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L’antiquité des machines à écrire
Entretien avec Christian Jacob, Chloé Ragazzoli et Filippo Ronconi
Entretien réalisé par Rudolf Mahrer et Jean-Louis Lebrave
Rudolf Mahrer – Si l’on demande « Aristophane écrivaitil ses comédies lui-même ? », le contemporain pensera
qu’on remet en doute son auctoritas… sur le modèle de
« Molière a-t-il écrit lui-même ses pièces ? ». De manière
apparemment plus anecdotique, ce que nous aimerions
savoir, Jean-Louis Lebrave et moi, en tant que généticiens
des productions culturelles et plus particulièrement des
textes, c’est si Aristophane tenait lui-même « la plume ».
Quelle est la richesse des témoignages dont on dispose sur
les pratiques d’écriture pour l’époque byzantine ou hellénistique (par exemple) ? Pourrait-il y avoir quelque chose
comme un « Idées grecques/byzantines sur l’écriture », pour
paraphraser le titre de Françoise Desbordes1 ? A-t-on même
retrouvé l’équivalent de nos « manuscrits de travail » ? Voici
quelques-uns des aspects de l’écriture, dans les mondes dont
vous êtes spécialistes, que nous aimerions découvrir grâce
à vous et faire découvrir aux lecteurs de la revue.
Mais pour commencer, chers amis, qu’est-ce qu’écrire dans
l ’Antiquité ? Dans l ’imaginaire culturel contemporain,
l’écriture est associée à la création, à l’invention. On sait
que longtemps, elle désignait plutôt le processus d’inscription
d’un discours inventé ailleurs et avant. Dans les périodes dont
vous êtes chacun spécialiste, que signifie l’activité d’écriture ?
Chloé Ragazzoli – L’écriture égyptienne est logo-pictographique : les signes qui la constituent sont des images qui
encodent du langage ; l’intégration essentielle de l’écriture
et de l’image traversera d’ailleurs toute la culture pharaonique. L’écriture est dès lors un mode de communication
particulièrement dense, à plusieurs niveaux, dont le code
lui-même a une portée encyclopédique. Les premiers signes
hiéroglyphiques et pictogrammes apparaissent d’ailleurs à
l’aube de l’État égyptien, sur des objets de prestige attachés
aux chefs puis aux rois, dont ils notent les noms, comme sur
la célèbre palette de Narmer célébrant l’un des premiers rois
du futur État égyptien unifié (vers 3200 av. n. è.). On trouve
également les prémisses de cette écriture sur des « étiquettes
Genesis 55, 2022
d’ivoire » attachées aux provisions funéraires des rois de la
même époque ; les signes notent probablement une origine
géographique de ces offrandes de prestige. L’écriture apparaît
donc en Égypte d’abord comme une marque de statut,
ritualisée, et enregistre un rapport au monde avant d’être un
outil de rationalisation administrative. Les hiéroglyphes sont
destinés en égyptien à noter les « paroles divines » (médout
nétjer), leur rapport à l’oralité est donc essentiel. C’est un
rapport de nature ontologique : ils révèlent, donnent à voir
le monde éternel et archétypal que les dieux ont créé. Une
encyclopédie bien plus récente, vers 1200 av. n. è., telle que
l’Onomasticon d’Aménémopé, c’est-à-dire une liste de mots
qui constitue une taxonomie raisonnée et thématiquement
ordonnée des éléments du monde, commence avec le
programme suivant : « Enseignement pour délier l’esprit,
pour instruire l’ignorant, pour que tout ce qui existe, qui a
été façonné par Ptah et transcrit par Thot, soit connu. »
J.-L. L. – Toute l’écriture dans l’Égypte pharaonique est-elle
hiéroglyphique ?
Chl. R. – Non, les hiéroglyphes, c’est l’écriture du sacré et
du monumental, plus encore de l’archétypal, une image des
plans divins et éternels pour le monde. Mais plus qu’une
image, ils sont le monde qu’ils représentent ; l’image est
performative. Cependant, même si les hiéroglyphes se
confondent aux yeux du public avec l’Égypte ancienne,
écrire, en égyptien ancien, c’est d’abord un métier, au
sens des arts et métiers, un savoir-faire et une compétence
technique, dont l’outil est le pinceau, prolongement de la
main de l’écrivant. Cette écriture courante est une cursive,
le hiératique, où l’iconicité de la plupart des signes s’efface
plus ou moins, en raison notamment des ligatures qui lient
les signes entre eux. Le hiératique est l’outil du contrôle
1. Idées romaines sur l’écriture, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires
de Lille, 1990.
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institutionnel sur les activités économiques. Il est aussi
l’artisanat du scribe. Outil du contrôle magique et rituel sur
les forces invisibles, il est l’art du prêtre ritualiste. C’est
l’écriture du savoir efficace sur le monde, qu’il s’incarne dans
des formules médico-magiques ou dans des textes littéraires.
R. M. – Pouvez-vous nous en dire plus sur le corpus textuel
écrit en hiéroglyphes, ainsi que sur les rapports entre oralité
et écriture dans cet ensemble ?
