Inpsy 8801 0021
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Se
soutenir : déconstruire l'autre
Chantal Wagner
Dans L'information psychiatrique 2012/1 (Volume 88), pages 21 à 28
Éditions John Libbey Eurotext
ISSN 0020-0204
DOI 10.1684/ipe.2012.0872
© John Libbey Eurotext | Téléchargé le 27/01/2024 sur www.cairn.info via CNP St Martin (IP: 212.166.54.164)
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PERVERSIONS (1)
Chantal Wagner
RÉSUMÉ
Appréhendée sous l’angle d’un désordre pathogène du lien et de l’intersubjectivité, la perversion narcissique sera question-
née au regard du véritable négatif qu’elle laisse d’elle-même dans la psyché de son objet d’élection narcissique. Toujours en
quête d’un vécu narcissique cohérent, le pervers ne peut s’éprouver indépendamment d’un autre, dont il doit par ailleurs se
protéger. Sa stratégie défensive œuvre dès lors à ne jamais reconnaître de statut autre qu’anobjectal à son « objet d’amour ».
La clinique de la conjugopathie spécifique à la relation perverse narcissique nous invite ici à évaluer les enjeux métapsy-
chologiques du procès désorganisateur qui accable le sujet partenaire et dont les aboutissants morbides ne doivent être
sous-estimés. La question de la spécificité psychothérapique se pose.
Mots clés : perversion, narcissisme, dépression, intersubjectivité, métapsychologie, psychanalyse, psychisme, psycho-
thérapie, régression, relation conjugale, relation d’objet, Racamier Paul-Claude, Eiguer Alberto, dépression narcissique
induite, déprédation perverse, fusion mortifère
ABSTRACT
Object relationships in narcissistic perversion. Self-support: deconstructing the other. Understood in terms of a related
pathogenic disorder and its inter-subjectivity, narcissistic perversion will be questioned in relation to the real negativity
that remains in the psyche of its object of narcissistic choice. Constantly in search of a coherent narcissistic experience, the
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pervert cannot experience independently from the other, and therefore must protect himself. His defensive work strategy is,
therefore, that he never recognizes the other’s status but only as a “love object”. The specific clinical setting of pathological
suffering in conjugal relations, due to a specific perverse narcissistic relationship, invites us to evaluate the trial disorganizing
metapsychological issues plaguing the subject partner and whose morbid aims should not be underestimated. The question
of psychotherapy specificity arises.
Key words: perversion, narcissism, depression, intersubjectivity, metapsychology, psychoanalysis, the psyche, psycho-
therapy, regression, marital relationship, object relations, Racamier Paul-Claude, Eiguer Alberto, induced narcissistic
depression, perverse depredation, deadly fusion
doi:10.1684/ipe.2012.0872
Psychologue clinicienne, maître de conférences associée, CHU de Montpellier, université Paul-Valéry - Montpellier-III, laboratoire de
psychopathologie clinique et santé mentale
<chantal.wagner@gmail.com>
Pour citer cet article : Wagner C. Relation d’objet dans la perversion narcissique. Se soutenir : déconstruire l’autre. L’Information psychiatrique 2012 ; 88 : 21-8
doi:10.1684/ipe.2012.0872
C. Wagner
RESUMEN
Relación de objeto en la perversión narcísica. Sostenerse: descontruir el otro. Investigada bajo el enfoque de un
desorden patógeno del vínculo y de la intersubjetividad, la perversión narcísica se interrogará con relación al verdadero
negativo que deja de sí misma en la psique de su objeto de elección narcisista. Constantemente en busca de un sentir
narcísico coherente, el perverso no puede ponerse a prueba independientemente de otro, de quien debe por lo demás
protegerse. Su estrategia de defensa se ejercita entonces en no reconocer nunca otro estatuto que no sea el anobjetal a su
“objeto de amor”. La clínica de la conyugopatía específica de la relación perversa narcísica nos mueve aquí a evaluar lo
que está en juego en lo metapsicológico con el proceso desorganizador que agobia al sujeto pareja no debiendo subestimar
la morbidez en que desemboca. Se plantea la cuestión de la especificidad psicoterápica.
