de pacifique et de tolérant même en falsifiant les faits
historiques : « l'Evangile, au contraire, ne prêche que la tolérance et la paix. Aussi
les chrétiens supportèrent-ils pendant sept cent soixante-quatre ans tous les maux
que le fanatisme des Sarrasins leur voulut faire souffrir ; ils tâchèrent seulement
d'intéresser en leur faveur Charlemagne. Mais ni les Espagnes soumises, ni la
France envahie, ni la Grèce et les deux Siciles ravagées, ni l'Afrique entière tombée
dans les fers, ne purent déterminer pendant près de huit siècles les chrétiens à
prendre les armes. »21
Et comme pour anticiper sur une éventuelle remarque à propos des croisades
qui ont été lancée et organisée pour faire la guerre aux musulmans et qui ont fait un
nombre considérable de victimes, l’auteur s’explique à ce propos de cette manière :
« Les écrivains du XVIIIe siècle se sont plu à représenter les croisades sous un jour
odieux. J'ai réclamé un des premiers contre cette ignorance ou cette injustice [Voir
le Génie du Christianisme. (N.d.A.)] . Les croisades ne furent des folies, comme on
affectait de les appeler, ni dans leur principe ni dans leur résultat. Les chrétiens
n'étaient point les agresseurs. Si les sujets d'Omar, partis de Jérusalem, après avoir
fait le tour de l'Afrique, fondirent sur la Sicile, sur l'Espagne, sur la France même,
où Charles Martel les extermina, pourquoi des sujets de Philippe Ier, sortis de la
France, n'auraient-ils pas fait le tour de l'Asie pour se venger des descendants
d'Omar jusque dans Jérusalem ? »22
Cet exemple met l’accent sur une autre contradiction dans le raisonnement de
Chateaubriand. En effet, celui-ci quelques pages auparavant mettait en avant le
caractère pacifiste et tolérant des chrétiens qui sont des créatures dociles et douces,
sont présentés maintenant comme des exterminateurs. Mais ils ne sont pas à
blâmer, ils ne font que juguler un fléau. Et puis, selon lui, ils ont le droit de se
venger sur les descendants d’Omar, qui ne sont, selon ses propres dires, que des
« barbares » : « Si enfin les cris de tant de victimes égorgées en Orient, si les
progrès des barbares, déjà aux portes de Constantinople, réveillèrent la chrétienté et
la firent courir à sa propre défense, qui oserait dire que la cause des guerres sacrées
fut injuste ? Où en serions-nous si nos pères n'eussent repoussé la force par la force
? » 23Chateaubriand s’en prend à son aise avec l’Histoire. Il semble ignorer que les
véritables causes des croisades sont d’ordre purement spirituel. Selon
21
Ibid., p.285
22
Ibid., p.
23
Ibid., p.
11
l’encyclopédie Larousse, « Saint Bernard de Clairvaux présente la croisade comme
une voie de salut, un remède proposé par Dieu à ses créatures. » 24
Rappelons que les croisades s’étaient accompagnées d’actes de grandes
atrocités. Non seulement les croisés ont massacré un nombre considérable de
victimes, mais ils se sont livrés à des actes ignominieux et ignobles comme le fait
de manger la chair des victimes. Raoul de Caen a écrit à propos des horreurs
commis lors de la Première Croisade : « A Maarat, les nôtres firent cuire les païens
adultes dans des marmites et embrochèrent les enfants pour les manger rôtis. »25
Cet état de fait a été confirmé par Usana Ibn Munqidh dans ses Mémoires ; il
a écrit : «Quand on nous eu informés sur les frany (nom donné par les Arabes aux
Croisés), nous vîmes en eux des bêtes nuisibles qui ont une supériorité dans la
valeur et l'ardeur au combat mais rien d'autre, tout comme les animaux ont une
supériorité dans la force et l'agressivité. »26
De même René Grousset a bien noté les massacres commis lors des croisades
surtout le fait de brûler les cadavres des morts et de les manger.27
En somme, François-René Chateaubriand présente une image négative du
musulman. Il a tenté par tous les moyens à le dévaloriser et à le rabaisser. Dans son
récit, l’auteur a été fidèle à son paradigme de chrétien.
24
Voir Encyclopédie Larousse : https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/les_croisades/38613.
