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Regard Psychosocial Et Evenements Extraordinaires

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Regard psychosocial et événements extraordinaires

Birgitta ORFALI
Faculté des Sciences humaines et sociales – Sorbonne, Université Paris-Descartes, France

Résumé : Diffusion, propagation et propagande sont des modes de com- Nous envisageons de confronter ce regard, qui fait
munication essentiels dans la théorie des représentations sociales. La spécifi- intervenir trois entités (ego/objet/alter) en souli-
cité du regard psychosocial met en scène trois instances : Ego/Alter/Objet. gnant le passage obligé par alter pour saisir l’objet
Nous confrontons ce regard aux modes de communication privilégiés par les
représentations sociales en prenant l’exemple des événements extraordinaires. (d’où le sens des flèches), aux modes de communi-
Ces derniers permettent de saisir comment différentes catégories de citoyens cation privilégiés par les représentations sociales en
s’articulent autour de cette relation triangulaire, suggérant une dimension prenant l’exemple des événements extraordinaires.
politique évidente et une inscription dialogique. L’événement extraordinaire Nous entendons par événement extraordinaire tout
fournit en effet les éléments d’une véritable catharsis sociale : besoin indi- événement qui, se produisant de manière impromp-
viduel de se rassurer, recours à d’autres (individus, groupes, institutions) tue dans l’espace naturel, physique, social, politi-
pour être rassuré, nécessité de rassurer (institutions, gouvernements, etc.).
Ce faisant, il s’inscrit dans une dynamique particulière qui génère du chan-
que, culturel, historique, symbolique etc., génère
gement social. une prise de conscience individuelle et collective,
induisant des effets importants au niveau des prati-
Mots-clés : événements extraordinaires, représentations sociales, regard ques et des représentations sociales ; cet événement
psychosocial, Ego/Alter/Objet, dialogisme.
est par ailleurs présenté dans les médias et discuté
dans les conversations de café. Il peut déboucher
sur une action de groupe (par exemple dans les as-
sociations, les partis, les institutions). L’événement
Serge Moscovici (1976), dans La psychanalyse, son image extraordinaire s’inscrit de fait dans un schéma ter-
et son public, considère les trois modes de communi- naire qui confronte ego/objet/alter car, d’emblée,
cation dans lesquels s’inscrivent les représentations sont impliquées des entités signifiantes de la réa-
sociales. Diffusion, propagation et propagande sont lité sociale. Par rapport aux catégories de citoyens
en effet les modes de communication essentiels dans proposées par Rouquette (1999), nous suggérons de
cette théorie qu’il présente initialement en 1961. comprendre cette relation triangulaire dans sa di-
« Dans l’étude des processus de communication,
il convient de tenir compte de la multiplicité des
Événement extraordinaire
rapports qui les déterminent et les constituent : rap-
ports entre l’organisation du contenu et la conduite,
entre le cadre de référence et l’objet de la commu-
Objet
nication, ou entre l’émetteur et le récepteur ». Par (physique, social, imaginaire ou réel)
ailleurs, il rappelle, notamment dans l’introduction
d’un manuel de psychologie sociale paru sous sa di-
rection en 19841, qu’il faut comprendre la psycho-
logie sociale à travers la spécificité de son regard qui
met en scène trois instances : Ego/Alter/Objet.
Ego Alter
Nous reprenons le schéma proposé par Moscovici
(1984) au sujet du regard psychosocial afin de déli- Individu Autre individu
miter l’espace d’interaction sollicité dans la com- Groupe Autre groupe
préhension de l’événement extraordinaire (cf. schéma, Médias Institution
Institution Médias
ci-contre).

Pour toute correspondance relative à cet article, s’adresser à Birgitta Orfali, Département de Sciences sociales, Faculté des Sciences humaines et
sociales – Sorbonne, Université Paris 5-René Descartes, 12 rue Cujas, 75230 Paris CEDEX 05, France ou par courriel à <b.orfali@wanadoo.fr>.
1. Ce manuel a fait l’objet de plusieurs rééditions depuis.

