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Fichetravailparthèmes 3

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Le travail

Introduction
Il est difficile de fournir une unique définition du travail. Lorsque nous employons ce terme
aujourd’hui, nous faisons généralement référence au métier, c’est-à-dire au travail rémunéré et
reconnu socialement. En ce sens, le travail désigne la façon dont chaque individu participe au bien
commun, à la vie collective en échange d’une rémunération qui assure en retour ses propres
conditions d’existence. Mais il n’est pas difficile de voir que cette définition est très restrictive et
exclut des activités qui semblent aussi s’apparenter à un travail : le travail domestique, par exemple.
On pourrait alors dire que le travail désigne un effort consenti pour produire un bien ou un service
utile (à soi et aux autres). Il resterait cependant à définir l’utilité : la philosophie, par exemple, est-
elle utile ? Par conséquent, peut-on la considérer comme un travail ?

Quoiqu’il en soit des difficultés à définir le travail, et notamment le travail humain, il semble
que ce dernier mette généralement en rapport trois termes : 1) l’individu qui réalise le travail et
fournit un effort ; 2) la nature que l’individu transforme à travers son travail ; 3) les autres individus
qui dépendent de ce travail et dont l’individu dépend en retour (comme l’agriculteur et le boulanger
dépendent mutuellement l’un de l’autre). Pour comprendre comment la philosophie peut éclairer la
question du travail humain, on pourra discuter successivement ces trois axes. C’est ce que nous
proposons de faire à travers cette fiche.

I. Le travail : entre contrainte et accomplissement

Si nous nous intéressons d’abord aux individus pris isolément, il nous apparaît que le travail
s’apparente pour chacun d’eux (de nous) à une nécessité pénible [on rappellera ici que la notion de
nécessité désigne ce qui ne peut pas être autrement et renvoie à la contrainte ; par contraste, avec le
devoir moral qui suppose la liberté et renvoie à la notion d’obligation]. Le travail est nécessaire au
sens où l’espèce humaine dépend du travail pour survivre, puisqu’il rend possible la transformation
et l’exploitation des ressources naturelles. A l’échelle individuelle, le travail est vécu comme une
contrainte au sens d’un effort consenti en vue d’obtenir un salaire qui permet à chacun d’assurer
les conditions matérielles de son existence. Ajoutons que la travail renvoie à l’idée d’une pauvreté,
c’est-à-dire d’un manque : si nous travaillons, c’est que nous voulons par le travail combler un
manque (vital ou non). En ce sens, comme pour le désir, il n’y a du travail, semble-t-il, que là où il
y a de la souffrance. Encore faut-il préciser qu’il y a ici une double souffrance : souffrance du
manque que le travail vient combler et souffrance du travail lui-même comme effort.

On sera alors tenté de penser que moins l’être humain aura besoin de travailler, plus il
sera heureux et que le bonheur véritable ne se trouve que dans un monde où il n’y a plus besoin de
travailler. Telle est en tout cas l’idée qu’on retrouve chez le philosophe et économiste, Adam
Smith : le travail est une peine et l’ingéniosité humaine la réponse à cette peine. Cette ingéniosité
peut se manifester de plusieurs façons. D’abord, cela est évident, elle se manifeste à travers la
production d’inventions et de procédés qui réduisent la pénibilité du travail, voire permettent de
confier les tâches les plus difficiles à des machines. L’auteur en donne un exemple citant le cas d’un
petit garçon qui avait découvert une stratégie pour que le travail qui lui était confié se fasse tout seul
(voir fiche par auteur). C’est, ensuite, l’organisation économique du travail qui joue ce rôle. On
mentionnera ici brièvement le rôle de la division du travail : en confiant à chaque individu une
tâche spécifique et limitée, on augmente le rendement, c’est-à-dire la quantité produite dans un
temps donné. Ainsi, le poids du travail peut théoriquement diminuer (théoriquement, car, dans les
faits, on peut aussi demander aux individus de travailler toujours autant ou plus afin de produire
davantage).

