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Histoire des idées politiques après 1789

François QUASTANA

Histoire des idées politiques après 1789


Évaluations :
• QCM à points négatifs de 40 questions, surtout sur les auteurs, leurs œuvres, leurs
idées et parfois quelques détails très marquants.
Note : Tous les liens en bleu foncé (articles, jurisprudences, etc) sont cliquables et permettent
d’être redirigés vers la source (Legifrance, Dalloz, etc).

11/01/2024

Introduction :
La période qui s’ouvre en 1789 avec la Révolution française, qui se clos en 1815 après l’échec des
100 jours et le retour de Bonaparte sur le trône de France puis son abdication définitive est
fondamentale pour la pensée politique contemporaine.
Cependant, dans les manuels de pensée politique, peu ou pas de pages sont réservées à
l’analyse de ce que la plupart des auteurs appellent au mieux la pensée révolutionnaire, quand
elles n’en nient pas purement et simplement l’existence. Mais n’est-il pas anormal de réserver
plus de place dans une histoire des idées politiques à la Restauration, plutôt qu’à la Révolution,
uniquement puisque plus d’œuvres doctrinales ont vu le jour en 1815 et 1830 qu’entre 1789 et
1815 ?
C’est pourtant bien entre la prise de la Bastille du 14 juillet 1789 et la chute de Robespierre le 9
thermidor que se sont formées à travers la presse révolutionnaire et les milliers de pamphlets
distribués par les révolutionnaires que nombre de symboles, de mots comme « peuple »,
« nation », « citoyens » ; de concepts et d’idées politiques tel que l’égalité, la liberté, la fraternité
ou les droits de l’Homme ont vu le jour et jeté les bases de la pensée politique contemporaine.
Ce sont ces idées et concepts qui forment les fondements idéologiques du révolutionnarisme,
du nationalisme, du conservatisme, du communisme, du socialisme, du libéralisme, etc. Autant
de courants de pensées, autant de visions du monde, qui structurent le clivage droite/gauche
en France et au-delà vont finalement alimenter le débat pendant plus de deux siècles.
C’est en tous cas dans une large mesure par rapport à cette grande rupture révolutionnaire, par
rapport à la question de savoir si la Révolution est terminée ou comment la terminer, que la
pensée politique jusqu’en 1948 se situe.
C’est dans cette période que vont se poser l’essentiel des problèmes politiques,
constitutionnels, juridiques et sociaux qui vont devenir les piliers de la société et de l’État
contemporain.
Les principes de 1789 qui domineront la pensée politico juridique du XIXème siècle ont été
enfantés par une Révolution sans précédent dont les historiens discutent encore la
détermination des origines. Si l’explication économique et sociale dans le cadre de
l’historiographie marxiste et jacobine a longtemps dominée, les historiens s’accordent à mettre
davantage en avant des raisons politiques et idéologiques.
Loin d’être achevée comme le pensait François Furet, la Révolution française qui a été le principal
objet de la réflexion politique et de toute la pensée politique française jusqu’au XIXème siècle, fait
un retour éditorial remarqué qui montre qu’elle est encore au centre des sensibilités
politiques contemporaines.

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
Beaucoup d’historiens ont fait de la Révolution la fille de la pensée des Lumières, et en ont
recherché les origines dans ces pensées idéologiques. Des chercheurs plus récents se sont
demandé si en réalité cette réflexion n’intervertissait pas l’ordre des raisons, et que ce sont les
révolutionnaires français qui ont inventé les Lumières en voulant enraciner la légitimité de la
Révolution dans un corpus d’auteurs et de textes fondateurs.
Cette Révolution a pu apparaître comme l’aboutissement du réformisme des Lumières et la
consécration de leurs valeurs que sont la culture, la politique nouvelle, la liberté, la raison, le
bonheur, le progrès, la tolérance, etc. que la philosophie a préparé pendant plusieurs décennies.
En réalité cependant, les choses sont beaucoup plus complexes et la pensée des Lumières n’a
pas prévu ni ne pouvait prévoir ni les surgissements, ni le cours de la Révolution ; mais elle l’a
tout du moins rendue possible. On chercherait ainsi en vain une théorie de la Révolution et de la
prise de pouvoir dans la pensée des Lumières ; mais si des auteurs comme Rousseau ou l’abbé
Mably prévoyaient un siècle des révolutions.
Dans tous les cas, au seuil des années 1870, des idées politiques radicales que l’on appellera
les idées républicaines sont déjà disponibles dans la France monarchique que l’on appellera par
la suite l’Ancien Régime.
Antérieur au libéralisme, qui est classiquement présentée comme l’idéologie de la bourgeoisie
révolutionnaire, un courant de pensée appelé le républicanisme – ressourcé en partie par
Rousseau mais dont les racines sont à rechercher en amont notamment chez Machiavel – va
apparaître comme le courant idéologique majeur de la Révolution française, comme de la
révolution américaine, et comme il le fut un siècle et demi auparavant la première révolution
anglaise de 1747 à 1760 ; révolution qui va conduire pour la première fois à l’instauration de la
république en Angleterre après l’exécution du roi d’Angleterre Charles 1er Stuart.
Il faut, pour comprendre la Révolution, décentrer le regard de « l’exception française ». Cela ne
signifie pas éluder les spécificités de la Révolution française mais inscrire idéologiquement cette
grande Révolution dans un mouvement séculaire qu’est celui des révolutions atlantiques.
Une histoire des idées politiques ne peut pas s’écrire en faisant fi du contexte historique,
économique, social, idéologique dans lequel les idées politiques ont germé ; il ne s’agit pas que
de philosophie. En effet, une approche purement philosophique peut conduire à de nombreuses
erreurs d’interprétation ; et c’est pour cette raison qu’il faut étudier les textes pour eux-mêmes
et surtout dans le contexte de leur élaboration.
Lorsqu’un historien va porter sa vision sur un événement ou une doctrine spécifique, c’est pour
rechercher dans le passé certaines réponses, et ces réponses vont être différentes de celles
que va apporter au même moment un autre chercheur. En réalité donc, aucun problème
historique n’est jamais clos ni résolu ; il existe toujours l’éternel moment subjectif de la
recherche.
Sans cet appétit subjectif pour la recherche, il n’y aurait plus d’histoire mais une simple
recherche érudite qui ne parlerait à personne ; cette subjectivité est donc nécessaire. A ce
moment subjectif doit cependant succéder un moment philologique de la recherche, qui
nécessite l’abandon de nos a priori. Il faut surtout éviter, dans la reconstitution du passé, de prêter
à des pensées lointaines nos propres idées et nos propres points de vue. Il faut donc recréer en
nous leurs manières de penser et d’agir à partir de tous les témoignages existants et des
textes qu’ils nous ont laissé.
C’est donc de la pensée révolutionnaire qu’il faut repartir pour comprendre la marche des idées
contemporaines.

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA

Leçon 1 : La matrice révolutionnaire de la pensée


politique contemporaine
Pour comprendre la pensée de la Révolution française et de ses acteurs, puis les différentes
doctrines politiques auxquelles elle a donné naissance jusqu’au XIXème siècle, il est
indispensable de revenir aux décennies l’ayant précédées avec la révolution américaine et
ses anciennes colonies à partir du 4 juillet 1776.

Section 1 : La pensée politique de la révolution américaine


Par le traité de Paris de 1763, qui clos la guerre de sept ans députée en 1756 en Louisiane, la
Grande-Bretagne s’est fait céder la nouvelle France par Louis XV. Il s’agit de l’ensemble des
territoires coloniaux de « l’Amérique septentrionale », à savoir la Louisiane, le Canada et
l’Acadie, qui étaient des territoires français en Amérique du Nord.

Mais cette guerre a coûté cher, et bien que remportée par l’Angleterre à l’aide des colonies
américaines, Londres décide de faire payer directement aux colons américains la dette
contractée pour les dépenses militaires. A partir de 1761, les taxes se multiplient, de même
que les vexations envers les colons.

Les colons britanniques prennent alors conscience de leur différence de statut vis-à-vis des
métropolitains ; et c’est la mise en place d’une nouvelle taxe « Stamp Act » décrétée par le
gouvernement britannique en 1765 qui va mettre le feu aux poudres.

Cette nouvelle taxe prend la forme d’un droit de timbrage appliqué aux documents juridiques et
commerciaux, mais aussi aux journaux et imprimés. Tout document qui n’est pas timbré est
alors considéré comme illégal. Dans ce contexte, John Adams y voit une loi tyrannique, une
« énorme machine fabriquée par le gouvernement britannique pour anéantir tous les droits et
toutes les libertés de l’Amérique ».

Un congrès général se tient alors à New York en octobre 1766 et réunit les délégués des 9
colonies qui votent l’abrogation du « Stamp Act » ; et cette résolution affirme « qu’il est
essentiel à la liberté d’un peuple et aux droits imprescriptibles des anglais qu'on ne les taxes
qu'avec leur consentement personnel ou celui de leurs représentants ». La résolution ajoute que
« le peuple de ces colonies n’est pas, et étant donné sa situation, ne peut pas être représenté aux
communes de la Grande Bretagne ».

Les colonies prétendaient ainsi ne pas être assujetties à des taxes votées par un
gouvernement chez lequel elles n’avaient pas de représentants ; sans pour autant contester
le pouvoir britannique. Le « Stamp Act » va finalement être abrogé, mais d’autres mesures prises
par le gouvernement britannique comme le « Tea Act » vont provoquer une dégradation
progressive des relations entre les colonies américains et la mère patrie britannique ; et ce dès
la décennie suivante avec la « Boston tea party » qui va entraîner le vote par Londres de ce que les
américains considèrent comme des lois scélérates qui vont constituer le point de non-retour.

Le 10 mai 1775, se réunit alors le second congrès continental. L’indépendance est loin d’être
acquise du fait de l’attachement des Américains à leur statut anglais ; mais son déjà en guerre.
L’Angleterre refuse alors un accord de paix qui marque leur attachement à l’Angleterre, et le roi
George III déclare d’ailleurs qu’il s’agit d’une rébellion à mater par la force. La colonie du
Massachusetts va alors demander au congrès l’autorisation de former un nouveau

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Histoire des idées politiques après 1789
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gouvernement ; et d’autres colonies lui emboîtent le pas et vont se doter – avant même la
déclaration d’indépendance – de Constitutions.

Dans ce contexte apparaît John Adams, la première grande figure de la pensée politique
américaine.

§1 John Adams (1735 – 1826) , penseur du constitutionnalisme écrit

Il est important de comprendre que la pensée de la révolution américaine est d’abord une pensée
politique constitutionnelle. La révolution américaine vient en effet changer le sens même du
mot « Constitution », et à partir de cette époque la Constitution renvoie à l’idée d’un pacte
originel, d’un contrat social résultat d’un plan réfléchi, d’une délibération sereine et collective
à laquelle a participé chaque individu de la société en la ratifiant, qui donne au gouvernement des
bases fixes et qui ne peut être changée que par la nation elle-même.

De tous les pères fondateurs, John Adams est celui qui a le plus médité sur les principes et
l’écriture des Constitutions. John Adams, avocat de profession, va mettre ces principes en
pratique lors de la rédaction de la Constitution du Massachusetts. Lors de l’écriture de son
ouvrage de défense de la Constitution américaine, Adams présente « un échantillon du genre de
lecture et de recherches qui ont produit les Constitutions américaines ».

Dans ce contexte, Adams estime que la science du gouvernement, qui avait fait très peu de
progrès depuis les Grecs et les Romains, avait été ressuscitée par Machiavel auquel Milton,
Harrington, Priestley, Locke et Rousseau ; de même que Montesquieu, Rousseau et Marx.

Adams va faire paraître en 1776 une brochure nommée « Toughts on governement ». Cette
brochure va être largement diffusée, et devenir l’écrit le plus influent de la période de rédaction
des Constitutions. Dans ce texte, il prend la défense de la Constitution anglaise qui apparaît
comme une Constitution mixte et équilibrée ; et même s’il est un partisan déterminé de
l’indépendance, il demeure philosophiquement attaché à cette Constitution anglaise qui
apparaît comme l’une des meilleures au monde.

Selon Adams, il ne faut donc pas rejeter en bloc la Constitution britannique, mais il faut en
retrouver la forme et l’esprit républicain originel pour en dégager les principes cardinaux. Pour
réaliser l’anamnèse de ces principes, il faut pour lui faire un retour à la pensée républicaine
anglaise du XVIIème siècle, une pensée refoulée et traitée avec mépris dans la métropole.

Adams disait ainsi dans son ouvrage qu’il « faut être indifférent aux canons des Anglais pour
mentionner en leur compagnie les noms de Sidney, Harrington, Locke, Milton, Nedham, Neville,
Burnet et Hoadley. Il ne faut pas peu de courage pour avouer qu’on les a lus, ils convaincront tout
esprit impartial qui n’est de bon Gouvernement que républicain. Que telle est la Constitution
britannique sous le seul aspect qui fait sa grande valeur, parce que la définition même d’une
République est un gouvernement des lois et non des hommes ».

Adams invite ainsi à puiser dans la pensée des républicains britanniques. C’est dans cette
pensée que l’on peut, pour lui, trouver la meilleure combinaison possible des pouvoirs qui assure
la justesse et l’exécution des lois ; c’est-à-dire le gouvernement des lois.

Adams fait de la souveraineté du peuple la base de l’édifice constitutionnel. Cet édifice repose
sur trois piliers fondamentaux :

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Histoire des idées politiques après 1789
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• La représentation. « La formation d’une assemblée représentative est l’attache la plus


difficile qui soit » dit-il, parce qu’il faudrait que cette assemblée soit « en miniature, un
portrait exact du peuple dans son ensemble. Elle devrait penser, sentir, raisonner et agir
comme lui ».
• La séparation des pouvoirs. En effet, selon lui cette assemblée représentative ne saurait
pourtant concentrer en son sein toutes les fonctions politiques sous peine de voir le
peuple abdiquer sa liberté. Une séparation des pouvoirs, comme le préconisait
Montesquieu, s’avère donc nécessaire. Les raisons pour laquelle un corps unique ne
saurait concentrer en ses mains le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir
judiciaire sont principalement selon lui :
o La nécessité d’un contrôle et d’une rectification des décisions hâtives ou
inconsidérées que cette assemblée pourrait prendre.
o L’ambition qui caractérise tout corps unique qui ne manque jamais de se rendre
perpétuel.
o L’inaptitude d’une assemblée représentative aux tâches d’exécution qui
exigent à la fois secret et promptitude.
o La corruption qui ronge les hommes et qui laisse présager la possibilité pour
cette assemblée d’introduire des lois arbitraires et des jugements qui le seraient
tout autant.
Toutes ces raisons conduisent Adams à conclure à la nécessité d’une séparation des
pouvoirs garanties par une division du corps législatif en trois
• La triple balance du législatif. Adams considère qu’une séparation stricte des pouvoirs
ne pourrait qu’entraîner un affrontement inévitable entre les différents organes. Ainsi,
il convient pour lui de répartir le pouvoir législatif entre l’assemblée représentative et
l’organe titulaire du pouvoir exécutif, en dotant cet homme ou conseil d’un droit de veto
qui empêchera l’assemblée d’empiéter sur les prérogatives de l’exécutif.
Enfin, pour réaliser un équilibre entre ces deux branches, Adams propose la création d’un
troisième organe, un Conseil, une sorte de Sénat aristocratique destiné à jouer le rôle de
médiateur entre l’assemblée et le pouvoir exécutif. En faisant cela, Adams fait retour à un
très vieux principe qu’est le principe du régime mixte ; avec les trois éléments que sont
l’assemblée représentative, c’est l’élément populaire démocratique, qui va élire un
conseil/sénat, c’est l’élément aristocratique, puis ces deux corps vont procéder ensemble
à l’élection d’un gouverneur, c’est l’élément monarchique.
Adams va plus tard regrouper l’ensemble de ses idées dans son ouvrage « A Defence of the
Constitutions of Government of the United States of America », mais cet ouvrage publié en 1887
apparaît comme une réponse à Condorcet et au disciple de Turbot qui avait critiqué dans une
Lettre au Dr. Price le bicaméralisme des Constitutions des États américains, et leur « servile
imitation du modèle anglais ».

Adams va par la suite être élu comme second président des États-Unis à la suite de George
Washington. C’est un homme d’État animé par une pensée profondément pessimiste de la
nature humaine et se fera par la suite le chantre d’un libéralisme aristocratique et conservateur.

Mais au-delà de sa visée méthodologique, « Toughts on governement » se veut également une


réponse à l’ouvrage « Common Sense » de Thomas Paine paru en janvier 1876.

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§2 Thomas Paine (1737 – 1809) et le républicanisme des Droits de l’homme

Né à Londres d’un père de religion Quaker, Paine va grandir dans un milieu rural modeste.
Autodidacte, il est souvent présenté comme l’un des pères du républicanisme moderne ;
puisqu’après avoir défendu avec brio la cause des révolutionnaires américains, Paine va
s’enthousiasmer pour la Révolution française dont il va prendre la défense dans « Rights of
Men » publié en 1792. Cet ouvrage lui vaudra par ailleurs le titre de citoyen français et d’être élu à
la Convention au côté des girondins comme Brissot et Condorcet.

Paine se fera également remarquer sous le Directoire pour son ouvrage « Agrarian Justice » dans
lequel il appelle à une révolution dans un état de la civilisation, grâce à une politique de
redistribution des richesses à destination des plus pauvres.

Paine va d’abord être marchand de corsets et maître d’école puis va rencontrer à Londres
Benjamin Franklin qui le décide à embarquer pour l’Amérique à la fin de l’année 1874. A peine
débarqué en Pennsylvanie en 1875, il dit avoir tourné ses pensées vers les affaires politiques.

Son premier coup d’essai est d’entrée un coup de maître avec « Common Sense » paru en janvier
1876, et qui va demeurer l’ouvrage le plus célèbre produit par la révolution américaine ; cet
ouvrage sera par ailleurs tiré à 500 000 exemplaires pour 3 millions d’habitants. Il souligne ce qui
se joue autour des principes et de la guerre qu’a déclaré l’Angleterre à ses colonies, et cela
dépasse largement l’Amérique du Nord, puisqu’il dit que « la cause de l’Amérique et dans une
large mesure la cause de l’humanité tout entière ». Il poursuit : « de nombreux événements se sont
produits et se produiront encore qui n’auront pas de valeur locale mais universelle qui touchent à
tous les principes chers, à tous les amis du genre humain. Désoler un pays par le fer et le feu,
déclarer la guerre aux droits naturels de l’humanité, exterminer de la face de la Terre les
défenseurs de ces droits, voilà qui concerne tout homme ayant reçu de la nature un don de
sensibilité ».

Tout en prônant l’indépendance, Paine va se prononcer sur une critique au vitriol de l’Amérique
tout entière. Pour Paine, la Constitution tant vantée de la Grande Bretagne est selon lui formée
des méprisables vestiges de deux anciennes tyrannies ; « les restes de la tyrannie
monarchique en la personne du roi et les restes de la tyrannie aristocratie en la personne
des Pairs ; combinés avec quelques matériaux de républicanismes en la personne des
Communes sur la vertu desquels repose la liberté de l’Angleterre ».

A l’inverse d’Adams, à la place de la Constitution britannique, Paine va proposer un


gouvernement très simple composé d’une assemblée unique composée d’une seule chambre
et d’un président dépourvu de tout pouvoir.

C’est ce modèle constitutionnel qu’allait se former en partie la Constitution de Pennsylvanie qui


est la plus radicale et la plus démocratique des Constitutions américaines, et la seule qui ne
reprend pas le bicamérisme ; et par ailleurs la plus admirée en France dans la première vague
de rédaction constitutionnelle qui suivit immédiatement la déclaration d’indépendance du 4
juillet 1776.

C’est à ce texte mémorable que l’on attribue majoritairement à Jefferson qu’il faut s’intéresser.

§3 Thomas Jefferson (1743 – 1826), père de la déclaration d’indépendance et


défenseur de l’esprit républicain démocratique de 1776

La déclaration d’indépendance de 1776 commence ainsi :

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« Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont
créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se
trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les
hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés.
Toutes les fois qu'une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit
de la changer ou de l'abolir et d'établir un nouveau gouvernement ».

Après Paine et Adams, Jefferson est la troisième figure marquante de la révolution américaine.
Le nom de Jefferson est celui qui est le plus resté avec celui de Paine attaché à l’esprit de 1776
dont il va à nouveau se réclamer à son élection comme troisième président des États-Unis en
1801.

La déclaration d’indépendance porte en elle, comme le « Common Sense » de Paine, une


ambition universaliste. Elle part d’abord de l’idée d’un droit naturel institué par Dieu qui dote
les Hommes de droits inaliénables ; droits dont l’institution du gouvernement n’a d’autre objet
que la protection.

Cependant, parce que le gouvernement est nécessaire mais qu’il engendre aussi nécessairement
la corruption, le peuple doit disposer d’un droit de contrôle sur ses gouvernants pour s’assurer
qu’il dispose d’un droit de mandat qu’il leur a confié. Cette méfiance envers le pouvoir va pousser
à la reconnaissance au peuple d’un droit de résistance à l’oppression ; droit déjà théorisé par
Locke dans ses traités sur le gouvernement civil.

Dans le brouillon de la déclaration d’indépendance, Jefferson avait d’abord placé dans les droits
inaliénables la trilogie lockienne que forme la vie, la liberté et la propriété. Dans l’acte final,
Jefferson effectue une modification importante en remplaçant la propriété par la recherche du
bonheur qui est d’ailleurs une idée centrale du siècle des Lumières.

Les sources idéologiques de la Déclaration d’indépendance, et donc de la pensée Jeffersonienne,


procède à la fois du jus naturalis moderne de Locke, du républicanisme anglais et aussi du
radicalisme Whig du XVIIIème siècle. À cette grande tradition républicaine anglaise se
rattachent les noms de Milton, Sidney, Nedham, Harrington, Priestley et Price.

Cette grande tradition républicaine moderne longtemps ignorée était remplie de références
classiques aux républiques de l’Antiquité comme Rome ou Sparte ; et donc aux penseurs, aux
historiens et aux moralistes romains. On peut citer parmi ces sources Polybe, Cicéron, Salluste,
et surtout Tacite ; et à la lecture qu’en a fait Machiavel.

Jefferson est favorable à une liberté absolue, illimitée, en matière de religion et de presse. Il
va être nommé ambassadeur en France en 1785, et finalement de tous les pères fondateurs
américains Jefferson va être le plus francophile et va s’enthousiasmer pour la Révolution
française dans laquelle il veut voir un prolongement des principes de la révolution américaine.

Jefferson est également l’un des plus démocrates des pères fondateurs, et sa confiance en le
peuple et ses vertus vont faire de Jefferson l’un des premiers critiques du texte constitutionnel
adopté en 1787 ; et va notamment condamner l’absence de déclaration de droits. Surtout,
Jefferson n’aura de cesse de critiquer jusqu’en 1800 les potentialités monarchiques recelées
dans les pouvoirs trop importants laissés à ses yeux au Président des États-Unis ; à l’origine
rééligible sans limitations.

Jefferson prône également dans ses œuvres la nécessité d’une révision périodique de la
Constitution pour « ne pas enchaîner les générations à venir ». Jefferson se fait le partisan d’un

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gouvernement sage et frugal d’une démocratie agraire composée de petits propriétaires
fonciers. « La terre appartient aux vivants, ceux qui la travaillent sont le peuple élu de Dieu » a-t-il
l’habitude de dire.

Cette vision agraire n’exclut pas la liberté de commerce, notamment le commerce du coton,
qui est favorable aux États de l’ouest et du sud des États-Unis. En faisant l’éloge de la liberté du
commerce, Jefferson s’oppose en cela à Hamilton, l’auteur de « The Federalist Papers ».

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Histoire des idées politiques après 1789
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18/01/2024

§4 La Constitution de 1787 avec Alexander Hamilton

Après avoir nommé George Washington comme commandant suprême des forces américaines,
le second congrès va adopter en novembre 1777 un texte, « Articles of Confederation and
Perpetual Union ». Il s’agit d’un texte à caractère constitutionnel qui consacre l’union des
anciennes colonies et entre en vigueur en 1781.

Mais privée d’un organe exécutif et ne pouvant par conséquent pas contraindre les États
confédérés à exécuter les décisions, cette confédération va se retrouver confrontée à de
nombreux obstacles. De ce fait, les années 1780 sont en fait pour les États-Unis une période de
crise à la fois économique, politique et diplomatique.

Parmi les voix qui se sont élevées durant cette période pour critiquer notamment les
institutions fédérales et réclamer la tenue d’une convention pour réformer le texte de la
confédération, celle d’Alexander Hamilton (l’ancien aide de camp de Washington) est la plus
imposante.

Sa voix est relayée par l’assemblée législative de Virginie, puis par l’État de New York, sur la
proposition duquel est lancé un appel à la tenue d’une nouvelle convention pour septembre
1787 à Philadelphie.

C’est de cette convention que va sortir la Constitution américaine de 1787 qui instaure un
gouvernement national fort basé sur le principe de la souveraineté du peuple. Malgré ce texte,
le plus difficile reste à faire, à savoir convaincre le peuple dans chaque État fédéré de ratifier la
Constitution.

Cette longue « bataille de la ratification » est marquée par la publication de « The Federalist
Papers ».

§5 « The Federalist Papers », un guide pour comprendre les principes


fondateurs de la république américaine

Ce débat sur la ratification est éclairant puisqu’il va permettre de préciser à la fois la nature du
fédéralisme, et celle de la république américaine. Les principales critiques du texte portent en
effet sur le renforcement du pouvoir central du Congrès au détriment des États confédérés ;
mais également sur les tendances aristocratiques à travers le Sénat, voire monarchique du
régime avec le Président ; ou encore sur la menace que fait peser sur les libertés fondamentales
l’absence de déclaration de droits.

Les antifédéralistes demeurent ainsi attachés à l’idée commune aux philosophes du XVIIIème
siècle, à savoir qu’un gouvernement républicain n’est possible que dans un territoire de faible
étendue, à la structure sociale relativement simple. Ces antifédéralistes s’inquiètent ainsi de
l’accroissement des pouvoirs de l’union, du gouvernement complexe proposé et se
présentent comme les défenseurs sincères des principes de la déclaration d’indépendance.

C’est pour répondre à ces critiques dont celles de « Brutus », et surtout faciliter cette ratification
dans l’État de New York qu’Alexander Hamilton, John Jay et James Madison vont publier, sous le
pseudonyme de « Publius » une série de lettres intitulée « The Federalist Papers ».

Le but de ces lettres est de montrer que, loin de menacer le gouvernement républicain, la
Constitution de 1787 permet à la fois un renforcement du pouvoir et de la liberté. Les auteurs

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Histoire des idées politiques après 1789
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y invitent à distinguer la république de la démocratie, en disant que seule la seconde est bornée
à un petit espace ; la république pouvant quant à elle s’étendre à un grand pays grâce à la
représentation. C’est pourquoi le système de gouvernement proposé se présente à la fois
comme fédéral et national.

Selon les fédéralistes, le système présente à la fois une base républicaine et populaire, tout en
lui donnant un pouvoir fédéral capable d’assurer la conservation de son unité par la création
d’une république plus étendue que les États qui la composent.

On a ainsi d’un côté les fédéralistes, partisans d’un État consolidé et centralisé ; et de l’autre
les antifédéralistes, partisans des États fédérés.