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Birgitta Orfali

mension politique. Rouquette (1999, 2004) propose commun. L’individu éprouve un sentiment de peur
en effet de considérer trois catégories de citoyens : (et Moscovici désigne celle-ci comme l’une des ca-
le citoyen penseur, le citoyen acteur et le citoyen ractéristiques dans l’émergence des représentations
pensé, catégories qui prédisposent à la compréhen- sociales), les groupes divers auxquels il appartient
sion des modes de communication en rapport avec ont pour fonction de le rassurer, enfin les institutions
des modalités de citoyenneté. doivent gérer les situations de crise qui suivent les
Les modes d’interaction impliquent en effet une événements extraordinaires. Différentes catégories
relation triangulaire constante qui trouve une jus- de citoyens sont alors implicitement désignées qui
tification dans la concrétisation des catégories de favorisent l’ajustement individuel, groupal, social,
citoyens. Et ces catégories soulignent l’inscription culturel, institutionnel, en somme sociétal.
dialogique (Marková, 2003) de nos modes d’être et d’ac- Comment les catégories de citoyens interviennent-
tion. Un dialogue permanent entre l’individu et les elles dans le regard psychosocial et comment s’ar-
différents protagonistes de son histoire au cours de ticulent-elles au dialogisme ? Les modes de com-
sa vie (à travers ses groupes d’appartenance et/ou munication désignent-ils des modes d’interaction
de référence) existe en effet, qui renforce la notion particuliers, des ajustements spécifiques par rapport
d’interaction entre individus, individus et groupes aux événements extraordinaires ? À ces questions,
et groupes. Nous communiquons avec autrui, et ce nous tentons de répondre en reprenant les travaux
de manière récurrente, sur les divers faits de notre de différents psychologues sociaux qui ont traité du
quotidien mais aussi et surtout sur les événements regard psychosocial (Moscovici, 1970 et 1984), du dialo-
extraordinaires qui perturbent la routine de l’ordre gisme (Marková, 2003) et enfin de différentes catégories
social, politique, naturel, etc. de citoyens (Rouquette, 1999 et 2004).
La communication explicite ou implicite qui s’énon-
ce dans le regard psychosocial et les catégories de Des modes de communication
citoyens induisent un dialogue permanent entre les Trois modes de communication sont essentiels
protagonistes d’une histoire qui se tisse continuelle- dans la théorie des représentations sociales, d’après
ment à travers les interactions sociales, les pratiques Moscovici (1976) : la diffusion, la propagation et la
et les représentations. Au-delà des discours, la pen- propagande. La diffusion établit une égalité entre
sée sociale en action s’inscrit comme une évidence émetteur et récepteur dans la communication. Le
et une preuve de l’influence à l’œuvre dans les pro- message de l’un implique l’autre mais le laisse libre
cessus psychosociaux qui organisent notre réalité de tirer des conclusions. Les arguments positifs et
sociale. De plus, la construction de sens s’opère grâ- négatifs coexistent dans ce mode de communica-
ce à des récurrences qui permettent d’appréhender tion. Une réciprocité existe entre émetteur et récep-
l’événement extraordinaire au niveau de ses répéti- teur car chacun peut détenir la vérité. En somme, le
tions, de ses analogies. L’événement extraordinaire contenu du message est moins crucial que la com-
fournit alors les éléments d’une catharsis sociale munication elle-même. Moscovici note par ailleurs
presque triviale : besoin individuel de se rassurer, la combinaison de la presse d’information avec la
recours à d’autres (individus, groupes, institutions) presse dite « jaune »2. Cela a des conséquences sur
pour être rassuré, nécessité de rassurer (institutions, la distanciation qui devrait être de mise dans la dif-
gouvernements, etc.). Ce faisant, il s’inscrit dans fusion de l’information et surtout dans sa réception.
une dynamique particulière qui génère du change- En effet, l’affect est réintroduit par le truchement de
ment social. cette « presse jaune » et amoindrit la distanciation
nécessaire du récepteur. Le décès de « Lady Di »
L’événement extraordinaire permet d’illustrer
a par exemple relancé la mode d’une information
la complexité du regard psychosocial ainsi que la
imprégnée d’articles à scandales, générant des réac-
dimension politique sous-jacente dans un phéno-
tions enthousiastes ou blasées sur la famille royale
mène qui sollicite à la fois l’individu, les groupes
d’Angleterre.
et la société en général. Les événements extraor-
dinaires impliquent des réactions qui se juxtapo- Par rapport aux événements extraordinaires, cette
sent, se complètent et/ou s’affrontent dans le sens combinaison d’informations et de sensations est

2. La « presse jaune » se réfère aux chroniques mondaines, à l’agenda du Gotha ou à des reconstitutions historiques approximatives et a introduit
une redéfinition de la presse d’information qui, désormais, mélange les deux styles (Moscovici, 1976, p. 504).

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Regard psychosocial et événements extraordinaires

fortement sollicitée. Partant la difficulté pour les in- qu’il redéfinit constamment les interactions entre
dividus comme pour les groupes ou encore les insti- individus, entre individus et groupes ainsi qu’entre
tutions de garder la distance nécessaire par rapport groupes. Moscovici prend l’exemple de la propa-
au « contenu » de l’information. En étant exposés gande antipsychanalytique pour analyser la façon
à l’information sur l’événement extraordinaire, les dont ce mode de communication facilite la pénétra-
uns et les autres en tirent-ils forcément des conclu- tion de la psychanalyse dans la société française des
sions, construisent-ils des représentations sociales, années cinquante. Il souligne la double fonction de
voire des pratiques spécifiques ? la propagande : elle régule et organise l’espace de
communication, ses contenus et ce faisant, contri-
En fait, la propagation constitue vraisemblablement
bue à définir les rapports de force entre « source »
le mode de communication le plus adéquat par rap-
et « cible » de l’influence. Le groupe se redéfinit par
port aux événements extraordinaires. Nos sociétés
rapport à la propagande, acceptée ou refusée. Son
démocratiques ont en effet privilégié l’information
identité repose sur une opposition constamment
pour tous mais une information qui repose sur
renouvelée, d’où une polarisation importante dans
des critères identitaires importants, renforçant les
le champ social, une redéfinition permanente des
appartenances réelles ou supposées des individus.
sous-groupes qui le constituent.
L’information est avant tout destinée au citoyen et
celui-ci, comme tel, se reconnaît dans le destinataire L’événement extraordinaire ne suggère pas seule-
d’un contenu. Rouquette (1999), lorsqu’il redéfinit le ment des opinions ou des attitudes mais engage des
citoyen à travers trois catégories (le citoyen penseur, stéréotypes construits antérieurement et réactualisés
le citoyen pensé et le citoyen acteur) veut désigner dans la situation « extraordinaire ». L’information
ces différentes facettes du « récepteur ». Il précise n’est pas seulement interprétée, décodée, lue parce
que peu de travaux existent sur le citoyen pensé : que diffusée dans les médias ou analysée et propa-
celui-ci relève du truisme alors qu’il n’est pas réel- gée dans les divers groupes sociaux : elle sert à situer
lement conceptualisé par le sens commun. Le ci- les individus, les groupes dans une expérience com-
toyen penseur ou le citoyen acteur sont davantage mune. Si la diffusion ou la propagation permettent
présents dans la réalité sociale : on peut s’identifier une influence générale, vaste sur un ensemble im-
à l’un ou l’autre ; les échéances de la vie citoyenne portant d’individus et de groupes dans la société,
(l’agenda politique, les élections, les référendums, la propagande use d’un autre type d’influence : elle
etc.) renforcent la prégnance de ces deux catégories. renchérit sur un sentiment d’urgence face à une
Tandis que le citoyen pensé relève davantage de menace. Ce mode de communication est en effet
l’archétype, d’un éventuel thêma (Moscovici et Vignaux, le seul qui instille un sentiment de danger, la néces-
1994)3 et souligne l’importance d’une catégorie su- sité d’une réaction commune, partagée, élaborée de
pra ordonnée, implicite. Cette catégorie semble for- concert par les individus et les groupes dans la so-
tement sollicitée face à l’événement extraordinaire. ciété. Et Moscovici (1961) souligne dans son ouvrage
En effet, il existe une dimension affective dans la initiatique combien ce sentiment de menace est im-
réaction individuelle, sociopolitique mais aussi ins- portant pour que soient élaborées des représenta-
titutionnelle lors d’un événement extraordinaire. Le tions sociales.
besoin, la recherche d’une « humanité commune »
Les modes de construction, d’interprétation, d’ex-
face à l’inattendu, l’incroyable, en somme la néces-
pression et de symbolisation sont intégrés dans les
sité « viscérale » d’un consensus reposent sur cette
logiques des individus, elles-mêmes tributaires d’ef-
caractéristique du citoyen pensé. Celui-ci pourrait
fets positionnels (Doise, 1982) que l’on peut rapporter
alors s’inscrit davantage dans le dernier mode de
aux différentes catégories de citoyens (Rouquette, 1999).
communication proposé par Moscovici, à savoir la
D’après Moscovici, la diffusion permet d’élaborer
propagande.
des opinions, la propagation renvoie aux attitudes
En effet, celle-ci assume une violence, une imposi- tandis que la propagande renforce les stéréotypes.
tion idéelle et idéologique très forte et met aux prises La question qui se pose est alors la suivante : de
les individus et les groupes face aux institutions. Le quelle façon les individus et les groupes construi-
conflit sous-jacent n’est pas toujours exprimé alors sent-ils l’événement extraordinaire ? N’est-ce que

