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à Jean-Louis Garnell
Friedlander :
(480 pages, 860 images dont 764 de Friedlander) de la
monumentale rétrospective (près de 500 photographies)
consacrée par ce musée à l’artiste, en 2005, avant de voya-
signes muets
ger en Europe, passant par la Galerie nationale du Jeu de
Paume à Paris, à la fin de l’année 2006.
saturation de signes
par Anne Bertrand Le texte de Galassi, pour les informations qu’il donne,
recourant à la bibliographie existante, mais aussi à ses
échanges avec le photographe et son épouse, ainsi qu’à
leurs archives, est une mine, de même que l’ensemble des
De Bellocq à Robert Adams, reproductions offre une banque d’images… mais il est inu-
tile de chercher dans le premier la moindre synthèse, et
en passant par Friedlander,
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quant à la présentation des photographies, dans ces pages
Walker Evans, Robert comme sur les murs du Jeu de Paume (dont les espaces,
Frank, Helen Levitt, Lewis limités, n’étaient guère adaptés), elle est tout sauf une réus-
site. « On n’y voit rien », eût dit Daniel Arasse – et telle
Baltz… – après Diane n’était certainement pas l’intention du commissaire de
Arbus et Meatyard, déjà l’exposition, signataire de la publication.
Il y aurait moyen de considérer la chose positivement :
apparus dans Vacarme –, comme une sorte de réponse à l’œuvre pléthorique de
douze récits empruntés à Friedlander, composée de vues qui se caractérisent, pour
la plupart d’entre elles, par une accumulation d’éléments
l’épopée de la photographie
sans véritable hiérarchisation – ce que le photographe
en Amérique. Plutôt qu’une désignera lui-même par « An Excess of Fact » (titre de la
tentative de panorama jamais première étude qu’il rédige sur son travail, à l’occasion de
la parution de The Desert Seen, en 1996).
complet, quelques histoires Par leur profusion, leur densité faite d’objets variés mis sur
d’images mémorables. le même plan, la complexité de leur structure, approchant
le chaos organisé, par la brutalité de leurs cadrages et de
compositions taillées à cru, nombre de ces images prennent
le risque (pleinement assumé) de brouiller les pistes, dés-
tabiliser le spectateur, le confondre, même, le repousser.
La confrontation avec un matériau si concentré, si riche
et si contradictoire, est une expérience étourdissante. Le
défi, que le photographe remporte haut la main, est de
donner à voir au spectateur ce qu’il n’aurait pas vu sans
lui. Et tant pis si ses images résistent à l’analyse, et plus
encore à la synthèse. Au mieux, on y verra cette « saturation
de signes magnifiques baignant dans la lumière de leur
absence d’explication » que Manoel de Oliveira disait
aimer « en général » au cinéma (expression reprise trois
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ans plus tard par Godard dans Forever Mozart, en 1996, ment distinguer ce qu’est ce petit arbre. Mais en termes de
puis dans ses Histoire(s) du cinéma, en 1999). Sauf que cette contenu de l’image, tout ce qui doit être dit est dit, et c’est
tonalité quasi mystique ne convient guère à Friedlander – il bien ainsi… C’est l’un des trucs avec le grand angle – il per-
vaudrait mieux se tourner vers le « vernaculaire » si cher aux met d’avoir plus de matière, que ce soit au premier plan, à
Américains (et pourtant, parmi les livres préférés du photo- l’arrière-plan, quel que soit l’objet que tu souhaites prendre.
graphe, figure Pierre ou les Ambiguïtés de Melville…). Même si une chose est légèrement floue, on a tendance à la
Un journaliste, rendant compte de l’exposition pari- ressentir comme faisant intimement p artie du reste. »
sienne, l’affirmait haut et fort : « Friedlander ne sait pas Friedlander joue aussi, à l’occasion, sur l’économie de
photographier. » Voilà qui sans doute eût ravi l’intéressé. moyens, son efficacité – on se souvient du visage de ce
À ses tout débuts, à partir du milieu des années 1950, bébé sur l’écran télé d’une chambre de motel, à Galax,
il réalise les portraits inspirés de musiciens de jazz et de Virginia (1962). Mais on ne saurait appréhender son travail
blues, notamment dans le Sud – le Count Basie Band par telle ou telle image isolée, non plus que par telle expo
(1956) en tournée, endormi dans son bus, la généreuse sition, ou sélection de photographies, même réservant
Mahalia Jackson, Newport, Rhode Island (1957), ou sous de courtes séquences aux projets, pour certains très am-
sa véranda Sweet Emma Barrett, New Orleans, Louisiana bitieux, qu’il entreprend, tels The American Monument
(1958) – jusqu’aux effigies en couleurs pour Atlantic (1976) ou Letters from the People (1993).