Chl. R. – Les Textes des Pyramides forment l’un des plus
anciens corpus religieux de l’humanité, et le plus ancien de
l’Égypte. Ils assemblent des formules ou « paroles à dire »
en égyptien. Les premiers textes des pyramides apparaissent
sur les murs de la pyramide d’Ounas v. 2400 av. n. è., un
corpus abouti précédé d’aucune trace écrite conservée mais
qui porte en lui des strates textuelles qui remontent à l’aube
de l’histoire égyptienne, l’époque des tout premiers rois, dits
thinites, mentionnés plus haut, v. 3200-3000 av. n. è. Entre les
deux, pas de traces d’élaboration, d’essais, de premiers jets,
de premiers textes. Ce corpus, transmis – comment ? – depuis
les temps les plus anciens, et associant des formules du rituel
et de la liturgie, apparaît soudain dans une pyramide, comme
un ensemble textuel d’une remarquable cohérence, construite
par le texte lui-même et l’espace architectural avec lequel
il fait corps, résultat du travail collectif et anonyme de lettrés
qui ont compilé et transmis l’enregistrement de la « parole des
dieux ». Cependant, chaque monument présente son propre
choix de formules, son texte de pyramide. En effet, les Textes
des pyramides ne constituent pas un canon ; ce dernier n’est
complet qu’à l’état virtuel et ne s’actualise que dans les choix
faits pour un monument donné, expression de consciences
lettrées individuelles et de la mise en scène de la figure du
défunt. La parole est référentielle, chaque formule est « une
parole à dire », mais celle-ci n’atteint tout son sens et toute sa
puissance que dans l’image que lui donnent les hiéroglyphes
et dans son positionnement géographique dans une pyramide
qui est une cosmographie, une représentation qui lie le
monde sensible, fini et borné, à un espace que les Textes des
pyramides cherchent à rendre intelligent, qui demeure hors
du temps et des limites divines.
J.-L. L. – Et la littérature, si du moins le terme a un sens dans
l’Égypte ancienne ?
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Chl. R. – La littérature, qui n’apparaît que plus tard, au
moment où les textes se détachent de la pierre pour s’ouvrir à
la transmission manuscrite, témoigne initialement d’un même
rapport au savoir lettré : l’autorité sur le texte est confiée à une
figure pseudépigraphe, un grand personnage savant du passé,
qui a prononcé des paroles si efficaces qu’elles sont mises
par écrit. L’Enseignement de Ptahhotep, au Moyen Empire,
vers 1800 av. n. è., présente ainsi les paroles de sagesse qu’un
vizir de l’Ancien Empire prononce pour son fils : « La Majesté
de ce dieu (le roi) répondit : “Enseigne-lui donc les paroles
d’antan, qu’il serve ainsi d’exemple et il fera merveille auprès
des enfants des grands ! L’écoute pénétrera en lui, toute droiture
lui ayant été transmise, car nul ne naît doté de discernement”. »
L’histoire culturelle nous montre que ces premiers romans
et sagesses émanent d’un milieu de cour et d’une sociabilité
lettrée, où le texte devait être prononcé à défaut d’être lu.
Mais chaque manuscrit, chaque témoin d’une œuvre littéraire
en est alors une nouvelle édition, chaque scripteur révélant
sa lecture personnelle dans les jeux de variations et de
compilations auxquelles il se livre, tout en revendiquant dans
les souscriptions finales (colophons) le bon ordre du texte qui
vient d’être mis par écrit. Ainsi d’Inéna, scribe de l’époque
des Ramsès, qui finit sa copie du Conte des deux frères par
la mention suivante : « C’est ainsi qu’il (le texte) doit aller
parfaitement et en bon ordre pour le ka du scribe du Trésor
Qageb du Trésor de Pharaon, < pour > le scribe Hori, le
scribe Meremipet, fait par le scribe Inéna, le propriétaire de
ce document ». Cette signature emploie le verbe faire (jrj en
égyptien) et met en branle un riche spectre sémantique, qui
est celui de l’auctoritas sur le texte dans toute sa complexité :
la copie, la restitution de mémoire, la lecture, l’adaptation,
la compilation, l’invention, la propriété. Écrire en Égypte
est éminemment itératif, la mémoire et la variation jouent
un grand rôle, si bien qu’on pourrait défendre l’idée que
l’écriture y est un art performatif. Comme le rappellera peutêtre Christian Jacob tout à l’heure à propos du monde grec,
les relations avec l’oralité sont fluides, les allers et retours
fréquents. Il ne faut pas non plus sous-estimer le rôle de la
mémoire individuelle – une forme d’oralité particulière – dans
la transmission et la transformation des textes.
Enfin, toute activité intellectuelle s’incarne dans des
gestes et des objets, qui modèlent et offrent leur propre
affordance aux savoirs lettrés. Le texte en Égypte s’archive
sur des rouleaux de papyrus, mais il se pratique avant
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tout sur des supports courts, comme les ostraca, tessons
de poterie ou éclats de calcaire retaillés. Une piste de
réflexion consiste à voir dans cette contrainte une rationalité
matérielle à l’origine de l’aspect composite et compilatoire
des textes égyptiens, souvent composés d’unités textuelles
courtes, un aspect présent dans un grand nombre des genres
textuels égyptiens (littérature funéraire, textes de savoir,
sagesses, etc.). Dès lors demander « qu’est-ce qu’écrire » en
Égypte ancienne, c’est aussi poser la question des régimes
d’auctorialité qui y avaient cours. Lesquels évoluent également à travers le temps. Dans les grands corpus, tels que
les Textes des pyramides, dont la perfection et la cohérence
semblent confiner au génie, l’auteur humain est une nécessité
épistémologique, mais les traces de son intervention sont
en partie gommées. À partir du Moyen Empire, puis plus
clairement au Nouvel Empire, le scripteur revendique sa
place de copiste, de dédicataire, de propriétaire du texte, et,
de plus en plus souvent, d’auteur et d’inventeur, orchestrant
une révolution ontologique du texte égyptien. On suit ainsi
de véritables figures intellectuelles comme Amennakht fils
d’Ipouy, le scribe responsable du village des artisans – très
lettrés dans leur ensemble – qui construisaient la tombe de
Pharaon vers 1150 av. n. è. C’est un polygraphe, et il écrit
aussi bien les comptes de la communauté, les livraisons de
rations, que des lettres, ou des poèmes et prières originaux,
qui sont recopiés et imités dans le village. Et il les signe.