25
Voir dans ce sens l’encyclopédie L’Histoire de la France : http://www.histoire-
france.net/moyen/croisades
26
Ibid.
27
Grousset, René, Histoire des Croisades et du Royaume Franc de Jérusalem, tome I, 1934-1936, Plon,
Paris, 1934, réédité chez Perrin, 1991, p.152.
12
éloignements, retrouve […] [ses] bas de laine, [ses] économies, [ses] fauteuils et
[ses] siestes.»28
Tout au contraire, les innombrables voyages effectués par Ibn Battûta ont eu
un impact évident sur lui. Ils ont enrichi son savoir, ont développé ses
connaissances, ont ouvert ses horizons, lui ont fait découvrir des choses qui
auraient pu lui être à jamais inconnues, ont renforcé ses acquis, l’ont conforté dans
certaines de ses croyances, etc. Bref, le voyage a agi sur lui et l’a fait interagir avec
l’Autre. Dans quelles mesures Ibn Battûta est-il un véritable « exote » ?
Dans son Essai sur l’exotisme, Victor Segalen définit l’exotisme comme
étant « tout ce qui est « en dehors » de l’ensemble de nos faits de conscience
actuels, quotidiens, tout ce qui n’est pas notre « tonalité mentale » coutumière »29.
L’exotisme est selon cet auteur une expérience de l’altérité, c’est « le sentiment que
j’ai du divers » et notre auteur définit le divers comme étant « tout ce qui
jusqu’aujourd’hui fut appelé étranger, insolite, inattendu, surprenant, mystérieux,
amoureux, surhumain, héroïque et divin même, tout ce qui est autre ; - c’est-à-dire,
dans chacun de ces mots de mettre en valeur dominatrice la part du Divers essentiel
que chacun de ces termes recèle. » 30
28
Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, Gallimard, Paris, p. 47.
29
Ibid., p.20.
30
Ibid., p.82.
13
Gontard, d’un Même ipse 31ou, en se situant du point de vue de l’altérité, il s’agit
d’un Autre idem, mais en aucun cas du Même absolu. Ensuite parce qu’il rapporte
des faits concernant les non musulmans, notamment les chrétiens et les idolâtres et
ils ne sont pas des moindres dans son récit et enfin si Ibn Battûta s’intéressait
uniquement à la rencontre avec le Même, pourquoi après avoir effectué le
pèlerinage aux lieux saints de l’Islam, décide-t-il de pousser son voyage plus en
avant et plus particulièrement dans les contrées sous domination des non
musulmans ? Il va sans dire que ce qui l’intéressait n’était pas seulement d’aller à la
rencontre du Même, ce qui aurait réduit son voyage à un voyage spirituel du Saint
Hijaz (rihla hijaziay), mais incontestablement son objectif était plus important que
cela, à savoir «parcourir la terre» et s’ouvrir sur l’Autre dans son absolu. Il en était
conscient d’ailleurs lorsqu’il a écrit : « j’ai déjà obtenu, grâces au ciel, ce que je
désirais ici-bas, qui était de parcourir la terre, et j’ai atteint, en cela, ce que nul
autre n’a atteint, du moins à ma connaissance.»32
31
Marc Gontard, « Le Même et l’Autre » in Désir d’identité, désir de l’autre, Publication de la Faculté des Lettres et
des Sciences Humaines de Meknès, 2002, p.22.
32
Ibn Battûta, Voyages, La découverte, Librairie François Maspero, Paris, 1982, Tome I, p.383.
33
Id. Ibid., tome III, p.441.
14
comme des Sultans, des Emirs, des Princesses, des Ambassadeurs, des Consuls,
des Khâtounes, etc. des personnes de science comme des savants, des prêcheurs,
des Kâdhis, des soufis, etc. que des personnes d’un rang social inférieur comme
des marchands, des artisans, des marins, des négociants, des manuels, des esclaves,
etc.
Les rencontres fleurissent dans le récit d’Ibn Battûta. Elles ne sont pas chez
lui fortuites ou accidentelles, mais la plupart du temps recherchées. A maintes
reprises, il quitte ses compagnons de voyage et fait un crochet de plusieurs jours de
marche sans soucier du danger pour se rendre dans quelque lieu où il a entendu
parler d’une personne pieuse ou savante. Ceci montre qu’il était un être social et
sociable et pour reprendre un concept moderne, il était un homme de
communication. Ses rencontres étaient des moments de découvertes pour lui.