3. Moscovici et Vignaux (1994) expliquent qu’en amont des représentations sociales, il y aurait des archétypes, des idées premières pouvant induire
une pensée de type dichotomique (Bien/Mal, Bon/Mauvais, etc.). De ces idées découle l’organisation sémantique des représentations sociales et
leur inscription dans la pensée de sens commun.

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Birgitta Orfali

l’opinion qui est touchée, sont-ce les attitudes qui viance tels qu’exposés par les psychologues sociaux
sont sollicitées ou également les stéréotypes ? anglo-saxons dans les années quarante à soixante.
Sherif (1936) ou encore Asch (1952) ont en effet pri-
Opinions, attitudes et stéréotypes vilégié une analyse portant sur le désir de confor-
mité de l’individu aux normes du groupe ou de la
La crédibilité de la source joue un rôle important
société, écartant l’éventualité de la dissidence. Les
dans l’interprétation de l’information (Hovland et Weiss,
travaux de Moscovici (1982) sur l’influence minori-
1994) et suggère un éventuel « effet d’assoupisse-
taire ont en revanche souligné la nécessité d’un po-
ment ». En fait, une source crédible d’information
sitionnement conflictuel, innovateur, afin d’analy-
implique un changement d’attitude constaté lors
ser le changement social. La genèse de l’influence
d’une mesure immédiate mais ce changement dimi- se fait grâce à un renversement du schéma classi-
nue après quatre semaines tandis qu’une source non que émetteur/récepteur, grâce à l’introduction du
crédible d’information qui n’induit pas ou peu de concept d’action/réaction. Majorité et minorité
changement d’attitude lors de la mesure immédiate coexistent dans un espace d’échanges, interactif et
peut en revanche influencer le récepteur de l’infor- sans cette réciprocité, l’influence n’opère pas (Orfali,
mation après quatre semaines. Le facteur temps joue 1990, 1991). Le regard psychosocial (Moscovici, 1984)
un rôle important dans la réaction à l’information. devient alors une nécessité, voire le présupposé
Par rapport aux événements extraordinaires, l’opi- de notre discipline. En effet, le sujet n’appréhende
nion s’élabore surtout en fonction des émetteurs du l’objet qu’en fonction d’un autre sujet, également
message (médias, institutions) qui constituent des et simultanément constructeur de sens (Marková,
relais tout en étant également les initiateurs de l’in- 1998 et 2000 ; Orfali, 2002). Les pratiques de l’acteur
formation. La diffusion large de l’information rela- sont constamment réévaluées à travers ses grou-
tive à un événement extraordinaire assure un effet pes d’appartenance et/ou de référence, à travers
d’incrédulité mais renforce par ailleurs le doute (et des statuts et des rôles, des définitions identitaires
si c’était vrai ?). La diffusion d’une nouvelle relati- privilégiées, volontairement ou inconsciemment
ve à un événement extraordinaire permet ainsi de ignorées (Orfali, 2001 et 2005a) dans le cadre de modes
combiner deux états antinomiques que les individus de communication précis. La diffusion, la propa-
comme les groupes tentent d’occulter, en cherchant gation ou la propagande sont perçues en fonction
notamment à s’informer davantage, en cherchant des appartenances qui déterminent des pratiques
des « preuves » de la véracité du message. et des représentations : le degré d’insertion grou-
pale, voire d’endoctrinement, renforce ainsi l’in-
Les opinions individuelles renvoient aux réactions terprétation plus ou moins stéréotypée des événe-
verbales, verbalisées, à un jugement au sujet d’une ments. L’opinion, dont on sait qu’elle est volatile,
situation prêtant à discussion, proposant éventuelle- reste à la surface de l’événement, n’en pénètre pas
ment une alternative. L’opinion publique réunit des les processus et les enjeux. L’attitude désigne une
opinions individuelles qui se ressemblent par rap- appréciation binaire de l’événement, renchérit sur
port à un sujet d’intérêt général. Malgré l’influence des positionnements de groupe. Le stéréotype en-
obvie de l’émetteur de l’information sur la construc- térine en revanche une affiliation réelle de groupe,
tion de l’opinion, un libre-arbitre existe qui permet la distinction entre intragroupes et hors groupes et
une assez grande liberté d’interprétation par rap- peut présager de modes d’action futurs. Une gra-
port à l’information. Chacun se fait son opinion dation existe donc entre les trois modes de com-
par rapport à tel ou tel événement. Cependant, le munication définis par Moscovici au sujet des re-
fait qu’existe cette « opinion publique », c’est-à-dire présentations sociales, gradation que l’on retrouve
que soient réunies des opinions individuelles pour au niveau des effets sur les individus, les groupes
tel ou tel thème socialement pertinent, nous oblige ou la société.
à considérer l’impact d’une déclinaison plurielle de
l’événement. Une majorité se dégage en effet dans L’événement extraordinaire s’inscrit d’emblée dans
les réactions aux événements et détermine les mo- un mode que nous qualifierions de « paroxysti-
des d’intégration de l’information qui vont être pri- que », c’est-à-dire la propagande. En termes de
vilégiés. conséquences, ce sont alors les stéréotypes qui sont
sollicités dans la réaction à l’événement extraordi-
Cette majorité nous ramène au modèle de l’influen- naire. Relayé par « l’esprit de scoop » médiatique
ce sociale d’un point de vue fonctionnaliste, c’est-à- (Orfali, 2002), l’événement extraordinaire ne peut être
dire aux concepts de conformisme, d’anomie, de dé- perçu que de façon exacerbée. On ne parle certes

