7 Alfred Babo
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Alfred Babo
Résumé
La Côte d’Ivoire, après trois décennies de stabilité politique et sociale, est entrée
dans une crise sociopolitique profonde depuis 1990. Cette crise s’est aggravée avec
le coup d’Etat de 1999, puis plus tard avec la rébellion de 2002. Au cours de la table
ronde inter-ivoirienne de Marcoussis la question de la nationalité, et à travers elle
celle de la citoyenneté, s’est avérée le nœud gordien de la crise. Comment la question
de la nationalité est – elle devenue brusquement problématique dans un pays de
forte immigration dans la sous région ouest africaine depuis très longtemps? Dans
ce papier nous montrons, à partir d’une approche socio-historique, qu’au-delà de sa
dimension sociale et administrative, ce sont les usages politiques de cette question
qui ont entrainé dans le pays une fracture sociale interne et une remise en cause
de la citoyenneté.
Mots clés :
Introduction
Ces dernières années, les conflits qui éclatent en Afrique sont interprétés de
façon récurrente à travers le prisme des registres raciaux, claniques et eth-
niques. Si ces dimensions méritent d’être prises en compte, le recours sys-
tématique à cette grille de lecture laisse entrevoir des doutes sur la capacité
scientifique à élaborer des analyses complexes des conflits (Leroy, 2010). De
ce point de vue, mener la réflexion sur les usages de la nationalité dans ce
qu’il est convenu d’appeler la crise ivoirienne n’est-il pas un exercice risqué?
De nombreuses études ont déjà évoqué les racines identitaires complexes de la
crise en Côte d’Ivoire. On peut donc penser que c’est une question largement
épuisée et sans nouvel intérêt pour comprendre la complexité d’une crise qui
a eu du mal à prendre fin.
1. Discussion conceptuelle
Pour les constructivistes comme Anderson (1983) et Deutsch (1969), la nation est
un phénomène social historique construit par les groupes sociaux. A ce titre, la
nation étant «lieu de mémoire », être national d’un pays; c’est partager les mêmes
souvenirs glorieux et douloureux; c’est avoir connu les mêmes sacrifices de sang
versé pour les mêmes causes; c’est partager le même passé collectif (Schnapper,
1991). Sur cette base, les tenants de l’approche historique d’inspiration moderne
D’après Miller (1997), l’idée que les nations sont des communautés historiques est
défendue contre la représentation qui en fait des «communautés» divisées en de
longues lignes de classe, en appartenance ethnique, etc. De ce fait, l’adhésion à la
nation repose sur un principe réitératif et démocratique, reconnaissant et donnant
la priorité à la façon dont les habitants d’un territoire comprennent leur identité.
De plus, le partage de la même culture comprise comme système de pensée, de
comportement, de communication acquis dans un processus de maturation est
un élément fondateur de l’incrustation du sentiment d’appartenance à une nation
(Gellner, 1983). C’est pourquoi selon Milza (1998) cette adhésion est le résultat
d’une lente maturation, une lente acculturation et non pas un acte impulsif de
déclaration de bonnes intentions. Ainsi, la longue présence de certains immigrés
a fini par conforter leur sentiment d’appartenance à la nation ivoirienne. Or, si la
citoyenneté est l’accomplissement du devoir de chaque individu envers sa com-
munauté (d’origine ou d’accueil) dans le sens d’une participation au processus
de développement de la nation, la nationalité, elle, apparaît comme l’intériori-
sation par les individus des valeurs nationales. Mais, dans les Etats modernes,
cette intériorisation se double de liens juridiques. Ainsi la nationalité, même si
elle est un lien social, elle est aussi et surtout un lien juridique qui rattache un
individu à une nation, à un territoire. Pour les immigrés, elle est attribuée par
la loi au terme d’un processus de naturalisation ou d’assimilation qui en précise
leurs droits et obligations.
La loi 61-415 du 14 décembre portant code de la nationalité est fondatrice, car elle
est la formalisation de la nation ivoirienne par la création d’une nationalité ivoi-
rienne. Le code de nationalité est essentiellement tiré du code français qui repose
lui même sur l’ordonnance de 1945. La loi a suscité un débat dont l’intérêt est à
inscrire dans le contexte historique marqué par les évènements de 1958. Ainsi,
d’après le président de la commission qui examinait le projet de loi, « la politique
suivie à l’égard des étrangers par le chef de notre Etat et par les instances politiques
a suivi une ligne constante, du temps de l’Union française à celui de la commu-
nauté, nous avons toujours prêché l’union et l’esprit de coopération entre tous les
éléments de la population sans tenir compte ni des origines, ni des races2 ». Pré-
férant l’intégration des peuples à celle des Etats, le président Houphouët-Boigny
tenait à affirmer ce choix en optant pour le principe du droit du sol plutôt que
celui du sang dans la loi n°61 - 415 de 1961. Ainsi, « est ivoirien tout individu né
en Côte d’Ivoire sauf si ses deux parents sont étrangers3 ». Cet article, tout comme
l’article 1054 donnait un caractère peu restrictif à la qualité d’ivoirien. Cette posture
de la loi prend ses sources dans l’histoire de la Côte d’Ivoire, notamment celle des
luttes émancipatrices des années 1940 et 1950 qui ont réuni les populations et les
leaders africains. Il s’agissait donc de mettre en place un code qui rende compte
de l’histoire et de la société ivoirienne composée depuis longtemps d’autochtones
(Kohler, 1967 ; Izard, 1980 ; Gruenais, 1985, Lentz, 2003 etc.), mais aussi de non
autochtones établis depuis de longues années. En cela, la nation ivoirienne se pré-
sente comme « la communauté des citoyens » au sens de Schnapper (1994). Elle
se reconnaît comme étant le produit d’une histoire tout en restant le lieu d’expres-
sion de la mémoire collective. Le code de la nationalité ivoirienne s’inscrivait donc
dans l’universalisme préféré aux particularismes que nombre d’Etats africains et
latino américains ont tenté d’adopter aux lendemains de leurs indépendances. A
cet effet, les régimes autoritaires et le recours au parti unique constitueront des
instruments d’intégration. Ainsi, le modèle de l’Etat-nation moderne homogénéisant
et le centralisme étatique tenteront de s’imposer avec plus ou moins de violence.
