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Extrait Procurez-vous le second numéro de Mɛtascience aux [Article 1] Qu’est-ce que l’ontologie métascientifique ? François Maurice1 Résumé — L’ontologie métascientifique se distingue des ontologies philosophiques par ses objectifs, ses objets et ses méthodes. Par un examen des théories ontologiques de Mario Bunge, nous montrerons que leur principal objectif est l’élaboration d’une représentation unifiée du monde tel que connu par les sciences, que leurs objets d’étude sont des construits scientifiques, et que leurs méthodes ne diffèrent pas de celles qu’on s’attend à trouver dans toute activité rationnelle. L’ontologie métascientifique n’est donc pas transcendante parce qu’elle ne cherche pas à représenter des objets étrangers au monde que nous habitons et aux sciences qui l’étudient, et par conséquent elle n’a pas besoin de facultés ni de méthodes spéciales pour mener à bien ses recherches. A bstract — Metascientific ontology differs from philosophical ontologies in its objectives, objects and methods. By an examination of the ontological theories of Mario Bunge, we will show their main objective is a unified representation of the world as known through the sciences that their objects of study are scientific constructs, and that their methods do not differ from those that one expects to find in any rational activity. Metascientific ontology is therefore not transcendent because it does not seek to represent objects alien to the world we inhabit and to the sciences that study it, and therefore does not need special faculties and methods to carry out its research. N ous poursuivons notre caractérisation de la métascience que nous avons entreprise dans notre article « Métascience. Pour un discours général scientifique » (Maurice 2020). Afin de mieux comprendre la nature de la métascience, et ainsi mieux saisir ce qui la distingue de la philosophie, nous comparerons l’ontologie métascientifique à l’ontologie philosophique. Puisque nous soutenons dans l’article tout juste mentionné que les théories philosophiques de Bunge sont en fait des théories métascientifiques, [1] François Maurice est diplômé en statistiques sociales, mathématiques et philo- sophie, chercheur indépendant, fondateur de la Société pour le progrès des métasciences traducteur du Philosophical Dictionary de Mario Bunge paru sous le titre Dictionnaire philosophique en 2020 aux Éditions Matériologiques. 18 Mεtascience n° 2-2022 nous utiliserons l’ontologie de ce dernier pour mener à bien cette comparaison. Nous examinerons donc les théories ontologiques telles qu’exposées dans les écrits de Bunge, plus particulièrement celles qu’on retrouve dans les volumes 3 et 4 du Treatise on Basic Philophy. Cet exposé fera ressortir clairement la nature non philosophique des théories de Bunge, notamment par son refus de postuler l’existence d’entités autres que ceux postulés et étudiés par les sciences ainsi que par son rejet des méthodes philosophiques. Dans plusieurs textes, Bunge s’est efforcé de définir ou de caractériser la métaphysique ou l’ontologie scientifique2. En général, Bunge considère qu’ontologie et métaphysique sont synonymes, de même qu’ontologie scientifique et métaphysique scientifique sont synonymes, bien que Bunge penche pour une utilisation de la seconde expression avant 1977 et pour une utilisation de la première à partir de 1977. Notons qu’il ne faut pas confondre l’ontologie scientifique, telle que caractérisée par Bunge et par d’autres philosophes, avec l’ontologie métascientifique, telle que nous la caractériserons à partir de la façon dont Bunge pratique l’ontologie, et non pas à partir de ce qu’il en dit, bien qu’au final, c’est-à-dire une fois qu’on ne fait plus référence à la conception de Bunge ou à celles des philosophes, nous considérons les deux expressions comme synonymes. En fait, s’il est clair qu’on se trouve dans un cadre strictement métascientifique, on peut parler d’ontologie seulement. Au terme de cette étude, ce qui nous intéresse est de montrer que l’ontologie scientifique ou métascientifique telle que nous la concevons se distingue de toute ontologie philosophique. Au même titre que l’expression ontologie scientifique, l’expression métaphysique scientifique est utilisée non seulement par Bunge, mais aussi par certains philosophes 3 . Pour notre propos, notons [2] Les cinq textes principaux chez Bunge qui traitent de la