Toutefois, est-il sûr que, délivrés de la nécessité de travailler, l’être humain soit réellement
heureux ou plus capable de l’être ? Dans l’Éducation Morale, Kant imagine la situation d’Adam et
Eve avant qu’ils n’aient été chassés du jardin d’Éden et se demande : est-il vrai, est-il sûr qu’ayant
tout en abondance, ils aient pu être heureux sans travailler ? Sans doute pas, pour le philosophe
allemand, car il est probable que l’ennui les eut torturé. Il nous bien comprendre ce qui est en jeu
ici : pour Kant, l’être humain est à distinguer du reste des êtres vivants, des animaux notamment,
notamment parce qu’il est raisonnable. En tant qu’animal raisonnable, l’être humain n’est pas
seulement guidé par des instincts, il est aussi capable de se donner à lui-même des buts. Notre
nature raisonnable nous permet, en particulier, de formuler des buts moraux, celui d’agir par amour
du Bien. Or, de tels buts supposent toujours un travail, ils ne peuvent se réaliser immédiatement de
telle sorte que notre nature exige de nous que nous travaillons. L’enjeu pour Kant est alors très
différent que pour Adam Smith : il ne s’agit plus de savoir comment fuir le travail, mais comment,
au contraire, nous rendre capables de travailler. En effet, Kant sait bien qu’il y a en nous une part
de paresse qui nous fait fuir toute activité pénible. Ici intervient l’école, qui est une « culture par
contraintes » : le premier rôle de l’école, c’est de discipliner, d’apprendre à travailler.
On pourrait ici objecter que l’articulation entre la question du bonheur et du travail nécessite
plus de nuances, car il conviendrait en fait de distinguer à l’intérieur même du travail différentes
activités. Si, par exemple, on conçoit aisément que l’artiste exerce un travail libérateur, cela est
moins évident dans le cas du travailleur à la chaîne. La reconnaissance de ces différences à
l’intérieur du travail exige que nous étudions à présent le rapport entre ce dernier et la nature.

II. Le travail comme transformation de la nature

On s’appuiera ici en grande partie sur le texte de Marx distribué en classe et extrait du
Capital, lequel commence par « le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et
la nature ». On peut souligner une première idée : le travail est ce par quoi l’homme agit comme une
« force » à l’égard de la nature. Il nous faut comprendre que la nature est elle-même une force qui
s’exerce sur l’homme, lequel est soumis aux conditions et aux événements naturels qui déterminent
son existence (climat, actions des éléments, catastrophes naturelles, etc.). En ce sens, nous sommes
en partie passifs à l’égard d’une nature que nous subissons. Mais le travail permet de modifier un tel
rapport : à travers lui, nous devenons actifs et commençons à soumettre la nature à notre volonté,
nous la transformons et l’utilisons selon nos besoins. En ce sens, on peut dire que le travail nous
libère de la nature. Le travail donc de nous « des puissances naturelles », pour reprendre les termes
de l’auteur, c’est-à-dire des éléments actifs de la nature. Il faut cependant bien voir que cette
dimension du travail n’est pas proprement humaine : tous les animaux s’affirment face à leur
environnement à travers un travail qui leur permet de le modifier.

Il y a bien toutefois un élément distinctif du travail humain. On pourrait naïvement le


chercher du côté de la complexité de nos ouvrages, puisque nous sommes capables de produire des
technologies extrêmement abouties. Marx ne cherche pas dans cette direction, rappelant qu’il existe
des productions animales supérieures à certaines productions humaines (ainsi, la complexité d’une
ruche ou d’une toile d’araignée l’emporte sur le travail de certains artisans, qui n’en demeurent pas
moins des manifestations d’un travail humain). La véritable différence est plutôt à chercher dans
l’articulation, proprement humaine, entre l’Esprit et la Matière : les animaux, agissant par pur
instinct, ne se forment pas une idée de l’objet qu’ils ont à créer, ils se contentent de participer
instinctivement à sa production. Dans le travail humain, en revanche, on trouvera toujours une idée
qui précède l’ouvrage ; en d’autres termes, on trouve un projet. L’artisan commence par imaginer
une œuvre en fonction d’un but qu’il veut poursuivre et se donne ensuite des règles pour réaliser cet
ouvrage. Le travail est donc pour lui un pont entre l’existence spirituelle (son esprit qui conçoit le
but et la forme de l’ouvrage) et l’existence matérielle (son corps qui réalise l’ouvrage selon des
règles) de l’être humain. On peut dire, en ce sens, que le travail est bien la nature de l’homme, qu’il
est à la fois pour l’être humain une façon de survivre en produisant les ressources dont il a besoin
pour vivre, et une façon de se réaliser, de faire exister ce qu’il a dans l’idée.

