Le Mal Rimbaud
Le Mal Rimbaud
Le Mal Rimbaud
introduction : Arthur Rimbaud a 16 ans lorsqu’il met au propre et confie à Paul Demeny, jeune poète
douaisien, ses premiers écrits. Aussi appelé Recueil Demeny, ces cahiers de Douai, composé de 22
poèmes écrits entre mars et octobre 1870, ne seront pas brûlés comme le réclamait Rimbaud, mais
attendront cependant une vingtaine d’années avant d’être publiés.
« Le Mal » est un sonnet qui appartient au premier cahier. Le 19 juillet 1870, l’empire français
déclare la guerre au royaume de Prusse. Les troupes françaises sont mal préparées et mal équipées si
bien qu’elle essuie de nombreuses défaites, qui conduisent à la capitulation de Napoléon III le 2
septembre 1870 à Sedan. Comment Arthur Rimbaud, jeune poète révolté contre l’ordre établi,
condamne-t-il la guerre et ceux qui ont son responsable ?
Dans le premier vers, le terme « crachats » ( terme dans le niveau de langue est bas et est
discordant par rapport au lexique poétique traditionnel , on a ainsi un aspect subversif) est mis en
valeur par la césure (un alexandrin, vers de 12 syllabes, est composé de 2 hémistiches séparés par la
césure. Les mots placés avant la césure sont souvent mis en valeur) et par les allitérations en [R] :
exprime tout le mépris des dirigeants pour les hommes qui se battent : « crachats rouges/mitraille ;
près du Roi qui les raille ». L’enjambement (= en poésie on peut étudier le rapport entre la phrase et
le vers, dans l’enjambement la phrase déborde d’un vers sur le suivant) du vers 1 sur le vers 2
accentue la violence des armes : « tandis que les crachats rouges de la mitraille/sifflent tout le jour
par l’infini du ciel bleu », comme si elle ne pouvait pas être contenue dans les limites du premier vers.
Dans la première proposition temporelle, on observe également un contraste entre les 2 couleurs
primaires, le « rouge » et le « bleu ». La couleur rouge peut être associée au sang : « rouges/écarlates
», la couleur bleue peut renvoyer à l’uniforme des soldats français, alors que la couleur verte peut
renvoyer à l’uniforme des soldats prussiens : « écarlates ou verts » au vers 3. Ceci renvoyant
uniformément avec la conjonction « ou » marquant l’alternance de façon indifférenciée , on a un
« ou » inclusif) au massacre dans les 2 camps, ceci donnant une valeur universelle à l’effroi de la
guerre. Une impression dysphorique = (désagréable) est renforcée par les sons évoqués : le verbe «
sifflent » est ainsi mis en valeur au début du vers 2. L’utilisation du présent de l’indicatif actualise la
scène, la rend plus vivante, et nous donne l’impression d’être sur le champ de bataille. On aurait ainsi
une hypotypose. Les 2 hyperboles : « tout le jour/l’infini », qui concerne l’une le temps et l’autre
l’espace, suggèrent que la violence s’étend dans les 2 dimensions spatio-temporelles ( espace et
temps).
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Le 2e mouvement introduit une rupture, indiqué par le tiret au début du vers 7 (on aurait
ainsi une incise avec le second tiret qui encadre les vers 7 et 8 donnant une impression d’aparté du
poète- locuteur). Contrairement aux dirigeants indifférents, le locuteur (= peut-être la voix du poète)
expriment de l’empathie pour les soldats morts au combat. On le voit à travers l’exclamative
nominale : « pauvres morts ! ». Ceci désarticule le rythme de l’alexandrin et traduit l’émotion du
locuteur avec l’enjambement et le rejet au début du vers 8 avec « Nature ! ». L’aposiopèse marquée
par les ponts de suspensions à la fin du vers 8 traduisant l’émotion indicible du locuteur face à
l’horreur énoncée au début. Les sentiments qu’il éprouve se traduisent par l’emploi du registre
lyrique (= ensemble de caractéristiques d’un texte qui vise à partager des émotions intimes avec le
lecteur). On serait même dans le registre élégiaque avec l’adjectif antéposé : « pauvres ». Les
sentiments éprouvés se traduisent par l’utilisation du rythme ternaire ( particularité de la
versification Romantique) et les modalisateurs mélioratifs: « dans l’été, dans l’herbe, dans la joie, »
faisant contrepoint avec ce qui précède « tas fumant » les exclamatives : « ! », L’interjection
lyrique : « ô toi… ».