Pour Hamilton, l’ancienne confédération devient l’équivalent de l’anarchie féodale. L’union


nationale prime donc la structure fédérale, il ne saurait y avoir « d’imperium in Imperio », c’est-
à-dire pas d’égalité entre la république américaine, l’union et les États fédérés.

Le tour de force conceptuel de cet écrit est d’avoir réussi à faire jouer la notion de souveraineté
du peuple contre les États. La république américain prime sur les factions puisqu’elle parle
au nom du peuple des États-Unis ; le pouvoir suprême est sanctionné par le peuple ; et la
Constitution est ratifiée par le peuple, seul pouvoir constituant.

En confisquant la notion de souveraineté du peuple à leur profit, les fédéralistes privent leurs
adversaires d’un élément de poids.

Une fois la Constitution ratifiée, Hamilton va, aux côtés de Washington, s’employer à construire
une puissante organisation économique pour faciliter le développement industriel, notamment
dans les États du nord ; afin de permettre la prospérité de ce nouvel État sur les bases du
protectionnisme.

§6 D’une révolution à l’autre : les voyages de la liberté.

Ces évènements, ces principes idéologiques qui vont secouer le continent américain à la fin du
XVIIIème siècle, ne pouvaient pas ne pas attirer l’attention en Europe, et en France tout
particulièrement.

La France elle-même, par l’entremise de Turgot, s’était mise en tête de soutenir notamment
financièrement la cause des patriotes américains. L’idée de souveraineté populaire, de liberté,
d’égalité naturelle de l’Homme, ou encore celle de fondement contractuel du pouvoir étaient en
partie déjà présente dans les écrits de Rousseau avec « Discours sur l'origine et les fondements
de l'inégalité parmi les hommes » et surtout « Du contrat social » ; mais également dans ceux de
l’abbé Mably avec « Des droits et des devoirs du citoyen ».

Ces deux écrits tirent leurs principes des écrits des écrivains anglais du XVIIIème siècle.

La révolution américaine a donc servi de catalyseur, et contribué à la diffusion des écrits du


républicanisme anglais du XVIIème siècle ; notamment grâce à l’historienne anglaise
Catharine Macaulay et son « Histoire de l'Angleterre depuis l'accession de Jacques Ier jusqu'à
l'accession de la maison de Hanovre ».

Dans cette œuvre de 1760, on retrouve un éloge d’Hamilton et Sydney, et une lecture
républicaine du XVIIIème siècle anglais, période de guerre civile ; et également le refus de
considérer la glorieuse révolution de 1688 qui avait chassé les Stuarts et porté Guillaume
d’orange sur le trône comme un horizon de perfection indispensable.

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
Ce texte avait tout pour séduire Jacques Pierre Brissot et Mirabeau, qui le ramèneront en
France.

Section 2 : La marche des idées politiques sous la


Révolution française
En ce qui concerne la Constitution, le lien entre les deux révolutions apparaît clairement.
L’invention de la république moderne en Amérique du Nord correspond à l’invention du
constitutionnalisme écrit ; si bien que la Constitution et la république apparaissent
intrinsèquement liées.

Par-delà les différences de situations, bien des contemporains de ces deux révolutions avaient
conscience de cette communauté de principe, et avait le sentiment partagé de puiser à des
sources idéologiques assez semblables dont sont issus les principes de 1789 gravés en lettres
d’or dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.

Mais avant même la proclamation de ce texte, fut publié un célèbre pamphlet par ce qui n’était
alors qu’un obscure abbé, Emmanuel-Joseph Sieyès ; en vue de la réunion des états généraux
convoqués pour la première fois par le Roi depuis 1614 avec pour objectif initial de résoudre la
crise des finances publiques.

§1 La figure encombrante de l’abbé Sieyès, théoricien de la nation et du


gouvernement représentatif

La campagne pour l’élection aux états généraux est le théâtre d’un affrontement idéologique et
politique entre le Parti des patriotes/Parti de la nation qui représente le Tiers-État mais qui
compte aussi en son sein des nobles comme Mirabeau ou Lafayette ; et les deux autres Ordres
que sont la Noblesse et le Clergé.

Pour l’abbé Sieyès, Mirabeau et la plupart des futurs révolutionnaires, fervents lecteurs des
observations sur « l’Histoire de France » de Mably, le passé de la monarchie française offre au
regard une Histoire d’oppression, d’usurpation tyrannique, celle d’un peuple sans
Constitution, dont les libertés ont été anéanties par le despotisme du gouvernement aux
mains des ordres privilégiés. Ces privilèges, Sieyès les fustige déjà en 1788 dans « L’essai sur les
privilèges ».

Mais c’est « Qu’est-ce que le Tiers-État », paru en prévision des états généraux en 1789 d’abord
sous le couvert de l’anonymat, qui reflète cet affrontement idéologique. Cette brochure
contient la célèbre formule qui définit le Tiers-État et sa situation avant la Révolution, mais
également ses aspirations :

• « Qu’est-ce que le Tiers-État ? Tout. »


• « Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. »
• « Que demande-t-il ? À y devenir quelque chose. »
Dans ce discours se mêlent un discours de volontarisme politique qui puise ses concepts dans
la théorie de la volonté générale rousseauiste, et un discours rationaliste fondé sur la Raison
aux soubassements économiques, qui va lier le droit de suffrage et la possession d’une
propriété foncière.

• « Qu’est-ce que le Tiers-État ? Tout. »

11
Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
Cela signifie que pour Sieyès, ses membres sont les moteurs de l’économie, qui exercent
également 9/10 des fonctions au sein de l’Église et de l’administration de l’État ; d’où la
conclusion que le Tiers-État a en lui tout ce qu’il faut pour former une nation complète. Il
poursuit « si l’on ôtait l’Ordre privilégié, la nation ne serait pas quelque chose de moins mais
quelque chose de plus ».

• « Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. »


Le Tiers-État n’a jusqu’alors compté pour rien, les nobles occupant les fonctions les plus
hautes, et les fonctions politiques. Ensuite, la représentation traditionnelle du Tiers aux états
généraux est rendue nulle selon Sieyès en raison du vote par Ordres ; puisqu’il se retrouve
nécessairement seul face aux deux Ordres privilégiés, en conséquence de quoi ses droits
politiques sont nuls.

• « Que demande-t-il ? À y devenir quelque chose. »


Cela signifie qu’il aspire en fait à devenir la nation, et qu’il ne peut accepter d’avoir une
seule voie sur trois alors qu’il représente la presque totalité de la population. Il doit avoir les
moyens équitables de défendre ses propres intérêts lors de la réunion à venir. Il ressort de
cette double exigence le doublement du nombre de ses députés, et celle du vote par tête
et non par ordre.

« Ce n’est qu’avec la disparition des Ordres que le noble et l’ecclésiastique pourront faire partie
de la nation », dit ainsi Sieyès. Il ajoute que « cette nation existe avant tout. Elle est à l’origine de
tout. Sa volonté est toujours légale. La nation est la loi elle-même ». On voit alors que la
Révolution est déjà posée avant même la tenue des états généraux.

Les états généraux rassemblées pour la levée d’impôt vont rapidement s’en départir après le 17
juin par un discours de Sieyès et le génie du verbe de Mirabeau, et se réunir en Assemblée
nationale. Suivra le Serment du jeu de Paume, puis la Constitution.

Sieyès a été décrit comme le portier de la Révolution, qu’il va contribuer à refermer avec l’appel
au général Napoléon le 18 brumaire de l’an VIII.

Il restera connu comme le théoricien de la nation, du pouvoir constituant et du gouvernement


représentatif. A ce titre, il est donc l’un des précurseurs d’une certaine pensée que l’on peut
qualifier de libérale, même si son libéralisme constitutionnel s’affirme d’emblée comme
atypique par son rejet de la Constitution anglaise et du bicamérisme.

La nation est pour Sieyès « un corps d’associés vivant sous une loi commune et représentés par
la même législature ». La souveraineté nationale est exercée pour Sieyès uniquement par ses
représentants. La nation ne peut pas exprimer sa souveraineté par elle-même, ce qui exclut
tout mandat impératif ; et donc la volonté des représentants est la volonté nationale elle-même.

Cette volonté collective est le résultat des volontés individuelles, comme la nation est
« l’assemblage des individus », selon Sieyès. Ses représentants sont élus sur la base d’un
suffrage censitaire qui exclut des droits politiques, ce que Sieyès va désigner dans son mémoire
préliminaire à la Constitution en juillet 1789 comme « des citoyens passifs ».

Les citoyens actifs ont quant à eux le droit de désigner leurs représentants et d’être élus sous
certaines conditions. Sieyès explique ainsi que « si tous peuvent jouir des droits de la société,
seuls ceux qui contribuent à l’établissement public sont comme les grands actionnaires de
l’entreprise sociale, ce sont les vrais membres de l’association ».

12
Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
Ainsi, la représentation politique pour Sieyès est fondée sur l’idée de division du travail, et c’est
le concept fondamental de « l’art social », ou la « métaphysique » ; c’est-à-dire la connaissance
de ce qui doit être pour l’utilité des Hommes. Tout pouvoir dans la société est donc pour lui
représentatif, le peuple ne doit vouloir et agir que par des représentants qui doivent être
fréquemment renouvelés et non immédiatement rééligibles. La formation de la loi est donc la
fonction politique suprême, et ne peut être exercée que par des représentants élus.

Sieyès ne sera pas très écouté au sein de la constituante et va être assez vite marginalisé pour
s’enfermer dans un mutisme quasi complet dont il ne sortira qu’en 1795 sous le régime du
Directoire après la chute de Robespierre pour donner ses vues sur la Constitution de l’an III ;
dans deux discours où certains ont pu noter l’influence d’Hamilton.

La proposition phare de Sieyès, la « jurie constitutionnaire », sorte de tribunal des droits de


l’Homme et juge constitutionnel, ne sera toutefois pas retenue.

En définitive, le gouvernement représentatif tel que le conçoit Sieyès n’est ni la démocratie, ni la


république, comme il le rappelle dans sa controverse avec Thomas Paine, juste après la fuite
de Varennes en juin 1791.

Ainsi, si Sieyès peut être qualifié de libéraliste du fait de l’importance qu’il accorde aux libertés
individuelles, son libéralisme est cependant très différent de celui plus classique qui est
représenté sous la constituante par les « monarchiens » réunis autour de Mounier et Clermont-
Tonnerre qui s’expriment dans le premier comité de Constitution, et ensuite dans l’exil à partir de
1792.

§2 La pensée monarchienne : un antirépublicanisme matrice du


constitutionnalisme libéral conservateur

Parmi les voix qui ont compté dans les premiers mois de la Révolution, il faut faire une place
particulière à Jean-Joseph Mounier qui va s’illustrer dès 1788 à Vizille lors de la « journée des
tuiles », et il va prendre la tête du premier « comité de Constitution ».

Avec Lally-Tollendal, Malouet et Jean-Jacques Mallet du Pan, il incarne la pensée des


monarchies qui est une préfiguration de ce que sera le constitutionnalisme libéral avec la
Restauration de 1815.

Ces monarchies s’inspirent en large partie de l’analyse de Montesquieu sur la Constitution


mixte anglaise, ce sont finalement des adeptes de la « balance des 3 pouvoirs » théorisée
notamment en Angleterre par Blackstone et Jean-Louis Delolme.

Ces monarchiens sont donc partisans d’une monarchie constitutionnelle à l’anglaise, fondée
sur un Parlement bicaméral, partageant avec le Roi doté d’un véto absolu à la fonction législative.
Ces hommes présentent ainsi à l’assemblée leur projet comme la seule voie raisonnable,
modérée face au danger véhiculé selon eux par l’affirmation irréfléchie du principe de
souveraineté du peuple.

Cette voie moyenne qu’incarnent les monarchiens préfigure ainsi celle des libéraux du XIXème
siècle qui vont suivre par la suite. Cependant, cette voie est rejetée rapidement en 1789, tant
par Sieyès que par la droite royaliste et aristocratique, avec notamment le comte d’Antraigues ou
l’abbé Maury qui prônent le retour de la tradition et l’antique Constitution du Royaume contre les
innovations de l’esprit révolutionnaire.

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
Cette voie est aussi rejetée par une partie de la « gauche constitutionnelle » dont Duport,
Lameth et Barnave.

Mais elle est surtout rejetée par ceux que les monarchiens qualifient avec l’épithète injurieux de
« républicains » que sont les députés Pétion, Robespierre et l’abbé Grégoire, ou encore les
journalistes comme Brissot, Camille Desmoulins ou encore Marat. S’ils ne s’affichent pas
encore comme républicains, ils prônent le principe de la souveraineté du peuple et se font les
défenseurs intransigeants des droits de l’Homme.

C’est donc à eux que s’adressent principalement les monarchiens dans leurs critiques, et ce
même avant les états généraux ; notamment quand Mallet du Pan s’attaque en prenant la défense
de la Constitution anglaise face « aux préjugés auxquels une infinité d’écrits déclamatoires ont
donné depuis 10 ans de l’autorité, que la liberté consiste exclusivement en la démocratie, que le
peuple est esclave ou près de le devenir partout où il cesse d’exercer les fonctions de la
souveraineté ». Il pose ainsi ces principaux traits de ce que l'on appelle le « républicanisme »
dès 1789 comme doctrine de la souveraineté du peuple. Cette doctrine est évidemment
associée à Rousseau et son « Contrat social ».

Sept ans plus tard, Mallet du Pan revient sur cette idée et accuse son compatriote Rousseau
d’avoir puisé les principes du contrat social dans « les immondices de la république
anglaise ». Mounier lui fait écho dès 1792 dans un livre intitulé « Recherches sur les causes qui
ont empêché les François de devenir libres, et sur les moyens qui leur restent pour acquérir la
liberté ». Ainsi, Rousseau aurait puisé les principes du contrat social chez les écrivains de la
république d’Angleterre, et « il a fait un rêve si absurde de démocratie qu’il ne put parvenir à écrire
un seul mot démocratique ».

Ces écrivains anglais sont ainsi tenus pour responsables de la Révolution française :

• John Milton, dont le discours sur la liberté de la presse et la défense du peuple anglais,
qui expose le droit du peuple à déposer son Roi, ont été traduits et publiés par Mirabeau
entre 1788 et 1789.
• Sidney, dont les discours sur le gouvernement prônant le droit naturel du peuple à
changer la forme de son gouvernement.
• James Harrington, avec son « Actium » selon lequel la balance du pouvoir politique suit
celle de la propriété.
• Nedham, dont l’ouvrage « L’excellence d’un État libre » fait l’éloge d’une assemblée
unique, et qui est traduit dès 1790 en français.
Mounier ne se trompe pas lorsqu’il rappelle la communauté de principes qui animait au départ
les révolutionnaires anglais et français, en disant que « la révolution de l’Amérique a servi plus
que la philosophie moderne à répandre les idées de liberté ».

Mounier et les monarchies vont en fait être très critiques envers ces idées consacrées comme
droit de l’Homme en 1789. La liberté et l’égalité dont se réclament les républicains, tout comme
la souveraineté du peuple, sont pour eux des principes exagérés, dénués de fondements.

Selon Mounier, « la liberté individuelle ou civile n’est pas liée à la liberté politique , la liberté en
définitive n’est que l’entière jouissance par l’individu de ses propriétés et de ses facultés
physiques et morales. Elle consiste à faire tout ce qui n’est pas défendu par les lois ».

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
Le 26 août 1789 voit le jour la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, texte regardé
par les républicains comme un nouvel évangile.

§3 La Charte des droits nouveaux : la Déclaration des Droits de l'Homme et du


Citoyen

L’intérêt de ce texte célèbre dépasse largement le champ historique. Depuis la décision du


Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971, la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen
fait désormais partie intégrante du bloc de constitutionnalité.

En 1789, l’idée de faire une déclaration des droits est proposée d’abord par Lafayette, et
correspond à la mode du temps ; les révolutionnaires français ayant sous les yeux l’exemple
américain. Mais l’exemple des différentes déclarations de droits des États américains, et
notamment celle de la Virginie, n’étaient pas le seul.

La notion de droits de l’Homme et du citoyen n’apparaît pas avec la Révolution, mais on la


trouvait déjà sous la plume de divers penseurs comme d’Aguesseau, de l’allemand Pufendorf
ou bien de Voltaire avec les droits de l’humanité ; ou encore Mirabeau ou Mably.

L’idée de droits naturels de l’Homme de Rousseau est ainsi une caractéristique majeure de la
première pensée juridique moderne de Grotius à John Locke.

Plus d’une quarantaine de projets est ainsi proposée, et pour mettre de l’ordre, l’Assemblée
confie à cinq membres le soin de la rédaction d’un projet de déclaration. Dans ce fameux
comité des cinq, Mirabeau qui avait déjà rédigé fin 1787 une « déclaration des droits de tout
peuple qui veut la liberté », destinée en fait aux patriotes hollandais, devient un leader.

Mais il est hostile à l’idée de diriger la déclaration avant la rédaction de la Constitution et le


fait donc sans se presser. Il présente ainsi le projet le 17 août, sans enthousiasme.

Le projet est rejeté, et c’est un autre projet du 6ème bureau qui est pris pour base de discussion,
et qui va être transformé pour donner naissance au texte définitif. Cependant, ce projet reprend
quasiment textuellement le préambule proposé par Mirabeau, qui disait que « l’ignorance, l’oubli
et le mépris des droits de l’Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la
corruption du gouvernement ».

17 articles, dont le premier en raison de son ton universel, feront le tour du monde, avec la
fameuse phrase « les hommes naissent libres et égaux en droit ». On a alors deux grands
principes de 1789, la liberté et l’égalité.

Les droits naturels et imprescriptibles de l’Homme dont la société est de veiller à la conservation
sont :

• La propriété.
• La sûreté.
• La résistance à l’oppression.
Mais au-delà des droits de l’Homme en général, la Déclaration des Droits de l'Homme et du
Citoyen proclame les droits de citoyens.

La liberté est le thème quantitativement le mieux représenté, et consiste à faire tout ce qui ne
nuit pas à autrui, et ses bornes sont déterminées par la loi. Cette liberté est d’abord et avant
tout la liberté individuelle, avec toute une série de garanties destinées à protéger, avec par

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
exemple la présomption d’innocence, la non-rétroactivité de la loi, mais aussi la liberté d’opinion
et de culte ; tant qu’elle ne trouble pas l’ordre public établi par la loi, comme disposé à l'article
10.

Ce dernier article sera le plus discuté, notamment quant à « l’ordre public établi par la loi ».
Mirabeau et le républicains font la dénoncer avec la formule « c’est un tombeau qui se cache sous
la forme d’un hôtel ». C’est sur cette formule que se forme pour la première fois le clivage
droite/gauche.

Une autre liberté qui posera un problème sera celle consacrée par l’article 11 et qui est corollaire
à la liberté d’opinion, à savoir la liberté de la presse.

La liste des libertés se clos par la reconnaissance de la propriété en tant que « droit inviolable
et sacré », même si l’article 17 prévoit la possibilité d’une expropriation pour utilité publique.

Le second grand principe proclamé est celui d’égalité, et par égalité les constituants entendent
« l’égalité civile », et non pas l’égalité économique et sociale ; c’est-à-dire d’abord une égalité
fiscale, puisque tous les citoyens ont le droit d’y consentir et de concourir à son établissement,
mais aussi une égalité par la loi qui est la même pour tous. On peut aussi noter une égalité
d’accès aux emplois publics quelle que soit sa religion.

Enfin, la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen reconnaît l’égalité politique, puisque
« tous les citoyens ont le droit de concourir à l’établissement de la loi », qui est l’expression de la
volonté générale.

Dans son article 3, la Déclaration proclame que le principe de souveraineté « réside


essentiellement dans la nation », et donc que « nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité
qui n’en émane expressément ».

Enfin, l’article 16 pose le principe selon lequel « toute société dans laquelle la garantie des droits
n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ».

Un écueil plus important attends les révolutionnaires qui échouent longtemps, l’établissement
d’une Constitution fondée sur le principe de la souveraineté du peuple.

L’étendue à donner au principe de souveraineté du peuple va constituer au départ la principale


ligne de fracture entre ceux qui désirent « républicaniser » la monarchie, universaliser le droit
de suffrage et qui se défient du pouvoir exécutif ; et ceux majoritaires parmi les députés qui
souhaitent simplement la constitutionnaliser et renforcer davantage le pouvoir exécutif royal
en le dotant d’un droit de véto législatif.

Mais cette vision purement constitutionnelle ne doit pas nous tromper, les valeurs et principes
républicains de liberté, d’égalité, de souveraineté populaire donnent le ton au débat idéologique
en France et au-delà, ce dont témoigne la controverse entre Edmund Burke et Thomas Paine qui
se noue autour de la révolution des droits de l’Homme.

§4 La controverse autour de la révolution des droits de l’Homme

En réalité, les enjeux idéologiques majeurs portés par la Révolution ont très vite été saisis par
les contemporains, notamment à l’étranger ; ce qu’illustre parfaitement la controverse entre
Edmund Burke et Thomas Paine.

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
En 1789, la majorité de l’opinion éclairée est favorable en Angleterre à la Révolution française,
elle voit avec satisfaction la France catholique et absolutiste s’engager dans la voie de la liberté.
Les « radicaux » anglais comme Richard Price attendent ainsi de l’exemple français une relance
du combat pour l’approfondissement de la glorieuse révolution d’Angleterre de 1688.

Mais en 1790, cet apparent consensus va voler en éclat avec la parution de l’ouvrage « Les
réflexions sur la révolution de France » de Burke.

A/ Burke, contenteur de la table rase, et prophète de la contre-révolution


Ce qui donnera davantage de poids à ce livre est le fait que son auteur est loin d’être un
réactionnaire mais un « Whig », un défenseur ardent de la liberté qui avait soutenu la révolte
des Corses contre la république de Gennes, qui avait défendu la révolution américaine ; et qui se
donne ici l’objectif de montrer que la Révolution française n’est pas l’héritière de la révolution
anglaise, ni de la révolution américaine.

L’ouvrage de Burke se présente comme une attaque générale contre la Révolution française et
ses principes dès 1790 ; mais c’est aussi une réponse directe à « A Discourse on the Love of Our
Country » de Richard Price du 4 novembre 1789. Pour Burke, par sa radicalité et son absence de
modération, le discours de Price ne peut être comparé qu’à ceux de l’époque de la
République anglaise.

Selon Price, les trois droits fondamentaux du peuple anglais, en vertu des principes de 1688 sont :

• De choisir nous-même ce qui nous gouverne.


• De les destituer pour cause d’indignité.
• D’instituer notre propre forme de gouvernement.
Burke va dénoncer l’étrange nouveauté de ce « Bill of rights » et s’emploie à faire la
démonstration de la fausseté des principes qui l’animent, qui sont pour lui totalement
étrangers à la révolution de 1688 ; et qui prennent en réalité essence au cœur de la première
révolution anglaise et qui ont trouvé pour certains échos dans la Révolution de France. Il accuse
ainsi Price et ses amis d’avoir confondu les trois révolutions.

Il reproche à Price d’avoir fait passer en France cette doctrine séditieuse depuis longtemps
rejetée par les Anglais, et exprime la crainte que ces marchandises falsifiées ne reviennent
désormais contaminer l’Angleterre façonnée à la dernière mode de Paris.

S’opère ainsi sous la plume de Burke une naturalisation du républicanisme, son rattachement
exclusif à Rousseau et à la France en en faisant une doctrine politique totalement nouvelle
qui a pris naissance sur les ruines encore fumantes de l’ancienne monarchie française ; et
Burke ne doute pas que dès 1790, c’est un véritable projet républicain, un système de République
qui est en train d’être mis en place.

En faisant ce constat comme quoi la France va vers la République, Burke se garde d’évoquer la
révolution américaine, comme s’il avait voulu trancher le nœud qui reliait aux yeux de la plupart
de ses contemporains les deux révolutions.

Pour l’écrivain irlandais, alors qu’il aurait suffi de faire bénéficier à la France d’une monarchie
à l’anglaise, ce sont des principes de la Constitution d’Angleterre qu’a triomphé au titre d’une
démocratie despotique le parti victorieux.

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
Le républicanisme devient dès 1790 pour Burke la doctrine française par excellence. La
France est alors pour lui déjà une « république populaire ».

25/01/2024

L’un des éléments centraux du livre de Burke réside dans sa dénonciation de la philosophie des
droits de l’homme et des abstractions révolutionnaires.

Au-delà du problème politique soulevé par la Révolution qui a en quelques sortes déchiré le voile
en faisant du peuple le fondement même de sa construction, la critique Burkienne montre que
cette Révolution met rétrospectivement à jour une ambiguïté interne à la philosophie des
Lumières.

Avec leur adhésion au rationalisme, les révolutionnaires comme les philosophes français ont
commis pour Burke une grave faute et coupé le lien qui reliait la civilisation moderne au passé
aristocratique et religieux de l’Europe, là où il aurait fallu selon lui conserver une continuité
historique comme l’avaient fait les Anglais.

Sa critique des Lumières et de la table rase révolutionnaire va s’exprimer de trois manières :

• Un éloge de l’esprit chevaleresque.


• Une apologie de la tradition contre la raison.
• La défense contre « l’utilitarisme moderne », la défense du fondement transcendant de
l’ordre social et politique.
C’est à travers cette critique que Burke, qui deviendra le prophète de la pensée conservatrice,
introduit les termes qui annoncent déjà le romantisme politique du XIXème siècle qui allait
bientôt fleurir en Allemagne.

Cette œuvre va tout de suite susciter des réponses, d’abord en Angleterre.

B/ Les réponses anglaises au brûlot Burkien


L’une des meilleures réponses va venir de Thomas Paine, qui va se saisir de la plume pour
défendre la Révolution française dans « Rights of men » en 1791/1792 ; dans lequel Paine affirme
au contraire la continuité des révolutions anglaise, américaine et française. Ce sont pour lui
des révolutions sœurs basées sur le lien entre liberté civile et droits politiques.

Pour Paine, le principal mérite de la Révolution française a été justement de dévoiler ce qui était
latent dans la révolution anglaise, à savoir la souveraineté du peuple, nouveau fondement de
l’ordre politique ; qui est pour lui le droit des peuples à changer de régime politique. Pour lui, la
France achève ici ce que l’Amérique avait commencé.

Alors que Burke estimait nécessaire la conservation des hiérarchies du passé, Paine voit dans la
négation des ordres et des hiérarchies historiques par les constituants le seul moyen de
libérer ce qui fait la grandeur de l’Homme – à savoir la liberté, la vertu, le talent – dont le système
de l’hérédité entraîne en fait le nivellement par son indifférence au caractère moral et aux
facultés spirituelles.

C’est également la position de la féministe anglaise Mary Wollstonecraft qui prend position dans
son ouvrage « A Vindication of the Rights of Men », comme James Mackintosh dans « Vindiciae
Gallicae », publié sous le titre « Apologie de la révolution française, et de ses admirateurs anglais ».

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
Il fait ici des républicains du XVIIème siècle les précurseurs de la Révolution et des droits de
l’Homme.

C’est cette conviction du lien entre les révolutions qui se retrouvera dans le courant républicain
de la Révolution, d’abord souterrain entre 1789 et 1791 mais qui s’imposera finalement comme
l’idéologie motrice de 1796.