Cette idée assez simple autorise plusieurs réflexions intéressantes. D’abord, elle permet de
s’interroger sur ce qui détermine un travail authentiquement humain. L’artisan et l’artiste ont le
privilège de réaliser un travail qui correspond parfaitement à cette définition : il conçoive un projet
qu’il réalise ensuite, il y a ainsi toujours un lien très fort entre l’œuvre matérielle et l’idée qu’ils ont
eu et qu’ils ont fait évoluer au fur et à mesure de leur travail. Cependant, comme le verra Marx, ce
n’est pas le cas du travail à la chaîne, puisque ici le travailleur n’a pas eu l’idée de l’ouvrage qu’il
effectue. Il offre simplement sa force de travail à un autre. Nous avons vu que Marx voyait dans un
tel travail une triple séparation : celle du travailleur et des produits de son travail (l’ouvrier n’est
pas propriétaire des biens qu’ils produit et se trouve même à leur égard en position de
consommateur), celle du travailleur avec le travail (l’ouvrier ne voit pas le travail comme un besoin
en tant que tel mais comme un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail, lequel devient
forcé) celle du travailleur avec lui-même (l’ouvrier n’affirme pas son individualité et sa liberté à
travers son travail mais les nie et se nie ainsi dans son humanité).

On voit finalement que la question du travail doit toujours être posée en rapport avec la
façon dont le travail s’organise (ce qu’on appelle l’organisation du travail). Ainsi, le travail ne met
pas seulement en relation l’individu avec la nature, mais aussi et surtout avec l’ensemble des autres
individus.

III. Travail et vie sociale

Le travail met en rapport les êtres humains et créent, entre eux, des rapports multiples et
changeants : de dépendance mutuelle et de coopération (comme nous l’avons dit, l’agriculteur et le
boulanger dépendent l’un de l’autre), mais aussi parfois de lutte et d’exploitation (comme l’esclave
vis-à-vis du maître ou le travailleur à la chaîne). Dans une dissertation qui porterait sur le rapport
entre le travail et le bonheur ou la liberté, oublier un tel aspect serait une erreur. Le bonheur et la
liberté sont des affaires collectives, et l’organisation du travail est au cœur de l’existence
collective des hommes. Il faut voir d’emblée combien la nature du travail est ambiguë, ce que le
poète grec Hésiode (776 avt JC) a parfaitement restitué dans son ouvrage Des Jours et des Nuits.
Les êtres humains, écrit le poète, sont naturellement jaloux et paresseux. Or, de tels vices font
obstacle à la vie en communauté ; parce qu’ils sont naturellement jaloux, les hommes sont enclin à
se faire la guerre pour obtenir les biens d’autrui ; et parce qu’ils sont paresseux, ils sont enclin à ne
rien faire et demeurer inutiles à leur semblable. La valeur du travail tel qu’il est décrit dans le
poème d’Hésiode consiste à modérer, voire à transformer ces défauts naturels en qualités utiles au
groupe. La jalousie qu’éprouve le voisin à l’égard du voisin qui prospère l’engagera soit à vouloir
lui nuire et subtiliser ses biens (telle est la mauvaise lutte) soit à travailler pour prospérer à son tour
(telle est la bonne lutte). On le voit donc : la jalousie conduit toujours à lutter contre les autres
hommes, cela est inévitable, mais toute lutte n’est pas mauvaise, car en s’appuyant sur le travail
plutôt sur la guerre, l’homme devient utile à lui-même et utile aux autres.

Le principe même de la division du travail révèle cette ambiguïté : s’il y a d’abord une
division, cette dernière participe aussi à une solidarité entre les membres d’une société. La division
du travail permet, en effet, un renforcement du lien social et notamment de la confiance entre les
individus. Il est intéressant de se rappeler du texte que nous avions étudié de Tocqueville sur la
vérité (De la Démocratie en Amérique) et qui consistait à montrer que la recherche de la vérité doit
elle-même obéir à un principe de la division du travail qui suppose entre les individus un certaine
confiance. Pour que j’accepte de déléguer aux autres une tâche, il faut que je les juge capables ou
plus capables que moi de l’accomplir, en ce sens, la division du travail suppose une confiance,
laquelle est une dimension centrale du bonheur collectif.

