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Ob b76c87 Le-Mal-Rimbaud

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Lecture analytique du poème « Le Mal », d’Arthur Rimbaud.

Eléments d’introduction: (cf introduction du “Dormeur du Val”). Le sonnet “Le Mal” a été
inspiré à Rimbaud par la guerre franco-prussienne (Nap. III déclare la guerre à la Prusse en
juillet 1870. Capitulation de Sedan le 2 septembre 1870), l’enfant sage des premières années de
collège a déjà commencé de lancer sur sa ville natale et sur l’univers de l’homme un regard
critique. Il a déjà fait des fugues. Dès la déclaration de la guerre, il gagne Paris. Il méprise le
nationalisme de ses contemporains, et la mort de jeunes hommes le révolte.

Descriptif et mouvement du poème :


• Il s’agit d’un sonnet d’alexandrins. La rime n’est pas classique puisqu’il y a 4 rimes dans les
quatrains et qu’elles sont croisées au lieu d’être embrassées. Dans les tercets les rimes ne
correspondent pas non plus à la disposition classique.
• Le poème s’organise en une seule phrase complexe reposant sur une structure d’opposition :
les deux quatrains constituent trois propositions circonstancielles d’opposition, introduites
par la locution “tandis que” qui démarre le poème, reprise au vers 3 et au vers 5. Ces
propositions circonstancielles montrent l’horreur de la guerre. La proposition principale avec
ses dépendantes, se développe sur les deux tercets, et montre par opposition l’indifférence
de Dieu. Les deux groupes de propositions sont séparés par deux vers (7 et 8) détachés entre
tirets qui constituent, en incise, une invocation à la Nature.

Axe de lecture : Nous montrerons comment Rimbaud dénonce différentes formes du “mal”.

I. Un tableau épique qui dénonce la guerre


1. L’ampleur du conflit :
• L’espace et le temps semblent illimités : Reprise de “tandis que” qui traduit une
notion de durée aussi bien que d’opposition; “tout le jour”; rythme qui marque la
durée, particulièrement dans les deux premiers vers qui enjambent et qu’il est
impossible de couper: il n’y a pas d’arrêt dans cette bataille. L’“infini du ciel bleu”
marque l’espace énorme.
• Grand nombre des soldats: “en masse” (v 4), “cent milliers d’hommes” (v 6);
remarquer l’emploi inhabituel du mot “milliers” qui crée un effet d’insistance.
• Vers déconstruits qui rendent le vaste désordre (vers 1-2 ; 5-6)
2. L’horreur du conflit :
• C’est un conflit qui déshumanise. Les hommes sont assimilés à des choses : emploi
du verbe “crouler” (v 4) qui s’emploie plutôt pour une chose. Identification des
“hommes” à “un tas” (v 6), ces deux mots étant placés l’un à côté de lautre, ce qui
frappe davantage. La guerre est assimilée par métaphore à une machine qui “broie”
(remarquer l’emploi absolu de ce verbe, son COD non exprimé étant les cent milliers
d’hommes du vers suivant). Les hommes sont donc victimes d’une gigantesque
absurdité, broyés comme du blé dans un moulin. Par contraste, les machines de
guerre sont personnifiées ; elles crachent.
• Pour nous faire sentir toute l’horreur du conflit l’auteur parle à nos sens : il fait sentir
la présence de la guerre par la vue : “crachats rouges” (remarquer l’enjambement sur
la césure), “ciel bleu”, “écarlates ou verts” (les uniformes des soldats étaient rouges
du côté des Français et verts chez les Prussiens), “le feu”, tas “fumant” …; par l’ouïe:
sonorités imitatives suggérant le bruit des machines de guerre. Crachats” (remarquer
aussi les connotations de mépris et de dégoût de ce mot qui fait métaphore: on se
crache dessus, mais avec de la mitraille et du feu), “sifflent”, “mitraille” (décharge
d’artillerie); par l’odorat: “tas fumant”, “mitraille”; par le toucher: “crachat”, “feu”,
“broie”.
→ Rimbaud crée donc l’impression d’une énorme mêlée épique.