§5 Le républicanisme révolutionnaire et ses mouvances

A/ Le républicanisme avant la République


L’existence d’une véritable pensée républicaine en France avant 1792 demeure un problème non
résolu. Le républicanisme est alors souvent associé à une forme de radicalité et reste assez
difficilement saisissable, puisque peu parmi ceux qui ont émis ces pensées républicaines
(comme Robespierre, Pétion et Brissot) n’osent s’en réclamer ouvertement, ni en développer une
théorie synthétique.

Encore plus rares sont ainsi ceux qui vont afficher leur volonté de voir changer la France en
république. C’est pourtant le cas dès 1790 de l’avocat Liégeois François Robert, qui propose
d’adapter le républicanisme à la France, dans un pamphlet célèbre « Le républicanisme adapté
à la France ». C’est également le cas de Louis de la Vicomterie, qui estime dans « Du peuple et
des rois » que l’histoire de France est à refaire pour révéler les crimes de ces rois.

Cette expression républicaine s’exprime surtout dans les journaux, plus que dans les
assemblées. Les républicains y défendent l’illimité de la liberté de la presse, qui est aussi
discutée dans les clubs révolutionnaires comme le « cercle social », ou encore le « club des
cordeliers » avec Camille Desmoulins. Parmi ses soutiens, on compte une autre liégeoise,
Théroigne de Méricourt, Louise de Keralio et Manon Roland.

Dans la France la plus avancée de ces républicains précoces, le mot « République » devient
rapidement synonyme de démocratie, une démocratie qui n’a pas grand-chose en commun
avec la démocratie antique chez la plupart d’entre eux, démocratie qui n’exclut nullement la
représentation. Cette démocratie suppose en revanche des moyens effectifs de faire prévaloir
la souveraineté du peuple contre la menace, contre le danger constitué aux yeux de ces
républicains par la menace du pouvoir exécutif royal, mais également contre la « nouvelle
aristocratie parlementaire » des représentants. Ceux-ci ne sont donc pas pour eux le peuple,
mais de simples délégués du peuple.

Ces républicains souhaitent en outre faire consacrer une sanction populaire des lois, ainsi
qu’un droit de pétition individuel et collectif.

La dénonciation du projet prêté à certains de vouloir républicaniser la France apparaît donc dès
1789 et ressurgit avec force en 1790 avec la publication de l’œuvre de Burke ; et va atteindre son
apogée avec la « crise de Varenne » en 1791. Cette crise est ainsi considérée comme le
premier grand moment républicain de la Révolution.

En juin 1791, ces républicains sortent de l’ombre ; et c’est à ce moment que Rousseau et
Condorcet vont faire paraître le journal « Le Républicain ». Cette première tentative d’instaurer
la république ne fait pas long feu et n’aboutit pas ; ce qui donne lieu à une répression avec les
massacres du champ de Mars.

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
Le roi est finalement rétabli à la tête de l’exécutif après l’invention par le « parti des feuillants »
de la fiction de son enlèvement ; parti constitué par Barnave, Duport et les frères Lameth.
Plusieurs auteurs conduiront à la révision de la Constitution qui sera adoptée en 1791.

Le 20 avril 1792, la constituante a laissé place à l’assemblée législative, et sous l’influence de


Brissot la partie et déclarée en danger et la guerre et déclarée face aux monarchies en Europe. Le
10 août 1792, une commune insurrectionnelle se met en place à Paris, portée notamment par
le club des Cordeliers, et la monarchie est abolie en France.

Débute alors l’adoption du calendrier révolutionnaire avec l’an I de la République. Une


convention nationale est élue le 26 août au suffrage universel par l’ensemble des citoyens
français, convention devant assurer la souveraineté du peuple et le règne de la liberté et de
l’égalité.

Cette convention est alors chargée d’établir une nouvelle Constitution, convention qui se
scindera très vite entre deux groupes :

• Les girondins autour de Brissot, Condorcet, Paine et Pétion.


• Les jacobins ou montagnards, autour de Robespierre, Saint-Just et Billaud-Varenne.
Tous sont des républicains de cœur et de principe, mais ils vont se diviser sur la nature de la
république à fonder, sur les moyens pour le faire et finalement sur le but ultime de la Révolution.

B/ La mouvance républicaine girondine


On les appelle les girondins parce que certains de leurs députés sont originaires de gironde, mais
aussi les brissotins puisque Brissot est accusé d’être leur chef.

On a longtemps eu une vision caricaturale de leur idée, et seront notamment acclamés par
Lamartine. On les présente généralement sous les traits de libéraux, de modérés, de
décentralisateurs ; quand on en fait pas des idéalistes. On les oppose aux montagnards ou
jacobins, qui sont eux décrits comme des radicaux partisans de la démocratie directe, des
centralisateurs, et finalement des terroristes dont les idées annonceraient les futurs
totalitaristes du XIXème siècle.

En réalité cependant, jacobins comme girondins adhèrent aux mêmes principes


républicains. Partisans de la liberté de commerce, Brissot, Condorcet et Mirabeau militent déjà
pour l’abolition de l’esclavage dans les colonies et sont les créateurs de la « société des amis
des noirs ».

A l’exception de Condorcet, la plupart juge nécessaire la mort du Roi qui sera guillotiné le 21
janvier 1793. Tous croient également nécessaire la création d’une éducation nationale pour
apprendre au peuple le nouveau langage de la liberté.

C’est le cours de la révolution pris à partir du 2 juin 1996 avec le coup de force de la Montagne
contre la Gironde, qui va venir exacerber leurs différences et donner naissance au mythe de
girondins décentralisateurs.

Au départ, le regard était porté sur la démocratie pennsylvanienne monocamérale, l’objectif


au départ est ainsi d’insérer des principes républicains dans un ordre dont la tête est le roi.
Dans cette volonté de républicaniser la monarchie française, la monarchie anglaise devient
clairement un contre-modèle institutionnel.

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
Pour Brissot, pour Condorcet, on a un rejet clair du régime anglais bicaméral. Mais c’est
également dans les ouvrages des radicaux anglais du XVIIème et du XVIIIème siècle comme
Richard Price qu’ils vont en partie puiser leur inspiration pour adapter les principes
républicains à la nouvelle république française qu’ils souhaitent représentative et
démocratique.

Leurs idées constitutionnelles vont surtout s’incarner dans le projet de Constitution girondine,
qui est surtout resté attaché au nom de Condorcet, qui est l’un des révolutionnaires qui a soutenu
l’idée d’un droit de vote pour les femmes. Il restera célèbre dans l’histoire pour son projet
d’instruction publique et pour son tableau historique des progrès de l’esprit humain, qu’il
rédige peu après son arrestation par la convention avant de se donner la mort le 29 mars 1794.

Ce projet girondin est précédé d’une déclaration de droits, qui consacre le droit de résistance
à l’oppression, qui est défini comme la violation par la loi des droits naturels civils et
politiques qu’elle doit garantir, qui fait des secours publics une dette sacrée de la société.

Concernant l’organisation constitutionnelle de la République unique et indivisible, c’est la


souveraineté du peuple qui en est la base, avec la reconnaissance du suffrage universel
masculin.

Cette souveraineté du peuple va s’exprimer dans l’élection des députés du corps législatif
unique monocaméral. Ce corps détient l’intégralité du pouvoir législatif. Le pouvoir exécutif est
également collégial, et prend la forme d’un conseil de 7 ministres élus.

Les législateurs comme les ministres sont soumis au contrôle étroit du peuple, à travers
l’existence d’une censure populaire sur les actes de la représentation, et un droit de pétition
contre les lois votées. Enfin, on trouve une responsabilité des ministres devant un jury national
élu par le peuple.

Ce projet n’aboutira pas, il déplaît aux montagnards ; notamment par la place trop grande qu’il
réserve aux départements ; d’où le mythe de la Gironde décentralisatrice.

C/ Le républicanisme jacobin
Il correspond à la période la plus radicale de la Révolution, et s’incarne notamment au travers
des différents discours de Robespierre, mais également dans certains œuvres phares comme
« les éléments du Républicanismes » de Billaud Varenne qui paraissent en 1796, ou « des
fragments d’institution républicaine » de Saint-Just.

Robespierre, Billaud-Varenne et Saint-Just sont tous trois de grands lecteurs de Rousseau, avec
qui ils partagent l’admiration pour la république romaine, mais également la république de
Sparte et ses vertus militaires, ainsi que l’idéal du citoyen soldat.

Robespierre se fait au départ remarquer lors de la constituante pour sa défense intransigeante


des droits de l’Homme, sa critique de la distinction de Sieyès entre citoyens actifs et passifs, ses
discours en la faveur de la liberté de la presse et ses discours contre la peine de mort.

Il deviendra, sous la convention puis sous le gouvernement du salut public, l’incarnation de la


Révolution jacobine.

1/ La Constitution de l’an I pour une république démocratique et sociale


Dès le 24 avril 1793, Robespierre commence à proposer un contre-projet de déclaration de
droits, dénonçant la déclaration des droits girondine qui est loin d’être modérée comme « une

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
charte faite non pour les hommes mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs
et pour les tyrans ».

Au travers de ces mots, on voit que c’est non seulement une république démocratique mais
aussi une république encore plus sociale que celle des girondins à laquelle Robespierre et
les jacobins aspirent, au travers une conception républicaine et civique de la propriété, qui
bien que droit sacré du citoyen, peut être bornée par la loi dans l’intérêt du plus grand monde
pour éviter une trop grande disproportion dans la répartition des richesses.

On peut à ce propos retrouver dans « les éléments du républicanisme » de Billaud-Varenne des


traces assez nettes d’une influence des théories de James Harrington, qui avait dit que
l’équilibre des pouvoirs doit suivre celui de la propriété.

Le but est de créer, par l’introduction de l’égalité successorale mais également l’instauration d’un
seuil maximal de publicité foncière, une république de petits propriétaires ; les dévouant ainsi
à la partie, en opposition face à l’égoïsme des individus que Billaud-Varenne appelle déjà les
capitalistes. Mais le jacobinisme n’a jamais été porteur d’un égalitarisme absolu.

En cela, le jacobinisme diffère du programme des sans-culottes, même si la politique de


Robespierre, Saint-Just, Marat, etc va s’appuyer sur le programme des sans-culottes pour
éliminer les girondins.

Le comité de salut public est un organe émanant de la convention, auquel vont s’adjoindre cinq
députés dont Hérault de Seychelles et Saint-Just, va être chargé de rédiger un projet de
Constitution. Le texte est finalement adopté par la convention le 24 juin 1793.

Pour Saint-Just, l’objectif principal est d’empêcher l’usurpation de la souveraineté du peuple


par les pouvoirs législatifs et exécutifs, mais dans un cadre qui demeure représentatif.

Souvent présentée comme la Constitution la plus démocratique que la France ait connue, celle-
ci est précédée d’une déclaration de droits aux accents novateurs qui consacre pour la
première fois le droit au travail et à l’assistance publique. Son article 21 dispose que « la
société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en
assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler ».

Ce texte fait du bonheur commun le but de la société ; et puisqu’« on ne peut être heureux que
si l’on est instruit », le texte consacre également un véritable droit à l’instruction.

Mais la connaissance des arts, des lettres et du droit ne peut pas garantir seule contre le retour
de l’arbitraire, c’est pourquoi est proclamé un devoir d’insurrection dès qu’un membre du
corps social est opprimé.

D’un point de vue constitutionnel, la souveraineté du peuple est réaffirmée à travers la mise en
place d’un corps législatif à nouveau unique, et le contrôle du peuple sur les lois ; mais
également l’introduction d’un véto populaire sur les projets de loi et leur soumission à
référendum en cas d’objection.

Cette Constitution sera adoptée en juin 1793 par un vote du peuple, mais ne va jamais être
appliquée. Elle sera enfermée dans une arche de bois de cèdre, du fait des périls autant
extérieurs qu’intérieurs. Elle deviendra un mythe au cours du XIXème siècle pour les
républicains et la gauche française.

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
Le 19 vendémiaire de l’an II, c’est-à-dire le 10 octobre 1793, un décret de Saint-Just proclame
que le gouvernement sera révolutionnaire jusqu’à la paix, et donc la vertu et bientôt la terreur
seront à l’ordre du jour.

2/ Le gouvernement révolutionnaire, l’alliance de la vertu et de la terreur au nom


du « despotisme de la liberté contre la tyrannie »
A partir d’octobre 1793, tout le pouvoir est concentré dans le comité de salut public. C’est une
sorte de ministère théoriquement responsable devant la convention, mais qui décide en
pratique de tout. C’est ce qu’ils appellent « le despotisme de la liberté », un gouvernement de
guerre, une dictature du salut public qui se donne pour mission de consolider la Révolution et
fonder la république.

Cette concentration du pouvoir, cette « centralisation » est consacrée par le décret du 4


décembre 1793. C’est Robespierre, dans son rapport sur les principes du gouvernement
révolutionnaire du 25 décembre 1793, qui brosse les bases théoriques de ce nouveau type de
gouvernement qui est en fait un état d’exception.

Pour justifier sa mise en place, Robespierre affirme que la théorie du gouvernement


révolutionnaire est aussi neuve que la Révolution qui l’a amené, il ne faut pas la chercher dans
les livres des écrivains politiques qui n’ont point prévu cette Révolution, ni dans les lois des tyrans.

Ce mot de gouvernement révolutionnaire demeure pour beaucoup une énigme, et il faut pour
Robespierre l’expliquer à tous pour allier au moins les bons citoyens aux principes de
l’intérêt public. La fonction du gouvernement est donc de diriger les forces morales et physiques
de la nation vers le but de l’institution.

Si le but d’un gouvernement constitutionnel est la conservation de la république, le but du


gouvernement révolutionnaire est sa fondation. Et puisque cette logique est une logique de
fondation qui s’expose à des protestations, il faut se dispenser pour un temps forcément limité
de mesures extorsionnaires exigées par le salut public.

Comme le disait ainsi Robespierre, face aux factions qui l’assaillent « le gouvernement
révolutionnaire doit aux bons citoyens toute la protection nationale ; il ne doit aux ennemis du
peuple que la mort ». C’est l’instauration de la Terreur, qui est un instrument de guerre
temporaire contre les ennemis du projet républicain révolutionnaire.

Saint-Just explique dans ses notes publiées qu’après sa mort que pour fonder la République,
c’est-à-dire « instituer le peuple », il faut des citoyens vertueux.

Il y a l’idée très forte qu’il faut régénérer les Hommes corrompus et oppressés par des siècles
d’esclavage, et en quelque sorte « planter des Hommes nouveaux ». Il faut des hommes
révolutionnaires qui soient des héros de bon sens et de probité, qui doivent lutter sans cesse
contre la corruption des mœurs et celle du gouvernement.

La vertu, c’est « l'amour du bien, devenu la passion de tous les citoyens ». Il faut pour lui, en
république, comme les romains, viser la gloire et non la fortune.

Le travail et le respect réciproque sont une nécessité pour Saint-Just, « si tout le monde travaille,
l'abondance reprendra son cours ; il faudra moins de monnaie ; il n'y aura plus de vices publics. -
Si tout le monde se respecte, il n'y aura plus de factions : les mœurs privées seront douces, et les
mœurs publiques fortes ». Il ajoute que « quand Rome perdit le goût du travail et vécut des tributs
du monde, elle perdit sa liberté ».

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
Il ne faut cependant pas se méprendre sur la conception jacobine de la liberté, qui n’est pas
opposée à la liberté individuelle des citoyens, « la liberté du peuple est dans sa vie privée ; ne
la troublez point ». L’idée est que le gouvernement ne soit pas une puissance pour le citoyen, mais
qu’il soit comme un ressort d’harmonie.

L’idée est ainsi qu’il faut multiplier les institutions morales, civiles, sociales et politiques ; et
non les lois qui doivent, elles, être en petit nombre. On trouve de ce fait sous sa plume l’idée de
protection des faibles face à la violence.

Mais la Terreur mise en place pour faire face aux factions, aux ennemis de la République, va
emporter les plus ardents des révolutionnaires eux-mêmes comme le présentait Desmoulins.
Saint-Just le comprend plus tard « le bien particulier que l'on fait est un palliatif. Il faut attendre un
mal général assez grand pour que l'opinion générale éprouve le besoin de mesures propres à faire
le bien. Ce qui produit le bien général est toujours terrible, ou paraît bizarre lorsqu'on commence
trop tôt. La Révolution doit s'arrêter à la perfection du bonheur et de la liberté publique par les lois
». Il termine ses notes en disant « On parle de la hauteur de la Révolution : qui la fixera, cette
hauteur ? »

Telle est bien la question cruciale qui va se poser à Robespierre et à ses partisans, une fois les
ennemis du peuple abattus, jusqu’où poursuivre la Terreur pour faire émerger un homme
nouveau sous les auspices d’une nouvelle religion civile, avec ce que Robespierre appelle le
culte de l’être suprême.

A côté des avancées sociales, il y a également un gouvernement de guerre, une Terreur qui s’abat
sur le pays et qui atteint son paroxysme au printemps 1794, qui est l’avènement de la dictature
personnelle de Robespierre.

Il accède à la dictature même s’il n’en a pas vraiment les moyens, et les amis d’hier deviendront
les ennemis du jour. Danton, Desmoulins, Hérault de Seychelles, vont être guillotinés. La
Terreur ne s’achèvera qu’à la mort de Robespierre au lendemain du 9 thermidor an II, le 27
juillet 1794. Il va être suivi de Saint-Just et d’une centaine de ses partisans.

La chute de Robespierre ouvre la voie à un nouveau régime, le Directoire. C’est une nouvelle
République sans révolution, qui voit le retour de la plaine et du marais ; avec notamment le
retour de Sieyès. Ce directoire va établir la nouvelle Constitution de l’an III. C’est la plus longue
des Constitutions révolutionnaires, elle est précédée par une déclaration des droits mais aussi
des devoirs.

Il va panthéoniser Rousseau, et s’inspirer en partie de la république américaine car va pour la


première fois se consacrer en une assemblée bicamérale, le Conseil des Cinq-Cents et le
Conseil des Anciens.

Pour l’exécutif, il n’y a pas d’exécutif unique mais un exécutif collégial avec 5 directeurs qui sont
l’équivalent de président, et des ministres qui dépendent du Directoire.

Ce régime ne va pas durer, puisque dès 1799 Sieyès va chercher Bonaparte en constatant que
la corruption est partout. Celui-ci va revenir de la campagne d’Egypte auréolé de ses succès, et
effectuer un coup d’État et entraîner l’avènement de la République consulaire, qui va devenir
l’Empire.

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
01/02/2024

§6 La pensée politique de la République directoriale à la république


consulaire et impériale

Depuis quelques années, les historiens de la Révolution ont réhabilité la période du Directoire ;
régime mal aimé qui a pourtant créé un formidable laboratoire politique, constitutionnel et
philosophique républicain.

La période politique qui s’ouvre en 1795 pour se terminer en 1815 est très riche au niveau des
idées politiques, et cette période est surtout marquée par la volonté de terminer la Révolution.
Mais c’est la manière de la clore qui pose justement question.

Le sabre de Bonaparte sembla avoir un temps réglé la question, avec le coup d’État du 18
brumaire de l’an VIII et les fameux mots de Bonaparte du 20 décembre 1799 « Citoyens, la
révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée. Elle est finie. ». Mais il existait cependant
des hommes souhaitant continuer cette Révolution.

A/ La révolution continuée, Gracchus Babeuf et la République des Égaux


Une survivance du radicalisme républicaine jacobin va continuer dans « la conjuration des
Égaux », qui va se réunir autour de Gracchus Babeuf, Antonelle et Sylvain Maréchal. Ces hommes
s’organisent en directoire secret de salut public, au nom d’un idéal communautaire ; avec pour
mot d’ordre l’égalité sans restriction dans tous les domaines, et comme point de ralliement la
Constitution de l’an I.

François Noël Babeuf est un journaliste admirateur de Rousseau qui se fait remarquer dès 1790
par la radicalité de ses positions égalitaristes ; ce qui va lui valoir plusieurs séjours en prison
sous la Révolution et sous la Terreur.

La chute de Robespierre ne le calme pas, et avec l’avènement du Directoire il lance son journal
« Le tribun du peuple » et prend le nom de Gracchus au nom de la défense du bonheur commun.
Il dit se ranger sous la tutelle des Gracques, en référence à la célèbre révolte des Gracques sous
la république romaine pour l’obtention d’une loi agraire et menée par Tiberius et Caius Gracchus.

Sa tentative insurrectionnelle vise à créer la République des Égaux, mais est réprimée par le
Directoire avec l’aide de Bonaparte. Seul Philippe Buonarroti échappera à cette répression, et
publiera le célèbre « Manifeste des Égaux » qui deviendra un ouvrage de référence du
communisme et du socialisme français.

L’idée républicaine est approfondie à cette époque par ceux que l’on peut appeler les « héritiers
de Condorcet ».

B/ Les idéologues, la science sociale des idées au service d’un républicanisme de la


Raison.
Une groupe de penseur retenu sous le nom « d’idéologues », un qualificatif péjoratif forgé par
Bonaparte, illustre à merveille une démarche dont la volonté est de renouer avec le droit fil des
Lumières après la Terreur, et notamment les Lumières radicales sensualistes et
matérialistes comme Condillac ou Helvétius ; mais également dans le droit fil de
l’encyclopédisme de Diderot et d'Alembert.

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
Ils ne renoncent pas pour autant à fonder et consolider la République, en la fondant
rationnellement et surtout en exportant ses principes en Europe par la guerre, avec la création
des Républiques sœurs en Italie, en Suisse, en Allemagne et en Hollande.

S’ils sont des adversaires résolus de Robespierre, des critiques des dérives de la Convention, ces
idéologues demeurent d’authentiques républicains. Parmi ces hommes qui ont l’habitude de
se réunir à Auteuil dans l’immeuble de la veuve de Condorcet, on retrouve Destutt de Tracy qui a
inventé le mot « idéologie », la science des idées. On retrouve également Cabanis, l’ancien
médecin de Mirabeau, le beau-frère de Condorcet et le fils adoptif de madame Helvétius.

Ce salon est une forme de sociabilité d’Ancien Régime qui revient sous une forme
républicaine. On trouve parmi eux également Volney, Daunou et surtout Ginguené, le créateur du
journal « La Décade philosophique, littéraire et politique» en avril 1794. Ce journal est l’organe
principal de diffusion des idées des idéologues jusqu’à sa suppression par Napoléon, et y
écrira notamment Jean-Baptiste Say.

Pierre Jean Georges Cabanis (1757-1808) est l’auteur en 1802 d’un ouvrage « Rapports du
physique et du moral de l’homme », et comme tous les idéologues il part de l’idée sensualiste
héritée de Locke – que l’on va retrouver chez Condillac ou Helvétius – selon laquelle toute la
connaissance humaine repose sur les sens ou les sensations. Tout repose en quelque sorte
sur le rapport sensible de l’individu dans le monde physique où il se meut.

Avec cette idée, toutes les actions de l’homme seraient en définitive déterminées par les sens,
et donc par la recherche du plaisir et l’aversion pour la douleur. C’est de ce constat qu’est
censé partir le législateur pour donner des lois.

Cabanis est médecin, et son projet est la fondation d’une science de l’Homme ; partant d’une
approche matérialiste et physiologiste qui considère l’Homme, à l’instar de l’animal, avant tout
comme un corps. Mais la nouveauté pour Cabanis est que le corps humain doit être étudié de
l’intérieur, physiologiquement, et pas seulement à partir des sensations externes comme c’est
le cas du sensualisme des Lumières.

Avec les idéologues, la place de l’animal dans la société politique et dans la République est pour
la première fois questionnée, et ce à tous les niveaux, jusque dans le débat de l’alimentation
avec la question de savoir si carnée ou frugivore, quelle alimentation conviendrait le mieux pour
« élever des corps républicains robustes ». Roederer va même soutenir que le régime animal est
plus conforme au système républicain que le régime végétal, lequel convient mieux au
système monarchique.

Ou observe une tension entre la sensibilité accrue de l’animal, qui lui aussi a des sens, puisque
certains considèrent déjà l’animal comme un miroir philosophique de l’homme ; et une vision
plus utilitaire héritée de Descartes de l’animal machine, avec l’industrialisation de l’élevage
pour augmenter le cheptel national déficitaire, et donc une dimension qui vient accroître la vision
de l’animal marchandise.

Les idéologues vont marier ces deux conceptions antagonistes en fondant un naturalisme au
service du projet républicain.

Antoine Destutt de Tracy, dans ses « Éléments d'idéologie », va jusqu’à écrire qu’étant
la recherche des causes premières et opposée à la métaphysique, « l’Idéologie est une partie de
la Zoologie, et c’est surtout dans l’homme que cette partie est importante et mérite d’être

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Histoire des idées politiques après 1789
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approfondie », puisque pour lui comme pour la plupart des idéologues, c’est en remontant aux
origines que l'on peut trouver les principes de l’éducation et de la législation.

Pour lui, le centre unique de toutes les vérités réside dans la connaissance des facultés
intellectuelles de l’Homme, ce qu’avaient pressenti Locke et Cadillac. L’idéologie est en fait une
anthropologie, une méthode d’enquête interdisciplinaire tournée vers la connaissance de
l’Homme dans toutes ses dimensions.

Ce formidable dynamisme politique et scientifique est marqué par la confiance en la Raison


éclairée et la « perfectibilité humaine », comme l’appelait Condorcet. Ce dynamisme va trouver
son incarnation institutionnelle dans la création de l’Institut de France, dans lequel apparaît
pour la première fois une classe des sciences morales et politiques à côté de la classe des
sciences physiques et mathématiques et de la classe de la littérature et des beaux-arts.

A sa création, Cabanis juge ainsi la portée de l’innovation. Il dit ainsi que « jusqu’ici, l’instinct des
despotes, fusse-t-il éclairé, tout en encourageant le développement des mathématiques et des
sciences, des lettres et des arts, avait tenu sous le boisseau les sciences morales et politiques ».
Cet instinct s’explique pour lui par le fait que les despotes redoutaient que la propagation de
ces idées remette en cause le fondement de leur pouvoir.

Les idéologues entendent ainsi répandre les sciences morales et politiques par l’éducation.
L’Institut de France, séminaire de savants en tout genre, où siègent en nombre les idéologues,
devient ainsi une encyclopédie vivante en action. Elle rencontre un grand succès, au point où le
général Bonaparte voudra lui-même y siéger et sera élu membre en 1797 dans la classe des
sciences mécaniques ; et va amener avec lui en Egypte nombre de scientifiques issus de
l’Institut.

On comprend dès lors que les Idéologues, y compris le juriste Daunou, aient regardé avec une
certaine complaisance, voire un soulagement, le coup d’État de Bonaparte et qu’ils aient
également participé à la mise en place de la Constitution de l’an VIII. Ils prendront place au
Tribunat, et également au Sénat conservateur.

Mais très vite, ils prennent conscience de leur méprise et vont entrer en opposition ouverte
avec le nouvel empereur. Il faut dire que dès 1803, Bonaparte désormais consul à vie, ferme la
classe des sciences morales et politiques de l’Institut, avant de fermer la « Décade
philosophique » et enfin le Tribunat en 1807.

