Équiper les disciples pour transformer le monde
Équiper les disciples pour transformer le monde
Équiper les disciples pour transformer le monde
2 Corinthiens 5,11-21
Introduction
Pour résumer, Paul fait preuve de clarté dans son orientation missionnaire. Il sait: (a)
qu’il s’engage uniquement en mission au service de Dieu, et non pour lui-même ou
dans son propre intérêt; (b) qu’il est un simple être humain ayant besoin de la
puissance directrice du Saint Esprit pour s’acquitter de son devoir d’annoncer le
Christ même au milieu de l’opposition; et (c) que le succès ou l’échec de son action
missionnaire dépend de la façon dont il alimente les relations des humains avec Dieu
ainsi que leurs relations entre eux.
Paul n’écrivait pas à une Église juste par envie d’écrire. La plupart du temps, il
s’efforçait de répondre à des messages qu’il avait reçus des Églises qu’il avait
créées. À ce titre, ses épîtres s’inscrivent dans le cadre d’un dialogue dont les sujets
ont été établis par les interlocuteurs de Paul[1]. Il n’est jamais aisé de reconstruire un
tel contexte et les informations concernant les destinataires, cependant cette
reconstruction est nécessaire pour percevoir ce dont il est question. Il nous faut donc
étudier les événements à Corinthe qui ont donné lieu à cette épître.
De par sa position stratégique sur les routes commerciales, Corinthe était une cité
très riche. Même lorsque Paul y séjournait, il soutenait son ministère en fabriquant
des tentes avec ses associés (Ac 18,3). Corinthe était administrée par les Romains
par l’entremise du bureau du proconsul. Lors de la première visite de Paul, cette
charge était tenue par Gallion (Lucius Iunius Gallio, vers 51-52). Eu égard au
caractère métropolitain de la cité, plusieurs langues devaient y être parlées, mais le
grec et le latin y étaient les plus usités.
Paul envoya la première épître aux Corinthiens depuis Éphèse, par l’intermédiaire de
Tite. Il y abordait différents problèmes, notamment les factions au sein de l’Église,
des relations incestueuses au sein de la congrégation, les querelles dans l’Église qui
se terminaient devant des tribunaux publics, le chaos qui entourait le repas du
Seigneur, la disparition de l’amour entre les fidèles et même les doutes concernant la
résurrection. Après avoir envoyé cette lettre, Paul voulut savoir comment l’Église
avait réagi. Les nouvelles rapportées par Tite furent encourageantes. De nombreux
changements positifs s’étaient produits à Corinthe. En effet, l’Église avait réagi par
une «tristesse selon Dieu» qui «produit un repentir» (2 Co 7,10). L’Église avait traité
Tite avec une grande bonté, ce qui fut une source de joie et de confiance pour Paul
(2 Co 7,5 et suiv.).
Mais Tite apportait par ailleurs de moins bonnes nouvelles. Certaines factions et
certains maîtres empoisonnaient l’esprit des Corinthiens en discréditant la légitimité
de Paul en tant qu’apôtre et la véracité de son message. Dans leurs accusations, ils
soulignaient que l’on ne pouvait pas se fier à lui parce qu’il avait changé d’itinéraire
(1 Co 15 et suiv.; 1 Co 16,5 et suiv.). Ses détracteurs l’accusaient de ne pas être de
bonne foi, parce qu’il n’avait pas apporté de lettres de recommandation (2 Co 3,1).
D’après eux, les écrits de Paul avaient de la force, mais en apparence il était faible et
timide, et, lorsqu’il était présent, Paul n’impressionnait ni par son autorité ni par son
éloquence (2 Co 10,10; 11,6). Ensuite, ils affirmaient que son message n’avait
aucune valeur parce que, à la différence des rhéteurs grecs, Paul ne se faisait pas
payer. Et ils ajoutaient que s’il ne voulait pas d’aide matérielle de la part des
Corinthiens, c’était parce qu’il ne les aimait pas (2 Co 11,11; 12,13 et suiv.). Pour
eux, en réalité, Paul volait les collectes des Corinthiens pour les chrétiens de
Jérusalem (2 Co 12,17 et suiv.).