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Regard psychosocial et événements extraordinaires

plus de « presse jaune » mais de presse à sensation, n’est plus de type fonctionnaliste (c’est-à-dire articu-
de tabloïds et les médias participent de cette résur- lé à la conformité). Il s’insère dans l’idée de conflit.
gence de l’affect dans la pensée sociale4. L’événement extraordinaire, en ce qu’il introduit
une rupture importante dans la linéarité du temps
Si la diffusion et la propagation rendent compte de
par le choc événementiel s’inscrit dans une logique
la démocratisation de nos sociétés, notamment de-
de conflit. Il introduit une dissonance, des tensions ;
puis le 19ème siècle, la propagande a, quant à elle,
il souligne l’inadéquation des points de repères ha-
rendu compte de l’impact de la société de masse sur
bituels et de ce fait, il stipule l’importance des styles
les mentalités. En effet, la coexistence de ces divers de comportement dans l’émergence d’un conflit, la
modes de communication énonce des préférences visibilité minoritaire et la transformation des repré-
qui sont fonction des modes de gouvernement, des sentations et des pratiques sociales.
régimes politiques et inscrit les interactions sociales
dans le politique, la communication dans une défi- Les événements extraordinaires ne sont cependant
nition première du pouvoir. La société ne se com- pas toujours le fait de groupes minoritaires particu-
prend qu’à travers une définition des rapports de liers. Un groupe terroriste, un parti politique peu-
pouvoir. Balandier (1974) l’avait explicitement pro- vent facilement être désignés et identifiés comme
posé en traitant du système d’inégalités entre sexes, tels dans l’espace sociopolitique. Une épidémie, une
entre générations. Sa conception reste bien entendu catastrophe naturelle ne sont pas perçus de manière
pertinente et permet de saisir les rapports de pou- identique. Cependant, quelque chose de commun
voir ainsi que les divers modes de communication réunit les réactions aux événements extraordinaires.
entre individus, entre individus et groupes et entre Les individus sont en effet obligés de reconsidérer
groupes au sein de la société. la « normalité » de leur existence, les présupposés
qui fondent leur quotidien et ce faisant, ils peuvent
À la fois individualiste5 et participant de la société « communier » dans une démarche similaire, ils
de masse, l’acteur social d’aujourd’hui se doit de peuvent reconstruire leur réalité sociale, en forgeant
combiner les clivages hérités de sa propre histoire notamment des représentations sociales, une vérité
et ceux fournis par les médias dans sa reconstruc- de sens commun tangible parce qu’élaborée « en-
tion permanente de la réalité sociale. Si les stéréo- semble ». Même si des interprétations diverses peu-
types en tant que tels sont bannis de nos sociétés, vent subsister, le constat de « la vanité des choses »,
la pensée stéréotypée existe en filigrane, relayée par de leur vacuité est consensuel face à l’événement
l’information de type propagandiste. Celle-ci ne se extraordinaire.
fonde plus sur l’idée de transmission d’information
à des récepteurs mais est désormais articulée à l’idée C’est l’envers du décor qui est tout à coup proposé
d’influence. Dans la propagande, le processus d’ac- à tous. Dans la plupart des événements extraor-
tion/réaction entre source et cible de l’influence est dinaires, le tabou des rêves explose. Ainsi, le rêve
mis en relief. Le modèle génétique de l’influence américain s’effondre avec les Twin Towers ; le voyage
proposé par Moscovici (1982) est ainsi tout à fait adé- en Égypte est englouti dans l’accident de Flash Air
quat pour comprendre les enjeux et les processus qui à Charm-El-Cheikh ; le tsunami détruit le rêve pa-
sous-tendent la communication de nos jours. Celle- radisiaque de Pukhet et Katrina la Louisiane et le
ci, inspirant et s’inspirant des études de marketing, Mississipi ; le progrès est régulièrement remis en
question, par exemple lors de l’explosion chimi-
de publicité, a en effet pour but de convaincre, per-
que d’AZF à Toulouse ou lorsque se produisent
suader l’opinion (Paicheler, 1985, 2002). La conviction,
des naufrages de pétroliers comme le Prestige ou
la persuasion ne sont cependant pas superficielles et
l’Erika, lorsque des complexes nucléaires se fissurent
se veulent prescriptives. Il s’agit d’amener les gens à
(Tchernobyl a longtemps marqué les esprits et figu-
penser comme…
re sans doute comme l’un des événements extraor-
Penser comme la minorité qui énonce un message dinaires des plus importants avant le tsunami asia-
dérangeant, déroutant, bref, innovateur. Le schéma tique6) ; le bien-être par l’alimentation est perturbé

4. On sollicite les réactions des lecteurs, des téléspectateurs à partir de cet affect : les dons qui ont afflué, non seulement de la part des gouvernements
mais aussi de la part des particuliers, après le tsunami en Asie du sud le 26 décembre 2004 l’illustrent.
5. Moscovici (2005) relativise l’idée d’individualisme dans nos sociétés et suggère celle de « solitude » : il y aurait des individus « solitaires » de plus
en plus nombreux…
6. Bien entendu, d’autres événements dans le passé ont figuré comme des événements extraordinaires, comme la Shoah, dont on vient de commémorer
les soixante ans.