Dès 1801, Napoléon fustige « ces rêveurs, phraseurs, métaphysiciens bons à jeter à l’eau ».
L’empereur va leur donner le coup de grâce le 20 décembre 1812 au Conseil d’État, en disant que
« C’est à l’idéologie, à cette ténébreuse métaphysique qui, en recherchant avec subtilité les
causes premières, veut sur ces bases fonder la législation des peuples, au lieu d’approprier les
lois à la connaissance du cœur humain et aux leçons de l’histoire, qu’il faut attribuer tous les
malheurs qu’a éprouvés notre belle France ». Il conclut que « ces erreurs devaient et ont
effectivement amené le régime des hommes de sang ».

Robespierre avait en outre qualifié les idéologues d’« hommes petits et vains ».

Les idéologues étaient antiesclavagistes, or Napoléon avait rétabli l’esclavage ; ce à quoi


Destutt de Tracy s’y opposait farouchement, tout comme il s’opposait aux théories racialistes
commençant à voir le jour pour le justifier.

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Désillusionné, Destutt de Tracy va rédiger en 1806-1087 sous le patronage et à la demande de
Jefferson un commentaire sur « l’esprit des lois » de Montesquieu. Ce commentaire peut à bien
des égards être considéré comme le testament politique des idéologues, ou du moins celui de
leur principal chef de fil. Il considérait lui-même cet ouvrage comme « la base d’un traité complet
de politique ou science sociale ».

Cet ouvrage est publié en 1811 aux États-Unis, et sa traduction va conduire Destutt de Tracy a en
revendiquer la paternité et le publier en son nom en 1819 ; mais pas à l’époque de l’Empire en
France puisqu’il avait conscience que l’ouvrage n’avait aucune chance de passer la censure
impériale. Cela n’empêche toutefois pas Napoléon d’en faire un comte d’Empire et de lui donner
une place au Sénat conservateur.

Contrairement à ce que l’on lit parfois, loin de célébrer Montesquieu, Destutt de Tracy se livre à
une critique informée de « l’esprit des lois ». Il se refuse déjà, dans la droite lignée du
républicanisme révolutionnaire, à considérer la Constitution d’Angleterre comme la « perfection
du dernier terme de la science sociale ». Il rejette en outre l’idée que le gouvernement
démocratique n’est valable que pour les États de faible étendue.

Il conteste également la répétition tripartite des gouvernements proposée par Montesquieu,


et les principales caractéristiques qu’il assigne à chacun ; à savoir la vertu et la République,
l’honneur et la Monarchie et la Crainte et le Despotisme. Pour Destutt de Tracy, le seul principe
d’un gouvernement légitime est la Raison, ce qui nécessite une instruction saine, forte et
largement répandue.

Destutt de Tracy propose de substituer à la « division vicieuse » de « l’esprit des lois », une division
entre « les gouvernements nationaux ou de droit commun et les gouvernements spéciaux ou de
droit particulier ou d’exception ». Dans les gouvernements nationaux, tous les pouvoirs
appartiennent au corps entiers de la nation, qui peut les reprendre à tout moment. On pense
ainsi à une République absolue comme Athènes, ou limitée comme l’Angleterre. Toutefois, sa
préférence va aux gouvernements représentatifs purs inconnus de Montesquieu, terme qu’il
préfère au terme de gouvernements républicains jugé trop vague et susceptible de diverses
acceptions.

Définis et organisés par une Constitution, les pouvoirs des délégués élus étant sans cesse
renouvelés, ce gouvernement est fondé sur la volonté générale et a pour objet l’intérêt
commun. C’est, dit-il, « la démocratie rendue possible pour un long temps et un grand espace »,
dont le principe conservateur est l’amour des individus pour la liberté et l’égalité.

A l’inverse, les gouvernements spéciaux n’ont pour objet que la satisfaction des intérêts
particuliers d’un homme ou d’une classe d’hommes. Ils ne procèdent donc pas de la
satisfaction générale, et peuvent procéder de Dieu, de la conquête, de l’usurpation ou de
l’hérédité. Ces gouvernements spéciaux peuvent en outre prendre des formes aristocratiques,
monarchiques voire démocratiques.

Destutt de Tracy dit donc que Montesquieu s’est trompé, en critiquant Harrington, sur le
problème de la liberté résolu par une séparation des pouvoirs à l’anglaise fondée sur la
balance des trois pouvoirs. Pour Destutt de Tracy, c’est une Constitution conçue par une
Convention spéciale, constituante et ratifiée au suffrage universel par la Nation que doivent
procéder tous les pouvoirs. Si une fédération est possible, la préférence de l’auteur va à un État
« un et indivisible ».

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
Le corps législatif doit être unique, le pouvoir exécutif ne saurait être monarchie et
héréditaire. Espérer monarchie et liberté est « espérer deux choses, dont l’une exclue l’autre ».
Destutt de Tracy a l’expérience récente du passage à l’Empire qui lui montre la difficile
conciliation de la liberté avec la volonté d’un seul.

L’exécutif doit donc être collégial, élu à partir d’une liste de candidats, et libre dans ses tâches
d’exécutions.

Entre ces deux corps actifs, Destutt de Tracy propose d’en place un troisième, qu’il appelle
conservateur qui aurait notamment la charge de la validité l’élection des membres du corps
législatif, de prononcer la dissolution des membres du corps exécutif et aussi de se prononcer
sur l’inconstitutionnalité des lois ou des actes de l’exécutif, et enfin on peut faire appel à lui
pour se prononcer sur la nécessité d’une révision constitutionnelle et la convocation d’une
Constitution après consultation de la Nation.

Pour la question de l’éducation, la vertu républicaine ne saurait être un « renoncement à soi-


même » pour Destutt de Tracy, et ne saurait donc pas procéder d’une dénaturation de l’Homme.
L’éducation républicaine doit prendre l’Homme tel qu’il est, avec ses penchants égoïstes, et
non pas aller contre la nature mais savoir jouer sur les deux mobiles qui animent la vie
humaine ; la crainte et l’espérance.

L’éducation doit surtout combattre l’inégalité des talents et des lumières dans les différentes
classes de la société pour faire converger ces dernières dans « la grande classe mitoyenne » ;
classe à laquelle il associe « un esprit d’ordre, de travail, de justice et de raison ». Dans cet esprit,
il aborde tous les thèmes de « l’esprit des lois », y compris le chapitre sur le luxe.

L’auteur va se livrer à une critique du luxe, qu’il définit comme « le goût des dépenses
superflues », contestant l’idée que le luxe favorise le commerce et l’industrie. Sous le rapport
économique, le luxe est toujours un mal pour Destutt de Tracy, il détruit par la trop grande
consommation des uns le produit du travail et de l’industrie des autres.

La règle pour une Nation est de produire plus qu’elle ne consomme, et pour cela il ne faut rien
perdre dans l’emploi des forces. Il faut simplement que le travail soit appliqué à des choses
nécessaires et utiles en République. C’est en fait la leçon économique de la Révolution
française, au sortir d’une guerre interne et européenne, après une décennie de privation,
l’économie française n’a jamais été aussi forte.

Sur le rapport moral, Destutt de Tracy dit que le luxe prend sa source dans la vanité et rend
l’esprit frivole, il tend donc à la corruption des mœurs. Ce constat est partagé par les Girondins
et Jacobins, mais c’est par les lois que les idées diffèrent. Pour Destutt de Tracy, les idées
somptuaires ne servent à rien, on ne peut empêcher les riches d’acheter, on ne peut surtaxer, il
faut simplement que les moyens de faire des fortunes rapides et excessives soient rares. De
plus, l’égalité des partages dans les successions et une bonne éducation sont sans doute les
meilleurs moyens.

Dans cet ouvrage, Destutt de Tracy réaffirme son profond attachement aux valeurs
républicaines de la Révolution ; et s’il rejette les excès des gouvernements révolutionnaires, il
n’en reste pas moins ferme sur les idées et principes. Dans une note, il déclare se rallier « malgré
ses imperfections actuelles » à la monarchie constitutionnelle, ou « le gouvernement est
représentatif avec un chef héréditaire », faute de mieux. Mais dès juillet 1830, il salue au pied des
barricades le renversement du gouvernement de Charles X par la révolution de Juillet.

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
Avec les idéologues, s’amorce la transition du républicanisme révolutionnaire vers la naissance
de la pensée libérale et le libéralisme ; même si cette dernière nourrie au départ par ces
principes républicains, va peu à peu s’en détacher en les redéfinissant au profit du nouvel ordre
bourgeois qui prend naissance au XIXème siècle.

Leçon 2 : La pensée contre révolutionnaire, le


conservatisme et le traditionalisme
Dans la lignée d’Edmund Burke, toute une série de penseurs, d’auteurs, qui ont pour la plupart
partagé le destin de la noblesse immigrée, vont forger, à partir du Directoire et durant la
Restauration, une pensée politique originale. Celle- ci se présente comme une réaction à la
table rase révolutionnaire, à ses principes, à sa métaphysique abstraite héritée du rationalisme
des Lumières, et aussi souvent à son anticatholicisme.

Les plus grands représentants de cette pensée sont Joseph de Maistre et Louis De Bonald.

Section 1: Joseph de Maistre : un anti-


constitutionnalisme providentialiste, Dieu et le traditionalisme
aristocratique
Joseph de Maistre est un juriste savoyard magistrat au Sénat de Savoie, qui ne fait alors par partie
du Royaume de France. Il naît à Chambéry en 1753 à une époque où ce territoire appartient
encore au royaume de Piémont-Sardaigne. La conquête de la Savoie par les armées
révolutionnaires va donc constituer pour lui un véritable traumatisme.

Il émigre en Suisse, puis va suivre son Prince dans les îles en Sardaigne, avant de devenir
ambassadeur en Russie auprès du tsar Alexandre Ier. C’est là-bas qu’il va rédiger ses « Soirées
de Saint-Pétersbourg ».

C’est dans son exil en Suisse qu’il approfondit sa lecture de Burke, auquel il voue une
admiration profonde, et c’est à partir de ses réflexions qu’il jette ses premières idées
personnelles dans une étude sur la souveraineté. Ses principales idées se retrouveront en 1796
dans ses « Considérations sur la France », puis dans l’« Essai sur le principe générateur des
constitutions politiques » qu’il compose en 1809, et enfin dans « Du Pape » en 1819 où son
providentialisme glisse vers une théocratie pontificale.

§1 Contre le constitutionnalisme écrit et les abstractions du rationalisme


révolutionnaire

Dans ses différentes œuvres, de Maistre regarde la révolution comme un mal absolu mais
nécessaire car voulu par Dieu, c’est un châtiment divin contre l’hubris des révolutionnaires,
qui ont cru qu’ils pouvaient eux-mêmes la Constitution d’un État et l’écrire.

C’est à Locke autant qu’à Rousseau et ses interprètes parisiens qu’il attribue la production du
monstre révolutionnaire qui a dévoré l’Europe. Penser que la Raison humain puisse produire
une Constitution est pour lui une absurdité, le fruit d’un orgueil démesuré ; pour lui « la raison
humain réduire à ses forces individuelles est parfaitement nulle, non seulement pour la création
mais encore pour la conservation de toute association politique », puisque les Constitutions
comme la souveraineté sont d’institution divine. « Toute souveraineté est forcément une et
absolue, elle vient de Dieu et n’est pas l’ouvrage de l’Homme ».

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
Dieu et la divine Providence, non la volonté nationale et la raison philosophique, sont à l’origine
de tout. On ne fait pas une Constitution comme un horloger monte une montre, la souveraineté
ne saurait appartenir au peuple comme le croient les disciples de Rousseau et de celui que de
Maistre qualifie de son faible précurseur, Marchamont Needham, auteur de « De la souveraineté
du peuple, et de l'excellence d'un État libre ».

Pour de Maistre, « il n’y a jamais eu, il n’aura jamais de nation constituée a priori ». C’est l’Histoire
au contraire qui doit décider de toutes ces questions, et qui vient encore au service de la théorie.
Un petit nombre de nations libres ont brillé dans l’univers, comme en montre une constituée à la
manière de Paine.

Si les États-Unis et leur Constitution écrite pouvait sembler contredire sa thèse, Maistre ne voulait
voir dans la République américaine qu’un enfant au maillot, à l’histoire trop récente pour
vouloir en tirer des conclusions, et de toute façon une impossibilité de l’appliquer au vieux
continent. C’est « l’erreur fondamentale qu’ont commis les révolutionnaires, c’est l’erreur qu’ils
ont répétée en l’an III. Fidèles à la religion des droits de l’Homme, ils n’ont conçu qu’un Homme
abstrait ». Or, il rétorque « il n’y point d’Homme dans le monde. J’ai vu dans ma vie des français,
des italiens, des russes, je sais même grâce à Montesquieu qu’il peut exister des persans, mais
quant à l’Homme je déclare ne jamais l’avoir rencontré de ma vie ». Ainsi, une Constitution qui est
faite pour toutes les nations n’est faite pour aucune, c’est une pure abstraction, une hypothèse
idéale destinée à une humanité imaginaire.

En outre, quoiqu’en disent les français, même les américains, contrairement aux révolutionnaires
français, ont puisé en principe leurs inspirations dans le modèle anglais, ils sont « nos
ennemis et parents ». Or, la Constitution de l’Angleterre n’est pas écrite, elle est le fruit de
l’histoire d’un ordre social traditionnel fondé sur l’aristocratie et voulu par Dieu ; elle n’est
pas le fruit d’une délibération d’une assemblée.

§2 La Constitution et la liberté anglaise, produits de l’histoire et de la


Providence

Si de Maistre ne songe pas en raison précisément de l’Histoire et du caractère de chaque peuple,


de ses usages, de ses coutumes, qu’une transposition des institutions anglaises soit possible
et souhaitable en France, transposition qui a commis l’erreur d’aller chercher ailleurs que dans
le passé de la France des institutions.

Mais s’il ne veut pas la Constitution anglaise comme modèle pour la France, il n’admire pas moins
en bon lecteur de Burke la sagesse constitutionnelle anglaise et sa tradition aristocratique.
De Maistre connaît bien la Constitution anglaise grâce à sa lecture de Hume, de Delolme ou du
juge Blackstone. Il se refuse cependant à considérer que la liberté en Angleterre soit née avec la
glorieuse révolution de 1688 et refuse de considérer que le pays n’a eu ni Constitution ni vraie
liberté avant l’expulsion des Stuarts.

Pour lui, la véritable Constitution anglaise est « cet esprit public admirable, unique, infaillible, au-
dessus de tout éloge, qui mène tout, qui conserve tout, qui sauve tout ». Il conclut « ce qui est écrit
n’est rien ». C’est dans l’aristocratie politique traditionnelle qui réunit la fortune, le haut rang, la
clientèle, l’influence, que réside en Angleterre cette force de conservation de la monarchie et
de l’ordre dans une continuité historique.

C’est donc également en France sur l’aristocratie qu’il faut s’appuyer pour en revenir à « la
monarchie naturelle » tempérée par les corps intermédiaires et les anciens privilèges ; bien

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qu’à proprement parler « ce n’est pas l’homme qui crée la monarchie, elle se place, on a
l’impression que l’ordre est établi quand elle est là, c’est bien la meilleure preuve que Dieu
l’avoue ». Ainsi, l’établissement de la monarchie ne sera point une révolution contraire mais
le contraire d’une révolution.

Bref, seule la Providence divine peut rétablir l’ordre, cette marche vers une grande unité, elle
s’incarne finalement dans le souverain pontife, comme il le dit dans « Du Pape », qui, par son
pouvoir de véto supérieur, peut retenir tous les autres États souverains dans les bornes de la
justice et leur tracer la voie voulue par Dieu.

C’est donc en définitive un retour à l’idéal de la chrétienté médiévale qui ouvre la voie à
l’ultramontanisme que prône de Maistre.

08/02/2024

Section 2 : Louis De Bonald (1754 – 1840), la Révolution


française, un châtiment providentiel avant la résurrection de la
monarchie royale
Les pensées de Joseph de Maistre et de Louis de Bonald sont intimement liées, et de Maistre
écrivait ainsi à Louis de Bonald « je n’ai rien que pensé ce que vous n’ayez écrit, je n’ai rien écrit
que vous n’ayez pensé ».

Louis de Bonald est un noble originaire du Rouergue qui a immigré comme de Maistre. Il confesse
comme lui sa dette envers la pensée de Burke qu’il appelle le « vertueux étranger éloquent et
sensible des vrais et solides principes de la Constitution monarchique ».

C’est en 1794 que Bonald va écrire sa « Théorie du pouvoir politique et religieux dans la société
civile ». On va trouver dans cette œuvre des principes déjà développés chez de Maistre. Pour
ce catholique convaincu, la Révolution française, mal absolu, procède directement de la
réforme protestante qui a établi « la religion presbytérienne et le gouvernement populaire ». On
retrouve donc sous sa plume la légende noire du républicanisme protestant très présente en
France depuis la révocation de l’édit de Nantes que la pensé contre-révolutionnaire s’est
réappropriée.

En consacrant le dogme de la souveraineté populaire, les Français sont allés selon lui à
l’encontre de l’autorité de Dieu, la Révolution apparaît donc comme un châtiment providentiel
contre la France qui a manqué à sa mission de fille aînée de l’Église. « Cette France elle n’est
plus, elle a tout détruit », mais cette chute rentre pour lui dans un dessein providentiel. Il dit ainsi
qu’« il fallait que la Constitution succombât par le génie de l’Homme et qu’elle ressuscita par la
seule force de la Nature et de la société ».

Inversant la conception classique faisant de la monarchie un régime de guerre et de conquête,


Bonald attribue aux républiques essentiellement conquérantes la passion belliqueuse de
l’agrandissement illimité. Il oppose à cette passion belliqueuse et conquérante la modération
des anciens rois de France.

Il est vrai que dans son regard d’émigré, les victoires emportées par les armées de la France
république contre les troupes des monarchies coalisées l’étonnent autant qu’elles l’effraye. Il
dit ainsi, parlant de la république, qu’elle « se défend, elle attaque à la fois, elle s’étend par tous

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les points, elle conquiert par la corruption, par la terreur et par les armes ». Ce n’est donc plus une
guerre de peuple policé, « on ne laisse au vaincus ni leurs lois ni leurs cultes ».

« L’Europe semble avouer sa défaite, et si elle échappe à la domination de la force, elle aura
encore à se défendre de la domination des principes ». Bonald perçoit ainsi très bien qu’il s’agit
avant tout d’une guerre idéologique, une guerre des principes républicains que le Directoire,
avec la création des républiques sœurs, entend imposer partout en Europe. C’est à cet assaut
idéologique que Bonald entend répondre, et d’abord en critiquant la jeune République
américaine, « cette fille chérie de la philosophie dont l’exemple a fait tant de mal et que les
enthousiastes pensent éternelle parce qu’elle a duré quinze ans ».

A la désorganisation de la société causée par la République, Bonald entend opposer « le système


de la Nature dans l’organisation des sociétés politiques, tel qu’il résulte de l’Histoire ». Ce système
repose avant tout sur la religion, c’est dans les écritures saintes, dans le Décalogue, que l’on
doit aller puiser les principes de la politique ; avec cette idée que « l’Homme ne peut rien sur
l’Homme que par Dieu, et ne doit à l’Homme que pour Dieu ». L’affreuse doctrine populaire ne
faisant du pouvoir politique qu’un contrat est pour lui destructrice de la société.

Suivant Joseph de Maistre, Bonald entend faire la démonstration que l’Homme ne peut pas plus
donner de Constitution à la société religieuse et politique qu’il ne peut donner la pesanteur au
corps ou l’étendue à la matière. Il existe déjà pour lui une Constitution nécessaire et naturelle
de la société, voulue par Dieu, qui s’oppose à « la folle notion des Constitutions écrites ». La
Révolution, qui a débuté par la déclaration des soi-disant droits de l’Homme, doit et ne peut
s’achever que par la proclamation des droits de Dieu. Ainsi, cette proposition générale ou
abstraite, voulant que la souveraineté réside dans le peuple n’a jamais reçu et ne peut recevoir
aucune application.

En réalité pour Bonald, tout dans le monde s’organise en une structure ternaire : la cause, le
moyen, l’effet. Tel est pour lui le système universel des êtres. Chez l’humain, la cause est la
volonté, le moyen le corps et l’action les faits ; dans la famille la cause est le père, le moyen la
mère et les faits les enfants. Dans l’État, le pouvoir, les ministres et les sujets suivent cette
structure. Dans la religion, c’est Jésus, les prêtres, les fidèles. Enfin, dans l’univers c’est Dieu, les
anges et les hommes.

Mais cette trinité n’est pas division, mais proportion, harmonie. En politique, le pouvoir
commande, les ministres servent et les sujets obéissent. La seule société politique constituée
est pour lui la monarchie royale, avec un roi héréditaire qui commande, une noblesse
héréditaire qui sert, et un peuple qui obéit.

Il n’existe, dit-il, comme dans l’univers, qu’un seul pouvoir conservateur, un pouvoir unique
donc les puissances législatives, exécutives et judiciaires ne sont que des modifications et des
fonctions. Il rejette donc la balance des pouvoirs et le régime mixte, comme une sorte de
« polygamie politique ». C’est pour cela qu’il critique la Charte de 1814, donc les rédacteurs n’ont
fait que singer les Anglais.

Si Bonald rejette les idées des institutions étrangères pour la monarchie française, notamment
en raison de l’absence d’une aristocratie politique en France, aristocratie que l'on ne saurait
créer sui generis, il n’en admire pas moins la puissance conservatrice de l’aristocratie
traditionnelle britannique. Il estime toutefois qu’une telle aristocratie élective risquerait de
remettre en cause la monarchie traditionnelle française, et irait à l’encontre de la voie que la
providence divine a tracée pour la France catholique.

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Il est donc nullement partisan de la démocratie représentative, ni des libertés d’élection et de
presse, en raison des dangers qu’elle recèle, des dangers qui peuvent ouvrir la voie comme en
Angleterre à la guerre civile ; comme l’a montré récemment la Révolution française.

L’erreur des constituants de 1814 est pour lui d’avoir imité sans réfléchir la Constitution de
l’Angleterre au lieu de renouer avec la chaîne des temps en rétablissant purement et simplement
la Constitution monarchique de l’Ancien Régime.

Enfin, dans ses réflexions sur la révolution de Juillet 1830, il pointe le « triomphe inquiétant d’une
maladie épidermique particulière » provoqué par le resurgissement des idées républicains, à
savoir le principe de la souveraineté du peuple ; qui selon lui a conduit à consacrer une
monarchie populaire et démocratique au lieu de la monarchie royale autoritaire traditionnelle.

Ces pensées de Bonald et de Maistre vont avoir un certain succès ; Balzac et une partie des ultra-
royalistes puis des légitimistes pourra ainsi en partie s’y retrouver. On va également trouver une
influence de leur pensée chez Haller et plus largement dans la pensée conservatrice et
traditionaliste comme Ernest Renan ou Hyppolite Taine.

Mais si ce traditionalisme n’est pas devenu la pensée dominante comme l’ont été les
libéralismes, le conservatisme social va également être l’un des traits marquants de la
plupart des libéralismes.

Leçon 3 : Le libéralisme, nouvelle idéologie


dominante de la société issue des révolutions de
l’occident
S’il est un courant qui a dominé l’occident avec la formation des États nations, c’est bien le
libéralisme ; tant et si bien que l’on en est venu à oublier que le républicanisme l’avait précédé.
Par ailleurs, le terme républicanisme est apparu bien avant le libéralisme.

L’apparition du substantif libéralisme est postérieur aux révolutions américaines et françaises. Le


terme se répand d’abord en français et en anglais pour désigner une doctrine favorable au
développement des libertés. Un des premiers usages se trouve dans l’« Anti-Jacobin Review »,
qui évoque de façon négative la science moderne du libéralisme et le torrent du libéralisme.

Le libéralisme va prendre des visages différents en France, en Angleterre, aux États-Unis, en


Allemagne, en Italie, etc. Mais il n’en a pas moins accompagné dans tous ces pays la naissance
d’un nouvel ordre bourgeois dans les sociétés nouvelles engendrées par la Révolution ; des
sociétés marqués par le triomphe plus ou moins affirmé de l’individualisme tempéré par un
conservatisme social.

Le regain d’intérêt qu’a suscité la philosophie libérale dans la seconde moitié du XXème siècle
après la condamnation des totalitarismes nazis et le triomphe de l’idéologie de la liberté de
marché aidée par la chute du communisme et du socialisme. Ce triomphe a marqué
l’hégémonie culturelle du libéralisme en oubliant une partie de ses origines conservatrices
et anti-démocratiques.

Si certains cherchent les origines du libéralisme politique dans sa forme classique dans
l’Angleterre du XVIIIème siècle au travers du combat contre l’absolutisme, rattaché à Locke ;

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c’est la Révolution française qui aurait opéré un raffinement du courant libéral en le forçant
à affirmer le principe de liberté du peuple.

On a tendance à considérer en France Benjamin Constant comme le père fondateur du courant


libéral européen ; mais il ne faut pas en faire le porte-parole obligé de tous les libéraux.

Section 1 : Benjamin Constant, le libéralisme


individualiste et la dialectique des deux libertés
Comme Germaine de Staël, son âme sœur figure de proue du libéralisme européen et fille de
l’ancien ministre Necker, Benjamin Constant est un protestant originaire de Suisse. Il rencontre
pour la première fois de Staël en 1814 au château de Coppet ; lieu qui va constituer le creuset de
l’esprit libéral.

Benjamin Constant a effectué une partie de sa formation à Edimbourg, où il découvre les œuvres
de Hume et Adam Smith, puis en Angleterre dans les années 1780, Angleterre dont il admira
toute sa vie la Constitution politique et l’esprit de liberté.

De cet auteur, on a souvent fait l’incarnation de la girouette en politique, du fait de l’inconstance


de ses positions vis-à-vis des régimes politiques qui se sont succédé. Si elle comporte une part
de vérité, cette critique doit être nuancée. D’abord, parce que Constant est d’abord classé à
gauche de l’échiquier politique, et qu’il a toujours revendiqué le qualificatif d’indépendant.

§1 L’inconstance en politique incarnée, le girouettisme, un trait


caractéristique du libéralisme ?

Lorsque survient la Révolution française, Constant s’y montre assez favorable tout en étant
assez pessimiste sur la nature humaine. Il écrit ainsi à Mme de Charrière que « le genre humain
est né sot, et mené par des fripons, c’est la règle. Mais entre fripon et fripon, je donne ma voix aux
Mirabeau et aux Barnave ».

En décembre 1790, il confie à la même correspondante son intention de réfuter le livre le Burke
contre les levellers français, qui sont une mouvance politique assez radicale de la première
révolution anglaise de l’armée du Parlement favorable au suffrage universel que Cromwell et ses
partisans vont accuser de vouloir niveler la société, de vouloir porter atteinte à la propriété privée.

S’il exprime sa critique contre l’exécution du roi, il se déclare pour les Girondins et salue avec
enthousiasme la victoire des révolutions à Valmy. Il ne s’oppose pas ouvertement à Robespierre
et aux Jacobins, mais après sa chute il se rallie volontiers à la République directoriale en disant
que « je sens que je me modérantise ». C’est à cette occasion qu’il publie « de la force du
gouvernement actuel, de la France, et de la nécessité de s’y rallier ».