—
Records, où figure en 1969 un Miles Davis tétanisé. Dans
le même temps, Friedlander découvre les plaques de
Bellocq à La Nouvelle-Orléans, et se construit une tradition
photographique qui le nourrit, d’Atget à Robert Frank en « C’est un médium
passant par Walker Evans. Puis il rencontre le Pop, ses col-
lages sans complexes, après avoir aussi sans doute hérité
généreux que la
quelque chose de la conception picturale all over. photographie. »
—
Mais dès le milieu des années 1960, souligne Galassi, tout
est en place, et dans les images, les influences importent
moins que ce qui désormais caractérise la photographie
de Friedlander – lequel s’ingénie à faire exactement tout le livre médium
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ce qu’il ne faut pas faire en photographie. À commencer
par inscrire son image, ombre portée ou reflet, appareil C’est Jean-Louis Garnell qui m’a mis entre les mains
en main, dans l’image – effet qu’il répète à satiété dans l’un des derniers livres de Friedlander, Sticks & Stones.
son premier ouvrage, Self Portrait (1970), mais auquel il Architectural America, près de deux cents photographies
recourt encore dans de récents paysages, comme Aspen, pleine page, publié par la Fraenkel Gallery de San Francisco
Colorado (2004). Or ses choix bien sûr sont pesés, au-delà et Distributed Art Publishers à New York en 2004. Dans le
du sens de la provocation, de l’humour, de l’auto-dérision bref essai qui le conclut (« Like a friend who is not perfect »),
ou du côté ludique qu’ils traduisent chez lui. De plus, ils se James Enyaert pose qu’« aucune présentation de l’œuvre de
fondent sur une utilisation très maîtrisée de la technique Friedlander n’est plus efficace ni plus juste que celle que
photographique, et notamment des différents appareils donnent ses livres. Des expositions peuvent offrir un aperçu,
employés – en dernier lieu, depuis 1990, un Hasselblad un résumé élégant de ce qu’il a vu, mais c’est dans ses livres
Superwide, dont des images carrées témoignent d’une in- que se reflète le plus clairement, dans toute sa profondeur,
contestable virtuosité dans la gestion des éléments à travers ce qu’il avait en tête lorsqu’il a réalisé telle ou telle série. On
l’espace et les plans. sent toujours sa main dans leur design graphique, la façon
En 1987, Friedlander évoque avec Gedney cette habitude dont ils se présentent, et quant au processus de sélection
tôt prise, et conservée depuis, de faire son miel de tout élé- et d’editing, il constitue un prolongement important de ce
ment gênant. Quand « qui que ce soit d’autre préfèrerait qu’il a su voir. Il l’a dit lui-même, il sait désormais que les
s’éloigner de deux pas pour éviter ces poteaux, ces arbres, livres constituent son véritable médium. »
quoi que ce soit qui se trouve dans le champ, j’ai tendance Même s’il n’est pas forcément aisé de le vérifier pièces
à faire deux pas de plus vers ces obstacles, parce qu’ils font en main, Sticks & Stones (ou même, rétrospectivement,
partie du jeu que je joue. Ce n’est même pas conscient ; j’ai Self Portrait, réédité en 2005), le prouve avec éclat… et la
probablement glissé vers ça sans m’en rendre compte… comparaison avec d’autres publications élaborées sans son
C’est comme un cadeau qu’on n’attendait pas ; tu trouves intervention le confirme cruellement. Il n’y a rien à voir
une chose qui te plaît et tu joues avec, le reste de ta vie. » entre le talent manifeste dont témoignent les premiers et
Le photographe précise : « Plus tu utilises un grand angle, la qualité des images réunies dans les seconds (je pense en
plus tu as de répondant, instinctivement, dans la mesure particulier aux seuls ouvrages disponibles en français sur
où tout, dans l’image, peut se lire comme si c’était au point, le photographe, les Photo Poche de 1987 et Photo Note
même si ça ne l’est pas. Dans la photo dont nous parlions de 1992, dont le second, Autoportrait, adapte malheu
hier, tout n’est pas parfaitement net ; on ne peut pas vrai- reusement l’original qui l’avait inspiré).