Palabras claves : perversión, narcisismo, depresión, intersubjetividad, metapsicología, psicoanálisis, psiquismo, psicotera-
pia, regresión, relación conyugal, relación de objeto, Racamier Paul-Claude, Eiguer Alberto, depresión narcísica inducida,
depredación perversa, fusión mortífera
Organisé sous un mode narcissique déficitaire, le Moi Notre analyse oscillera donc entre ces deux subjectivi-
pervers lutte contre une menace d’effondrement via les pro- tés, perverse et névrosée, qui parce que narcissiquement
cédés du déni et de l’expulsion projective de ses rejetons fusionnées – rendues interdépendantes – nous permettrons
psychiques les plus toxiques. Ce montage défensif blo- de questionner tout autant la structure perverse narcissique
quant par-là même tout accès à l’intériorité, le sujet pervers que la décompensation spécifique qu’elle engendre chez
demeura non seulement parfaitement ignorant de sa souf- son objet. Les dépressions induites par la relation au per-
france, mais il la fera porter à un autre. La structure perverse vers narcissique obéissent à une logique de démantèlement
narcissique, apathique et paradépressive, ne l’est donc qu’à spécifique du Moi. Elles sont donc porteuses de caractéris-
la condition d’un objet – récepteur – délégué à la réussite tiques cliniques et, en ce sens, reconnaissables sur le plan
de l’exportation projective de sa conflictualité. La relation sémiologique.
perverse se caractérise de fait d’un investissement d’objet La conclusion ouvrira sur la question de la prise en
visant à conquérir et contrôler ce dernier : à l’inféoder à son charge de ces dépressions induites.
entier profit narcissique.
Cet écrit questionnera la perversion narcissique sous
l’angle de la relation d’objet, plus principalement celui de la De la perversion narcissique
relation conjugale. Le couple que forme un pervers connaît dans ses rapports (défensifs) à l’objet
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comme particularité d’être, selon Racamier [12] soudé par
le narcissisme. Plus précisément, il relève d’une « fusion Animée par ses failles structurelles, la perver-
paradoxale » où à terme deux subjectivités œuvrent pour un sion narcissique trouve sa spécificité relationnelle dans
seul narcissisme, celui du sujet pervers. Fusion mortifère l’investissement hostilement défensif qu’elle va vouer
donc, qui s’organise rapidement sur le mode du sacrifice à son objet. L’« hypertrophie défensive » [11] narcis-
narcissique du premier au profit du second. sique qui pour Sirota caractérise le Moi pervers assure
Cet angle d’investigation – celui de la conjugopathie ainsi la cohésion de cette structure éminemment fragile
perverse – se révèle être une focale d’appréhension privilé- puisqu’incapable de former une dépression. Il faudrait pour
giée de la structure perverse narcissique, qui bien souvent cela, relève Racamier, que le sujet dispose d’un « Moi per-
reste inaccessible à la clinique de par l’absence de ces turbé, mais cependant assez fort ». Dépourvu et immature,
sujets dans nos cabinets. En ce sens, si Racamier ques- ce Moi pervers ne peut que déléguer à l’extérieur de « lui-
tionne : « Où rencontrer des pervers (narcissiques) ? Bien même » ses conflits et ses rejetons psychiques les plus
peu dans notre bureau : un pervers ne désire se soigner menaçants1 . Pour ce faire, faut-il qu’il trouve un objet et
que s’il ne l’est pas suffisamment [. . .] la démarche psy- surtout qu’il en façonne le Moi afin d’en faire un hôte : un
chanalytique et la pente perverse sont antinomiques », réceptacle psychique permettant tout autant le dégagement
nous disposons ce faisant d’un formidable matériau cli- – la mise hors de soi – que le déni de sa propre conflictualité.
nique sur ce dernier en la personne de son compagnon Cet objet faisant fonction de déversoir narcissique ne
(majoritairement féminin dans notre clinique). Devenu sera pas tant investi narcissiquement par le pervers que
« complice », pour reprendre le qualificatif d’Eiguer [2]
– tant son Moi s’est clivé au fil du temps et de l’emprise
1 « (. . .) exportation d’un affect narcissique intolérable et dénié tel que
perverse, tant il s’est dépris narcissiquement de lui-même
la honte, la rage d’impuissance, d’un sentiment de nullité par manque
au profit de l’objet – il est à appréhender, à terme, d’estime de soi, de désespoir, de terreur, d’une souffrance dépressive. Il
comme le véritable « pendant négatif » de la perversion de peut aussi s’agir de projection de parties de soi dévalorisées ou bien encore
l’autre. d’objets internes enviés » (Caillot [1]).
pour raison narcissique. Asservi pour les besoins homéosta- ses perceptions. La disqualification perverse, nous disent
siques du narcissisme pervers – et de fait mis en « fonction Pirlot et Pedinielli [10], « crée une “dé-fantasmatisation”,
d’en soutenir l’économie psychique » – ce Moi-hôte sera, une “désymbolisation” et détruit les différences entre les
pour et par cela, « dénaturé » et « dénié » dans ses particu- registres psychiques (. . .) ».
larités propres. Façonnage pervers de l’objet relevant d’une Le pervers n’est pas par ailleurs sans jouir de l’exercice
« déprédation narcissique2 ». d’une telle emprise omnipotente.