Dans la foulée, il signe en 1797 « des réactions politiques », où il conseille au gouvernement, au


Directoire, une indifférence clémente envers les restes d’idées radicales jacobines qu’il ne
faut pas frapper ; autant que ceux qui professent des opinions contre-révolutionnaires. A cette
époque, il prépare une traduction de l’œuvre de Godwin, « l’enquête sur la justice politique », qui
contient une attaque contre la propriété privée.

Mais surtout, il écrit son premier ouvrage politique important, « Fragments d'un ouvrage
abandonné sur la possibilité d'une constitution républicaine dans un grand pays », ouvrage
achevé en 1802. Il s’y interroge notamment sur la responsabilité de l’exécutif dans un

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François QUASTANA
gouvernement républicain ; question qu’il juge la plus importante mais la plus difficile de toutes
les questions constitutionnelles.

Ces thématiques, Constant va les approfondir sous l’Empire dans les « Principes de politique
applicables à tous les gouvernements représentatifs », une œuvre où transparaît son admiration
pour les institutions anglaises, le système représentatif, et son rejet de la démocratie de
Rousseau et du principe de la souveraineté populaire, ou du moins son habile neutralisation.

Son ouvrage constitue en réalité la synthèse de l’esprit libéral face au triomphe de la


monocratie impériale napoléonienne qu’il critique dans « De l'esprit de conquête et
d'usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne » qu’il publie en 1814.

Lorsqu’il apprend le « retour de l’aigle » qui marque le début des Cent jours, Constant le traite
d’Attila, de Gengis Khan, plus terrible, plus odieux encore il jure qu’il ne désertera jamais la
cause de la liberté, qu’il n’ira jamais à se traîner d’un pouvoir à l’autre ; et il ne lui faudra qu’un
mois pour retourner sa veste et accepter de rédiger l’acte additionnel aux Constitutions de
l’Empire de 1815, la Benjamine.

Ce parcours permet de saisir la faible importance accordée par le libéralisme à la nature du


régime politique tant que celui-ci permet l’épanouissement des libertés individuelles et « la
jouissance paisible de l’indépendance privée ». Cela induit chez Constant un certain relativisme
qui pourra conduire à tolérer un régime d’autorité forte, pourvu qu’il laisse la place à une
certaine représentation des élites.

Mais Constant mérite de figurer au rang des fondateurs du libéralisme pour son célèbre discours
de 1919 à Athénée royal de Paris, discours intitulé « De la liberté des anciens comparée à celle
des modernes ».

§2 La liberté des anciens et la liberté des modernes, une distinction


idéologique promise à un grand succès

Ce texte est l’un des plus emblématiques de la philosophie libérale, et en le republiant en 1841,
Laboulaye en fait l‘expression la plus vive du libéralisme français. Pendant longtemps, cette
distinction a d’ailleurs été prise comme ayant une valeur scientifique et paradigmatique.

C’est surtout une arme idéologique qui permet de faire un tri dans la Révolution française au
service de la nouvelle interprétation libérale de l’événement que Constant entend et va réussir à
imposer. On va en retrouver des traces chez Isaiah Berlin dans « Two concepts of liberty » au
XXème siècle, avec une opposition entre la liberté négative et la liberté positive de
participation.

Constant n’est pas à proprement parlé l’inventeur de cette distinction, comme il le confesse
c’est dans « l’histoire des républiques italiennes » du suisse Jean-Charles de Sismondi qu’il a
trouvé sa distinction. C’est même Sismondi qui lui a conseillé de ne pas opposer trop
frontalement les libertés, mais de plutôt en tenter une combinaison.

Ce discours est en fait un programme libéral qui rejette tant les ultras et les légitimistes
partisans du retour au « régime des gaulois » théocratique et guerrier que les héritiers du
républicanisme jacobin et Napoléon lui-même, qu’il décrit comme les partisans des modèles
politiques antiques de Sparte et de Rome, dans la lignée de Rousseau et surtout de Mably qui
voulait « des citoyens complètement assujettis pour que la nation soit souveraine et que l’individu
doit esclave pour que le peuple soit libre ». Il présente donc dans ce discours le système

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
politique qu’il convient aux modernes d’adopter, en tant qu’héritier de « notre heureuse
Révolution » malgré ses excès.

Ce système qu’il convient d’adopter est celui du gouvernement représentatif, un système de


gouvernement inconnu des peuples de l’antiquité et qui forme la caractéristique principale de la
liberté politique chez les modernes en France, en Angleterre et aux États-Unis. Selon lui, on n’a
pas assez distingué deux genres de libertés jusqu’à présent ; à savoir la liberté des anciens et la
liberté des modernes. L’erreur de la Révolution et sa dérive sous la convention jacobine
procèdent selon lui de la confusion entre ces deux libertés dont il se propose d’exposer les
principales caractéristiques pour mieux les opposer.

La liberté à laquelle les modernes aspirent, « notre liberté à nous », est « pour chacun le droit de
n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité
d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs individus : c’est pour
chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie, et de l’exercer, de disposer de sa
propriété, d’en abuser même ; d’aller, de venir sans en obtenir la permission, et sans rendre
compte de ses motifs ou de ses démarches. C’est, pour chacun, le droit de se réunir à d’autres
individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses associés
préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours ou ses heures d’une manière plus conforme à
ses inclinations, à ses fantaisie s. Enfin, c’est le droit, pour chacun, d’influer sur l’administration
du Gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des
représentations, des pétitions, des demandes, que l’autorité est plus ou moins obligée de prendre
en considération ».

Constituent ainsi la liberté des modernes :

• Le droit à la sûreté contre l’arbitraire.


• La liberté d’opinion, de presse
• La liberté dans le choix de son activité professionnelle.
• Le droit de propriété individuelle étendue.
• La liberté de religion.
• Le droit de suffrage et de contrôle du gouvernement et de l’administration.
Mais rien n’est nouveau ici, ils sont tirés de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen et
les principes que n’auraient abandonné aucun républicain. Mais pour récupérer l’héritage
révolutionnaire pour fonder la doctrine libérale, Constant a besoin de rejeter le républicanisme
et les éléments de la souveraineté du peuple du côté de la démocratie et donc des anciens.

Constitue ainsi pour lui la liberté des anciens le fait d’« exercer collectivement, mais directement,
plusieurs parties de la souveraineté toute entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre
et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d’alliance, à voter les lois, à prononcer les
jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître
devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre ; mais en
même temps que c’était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient comme
compatible avec cette liberté collective l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de
l’ensemble. Vous ne trouvez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir
faisant partie de la liberté chez les modernes. Toutes les actions privées sont soumises à une
surveillance sévère. Rien n’est accordé à l’indépendance individuelle, ni sous le rapport des
opinions, ni sous celui de l’industrie, ni surtout sous le rapport de la religion. La faculté de choisir

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son culte, faculté que nous regardons comme l’un de nos droits les plus précieux, aurait paru aux
anciens un crime et un sacrilège. Dans les choses qui nous semblent les plus utiles, l’autorité du
corps social s’interpose et gêne la volonté des individus ».

Il poursuit plus loin que « chez les anciens, l’individu, souverain presque habituellement dans les
affaires publiques, est esclave dans tous les rapports privés. [...] Chez les modernes, au contraire,
l’individu, indépendant dans sa vie privée, n’est même dans les états les plus libres, souverain
qu’en apparence. Sa souveraineté est restreinte, presque toujours suspendue ; et si, à des
époques fixes, mais rares, durant lesquelles il est encore entouré de précautions et d’entraves, il
exerce cette souveraineté, ce n’est jamais que pour l’abdiquer ».

L’abdication de la souveraineté originaire, le refus d’être membre actif du souverain, voici


selon Benjamin Constant le caractère essentiel de l’individu moderne tourné tout entiers vers
la « jouissance paisible de l’indépendance privée ». C’est ce qui l’oppose le plus au citoyen
antique qui partageait le pouvoir social avec les autres membres de sa patrie.

Il réfléchit ensuite sur la jeunesse de la liberté des modernes, qui se trouve selon lui dans le
commerce, et qui est de nature économique. Le marché désenclave l’individu moderne des
contraintes qui pesaient sur l’homme libre de l’antiquité et encore plus sur les esclaves. Le
commerce s’est substitué à la guerre qui était l’occupation principale et collective de tous les
peuples de l’antiquité.

Constant est par ailleurs contre la conscription militaire et la levée en masse, et il estime
comme Hobbes avant lui, que l’on doit pouvoir choisir de ne pas participer à l’effort de guerre
en payant quelqu’un d’autre pour le faire à sa place.

Ainsi, le commerce satisfait à la plupart des besoins et des jouissances des modernes sans
l’intervention nécessaire de l’autorité, autorité qui doit être forte dans sa sphère mais minimale
dans tous les autres. Quid alors de la liberté politique ? A-t-elle encore un avenir dans la liberté
des modernes ?

§3 L’avenir de la liberté politique, le système représentatif contre la


démocratie politique

Le libéralisme est au départ anti démocratique. Constant reprend ici la leçon de Sismondi.
Moins passionné par la liberté politique que les anciens, par l’exercice du pouvoir social par la
participation, mais plus attaché à la défense des libertés individuelles, les modernes ne
sauraient pourtant renoncer totalement, sous peine de danger, à la liberté politique.

Simplement, l’exercice de cette liberté politique ne peut s’opérer que dans le cadre du système
représentatif, système qui convient à tous les États ; et ce quelle que soit la forme de leur
gouvernement, républicain, monarchique ou aristocratique. « Le système représentatif n’est
autre chose qu’une organisation à l’aide de laquelle une nation se décharge sur quelques
individus de ce qu’elle ne peut ou ne veut pas faire elle-même ».

Le représentation est une procuration, mais qui dit procuration dit également possibilité de
révoquer et de contrôler les mandataires. C’est la méfiance envers le pouvoir, l’autorité, qui va
devenir un des traits du libéralisme ; mais là encore c’était une caractéristique de la Révolution.
Cette méfiance vient du fait que la liberté des modernes recèle aussi des dangers, « le danger
de la liberté moderne, c’est qu’absorbés dans la jouissance de notre indépendance privée, et
dans la poursuite de nos intérêts particuliers, nous ne renoncions trop facilement à notre droit de
partage dans le pouvoir politique ».

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Il faut donc en définitive combiner ces deux libertés. Cette combinaison va être l’un des traits
du constitutionnalisme libéral, et celui de Constant en particulier.

§4 Le constitutionnalisme libéral et la quête du « pouvoir neutre »

Ce système représentatif permettant, au travers de la liberté de presse, de faire émerger des


représentants dignes, Constant comme Mme de Staël avant lui, a longtemps cru pouvoir le
trouver dans le modèle classique du constitutionnalisme anglais. Mais il pense à partir de 1819
que la France peut devenir le nouveau modèle du gouvernement représentatif ; l’Angleterre
n’étant pas exempte de corruption électorale.

De ce fait, Constant, rejetant le suffrage universel, estime que la propriété seule permet
l’exercice des droits politiques. La classe laborieuse doit pour lui rester aux marges de la liberté
politique car l’indigence la retient dans une éternelle dépendance. En quelque sorte, donner le
droit de vote aux pauvres constituerait une menace pour l’ordre social et la propriété.

Pourtant, Constant n’est pas insensible à la « marche inéluctable vers l’égalité naturelle ». Cette
égalité sera pour lui le produit de la perfectibilité humaine, mais même s’il fait philosophique
ce constat il estime que le temps n’est pas encore venu.

Dans « des réactions politiques » contre de Maistre et l’ensemble de la pensée de la contre-


Révolution, Constant estimait qu’une « Constitution est la garantie de la liberté d’un peuple », et
que par conséquent tout ce qui tient à la liberté est constitutionnel. La Constitution est un acte
de défiance vis-à-vis du pouvoir, une garantie des libertés individuelles vis-à-vis d’un pouvoir
toujours faillible jamais à l’abri d’un arbitraire. Toutefois, « c’est l’expérience du temps qui
conduit à dégager les règles et les principes constitutionnels écrits plus que la volonté humaine ».

Le constitutionnalisme libéral de Constant est donc prudentiel et conservateur au sens


premier du terme. Le pouvoir politique ne saurait se concentrer dans le pouvoir législatif
divisé en deux chambres, et Constant ne croit pas à la doctrine rousseauiste qui fait de la loi
l’expression de la volonté générale. Il estime que l’individu ne doit pas à cette loi une obéissance
illimitée.

Il faut donc pour lui, au sommet de l’édifice constitutionnel un « pouvoir neutre », qu’il trouve
dans le roi ; qui est une autorité neutre et intermédiaire irresponsable placée « au milieu des
trois pouvoirs représentatifs, exécutifs et judicaires ». Ce pouvoir neutre est ainsi chargé du
maintien de leur équilibre et du rétablissement de leur harmonie par sa capacité de
dissolution du pouvoir législatif, de corps représentatif, son pouvoir de destitution du corps
exécutif, et par son droit de grâce qui vient tempérer la sévérité du pouvoir judiciaire.

En 1829, à la veille de la révolution des Trois Glorieuses, Constant va affirmer que pendant 40 ans
il s’est assigné de défendre la liberté en tout, en religion, en philosophie, en littérature, en
industrie, en politique. Il entend par cette liberté le triomphe de l’individualité, aussi bien
contre le despotisme de l’autorité que celui de la majorité qui voudrait asservir la minorité.

L’attention première à l’individu, son individualisme foncier, sa croyance dans l’avènement


progressif de l’égalité, va tendre à s’effacer chez ses successeurs immédiats, les doctrinaires.

15/02/2024

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA

Section 2 : Le libéralisme conservateur des doctrinaires, l’avènement de


la nation nouvelle et le triomphe de la souveraineté de la raison
La première pensée des doctrinaires tenant du libéralisme conservateur est principalement liée
à l’œuvre des deux professeurs Pierre-Paul Royer-Collard (1763-1845), sous la première
Restauration, et François Guizot, principalement à partir de la monarchie de Juillet de 1830 sous
laquelle il devient ministre puis premier ministre de Louis-Philippe d’Orléans.

Il faut ajouter à ces deux figures de proues d’autres noms tels qu’Hercule Serre, Charles De
Rémusat, Victor De Broglie ou encore Camille Jourdan. Du fait de leur faible importance
numérique, Mme de Staël, qui les recevait dans son salon, les avait désignés comme « le groupe
du canapé ».

D’abord péjoratif, ce qualificatif doctrinaire va se retrouver tout d’abord dans le journal publié
en Belgique « Le nain jaune réfugié », un journal réfugié en Belgique du fait de la censure en
France. Ce qualificatif est alors utilisé pour tourner en dérision les prétendues connaissances
de Royer-Collard, le journal étant exaspéré d’entendre à l’assemblée sans cesse les mots
« principe », « théorie », « doctrine ».

S’ils ne formaient pas véritablement un groupe politique structuré, ces « nouveaux modérés »
aimaient plutôt se présenter comme le parti du sens moral, ou le parti de la raison souveraine.
À ce titre, il préfigure la position bien souvent introuvable du courant centriste dans l’histoire
politique française ; un mélange, selon Guizot, d’élévation philosophique et de modération
politique. C’est donc un ensemble de doctrines à la fois nouvelles et conservatrices, anti-
révolutionnaires sans être rétrogrades, baptisé « l’extrême centre ».

Les premiers doctrinaires se situent dans la continuité de la pensée monarchienne, du fait de


leur volonté de renforcer le pouvoir royal, d’une part avec la légitimité d’une famille
monarchique pour renforcer le pouvoir royal, avec les Bourbons ; et d’autre part du fait de leur
souci d’opérer, par la Charte de 1814, une transaction entre la Révolution et son héritage
« libéral », et la Restauration pure et simple de la monarchie française.

Les seconds doctrinaires vont, sans pour autant totalement renier cet objectif de conciliation,
autour du second Guizot (fils), opter à partir de l’avènement de Charles X contre la légitimité
bourbonienne au profit de la primauté de la prérogative parlementaire. Ce parlementarisme
va être défendu par l’orléanisme sous la monarchie de Juillet, à travers de l’idée d’une politique
du juste milieu, de la modération, de la raison.

En dépit de ses revirements, qui s’explique par le fait que les doctrinaires répondent par
l’expérience de façon empirique aux circonstances historiques, on peut caractériser les traits
commun de l’idéologie doctrinaire comme la volonté de faire triompher une nouvelle
aristocratie issue de la Révolution, mais dans la continuité de l’histoire de la civilisation
monarchique française et européenne.

Cette aristocratie politique, pour Guizot ou pour Royer-Collard, c’est celle des classes
moyennes, c’est l’idée que la société politique née de la Révolution doit se développer dans le
cadre d’une monarchie représentative, dont les institutions ne sont que le résultat d’un
processus historique.

Si aucune autorité, fusse le roi, et surtout pas le peuple ne saurait s’arroger cette souveraineté
du pouvoir politique, c’est parce que pour les doctrinaires, et en premier lieu Royer-Collard, le
siège de la souveraineté se situe dans la Raison.

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA

§1 Royer-Collard : la raison souveraine au service de la souveraineté


monarchique l’ordre et la justice

En 1917, Royer-Collard, trois décennies après la Révolution et le retour du roi, estime qu’« une
nation nouvelle s’avance et se range autour du trône, renouvelé comme elle ». Cette nation
nouvelle, « innocente de la révolution dont elle est née », n’a pas besoin de dresser l’inventaire
d’une époque qui appartient désormais au passé. Elle n’en recueille que les résultats à travers
la Charte octroyée. Cette nation ne veut que la légitimité, l’ordre, la liberté.

Les libertés que la Charte consacre dans le droit public des Français, ces libertés acquises
par la Révolution, ont été promises par la monarchie des Bourbons. Il s’agit de la liberté
individuelle, de la liberté de presse et de la liberté de culte ; même si le catholicisme redevient
la religion d’État officielle, on tolère toutefois l’exercice des autres cultes sous la Monarchie.

Selon Guizot, en donnant la Charte à la France, le roi a adopté la Révolution, et avec elle la
société nouvelle qui constitue son leg, un leg qui réside essentiellement pour Guizot dans
« l’introduction du principe de l’égalité dans les régimes les plus secret de l’ordre civil », c’est ce
qu’on appelle les droits civils. Toutefois, ce qui est inéluctable dans l’ordre civil ne saurait
l’être pour les doctrinaires dans l’ordre politique.

La conception de l’histoire pour les doctrinaires emprunte ce qu’on appelle l’école historique
allemande du Droit de Savigny, selon laquelle le Droit est le produit du peuple, liée à la
conception historique allemande du droit du sang qui s’oppose au droit du sol.

Ils recueillent de cette influence allemande une vision organiciste de la société, c’est à dire
qu’ils considèrent la société comme un corps vivant avec un cœur, et n’ont pas une vision
mécaniste comme celle de la conception révolutionnaire. Cela va les conduire à considérer,
contrairement à Constant et Locke, que la liberté individuelle ne serait être fondatrice de
l’ordre politique. Cette liberté individuelle, ils la reconnaissent toutefois, mais elle est
instrumentalisée au profit de la conservation de l’ordre social contre la résurgence de la
dynamique révolutionnaire.

Ce conservatisme social éloigne les doctrinaires du libéralisme individualiste, en s’appuyant


sur l’idée d’une raison souveraine transcendante et immanente ; c’est une idée inspirée à
Royer-Collard par l’école écossaise de David Hume et Thomas Reid.

Royer-Collard accuse les idéologues d’avoir subverti la morale puisqu’il est spiritualiste, au
sens où il refuse d’envisager la raison individuelle coupée des croyances et de la
transcendance religieuse. Pour lui, la raison souveraine est extérieure aux hommes, et n’est
donc pas pleinement accessible à l’intelligence humaine.

La Charte de 1814 réalise selon lui les principes éternels de la Raison et de la Justice. Royer-
Collard prend acte de la naissance de cette nation nouvelle engendrée par le développement de
l’industrie et de la propriété privée, « l’influence de la classe moyenne est un fait, un fait
puissant et redoutable, les siècles l’ont préparé, la Révolution l’a déclaré. C’est à cette classe que
les intérêts nouveaux appartiennent ».

La classe moyenne doit donc impérativement être intégrée au pouvoir politique, car elle
représente, outre l’avenir, une garantie du maintien de l’ordre social. Cet ordre social repose
sur la reconnaissance de la monarchie légitime. La légitimité est pour lui l’idée la plus profonde
et la fois la plus féconde qui soit ancrée dans les sociétés modernes.

41
Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
En France, avec la restauration de la monarchie et le retour du roi, la légitimité royale qui repose
sur une longue suite de princes, est devenue la légitimité universelle ; elle est l’expression elle
aussi de la raison souveraine. C’est de cette raison souveraine que Royer-Collard attend la
création d’une aristocratie qui n’existe pas encore, l’aristocratie des classes moyennes.

Cette dernière doit être issue de la haute bourgeoisie commerçante, industrielle,


intellectuelle ; qui doit venir remplacer l’ancienne noblesse. Cette nouvelle monarchie mixte,
dans la lignée des monarchiens, forme le gouvernement représentatif où le roi, autorité
historique et morale, se met au service de la satisfaction des intérêts de la société des
classes moyennes.

Ces intérêts sont portés par des députés élus au suffrage censitaire, dépourvu de tout mandat
impératif. Mais la Chambre des députés n’est pas non plus représentative de l’opinion
nationale au sens anglais et ne doit donc pas non plus se mêler, comme en Angleterre, de la
composition du ministère.

Néanmoins Guizot, va juger rétrospectivement dans ses mémoires que la Charte de 1814 était
finalement « la victoire de l’un des partis libéraux de 1789, sur ses rivaux comme sur ses
ennemies, la victoire des partisans d’une constitution analogue à la constitution anglaise sur les
auteurs de la condition de 1791 et sur les Républicains aussi bien sur les défenseurs de l’ancienne
monarchie ».

§2 François Guizot (1787 – 1874) : un gouvernement représentatif


aristocratique produit de la civilisation

Ce mot civilisation, qui date du XVIIIème siècle et qui fut employé pour la première fois par
Mirabeau, va connaître son apogée sous la monarchie de Juillet, puisque Guizot est l’historien
de la civilisation.

Futur homme fort du gouvernement sous la monarchie de Juillet, Guizot va colorer la théorie de
la souveraineté de la raison d’une teinte plus libérale, mais toujours anti-individualiste. La
raison souveraine assure la liberté, car pour les libéraux elle permet d’exclure la souveraineté
du peuple de la majorité, ou de toute autorité humaine qui puisse occuper la totalité du pouvoir
politique. La raison est le seul souverain légitime, il n’y en a pas d’autre sur terre.

C’est Charles de Rémusat, disciple de Guizot, qui traduit le mieux les implications de cette
théorie philosophique de la raison souveraine du point de vue politique et constitutionnel, dans
un article publié dans le journal « Le Globe », article appelé « Des discussions du jour et de la
souveraineté ». C’est un article qui paraît à l’orée de la Révolution des 3 glorieuses de juillet 1830,
et qui marque une évolution nette par rapport au monarque Charles X, désormais devenu
l’ennemi. Rémusat dit ainsi que :

« La raison seule est souveraine. Il faut chercher dans chaque état de la société une combinaison
qui autant qu’il est humainement possible assure le règne de la justice et de la raison. Or il est
certain que le pouvoir d’un seul ne saurait être cette combinaison non plus que le pouvoir d’un
corps héréditaire et privilégié. Il est certain que le pouvoir de tous ne saurait l’être encore. Il faut
prendre l’intelligence partout où elle se trouve et lui assurer une part réelle au pouvoir. Tel est le
vrai moyen de rendre la raison souveraine, tel doit être par conséquent le but de toute
constitution ».

Ce sera pour Guizot et les siens l’objectif de la Charte de 1830 ; la révélation des supériorités
humaines disséminées par la raison au sein de la société. L’objectif est donc la consécration

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
d’une aristocratie ouverte, fondée sur les inégalités naturelles qu’ils appellent « les capacités
individuelles ».

Mais cette nouvelle aristocratie sera cependant toujours contestable dans son autorité, car
nul ne peut prétendre détenir la pleine souveraineté du peuple. La loi Lainé du 5 février 1817
sur les élections marquait déjà pour Rémusat : « l’acte d’investiture de la classe moyenne comme
classe dirigeante ».

En réalité en 1819, seuls 100 000 électeurs participent à l’élection des députés ; avec un âge
minimum de 25 ans et un sens fixé à 300 francs. Cette loi, qui aurait investi la classe moyenne
comme dirigeante, est modifiée par la loi électorale de mars 1831 qui élargit le suffrage
censitaire pour les élections communales, mais très peu pour l’élection des députés.

Le gouvernement représentatif est pour les libéraux le gouvernement né par une élection au
suffrage censitaire restreint. Cela fait clairement de façon théorique de l’électorat une fonction
qui permet de sélectionner une nouvelle aristocratie gouvernementale, et non plus un droit
naturel ; seuls ceux qui sont capables de gagner leur vie sont intelligents et ont la capacité pour
voter.

Pour les libéraux, l’Angleterre est le modèle du gouvernement représentatif ; pour Guizot c’est
un gouvernement qui permet la révélation de la capacité politique qui n’est autre que la faculté
d’agir selon la raison.

À partir de la monarchie de Juillet, les doctrinaires revisitent l’histoire de l’Angleterre pour faire
de la constitution anglaise un exemple instrumental de la conservation de l’ordre social
contre toute tentative de l’ordre révolutionnaire.

Il faut avec la « révolution de Velours » de 1830, clore en France la Révolution de 1789, pour
empêcher l’invasion des principes démocratiques par cette idéologie de la modération et du
juste milieu, fondamentalement une idéologie conservatrice.

Mais Guizot ne renie pas pour autant la dynamique sociale de 1789, il dit ainsi « je suis de ceux
que l’élan de 1789 a élevé et ne consentira point à descendre » ; en d’autres termes la liberté oui,
mais seulement pour la classe bourgeoise éduquée dont fait partie Guizot.

Le scepticisme de Royer-Collard, dans les premières années de la restauration, quant à la


possibilité de greffer les institutions anglaises admirées sur le corps monarchique Français en
raison d’une histoire différente, n’empêche pas les doctrinaires d’être fascinés par
l’Angleterre ; qui semble prédestinée à la liberté et au bonheur grâce à son aristocratie
historique, ouverte et représentée à la chambre des pairs.

Voulant légitimer la révolution de 1830 et son but, Guizot et nombre d’historiens du temps
n’hésitent pas à la comparer à la glorieuse révolution de 1688, en ce qu’elle réalise comme
son illustre devancière le fameux compromis de l’ordre et de la liberté. C’est finalement le
résultat du progrès de la civilisation ; mot cher à Guizot que l'on retrouve dans « Histoire de la
civilisation en Europe » :

« Il me semble que le premier fait qui soit compris dans le mot civilisation, c’est le fait de progrès,
de développement ; il réveille aussitôt l’idée d’un peuple qui marche, non pour changer de place,
mais pour changer d’état ; d’un peuple dont la condition s’étend et s’améliore. L’idée du progrès,
du développement me paraît être l’idée fondamentale contenue sous le mot de civilisation ».

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
Guizot est un bon connaisseur de l’histoire anglaise, puisqu’issu d’une famille protestante. Il
n’ignore à ce titre pas que la première révolution anglaise qui débute en 1840 en coupant la
tête de Charles René Stuart, correspond comme en 1789 à la violence du phénomène
révolutionnaire ; contrairement à celle de 1688 qui n’est qu’un changement de dynastie et de
roi qui est parvenu à l’application du gouvernement représentatif, concomitamment au
développement du capitalisme marchand.

