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Le Mal

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Le Mal

Tandis que les crachats rouges de la mitraille


Sifflent tout le jour par l'infini du ciel bleu ;
Qu'écarlates ou verts, près du Roi qui les raille,
Croulent les bataillons en masse dans le feu ;

Tandis qu'une folie épouvantable broie


Et fait de cent milliers d'hommes un tas fumant ;
- Pauvres morts ! dans l'été, dans l'herbe, dans ta joie,
Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !… –

Il est un Dieu qui rit aux nappes damassées1


Des autels, à l'encens, aux grands calices2 d'or ;
Qui dans le bercement des hosannah3 s'endort,

Et se réveille, quand des mères, ramassées


Dans l'angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir !

1
damassé : se dit d’un tissu travaillé de telle façon qu’il fait apparaître des motifs ; généralement assez luxueux
2
calice : dans la religion catholique, vase sacré utilisé lors de la cérémonie religieuse de la messe
3
Hosannah : terme hébreu présent dans l’Ancien Testament et dans certaines prières chrétienne ; difficilement traduisible, c’est une
exclamation de joie.
Impression produite : un poème qui reste assez classique dans sa forme (sonnet ; on aurait
plutôt attendu des rimes embrassées dans les quatrains) mais dont le ton, comme dans « A la
musique », est violent et satirique (surtout qu’une partie de la satire est tournée contre la
religion).

Thèmes : la guerre et sa violence ; la religion

Mvmt : les parties sont assez nettement délimitées par la forme :

- 1ère partie : les deux quatrains

→ description des horreurs de la guerre (il est à noter que ces deux quatrains st constituées en
fait par deux proposition subordonnée circonstanciels de temps qui se succèdent)

- 2ème partie : les 2 tercets

→ évocation du Dieu chrétien qui permet une satire de la religion, le lien entre les deux
parties étant que Dieu ne semble pas prêter attention aux malheurs des hommes.

Problématique : Comment, à travers une peinture des horreurs de la guerre, Rimbaud lance-t-
il un cri de révolte remettant en cause la religion ?

Analyse linéaire :

- 1er quatrain : les termes militaires (« mitraille », « bataillon ») nous permettent de


comprendre très rapidement le sens un peu énigmatique du titre ; le « mal », c’est
donc la guerre !

→ La dénonciation est perceptible à travers les termes qui indiquent la violence dans les
deux quatrains : « croulent », « broient ».

→ On a à la fois l’image de la mort par balle (« mitraille ») et de la mort par le feu


(« dans le feu »), presque comme si ces soldats étaient en quelque sorte tués deux fois
(idée d’un acharnement inhumain et horrible contre eux).

→ Evidemment, ces « bataillons » qui croulent « dans le feu » font penser à l’enfer et à la
façon dont celui-ci est représenté dans l’imagerie médiévale (voir documents à ce sujet),
ce qui préfigure déjà le thème religieux de la 2ème partie.

2) Un vocabulaire des couleurs qui crée des contrastes violents et qui représente
métaphoriquement le sang (« crachats rouges »), fait allusion à la couleur des uniformes
ennemis (« écarlates ou verts ») et s’oppose à la sérénité de la nature (« l’infini du ciel
bleu »).
3) Au-delà de la dénonciation de la guerre, il y a une mise en cause du pouvoir qui la permet
et la provoque avec « près du Roi qui les raille » : l’attitude de ce Roi (Napoléon III ?)
apparaît ici comme odieuse, puisqu’il se moque de la fin horrible des hommes qui meurt pour
lui. Il y a une absence totale de compassion.

4) Remarquons aussi les sonorités dures en [k], [kr] ou [tr] de ce quatrain, qui semblent à la
fois imiter le vacarme des combats, leur violence (on pourrait presque parler d’« harmonie
imitative » ici, d’autant qu’avec les sonorités de « sifflent », on entend aussi le bruit des
balles).

2ème quatrain : L’anaphore de « tandis » crée un rythme répétitif et une sorte de suspens car
on attend toujours la proposition principale de la phrase (on comprend que plusieurs choses se
passent en même temps).

2) Poursuite de l’impression de chaos et de violence avec des expressions comme « une folie
épouvante broie » (nouvelle méthode de mise à mort évoquée ici, comme si ces hommes
étaient à la fois fusillés, brûlés, et maintenant écrabouillés ; cf les tourments de l’enfer
représentés dans l’imagerie médiévale).

3) Hyperbole assez proche du registre épique avec « cent milliers d’hommes » (avec le
procédé d’insistance qui consiste à écrire « milliers » plutôt que mille comme cela aurait
semblé plus naturel.