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par la « vache folle » comme par les OGM ; la santé et les groupes. Lors de la réémergence du Front na-
et la sexualité sont perturbées par le Sida... Si ces tional (FN) sur la scène politique française, l’analyse
différents événements semblent n’avoir aucun trait portait essentiellement sur l’idée de protestation des
commun (les uns relèvent de catastrophes chimiques, électeurs par rapport à l’immigration : les dépar-
nucléaires ou climatiques, les autres d’accidents tements frontaliers votaient a priori davantage FN.
technologiques ou du terrorisme par exemple), leur L’élargissement de ce vote à des départements non
récurrence dans l’espace médiatique impose une frontaliers a cependant souligné l’impact de cette
exposition répétée des individus comme des grou- proximité imaginaire avec l’immigration, l’impor-
pes qui oblige à des ajustements individuels, sociaux tance d’un rejet de l’autre construit et non réel, ou
et politiques permanents. La dissonance sans cesse réel parce que socialement construit8.
renouvelée génère alors des pratiques d’évitement,
de refus (ne plus manger de bœuf à cause de la va- Lors de l’apparition du problème du Sida, des « po-
che folle, s’abstenir de voter pour contrer l’extrême pulations à risques » avaient été distinguées : homo-
droite) qui peuvent paraître illogiques. sexuels, transfusés, drogués. La « proximité » avec
ces groupes, une appartenance réelle ou lointaine
Des idées ordinaires pouvait faire craindre une contamination. La po-
pour des événements extraordinaires pulation hétérosexuelle se sentait par ailleurs pré-
L’anatomie des idées ordinaires, pour reprendre le titre servée du risque. Partant l’idée d’une intégration
d’un ouvrage consacré aux représentations sociales différenciée (en termes d’opinions, d’attitudes ou de
(Flament et Rouquette, 2003) trouve peut-être son pendant stéréotypes) de l’événement extraordinaire en fonc-
dans la « dissection » des événements extraordi- tion de cette notion de « proximité ». Aujourd’hui,
naires. En effet, ces auteurs proposent des outils les hétérosexuels sont également touchés par le
d’analyse des représentations sociales et inscrivent Sida. Le risque est perçu différemment (Kitzinger,
leurs propositions méthodologiques dans le ca- 1998). L’événement extraordinaire est en quelque
dre conceptuel de l’implication et du contexte. Ils sorte entériné, intégré comme une fatalité qui peut
montrent ainsi « [...] comment le contexte d’actua- toucher tout le monde. L’idée de risque potentiel
lisation d’une représentation en affecte les modes pour tout un chacun confirme le statut d’événement
d’expression » et soulignent l’importance du « rôle extraordinaire à un événement a priori atypique, ac-
afférent de l’implication personnelle » (ibid.). Le de- cidentel. L’élaboration de représentations sociales
gré de « perméabilité » aux événements extraordi- est orientée vers la gestion de nouvelles pratiques
naires est fonction des modes de communication (se préserver davantage par rapport à la contagion
(diffusion, propagation ou propagande) ainsi que dans l’exemple du Sida, notamment pour le person-
Moscovici (1976) l’a montré dans La psychanalyse, son nel médical en contact avec les séropositifs), mais si-
image et son public. L’implication, quant à elle, s’inscrit multanément, il s’agit d’intégrer un nouveau cadre
dans la logique des styles de comportement minori- conceptuel à l’ancien. L’objectivation (appropria-
taires et rejoint la notion d’investissement proposée tion de l’objet par les individus ou les groupes) se
par Moscovici (1982) dans sa Psychologie des minorités fait parallèlement à l’ancrage (c’est-à-dire le retour
actives7. On comprend alors mieux la façon dont les à d’anciens savoirs)9. Les couches successives de sa-
populations réagissent à l’événement extraordinai- voirs se juxtaposent, se complètent ou se contredi-
re : la proximité réelle ou imaginaire définit en effet sent et permettent d’intégrer le nouvel objet dans la
des implications différenciées suivant les individus réalité sociale.

7. Orfali (2002, 2005a) reprend les deux théories élaborées par Moscovici (1976, 1982) ainsi que le regard psychosocial et suggère que celui-ci soit
considéré comme le présupposé disciplinaire fondant la psychologie sociale.
8. Aujourd’hui, le débat sur l’immigration a même pénétré le Parti Socialiste ; le concept d’« immigration choisie » proposé par Nicolas Sarkozy
est discuté au gouvernement. Ces débats auraient été impensables il y a vingt ans lors de la réémergence de l’extrême droite sur la scène politique
française. La banalisation de l’extrême droite repose sur cette récupération des thèmes qui lui étaient auparavant spécifiques – l’immigration en
l’occurrence – par les instances majoritaires (PS, gouvernement). Si l’événement extraordinaire se banalise, c’est qu’il ne sollicite plus l’affect de
manière aussi évidente ; les réactions « à chaud » se tarissent avec le temps, la gestion rationnelle d’un phénomène prenant le pas sur l’émotion de
mise au début (Orfali, 2005a).
9. L’objectivation et l’ancrage sont les deux processus essentiels dans la théorie des représentations sociales qui permettent de comprendre la
construction d’un savoir de sens commun. Fonctionnant de manière dialectique, ces deux processus facilitent l’élaboration des représentations
sociales et désignent celles-ci comme des éléments incontournables dans la construction d’un savoir de sens commun (Moscovici, 1961, réédité en 1976
et aussi Jodelet, 1989a, 1989b et 1991).