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introjects – cela afin non seulement de s’en soulager, mais d’une indistinction narcissique de l’objet tend à désamorcer
aussi d’en verrouiller le déni : d’aller jusqu’à ignorer qu’ils la charge des « conflits envieux », nid de l’hostilité projec-
relèvent de son Moi propre – le pervers non seulement tive fondamentale que le pervers narcissique voue à son
lui « dénie » toute altérité narcissique, mais ce faisant, objet.
le « dénature » en en lui injectant sans appel ses rejetons
psychiques les plus nocifs.
De fait dans la perversion narcissique, l’objet n’est-il Le noyau envieux de la perversion
– paradoxalement – appelé et séduit que pour être nié. Phé- narcissique
nomène qui en soi dépasse l’entendement du névrosé.
Sa singularité, sa vitalité, son autonomie narcissique « L’envie est le sentiment de colère qu’éprouve un
sont vécues comme autant d’interférences conflictuelles sujet quand il craint qu’un autre ne possède quelque
parasites entravant, voire menaçant le pervers dans son chose de désirable et n’en jouisse ; l’impulsion envieuse
impériosité narcissique. tend à s’emparer de cet objet ou à l’endommager »
Répondant de sa seule nécessité, la psyché perverse [6].
contamine et enlace son objet dans un mouvement de préca- En 1972, Meltzer [9] relève la place centrale du conflit
risation psychique grandissante. Elle désorganise son Moi, narcissique primaire de « l’envie » dans la perversion et
démantelant ses soutènements narcissiques, le rend confus insiste sur le fait que « la destructivité [perverse] est sous
dans ses éprouvés émotionnels et sème le doute quant à l’influence massive des sentiments et des attitudes d’envie
à l’égard de la bonté, de la créativité, de l’harmonie et de
la beauté des objets bons [. . .] ». Prolongeant cet argu-
2 Selon le Robert Historique de la langue française : « Pillage, dépouille-
ment, Caillot désigne l’attaque envieuse excessive (qui
ment. Le mot désigne un acte de pillage accompagné de dégâts causés aux s’oppose à l’intégration normale de la position schizo-
biens d’autrui ». Déprédation « narcissique » perverse, qui donne écho à
la déprédation « morale » d’Eiguer [2] sans toutefois la prolonger en tant paranoïde) comme le déterminant princeps de la « position
que telle. narcissique paradoxale » du pervers. L’envie, souligne-t-il,
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se clôture pas d’elle-même, au contraire, elle impulse la
genèse d’une charge conflictuelle nouvelle où se conjuguent
poussées anxieuses, pulsions destructrices et tensions Mégalomanie amoureuse et régression
avides. narcissique
L’hostilité fondamentale du pervers envers son objet L’élation narcissico-amoureuse3 que le pervers pro-
ne peut donc se tarir dans le temps, mais bien plutôt se voque dans les premiers temps relève de la pure
crisper, se renforcer. « L’envie » centralise ainsi une réac- « valorisation mégalomaniaque » du narcissisme du Moi-
tion conflictuelle en chaîne, insupportable pour la psyché hôte. C’est notamment à grand renfort de séduction
et proche du cercle vicieux. narcissique que le pervers construira en son amoureux fas-
ciné son propre culte, jusqu’à être propulsé par celui-ci en
Le conflit envieux dans la relation d’objet perverse lieu et place de son propre « Idéal du Moi ». Freud [4] sou-
Ce détour métapsychologique nous permet enfin ligne concernant l’idéalisation amoureuse : « [. . .] le Moi
d’éclairer le point où nous voulions en venir pour progresser devient de moins en moins exigeant et prétentieux, l’objet
dans l’analyse de la relation d’objet du pervers narcissique : de plus en plus magnifique et précieux ; il entre finalement
le conflit envieux gouvernant cette dernière, la psyché per- en possession de la totalité de l’amour de soi du Moi ; si
verse n’aura de cesse de s’en défendre. Ces « défenses bien que l’autosacrifice de celui-ci en devient une consé-
contre l’envie » relevées par Klein ne sont pas sans donner quence naturelle. L’objet a pour ainsi dire absorbé le Moi ».