À partir de l’année 1840, certains questionnent la sincérité de la représentation nationale


dans le gouvernement représentatif, commencent à s’insurger contre le mensonge de la
représentation, et envisagent l’élargissement du sens et de la capacité électorale ; d’autres
envisagent même déjà le suffrage universel masculin.

A tout cela Guizot, alors premier ministre, fidèle à sa théorie souveraine, ne répond pas à ce
mouvement, ne perçoit pas la force de la vague démocratique et s’emploie à la combattre.
Dans son discours du 15 septembre 1842, à la chambre des députés, Guizot se déclare ainsi
ennemi décidé du suffrage universel – les premiers libéraux français après Constant étant
antidémocrates – qu’il regarde comme dangereux pour les libertés et l’ordre public.

Son mot le plus célèbre, Guizot le prononce lors d’un banquet électoral en 1843 où il dit
« Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne et vous deviendrez électeur », qui est un mot qu’il
adresse aux partisans de l’abaissement du suffrage censitaire.

En mars 1847, il répond au républicain modéré Louis-Antoine Garnier-Pagès, partisan du vote


pour tous, en affirmant l’absurdité du principe du suffrage universel en déclarant qu’« il n’y a
pas de jour pour le suffrage universel, il n’y a pas de jour ou toutes les créatures humaines quelles
quel soit puissent être appelées à exercer des droits politiques ».

Guizot n’avait pas vu, les yeux rivés sur l’histoire anglaise du XVIIème siècle et sur le passé
monarchie de la France, l’histoire de la jeune république américaine sur laquelle Tocqueville
va porter son regard.

Section 3 : Le moment Tocqueville : un libéral aristocrate prophète de


l’avènement inéluctable de la démocratie
De tous les penseurs libéraux étudiés jusqu’ici, Alexis de Tocqueville (1805-1859) est sans doute
le plus important. Son œuvre a été redécouverte dans la seconde moitié du XXème siècle, dans
les années 1970, et cette œuvre a permis de le consacrer comme un grand auteur occidental ;
et pas seulement comme un théoricien du libéralisme. On peut ainsi difficilement penser la
démocratie moderne sans se référer à Tocqueville.

L’un des principaux initiateurs du renouveau tocquevillien fut en France Raymond Aron, un
philosophe libéral qui fit de Tocqueville l’un des pères de la sociologie moderne, dans son
article « Tocqueville retrouvé » en 1979. Le problème Tocqueville peut être résumé en plusieurs
questions : À quelles conditions une société où le sort des individus tend à devenir uniforme peut-
elle ne pas sombrer dans le despotisme ? Ou encore comment rendre compatible égalité ou
liberté ? Pour Raymond Aron, Tocqueville remonte à l’état de société pour comprendre les
institutions de la politique.

La redécouverte de l’œuvre de Tocqueville à travers la lecture libérale et anti-totalitaire qu’en a


donné Raymond Aron et ses disciples, comme Pierre Magnan ou François Furet, apparaissait
pour Cornelius Castoriadis comme un recours idéologique à partir de la crise du marxisme ;
et de la même façon Régis Debray est même allé jusqu’à considérer cette redécouverte comme

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
le symptôme d’une conversation des intellectuels français à l’idéologie de la démocratie
libérale anglo-saxonne, et finalement le symptôme de l’abandon des idéaux républicains de
la Révolution française.

De la même manière, Guy de Bord revient en 1993 avec cette idée, en affirmant que l’histoire
réelle de la démocratie est en effet très fragile et ne passe pas par Tocqueville mais par les
moments de la Révolution des trois derniers siècles, et par les Républiques italiennes.

C’est la victoire de la contre-révolution totalitaire en Russie que pointent Raymond Aron et ses
disciples, et certaines convictions de la combattre, qui ont pu rassembler autour de l’héritage
intellectuel de Tocqueville la pensée de la recherche ostensible d’une défense de la liberté.
Notons que tout n’est pas faux dans ses critiques, qui viennent surtout de la gauche.

Hayek, dans son ouvrage « La route de la servitude », va mobiliser à plusieurs reprises


Tocqueville pour rejeter l’idée des travaillistes anglais selon laquelle une conciliation serait
possible entre socialisme et libéralisme. En réalité, la redécouverte de Tocqueville n’a pas un
sens équivoque, et certains interprètes se questionnent sur l’importance qu’accorde Tocqueville
à la participation politique, et de son éloge du conflit comme fondateur de la liberté

On voit ainsi ici la richesse des interprétations après l’œuvre de Tocqueville, c’est un penseur
de premier plan, mais pour tenter de saisir ce qu’il a essayé de signifier à ces contemporains il
nous faut revenir à l’Homme et à ses œuvres ; il aimait dire qu’il était un libéral mais d’une
espèce nouvelle.

§1 Un itinéraire intellectuel et politique du légitimisme royaliste à la politique


démocratique

Alexis-Charles-Henri Clérel, comte de Tocqueville est issu d’une famille aristocratique


légitimiste, parent éloigné de Chateaubriand, son père a été préfet sous la Restauration et
Tocqueville est magistrat de formation. Son destin bascule à la chute du roi Charles X, où il
décide, bien que légitimiste de cœur, de se rallier au nouveau régime, et prête serment à la
monarchie de Juillet.

En 1831 il obtient avec son ami Gustave de Beaumont une mission du ministère de l’intérieur
pour aller étudier le régime des prisons en Amérique. Il va en résulter un ouvrage commun « de
la réforme pénitentiaire des États-Unis » en 1835, et surtout un livre « De la démocratie en
Amérique ». C’est ce dernier qui le consacre comme un grand écrivain politique ; à noter
toutefois que la deuxième partie ne paraîtra qu’en 1840. En 1836 il écrit à la demande de John
Stuart Mill ses premières réflexions sur la Révolution française dans « État social et politique de la
France avant et depuis 1789 ».

En 1838, Tocqueville est élu à l’Académie des sciences morales et politiques, et il devient dès
1841 « immortel » et est élu à l’Académie française. À partir de 1839, il est élu comme député du
département de la Manche, mais ayant un caractère un peu effacé il sera un peu en retrait ; il ne
fut jamais un homme de parti et méprisait par ailleurs la médiocrité chez les politiques de la
monarchie de Juillet.

En 1848, il ne se montre pas hostile au gouvernement républicain et va siéger à la nouvelle


assemblée constituante, et se prononcer comme Lamartine pour l’élection du président au
suffrage universel, ainsi que pour un bicamérisme égalitaire ; même s’il ne faut pas y voir chez
lui un tropisme américain. Tocqueville refuse en revanche toute interprétation socialisante des

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
principes politiques démocratiques, réprouvant sans réserve la répression sanglante des
républicains socialistes lors des journées sanglantes de juin 1848.

Il reste en réalité un légitimiste et n’est donc pas non plus un républicain de cœur ; il jugera
ainsi sévèrement la révolution de février 1948 en déclarant qu’« il y a eu des révolutionnaires plus
méchants que ceux de 1848, mais je ne pense pas qu'il y en ait jamais eu de plus sots ».
Tocqueville n’a que mépris pour les socialistes utopistes et les républicains radicaux comme
Barbes, et dira à ce sujet « J'ai toujours pensé, que dans les révolutions et surtout dans les
révolutions démocratiques, les fous […] ont joué un rôle politique très considérable.».

L’avènement du Second Empire vient confirmer ses craintes. Il condamne le coup d’État de
décembre 1951, mais ne sera pas un grand opposant de Napoléon à qui il reconnaît des
qualités. Il va amorcer la rédaction de « l’Ancien Régime et la Révolution », dont la rédaction sera
interrompue par sa mort en 1958.

§2 Le providentialisme démocratique : les leçons de l’expérience


américaines

Alors que ses aînés avaient plutôt réfléchi sur la greffe d’institutions libérales inspirée du modèle
anglais pour consolider les acquis de la Révolution de 1789, il va être le premier à tourner son
regard vers l’Amérique pour voir « ce qu’est une grande République ».

Dans la démocratie américaine, Tocqueville dresse une analyse du système constitutionnel


fédéral américain et décrit un système mi-national, mi-fédéral, qui a permis de réaliser un
gouvernement républicain dans un grand pays.

Mais là n’est pas l’essentiel. Jusqu’ici les libéraux hostiles aux principes de la souveraineté du
peuple ne regardaient la démocratie au mieux comme un fait social, et rejetaient toute idée
d’égalité politique, selon eux source d’instabilité gouvernementale et de menace pour l’ordre
social. Au contraire, le grand mérite de Tocqueville fut de découvrir en Amérique la démocratie
comme un fait total et non social, caractérisé par la montée inéluctable de l’égalité des
conditions comme un fait providentiel.

Chez ce lecteur de Burke et De Maistre, la providence démocratique se substitue à


l’essentialisme monarchique, et la démocratie devient elle-même un don de Dieu. C’est ce
fait providentiel, universel, durable qu’il va s’appliquer à étudier dans le premier volume de « De
la démocratie en Amérique ». Tocqueville analyse la société américaine pour y rechercher le
devenir des sociétés européennes, et tout spécialement de la France.

La démocratie s’avance donc par le pouvoir selon lui, qui disait qu’« une grande révolution
démocratique s’opère parmi nous » , il s’agissait d’une vraie vision prophétique. Tocqueville
expliquait qu’« Ainsi donc, à mesure que j'étudiais la société américaine, je voyais de plus en plus,
dans l'égalité des conditions, le fait générateur dont chaque fait particulier semblait descendre,
et je le retrouvais sans cesse devant moi comme un point central où toutes mes observations
venaient aboutir. Alors je reportai ma pensée vers notre hémisphère, et il me sembla que j'y
distinguais quelque chose d'analogue au spectacle que m'offrait le nouveau monde. Je vis l'égalité
des conditions qui, sans y avoir atteint comme aux États-Unis ses limites extrêmes, s'en
rapprochait chaque jour davantage; et cette même démocratie, qui régnait sur les sociétés
américaines, me parut en Europe s'avancer rapidement vers le pouvoir ».

Pour lui, le fait social va devenir politique. Suivant la vraie signification des mots pour
Tocqueville la démocratie peut être définie comme « un gouvernement auquel le peuple prend

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
une part plus ou moins grandes ». Et si son sens est intimement lié à l’idée de liberté politique,
cependant « la liberté n’est pas l’objet principal et continu de leur désir ; ce qu’ils aiment d’un
amour éternel, c’est l’égalité ; ils s’élancent vers la liberté par impulsion rapide et par efforts
soudains, et, s’ils manquent le but, ils se résignent ; mais rien ne saurait les satisfaire sans
l’égalité, et ils consentiraient plutôt à périr qu’à la perdre »

Pour Tocqueville, la démocratie en Amérique comme en France marche sur ses deux jambes
que sont l’égalité et la liberté. L’égalité n’est pas qu’une passion française, puisqu’elle est
également la préoccupation première des Américains ; et cette égalité n’est pas opposée à la
liberté individuelle. Elles ne peuvent aller l’une sans l’autre dans une République bien
ordonnée.

Il donne ainsi une définition de la démocratie : « égalité des droits politiques, égalité devant la loi ;
effort de la société pour fournir aux pauvres des institutions qui leur permettent de se mettre eux-
mêmes en état de s’élever ; grande indépendance laissée à l’individu (la plus grande possible),
toute liberté, toute responsabilité, toute facilité. La démocratie, c’est la liberté combinée avec
l’égalité ».

L’idée d’une révolution démocratique providentielle s’adresse aussi bien aux libéraux
conservateurs qu’aux traditionalistes. Cette révolution démocratique, tous la voient, mais tous
ne la jugent pas de la même manière. Les uns la considèrent comme une chose nouvelle et la
prennent pour un accident en espérant encore pouvoir l’arrêter ; tandis que les autres la jugent
irrésistible.

C’est une thèse de la continuité et de l’ancienneté du fait démocratique et de sa permanence


dans l’histoire. Mais c’est une thèse originale et paradoxale, qui retourne l’argument des
conservateurs contre le parlementarisme moderne, en montrant que l’avènement de la
démocratie en Amérique n’est que le résultat explicatif d’un principe à valeur universelle ;
celui de la souveraineté populaire.

Ce principe de la souveraineté du peuple, qui se trouve plus ou moins au fond de toutes les
institutions humaines, y demeure d’ordinaire ensevelie. Or en Amérique, le principe de
souveraineté du peuple n’est point caché ou stérile comme dans certaines nations. Il est
reconnu par les mœurs, proclamé par les lois, il s’étend avec la liberté et atteint sans
obstacle ses dernières conséquences. Selon lui, les Américains sont parvenus à établir des
institutions concrètes de la souveraineté populaire, et ne l’ont pas regardé comme une
dangereuse fiction.

Certes, en Amérique on a commencé comme partout par l’établissement d’un sens électoral,
c’est-à-dire un suffrage censitaire ; mais Tocqueville comprend que sa remise en cause
progressive ne peut qu’entrainer à terme que sa disparition.

Mais ce constat scientifique et sociologique, la découverte inéluctable de la démocratie, n’est un


simple constat qui ne l’enthousiasme pas plus que cela ; elle l’effraie même sous certains
aspects.

22/02/2024

C’est cet effroi qu’il exprime dans « Mon instinct, mes opinions », en déclarant « j’ai pour les
institutions démocratiques un goût de tête, mais je suis aristocratique par l’instinct, c’est-à-dire
que je méprise et crains la foule. J’aime avec passion la liberté, la légalité, le respect des droits,
mais non la démocratie. Voilà le fond de l’âme ».

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
Tocqueville va également s’employer, et plus profondément dans le second volume de « de la
démocratie », à démontrer les risques et dangers que fait courir à la société cette marche
naturelle et séculaire vers l’égalité des conditions, qu’il observe également en France depuis
longtemps. Il écrit ainsi « lorsque l'on parcourt les pages de notre histoire, on ne rencontre pour
ainsi dire de grand événements qui depuis 700 ans n’est tourné au profit de l’égalité ».

§3 Les dangers qui pèsent sur les sociétés démocratiques

L’un des points clés de l’analyse tocquevillienne est justement de montrer que la passion de
l’égalité qui est dominante en Amérique n’excuse nullement, bien au contraire, le
développement d’un individualisme égoïste. Contrairement à ceux de la liberté, Tocqueville
estime que « les plaisirs que l’égalité procure s’offrent d’eux-mêmes. Chacun des petits incidents
de la vie privée semble les faire naître, et pour les goûter il ne faut que vivre ».

Ainsi, l’un des premiers effets de l’égalité des conditions réside pour Tocqueville dans cet amour
de l’indépendance dont certains esprits timides s’effrayent car il peut à juste titre, dans une
société démocratique, conduire à l’anarchie.

L’un des paradoxes de la démocratie est finalement que l’isolement des individus de leurs
semblables, l’absence d’interaction civique, la délégation de leur vie au pouvoir national
gouvernemental, conduit à l’abandon de la société à elle-même. Cela peut entraîner, en cas de
faiblesse fatale du pouvoir gouvernemental, la réduction du corps social en poussière.

Cependant, sans minimiser ce risque d’anarchie, Tocqueville pointe surtout celui du


despotisme, celui de la tyrannie de la majorité ; et finalement la consécration d’un despotisme
mou, caractéristique de la démocratie, très différent de celui de l’antiquité, qui ne manque pas
de se manifester chez tous les peuples démocratiques. Tocqueville dit que cela arrive du fait de
leur pente naturelle au conformisme social, voire au conformisme intellectuel dont étaient
préservées les anciennes sociétés aristocratiques.

Avec une prescience qui étonne tant qu’elle fascine, Tocqueville semble déjà peindre le danger
despotique qui guette la démocratie contemporaine consumériste, du fait de la
désaffiliation des individus. C’est le problème de la solitude dans la société que pointait déjà
Rousseau.

Le peuple démocratique apparaît à Tocqueville comme « une foule innombrable d’hommes


semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et
vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger
à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute
l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit
pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste
encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie. Au-dessus de ceux-là s’élève un
pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur
sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux »

Contrairement à ce que l'on a longtemps pensé, le risque de la démocratie ne réside pas dans la
faiblesse du gouvernement mais au contraire dans la force irrésistible que lui confère le fait
que tous les pouvoirs émanent de la société, et donc de la majorité et de l’opinion publique sur
laquelle elle s’appuie.

Un autre problème de la démocratie pour Tocqueville, une des croyances unanimement partagée
par les peuples démocratiques, et celle que le pouvoir représentant la société possède

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
beaucoup plus de lumière et de sagesse qu’aucun des hommes qui composent la société,
et que son devoir aussi bien que son droit est de prendre le citoyen par la main et de le
conduire.

On voit ainsi une critique de l’interventionnisme étatique déjà présent en Amérique du fait du
développement de la grande industrie ; développement qui contraint l’État à intervenir dans les
rapports sociaux entre les riches industriels et les pauvres ouvriers. C’est un domaine qui ne
rentrait jusqu’alors pas dans la sphère de l’État et que Tocqueville regarde là aussi d’un mauvais
œil.

On retrouve également une place de plus en plus importante de l’État dans le domaine de la
charité, de la religion, et la porosité des domaines temporels et spirituels met l’État en pouvoir
de contrôler par son immixtion dans le dogme jusqu’au plus profond de l’âme de chaque Homme.

Face à ces dangers, les mécanismes constitutionnels libéraux, aussi sophistiqués soient-ils,
ne sont pas suffisants ; puisque la dynamique de la liberté voulue par Dieu transforme et dilue
les liens de légitimité, liens de légitimité qui existaient encore dans les sociétés aristocratiques
traditionnelles.

L’épanouissement de la liberté individuelle remet en cause l’influence d’un homme ou d’un


groupe restreint d’individus en raison de sa supériorité morale ou intellectuelle, ou de son
expérience. Tout le monde étant égal, on a du mal à reconnaître la légitimité d’une personne
qui pourrait être supérieure et guider les autres. Il dit ainsi « A mesure que les citoyens
deviennent plus égaux et plus semblables, le penchant de chacun à croire aveuglément un
certain homme ou une certaine classe diminue. La disposition à en croire la masse augmente, et
c’est de plus en plus l’opinion qui mène le monde ».

Loin de saluer le règne de l’opinion publique, Tocqueville y voit une menace réelle pour
l’indépendance et la liberté d’esprit qui caractérisaient l’Homme des sociétés aristocratiques.
La encore, c’est l’observation de l’Amérique qui lui dicte son pessimisme. En effet, « il n’y a aucun
pays où il règne en général plus d’indépendance d’esprit et de véritable opinion qu’en Amérique ».

Cela pose encore le problème du conformisme ; la majorité démocratique réduit au silence par
sa force toute pensée dissidente, et « trace un cercle formidable autour de la pensée ». C’est ce
qui explique que l’Amérique, depuis la révolution, n’ait pas produit de grand écrivain ni de
pensée vraiment originale. La société démocratique ne saurait produire, contrairement à la
société aristocratique, la malle indépendante de la pensée qui constitue « le trait saillant des
grands caractères ».

Loin de provenir des reste d’une aristocratie et d’une société de privilège que l’Amérique n’a
jamais connue, l’analyse de Tocqueville montre que ces risques sont inhérents à la démocratie
elle-même et à sa dynamique égalitaire, qui tend à détruire les liens de dépendance mais
aussi les liens de protection qui caractérisaient l’ancien monde aristocratique.

Lucide, Tocqueville estime qu’il est nécessaire, à partir de l’exemple Américain, de trouver à
l’intérieur même de la démocratie le remède aux maux que ce régime est susceptible d‘être
porteur.

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA

§4 La quête des institutions garantes du bon fonctionnement de la


démocratie : « d’une science politique nouvelle à un monde tout nouveau »

Il faut donc trouver des institutions et des procédures qui, sans porter atteinte au principe
d’égalité, permettent de recréer les liens civiques entre les Hommes en éduquant le peuple à
la liberté politique pour faire contrepoids aux menaces du pouvoir de la majorité.

Parmi ces solutions, Tocqueville propose le gouvernement local, la décentralisation, la liberté


d’association illimitée, la liberté de la presse comme sentinelle, l’institution du jury dans les
tribunaux, et la puissance des légistes et des juges ; autant de solutions qu’il a pu observer en
Amérique.

La structure fédérale des États-Unis constitue un premier avantage. Pour Tocqueville, « l’Union
est libre et heureuse comme une petite nation, glorieuse et forte comme une grande », et ce grâce
au gouvernement local. En effet, dans les libertés locales et surtout dans les institutions
communales, Tocqueville voit l’école de la liberté : « les institutions communales sont à la liberté
ce que les écoles primaires sont à la science ; elles la mettent à la portée du peuple ; elles lui en
font goûter l’usage paisible et l’habituent à s’en servir ».

Tocqueville a également été marqué par le grand nombre et le rôle majeur des associations, et
ce dans tous les domaines. Ces associations jouent le rôle de contre-pouvoirs en permettant aux
individus associés de ne pas être affaibli dans l’optique de la participation civique. Elles
viennent secouer la funeste apathie et la désaffiliation résultant de l’individualisme
démocratique.

Vient ensuite la liberté de la presse, qui permet la dénonciation de l’arbitraire des gouvernants,
en éveillant les citoyens qui la lient sur les dérives toujours possibles au pouvoir.

Ancien magistrat, Tocqueville va voir en les tribunaux un contre-pouvoir non négligeable aux
dispositions majoritaires, la justice des juges peut servir de balancement en démocratie. Les
juristes en général peuvent, en raison de leur savoir ésotérique et par leurs aspirations, leur esprit
démocratique, ralentir de manière assez efficace les dérives inhérentes à l’égalité des
conditions car « le légiste appartient au peuple par son intérêt et sa naissance, et à l’aristocratie
par ses gouts ».

Si les tribunaux participent à cet esprit aristocratique, ils jouent un rôle régulateur de la
démocratie. Il dira ainsi qu’« armé du bras droit de déclarer les lois inconstitutionnelles, le
magistrat américain pénètre sans cesse dans les affaires politiques. Il ne peut pas forcer le peuple
à faire des lois, mais du moins il le contraint à ne point être infidèle à ses propres lois et à rester
d'accord avec lui-même ».

Enfin en Amérique, la religion, en raison de la séparation des Églises et de l’État, constitue un


frein non négligeable au pouvoir politique et aux tentations des individus en régulant les
mœurs. Il dira qu’« en même temps que la loi permet au peuple américain de tout faire, la religion
l’empêche de tout concevoir et lui défend de tout oser ». Il ajoute « c’est le despotisme qui peut se
passer de la foi, mais non la liberté ».

En Europe, et tout particulièrement en France, l’avènement de la démocratie lui paraît


inéluctable même s’il n’est pas encore parvenu au même stade qu’en Amérique. Tocqueville
va se faire historien pour en chercher les causes dans les siècles de l’Ancien Régime pour y
trouver les origines de la division des classes et de la centralisation administrative qui
empêche encore en France le plein développement de la liberté.

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Histoire des idées politiques après 1789
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Au moment d’entamer la rédaction de son nouveau livre « l’Ancien Régime et la Révolution »,
Tocqueville révèle le but qu’il l’a animé dans l’écriture de « de la démocratie en Amérique », à
savoir « indiquer, s’il se peut, aux hommes ce qu’il faut faire pour échapper à la tyrannie et à
l’abâtardissement en devenant démocratiques, telle est l’idée générale dans laquelle peut se
résumer mon livre. […] Travailler en ce sens, c’est à mes yeux une occupation sainte et pour
laquelle il ne faut épargner ni son argent, ni son temps, ni sa vie ».

§5 La thèse de la continuité entre l’Ancien Régime et la Révolution.

« L’Ancien Régime et la Révolution », qu’il va laisser inachevé du fait de sa mort, constitue un


contraste saisissant avec les libéraux comme Auguste Minet et Adolphe Thiers, et l’histoire des
Girondins de Lamartine. En effet, son libre arbitre n’est pas un récit des grands personnages
démocratiques, mais bien une réflexion que suscite les problèmes historiques que pose la
Révolution. À la société démocratique il va, dans la première partie, essayer de développer le
sens profond de la Révolution française :

« Ce que la Révolution a été moins que toute autre chose, c’est un événement fortuit. Elle a pris, il
est vrai, le monde à l’improviste, et cependant elle n’était que le complément du plus long travail,
la terminaison soudaine et violente d’une œuvre à laquelle dix générations d’hommes avaient
travaillé. Si elle n’eût pas eu lieu, le vieil édifice social n’en serait pas moins tombé partout, ici plus
tôt, là plus tard ; seulement il aurait continué à tomber pièce à pièce au lieu de s’effondrer tout à
coup. La Révolution a achevé soudainement, par un effort convulsif et douloureux, sans
transition, sans précaution, sans égards, ce qui se serait achevé peu à peu de soi-même à la
longue. Telle fut son œuvre ».

La Révolution française a surtout un contexte socio-politique, elle a substitué des nouvelles


institutions solidaires aux anciennes institutions féodales.

La première grande thèse provocatrice de l’ouvrage et celle de la continuité de l’Ancien Régime


et de la Révolution ; qui ne serait que le parachèvement du processus de nivellement de la
société, et de la centralisation administrative commencée sous la monarchie absolue, la figure
de l’intendant sous l’Ancien Régime annoncerait ainsi le préfet napoléonien et la tutelle
administrative. Ainsi, « si la centralisation n’a point péri dans la Révolution, c’est qu’elle était elle-
même le commencement de cette révolution et son signe »

Ce sont les conquêtes administratives de la monarchie absolue sur l’ordre féodal qui
constituent le trait majeur de l’histoire nationale dont la révolution n’est que l’aboutissement. Les
droits féodaux, même si leur substance pouvait apparaitrea odieuse, étaient en réalité déjà en
large partie détruit avant même l’abolition des privilèges.

Pour Tocqueville, la Révolution n’en demeure pas moins un fait immense, elle a réellement
détruit tout ce qui formait l’ensemble du complexe féodal, mais la rupture de Tocqueville est
surtout de nature idéologique. Les écrivains du XVIIIème siècle ont été pour lui les principaux
responsables de la Révolution, puisque les nobles eux-mêmes ont voulu se faire écran, ils ont
voulu se piquer de philosophie, c’est le sacre de l’écrivain.

La république des lettres a dont été pour lui le premier foyer de l’égalité démocratique, et les
nobles qui se sont piqués de littérature ont transporté l’esprit littéraire dans la noblesse. C’est
pour cela qu’une grande partie de la noblesse va adhérer avec les idées de la Révolution.
Ainsi, pour Tocqueville, à la veille de la Révolution, la France est déjà la nation la plus
véritablement démocratique d’Europe.

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
La Révolution est vraiment de nature idéologique, elle apparaît en cela comme un mystère du
fait de son incroyable radicalisme ; et c’est cette pente radicale qui va donner à la Révolution
française une portée universelle bien plus grande que la révolution anglaise de 1688, et
même que la révolution américaine.

Or, et c’est pour Tocqueville ce qui correspond tant à la liberté profonde que le problème de la
Révolution française, l’esprit du radicalisme révolutionnaire et du jacobinisme semble
toujours et encore vouloir l’emporter sur l’esprit démocratique et libéral.

Malgré le pessimisme beaucoup plus fort qui se dégage de certains passes de l’Ancien Régime,
Tocqueville semble garder à l’esprit la conviction qui semblait l’animer dans « de la
démocratie en Amérique », puisqu’il dit que « les nations de nos jours ne sauraient faire que
dans leur sein les conditions ne soient égales ; mais il dépend d'elles que l'égalité les conduise à
la servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères ».