R. M. – Qu’en est-il en Grèce ?
Christian Jacob – Du point de vue de l’helléniste, l’écriture
en Grèce archaïque et classique semble marquer une rupture
par rapport aux civilisations plus anciennes. Cela tient en
partie à la nature même du système alphabétique, adaptation
de l’écriture phénicienne, plus facile à maîtriser que les
cunéiformes ou les hiéroglyphes, car la combinaison d’un
nombre fini de signes permet de créer un nombre infini de
mots, c’est un outil flexible bien adapté à la transcription
de la langue grecque. Le répertoire de signes graphiques,
limité, n’exige plus les performances de mémoire et d’agilité
manuelle des scribes mésopotamiens ou égyptiens. Et par là
même, la maîtrise de l’écriture n’est plus le monopole d’une
caste spécialisée, attachée aux temples ou aux palais royaux,
mais est plus largement diffusée dans la société, même
partiellement et progressivement alphabétisée.
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Deux points néanmoins pour nuancer. D’une part, il est
certain que l’écriture, en tant que pratique graphique et
manuelle, fait l’objet d’une professionnalisation, comme
en témoignent les scribes des cités (voir le contrat de
travail de Spensithios, spécialiste en « lettres phéniciennes »,
engagé vers 500 av. n. è. par une cité crétoise pour écrire
les lois, règlements et calendriers, aussi bien profanes
que religieux), les greffiers et secrétaires des conseils,
assemblées et tribunaux, sans parler des administrations
royales de la période hellénistique. L’écriture, en tant que
pratique manuelle et matérielle, était aussi le lot d’esclaves
alphabétisés, qui maniaient tablettes et rouleaux de papyrus
et étaient chargés de la reproduction des textes. En ce sens,
les « auteurs » des textes que nous lisons aujourd’hui ne les
ont pas nécessairement « écrits » eux-mêmes, mais les ont
dictés. Dans certains cas, ils ont pu manier le stylet et la
tablette, mais la transcription sur rouleau de papyrus était le
fait de copistes serviles ou, plus tard à Rome, d’affranchis.
Le second point est que bien sûr l’écriture coexiste avec
l’oralité. Cette coexistence à première vue semble régie
par une ligne de démarcation nette : d’un côté, la culture de
l’oralité, du chant, de la performance, de l’interaction vivante ;
de l’autre, la culture de l’écrit, du texte, de la lecture et de ses
effets intellectuels particuliers. En réalité, ces deux mondes se
recoupent plus qu’ils ne sont juxtaposés. Il y a de multiples
échanges entre la voix et le calame, soit que l’écriture vienne
fixer ou simuler l’oralité et le dialogue, soit que le texte
serve de support à une performance orale, récitation, chant
ou lecture à haute voix, voire commentaire dans des milieux
savants. Les conditions de cette mobilité et de ces échanges
sont indissociables de l’histoire de la culture grecque ellemême, des formes sociales, collectives ou individuelles, de
cette culture, et donc des différents lieux et des pratiques
où elles se déploient : le théâtre, les concours de poésie, les
tribunaux et l’assemblée, les jeux panhelléniques, les écoles
des grammairiens et des rhéteurs, les écoles philosophiques,
les cercles savants de l’époque hellénistique.
Le cas grec ouvre une autre piste de réflexion, plus générale. Écrire implique non seulement un ensemble de gestes
qui mobilisent la main, les yeux, le corps tout entier, mais
aussi une posture intellectuelle, mentale et sociale particulière. Lorsque le logographe Hécatée de Milet (vers 550
– vers 475 av. n. è.) commence ses Généalogies par ce mot :
« Ces récits, je les écris (graphô) comme ils me semblent
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être vrais », il se réfère moins au geste de l’inscription sur
une tablette ou sur un rouleau qu’à une modalité particulière
d’énonciation, à la revendication d’une maîtrise particulière
de l’énoncé et de l’investissement intellectuel, auctorial
de son énonciateur. Rien n’interdit de penser qu’Hécatée
ait lui-même écrit ses Généalogies ou sa Périégèse sur des
tablettes, ou qu’il les ait dictées à un scribe, mais l’affirmation
« J’écris » marque l’entrée dans l’espace littéraire grec d’une
instance particulière, qui affirme sa subjectivité, sa pensée, ses
opinions, et s’autorise à les partager dans un espace de circulation publique. Le monde grec voit ainsi tout un ensemble
d’acteurs s’approprier le principe de l’écriture alphabétique,
la production et la circulation de textes. Ce sont des individus
indépendants des instances de pouvoir politique ou religieux,
qui s’arrogent le droit d’exprimer leurs conceptions ou le
résultat de leurs enquêtes sur le passé comme sur l’espace
géographique, sur l’ordre du monde et la nature.
J.-L. L. – Le statut accordé à l’activité d’écriture a-t-il évolué
au cours de l’Antiquité ?