Dans toutes les descriptions auxquelles il s’est livré, Ibn Battûta n’a pas
cherché à ramener l’Autre à la forme assimilable du Même. Mais il a décrit celui-ci
dans sa différence. La plupart du temps, il a adopté un point de vue impartial
(mo’tadil). Selon Ibn Khaldoun, l’esprit partisan (tashayyu’) en faveur de certaines
opinions ou certaines tendances est l’une des raisons qui permettent au mensonge
34
Abdelhadi Tazi, Rihlat Ibn Battûta, publication de l’Académie du Royaume du Maroc, 1997. Voir préface.
15
de s’introduire dans l’information historique35. Or, ce n’est pas le cas d’Ibn
Battûta. Celui-ci a rapporté avec fidélité les informations se rapportant à l’Autre
ipse. Il n’a manifesté à aucun moment de son long récit une aversion quelconque
envers cet Autre idem qui lui diffère juste parce qu’il est différent. Les quelques
jugement de valeur péjoratifs qu’il a émis, à des moments limités de son long récit,
se rapportent à des actes commis par l’Autre qu’il n’a pas pu admettre et non pas
par pure xénophobie ou simple chauvinisme.
35
Ibn Khaldoun, La Moqadimma, Op.cit., p. 178.
36
Ibn Battûta, Voyages, Op. cit., Tome III, p.307.
37
Id. Ibid., tome II, p.281.
38
Id. Ibid., tome III, p.208.
39
Id. Ibid., tome III, p.256.
40
Id. Ibid., tome III, p.318.
41
Id. Ibid., tome II, p.136.
16
répandre le sang »42, celle du roi Bouzoun qui « était méchant »43, celle du sultan
du Mâlli Mensa Soleïmân qui infligeait à ses sujets des humiliations
« honteuses »44, celle du sultan des pays de Ma’bar Ghiyâth eddîn qui tuent les
femmes et les enfants des Hindous captifs, « c’est là, écrit notre auteur, une
conduite honteuse, et que je n’ai vu tenir par aucun autre souverain. Ce fut pour
cela que Dieu hâta la mort de Ghiyâth eddîn. »45Ibn Battûta ne pouvait admettre
l’injustice et la tyrannie qu’elles soient tenues par des musulmans ou des non
musulmans et qu’elles soient infligées à des musulmans ou à des non musulmans.
Ibn Battûta n’a pas adopté lors de son long voyage un regard touristique qui
cherche à réduire l’Autre à une forme assimilable du Même. Mais il l’a accepté
dans sa différence. En d’autres termes, il a dépassé, à bien des égards, l’autrui dans
son étrangeté pour décrire l’autre dans ce qu’il a d’exceptionnel. Pour reprendre un
terme de Segalen, notre auteur ne s’est pas livré à un « exotisme
assimilationniste », mais à un « exotisme de l’écart ».46 Nous proposons de
considérer les deux exemples suivants pour s’en convaincre. Le premier se rapporte
à la coutume indienne qui recommande à la veuve de se brûler vive après le décès
de son mari pour que les membres de sa famille puisse « en retirer de la gloire » et
pour qu’elles soient « célébrées pour leur fidélité à remplir leurs engagements.»47
Voilà ce que notre auteur écrit à ce propos : « je montai à cheval, avec mes
compagnons, afin de voir de quelle manière ces femmes se comporteraient durant
la cérémonie de leur brûlement. »48 Et il rapporte en deux pages et demi tous les
détails relatifs à cette funeste « action de courage ». Certes, assister à pareille
« cérémonie »ne peut être attribué à une forme de sadisme de la part de notre
auteur, mais à une volonté de découvrir la différence si cruelle soit elle. La preuve
42
Id. Ibid., tome III, p.449
43
Id. Ibid., tome II, p. 122.
44
Id. Ibid., tome III, p.417.
45
Id. Ibid., tome III, p.272.
46
Ibn Battûta, Voyages tome II, Op. cit., pp.349-351.
47
Id. Ibid., tome II, pp.349-351.
48
Id. Ibid., tome II, p. 351.
17
c’est que lorsque Ibn Battûta a vu ce sinistre spectacle, il a failli tomber de cheval.
« Heureusement, dit-il, mes compagnons vinrent à moi avec de l’eau, ils me
lavèrent le visage et je m’en retournai. »49A n’en pas douter notre auteur par cette
expérience douloureuse a v écu ce que Marc Gontard appelle le «choc absolu du
divers»50.