Ce mouvement s’adresse directement à la nature. On le voit avec l’apostrophe au vers 8 et le
recours à la 2e personne du singulier : « toi ». L’énumération : « dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie
» mêle des éléments concrets, comme l’herbe, à des éléments abstraits, comme la joie. On sait que
pour Rimbaud, les promenades dans la nature sont sources de bonheur. On aurait ici l’influence du
romantisme, et l’évocation d’une sorte de paradis qui serait terrestre, on aurait ainsi un contraste /
ce qui précède et ce qui va suivre . Cette évocation joyeuse et plaisante de la nature contraste
fortement avec le tableau cruel qui a été fait de la guerre dans le premier mouvement. L’adverbe : «
saintement » placé à la rime annonce le 3e mouvement : en effet, ici le registre est polémique, dans la
mesure où le jeune poète attribue la création de l’homme à la nature et non à Dieu. « Ô toi qui fis ces
hommes »présente paradoxalement l’intrusion du passé simple dans ce qui relève du système du
discours avec l’apostrophe « Ô toi » renvoyant à une vénération. On aurait ainsi un éloignement de
cette création en étant coupé de la situation d’énonciation en en étant coupé. Cette distanciation
dans le temps montre que l’œuvre créatrice et divine de la Nature n’est plus d’actualité car les
hommes sont devenus un « tas fumant ». Cet aspect créateur de l’Homme par la Nature la divinise
comme le montre sa place en début de vers qui appelle la majuscule ( ce qui l’amène sur le même
plan que « Dieu » au vers 9 .On aurait ici une référence au siècle des Lumières avec la Nature comme
valeur positive, placée au-dessus des dogmes des religions. Il déplace ainsi la sainteté des églises vers
la nature ( avec l’adverbe « saintement » placé à la fin du vers 8). Il crée la polémique.
Cette pause lyrique dans un poème engagé, qui permet une célébration de la Nature et de la
vie. La prise de parole du jeune poète est ici directe et le registre élégiaque vient en contrepoint du
registre épique décalé des six premiers vers.
Il présente « un Dieu » qui est caractérisé par l’article indéfini : « un », ce n’est donc pas Dieu.
L’emploi du déterminant indéfini est une manière de déconsidérer le Dieu des catholiques, en
suggérant qu’il peut en exister d’autres. Ce Dieu est affublé de 2 défauts : il est indifférent et il est
cupide. On est ici dans le pamphlet de la religion. Le registre est polémique. Ces 2 reproches sont
dénoncés dans la rime entre : « d’or » et « s’endort ». La rime riche est ici volontaire tant dans la
forme que dans le fond, on a ainsi une association entre le signifiant et le signifié. Il insiste sur la
cupidité de l’église. On retrouve ainsi un principe rimbaldien : « cela veut dire littéralement et dans
tous les sens » ( citation du recueil :une Saison en Enfer. L’aspect subversif du fond se retrouve
également dans la forme, puisque le jeune poète a choisi à nouveau de prendre ses distances avec la
forme régulière du sonnet, qui fait normalement commencer les tercets par deux rimes suivies, ici
elles sont embrassées en englobant les 2 tercets puis les deux derniers vers présentent des rimes
suivies qui mettent l’accent sur la pointe du sonnet et montre qu’il y a comme une gradation dans
la critique de la religion.
L’aspect polémique se retrouve avec ce Dieu « qui rit », il a donc la même attitude que le Roi
( rappel « qui raille » au vers 3 , on a la même structure avec verbe de mépris commençant avec (R) et
une proposition relative et un sujet commençant par une majuscule : Roi/ Dieu), ce qui met en
évidence la collusion du pouvoir et de l’église. De plus on observe dès le vers 9 le champ lexical de la
richesse : « nappes damassées/calices d’or ». Grâce au rejet (= le groupe syntaxique s’achève au
début du vers suivant) de « Des autels » du vers 9 sur le vers 10. Les 2 vers du premier tercet
commencent par une référence à la religion ( avec le champ lexical de la religion) et finissent par un
terme qui évoque la richesse. Cette association( entre les champs lexicaux de la religion et du luxe)
fait bien sûr polémique. On remarque de plus qu’il y a une amplification par une synesthésie avec
l’olfactif « encens », tactile « nappes damassées » ; gustatif et visuel « calices d’or » ; auditif
« Hosanna »...