Comme il le pressentait avant la révolution de 1848, les révolutions politiques sont devenues des
passions sociales. Tocqueville est opposé à la reconnaissance des droits sociaux comme le droit
au travail, symbole de 1848, mais il est favorable à l’abolition de l’esclavage.

Il pressent bien la montée des idées socialistes qu’il rejette de toutes ses forces, parce qu’il les
considère comme une trahison des principes de 1789 et un retour aux idées jacobines de 1793.
Il dira ainsi « voici la révolution qui recommence, car c’est toujours la même, à mesure que nous
allons, son terme s’éloigne et s’obscurcit ».

Leçon 4 : La révolution continue, le déploiement


de la critique socialiste du monde bourgeois et
capitaliste
Le triomphe de la bourgeoisie des classes moyennes en 1830 va entraîner sur tous les plans, alors
que le pays s’enfonce de plus en plus dans la crise économique durant la monarchie de Juillet,
une radicalisation sociale, qui n’est plus seulement politique ; et le point de départ peut se trouver
dans « la révolte des Canuts », révolte qui va avoir une ampleur nationale.

Du point de vue idéologique, cette radicalisation va se traduire par l’apparition de nouveaux


courants, les socialismes ; qui flirtent pour beaucoup avec le réveil des républicains
démocrates partisans de l’égalité politique, et qui sont à l’origine de la révolution de 1848, qui va
prendre une dimension européenne en raison du « printemps des peuples ».

Le néologisme socialisme semble être apparu pour la première fois sous la plume d’un pasteur
protestant Alexandre Vinet, dans un journal « le semeur » le 23 novembre 1831 ; dans lequel Vinet
oppose ainsi le socialisme à l’individualisme. Un peu plus tard, Pierre Leroux va en revendiquer
à tort l’invention dans un article de 1833 dans « l’Encyclopédie nouvelle ».

Le mot communisme est plus ancien, il est parfois déjà utilisé pour désigner les utopies de
Platon, de Thomas More ou encore de Tommaso Campanella. Sous le directoire, la conjuration
des égaux de Babeuf est également lue comme une conjuration communisme.

L’idée commune des socialismes est la révélation aux travailleurs de l’injustice de leur
condition, et le combat contre le système d’inégalité et d’exploitation qui caractérise le
nouvel ordre bourgeois et capitaliste. Mais c’est d’abord une protestation morale contre les

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
maux provoqués par le libéralisme économique, avant de se muer en une critique
économique de ce dernier.

Le dénominateur commun aux socialismes serait donc le combat pour une égalité sociale,
représentée comme une égalité réelle des conditions de vie, et non plus seulement l’égalité
juridique formelle devant la loi dont se satisfont les libéraux.

On peut citer certains précurseurs du socialisme apolitique comme Charles Fourier, qui va
démasquer la barbarie sous le vocable de civilisation et dénoncer le capitalisme comme une
forme d’esclavage moderne ; ou encore Robert Owen, qui est le fondateur de la communauté de
New Harmony.

Section 1 : la variété des idées socialistes de 1848


Pour tenter de mieux saisir cette variété des idées socialistes, on peut tenter d’esquisser un
rapide panorama des pensées de quatre auteurs, qui présentent pour la plupart la
caractéristique d’avoir mêlé la pensée politique à l’action ; à savoir Etienne Cabet, Louis
Blanc, Pierre Leroux et Louis-Auguste Blanqui.

§1 Un socialisme utopique : Etienne Cabet (1748 – 1856), le voyage en Icarie,


le communisme chrétien ou la démocratie parfaite

Etienne Cabet est originaire du centre-est de la France, il naît à Dijon dans un milieu modeste.
Juriste de formation, il va d’abord est avocat, va défendre républicains et bonapartistes et est élu
en 1841 député démocrate de la Côte-d'Or ; et c’est lui qui conduit le cortège funéraire du général
Lamarque auquel sont présent de nombreux ouvriers et durant lequel vont éclater des
émeutes.

Cabet va être tenu responsable de ces débordements et jugé en Cour d’assise pour finalement
être acquitté. Il va alors produire un premier écrit, le « Guide du citoyen aux prises avec la police
et la justice, dans les arrestations, les visites domiciliaires, la détention provisoire, le secret, et
devant le juge d'instruction et le tribunal, après l'acquittement ou la condamnation ».

Pour l’éloigner de Paris, Guizot va le nommer procureur général à Bastia, où il va écrire le « recueil
général de jurisprudence Dalloz », avant de se consacrer au journalisme et à la défense des
intérêts de la classe ouvrière dans le journal « le Populaire ». Ses articles lui vaudront deux
années d’emprisonnement alors qu’il ne prône que la réforme politique, électorale et
parlementaire pour réaliser la réforme sociale.

Il va s’exiler en Angleterre à sa sortie de prison, où il va écrire « une histoire populaire de la


Révolution française de 1789 à 1830 », une histoire qui fait éloge de l’action de la Convention et
de Robespierre. Mais ce qui va lui faire avoir une certaine renommée est son roman utopique,
« Le voyage en Icarie », qu’il publie en 1839 et qui va servir de base à la fondation de communauté
icarienne en 1848 aux États-Unis, où il s’exile dans l’État de l’Illinois sur les bords du Mississipi.

Ce roman s’ouvre par la découverte par un naufragé d’une île communiste, l’Icarie. Autrefois
sous la férule des nobles, des prêtres et des bourgeois, l’île a été libérée par une révolution menée
par Icare ; inspiré par le personnage mythologique mais dont la figure tient autant de Jésus que
de Robespierre. Icare ne croit pas en la violence et aux changements brutaux et va gracier le roi
avant de mettre en place des mesures tendant à « l’inégalité décroissante », ou à « l’égalité
progressive » ; mesures qui doivent à terme conduire à l’égalité parfaite ou illimitée à travers
la propriété commune.

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François QUASTANA
Mais là où l’on voit que Cabet est de son temps, c’est que si le communisme n’a rien à voir avec
la démocratie agraire, il n’empêche pas le progrès industriel, le chemin de fer, le ballon
dirigeable et même le sous-marin étant des moyens de transport des icariens.

Si tout est à tous en Icarie, tous portent d’ailleurs le même uniforme ; tous se lèvent et se
couchent à la même heure disposée par la loi, à laquelle tous concourent à l’élaboration en
étant à la foi fonctionnaires et citoyens. Mais le système politique prévoit une expérience de
démocratie directe au niveau communal, et une assemblée représentative ; il compte aussi
sur la puissance de l’opinion, qui n’est toutefois formée par la lecture que d’un seul journal.

L’originalité chez Cabet est que, comme chez beaucoup de républicains socialistes de 1848, il y
a une véritable religiosité chrétienne ; puisqu’il voit Jésus comme le premier communiste. Il
faut au peuple une religion nationale appelant au peuple une fraternité, elle-même appelant
à l’unité. Selon Cabet, « les communistes sont les disciples, les imitateurs et les continuateurs
de Jésus-Christ ».

Pour Cabet, la démocratie originelle, la République, l’instruction publique, le suffrage universel,


etc ; tout cela doit conduire au communisme, c’est-à-dire la démocratie parfaite ; mais par
étapes graduelles. On retrouve ainsi la suppression des successions en ligne collatérale, la
suppression des testaments, des donations, l’organisation du travail, la réglementation des
salaires, et la progressivité de l’impôt.

En 1847, Cabet lance un appel et une levée de fonds dans son journal pour quitter la France et
trouver ailleurs l’Icarie. Cabet va alors commencer à acheter des concessions en Amérique
pour bâtir sa communauté rêvée. Les premiers icariens quittent alors la France avant février
1848 pour aller aux Texas pour faire face à une épidémie qui fera rentrer Cabet en France.

Après la révolution de février 848, il décidera de rejoindre sa communauté en Amérique, mais


beaucoup d’icariens ne supportent plus le régime austère du fondateur ; et avec une minorité
de fidèles celui-ci ira alors construire la « petite Icarie » à Saint-Louis où il finira ses jours.

§2 Louis Blanc (1811 – 1882), « l’organisation du travail » et la République


sociale

Louis Blanc incarne parfaitement le socialisme de 1848 à travers ses succès, ses illusions et
finalement son échec. Originaire d’une famille monarchiste, il fait ses débuts comme précepteur
dans la famille d’un grand industriel d’Arras. Cela le conduira à s’intéresser à la question sociale
et au monde ouvrier, et il va donc s’engager dès la monarchie de Juillet dans l’opposition
républicaine alors naissante et va écrire dans plusieurs journaux comme « Le bon sens » et
surtout « le National ». En 1838, il fonde son propre journal « la revue du progrès », d’inspiration
socialiste, ou il publie son œuvre principale d’abord sous la forme d’articles, « l’organisation
du travail ».

Cet ouvrage contient déjà une dénonciation précoce de la concurrence économique, qu’il
assimile à un système d’extermination. En effet, la concurrence que se livrent les travailleurs
entre eux sur le marché du travail provoque une orientation des salaires à la baisse, qui
entraîne une misère prolifique, qui entraîne le chômage et un véritable cercle vicieux.
L’indigence génère le vice, qui pousse parfois au crime, et provoquant la dissolution des mœurs
et de la famille.

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Mais la concurrence, du fait qu’elle engendre la concentration des capitaux, est aussi une
menace pour la bourgeoisie elle-même ; et il en résulte sous le couvert d’une égalité et d’une
liberté fictive un état de guerre dans toutes les relations sociales.

Pour surmonter cette situation, Louis Blanc propose d’employer les chômeurs dans des
ateliers sociaux, créés par l’État dans chaque branche. Il revient donc à l’État dans une
première phase de les fonder, de pourvoir à leur financement et à leur encadrement
réglementaire, mais en promouvant en leur sein une dynamique associative. Dans une seconde
phase, l’élection doit être introduite à tous les échelons, et les représentants élus doivent
tendre dans chaque atelier à favoriser une certaine égalité salariale pour parvenir au stade à
chacun selon ses besoins.

Il croit au caractère effectif de cette dynamique sociale qui doit amener ces ateliers à terme à
être plus productif que les entreprises du secteur privé ; ce qui permettra de substituer une
saine concurrence au système d’extermination existant.

Les chômeurs rejoignent donc progressivement les ateliers sociaux, qui sont pour lui la cellule de
base de ce qu’il appelle la république sociale, incarnation d’une société sans classe dans
laquelle l’État lui-même deviendra un jour superflu.

En 1848, Louis Blanc est surpris comme beaucoup par la République, mais compte comme
beaucoup sur l’avènement de celle-ci et du suffrage universel pour créer un État du peuple
qui, il l’espère, permettra la réalisation de sa théorie.

Louis Blanc ne croit pas à l’insurrection, ni même à la dictature provisoire prônée par les
néo-babouvistes et leur chef Blanqui. Il est un démocrate partisan du suffrage universel, mais
il croit en revanche à un État social fort et protecteur « banquier des pauvres » et des
associations, et d’une institution à un véritable droit au travail.

La vigueur du mouvement ouvrier en 1848 va permettre à Louis Blanc, en compagnie de l’ouvrier


Albert, d’intégrer le gouvernement provisoire comme ministre sans portefeuille. Il est
également, en 1848, président de « la commission du Luxembourg », sorte d’états généraux en
charge de l’élaboration de réformes qui doivent être débattues à la future assemblée
constituante. Louis Blanc va alors proposer l’ouverture des ateliers sociaux pour la fabrication
des selles et des uniformes de la garde nationale et de l’armée. La ateliers nationaux vont être
créés par le ministre Marie, mais ils ne sont qu’une pâle copie de ce que Louis Blanc avait prévu
et dans lesquels il ne se reconnaît pas.

Louis Blanc qui avait déjà préconisé le passage des chemins de fer sous le contrôle de l’État,
va également prôner un vaste programme de nationalisation, des services publics, des mines et
des transports. Toutefois, sa défaite cuisante aux premières élections au suffrage universel
qui donnent une large victoire aux conservateurs et monarchistes met fin à ses rêves.

Les souvenirs de la première République vont hanter les méditations sur la seconde, et le
jacobinisme social sera le facteur de l’explosion de 1848. La cause des journées de juin est la
dissolution brutale des ateliers nationaux, qui apportaient la subsistance à plus de 100 000
travailleurs au motif que ceux-ci devenaient un foyer d’insurrection et anarchie.

Paris se couvre de barricades, avec des slogans comme « du travail ou du pain, du pain ou du
plomb ». Le général Cavaignac réprime de façon sanglante le soulèvement des ouvriers,
« l’ordre a triomphé de l’anarchie, vive la République ». Ces mots mettent fin à eux seuls la fin
d’une République sociale et méritante ; la république sera conservatrice ou ne sera pas.

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Contraint à l’exil en Angleterre, Louis Blanc va trouver refuge dans l’écriture et va rédiger une
« histoire des dix ans », qui est une méditation sur sa décennie de combat, et une « histoire de la
Révolution française » où il prendra la défense de la Convention et de Robespierre.

Il reviendra en France en 1870 lorsque le Second Empire tombera, car il sera élu député à ce
moment-là. Contrairement à d’autres tel que Marx, il condamnera la Commune
insurrectionnelle de la ville de Paris.

07/03/2024

§3 Pierre Leroux (1797 – 1871), la solidarité et la démocratie sociale

Pierre Leroux est un ouvrier typographe qui n’a, faute de ressources suffisantes, pu passer le
concours polytechnique. Imprimeur puis journaliste, il est membre de la société secrète de la
« Charbonnerie » et va participer à la création du journal « le Globe ». D’abord influencé par la
doctrine saint-simonienne fondée par Claude-Henry Rouvray de Saint-Simon dont l’œuvre
préfigure le socialisme scientifique ; en 1833 il va rédiger un article dans « l’Encyclopédie
nouvelle », dans lequel il se prétend à tort comme inventeur du mot « socialisme », mot qu’il
utilise d’abord péjorativement opposer l’individualisme à « une religion de l’humanité », donc le
crédo serait « chacun pour tous, tous pour chacun, au moyen de la science et de l’amour ».

En 1834, il reprend ce terme à son compte pour l’intégrer à l’idéal radical républicain de
société. Il écrit ainsi « nous sommes socialistes si l’on entend par socialisme la doctrine qui ne
sacrifiera aucun des termes de la formule "liberté, fraternité, unité", mais qui les considérera
tous ». Il rejette alors tant l’individualisme absolu que le socialisme absolu. Il faut pour lui
prendre l’égalité dans son sens le plus exigeant, en donnant la place essentielle non pas à l’égalité
politique ou civile, mais à l’égalité sociale.

Son ambition est donc de fonder une République sociale, et c’est lui qui récupère la devise mise
en avant en 1794 par Robespierre, en proposant d’ajouter en son centre la fraternité. C’est cette
fameuse devise qui sera adoptée en 1848 comme devise de la République, « liberté, égalité,
fraternité » (la fraternité passant à droite).

En 1840, il va publier son œuvre la plus célèbre, « De l'humanité, de son principe et de son avenir »,
dans lequel il érige la solidarité pour désigner la charité organisée. C’est pour lui une charité
organisée par la société (par opposition à la charité individuelle), qui est un moyen de rendre
possible la combinaison de la liberté et de l’égalité, et celle de l’égalité dans l’unité et la
fraternité.

Il croit ainsi en la perfectibilité infinie de l’être humain, et estime que « l’Homme individuel »,
contrairement à « l’Homme abstrait » est attaché à l’humanité par un lien nécessaire ; lien qui
n’est pas seulement social, le lien social n’empêchant pas l’Homme d’être un loup pour
l’Homme ni l’égoïsme destructeur autant que le despotisme. Leroux voit ainsi se refléter dans
chaque Homme un reflet de l’humanité, une humanité perfectible et profonde.

Au travers de la reconnaissance de l’humanité de l’Homme, la famille, la patrie et la propriété, qui


sont des ordres des relations sociales, ne produisent plus des castes rivales et ennemies ;
l’Homme va entrer en communion avec tout l’univers. L’Homme n’est pas seulement corps et
esprit, il est aussi sensations, sentiments, connaissances.

La « démocratie sociale » n’est pour lui pas simplement la République et le suffrage universel, elle
doit avoir un fondement transcendantal. Leroux propose ainsi une nouvelle religion de

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
l’humanité, qui serait supérieure au christianisme car elle produirait l’harmonie entre
l’amour de soi et l’amour d’autrui. « Autrui » est ici un autre qui n’est pas le « nous ».

Cette religion nouvelle va enseigner la solidarité, plutôt que la charité. Elle est religion de
l’égalité et de la démocratie, une démocratie qui « doit oser se sacrer elle-même ». Il faut ainsi
pour lui restaurer « l’art du gouvernement », qui est « un chef-d’œuvre de la faculté créatrice que
Dieu a accordé à l’Homme ».

Pourtant, Leroux critique l’Église cathodique dont la papauté a selon lui, dans l’Histoire, toujours
fait alliance avec les ordres supérieurs. C’est à la solidarité que Leroux assigne cette mission
de vaincre ce qu’il appelle la « dissociation », responsable selon lui de l’apparition de la « fausse
propriété », qui permet de disposer du travail des autres hommes, et par là de leur personnalité
et de leur vie ; cette vie étant pour lui la seule véritable propriété inaliénable.

Ces mots sociaux que sont la dissociation et son corollaire, la fausse propriété, sont
responsable de la concurrence dominante déjà condamnée par Louis Blanc ; concurrence
dont le mot d’ordre est « ruez-vous les uns sur les autres ». A cette concurrence, Leroux va prôner
la substitution de formes associantes de propriété à cette fausse propriété privée.

Dans « De la ploutocratie » publié en 1848, il dénonce une France accaparée par 200 000 familles,
qui détiennent l’essentiel des richesses. Le vocabulaire change ici, puisque pour Leroux les
capitalistes ne sont que « des fonctionnaires de la production, laissés sans contrôle ni
surveillance ». Le mot « fonctionnaire » est par ailleurs très mal vu par les socialistes, puisqu’il
s’agit des agents du gouvernement en place. La question est donc de savoir si ces
fonctionnaires expriment leurs propres opinions individuelles, ou sont juste aux ordres des
gouvernements auxquels ils ont prêté serment.

Dans sa petite communauté de Boussac, il proclame donc en 1848 la République. Il sera élu
comme député démocrate socialiste à l’assemblée constituante ; et contrairement à
beaucoup de républicains il va soutenir l’insurrection des ouvriers.

Le socialisme de Leroux est souvent qualifié de mutualiste, d’associationiste ; mais ce n’est


pas un socialisme contre l’État, ce n’est pas un socialisme qui souhaite sa disparition. S’il ne
désire pas l’intervention de l’État dans les relations sociales, il ne saurait être question pour lui
de nier toute médiation et tout droit tutélaire de la part de l’État. Il y a selon lui un vaste champ
où l’État peut marcher et doit marcher, sans quoi il n’y a plus d’État. Sans État, il n’y a plus de
société collective, et nous retombons dans le chaos.

L’État doit pour lui intervenir pour protéger la liberté des contrats, pour assurer la liberté des
transactions ; mais aussi pour empêcher le despotisme et la licence qui, sous prétexte de
liberté des contrats, détruiraient toute liberté et la société tout entière. C’est ces deux abîmes
qui bornent pour lui la route que la société doit suivre.

Après le coup d’État du 2 décembre 1851, Leroux s’exile à Londres, puis sur l’île de Jersey où il va
se lier d’amitié avec Victor Hugo ; qui saura tirer partie de ses discussions dans « les
Misérables ». L’œuvre de Leroux va également plus tard inspirer Jean Jaurès.

Miguel Abensour voit déjà dans l’œuvre de Leroux une conception précoce de l’humaniste
oublieux de l’Homme.

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA

§4 Auguste Blanqui (1805 – 1881) « l’Enfermé » et le néo-babouvisme

C’est à son nom que l'on associe surtout l’héritage de Babeuf, transmis à cette génération par
Filippo Buonarroti ; même si on compte également dans les rangs du néo-babouvisme François
Raspail, Armand Barbès et Albert Laponneraye. Blanqui est surtout retenu du fait de sa
personnalité, mais aussi de ses 37 ans de vie en prison – d’où son surnom de « l’Enfermé » -
ses 10 ans d’exil et ses deux condamnations à la peine capitale.

Enfant d’un sous-conseiller d’Empire, Blanqui reçoit une éducation soignée à Paris. Il est membre
de la « Charbonnerie », et de ce fait il va adhérer à la « Société des amis du peuple » et participer
aux barricades de 1830 où il va être arrêté comme meneur en compagnie de François Raspail
pour atteinte à la sûreté de l’État.

Cela va donner lieu au célèbre « Procès des quinze », qu’il va transformer en réquisitoire contre
le républicanisme orléanisme en répondant au juge qui lui demande sa profession
« prolétaire ». Il va se déclarer durant le procès comme partisan de la guerre contre les classes
moyennes, c’est-à-dire la nouvelle aristocratie bourgeoise, seule bénéficiaire à ses yeux de la
« fausse révolution de 1830 ».

A sa sortie de prison, il participe à la création avec Armand Barbès et Martin Bernard de la


« Société des saisons », qui se donne pour objectif le gouvernement de l’égalité et
l’anéantissement de l’aristocratie. Il s’agit ainsi d’hommes qui croient en l’action directe et au
« remède héroïque », et qui participent en 1832 à la prise d’une armurerie, suivie de l’attaque de
l’hôtel de ville de Paris.

Le Peuple ne suit pas cette avant-garde révolutionnaire, Blanqui est arrêté avec ses compagnons
et sera condamné à la peine de mort, qui sera finalement commuée en peine de prison à vie
au Mont Saint-Michel où il tombera gravement malade ; ce qui conduira la justice à finalement
le gracier de peur que sa mort ne les change en martyr aux yeux du peuple. Il ne sortira de prison
qu’en février 1848 pour mener une autre révolution.

Blanqui confesse qu’il « n’est pas un professeur de politique ou de socialisme », mais « un homme
d’action ». Il est très vite désillusionné par le tournant conservateur que prendra la IIème
République, et il dira « changement de forme, maintien du fond, l’édifice du privilège sans une
pierre de moins, avec des phrases et quelques banderoles en plus ». Pour lui, la République
fraternelle et égalitaire s’oppose au constitutionnalisme bourgeois.

Il prend alors la tête de la société révolutionnaire centrale, et doute de l’efficacité du suffrage


universel en dénonçant assez vite le piège des élections anticipées, prévoyant avant tout le
monde la victoire des partisans royalistes.

Blanqui réclame l’armement des ouvriers en garde nationale, et la suppression du délit de


coalition. Hugo verra en Blanqui « une étrange figure de fanatique à froid, dans sa sauvage
grandeur ».

Arrêté et accusé d’être un mouchard, il est incarcéré jusqu’en 1849. A ceux qu’il accuse d’être
un bourgeois, il répond en 1852 que « grâce au Ciel il y a beaucoup de bourgeois dans le camp
prolétaire car ils en constituent la principale force, ou du moins la plus persistante ». Ce sont, dit-
il, « des bourgeois qui ont soulevé le premier drapeau du prolétariat ».

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
Les œuvres de Blanqui ne seront regroupées qu’en 1885 sous le titre de « critique sociale », et on
pourrait dire qu’il s’agit en premier lieu d’une adaptation du babouvisme originel aux
nouveaux enjeux de la révolution industrielle, qui nécessite l’abandon de la réforme agraire.

Pour lui, la lutte des classes n’est qu’un duel à mort entre le revenu et le salaire, qui fait que
Blanqui rejette dos à dos les communistes et les socialistes réformateurs, avec leurs idées
de fraternité et de solidarité ; qu’il traite d’endormeurs qui débattent interminablement sur la
révolution future. Il dira ainsi qu’ils « s’entêtent à répondre à la question avant de franchir
l’obstacle, et passons d’abord nous verrons là-bas ».

Blanqui va prôner la grève comme école de la révolution et du prolétariat, il en appelle à


l’insurrection ; mais il ne se départ pas de sa vision d’une bourgeoisie qui doit être à l’avant-
garde, et a donc un regard assez critique envers les masses et le Peuple. Il dira que « les masses
sont ignorantes, l’humanité avance les yeux bandées, il faut une avant-garde révolutionnaire pour
guider le chemin, mais cette humanité immole trop souvent ses guides », et cite ainsi les
Gracques à Rome, Jésus, Robespierre et Babeuf.

Il sera de nouveau arrêté en 1861 et s’évade en 1865 pour s’enfuir en Belgique ; où il publie en
1868 ses instructions pour une prise d’armes. Après la défaite de Sedan, il participe à une
nouvelle révolution en 1870 qui se soldera par sa condamnation à mort.

Absent de la Commune de Paris, ses idées influenceront toutefois beaucoup la Commune,


comme les idées anarchistes.

Section 2 : Proudhon (1809 – 1865) et la critique de la propriété, de


l’anarchisme au fédéralisme
Proudhon ne revendiquait jamais le qualificatif de socialisme, et le rejetait même ; en disant
« socialistes, retirez-vous de moi, car vous êtes une puanteur ». Proudhon n’a que faire des
nouveaux évangiles de Buchez, Leroux, Considérant ou George Sand ; qu’il traite de fous.

La pensée proudhonienne est pourtant très supérieure intellectuellement et originale que


celle de la plupart des auteurs socialistes, du fait de son parcours, de sa réflexion sur plusieurs
décennies et celle de se mesurer aux plus grands.

Fils d’un tenancier de débit de bière de Besançon, Proudhon a pu fréquenter le collège royal grâce
à une bourse d’étude, et être de ce fait au contact des meilleures familles de la bourgeoisie
franc-comtoise. Il va toutefois garder un souvenir très amer des humiliations subies, qui vont
faire de lui un révolté.

Il devient ouvrier typographe, en grande partie à cause de la perte d’un procès qui va ruiner sa
famille. La mort de son frère en 1833, qu’il impute à l’armée, marquera grandement le jeune
adulte, qui ne pourra passer son baccalauréat qu’à 29 ans.

Il frappe tout de suite un grand coup en 1840 en publiant un mémoire « Qu’est-ce que la
propriété », qu’il dédicace à l’Académie de Besançon qui ne peut que le désavouer en raison de
la proposition scandaleuse qui va le rendre célèbre, celle voulant que « la propriété est le vol » ;
et va ainsi proposer une alternative à cette propriété

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA

§1 Le procès de la propriété privée et sa transmutation en possession


individuelle

Par cette proposition sacrilège et jubilatoire, proposition qui met en question le fondement
même de l’ordre politique et bourgeois, Proudhon frappe un grand coup ; mais sa pensée
profonde est beaucoup trop complexe pour être réduite à cette formule. Proudhon n’est en
effet par un libertaire comme Fourrier, qu’il appelle « bigot pornocrate », mais pense que chacun
doit pouvoir jouir des fruits de son travail.

C’est dans les années 1830 que voit apparaître la propriété absolue comme droit naturelle ; et à
cette notion, Proudhon préfère celle de possession individuelle. Ce qui lui pose un problème
est le jus in re, et surtout l’abusus qui le fonde. Cette affirmation de la propriété comme droit
absolu a pour effet la négation du « jus ad rem », le droit aux choses, la possession des
travailleurs.