Filippo Ronconi – La façon par laquelle l’acte d’écrire a été
perçu dans la société aux différentes époques n’est pas un
invariant anthropologique : il est lié à une série de facteurs
qu’il faut essayer de restituer à partir d’une pluralité de
sources (colophons des manuscrits, textes littéraires et documentaires, représentations iconographiques…). En général,
entre l’Antiquité et le Moyen Âge, cet acte a fait l’objet
d’une réévaluation progressive, qui a concerné aussi les
agents sociaux liés à l’écriture. Confiée à des figures sociales
subalternes comme la plupart des travaux manuels, cette
activité exigeait des compétences fines, et d’autre part, dans
le système des poleis de plus en plus organisé, et surtout
dans le cadre des systèmes étatiques complexes de l’époque
hellénistique ; l’écrit devint un élément fondamental des
sphères publique et privée. Nous sommes particulièrement
bien renseignés sur les scribae romains, dont la perception
a profondément évolué au fil de l’histoire républicaine, mais
qui ont incarné une force sociale innovante dès la plus haute
époque. En témoigne par exemple Gnaeus Flavius, le fils d’un
affranchi et ancien scriba, qui, au ive siècle av. n. è., parvenu
au rang d’édile curule, profita de sa position pour « publier »
des documents classés secrets par l’oligarchie des pontifes
(son initiative est le fondement du ius civile Flavianum, une
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partie constitutive du Digestum de Justinien). Malgré cela, la
position subalterne des professionnels de l’écriture dans la
société romaine est démontrée par le fait que les rédacteurs de
documents, les copistes, les poètes et les acteurs (histriones)
appartenaient à une même corporation, et que ces catégories
ne se distinguèrent qu’au cours du iie siècle av. n. è., avec
l’hellénisation de la société. Un siècle plus tard, les scribes
pouvaient se payer d’importants monuments funéraires. En tout
cas, les auteurs romains dictaient leurs ouvrages, à l’exception
des poètes, l’écriture en vers impliquant un rapport intime avec
les lettres et les syllabes qui exigeait l’autographie. En effet, la
véritable réévaluation de l’activité (et des agents) de l’écriture
n’eut lieu qu’au cours de l’Antiquité tardive, dans le cadre
de la revalorisation générale des activités manuelles, due en
bonne partie à la diffusion du christianisme, et en particulier
du monachisme. Copier les textes chrétiens devient alors
– comme plusieurs autres activités – une preuve de piété, un
moyen de lutte contre l’oisiveté, et une manière honorable de
subvenir à ses besoins, comme l’affirme ce passage très cité
des Actes des Apôtres : « ces mains ont pourvu à mes besoins
et à ceux des personnes qui étaient avec moi » (Ac xx.34).
Toutefois, si Ambroise, Augustin, Jérôme (qui, tous, alternaient
autographie et dictée) et plus tard Benoît de Nursie considèrent
la transcription comme une activité bénéfique, la véritable
exaltation du copiste n’aura lieu qu’aux viiie-ixe siècles, et,
ce n’est pas un hasard, vers Constantinople, où les sources
soulignent que les copistes « gravent la Parole de Dieu », et
qu’ils le font « pour le présent et pour le futur », et où, surtout,
les évangélistes sont représentés, dans les enluminures des
manuscrits et dans les fresques et les mosaïques des églises,
en tant que copistes, anoblissant ainsi les traits et les gestes de
ceux-ci dans des espaces sacrés et publics.
Il faut en tout cas souligner qu’en général, les auteurs,
qui ont appartenu, à quelques exceptions près, aux élites, ont
évité à toute époque d’écrire de leur propre main, préférant
la dictée. En effet, l’acte d’écrire était pénible et fatigant,
la position du scribe impliquant douleurs aux articulations et
les conditions d’éclairage des pièces étant épuisantes pour les
yeux. Malgré leur rhétorique à ce propos, donc, les Pères de
l’Église ont généralement eu recours à la dictée. J’y reviens
dans ma contribution à ce volume.
J.-L. L. – Venons-en à une deuxième batterie de questions
concernant les aspects les plus matériels de l ’écriture.
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Notamment : avec quoi et comment écrit-on ? quelles sont
les techniques utilisées (supports et instruments d’écriture
et d’effacement) ? Compte tenu de ces matérialités, qu’est-ce
qui caractérise les gestes manuels, techniques par lesquels
on produit les signes graphiques et on les manipule ?
Chl. R. – On écrit en Égypte ancienne avec un jonc écrasé
qui fonctionne comme un pinceau, que l’on trempe dans
l’eau avant de le frotter contre un petit pain de pigments.
Écrire et peindre forment une entité lexicale et sémantique,
avec le verbe sesh, écrit notamment avec le phonogramme 𓏞
constitué d’une palette présentant deux pains d’encre – le
rouge et le noir –, le calame, et une bourse de cuir contenant
les pigments, remplacée ensuite par un pot d’eau, le tout lié
par une cordelette qui permettait au scribe de transporter son
matériel. Cette écriture manuelle, pour reprendre la catégorie
d’Armando Petrucci, est une forme cursive des hiéroglyphes,
une tachygraphie appelée hiératique. Elle s’écrit de droite
à gauche, le long de la fibre du papyrus. Les signes sont
disposés en colonnes jusqu’au début du Moyen Empire avant
d’être arrangés en lignes, lesquelles forment progressivement
des pavés de textes de largeur relativement standard (entre 20
et 25 cm), correspondant au champ de vision de l’œil humain.
Cette innovation technologique permet d’écrire plus de texte
dans un même espace, mais aussi de structurer son apparence
graphique et la lecture.
Le geste scriptural laisse une trace tangible – le texte
hiératique sur le support matériel. Au ras du texte, on peut en
faire une archéologie, qui nous mène de la main du scribe à
ses pratiques, et en particulier son rapport au texte. En effet,
la densité en encre varie, et le changement brusque d’une
encre fanée à un ductus épais et saturé indique ce moment
où le scribe s’est interrompu dans son travail d’écriture pour
tremper le calame dans l’eau, le frotter sur l’encre avant de
revenir à son support d’écriture. Dans les textes de prestige et
d’apparat, ces moments de recharge se laissent difficilement
deviner, et la densité est très régulière. En revanche, les textes
plus cursifs sont plus irréguliers. Si l’on observe les points où
le scribe s’interrompt par rapport à la structure linguistique
du texte, on récolte des indices quant à la posture du scribe
par rapport à ce texte : si le scripteur ne s’occupe que de
calligraphie, il perd bien souvent de vue le contenu sémantique des caractères et des mots inscrits, il peut recharger en
encre au milieu d’un mot, et les fautes mécaniques sont plus
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nombreuses. En revanche, s’il est engagé dans le texte, il a
naturellement tendance à finir un mot ou une proposition
avant de recharger le calame en encre et s’interrompre.