des airs aux manœuvres perverses que la littérature spéciali- Il poursuit plus loin : « Toute la situation se laisse résumer
sée recense. Parmi elles, nous retrouvons l’omnipotence, le
déni, le clivage, l’idéalisation de l’objet, la dévalorisation de
3 « Le pervers laisse miroiter à sa « proie » la possibilité quasi anobjectale
l’objet, l’activation de l’envie chez l’autre (en faisant valoir
ses propres atouts pour renverser la situation), la répression d’un monde qui pourrait même tromper un sujet aux solides assises œdi-
piennes. En effet, le pervers narcissique « réveille » en chaque être humain
du sentiment d’amour et l’accroissement de haine contre la croyance en un paradis perdu sur terre, paradis perdu et qui serait pour
l’objet. toujours retrouvé » ! (Ksensée [8]).
intégralement en une seule formule : l’objet s’est mis à la captif ira nourrir les intérêts narcissiques de son objet, dans
place de l’idéal du moi ». une formule libidinale où investir l’autre pervers équivaut
Dès lors, le « point d’origine » qui donne toute sa force à s’investir soi-même, idéalisation oblige.
à l’emprise perverse dans le cadre conjugal est celui de
« l’idéalisation ». L’idéalisation contrarie l’investissement
d’objet, qui passe du registre objectal au registre narcis- Poussée envieuse et rage narcissique – activation
sique, relançant par-là même la quête inaugurale du Moi de la déprédation
quant à sa perfection narcissique perdue. Que l’objet idéa- « La défense contre l’envie prend souvent la forme
lisé et ainsi fascinant soit investi et mis en place de l’idéal d’une dévalorisation de l’objet [. . .]. C’est ce qui arrive à
du moi ne signifie pas moins « que l’objet sert à remplacer l’objet idéalisé. La rapidité avec laquelle cette idéalisation
un idéal du moi propre, non atteint. On l’aime à cause des s’effondre dépend de la puissance de l’envie [6] ».
perfections auxquelles on a aspiré pour le Moi propre et Un temps second va progressivement advenir tel un cou-
qu’on voudrait maintenant se procurer par ce détour pour rant de fond remontant à la surface. L’idéalisation défensive
satisfaire son narcissisme » [4]. échouant, l’envie s’instaure entre le pervers et son objet,
La séduction narcissique propulse l’objet hors du champ ouvrant les hostilités en même temps que la voie des
de l’objectalité, l’attirant vers les voies de la régression et angoisses précoces d’union à l’objet et de l’atteinte nar-
de la dépendance narcissique. Le pervers réussit d’autant cissique. Ce temps de « rage narcissique » (terme que nous
mieux une telle opération de ferrage qu’il prend durant cette empruntons à Kohut) contre l’objet envié activera ouver-
phase le visage de la névrose4 . Choisi en première instance tement la relation de déprédation perverse. Tout absorbé
pour la gratification voire la promotion narcissique qu’il d’occuper la place de l’objet d’exception, le Moi transi du
induit chez le pervers, tant sur le plan privé que sur la scène névrosé restera longtemps insensible – car anesthésié par
sociale, l’objet sera ainsi partiellement reconnu et même la séduction – au travail de négation engagé à son endroit
souvent positivement investi car parfaitement toléré sur le par son objet d’amour.
mode défensif de « l’idéalisation ». En parallèle, cette pro- Progressivement désorienté par la rage perverse mon-
motion narcissique sera renforcée par le culte amoureux tante, menacé du retrait d’amour par son instance idéale
que lui voue son objet, valant comme confirmation de son (émergence d’angoisses narcissiques) et atteint dans ses
omnipotence narcissique. Reconnu comme bon et forçant soutènements propres via la déprédation perverse, le Moi
la gratitude, l’objet va vite devenir insoutenable pour le névrotique se verra poussé dans des retranchements régres-
pervers. sifs le rendant chaque fois un peu plus dépendant et
vulnérable. Devenant Moi-hôte, il n’aura cependant de
cesse en parallèle que d’essayer de reconquérir l’amour
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Idéalisation amoureuse vs idéalisation défensive :
de l’objet idéalisé, autrement dit d’en obtenir la recon-
le schisme
naissance narcissique. L’emprise et l’omnipotence perverse
Si, comme Freud nous le dit, le névrosé séduit met l’autre s’exerçant particulièrement à cet endroit, il ne saurait avoir
en position d’instance idéale – son Moi vivant l’euphorie gain de cause. Bien au contraire, à chaque demande d’amour
narcissique d’un sentiment de complétude inespéré : la l’idéal du Moi pervers opposera à son objet un savant
levée de la défusion primaire – il convient de noter qu’il refus d’investissement, augmentant par-là le conflit narcis-
n’en va pas de même pour le pervers. Bien au contraire, à sique du Moi quant à lui-même : le poussant à constater
la passion idéalisante de l’un répond la satisfaction narcis- son insuffisance et renforçant toujours plus son déficit
sique de l’autre : le pervers restera toujours son propre objet narcissique.