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Orleans et Maria (1992), Letters from the People (1993), que son sujet est « le paysage social en Amérique ». Trois
The Desert Seen (1996), American Musicians (1998), At ans plus tard, il participe, à la George Eastman House de
Work (2002) et Stems (2003), ainsi que Sticks & Stones Rochester, à une exposition collective intitulée « Towards
(2004). Ce dernier apparaît à l’opposé du catalogue du a Social Landscape ».
MoMA l’année suivante : l’un est une œuvre, l’autre pas En 1967, Szarkowski, qui sera le premier à exposer
(même si Katy Homans est également créditée comme Friedlander seul dans un musée (« Gatherings », 1972,
designer, Galassi revendique dans la préface le choix et puis surtout une rétrospective itinérante, en 1974, avant
l’organisation des images, excepté pour les plus récentes, « Nudes » en 1990), présente ses images au MoMA,
éditées par l’artiste lui-même). avec celles de ses contemporains Diane Arbus et Garry
Dans le cas de Friedlander, faire du livre de photographies Winogrand. L’exposition s’appelle « New Documents »
son médium, et donc de chacun une œuvre, correspond et un texte s’inscrit sur le premier mur : « La plupart de
d’abord à la conception de sujets aussi vastes que The ceux qu’on a qualifiés de photographes documentaires
American Monument, aussi singuliers que The Desert […] ont pris leurs photographies au service d’une cause
Seen ou Stems. Intervient ensuite ce mouvement en deux et de la société. […] Au cours de la décennie qui vient de
temps qui associe prises de vue multiples, puis choix sévère s’écouler, une autre génération de photographes a utilisé
– car si la quantité compte dans la qualité du travail de l’approche documentaire à des fins plus personnelles.
Friedlander, ses livres illustrent bien son souci de sélection Leur but n’était pas de réformer ce qui devait l’être dans
et d’agencement étudié. Enfin, le photographe répugnant la vie d’aujourd’hui, mais de la connaître. Leurs travaux
à toute prise de parole en public, le livre (qu’il comporte manifestent une sympathie – même, une affection – pour
ou non le texte d’un auteur, ou seulement une citation en ce qui dans notre société est imparfait, fragile. Ils aiment
exergue) parle pour lui, un discours s’articule, d’une image le monde réel, malgré ce qu’il peut avoir de terrifiant, ils
sur une page, ou d’une double page, à l’autre, au-delà de ce l’aiment comme la source de choses qui émerveillent, qui
que pourrait dire chaque photographie. fascinent, qui ont leur valeur – et celle-ci n’est pas moins
précieuse parce qu’il s’agit d’un monde irrationnel. »
un génie végétal De l’idée de « paysage social » à l’étiquette de « document
nouveau », et surtout à travers le souffle de The American
Cependant il est un autre angle sous lequel aborder l’art Monument, à travers la quantité d’images urbaines qu’il
de Friedlander, qui échappe en partie à la chronologie, prend en sillonnant les États-Unis, Friedlander, dira Galassi,
en partie aux projets successifs, et même aux analyses s’est fait un nom comme photographe de la ville. La chose
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est acquise, même si la rétrospective de 2005-2006 montre Mountains, dans l’État de Washington – une merveille de
également les Portraits de proches, les Nus des années 1980, mystère que cet endroit, une forêt de type tropical, entre
les séries Factory Valleys (1982) ou At Work (2002)… les rivières Hoh et Quinault. Une forêt immense, dense,
Cependant, une quasi-constante dans son art n’a fait que épaisse au point que même en plein jour il faisait toujours
se renforcer, pour s’épanouir ces dernières années. Je ne sombre, et d’un calme au-delà de tout. Je considérais cet
parlerai pas de goût pour la nature, les fleurs, les paysa- endroit splendide comme allant de soi, c’était mon terrain
ges. Et ce que j’évoque n’a rien de commun avec les vues de jeu. J’étais de là-bas. J’en faisais partie, et c’est encore