Le deuxième exemple qui montre qu’Ibn Battûta n’a pas cherché dans le récit
de ses voyages à réduire la différence et qu’au contraire il a éprouvé une
« sensation exotique » se rapporte aux femmes maldives qui se promènent à moitié
nues dans les rues de l’île. Certes, notre auteur a cherché à les inciter à la pudeur,
mais en vain. Loin d’être contrarié par cet échec, Ibn Battûta explique que ses
esclaves maldives qui se sont couvertes la tête en furent « défigurées » plutôt que
« d’en être embellies »51.
Le dit et la gastronomie :
49
Id. Ibid., tome II, p. 352.
50
Marc Gontard, « Le Même et l’Autre » in Désir d’identité, désir de l’autre, Op. cit., p.26.
51
Ibn Battûta, Voyages tome III, Op. cit., p.230.
18
marque d’appartenance, mais elle favorise l’adhésion sociale. Déguster sa
nourriture est le signe d’une assimilation culturelle. L’étranger qui accepte de
partager le repas de son hôte laisse entendre qu’il accepte une culture dans sa
différence. Il montre son respect envers ses hôtes. Comme nous l’avons souligné,
dans sa relation de voyage, Ibn Battûta a rapporté un nombre considérable
d’informations sur les personnes qu’il a rencontrées et qui se sont de différents
ordres. 52
Dans toutes les descriptions du culinaire auxquelles il s’est livré, Ibn Battûta
a rapporté avec fidélité les informations à propos de la nourriture de l’Autre.
L’exemple suivant en est une illustration :
52
Voir Tazi, Abdelhadi, Rihlat Ibn Battûta, publication de l’Académie du Royaume du Maroc, Raba, 1997.
53
Ibn Battûta, Voyages, tome III, Op. cit ., p. 406.
19
retour à la nature, puisque la cuisson accomplit la transformation culturelle du cru
comme la putréfaction en achève la transformation naturelle. »54
Ibn Battûta n’a pas manqué dans ses descriptions du culinaire de l’autre de
mettre l’accent sur ses habitudes gastronomiques. Ainsi, par exemple a-t-il décrit le
cérémonial observé chez le Roi de l’Inde le terrible Tughluk:
« […] voici en quoi consiste cet ordre : on apporte une table de cuivre, […]
et sur laquelle on pose un plateau du même métal, que l’on nomme thâlem. Une
belle esclave enveloppée d’une étoffe de soie, arrive et fait placer devant le prince
les marmites contenant les mets. Elle tient une grande cuiller de cuivre, avec
laquelle elle puise une cuillerée de riz, qu’elle verse dans le plateau. Elle répand
par-dessus du beurre fondu, y met du poivre en grappes confit, du gingembre vert,
des limons confits et des langues […] »55
« […] c’est l’usage dans l’inde, de même que dans le pays de Sérâ, de placer
un buffet, une fois que le repas prié est fini, devant chaque noble […] ; ce buffet
ressemble à un berceau d’enfant ; il est pourvu de quatre pieds […] On met sur ce
meuble des gâteaux, un mouton rôti, quatre pains ronds pétris avec du beurre
54
Lévi-Strauss, Claude, Paroles données, Plon, Paris, 1984, p.54.
55
Ibid., tome I, pp.193-4.
56
Ibid., tome III, p.347.
20
remplis de la pâtisserie et recouverts avec quatre morceaux de la pâte douce qui a la
forme d’une brique[…]»57
« […] nous nous rendîmes à Ménâr Mendely, belle ville […] dont la
population nous traita dans un excellent festin. Ce repas consistait en jeunes
buffles, pris à la chasse ; en riz, beurre fondu, poisson, poules et lait. Nous ne vîmes
pas en cette ville de musulman.»58
« […] les idolâtres […] nous apportèrent un fruit qui ressemble à la pastèque
et que porte l’arbre de mokl. On nous servit encore du poisson excellent. »59
Dans cet exemple Ibn Battûta accepte bien de partager la nourriture avec des
idolâtres. La nourriture se charge d’une double signification. D’une part, elle est
57
Ibid., tome I, p.140.
58
Ibid., tome I, pp.257-8.
59
Ibid., tome I, p.268.