S’il veut l’abolition du droit classique de propriété, c’est car il considère que la propriété est
impossible, on la décrit comme le droit de jouir des fruits de son travail ; mais dans la réalité la
propriété se présente comme le droit de jouir et de disposer à son gré du bien d’autrui, du
fruit de l’industrie et du travail d’autrui.

Cette réalité fait de la propriété une machine de guerre du riche contre le pauvre, « le pauvre et
le riche sont dans un état respectif de méfiance et de guerre, mais pourquoi se font-ils la guerre ?
Pour la propriété ». Ainsi, il dira que « la propriété à pour corrélative nécessaire la guerre à la
propriété ». Ce réquisitoire se fait au nom de la société, de l’égalité et de la justice.

La société humaine est pour lui une association, où tous travaillent les uns pour les autres car
nul ne peut rien par lui-même, sans l’assistance des autres. Cette société humaine se base
sur des échanges continuels de produits et de services.

L’égalité des conditions dans laquelle Tocqueville avait vu l’avènement de la démocratie est pour
Proudhon plus que cela ; il s’agit pour lui d’une égalité de moyens, distincte de la simple
égalité en droit. Cette égalité de moyens est le fondement même de la société, des associés,
qui fonde également la diversité des facultés.

La justice est pour lui une justice sociale, elle consiste à agir socialement, en faisant à chacun
la part égale des biens, sous la condition égale du travail. Or, il y a dans le droit et l’économie de
la société capitaliste une « erreur de compte ».

En effet, nous dit-il dans ce premier mémoire, « le patron de l'entreprise capitaliste n'est pas quitte
lorsqu'il a réglé à chaque employé son salaire », puisque « le salaire n’est que la dépense qu’exige
l’entretien et la réparation journalière du travailleur », et de ce fait le patron empoche de manière
indue le produit spécifique du produit collectif du travail de l’ensemble des ouvriers qui résulte
de l’effort de tous.

Il en est de même au niveau de la société tout entière. Car si chaque membre devrait pour lui être
rétribué à sa juste valeur et pour sa contribution à l’entreprise sociétaire, en réalité le pouvoir
d’achat des travailleurs est beaucoup plus faible que la valeur réelle des produits de leur
travail. L’ouvrier s’épuise ainsi à travailler pour un salaire de misère, et creuse sa propre tombe
avec le cortège infernal de la faim, de la maladie, du chômage, de la prison ou de l’hôpital.

Pour toutes ces raisons, la propriété capitaliste lui apparaît comme le droit d’aubaine à
travers les différents mécanismes juridiques qui se déploient à son service ; notamment avec

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
le système de fermage pour la propriété agricole, le loyer, la rente, l’intérêt, le bénéfice, le gain, le
profit. Il démasque dans l’aubaine du propriétaire ce qu’il appelle un effet sans cause ; le
propriétaire jouit de richesses qu’il n’a pas produit lui-même.

On peut voir dans ses propos une préfiguration d’une thèse très récente, soutenue par la
professeure de droit Katharina Pistor dans « Le Code du capital – Comment la loi crée la richesse
capitaliste et les inégalités », paru en 2019. Après la crise des subprimes de 2008, cette
professeure s’est ainsi interrogée sur la raison de la crise, la façon dont elle a été gérée et la
raison de pourquoi les grands groupes se sont vite remis malgré cette crise. Elle en est arrivée
à la conclusion que ce sont les grands cabinets d’affaires qui permettent cet état de fait, et
remonte l’Histoire pour en conclure que le droit a toujours concentré les richesses dans les
mains d’une minorité.

Il faut, pour Proudhon, résoudre l’énigme du « sphinx de la propriété » pour tuer « le vieux serpent »
et ses « entortillements homicides ». Cette déclaration de guerre à la propriété va d’ailleurs
impressionner Marx dans son ouvrage « La Sainte famille » ; dans lequel Marx compare le
mémoire de Proudhon à « Qu’est-ce que le tiers État », de Sieyès.

Mais en réalité, cette déclaration de guerre ne fait pas pour autant de Proudhon un adepte de
la propriété collective ; il reste un anti-collectiviste attaché à la liberté individuelle. Pour lui,
la mise des biens en communauté est une autre forme d’exploitation, toute aussi inégalitaire
que l’exploitation capitaliste. C’est encore celle du fort par les faibles, du travailleur par les oisifs ;
c’est, dit-il, « la médiocrité du talent et du travail glorifiée à l’égal de la force ». Proudhon demeure
ainsi profondément individualiste.

La propriété communautaire ne peut qu’entrainer pour Proudhon finalement que la propriété


des personnes, de leur vie, de leur talent par l’État. Comme une anticipation géniale du régime
communiste stalinien, Proudhon estime que la propriété communautaire opprime et conduit
l’humanité sur la route de la servitude par « l’uniformité béate et stupide à laquelle elle enchaine
la personnalité libre, active, raisonneuse et insoumise de l’Homme ».

Proudhon veut ce qu’il appelle « la possession individuelle », et esquisse la solution au problème


dans son « avertissement aux propriétaires » en déclarant « J’ai recherché ce qui dans l’idée de
propriété était nécessaire, immuable, absolu et j’ai affirmé après vérification authentique que
cette idée se réduisait à celle de possession individuelle transmissible susceptible non
d’aliénation mais d’échange et n’ayant pas pour fondement une occupation fictive ou une oisive
volonté ».

Se pose alors la question de savoir comment opérer cette transmutation de la propriété en


possession individuelle.

Proudhon ne croit pas aux révolutions par un coup de main qui, dit-il, ne sont que des secousses
qui ne changent que le gouvernement politique et non l’ordre social. Comme il l’écrit à Marx
dont il est encore proche en 1846, il ne faut pas poser l’action révolutionnaire comme un moyen
de réforme sociale. Il écrit ainsi « je préfère brûler la propriété à petit feu plutôt que de lui donner
une nouvelle force en faisant une St Barthélémy des propriétaires ». Sa voie, Proudhon l’a choisie
dès son premier écrit dans lequel il clame « Quoi que très ami de l’ordre je suis dans toute la force
du terme anarchiste ». Proudhon est ainsi considéré comme le père de l’anarchisme.

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA

§2 Proudhon, père de l’anarchisme et promoteur de la Révolution sociale

Ces paroles qui viennent clore sa profession de foi dans « Qu’est-ce que la propriété » procèdent
du rejet de toutes les formes de gouvernements :

« Vous êtes républicain. — Républicain, oui ; mais ce mot ne précise rien. Res publica, c’est la
chose publique ; or quiconque veut la chose publique, sous quelque forme de gouvernement que
ce soit, peut se dire républicain. Les rois aussi sont républicains. — Eh bien ! vous êtes démocrate
? — Non. — Quoi ! vous seriez monarchique ? — Non. — Constitutionnel ? — Dieu m’en garde. —
Vous êtes donc aristocrate ? — Point du tout. — Vous voulez un gouvernement mixte ? — Encore
moins. — Qu’êtes-vous donc ? — Je suis anarchiste. »

Son anarchisme, qui est une réprobation même de l’existence d’un gouvernement et d’un
État, procède de sa critique même de la propriété privée. Il va préciser en 1844 dans un nouvel
ouvrage « La création de l’ordre dans l’humanité » que l’anarchie est conçue de manière positive.

L’anarchie est simplement l’absence de maître, de souverain ; l’anarchie n’est pas la loi de la
jungle mais au contraire « la souveraineté du droit par rapport au pouvoir ». L’anarchie c’est l’ordre,
mais l’ordre naturel par rapport au commandement humain. C’est le triomphe de la loi non-
humaine, mais scientifique. Pour Proudhon, plus grande est la liberté individuelle, plus
ordonnée est la société.

L’anarchie, qui est une négation de l’État, n’est ainsi pas le désordre ou la destruction de l’ordre
ancien ; mais elle opère une reconstruction de la société par le développement de la liberté. En
résumé, l’anarchie c’est le but de la Révolution.

14/03/2024

Son premier mémoire va tout de suite lui faire connaître un succès fulgurant en France comme
en Europe, et rencontrer une partie de ses admirateurs comme Marx, ou Bakounine, qui sera l’un
des futurs leaders de l’internationale anarchiste.

Il va avec eux découvrir Hegel, un philosophe allemand idéaliste de la « fin de l’histoire » ; ainsi
que Feuerbach. Proudhon ne va toutefois pas vraiment être inspiré par la philosophie allemande
mis à part dans « Philosophie de la misère » en 1846, qui lui vaudra une réponse cinglante de Marx
dans avec « misère de la philosophie » qui marque le détachement de Marx de la philosophie
et de son brouillage avec Proudhon.

Dans « Philosophie de la misère », Proudhon opère une conciliation équilibrée des


contradictions économiques entre les routines de l’économie politique classique et les
chimères et les utopies socialistes. Cette œuvre annonce l’esquisse d’un plan d’association
progressive dans « Solution du problème social » en mars 1848.

On y retrouve l’idée que, comme chaque propriétaire est majesté souveraine dans la sphère de
sa propriété, roi inviolable dans toute l’étendue de son domaine, de ce fait un gouvernement de
propriétaires à la Guizot ne peut être autre chose que chaos et confusion.

Toute souveraineté est le gouvernement de l’homme par l’homme, et est donc despotisme.
L’égalité devant la loi ne change rien à l’affaire, les fondements de la société restent pour
Proudhon despotisme, inégalité civile, propriété.

Proudhon va rejeter en 1848 dos à dos les démocrates et les socialistes. Il dira que « l’erreur ou
la ruse de nos pères a été de faire le peuple souverain à l’image de l’homme-roi ». Il ajoute « Et dire

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
qu’il y a parmi nous des démocrates qui prétendent que le gouvernement a du bon ; des
socialistes qui soutiennent, au nom de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité, cette ignominie ;
des prolétaires qui posent leur candidature à la présidence de la République ! Hypocrisie ! »

Proudhon ne se trompe pas sur les bienfaits du suffrage universel, mais reste du côté du peuple
car il sent monter le risque de guerre civile, « quoi qu’il arrive le peuple sera justifié par moi ».
Le suffrage universel n’est donc pas la panacée, et Proudhon y démasque « une institution
excellente pour faire dire au peuple non ce qu’il pense mais ce que l'on veut de lui ». Pour lui,
« l’étranglement de la conscience publique, le suicide de la souveraineté du peuple, l’apostasie
de la révolution » ; puisque c’est pour lui le plus sûr moyen de faire mentir le peuple, « comme si
de l’addition d’une quantité quelconque de suffrages, pouvait jamais résulter une pensée
générale »

Alors que les démocrates combattent pour le vote pour tous, Proudhon pense déjà à
comptabiliser les votes blancs. Il va tout de même se présenter à l’élection pour faire de
l’assemblée un tribune de ses idées ; il sera battu mais tout de même élu aux élections partiels
de juin.

Après les répressions sanglantes de juin 1848, Proudhon condamne « la férocité de tigre des
bourgeois vainqueurs » et devient bien malgré lui l’avocat de ce que Thiers appelle le
socialisme et de la proposition phare qui ne sera pas reconnue du droit au travail.

En décembre 1849, à ceux qui l’accusent de vouloir abolir le gouvernement et la Constitution


républicaine et qui lui posent la question « Qu'est-ce donc qui maintiendra l'ordre dans la société?
Que mettrez-vous à la place de l'Etat? à la place de la police? à la place des grands pouvoirs
politiques ? », il répond « Rien. La société, c'est le mouvement perpétuel. Elle n'a pas besoin qu’on
ne la remonte ni qu'on lui batte la mesure. Elle porte en soi son ressort, toujours tendu, et son
balancier ».

On a donc pour la première fois un penseur qui pense la politique en dehors du cadre étatique.
Il faut pour lui partir de l’économie qui prime sur le politique, et il dira que c’est par les fonctions
de la vie économique que la société existe, et non par l’État. Mais c’est une économie nouvelle
que propose Proudhon, une économie qui naîtrait d’accord mutuels entre les hommes ; c’est le
« mutualisme ». Ce mutualisme est pour lui la solution à l’individualisme à égoïste et organisé ;
même s’il reste un anarchiste individualiste. Ce mutualisme se fonde notamment sur l’idée de
crédit gratuit avec des institutions comme la banque du peuple.

§3 Contractualisme, mutualisme, fédéralisme

En 1851, Proudhon signe un nouvel ouvrage « Idée générale de la Révolution au XIXème siècle ».
C’est toujours la Révolution qui anime la pensée, que ce soit pour la terminer, pour en réclamer
l’héritage, la continuer, etc.

Proudhon ne fait pas exception à cette règle, et s’en prend violemment à Jean-Jacques
Rousseau et son contrat social, « l’idole du somnambulisme jacobin ». Beaucoup, en 1848,
réclament la Constitution de l’an I, c’est d’ailleurs ce que crie le peuple sur les barricades. Pour
Proudhon, Rousseau n’a rien compris à l’idée de contrat puisque le contrat est une idée
exclusive à celle de gouvernement.

Le contrat règle pour lui les échanges entre les individus et les groupes, et il repose même
uniquement sur le principe de réciprocité. Il faut ainsi remplacer les lois par les contrats,
dont le système doit embrasser l’universalité des citoyens.

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
En 1858, il va poursuivre sa réflexion dans son ouvrage « De la justice dans la Révolution et dans
l’Église ». Proudhon se révèle conservateur, voire réactionnaire et moraliste du point de vue
social, notamment relativement à la famille et à la femme. La famille est pour lui la base de la
société dont « le père est le maître et le justicier, et la femme lui est naturellement soumise en
raison de l’infériorité de son sexe ». Plus extrême encore, la femme est pour lui on ventre qui doit
être fécondé, et « sa place est au foyer » Si Fourrier est un « pornocrate », Proudhon est quant à
lui un « phallocrate ».

Ce tournant conservateur a précédé sa conversion au « fédéralisme », qu’il expose notamment


dans « du principe fédératif et de la nécessité de reconstituer le parti de la Révolution ». Après
avoir songé à la totale suppression de l’État, Proudhon finit par l’accepter comme un mal
nécessaire et aboutit finalement à l’idée de fédération politique, ou de décentralisation.

Le vocabulaire n’est pas très précis, et à l’époque ces mots sont employés de façon un peu
similaires. Proudhon va alors faire du fédéralisme l’alpha et l’oméga de sa politique, il se
réclame de l’héritage de la révolution de 1789 qu’il faudrait parachever, et n’a donc pas de
mots assez durs pour dénoncer le jacobinisme centralisateur de 1793 qui, en détruisant le
fédéralisme, « a rendu en France le gouvernement impossible, et la liberté d’illusoire ».

Pour Proudhon, les jacobins nous ont rendu indivisibilistes et centralisateurs, depuis cette
époque « la France s’est mise à admirer cette centralisation. On lui a dit que les étrangers la lui
enviaient, et que les étrangers qui l’écoutaient l’ont cru ». Pour Proudhon, il faut poursuivre l’œuvre
révolutionnaire en décentralisant l’État à partir de la commune.

Or, la centralisation non seulement dépouille les communes de leur libre administration, mais
elle corrompt l’esprit public. « Qui dit nation unitaire, dit nation vendue à son gouvernement
urbem venalem, on achète une ville pour une église, un village pour un bureau de tabac ».

Dans « De la capacité des classes politiques et ouvrière », Proudhon propose que la France soit
divisée en douze régions indépendantes, que chacune ait un pouvoir législatif nommé par le
peuple, une université, une organisation du travail et une bourse. Paris ne serait plus la capitale
mais la ville fédérale, il y aurait donc un pouvoir législatif central qui devrait être formé d’un
Parlement fédéral composé d’une chambre des régions élues sur une base territoriale et d’une
chambre des professions élue sur une base corporative.

Dans « du principe fédératif », Proudhon notait déjà « toutes mes idées économiques élaborées
depuis 25 ans peuvent se résumer en ces 3 mots, fédération agricole industrielle. Toutes mes vues
politiques se résument à une formulation semblable, fédération politique ou décentralisation ».
Dans sa pensée, le fédéralisme politique est l’aboutissement de sa critique de l’État débutée
par l’anarchie. Le fédéralisme est pour lui la constitution économique et sociale, c’est-à-dire
essentielle, contrairement à la constitution politique.

« De la capacité des classes politiques et ouvrière » va servir de base politique au « manifeste des
soixante », composé de socialistes favorables à une représentation ouvrière. Ce manifeste va être
repris avec le texte de Proudhon dans l’association internationale des travailleurs créée à
Londres ; et c’est Marx qui va rédiger l’adresse et les statuts de cette association en 1884.

Section 3 : Marx (1818 – 1883), Engels (1820 – 1895) et le marxisme : une


théorie scientifique au service de la révolution finale des prolétaires
Si Marx, et à sa suite Engels, se sont plu à s’opposer à plusieurs reprise au marxisme le socialisme
scientifique au socialiste utopique, il n’en demeure pas moins que la formation de la doctrine

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Histoire des idées politiques après 1789
François QUASTANA
marxienne, comme le soulignait Lénine lui-même, puise ses sources à la foi dans la
philosophie allemande, les socialismes français, et l’économie politique classique
britannique.

Marx naît à Trèves en 1818, dans une famille prospère de la bourgeoisie juive allemande.
Surtout passionné par l’art et la poésie, il va délaisser ses études de droit pour se tourner vers la
philosophie qu’il commence à étudier en 1837 à l’université de Berlin où il va découvrir la
philosophie d’Hegel.

Hegel (1770 – 1770) est après Kant et Fichte celui qui va vraiment marquer l’âge d’or de la
philosophie allemande, au travers d’œuvres comme la « phénoménologie de l’esprit », ou encore
les « principes de philosophie du droit » avec comme pensée celle que l’idée se réalise dans
l’Histoire, l’Histoire à une fin ; et que l'État est la réalisation de l'idée morale. La liberté a sa
source dans un État rationnel, et Hegel avait salué la Révolution française comme un lever de
soleil, mais c’est après son échec l’empire prussien qui préfigure cet État rationnel, futur État
universel incarné par la Prusse. Après l’échec de la cité antique, après l’échec du christianisme,
il revient à cet Empire Prussien d’incarner cette idée d’État universel.

Hegel a beaucoup de disciples, aussi bien de droite comme de gauche, et c’est l’avènement du
roi Frédéric Guillaume IV qui vient, avec son avènement, doucher les espoirs des hégéliens de
gauche, et tous ces philosophes qui interprétaient Hegel avec une vision de gauche vont être
chassés de l’université impériale. Ils voient s’éloigner la réforme rationnelle de l’État dont
l’hégélianisme était sans doute porteur.

Si la France a fait sa Révolution, l’Allemagne n’a pas réalisé sa révolution bourgeoise ni son
unité, et beaucoup pensent qu’elle est en-dessous au niveau de l’Histoire.

Marx va écrire sur la différence de philosophie de la nature chez Démocrite et Epicure. C’est
dans ce texte que Marx commence son travail critique sur cette philosophie politique d’Hegel,
mais aussi sur la religion.

Ce travail est prolongé en 1843 dans « Contributions à la critique de la philosophie du droit


d’Hegel ». Cet ouvrage n’est en fait que le prélude à l’abandon par Marx de la philosophie
humaniste et matérialisme de Feuerbach.

C’est dans le premier grand texte de Marx, « L'Idéologie allemande » qu’il écrit avec Engels est le
second jalon après « la Sainte famille » de leur collaboration.

Engels est le fils d’un industriel allemand spécialisé dans le textile dont le père a la bonne idée de
l’envoyer se familiariser avec les affaires à Manchester. Engels va, de ses observations sur
comment fonctionne l’industrie textile en Angleterre, en tirer en 1845 un ouvrage « de la
situation des classes laborieuses en Angleterre ».

Les soubassements théoriques du marxisme, et le matérialisme historique, se retrouvent la


mention dans « l’Anti-Dühring » qui est un exposé méthodique de ce qu’est le marxisme.

§1 Le matérialisme historique

De l’étude de la philosophie d’Hegel, Marx va surtout retenir la méthode dialectique par


oppositions successives qui subordonnait le monde à Dieu et essayait d’expliquer de manière
rationnelle le présent.

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A la suite de la lecture de Feuerbach, Marx va adopter la thèse matérialiste selon laquelle Dieu
n’est qu’un concept créé par l’Homme, sans réalité. Loin de libérer l’Homme, l’idée de dieu
l’aliène ; d’où l’expression « la religion est l’opium du peuple ».

A l’étude des mécanismes de l’évolution des sociétés humaines va former le matérialisme


historique, une thèse appliquée à l’histoire. La méthode de Marx et Engels va se donner pour
objectif le décryptage de la logique interne aux événements historiques pour expliquer le
passé, comprendre le présent mais surtout prévoir l’avenir.

Cette méthode rompt avec l’approche philosophique pour ne penser l’histoire de l’humanité
qu’à partir des rapports sociaux qui ont leur fondement dans les rapports économiques, qui
sont les rapports de la forme productive de la division du travail et des premières formes de
propriété.

Il ne faut plus penser l’histoire de l’humanité à partir de l’homme pris dans son abstraction,
d’où la critique marxienne de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen comme des
droits abstraits. Pour Marx, c’est le mode de production de la vie matérielle, « l’infrastructure »,
qui vient fonder « la super structure », c’est-à-dire le juridique et la politique.

A partir de là, Marx et Engels vont différencier plusieurs stades. Marx distingue successivement
le stade tribal, le stade antique, le stade féodal, et enfin le stade bourgeois. A chacun de ces
stades, correspondent des rapports de production. Le stage tribal est la communauté de bien
primitive, le stade antique est l’esclavage médiéval ; la féodalité c’est le servage médiéval, et
le stade bourgeois est le capitalisme moderne.

Mais comme c’est une philosophie de l’avenir, il y a un âge qui n’est pas encore advenu, l’âge
prolétaire. Il correspond au socialisme, est encore à venir et implique la révolution.

Mais les Hommes ne savent pas l’Histoire qu’ils font, puisqu’ils demeurent comme aveuglés d’un
voile idéologique qui présente les choses à l’envers. L’idéologie n’est pas pour Marx la science
des idées mais la production d’idées de nature morale, religieuse, politique ou encore
juridique, et des représentations qui accompagnent et justifient ces idées ; l’idéologie est une
affaire de croyances.

Le problème est que ces représentations jettent un voile sur les vrais rapports sociaux qui sont
des rapports de domination ou d’aliénation. Avec l’idéologie, « les hommes marchent la tête en
bas », ils sont aveuglés. Pour lui, idéologie comme religion ne sont que des moyens idéels de
résoudre idéellement les contradictions terrestres, mais leur contenu n’est que le produit de
ces contradictions.

Il faut donc selon Marx repartir non de l’illusion mais du processus de vie réel. Avec cette idée,
ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. Ainsi, il
est nécessaire que chaque classe et chaque individu prennent conscience de lui-même et d’elle-
même. La conscience de classe est donc le préalable à la lutte des classes, cette dernière
étant le moteur de l’Histoire ; toute l’Histoire est lue par cette lutte, et c’est cela qui constitue
l’idée phare du « Manifeste du parti communiste ».

§2 La lutte des classes et le « Manifeste du parti communiste »

Dès 1847, Marx et Engels vont entrer en contact avec différents mouvements révolutionnaires
européens, anglais et parisiens pour passer de la théorie à la pratique. Dans « Misère de la
philosophie » de 1847, Marx dénonce le caractère purement spéculatif de la démarche de

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Proudhon et des « socialistes utopiques », qui ne partent pas de l’histoire concrète ; et Marx
ira jusqu’à traiter Proudhon de doctrinaire, avec sa recherche chimérique d’un équilibre de
contradictions indépassables.

Mais Marx lui reproche surtout son refus de la révolution en actes, refus illustré par la non-
adhésion du franc-comtois d’adhérer au comité de correspondance communiste international
organisé par Marx à Bruxelles qui va devenir partie prenante de la « Ligue des justes » qui
deviendra « Ligue des communistes ».

À l’issue du deuxième congrès de la Ligue des communistes à Londres, Marx est chargé avec
Engels de rédiger le manifeste de l’organisation. C’est un texte qui démarre ainsi par
« prolétaires de tous pays, unissez-vous », avec l’affirmation centrale qui ouvre la première partie
du Manifeste « bourgeois et prolétaires » : « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n ’a été que
l’histoire de luttes de classe »

Les socialistes utopiques n’avaient pour Marx pas perçu la force politique du prolétariat et sa
spontanéité historique ; ni dans la lutte des classes le moyen de son émancipation et de
l’accouchement de la société future. L’innovation et la force du marxisme réside dans l’idée que
le communisme sera et ne peut être que le produit du développement de la lutte des
classes.

Marx ne parle pas encore de la dictature du prolétariat qu’il théorise juste après dans « Des
luttes de classe en France » dans lequel il écrit que « ce socialisme est la déclaration permanente
de la révolution, la dictature de classe du prolétariat, comme point de transition nécessaire pour
arriver à la suppression des différences de classes en général ». L’idée est donc d’arriver à une
société sans classes.

Dans le Manifeste, Marx et Engels imaginent encore deux issues possibles à cette lutte entre le
prolétariat et la bourgeoisie. Soit il en aboutira une transformation de la société tout entière,
soit une destruction des deux classes en lutte.

Dans la première partie du Manifeste, aussi bien Marx qu’Engels reconnaît parfois en termes
laudatifs le rôle moteur et révolutionnaire qu’a jusqu’ici joué la classe bourgeoise, « c’est elle
qui, la première, a fait voir ce dont est capable l’activité humaine ». Mais ce faisant, cette classe a
joué un rôle démystificateur en faisant émerger chez les prolétaires une conscience de classe.

Le texte de propagande communiste prend dans certains passages les accents d’une critique
romantiques de la modernité capitaliste. Ainsi, « le froid intérêt, le dur paiement au comptant
[…] a noyé l’extase religieuse, l’enthousiasme chevaleresque, la sentimentalité petite bourgeoise,
dans les eaux glacées du calcul égoïste […]. En un mot, à la place de l’exploitation voilée par des
illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. »

C’est cette même bourgeoisie qui a brisé le cadre de l’état-nation au nom du commerce
international, qui a soumis les campagnes aux grands centres urbains, qui a libéré l’homme
du droit divin, elle a façonné le monde à son image. Mais, comme la bourgeoisie ne peut exister
sans révolutionner les rapports de production, elle a levé de véritables armées de prolétaires
qui seront ses propres fossoyeurs. « mais la Bourgeoisie n ’a pas seulement forgé les armes qui
la mettront à mort; elle a produit aussi les hommes qui manieront ces armes, les ouvriers
modernes, les prolétaires »

Ainsi se dessine sous sa plume la révolte des forces productives modernes contre les rapports
modernes de production, contre le régime de la propriété qui conditionne l’existence de la

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bourgeoisie ; puisqu’avec la mondialisation le régime de propriété bourgeois est trop étroit et
ne suffit plus.

L’objectif du manifeste n’est pas l’abolition de la propriété privée, encore moins de toute
propriété, mais uniquement de la propriété bourgeoise. Pour Marx, le capital est un produit
collectif qui ne peut être mis en mouvement que par l’activité en commun de beaucoup
d’individus ; et même que par l’activité en commun de toute la société à l’échelle mondiale.

Dans le Manifeste, l’exploitation de la classe ouvrière n’est pas totalement démonté dans tous
ses mécanismes, ce qui sera l’objet de son autre ouvrage, « Le Capital ».

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