d’investissement – il n’a d’autre idéal que sa perfection Au partir de ce point de basculement de la relation dans
narcissique. le registre du désamour, le Moi névrotique connaîtra un
En ce sens, bien que mutuelle, l’idéalisation n’est pas désinvestissement libidinal narcissique croissant et propor-
réciproque. L’idéalisation amoureuse névrotique donne le tionnel à la déprédation (Moi neutralisé/dénaturé) dont il
change à l’idéalisation défensive perverse. Schisme heu- fera l’objet.
reux néanmoins – où l’un veut tout donner tout à un autre qui Ce phénomène aboutit à une sorte de clivage des assises
veut tout prendre – valant lune de miel et point de soudure narcissiques du Moi entre l’objet qu’il n’est plus, car par
des deux protagonistes sous la bannière du seul narcis- trop dénié et disqualifié dans ses identifications narcis-
sisme pervers. Désormais, l’investissement libidinal du Moi siques, et celui qu’il devient : ce à quoi il est désormais
projectivement identifié par le pervers, à savoir une pure
carence.
4 Le pervers narcissique « amoureux », à l’instar du patient envieux de
Le Moi glisse ainsi insensiblement de la désorientation
Klein, est pris par « un intense transfert positif qui risque de nous induire anxieuse vers le désaveu narcissique.
en erreur car il repose sur l’idéalisation ; du coup, la haine et l’envie qui sont
scindées s’en trouvent masquées. Les angoisses orales sont ainsi souvent L’un des traits caractéristiques du conditionnement
évitées et les éléments génitaux promus au premier plan » [6]. pervers de l’objet est cliniquement perceptible dans les
justifications réflexes du sujet quant à ce qu’il énonce, pense La thymie est pauvre, pesante. La décompensation narcis-
ou fait. Anticipant la disqualification qu’il subit au quoti- sique sévère conclura bien souvent brutalement ce troisième
dien, il est habité par la crainte de ne pas être cru et/ou d’être temps.
mal jugé. Une de nos patientes décrivant une scène de vio- La vignette clinique qui suit figure quelque peu ce der-
lence conjugale s’étonnait d’avoir ce faisant « l’impression nier développement. Répondant à une visée illustrative, elle
de dire des mensonges » me demandant aussitôt si je sera, on ne peut plus synthétique et se déclinera en deux
la croyais elle ne pu cependant résister au besoin de se clichés d’un même cas, pris en des temps différents. Il
justifier. s’agit d’une patiente d’environ 36 ans, hospitalisée pour
Conditionnement allant aussi de pair avec dépression sévère et relevant structuralement du registre
l’étonnement/soulagement du sujet à ce que l’on sai- névrotique. Son état en début de séjour rend compte d’un
sisse « spontanément » l’objet de son discours : que la anéantissement psychique général assez impressionnant
vérité du sens soit partagée et par-là même authentifiée. évoquant parfois l’aridité psychique de la psychose. Le sujet
Étonnement redoublé à ce que l’on se souvienne de ce est totalement neutre ; comme absent de lui-même, le Moi
qu’il a dit lors des entretiens précédents : à ce que sa semble vide de toute émotion, perception ou représenta-
parole ait été entendue, investie et retenue – sans souffrir tion – écrasé par une thymie dépressive lourde.
de distorsions ou d’annulation. La patiente n’a spontanément rien à dire sur elle-même,
L’objet pervers restant fortement idéalisé et désormais elle ne nourrit aucune attente dans le premier entretien,
porteur d’une promesse nostalgique de complétude narcis- n’adresse aucune demande, l’investissement d’objet porté
sique primaire : il continue d’absorber la libido narcissique à l’autre est quasi nul. Elle engagera un effort pour donner
du Moi ainsi clivé et déserté par lui-même. Au terme de quelques éléments d’anamnèse comme piste explicative de
ce second temps, l’idéalisation de l’objet via son inves- son état, déployant par la suite un constat confus d’échec
tissement narcissique sera de moins en moins porteuse de narcissique – elle « fonctionne mal », « sa personnalité est
gratifications narcissiques pour le Moi, générant plutôt des difficile ».