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Regard psychosocial et événements extraordinaires

L’identification personnelle, la valorisation de l’ob- On peut enfin comprendre cette proximité, la dif-
jet et la possibilité perçue d’action sont les trois cri- férence entre modes de communication et effets sur
tères permettant de mesurer le degré d’implication les opinions, les attitudes ou les stéréotypes si on
(Flament et Rouquette, op. cit.). Pour l’identification person- la rapporte aux trois types de citoyens définis par
nelle, Flament et Rouquette rappellent que celle-ci Rouquette (1999)11 que nous avons précédemment
est « au cœur même de la psychologie sociale, ou si évoqués. En effet, l’événement extraordinaire pro-
l’on préfère du paradoxe fondateur de celle-ci, dès voque une peur individuelle (du fait de l’identifica-
lors qu’on définit cette discipline comme ‘la science tion personnelle), une panique de masse (du fait de
du conflit entre l’individu et la société’ » et de citer la valorisation médiatique de l’objet) et une possi-
Moscovici (1984). Ce conflit est exacerbé dans l’évé- bilité perçue d’action (fonction du positionnement
nement extraordinaire. Celui-ci suggère en effet institutionnel notamment) qui vont au-delà des ca-
une compréhension clivée de la réalité sociale, un tégories habituelles de citoyen (le citoyen acteur et
sentiment de menace accru et inspire des comporte- le citoyen penseur).
ments d’évitement. L’objet ne peut qu’être valorisé Peur individuelle, panique de masse
parce que trop visible dans l’espace social et mé- et gestion institutionnelle
diatique, au moins dans un premier temps. Lorsque
La diffusion est un mode de communication qui sol-
l’événement extraordinaire s’organise dans la du-
licite le citoyen dans ses opinions, en tant que citoyen
rée, il perd son pouvoir de mobilisation mais même penseur. La peur individuelle face à l’événement
intégré, il continue à définir les représentations et extraordinaire peut provoquer des changements
les pratiques sociales. Les possibilités perçues d’ac- d’opinion mais ceux-ci peuvent rester superficiels.
tion sont enfin très marquées par les appartenances La proximité plus ou moins grande avec le danger
de groupes, les inscriptions nationales, statutaires, d’un événement extraordinaire favorise cette labilité
de genre, de religion, d’ethnie, etc. La référence à des opinions, l’effervescence de mise dans un mode
« l’Afrique, premier continent pour le nombre de de communication fondé essentiellement sur la ré-
séropositifs » est un exemple de cette inscription qui ciprocité et l’égalité dans l’échange d’informations.
détermine l’identification personnelle, la valorisa- On constate une recherche identitaire, une quête de
tion de l’objet et la possibilité perçue d’action. sens par rapport aux objets sociaux parallèlement
Se référer à l’Afrique en parlant du Sida illustre à une reconstruction de la réalité sociale grâce aux
parfaitement la pensée stéréotypée qui découle de autres.
la propagande médiatique. Certes, on peut avancer La propagation inspire des attitudes et sollicite da-
des faits, des chiffres, des statistiques. On peut aussi vantage le citoyen acteur. En effet, elle souligne des
douter de leur véracité, s’interroger sur l’urgence positionnements plus tranchés par rapport aux ob-
qui nous anime par rapport à cette « équation évi- jets sociaux et sollicite un investissement plus impor-
dente » du Sida sur le continent africain. Le propre tant du citoyen. Celui-ci doit surtout choisir entre
de ce glissement confortable n’est-il pas d’éloigner des modes d’action, déterminer leur efficacité par
la menace du Sida de nos propres contrées, une rapport à un projet, un enjeu.
manière d’ethnocentrisme qui nous préserverait, Enfin, la propagande réactive des stéréotypes et
là encore, d’un risque ? La non proximité permet- peut correspondre au citoyen pensé, qui relève
trait d’annuler la gravité du problème, d’amoindrir d’une catégorie à part, plus conceptuelle, voire
l’événement extraordinaire et de renforcer notre abstraite. Celle-ci n’a d’ailleurs pas fait l’objet de
« possibilité perçue d’action » sur l’objet Sida10. À nombreuses études, selon Rouquette (1999)12. Le
moins bien entendu d’être empathique, ce qui est citoyen pensé fait a priori partie d’une « évidence »
également une proposition de la psychologie sociale et comme tel ne requiert pas de conceptualisation
dans l’analyse des interactions sociales. poussée. Il constitue cependant l’articulation des

10. On constate un processus analogue dans le fait qu’un mois après le tsunami en Asie du sud, certaines associations s’interrogent sur l’élan
incroyable de solidarité généré par cet événement tandis que paradoxalement, d’autres événements dans le monde (par exemple au Rwanda) restent
plus ou moins ignorés du public, d’où une générosité moindre, voire inexistante.
11. Michel-Louis Rouquette a consacré plusieurs écrits à cette question : en 1998a, il propose ainsi « Sur la construction des mondes politiques »,
Bulletin de psychologie, tome 51 (1)/433/1998a, pp. 41-43 et La communication sociale, Paris, Dunod, 1998b.
12. Rouquette (2004) « répare » cet oubli en publiant Propagande et citoyenneté, Paris, Presses Universitaires de France.