II. La dénonciation d’un pouvoir qui exploite les plus faibles et qui est indifférent à leurs
souffrances
1. Les soldats qui constituent l’infanterie sont essentiellement originaire de familles
défavorisées (cf 2e tercet, la pauvreté des mères qui n’ont pas même un porte-monnaie). Ce
sont eux qui constituent la “chair à canons” car c’est vraiment un développement de cette
expression populaire que Rimbaud donne ici : ils passent dans la moulinette, avec le verbe
broyer.
2. Les soldats, les victimes, sont présentés comme des enfants à travers le deuxième tercet : il
est question de leurs “mères” plutôt que de leurs épouses.
3. Les soldats n’ont aucun contrôle de leur destin. Ils sont manipulés par une énorme machine
qu’ils ne comprennent pas “une folie épouvantable” qui renvoie à la folie des décideurs, de
ceux qui déclarent les guerres (Napoléon III).
4. Loin d’être reconnus, d’être admirés comme des héros, ils sont méprisés “le Roi […] les
raille”. Il y a une sorte de sadisme cruel du pouvoir, pour qui ces hommes ne sont que des
éléments déshumanisés de la machine de guerre. Rimbaud met sur le même plan dans sa
critique les différents camps ennemis, les représentants du pouvoir, quel qu’il soit “écarlates
ou verts”; “près du Roi qui les raille” (remarquer l’imprécision). Il n’y a donc pas de
chauvinisme. La solidarité de Rimbaud s’étend à tous les soldats opprimés, quel que soit leur
camp. D’ailleurs, les mères du dernier tercet sont confondues dans la même couleur de
bonnet “sous leur vieux bonnet noir” et la même pauvreté.
→ Le poète ne peut que plaindre ces pauvres victimes. L’exclamation « Pauvres morts ! »,
soulignée par un tiret, en plein milieu du poème, marque son émotion.

III. Un tableau dénonciateur de la religion


Le Dieu de la religion catholique (car il est présenté dans un cadre qui suggère le catholicisme)
est présenté par opposition avec le tableau de la guerre qui précède, et ceci constitue la
proposition principale de la phrase.
• Il est caractérisé par sa richesse : “nappes damassées”, “encens”, “grands calices
d’or” qui s’oppose à la misère du peuple suggérée dans le deuxième tercet (étudier
les oppositions richesse/pauvreté).
• Il est caractérisé par son indifférence : “il rit aux nappes damassées des autels” qu’il
ne quitte pas car il semble étrangement absent de “l’infini du ciel bleu” qui domine
la bataille. Ce rire satisfait et béat paraît particulièrement intolérable après la
description des horreurs de la guerre (car il est ainsi « tandis que » ces horreurs se
passent) et mis en opposition avec les mères “ramassées dans l’angoisse” et
“pleurant”. Il apparaît un peu comme une idole, un veau d’or.
• Cette indifférence se double de passivité : “dans le bercement des hosannah
s’endort”. Les prières l’appelant à sauver son peuple (hosannah en Hébreu signifie
“sauve-nous de grâce”) restent lettres mortes.
• C’est un dieu corrompu, que seul l’argent intéresse : il reste indifférent aux
Hosannah, mais il “se réveille” au son du “gros sou” donné par les mères,
précieusement “lié dans leur mouchoir”, faible économie dont les mères pleines
d’espoir se démunissent, sans comprendre que ce don n’aura aucun effet.
Þ Ce Dieu chrétien de la religion catholique est donc présenté sous un jour particulièrement
désagréable. Il est de plus minimisé par l’emploi d’un déterminant qui le relativise: “il est un
Dieu”.

Face à ce Dieu inutile, la puissance que Rimbaud invoque, en plein centre du poème (6 vers
avant, 6 vers après), c’est la Nature, à laquelle il s’adresse au discours direct.
• Il adopte pour lui parler le ton que l’on adopte pour parler à la divinité:
tutoiement, personnification par l’absence de déterminant “Nature”, “ô”
(interjection servant à invoquer), ton et rythme d’un hymne dans
l’énumération symbolisant vie et chaleur “dans l’été, dans l’herbe, dans ta
joie,/ Nature!” On peut remarquer les connotations religieuses du mot “joie”,
et enfin l’idée que la Nature est créatrice: “O toi qui fis ces hommes
saintement”.
• La nature est aussi le seul élément paisible du tableau de bataille : « l’infini
du ciel bleu ».
• Il y a en filigrane l’idée que l’homme s’est écarté de la nature en
s’industrialisant, en inventant des machines de guerre meurtrières. Que la
Nature est une mère, une divinité protectrice qu’il ne faut pas abandonner.
Elle est consolatrice, le recours dans le désespoir. Ce rôle de la nature est
caractéristique du romantisme (influence d’Hugo sur Rimbaud); mais il
correspond aussi à un amour vrai de Rimbaud pour la nature (cf ses
escapades). On retrouve le même rôle consolateur de la Nature dans “Le
dormeur du val”.

Conclusion: Ce n’est qu’après analyse que l’on peut comprendre l’ampleur du titre.
• Le Mal, c’est l’atrocité de la guerre, bien sûr.
• Mais c’est aussi l’exploitation des plus faibles par le pouvoir.
• C’est encore l’hypocrisie de l’Église associée à ce pouvoir et qui n’intervient pas
pour demander la paix ; qui profite de cette situation de désarroi profond.
• C’est enfin que l’homme se soit écarté de la Nature.
C’est sur un ton déterminé, rigoureux, sans appel, donné par une structure grammaticale très
organisée et par des images violentes ou provocantes, que Rimbaud dénonce tout cela, en
pensant aux “Pauvres morts !” qu’il mentionne au centre du poème et pour lesquels il veut faire
partager au lecteur sa compassion.

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