4 « par dérogation aux dispositions de l’article 26, les personnes ayant eu leur résidence habituelle en
Côte d’Ivoire antérieurement au 07 août 1960 peuvent être naturalisées sans condition de stage si
elles formulent leur demande dans le délai d’un an à compter de la mise en vigueur du présent code.
Elles ne seront pas soumises aux incapacités prévues par l’article 4 ».
9 Au cours de la rédaction du code électoral de 2000, deux propositions avaient été faites. L’une optait
pour un ivoirien de père et de mère ivoiriens, pendant que l’autre optait pour un ivoirien de père ou de
mère ivoiriens. Les débats pour le choix d’une de ces conjonctions avaient accru les tensions entre partis
politique, mais également entre communautés ethniques. Les unes se sentant exclues de l’exercice du
pouvoir politique.
Toutefois, si les objectifs visibles de cette opération sont connus, les enjeux poli-
tiques voilés enrayent sérieusement sa mise en œuvre. En fait, dans la pratique,
l’opération d’identification s’appuie sur un ensemble de mesures administratives
parmi lesquelles, les audiences foraines, et surtout la référence à un terroir vil-
lageois d’origine. De cette façon, le gouvernement lie étroitement la nationalité
à l’appartenance à un espace communautaire aussi étroit que le village. Mais ce
rapport présente des limites dans la mesure où, sous cet angle l’autorité nie à la
fois les principes du brassage et de la naturalisation. Dans le premier cas, il y a des
Ivoiriens qui pour être nés loin des villages de leurs parents, n’ont aucun contact
avec leurs terroirs d’origine. Dans le second cas, il s’agit des naturalisés qui ne
sont pas susceptibles d’indiquer un village ivoirien. La définition de la nation
telle que présentée par Anderson (1983) , en tant que communauté imaginée de
personnes unies par une histoire et aussi par un ensemble de gestes quotidiens
disparaît dans cette politique. En conséquence, l’entreprise est apparue illusoire,
ne rendant nullement compte de la réalité historique.
En réalité, l’Etat qui est la forme institutionnalisée de la nation devrait mener une
politique dans la perspective de Schnapper (1998: 298) où la nation est comme
« le produit d’une histoire séculaire, une dimension privilégiée de l’identité col-
lective, où s’exprime la continuité de la mémoire historique; elle reste aussi le
lieu de l’expression et des pratiques démocratiques ». Mais la conduite des poli-
tiques étatiques déviationnistes en matière de nationalité, pour être comprise
En réponse à ce que lui et son parti considèrent comme une injustice, Alassane
Ouattara lie son exclusion des joutes électorales à son appartenance à l’Islam
et à la région du Nord du pays, dont les populations sont taxées « d’étrangers »
(L’inter n°1428: 7). Dès lors, l’instrumentalisation de la religion et de la région
lui permet de fédérer autour de sa personne et de sa candidature la quasi-totalité
de la population musulmane et nordiste. Par cette posture, ce leader politique
met entre parenthèse la dimension administrative et juridique de la nationa-
lité. Pour de nombreux étrangers qui n’avaient pas la nationalité ou ceux qui
l’avaient acquise dans des conditions douteuses, ils ne pouvaient plus s’interdire
11 Cellule universitaire de recherche et de diffusion des idées et actions politiques du président Henri Konan
Bédié.
12 « Pour elles (les forces de l’ordres), tous ceux qui arboraient des boubous, aujourd’hui tenue traditionnelle
nationale, pas plus nordiste que sudiste, étaient considérés comme des partisans attitrés de Alassane et
systématiquement refoulés (à l’aéroport). Et si ces damnés de la terre d’Eburnie insistaient, ils étaient
sauvagement refoulés » La Voie n° 704, janvier 1994.
13 Il avait affirmé que la nouvelle constitution de juillet 2000 règle le problème de A.D.Ouattara (contre le
vagabondage de nationalité)..
Bibliographie
--Anderson, Benedict., Imagined communities: reflections on the origin and
spread of nationalism. Verson Edition and NLB, London, 1983.,160 p.
--Babo, Alfred., Enjeux et jeux d’acteurs dans la crise identitaire en Côte d’Ivoire
Kasa Bya Kasa.2008 pp. 99-121.
--Brass, Paul.,. Elite groups, symbol manipulation and ethnic identity among
the muslim of South Asia. D.Taylor et M. Yapp (Eds.), Political Identity of
South Asia. Curzon Press, London, 1979 pp 35-37.
--Les journaux
--La Voie n°683.
--La Voie n° 701.
--La Voie n° 703.
--La Voie n° 704.
--Notre Voie n°1836.
--Le Démocrate n°171 du 28 septembre 1994.
--Le Démocrate n°179 du 23 novembre 1994.
--Le Démocrate n°184 du 28 décembre 1994.
--Le Démocrate n°187 du 25 janvier 1995.
--Le Démocrate n°222 de septembre 1995.