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Birgitta Orfali

deux autres catégories de citoyens, puisqu’il prédis- duelles, sociopolitiques et institutionnelles. Partant
pose ou non à la réflexion et à l’action du citoyen. sa « nécessité ».
Le citoyen pensé est occulté parce que référé à une
Cependant, ces niveaux s’inscrivent dans des logi-
violence implicite. Celle que fournit la distance
ques différentes, des réactions contrastées et com-
par rapport à l’objet. Penser le citoyen, c’est pen-
plémentaires. À la peur individuelle correspondent
ser l’homme dans son humanité et/ou son manque
la panique de masse et la nécessité d’une gestion de
d’humanité, c’est penser la polémique entre action
la crise par les institutions. Un équilibre doit être
et réflexion et se positionner par rapport au moteur
proposé pour qu’aucune de ces trois réactions à
de l’action et de la réflexion humaines. Paradoxes et
l’événement extraordinaire ne prenne le pas sur les
contradictions sont combinés dans une opposition
autres. En effet, la peur individuelle ne doit pas s’ins-
constante aux objets sociaux tels qu’ils sont habi-
taller de manière définitive tout en étant également
tuellement définis. La réalité sociale est reconstruite
nécessaire, parce qu’elle prédispose à davantage de
par les individus et les groupes en fonction des mo-
précautions (cf. les messages répétés dans les lieux
des de communication et de leurs effets mais aussi
publics, aéroports, gares, etc. pour que ne soient pas
par référence à des catégories de citoyens elles-mê-
abandonnés des bagages par exemple). La panique
mes rapportées à trois dimensions (l’identité, l’enjeu
de masse s’inscrit dans une logique équivalente :
et l’opposition)13.
elle sert à mobiliser les individus et les groupes dans
En somme les différents éléments qui articulent cet- l’idée de danger potentiel donc de méfiance géné-
te réalité sociale sont les suivants : rale. Enfin la gestion institutionnelle sort grandie

Modes de communication Diffusion Propagation Propagande


Effets sur les Opinions Attitudes Stéréotypes
Catégories de citoyens Citoyen penseur Citoyen acteur Citoyen pensé
Rapport aux mouvements sociaux Identité Enjeu Opposition
Niveaux sollicités Individuel Sociopolitique Institutionnel

Les événements extraordinaires font souvent ap- dans l’événement extraordinaire : elle assume les
paraître des mouvements sociaux (les associations difficultés de l’imprévu et ce faisant se positionne de
d’aide aux victimes en sont les principaux exem- manière avantageuse (les gouvernements qui gèrent
ples mais leur action n’est pas limitée aux seules des situations de crise sortent en général renforcés,
victimes, elles débordent du cadre associatif et ins- ce que confirment les échéances électorales suivan-
pirent les réactions de l’opinion publique en géné- tes)14.
ral). L’émergence de ces mouvements repose sur la
Par rapport à l’événement extraordinaire, plusieurs
réactivation de différentes catégories de citoyens
éléments articulent, on l’a vu, la réalité sociale. Ces
ainsi que sur l’élaboration de représentations so-
éléments sont à cerner grâce au regard psychoso-
ciales. La réactivation de schèmes explicatifs an-
cial, c’est-à-dire qu’ils ne sont intelligibles que si l’on
ciens (à travers l’ancrage, processus qui consiste à
confronte trois entités dans leurs interactions cons-
puiser dans une pensée constituée pour se repérer
tantes. La façon dont un sujet (individu, groupe, ins-
dans la pensée constituante) et l’appropriation de
titution, médias, etc.) aborde l’objet (l’événement ex-
l’événement (à travers l’objectivation, processus qui
traordinaire) ne se fait que par l’intermédiaire d’un
permet de sélectionner l’information afin de mieux
autre sujet (autre individu, groupes d’appartenance
l’intégrer) favorisent une dynamique particulière :
et/ou de référence, autres instances institutionnel-
l’événement extraordinaire devient cathartique par
les, autres instances médiatiques, etc.). La dynami-
rapport à la société. Il redéfinit les logiques indivi-

13. On reconnaît ici les trois dimensions (IOT) proposées par A. Touraine (1978) pour la définition des mouvements sociaux. I signifie définition de
l’identité du mouvement, O renvoie à la définition de ses oppositions et T à la définition de sa totalité, c’est-à-dire de ses enjeux.
14. La réélection de Georges Bush à la Présidence des États-Unis malgré (ou grâce à) la guerre en Irak constitue une preuve de ce processus.

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Regard psychosocial et événements extraordinaires