sanctions négatives. Le point suscitant tout d’abord notre intérêt réside
dans l’aspect verrouillé, non discutable des défauts que
le Moi s’attribue, résigné. Une seconde atypie réside dans
Haine perverse et destruction l’aspect désincarné de certaines parties du discours, don-
Ce troisième et dernier temps n’advient pas toujours. nant l’impression que le Moi « se récite ». Désignant cela
Déjà faut-il que l’objet ait pu trouver à persister aux côtés à la patiente, elle associera sur les reproches que lui fait
du pervers, et en outre, que le conflit narcissique que ce compagnon quant à son caractère – elle « s’emporterait
dernier traverse soit aigu, culminant. vite, c’est vrai » – et notamment le fait que selon-lui « elle
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La haine perverse prend le pas lorsque la rage narcissique n’emploie pas spontanément les bons mots pour désigner
ne suffit pas à juguler les pulsions de destruction, ni à lutter ce qu’elle veut dire ». Point d’aliénation perverse faisant
efficacement contre l’angoisse persécutive et dépressive. écho à Racamier : « À mon avis, les psychotiques, réputés
Durant ce temps, l’emprise perverse est particulièrement pour empêcher autrui de penser, sont des enfants de cœurs
acerbe et le contrôle de l’objet quasi total, la jouissance nar- à côté des ravages exercée par la pensée perverse ».
cissique issue de l’exercice d’asservissement-dégradation Totalement aliénée par son objet pervers, parfaitement
véhicule des fantasmes d’omnipotence frôlant parfois la décompensée narcissiquement, cette jeune femme resta ce
mégalomanie. Ils constituent – avec le renforcement des faisant prête à lui sacrifier ce qui restait de son Moi dès que
projections-expulsions toxiques soulageantes – une défense l’occasion lui en fût donnée.
serrée contre la menace dépressive perverse. Cette modalité – sacrificielle – orchestra l’arrêt de sa
L’objet est donc durant ce temps plus que jamais assu- prise en charge psychothérapique, sur ordre de monsieur
jetti à l’économie psychique perverse, plus que jamais nié, qui anticipait le regain potentiel d’une légère autonomie
attaqué et intoxiqué : pur ustensile nous dirait Racamier. narcissique en son objet. Son emprise omnipotente ainsi
Narcissiquement brisé, le Moi présente désormais menacée, et avec elle son narcissisme, nous fûmes atta-
une désorganisation globale palpable, proportionnelle à qués (l’équipe de soin et certains acteurs en particuliers)
l’importance de sa régression : la pensée est cotonneuse, – et au passage, il va de soi, disqualifiés dans nos com-
altérée par les dénis qui frappent les représentants psy- pétences – de « saper tous les efforts qu’il avait déployés
chiques et les perceptions du Moi. Elle ne se déploie pas, depuis trois ans pour réussir à lui faire admettre ce dont elle
retombe vite, la trame discursive se conjugue mal au fan- souffrait en vérité ». Nos conclusions différaient, il va sans
tasme. Tout seul le sujet « ne sait pas », il doute sur un dire.
mode résigné : le Savoir n’est pas pour lui, mais pour le Il posa son véto et menaça (ce qui restaura son omnipo-
pervers. La fusion frôle ici l’aliénation d’une subjectivité tence narcissique) si l’on ne respectait pas son opposition
devenue spectrale. Le Moi n’est pas seulement annulé : il est à certains soins. Elle devint immédiatement hostile à tous
hanté par la psyché perverse, qui le gouverne littéralement. ceux que son objet pervers avait barrés et qui osaient pour
un temps aller à sa rencontre : bravant (et entamant au pas- alors au passage de la dépression névrotique à la dépres-
sage) la toute puissance de ce dernier. Insupportable. Ce sion grave ou mélancolique ». Il n’est pas rare que le
mouvement hostile qui, durant quelques minutes animait risque suicidaire de ces sujets s’augmente, de fait, d’un
son regard – jusque-là dépourvu de toute vie émotionnelle – fantasme de fusion d’avec l’objet pervers, plus que jamais
était surprenant d’intensité et de présence. idéalisé.