On peut ainsi comparer les textes entre eux, voir ceux où
le scribe comprenait, s’investissait dans ce qu’il inscrivait
et ceux où l’acte de copie prime. Aux deux extrémités de
l’éventail, on peut évoquer un Livre des morts de commande
qui copie des formules établies – l’encre et régulière, les
recharges en encre interviennent très fréquemment, souvent
en cours de mot – et une lettre de correspondance où l’écriture est irrégulière, la densité variable : le scribe compose
autant qu’il écrit. Dans un cas, le manuscrit est un objet de
commande, dans l’autre c’est une production personnelle.
F. R. – Le travail du copiste ne s’est généralement pas limité
à l’acte d’écrire, mais il a comporté à toute époque une série
d’activités collatérales : l’adaptation du support (la tablette
de bois, la bande de lin, le rouleau de papyrus, la feuille de
parchemin ou de papier) au résultat attendu, l’éventuelle mise
en place de la réglure, la préparation des instruments et des
encres… Certaines de ces actions changèrent radicalement
aux cours des siècles, suivant les évolutions des supports,
des outils et des postures du scripteur. Écrire sur une bande
horizontale était une action différente de celle d’écrire
sur une bande verticale ou, plus encore, sur une feuille
isolée ou sur un cahier. Pour ce qui concerne les outils, les
témoignages littéraires, les représentations iconographiques
et l’archéologie démontrent qu’il existait plusieurs sortes
de calames végétaux dans les mondes grec et romain, et
qu’on utilisa précocement le stylet en métal (le plus ancien,
en bronze, a été découvert en Grèce et remonte au ve siècle
av. n. è.), mais il en existait également en ivoire. L’utilisation
de différents types d’outils d’écriture influençait les formes
des caractères et la façon de les tracer, conditionnant les
mouvements de main des scripteurs. Le copiste maniait en
outre un petit canif, grâce auquel il aiguisait l’extrémité du
calame ou de la plume, avec des conséquences importantes
sur la forme des lettres : dans la Grèce antique et à Rome,
on utilisait généralement un calame à pointe, produisant
des écritures sans contraste entre pleins et déliés, alors que
dans l’Antiquité tardive, on se mit à le sculpter en biseau de
largeur croissante, engendrant des écritures caractérisées par
un contraste de plus en plus marqué. Plus tard, dans l’espace
latinophone de l’Europe occidentale, fut introduite la plume
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d’oie. Toutefois, les représentations iconographiques des
copistes du Moyen Âge mettent en scène un attirail d’objets
dont la fonction reste parfois mystérieuse, et d’ailleurs les
rares sources qui les évoquent se limitent normalement à les
lister : un poème de l’Anthologie palatine mentionne, au
iie siècle, le canif à tailler le calame, l’éponge, un outil pour
rogner les marges du rouleau, le pot d’encre, le compas, la
pierre qui gratte ; une dizaine de siècles plus tard, Guigues
de la Grande Chartreuse énumère, parmi les objets de la
cellule, une écritoire, des plumes, de la craie, deux pierres
ponces, deux encriers, un canif, deux rasoirs pour égaliser
la surface des parchemins, un poinçon, une alène, un fil à
plomb, une règle, une planchette pour le réglage de la page,
des tablettes, un style.
R. M. – Quels discours font l ’objet d’écriture ? Quels
sont les genres écrits ? À quelles pratiques sociales
correspondent-ils ?
Chl. R. – C’est d’abord la graphie qui permet d’identifier
les genres en Égypte ancienne. Le sacré est inscrit en
hiéroglyphe, tout ce qui relève des savoirs lettrés l’est en un
hiératique dont les signes sont bien formés et individualisés,
enfin l’administration adopte une cursive bien plus rapide,
plus sportive.
Les premiers manuscrits datent de l’Ancien Empire et
sont de nature administrative. Une très belle illustration en
est la spectaculaire découverte des archives d’une équipe
d’artisans spécialisés, attachés au chantier de la pyramide
de Chéops, et plus spécifiquement au transport des blocs
de calcaire, dans le port aménagé par le même roi au bord
de la mer Rouge, au ouadi Jarf. La littérature au sens large
– composition religieuse, mise en scène du sujet – apparaît
d’abord dans la pierre, dans les tombes et les temples. C’est
une écriture pariétale. Elle construit l’image d’un sujet, le
portrait public d’un défunt, qu’il s’agisse d’un roi ou d’un
haut dignitaire, dans un programme architectural qui conjugue
l’image, le texte et la sculpture. La littérature proprement
dite apparaît quand la voix du sujet s’affranchit des murs
de la tombe et d’une référentialité historique pour gagner la
transmission sur manuscrit. Les genres restent les mêmes :
les protestations de vertus du défunt dans sa tombe (ce que
les égyptologues appellent la biographie idéale) prennent
la forme des enseignements sapientiaux quand le récit de
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carrière semble donner naissance aux premiers contes et
romans. L’un d’eux, Les Mémoires de Sinouhé, qui présentent
les aventures d’un courtisan de la cour d’Amenemhat Ier après
la mort de son roi, s’ouvre comme une biographie funéraire,
tant et si bien qu’au début du xxe siècle, des explorateurs ont
cherché la tombe de ce célèbre Sinouhé près de l’ancienne
capitale d’Amenemhat Ier, à Licht dans le Fayoum !