harmonieuses d’Ansel Adams, ou celles, ambivalentes, le cas… La merveille demeure et je ressens toujours le
de Robert Adams. Ce que traduisent tôt, et aujourd’hui même lien, la même appartenance. Cet endroit est à moi,
encore, certaines images de Friedlander, et de plus en je suis à lui. »
plus ses livres – le portfolio Photographs of Flowers dès De fait, si Friedlander photographie la jungle des villes,
1975, Flowers and Trees en 1981, l’édition limitée Cherry aussi les hommes et les femmes, les enfants qui l’entou-
Blossom Time in Japan en 1986, The Desert Seen en 1996, rent, la part intime de son œuvre est peut-être dans cette
Stems en 2003, et dernièrement Apples and Olives, en forêt d’origine, qui lui aura appris à voir une profusion
2005 –, c’est un lien très particulier avec le règne végétal, (sinon saturation) de signes dont il n’est pas question de
et pour l’exprimer, un génie véritable. Cela pousse à vue dévoiler le sens enfoui, secret. Jamais il ne photographie
d’œil, grandit, s’entremêle, se couvre de feuilles, fleurs ou les plaines cultivées, immenses étendues de maïs ou soja, à
fruits, de neige, se dénude, c’est gracieux, puissant, tordu, la gloire des fermiers et de l’agriculture. Rien ne vient s’inter
parfois presque inquiétant, tant cela se dresse, tourne, poser entre sa perception du végétal et l’image directe qu’il
monte vers le ciel et ne meurt pas : la vitalité même, que les en donne : ce génie lui est propre et quelque chose en lui
hommes y soient pour quelque chose ou, généralement, correspond intensément à l’urgence, à la vitalité de la végé
pour rien. tation, quelle qu’elle soit, dont témoignent ses images.
Ce génie végétal apparaît inopinément. Lorsque Friedlander Il s’agit d’une vie sauvage, qu’il montre telle qu’en elle-
photographie la statue du Major General Harry W. Slocum, même, surtout sans rien en expliquer, décrypter, ni rien
Napoleon Gun, and Stevens’ Fifth Maine Battery Marker, ajouter à ce qui parle de soi – sauvage autant qu’il l’est
Gettysburg National Military Park, Pennsylvania (1974), probablement lui-même. n
derrière le lacis de basses branches d’un arbre au tronc
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très droit, de branchages d’un arbuste à côté, d’autres au
premier plan, sur les côtés, en haut, nus ou pourvus de
bourgeons, jeunes feuilles, fleurs en boutons, écloses. Ou
lorsqu’il photographie la pièce d’eau du Jackson Park,
Chicago, Illinois (1988), les feuilles tombées près du bord,
et surtout l’arche formidable des branches du saule, qui
s’élèvent ou s’étendent, parallèles à la surface, la trame
serrée du feuillage et ces lignes empêchant de lire, par deux
fois, l’architecture néo-classique sur l’autre rive, et son reflet
dans l’eau.
Au-delà d’un intérêt marqué pour ce sujet (par comparaison,
les photographies d’animaux sont rares), les innombrables
équipées, en famille, à travers les États-Unis, notamment
pour l’élaboration de The American Monument, auront
sans doute permis des repérages ; les voyages au Japon, à
partir de la fin des années 1970, ont eu leur importance
(Friedlander dira que pour lui, « les cerisiers y sont toujours
en fleur »), de même que de récents séjours en Europe conti-
nuent d’exprimer le plaisir de photographier pommiers
en France, oliviers en Italie. Pourtant le déclencheur aura
probablement été, paradoxe, le désert, tel que le révèlent,
au milieu des années 1990, les formidables images de The
Desert Seen, l’artiste se trouvant stimulé à la fois par l’esprit
du lieu et par un matériel spécifique. Ici le végétal le plus
ingrat, sec, épineux, agressif ou hostile, envahit le cadre,
il semble se projeter, tendre vers le spectateur toute son
énergie, sa vigueur essentielle.
Or pour le photographe, l’Ouest est le lieu du paysage.
Un jour il a parlé de son enfance, « au pied des Olympic
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