L’existence d’un tel élan affectif négatif dénotait le ren- Grunberger synthétise au plus près la chronique narcis-
forcement réactionnel de « soudure » narcissique qualifiant sique funeste déployée contre le Moi durant la phase de
ce couple pervers. « Complice » de la perversion de son « haine » perverse. L’atteinte fatidique portée au Moi peut
objet, puisque totalement habitée par la psyché perverse prendre plusieurs visages et des formats d’impact différents,
– totalement identifiée et fusionnée narcissiquement à cet elle relève néanmoins toujours d’un mouvement excessif
objet – elle cabrait, répondant de l’objet comme d’elle- inopiné et dépassant l’entendement du Moi. Cette atteinte
même (et non plus tant d’elle-même en structure de soins) agirait telle une crise d’épilepsie narcissique. Un impact
désormais que la « guerre » était déclarée. Autrement dit, narcissique X, unique mais « excessivement significatif du
désormais que l’Institution avait été connue, éprouvée par le Moi » lui-même : touchant donc au noyau signifiant de son
sujet pervers comme Tiers séparateur orchestrant le projet organisation narcissique, engendrerait (telle une onde de
d’une défusion narcissique menaçante. choc) une crise narcissique plus vaste causant la faillite des
Ce fantasme de séparation, générateur d’angoisses nar- investissements. Pour de notre patiente, sa décompensation
cissiques, avait donc auguré un renforcement conséquent s’était jouée sur la disqualification-annulation radicale de
du lien pervers à son objet, et ce dernier le lui rendit bien. son narcissisme maternel. À l’occasion du diagnostic du
Cela n’empêchant pas par ailleurs sa déprédation. trouble manifesté par leur enfant, le compagnon pervers
en avait non seulement « reconnu » sa compagne comme
entièrement responsable-coupable – l’érigeant (injection
Dépressions induites par la perversion projective) au statut négatif de parent pathogène, toxique –
narcissique mais il en avait déduit au passage la « preuve » de son inca-
pacité maternelle totale et définitive. L’opération perverse
Dans les situations cliniques les plus extrêmes que nous s’était soldée par un déni de reconnaissance du statut mater-
ayons rencontrées, le sujet est à proprement parlé dévasté. nel : « Désormais, c’est lui qui s’occuperait de l’enfant ».
Le tableau clinique de dépersonnalisation est parfois spec- Disqualifiée depuis longtemps dans ses autres registres
taculaire et traduit un véritable anéantissement des assises narcissiques, son réservoir libidinal (valant noyau de ses
narcissico-identificatoires du Moi. La vie émotionnelle est assises) se situait dans l’être mère. La mise en faillite du
sidérée, tout comme l’activité fantasmatique. La régres- Moi : sa décompensation narcissique fût quasi immédiate.
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sion massive n’autorise plus d’investissements objectaux Dans la dépression induite par la perversion narcissique,
autre que narcissiques, investissements qui – notons-le – l’état de dévastation psychique et le contact que manifeste
peuvent se réduire à être exclusivement portés sur l’objet le patient n’est pas sans donner, de façon parfois troublante,
pervers. Dans un tel cas, l’environnement extérieur n’est des airs à la mélancolie. À l’instar de la mélancolie, la
accessible au sujet qu’au travers la volonté omnipotente de dépression narcissique induite rend compte d’un Moi nar-
son objet ; point qui trahit tout autant l’investissement nar- cissiquement vide, porteur d’une estime de soi quasi nulle
cissique centripète que le pervers exige de son objet, que le et réagissant à la perte, ou au retrait d’amour de l’objet,
fantasme de toute-puissance qui l’anime. Point rendu réa- comme relevant d’une perte de soi.
lisable avec le concours du déni qui frappe les perceptions Ainsi, dans la phase critique, les expressions morbides
et les émotions du Moi-hôte, ne lui permettant que de dou- convergent énormément.
ter de lui et de ce qu’il vit, entravant le déploiement d’une Cependant, contrairement à la mélancolie : non seule-
pensée propre, et au-delà, la promotion d’une activité de ment cet investissement narcissique de l’objet est obtenu
symbolisation/élaboration. artificiellement, mais surtout c’est ici l’objet lui-même qui
Dans ces cas poussés de « mutilation psychique » [7], est l’agent, le facteur du désinvestissement narcissique du
la décompensation dépressive prendra – y compris pour les Moi. Dans la dépression induite, l’objet n’a jamais soutenu
sujets névrosés – des traits mélancoliformes. Grunberger ou compensé le Moi. Une fois passée la phase de l’élation
[5] illustre la métapsychologie d’un tel précipité morbide : narcissique amoureuse, l’objet pervers n’a jamais travaillé
« Qu’une sommation de blessures narcissiques intervienne qu’au renforcement progressif et inéluctable du déficit nar-
sur un mode un peu précipité, ou qu’une unique, mais cissique de l’autre, lui retirant progressivement son amour,
massive frustration narcissique frappe subitement le sujet son intérêt et en parallèle le prenant activement à défaut.
avec un impact particulier, et le processus de désinvestis- Dans la dépression narcissique, le point décompensation
sement du Moi revêtira un caractère quantitativement et intervient lors d’une ultime disqualification significative,
qualitativement si important que le Moi ne pourra plus portée tel un coup de grâce dans un contexte d’épuisement
y faire face avec son arsenal habituel. Nous assisterons narcissique du Moi.