Chr. J. – Pour l’helléniste, chaque genre littéraire, voire
chaque texte hérité de l’Antiquité constitue un cas particulier,
dont la fixation graphique et la reproduction écrite ont suivi
des scénarios spécifiques, où les pratiques culturelles et les
normes sociales ont coexisté avec les accidents imprévisibles
de la transmission.
On peut, à très grands traits, distinguer certains scénarios,
qui, du reste, sont loin d’être exclusifs les uns des autres.
La production littéraire, tout d’abord. Dans le champ
poétique, l’écriture est liée à un rapport nouveau au texte,
à une affirmation particulière de l’auctorialité. Entre le vie
et le ve siècle, des poètes comme Pindare, Simonide et
d’autres se distinguent de la tradition épique plus ancienne
en assumant en leur nom propre la composition de leurs
textes, en thématisant parfois le processus d’écriture sur
le mode d’une activité manuelle et artisanale, et donc en
instaurant une relation contractuelle et commerciale avec
leurs commanditaires, par exemple pour fournir un chant de
célébration d’une victoire aux Jeux panhelléniques.
Le théâtre voit aussi des usages spécifiques de l’écriture,
tant pour les parties dialoguées que pour les parties chorales,
et le texte tragique ou comique est appris et interprété par
les acteurs et le chœur, dans une exigence de fidélité à la
littéralité de l’œuvre.
L’écriture des textes de savoir, dans un spectre très large
qui va de l’histoire à la philosophie, en passant par la médecine et les sciences physiques ou naturelles, reflète un mode
particulier de construction du discours, sous la forme d’un
exposé réfléchi, composé, ordonné, régi par des exigences
de précision, de narration, d’argumentation. L’écriture est
indissociable de la formalisation du savoir et de la pensée, qui
ne lui préexistent pas en tant que tels, mais sont véritablement
construits dans le déroulement du discours. Elle permet aussi
la constitution de champs intellectuels ou disciplinaires, la
systématisation d’exposés didactiques, avec leur progression
logique, leur appareillage de définitions, l’approfondissement
L’ A N T I Q U I T É D E S M AC H I N E S À É C R I R E
et la précision des descriptions comme la complétude des
récits. Dès les premiers traités en prose attestés dans la
culture grecque au vie siècle avant n. è. – le Sur la nature
d’Anaximandre, les Généalogies et la Périégèse d’Hécatée –
nous sommes en présence de discours fortement déterminés
par l’écriture et ses effets intellectuels, qu’il s’agisse d’un
exposé cosmologique reposant sur des concepts abstraits ou
d’une mise en ordre et en cohérence des informations sur
l’espace géographique et le passé lointain.
R. M. – Pour un généticien, ce que vous dites de l’écriture
comme lieu de construction de savoir est central. Mais
d’ordinaire, c’est sa fonction de communication qui est mise
en avant : l’écrit comme moteur de la diffusion des savoirs…
Chr. J. – En effet, l’écriture est une opération de construction
des savoirs, mais elle est aussi conditionnée par des usages
particuliers de la réception. Ceux-ci n’excluent pas nécessairement l’oralité et donnent lieu à des interactions vivantes
s’appuyant sur ces textes, voire à des performances publiques
de récitation ou de débat.
Mais la présence des textes rend aussi possible une
diffusion synchronique et diachronique des savoirs ainsi fixés,
selon des degrés variables d’amplitude, de la circulation à
l’intérieur d’un milieu savant local à la transmission élargie.
Tel serait en effet le second élément moteur de cette
histoire : l’émergence et le développement d’attentes culturelles et intellectuelles, mais aussi d’une gamme d’usages
des textes écrits mis en circulation, c’est-à-dire des livres.
Comment passe-t-on d’une culture de la performance orale
et collective à une culture de la lecture et de l’interprétation
de textes écrits, à une culture savante reposant sur l’usage
des livres et ce concept extraordinaire de la bibliothèque, cet
espace matériel et intellectuel qui les réunit, les juxtapose et
les fait interagir ? Seule une histoire au scalpel permettrait
de reconstituer la stratigraphie des usages des livres, depuis
les quelques ouvrages possédés par les lettrés de la période
classique jusqu’aux collections plus larges, comme celle de
l’école aristotélicienne, où les textes circonscrivent un horizon
de recherches partagées et sont aussi l’archive de la production
du groupe, avant de voir se développer les grandes bibliothèques étatiques des royaumes hellénistiques (Alexandrie,
Pergame), puis les bibliothèques publiques du Principat
romain. Répondant à de multiples motivations, éducatives,
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érudites, symboliques, patrimoniales, sociales, politiques,
les bibliothèques sont les points de destination ou d’étape de
certains des textes produits par les artisans de la lettre, dont
Filippo Ronconi a si bien reconstitué les savoir-faire.
J.-L. L. – Comment se répartit le travail de l ’écriture ?
Y a-t-il des spécialisations en fonction des divers aspects de
la production écrite, aboutissant à des métiers différents ?