que, le conflit éventuel dans l’interaction facilitent pe, une institution, des médias. Ego et Alter sont par
ou freinent la communication, l’insèrent dans une ailleurs interchangeables : tout individu, tout groupe,
dimension sociale globale, favorisent la compréhen- toute institution peuvent être dans la position d’Ego
sion de l’événement tout en renforçant les clivages dans une situation donnée et dans celle d’Alter dans
groupaux, sociaux et politiques. Les processus sont un autre contexte. Ils peuvent encore combiner ces
identiques dans la perception de l’information (gé- deux positions d’Ego et d’Alter dans un même ca-
néralement reçue « en boucle », c’est-à-dire cons- dre en fonction des différentes étapes d’un processus
tamment répétée sur les ondes, dans la presse) tan- en train de s’accomplir, en fonction des divers mo-
dis que la réaction se fonde, après un premier choc, des de communication qui sont privilégiés. Prenons
sur la nécessité d’une action. l’exemple du Front national. Considéré comme un
parti dangereux pour certains, il se positionne par-
Les modes de communication peuvent varier d’une
fois comme victime et Taguieff (1988) analyse cela
époque à l’autre, d’un pays à l’autre. Leurs effets
comme un processus de rétorsion. Est surtout dé-
sur les opinions, les attitudes ou les stéréotypes res-
montré le caractère interchangeable d’Ego et d’Al-
tent cependant évidents. Les catégories de citoyens
ter pour une même entité, cette permutation favori-
sollicités par rapport à l’événement extraordinaire
sant la dynamique sociale. Orfali et Marková (2003)
perturbent cependant cette évidence. En effet,
soulignent un processus analogue dans leur analyse
« penseur » ou « acteur », le citoyen s’inscrit dans
de l’opportunisme politique : l’assassin et la victime
l’accomplissement et le désir tandis que « pensé », il
peuvent permuter dans les représentations que les
devient archétypal, voire idéal typique alors même
gens élaborent sur ce sujet, notamment en fonction
qu’il permet l’opposition, notamment aux institu-
du contexte social et politique. Des sujets ayant à
tions. C’est dans cette opposition que se conçoit
discuter du cas d’un opportuniste politique au mo-
l’événement extraordinaire (qui contredit la routine
ment du procès Papon élaborent par exemple des
linéaire) et ce n’est que dans cette conceptualisation
représentations corroborant l’information reçue des
(certes assortie de propagande) que se construit une
médias et décident qu’un opportuniste politique est
idéologie.
du côté des assassins tandis que dans un contexte
En fait, pour comprendre les trois aspects inhérents où l’actualité n’est pas articulée au même objet, les
à l’événement extraordinaire (la peur individuelle, sujets restent neutres vis-à-vis de l’opportuniste, lui
la panique de masse et la gestion institutionnelle), trouvent des excuses et le considèrent comme une
il faut s’inscrire dans une approche idéologique victime. L’effet positionnel (Doise, 1982) dans les re-
du phénomène. Qu’il s’agisse de comprendre une présentations sociales rend également compte de
catastrophe naturelle ou un attentat terroriste, on l’intérêt de ces permutations pour les objets qui font
réintroduit la dimension idéologique dans la gestion débat dans la société, notamment les événements
institutionnelle (on gère la situation de crise). Ce fai- extraordinaires.
sant, on redéfinit également les craintes individuelles
Les représentations sociales permettent de conju-
et le sentiment de menace collective. Le regard psy-
guer des notions antinomiques (Orfali, 2005a) et à ce
chosocial suggère cette triangulation et permet de
titre, elles soulignent que les clivages dans la pen-
comprendre les ajustements constants des individus
sée sociale, loin d’être des freins au changement en
ou des groupes concernés. Il permet aussi de saisir
constituent au contraire le moteur. De cette com-
la façon dont différents niveaux se relaient, se com-
binaison entre notions contraires, paradoxales et
plètent ou se juxtaposent dans la réalité sociale.
des tensions qui s’ensuivent, naissent la pluralité des
Ce modèle souligne comment différents éléments réactions aux événements, la diversité d’idées sur
sont impliqués et comment sont élaborées les repré- ces événements et la multiplicité d’actions pour les
sentations sociales de l’événement extraordinaire. enrayer, les maîtriser. On constate qu’un consensus
Autrui se révèle nécessaire, incontournable dans la existe qui prône un retour à l’ordre15 par rapport
définition de l’objet. Il peut s’agir d’un autre indi- aux événements extraordinaires mais que ces der-
vidu, d’un groupe, d’une institution, des médias. De niers sont en même temps des vecteurs importants,
même Ego peut renvoyer à un individu seul, un grou- nécessaires pour le changement social. La solidarité

15. Moscovici (2005) indique que cette notion d’ordre est essentielle au sein des sciences humaines et sociales. Elle initie, inspire la plupart des
études en ce domaine et présuppose un souci généralement admis de « retour à l’ordre » si celui-ci fait défaut. Les théories qu’il propose (sur les
représentations sociales et les minorités actives) vont cependant à l’encontre de cette idée et rétablissent la nécessité de tensions au sein de la société
– dans le cadre du regard psychosocial – pour qu’advienne un changement social.

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planétaire qui a fait suite au tsunami en Asie du La diffusion des nouvelles fait très vite place à une
sud corrobore ce point : elle a en effet renforcé le propagande dont le but est de rassurer les popula-
sentiment d’une appartenance commune au même tions pour les uns (les gouvernements par exemple),
univers. L’événement extraordinaire fournit ainsi voire de les inquiéter pour les autres (les terroris-
des éléments de construction identitaire niant les tes par exemple). Un va et vient constant s’instaure
clivages tribaux, nationaux, statutaires, etc. Il per- entre deux attitudes opposées (rassurer/inquiéter)
met de redéfinir l’humanité dans ce qui la rassemble et ce mouvement influence à son tour les réactions
et non dans ce qui la distingue. Cela advient grâce individuelles, groupales, sociales et politiques. Ces
à la communication sur l’événement, grâce aux réactions sont fonction de l’idéologie privilégiée, ac-
interactions entre individus, individus et groupes, ceptée ou subie par les uns et les autres.
groupes au sein de toutes les sociétés. Le regard psy- Ce va et vient renforce par ailleurs la dynamique
chosocial rend évidente la communion d’émotions générée par l’événement extraordinaire qui, d’après
dans le traitement de l’événement extraordinaire. Rouquette (2005), « n’est pas ce qui se produit, mais
Ce regard permet de concilier des éléments éven- ce qu’un système de communication et de socia-
tuellement contradictoires (certains clivages sociaux bilité instaure en champ d’action et de connais-
sont renforcés quoique niés) qui caractérisent la di- sance ». Il rajoute que « les transformations qu’on
chotomie toujours présente dans les représentations enregistre ne sont pas la résultante mécanique d’un
sociales et la pensée sociale en général. «incident», mais l’œuvre organique d’une société
qui perfectionne sans cesse ses procédés d’emprise
Conclusion et d’assimilation. Que le corps social le fasse en y
L’interaction et la communication soulignent que mettant plus de sentiment et d’émotion que de pure
la rationalité seule n’est pas suffisante. L’affect est rationalité, autrement dit plus d’excès que de me-
également présent, voire pléthorique, dans le traite- sure, n’a rien qui doive nous surprendre. Telle est
ment de l’information sur l’événement extraordinai- bien en effet la leçon récurrente de la psychologie
re. Tout en souhaitant économiser leurs sentiments sociale, vieille dissipatrice d’illusions et analyste du
pour avoir une approche rationnelle de l’événement pire. Aussi bien ce que l’événement révèle sur les
extraordinaire, les individus comme les groupes, les errances ou les légèretés du passé que ce qu’il induit
médias ou les institutions se réfèrent simultanément à chaud pour engager l’avenir constitue une source
à la passion et à la raison pour gérer l’incroyable. potentielle de désenchantement ».

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Regard psychosocial et événements extraordinaires

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