Paul explique qu’il a dû reporter sa visite parce qu’il voulait passer plus de temps à
Corinthe, et souligne que les Corinthiens sont mieux placés que ses détracteurs pour
juger de son sérieux. Concernant son caractère, Paul rappelle aux Corinthiens sa
persévérance et sa peine au service de l’Évangile, dont ils sont les témoins
(2 Co 4 – 6). Il souligne que ces faux apôtres, animés par un esprit différent, se
servent des ruses de la rhétorique pour prêcher un Évangile et un Jésus différents
(2 Co 11,2 et suiv.). En refusant l’argent, Paul montre qu’il a reçu gratuitement
l’Évangile et qu’il n’a pas besoin d’être payé pour cela. Il préfère plutôt travailler de
ses mains (2 Co 11,9). Paul promet qu’au cours de sa visite il donnera la pleine
mesure de son apostolat si cela s’avère nécessaire (2 Co 12,14 et suiv.; 13,1 et
suiv.). Et il espère qu’avant son arrivée ils tiendront compte du contenu de sa lettre et
ignoreront les faux prophètes (2 Co 13,3 et suiv.).
2 Corinthiens 5,11-21, qui constitue le texte principal de notre étude biblique, est
précédé par d’importantes indications concernant l’orientation missionnaire de Paul,
dans 2 Co 5,1-10. À savoir que nous sommes des êtres humains qui servent Dieu
sur terre en étant tournés vers le ciel. Une telle conception suppose que nous soyons
(a) humbles dans nos engagements, (b) réservés dans nos jugements, (c) motivés
par notre désir de plaire à Dieu, et (d) conscients qu’un jour nous serons soumis au
jugement de Dieu et que nous rendrons des comptes concernant nos
responsabilités. Dans la partie suivante (2 Co 6,1-13), Paul montre qu’il est possible
de perdre de vue la mission en raison des souffrances et de l’opposition. Le
message du salut doit être adopté d’urgence avec la prise de conscience que
chaque jour les personnes qui servent Dieu affrontent des forces qui mettent en péril
leur engagement envers la mission.
Dans 2 Co 5,14-15, la mort fait peser une grave menace sur la confiance humaine,
puisqu’il s’agit d’un «mode d’opposition au dessein de Dieu pour l’humanité». La
mort du Christ est cependant présentée comme le «critère fondamental de
l’existence humaine[2]». Il est important de connaître ce Christ qui est mort. Or,
connaître le Christ «à la manière humaine» (5,16) ou «selon la chair» (Bible de
Jérusalem, Nouvelle Bible Segond), c’est le connaître selon les principes de ce
monde. Connaître quelqu’un «selon la chair» revient à connaître cette personne
d’après son appartenance ethnique, sa race et d’autres repères identitaires du même
ordre humain. Selon Paul, regarder Jésus dans la perspective d’une vie transformée
transformera le regard que les Corinthiens portent sur leur propre vie dans le monde.
Cette thématique ou orientation soulevée par Paul s’appuie sur le fait que:
les Corinthiens étaient entrés dans l’Église en se convertissant à l’âge adulte, et ils
apportaient inévitablement avec eux un regard sur l’humanité qu’ils avaient acquis
dans un monde dominé par le péché. Ils tenaient pour acquis certains
comportements simplement parce qu’ils étaient répandus. Ainsi, la jalousie, les
querelles et les factions étaient caractéristiques de la vie sociale qu’ils connaissaient.
Par conséquent, ils n’étaient pas du tout déconcertés de les voir apparaître dans
l’Église, puisque la vie était ainsi. En réaction, Paul a déclaré qu’ils étaient
«charnels» et qu’ils se conduisaient «de façon tout humaine» (1 Co 3,1-14). Dans
son vocabulaire, «de façon tout humaine» désigne un jugement fondé sur
l’appréciation courante d’un monde pécheur (cf. 1 Co 9,8; 15,32; Ga 3,15; Rm 3,5; à
distinguer de «selon Dieu», 2 Co 7,9-10)[3].