R. M. – Tout livre manuscrit est un lieu de savoir (pour
paraphraser Christian Jacob), qui permet l’interaction,
grâce à l’acte d’écriture accompli par le copiste, entre la
matérialité du support fabriqué par des artisans spécialisés et
la dimension immatérielle du texte conçu par un auteur. Il y a
donc trois niveaux distincts, dont l’un (celui des producteurs
des supports) est le moins étudié. Mais si l’attention se
concentre sur l’écriture, il faut considérer au moins deux
aspects. Le premier est que le travail du copiste professionnel
se fondait souvent sur l’activité d’autres figures « mineures »,
généralement invisibles dans les sources. Les exceptions sont
toutefois du plus grand intérêt. Selon Démosthène, Eschine
aurait gagné sa vie pendant son enfance grâce à une activité
indigne d’un jeune homme libre : il aurait travaillé auprès
d’un calligraphe, pour lequel il aurait préparé l’encre. Vendue
et conservée sous forme solide, celle-ci devait être émiettée
dans l’encrier en y ajoutant de l’eau. Cela implique que, déjà
en Grèce ancienne, les ateliers les mieux organisés reposaient
sur une répartition hiérarchique des tâches. Un autre facteur
à prendre en considération est la répartition des différentes
phases de la mise par écrit d’un texte (documentaire ou
littéraire). Dans l’article publié dans ce volume, j’ai réuni
des témoignages prouvant que, lorsque les auteurs dictaient
un texte, la première « matérialisation » de celui-ci sur un
support était souvent confiée à des secrétaires, qui notaient les
mots en tachygraphie. Par la suite, ces mêmes individus, ou
d’autres, transposaient ces signes en caractères alphabétiques,
et généralement ce n’était qu’après la relecture de la part de
l’auteur qu’entraient en scène les copistes, responsables de
la transcription du texte au propre sur un support livresque,
rouleau ou cahier (dans l’article je me suis concentré sur
l’Antiquité tardive et sur le monde byzantin, mais ce type
de processus est attesté également à Rome). Il faut toutefois
prendre en compte également les relecteurs, qui faisaient
partie de la « chaîne de production » du texte : les auteurs,
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aussi bien dans l’Antiquité grecque et romaine qu’au Moyen
Âge, faisaient circuler les brouillons de leurs ouvrages dans
des cercles de plus en plus larges de lecteurs, qui notaient
leurs observations sur les brouillons eux-mêmes ou sur
d’autres supports. La véritable diffusion du texte, ce que
nous appelons « édition », n’était donc que la dernière étape
d’un long processus.
R. M. – Qui écrit ? Quelle est l ’extraction sociale des
scripteurs ?
Chl. R. – Les scribes sont des artisans spécialisés, rémunérés
par leur institution d’appartenance pour leurs compétences,
contrairement à l’immense majorité de la population paysanne
égyptienne, dont le statut est proche de celui du métayage, et
qui paie des taxes (les bakou) sous la forme d’une partie de sa
force de travail, la corvée, et du fruit de ce travail. Le scribe se
félicite de son travail, qui ne relève pas de ces travaux-bakou,
mais du travail créateur-kat. Les scribes font partie des
métiers, comme les sculpteurs, menuisiers, orfèvres, tailleurs,
cordonniers. Comme pour ces métiers, le savoir des scribes
est le fruit d’un apprentissage sur le tas, auprès de maîtres
et aînés, pères au sens biologique ou métaphorique, sur les
lieux mêmes de la production de l’écrit, comme les bureaux,
les archives des temples, les ateliers ou les grands chantiers
de construction. Leur statut social est donc relativement
privilégié : les scribes font partie d’une vaste et polymorphe
élite intermédiaire. Ils répondent à la première élite des hauts
dignitaires, qui dirigent la machine étatique et les grandes
institutions, et transmettent les ordres à la grande masse laborieuse. Courroie de transmission, ils perçoivent et construisent
leur rôle comme essentiel ; un florilège de l’époque ramesside
(xiii-xie siècle av. n. è.) le proclame : « C’est le scribe qui taxe
la Haute et la Basse-Égypte, c’est lui qui reçoit leur dû. C’est
lui qui rend compte de tout, toute l’infanterie repose sur ses
bras. C’est lui qui conduit les dignitaires dans la présence
royale, plaçant chaque homme selon son rang. C’est lui qui
commande le pays entier, toute affaire est sous sa direction »
(Papyrus Chester Beatty IV). Les hauts dignitaires, les rois,
les femmes de l’élite savent lire et écrire, mais cette écriture
manuelle n’est pas de leur condition : dans les scènes des
tombes, des scribes écrivent et lisent pour eux. L’écriture des
rois, c’est les hiéroglyphes, écriture des cadres du monde,
des normes, et non de l’événement contingent. Les hauts
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dignitaires se font faire des statues en scribes ; mais ce ne
sont pas des statues de scribes : l’écriture mise en scène est
toujours hiéroglyphique. Il s’agit en général d’hymnes divins
ou de l’énonciation des principes fondamentaux garants de
l’équilibre cosmique et politique éternel, la maât.
F. R. – Selon une enquête quantitative menée sur un corpus de
manuscrits byzantins des ixe-xiie siècles, 53 % des copistes
ayant précisé leur statut social étaient des moines, 22 % des
ecclésiastiques et seulement 6 % des laïcs. Il faut garder à
l’esprit la fluidité de la société byzantine pour comprendre
cette classification : un laïc pouvait devenir moine à l’âge
adulte et pratiquer ou améliorer ses compétences graphiques
dans un monastère, ou, à l’inverse, un moine-copiste pouvait
quitter le monastère et gagner sa vie comme calligraphe.
Des enquêtes similaires concernant d’autres périodes et
aires culturelles donneraient des résultats très différents :
dans l’Occident médiéval, par exemple, où le système
scolaire s’écroula de manière plus brutale, et où la machine
administrative de l’empire romain se défit presque totalement,
le pourcentage de copistes laïcs fut sans doute bien plus
faible, les monastères et les écoles cathédrales jouant un rôle
essentiel dans la transmission des textes.
Les sources littéraires grecques, romaines et byzantines
mentionnent, aux différentes époques, trois catégories
d’activités de copie.
Premièrement, celles réalisées à des fins privées, c’està-dire pour économiser de l’argent, pour assurer la qualité
de la copie (c’est peut-être le cas d’individus de haut niveau
socio-économique et intellectuel, comme par exemple
Galien, ou plus tard Michael Choniates ou Maxime Planude),
ou encore pour assimiler les tournures stylistiques et les
figures rhétoriques des textes (le futur empereur Marc-Aurèle
copia de sa propre main une oraison de son maître Fronton
précisément à cette fin).