Le facteur morbide ne se situe donc pas pour le déprimé comme perte de l’objet mais aussi comme renoncement à
narcissique dans l’identification du Moi à son objet perdu. l’idéal, et n’est pas sans générer des résistances ou produire
La séduction narcissique qu’il subit encore et toujours le de l’angoisse.
pousse à croire que tout espoir n’est pas perdu d’obtenir Ce premier temps thérapeutique contient ainsi une
l’amour de l’objet. La qualité de la plainte illustre d’ailleurs dimension spéculaire symboligène où le Moi se sentant vu,
ce point de divergence clinique : au sentiment de culpabi- se perçoit en retour : s’éprouve reconnu et ce faisant se
lité accrue mêlé d’autoreproches hostiles de la mélancolie réinvestit. Tout en parallèle le partage de la vérité du sens,
répond l’affirmation intégrative et douloureuse d’un Moi l’authentification du donné à voir et à entendre, de sa pen-
résigné à son insuffisance. Par ailleurs, si comme le sou- sée et de ses perceptions : de sa réalité subjective, ainsi que
ligne Freud [3] « Dans le deuil le monde est devenu pauvre la vérification par le sujet de son inscription intacte dans le
et vide, dans la mélancolie c’est le Moi lui-même », dans la temps de la thérapie, participent à la levée des dénis pervers
dépression induite c’est tout autant le Moi que le monde : qui entravent l’élaboration psychique.
l’investissement libidinal appartient avant tout à l’objet
pervers. Conflits d’intérêts : non renseigné par l’auteur.
Conclusion Références
Au terme de cet écrit, nous soulignerons la place cen- 1. Caillot JP. Envie, sacrifice et manœuvres perverses. Revue
trale de « l’envie » et de « l’idéalisation » dans la perversion française de psychanalyse. Paris : PUF, 2003 ; 67 : 819-38.
narcissique. L’envie participe du noyau conflictuel inaugu- 2. Eiguer A. (1989), Le pervers narcissique et son complice,
ral de cette structure, et détermine au-delà tout le rapport Paris : Dunod, 2008 : 196 pages.
du pervers au monde et aux objets. L’idéalisation n’est 3. Freud S. (1915), Deuil et mélancolie. Métapsychologie. Paris :
autre que le vecteur d’amarrage et d’asservissement de Folio Essais, 2001 : 185 pages.
l’objet. Durant toute la relation, la pervers n’aura de cesse de 4. Freud S. (1921), Psychologie des foules et analyse du moi.
séduire l’objet pour le maîtriser : d’en rester le pôle attractif, Essais de psychanalyse. Paris : Payot, 1995 : 275 pages.
idéal. 5. Grunberger B. (1971), Le narcissisme. Paris : Payot, 1993 :
Il n’y a donc point de perversion narcissique sans envie, 348 pages.
et sans le filtre narcissique de l’idéalisation, l’objet ne sau- 6. Klein M. (1957), Envie et gratitude. Paris : Gallimard, 1976 :
rait soutenir très longtemps le lien parfaitement toxique que 203 pages.
le pervers lui propose. 7. Korff-Sausse S. La femme du pervers narcissique. Revue
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L’arme de séduction massive de la perversion narcis- française de psychanalyse. Paris : PUF, 2003 ; 67 :
sique réalise le tour de force de transformer le sujet névrosé 295-942.
en un narcisse amoureux, parfaitement dépendant, maso- 8. Ksensée A. Hystérie et perversion : le pervers narcissique.
chiste et dépressif. La prise en charge thérapeutique de ces Revue française de psychanalyse. Paris : PUF, 2003 ; 67 :
sujets suit finalement le chemin inverse, nous ne ferons ici 943-58.
qu’en signifier les premières balises. 9. Meltzer D. Les structures sexuelles de la vie psychique. Paris :
La prise en charge des dépressions narcissiques induites Payot, 1972.
vise avant tout à permettre au Moi de retrouver son 10. Pirlot G, Pedinielli JL. Les perversions sexuelles et narcis-
autonomie narcissique. Ce n’est que fort d’une intégrité siques. Paris : Armand Colin, coll. « 128 », 2009 : 128 pages.
narcissique, d’un éprouvé quant à soi suffisant pour valoir 11. Sirota A. Du pervers psychosocial, portrait type, à la société
sentiment d’existence que le sujet via son Moi pourra tolé- pervertissante. Monographies de psychopathologie, la vie
rer à un moment donné, de se vivre indépendamment de son morale. Paris : PUF, 2001 : 85-105.
objet et de le penser comme étant extérieur à soi et au soi : de 12. Racamier PC. (1992), Le génie des origines – psychanalyse
s’en différencier. Différenciation qui symboliquement vaut des psychoses. Paris : Payot, 1995 : 420 pages.