21
signe d’hospitalité et de générosité et d’autre part, elle est signe d’acceptation de la
différence sous toutes ses formes.
Soulignons à ce propos qu’Ibn Battûta a vu des pratiques qui lui ont déplus,
mais il ne s’est pas permis de les blâmer d’une manière sarcastique ou violente,
telle qu’on trouve par exemple dans Voyage de Paris à Jérusalem de
Chateaubriand. Il s’est contenté de les taxer de « mauvais », comme quand il a
rapporté que certains nègres de mali « mangent des charognes, des chiens et des
ânes.» 60
Anecdotique culinaire :
Le lecteur du Présent à ceux qui contemplent les splendeurs des villes et les
merveilles des voyages ne peut manquer de relever le nombre considérable
d’anecdotes rapportées par l’auteur et dont il a émaillé son texte. L’auteur ne se
contente pas seulement de les citer, mais elles sont mises en relief dans sa relation
par l’emploi de la mention « anecdote ».
« […] ces gens [les uzbeks] regardent comme une honte l’usage des sucreries
[…] j’apportai cette même nuit au sultan un plateau de sucreries […] et je le lui
présentai. Il porta son doigt et le fourra ensuite dans la bouche, mais il s’en tint là.
L’émir Toloctomoûr me raconta […] que le sultan dit un jour [à son esclave]
mange des sucreries et je vous [environ quarante de sa famille] affranchirai tous » ;
mais que cet homme refusa et répondit : « quand bien même tu devrais me tuer, je
n’en mangerai pas. »61
60
Ibid., tome III, p.428.
61
Ibid., tome II, p.208.
22
Contrairement à tous les mortels qui se plaisent à déguster les sucreries et
qui en ont fait, comme les marocains, un signe de paix, de partage d’affection et de
générosité,62 les Uzbeks ont en horreur les sucreries et en ont fait un signe de
grande honte.
Le deuxième exemple que nous avons choisi est d’une autre nature :
Dans cet exemple, Ibn Battûta a été tiré d’une situation honteuse et
scabreuse par l’intervention opportune du Cheikh Nassireddîn.
62
Voir notre article « Communication et codes culturels au Maroc » in De la culture marocaine : une sémiotique,
publication de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Meknès, Meknès, n° 31, 2011.
63
Ibid., tome I, p. 134.
23
nuisible, vu qu’elle n’est pas mûrie ; celle des noirs est seule mûre dans leur
opinion. »64
Le récit d’Ibn Battûta mentionne plusieurs exemples des repas utilisés pour
sanctionner. Il faut souligner que le repas qui est signe de socialisation et
d’appartenance culturelle peut se transformer en son contraire et devenir signe de
rejet et d’exclusion. La communauté qui se présente métaphoriquement comme une
mère-nourricière qui réconforte, nourrit, protège, etc. peut rejeter et bannir. Or,
l’intensité et l’ampleur de l’exclusion ne seront ressenties que si le châtiment
prodigué est très infligeant. Quoi de plus dur pour un « enfant » que d’être
abandonné par sa mère ? Le Sultan, qui s’identifie volontairement ou
involontairement à la communauté et partant à la mère, est l’instigateur de ce rejet.
Pour montrer à l’« enfant » que la mère est mécontente de lui, le Roi, avant de
mettre à mort le traître, il décide de le nourrir de la manière la plus vile qui soit. Il
s’agit de lui signifier qu’il n’est plus digne de la nourriture de la mère, donc des
repas familiers et qui sont entourés de la chaleur de l’affection de la mère-
nourricière. Considérons les exemples suivants :
Dans cet exemple, l’opinion d’un vizir sur la viande qu’on présente au Roi
cause sa perte :
64
Ibid., tome III, p. 452.
24
mains au cou […].il fut condamné à être coupé en deux moitiés par le milieu du
corps. »65
Nous avons ici un exemple de met qui tue, non pas parce qu’il contient un
quelconque poison comme le livre dans Le Nom de la rose du regretté Umberto
Eco, mais parce qu’il offre au Roi Tughluk le prétexte qu’il cherchait pour se
venger de son vizir qui a comploté contre lui pendant son absence de la capitale
Dihly. Ibrâhîm, en devenant traître, s’est fourvoyé et donc a renoncé à son droit
d’émettre une opinion, même positive, sur la nourriture préparée par la mère.