Deuxièmement, celles réalisées dans un but dévotionnel.
Typiques des moines, ces dernières étaient généralement
considérées comme des preuves de sainteté : elles étaient
caractéristiques des saints et parfois référées à des empereurs
pieux par excellence, comme Théodose II (qui semble avoir
effectivement copié des manuscrits) ou Léon VI.
Troisièmement, celles réalisées par les calligraphes dans
un cadre professionnel. Il s’agissait, dans ce cas, d’une
activité bien rémunérée, mais qui, par exemple dans la
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Rome de la fin de la Respublica, était confiée à des esclaves.
À l’époque byzantine moyenne, un calligraphe qualifié
pouvait gagner entre trente et quarante nomismata par an
(un ouvrier n’en gagnait pas plus de onze : le nomisma était
la monnaie byzantine en or, pesant environ 4,3 grammes,
le « dollar du Moyen Âge »).
J.-L. L. – Comment se forme-t-on au métier de calligraphe ?
F. R. – Le métier de calligraphe exigeait une bonne connaissance de la grammaire et de l’orthographe, et impliquait
un long apprentissage sous la direction d’un professionnel
qualifié. Pour cette raison, cette activité n’était pas très
répandue : l’analyse quantitative mentionnée ci-dessus a
montré que le terme technique kalligraphos n’est attesté
que dans 3 % des colophons des livres du ixe au xiie siècle.
Les copistes professionnels étaient souvent engagés pour
produire des livres de luxe, tandis que des moines (mais
aussi des bureaucrates et des secrétaires qui le faisaient pour
arrondir leur semaine) copiaient des livres plus ordinaires.
L’apprenti copiste, qui devait être déjà bien alphabétisé,
avait besoin d’un entraînement spécifique, visant à le familiariser avec les instruments d’écriture, les supports et les encres,
et surtout à apprendre à gérer le rapport entre surface à écrire
et longueur des textes. Si, dans l’Antiquité, les compétences
techniques des bureaucrates se rapprochaient de celles des
copistes, les écritures des livres et des documents ne se distinguant à la limite que pour la majeure ou mineure cursivité,
pendant l’Antiquité tardive se développèrent, d’une part, des
écritures libraires normées, aussi bien en Orient (majuscules
biblique, ogivale, alexandrine) qu’en Occident (onciale et
semi-onciale), et, d’autre part, des graphies cursives stylisées,
employées de manière quasi-exclusive dans les sphères
administratives. Cela impliquait des formations spécifiques,
se déroulant au sein des communautés professionnelles :
le futur copiste fréquentait un calligraphe expert, alors que
le futur bureaucrate assistait un membre de l’administration.
Ces formations se fondaient sur l’imitation : elles visaient
en effet l’acquisition de certains automatismes et des
gestes de la main, du bras et du corps de l’enseignant. Cela
permettait, jour après jour, d’en imiter l’écriture. Du point
de vue pratique, le maître-calligraphe transcrivait souvent les
premières lignes d’un feuillet, fournissant ainsi un modèle
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d’écriture et de mise en page aux élèves, qui achevaient la
transcription du cahier.
J.-L. L. – Merci pour ce vaste panorama de l ’écriture et
de la composition dans trois des grandes civilisations de
l’Antiquité : vous avez très largement comblé notre attente !
Bien sûr, notre curiosité a été éveillée sur de nombreux points
que le format de cet entretien ne permettait pas d’aborder.
Nous souhaitons pouvoir poursuivre à l’avenir le dialogue
entamé ici, et, qui sait, envisager une grande histoire des
pratiques d’écriture et de composition qui ferait pendant à
l’histoire de la lecture. Vous avez confirmé des hypothèses
« artisanales » que j’avais pu bricoler à partir de sondages
dans l’Antiquité romaine classique (Pline le Jeune, notamment) et le Moyen Âge (saint Thomas d’Aquin, à travers la
très éclairante étude du père Dondaine), sur l’omniprésence
de l ’oralité, sur la place de la dictée dans le processus
créateur, sur la création à plusieurs mains. Surtout, notre
discussion vient conforter l’hypothèse qui est à l’origine
de ce numéro : écrire doit être subdivisé en deux processus
distincts. On peut donner au premier le nom de composition,
puisqu’il consiste dans l’élaboration d’un texte en recourant
à des opérations abstraites fondamentales et probablement
universelles (ajouter, supprimer, remplacer, déplacer).
Le second serait le processus d’écriture au sens étroit, qui
consiste dans l’inscription d’une trace sur un support. Nous
avons l’habitude d’utiliser le verbe écrire dans cette double
acception sans les dissocier, mais on comprend en vous
écoutant que cette fusion-confusion est récente. Ces processus
ont été très largement différenciés tout au long de l’Antiquité
et pendant le Moyen Âge, et il est probable qu’ils ont perduré
jusqu’à une époque beaucoup plus tardive. Grâce à vous,
nous comprenons que pendant toute cette période, ceux
qui écrivent sont des artisans spécialisés, qui ont acquis
un haut degré de savoir-faire et de compétence technique.
On sait que le recours à plusieurs secrétaires faisait partie
des pratiques de composition de Montesquieu, et Stendhal a
encore recouru à la dictée pour ce qu’on n’ose plus appeler
l ’écriture de certains de ses romans. Vu sous cet angle,
le fameux « Je suis un homme-plume » de Flaubert pourrait
prendre un sens nouveau : il symboliserait la naissance de
l’acception moderne du verbe écrire. Désormais, celui qui
compose est le même que celui qui trace les signes.
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