Mais l’organisation du travail, sa mise en rapport des individualités, peut se retourner contre
la liberté et le bonheur. Nietzsche écrire du travail qu’il est « la meilleure des polices » (Le Gai
Savoir). Qu’est-ce que cela signifie ? Sans doute que le travail est ce qui maintient l’ordre dans une
société et ce, de deux façons. Premièrement, le travail est ici conçu comme la production de biens et
services utiles à la collectivité, donc aux autres. La glorification du travail apparaît, à cet égard,
comme l’affirmation de la primauté du groupe sur l’individu. La société a plus de valeur et
d’importance que ses membres. Deuxièmement, le travail « consume une extraordinaire quantité de
force nerveuse », ou, pour le dire plus simplement, le travail fatigue. Autrement dit, toute l’énergie
de l’individu est déployée en vue de l’intérêt général plutôt qu’en vue de son propre intérêt, qui
coïncide dans le texte avec l’affirmation de son individualité, de valeurs qui lui sont propres. Ainsi,
le texte conclut en montrant que la glorification du travail représente la victoire de la sécurité.

Une question difficile consiste à déterminer si une organisation du travail permettant le


bonheur de tous est possible. L’organisation du travail dans la Grèce antique nous offre, à cet égard,
un objet de réflexion intéressant. Le temps dont disposait le citoyen libre et qui lui permettait de
s’adonner à la vita contemplativa (pour reprendre les termes de Nietzsche) ou à un travail d’une
nature plus personnelle, celui par lequel se développe les vertus intellectuelles et morales, n’était
possible qu’en vertu de profondes inégalités sociales et d’une contrepartie : l’ esclave à qui était
réservé le travail pénible, nécessaire et honteux. De même qu’il y a des organisation du travail
différentes, il y a des métiers différents et il n’est pas certain que tous obéissent également à
l’exigence d’une réalisation de soi par le travail. Aussi on peut se demander : pour que certains
individus jouissent d’un travail épanouissant ne sera-t-il pas toujours nécessaire que d’autres se
chargent du travail avilissant ? L’esclave, puis l’ouvrier dans la révolution industrielle, sont les
moyens pour le citoyen libre et le bourgeois de jouir d’un vrai travail. Rappelons qu’aux yeux de
Nietzsche, les inégalités sont inévitables et trouvent leur origine dans la nature même des hommes :
il y a des forts, des individus que la volonté de puissance pousse à créer de nouvelles œuvres et de
nouvelles valeurs, des individus capables d’approfondir leur être par la raison et la sensibilité, et des
individus faibles, lâches et paresseux. Aussi trouve-t-on sous sa plume cette phrase terrifiante :
« Les hommes du commun, le plus grand nombre, ne vivent et ne doivent vivre que pour servir et se
rendre utiles [aux plus forts] » (Par dela Bien et Mal). La soumission par le travail n’est mauvaise
qu’en tant qu’elle entrave le fort : il est du devoir du faible, de l’homme commun, d’assumer la part
avilissante du travail pour laisser aux hommes forts la latitude de créer et d’affirmer leur volonté de
puissance. Un tel horizon semble peu réjouissant.

Marx a pu tenter d’envisager ce que pourrait être un travail non contraint. Dans un tel
travail, chacun affirmerait son être individuel et social. Il jouirait non seulement d’exprimer son
individualité à travers ses œuvres (qui seraient l’expression de l’Idée qu’il a eu dans son esprit –
revoir le texte vu en cours), mais aussi du lien que ces œuvres lui permettraient de tisser avec autrui
et l’humanité, voire la vie en général (voir fiche par auteur). Il est utile de s’arrêter sur le lien
qu’établit Marx entre le travail et l’amour. Cette analogie a double sens : le travail comme l’amour
est ce qui unit les êtres humains entre eux par des relations qui font sens (et non par de simples
valeurs d’échange) et le travail comme l’amour est ce qui permet la reproduction de la vie dans le
besoin et dans l’engendrement. Comme l’a remarqué le philosophe Hervé Fradet, Marx conçoit, en
fait, le vrai travail sur le mode du travail domestique. Il écrit ceci : « [Pour Marx], la société entière
devient une maison ».

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