Considérons à présent l’exemple qui suit :
Le merveilleux et la nourriture :
65
Ibid., tome III, p. 83.
66
Ibid., tome II, p. 453.
25
essentiellement autour des choses «curieuses» des villes visitées et des faits
«merveilleux» concernant les innombrables voyages effectués par l’auteur. Le titre
de la relation de voyage d’Ibn Battûta est donc une promesse faite au lecteur que
celui-ci verra sa soif pour les choses merveilleuses satisfaite.
Le merveilleux relatif :
Le merveilleux absolu :
Nous entendons par cette appellation, tout phénomène qui, pour être accepté
et assimilé, impose au lecteur de passer du paradigme dit normal, familier,
ordinaire, naturel, etc. à un autre paradigme qui résorberait l’étrange et où accepter
l’extraordinaire, sans dire le surnaturel, devient possible.68 Le merveilleux absolu
transcende en quelque sorte le temps, l’espace, les situations, etc. il s’agit de faits
avérés étranges, mais que l’esprit humain pourrait accepter comme étant possibles
et potentiellement vrais.69
67
Ibid., tome III, p.402.
68
Nous ne reprenons pas la définition du merveilleux proposée par Todorov dans son livre Introduction à la
littérature fantastique parce qu’il a tendance à confondre « merveilleux » et « surnaturel ». Or, le merveilleux ne
fait pas partie du paradigme du surnaturel. Voir son livre édité chez Seuil, Coll. Points, Paris, 1970, p.46.
69
C’est justement cet aspect-ci qui distingue ce que nous appelons « merveilleux absolu » et ce que Todorov
appelle « le merveilleux pur ». Ibid., p.59.
26
Dans son récit, Ibn Battûta rapport beaucoup de faits qui peuvent s’inscrire
dans ce registre et qui sont bien évidemment en rapport avec le culinaire, en
l’occurrence lorsqu’il évoque le coq de Chine 70: lors de son arrivée en Chine en
et plus particulièrement à Zeïtoûn, Ibn Battûta est émerveillé par la taille des coqs
et des poules chinois. Il ne s’agit nullement d’une confusion avec l’autruche,
puisque celui-ci connaît bien l’autruche qui existe au quatorzième siècle au Maroc.
Selon lui même les poules et surtout les coqs en Chine sont de la taille des
autruches. « Le coq, écrit-il, est aussi grand que l’autruche. »71 Quand à la poule,
qui est plus volumineuse que les oies du Maroc, elle ne tient pas dans une seule
marmite lorsqu’on veut la faire cuire, mais il en faut au moins deux. L’auteur ne
donne aucune précision sur le volume de la marmite utilisée à son époque, mais on
devine qu’elle doit être bien grande, puisque les œufs des poules chinoises affirme-
t-il « sont aussi plus forts que ceux de l’oie parmi nous.72» Il faut en déduire que la
poule malgré la grosseur de sa taille est nettement moins grosse que les coqs dans
ce pays.
« […] le sultan Mensa soleïmân reçut une fois la visite d’une troupe de
nègres anthropophages, accompagnés par un de leurs commandants […]; Le sultan
les honora et leur donna une servante, comme cadeau d’hospitalité. Ces nègres
l’égorgèrent et la mangèrent ; ils se souillèrent la figure, ainsi que les mains, de
son sang, et ils se présentèrent devant le souverain pour le remercier […] on m’a dit
que ces anthropophages prétendent que les meilleurs morceaux des chairs des
femmes sont les mains et les seins. »73
70
Pour plus de détails voir notre contribution au dictionnaire Bestiaire fantastique des voyageurs, Arthaud, Coll.
Beaux livres, 2014.
71
Ibn Battûta, Voyages, tome III, Op. cit, p.315.
72
Ibid., tome III, p. 315.
73
Ibid., tome III, p. 431.
27
En somme, la caractéristique générale des descriptions de notre auteur est
qu’elles sont présentées d’une manière objective et surtout elles traduisent la
fascination d’Ibn Battûta pour la nourriture de l’Autre. Si comme l’a avancé
Abdelfatah Kilito, « aimer l’Autre, c’est aimer sa littérature » et si nous pouvons
dire à notre tour « aimer l’Autre, c’est aimer sa nourriture », alors nous pouvons
dire qu’Ibn Battûta a bien aimé ceux qu’il a rencontrés.
28