Mais que veut dire Paul quand il parle de voir le Christ «selon la chair»? De toute
évidence, sa compréhension diffère de celle de beaucoup de gens aujourd’hui, qui
présument que puisque «le Christ était un homme comme nous», nous pouvons
comprendre son humanité en «extrapolant à partir des caractéristiques observées
dans l’humanité contemporaine». Nous devrions plutôt commencer par «connaître
l’humanité du Christ si nous voulons discerner ce qu’il y a de bon et de mauvais dans
la nature humaine, parce qu’en tant que Nouvel Adam il révèle ce qu’est l’humanité
authentique[4]». Considérer quelqu’un uniquement selon la chair (kata sarka) n’est
pas seulement inapproprié; c’est aussi un comportement «empreint de préjugé et de
parti pris[5]». Il est facile de voir Jésus selon la chair quand on n’a pas besoin de
croire en lui, parce qu’on peut voir en lui un homme bon; il est difficile en revanche de
voir en lui le Seigneur et Sauveur nous exhortant à le suivre en devenant son
disciple. L’Église peut aisément imiter le reste du monde et présenter Jésus comme
n’importe quel autre homme, afin de ne blesser personne. Si l’on juge Jésus selon
des critères humains, il n’est pas du tout méchant. Mais il est bien plus que ça.
L’appréciation change à la lecture du verset 14, qui affirme qu’il est mort pour tous!
Cela suppose que tous répondent à son acte.
Dans le verset 17, Paul déclare que «si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle
créature». Il recourt à un concept similaire pour décrire les nouvelles relations de la
communauté de foi dans Galates 6,14-15: «Pour moi, non, jamais d’autre fierté que
la croix de notre Seigneur Jésus Christ; par elle, le monde est crucifié pour moi,
comme moi pour le monde. Car, ce qui importe, ce n’est ni la circoncision, ni
l’incirconcision, mais la nouvelle création.»
Dans les deux cas, c’est la participation à la croix du Christ qui efface toutes les
formes d’identité humaine. Les spécialistes ne sont pas entièrement d’accord sur la
question de savoir si la «nouvelle création» fait référence au nouvel ordre
eschatologique ou à la transformation des croyants ici et maintenant. Elle doit être
considérée comme manifestant ces deux possibilités, puisque «la transformation
personnelle qui se produit quand quelqu’un est “en Christ” est la preuve que la
nouvelle création eschatologique a commencé. Puisque la nouvelle ère commence,
les croyants peuvent devenir des personnes nouvelles. Puisque la nouvelle ère
commence, de nouvelles relations sont possibles. L’offre de réconciliation de Dieu
s’exprime par son peuple (2 Co 5,18-20)[6].»
Dans cette nouvelle création, la vie n’est pas statique. Elle offre une vie dynamique à
la suite du Christ. Quiconque rejoint les chrétiens dans la foi et le baptême passe par
un processus de croissance qui le ou la libère de l’esclavage du péché (Rm 6,17)
pour entrer dans «une communauté des possibles où règnent des valeurs
authentiques. L’assimilation de la leçon de la mort du Christ (2 Co 5,15) nous
transforme progressivement (3,18)[7].»
Mais ce processus s’est enrayé à Corinthe. «Les valeurs inauthentiques du monde
continuaient d’exercer une force de division sur le comportement de la
communauté», ce qui a des répercussions négatives sur la qualité de la vie
communautaire, et conduit certains à juger Paul selon des critères humains. Pour
Paul, le Christ doit être réaffirmé comme la norme de référence.
Le ministère de la réconciliation
Tout vient de Dieu, qui nous a réconciliés avec lui par le Christ et nous a confié le
ministère de la réconciliation. Car de toute façon, c’était Dieu qui en Christ réconciliait
le monde avec lui-même, ne mettant pas leurs fautes au compte des hommes, et
mettant en nous la parole de réconciliation. C’est au nom du Christ que nous
sommes en ambassade, et par nous, c’est Dieu lui-même qui, en fait, vous adresse
un appel. Au nom du Christ, nous vous en supplions, laissez-vous réconcilier avec
Dieu (2 Co 5,18-20).