→ Le registre épique n’est pas utilisé ici pour valoriser les combats, mais au contraire pour
dénoncer la déshumanisation dont sont victimes ces hommes : ils sont réduits à un « tas
fumant » ; le mot « tas » est vraiment inhabituel en poésie : connotation très péjorative, choses
mises au rebut, comme si c’étaient des ordures.

4) On sent que l’on entre dans une 2ème sous-partie de la 1ère partie au 7ème vs avec un registre
lyrique et pathétique : présence de « ! », phrases nominales qui fonctionnent comme des
interjections, « ô » lyrique et adresse directe à la « nature ».

5) Le poète en appelle à la nature dans un vers qui rappelle beaucoup « Le Dormeur du val »
qui porte d’ailleurs sur le même thème : « Nature, berce-le chaudement ».

→ Cela annonce discrètement le caractère assez anti-religieux des strophes suivantes car le
poète fait de la nature, plutôt que de Dieu, la créatrice des hommes (d’autant que l’adverbe
« saintement », appartenant au vocabulaire religieux, qualifie les créations de la nature alors
que Dieu sera décrit beaucoup moins positivement dans les deux dernières strophes.
1er tercet : On entre très nettement dans la critique de l’Eglise ici, avec un champ lexical de la
religion chrétienne : « Dieu », « autel », « encens » (traditionnellement utilisé pendant la
messe), allusion à la nappe qui recouvre l’autel, etc.

→ N’importe qui comprend à l’époque qu’il ne s’agit pas de n’importe quel Dieu puisque
Rimbaud fait très clairement allusion à la liturgie, c’est-à-dire aux règles de la religion
catholique.

→ Pourtant, la strophe commence d’une façon assez vague, comme si on ne voulait pas
préciser de quel Dieu il s’agit : « Il est un Dieu… ».

→ Il ne s’agit certainement pas ici d’une façon d’éviter la censure (Rimbaud ne pensait
d’ailleurs pas forcément être publié !), mais de jouer sur la complicité avec le lecteur, et
surtout de dévaloriser le Dieu dont on parle puisqu’il devient une divinité parmi d’autres, qui
n’a plus rien d’unique.

2) Cette 2ème partie crée un très fort contraste avec la première : A l’horreur succède un
vocabulaire du luxe (« nappes damassées », « calices d’or », « encens », matière très
précieuse, surtout à l’époque) mais aussi du plaisir et de la tranquillité (« rit », « bercement »,
« s’endort »).

→ Par contraste avec ce que l’on a lu avant, l’indifférence de Dieu aux malheurs des soldats
paraît ainsi choquante.

→ Cette indifférence, et même ce plaisir devant l’horreur rappellent très fortement celui du
« Roi » de la 1ère strophe, on est proche du parallélisme de construction avec d’un côté « Roi
qui les raille » et de l’autre « Dieu qui rit ».

→ Ici, c’est donc le pouvoir de Napoléon III, qui s’appuie sur l’Eglise, qui est critiquée.

2ème tercet : La critique de certaines pratiques de l’Eglise se fait ici plus virulente, Rimbaud
faisant allusion aux offrandes financières faites par les fidèles lors de messes ou cérémonies
religieuses.

2) Ici encore, Rimbaud joue beaucoup sur des effets de contrastes, d’opposition qui créent des
images choquantes : la dénonciation est donc à la fois violente et implicite, l’auteur ne nous
disant pas directement ce que l’on doit penser.
1er contraste (ou opposition) : sommeil de Dieu vs réveil de Dieu

→ Alors que Dieu semble insensible aux souffrances humaines, il change d’attitude et prête
attention quand on lui donne de l’argent.

→ Il s’agit ici d’une critique qui n’est d’ailleurs pas complètement nouvelle faite à l’Eglise
catholique : d’après certains penseurs, elle serait trop vénale, c’est-à-dire qu’elle aimerait trop
l’argent et le luxe.

2ème contraste : luxe et tranquillité de Dieu vs pauvreté et angoisse du peuple

→ L’image des « mères » est ici pathétique : on peut supposer que ce sont les mères des
soldats envoyés à la guerre qui prient et espèrent le retour de leurs fils.

→ Elles sont à la fois présentées comme presque déformées par la peur (« Ramassées dans
l’angoisse »), déjà en deuil comme par anticipation (« bonnet noir ») et certainement assez
pauvres (« vieux bonnet », « sous » qui ne vaut pas grand-chose même s’il est « gros ») ce qui
rend encore plus choquant le fait que l’Eglise leur soutire de l’argent.

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