Le dernier vers du premier tercet revient sur l’indifférence d’un Dieu qui se moque de ses
créatures avec : « dans le bercement » placé à la césure et « s’endort » placée à la rime. On retrouve
ainsi le roi qui se moque de ses soldats dans les quatrains. Les sonorités du vers, rythmé par des
assonances en [en] : « dans/bercement/endort » et une allitération en sifflante : «
bercement/hosanna/s’endort » qui évoquent un chant régulier et soporifique (peut-être un chant
liturgique d’une messe). De plus « Hosanna » en hébreu signifie « sauvez-nous » ce qui est paradoxal
vu l’endormissement du Dieu !!!!On aurait ainsi encore la critique de la religion.
Le dernier tercet commence par un verbe et crée un effet de surprise : « Et se réveille ». Cet
effet est accentué par le bouleversement du rythme de l’alexandrin : le contre rejet de : « ramassées
» permet d’esquisser en un seul terme l’attitude physique mais aussi morale des mères éplorées, il y a
aussi un écho avec « en masse » au vers 4 qui insiste sur le fait que le peuple est ravalé à une masse
informe , indifférenciée. Elles se replient sur leur douleur, elles se tassent. Le terme «Dans l’angoisse
» est mis en valeur au début du vers 13, par l’effet de suspens du contre - rejet. Les mères ont déjà
perdu des membres de leur famille puisqu’elles sont en deuil : « vieux bonnet noir » comme le
montre la métonymie de bonnet, et la symbolique de la couleur noire. Elles ont perdu leurs fils mais
pris quand même, ce qui peut sembler incohérent. Ce bonnet est aussi un signe de pauvreté, ce qui
est confirmé au vers suivant : elles n’ont qu’un gros sous à donner, elles n’ont pas de sac où le ranger :
« dans leur mouchoir ! ». Il y a donc un contraste entre l’opulence de la religion exprimée dans le
premier tercet et la pauvreté des femmes croyantes. Elles donnent à Dieu tout ce qu’elles ont pour
l’accueil favorable des âmes des défunts , on a ainsi une critique des indulgences qui étaient alors
payées ( alors que le vers 7 présentait avec la Nature la présence d’un paradis terrestre. Le terme «
mouchoir » est à la pointe du sonnet : il s’agit à la fois d’un signe de deuil, de tristesse et de pauvreté.
Le poème se clôt sur une phrase à modalité exclamative qui exprime toute l’indignation du jeune
poète puisque le Dieu ne se réveille que lorsque les mères affligées « lui donnent un gros sous » ce
qui montre de façon acerbe qu’en plus de l’hypocrisie le Dieu est cupide.
Conclusion : le poète s’en prend au pouvoir en place et à la guerre , le « Mal » est ainsi allégorisé.
compose un sonnet en alexandrins, mais il n’en respecte pas toutes les règles. Il s’émancipe de ce
modèle. Rimbaud exprime à travers ce poème « Le Mal » sa rage d’adolescent face au pouvoir et à
l’église qui font collusion pour servir leurs intérêts sur le dos du peuple. On a également la critique de
la guerre dont il tirent profit. On retrouve cette double accusation au début du chapitre 3 du conte
philosophique candide de Voltaire avec les 2 Rois qui font chanter un « TE DEUM » chacun dans leur
camp. Outre l’intrusion directe de la voix du poète ( aux vers 7 et 8) , ce sonnet se caractérise par une
triple critique : la guerre ( comme « le dormeur du val ») ; le pouvoir avec la guerre ( « la mort des
92 ») ; le pouvoir ( « l’éclatante victoire de Sarrebruck/ Rages de Césars ») et surtout de la religion ( «
le châtiment de Tartufe ») qui reçoit ici la charge la plus virulente. Ce contre-pied de la religion est
autant une déclaration fortement agnostique, voire animiste du poète qu’un hymne à la Nature que
l’on retrouvera dans « Sensation ».