Au sens théologique, les aspects fondamentaux suivants sont mis en avant pour en
saisir l’essence:
«1) Dieu est toujours l’objet de la réconciliation; il est le réconciliateur qui réconcilie le
monde avec lui-même; Dieu n’est pas réconcilié et il ne se réconcilie pas avec les
êtres humains ni avec le monde; ce sont toujours les êtres humains qui se
réconcilient avec Dieu et qui sont invités à se réconcilier avec lui (cf. 2 Co 5,20). […]
2) La réconciliation s’est accomplie par la mort du Christ (cf. Rm 5,10). 3) La
réconciliation dénote un réel changement, une transformation de la relation entre
Dieu et les êtres humains, un rétablissement de la communion avec Dieu (cf.
2 Co 5,18; Rm 5,10); le changement fait référence à la partie humaine et affecte la
totalité des conditions de vie (emploi du vocabulaire de la «nouvelle créature»).
4) Pour être effective, la réconciliation doit être appropriée. 5) Il existe un ministère
de la réconciliation, confié dans le monde aux personnes qui se sont réconciliées
(cf. 2 Co 5,18-19)[9].»
Paul suggère pour point de départ le fait d’être une nouvelle créature. Les disciples
sont des créatures nouvelles, car le Christ est mort pour eux et les a fait entrer dans
un nouvel ordre spirituel. D’autre part, demeurant dans la chair, ils sont aux prises
avec les réalités du péché. Alors que leur nouvelle identité devrait leur donner des
yeux neufs pour qu’ils se considèrent comme des frères et des sœurs aimés à parts
égales par Dieu en Jésus Christ, leur nature charnelle les rend aveugles à leur
nouvelle identité, et ils se voient encore les uns les autres selon un prisme ethnique
et racial. L’appel à suivre le Christ aujourd’hui en Afrique est encore marqué par des
anthropologies asymétriques. Le fait que les femmes soient toujours considérées
comme des objets sexuels et que leur autorité potentielle soit marginalisée au sein
de l’Église et dans la société montre que nous nous considérons les uns les autres à
la manière humaine et que nous ne vivons pas encore selon notre vocation
supérieure de nouvelles créatures. À l’échelle mondiale, l’Église est encore aux
prises avec le fanatisme de la supériorité raciale et culturelle, alors que la croix du
Christ met tous les êtres humains sur le même plan. En d’autres termes, le pouvoir
égalisateur du Christ ne sera pas manifeste parmi ses disciples tant que la nouvelle
création ne sera pas réalisée dans les rapports humains.
Selon Paul, une possibilité existe cependant. Si d’un côté la réconciliation entre les
êtres humains et Dieu est terminée, de l’autre elle demeure un ministère auquel les
disciples sont invités et au titre duquel ils sont envoyés. Les murs qui séparent le
peuple de Dieu peuvent être abattus par le pouvoir de la réconciliation. Et celle-ci ne
concerne pas uniquement des groupes en conflit à cause de différences ethniques et
culturelles. Cette réconciliation est également attendue entre les générations.
Aujourd’hui, dans les églises, beaucoup de jeunes ont l’impression que l’Église qui
leur est transmise ne répond pas à leurs besoins. La réconciliation suppose
d’accueillir avec sérieux l’orientation de l’autre et d’entamer un dialogue constructif
entre cette orientation et la nôtre. Le dialogue intergénérationnel est fondamental
pour que les générations chrétiennes passées et présentes puissent envisager la
mission comme une nouvelle tâche commune. Cette réconciliation
intergénérationnelle aboutira à une redécouverte de la responsabilité partagée des
jeunes et des moins jeunes au sein de l’Église. L’Église vivante de Jésus Christ se
mettra alors en marche comme une seule force réconciliée, annonçant pleinement
son message, qui est d’inviter le monde à Dieu en disant à tous «Réconciliez-vous
avec Dieu».