nature de l’ontologie scientifique sont les suivants : un article au titre explicite, « Is Scientific Metaphysics Possible? » (1971), le chapitre 2 de Method, Model and Matter intitulé « Testability Today » (1973a), un texte en français intitulé « Les présupposés et les produits métaphysiques de la science et de la technique contemporaines » (1974), un article qui propose une typologie des théories scientifiques intitulé « The GST Challenge to the Classical Philosophies of Science » (1977b), et l’introduction de Ontology : The Furniture of the World, le volume 3 du Treatise on Basic Philosophy (1977a). [3] Voir le collectif Scientific Metaphysics (Ross, Ladyman & Kincaid 2013). 38 Mεtascience n° 2-2022 lution de problèmes et le raisonnement causal – que les humains appliquent dans des domaines non scientifiques (Dunbar & Klahr 2013). Bunge se différencie des philosophes parce que ces derniers croient qu’il existe des facultés particulières pour franchir le « fossé » entre la réalité et les apparences, ou si ces facultés n’existent pas, alors la réalité est inconnaissable. Mais, dès le départ, il s’agit d’un faux problème. 4] Conclusion Pour comprendre la distinction entre la métascience et la philosophie, il est utile de se rappeler que nous n’avons pas un accès direct au réel, qu’il n’y a pas de preuve ou de démonstration générale de l’existence des choses, qu’il faut alors tenir pour acquise l’existence du « monde extérieur », qu’il n’y a pas de réponse possible à la question de l’existence d’une propriété plutôt que d’une autre. C’est par la réflexion et par notre expérience que nous parvenons à ce constat (Maurice 2020). Notre représentation du monde passe donc par l’étude des construits scientifiques, ce qui est la tâche de l’ontologie métascientifique. Si nous pensons en plus qu’un discours général sur la science est valable, utile pour l’avancement de la connaissance, alors nous pouvons étudier la science elle-même, ce qui est dévolu à la sémantique, l’épistémologie et la méthodologie métascientifiques. L’ontologie bungéenne ne postule donc l’existence d’aucun objet et n’utilise aucune méthode philosophique, malgré son désir de s’inscrire dans la tradition philosophique. Chez Bunge, le faire ne suit pas le dire. Si une discipline est caractérisée par ses objets et ses méthodes, alors l’ontologie scientifique de Bunge ne ressemble guère aux ontologies philosophiques. Bunge ne problématise pas la science de la même façon que s’y prennent les philosophes. Dans le jargon philosophique, Bunge est un matérialiste, mais son matérialisme se réduit à accepter les objets concrets étudiés par les sciences physiques, chimiques, biologiques et psychonologiques. Il s’en remet donc à la science afin de déterminer le mobilier du monde. Il est alors abusif de réduire la pensée de Bunge à une doctrine matérialiste dans la mesure où même ces doctrines, parce que philosophiques, postulent l’existence d’objets et de processus étrangers à la science et utilise des méthodes inconnues des scientifiques. Nous n’avons 39 F. Maurice • Qu’est-ce que l’ontologie métascientifique ? pas besoin des doctrines matérialistes, nous avons seulement besoin d’adopter les mêmes postulats généraux que les sciences, d’analyser et d’interpréter leurs construits, puis d’abstraire et de généraliser, tout ceci à l’aide de nos facultés naturelles. Le rôle de l’ontologie bungéenne, mais aussi de la sémantique, de l’épistémologie et de la méthodologie, est similaire à celui de la métalogique et de la métamathématique. Et comme la bête scientifique est tout aussi complexe que la bête logique ou la bête mathématique, il n’est pas étonnant qu’il ait fallu à Bunge composer un traité de près de 2 400 pages pour jeter les bases de la métascience23 . Bunge nous apprend dans son autobiographie qu’il s’était donné pour but de lier philosophie et science. Ce faisant, il a annihilé la philosophie pour produire un discours général scientifique. Ce discours général est conçu pour la science et pour les scientifiques, plus précisément pour les métascientifiques, c’est-à-dire les scientifiques intéressés par un discours général sur le monde et la science. Il est aisé pour tout scientifique intéressé par un discours général sur la science et sur le monde de comprendre la pensée de Bunge. Rien de ce qu’il dit n’est extravagant et rien de ce qu’il fait ne sort des sentiers d’un processus normal de recherche. Parce qu’il a su si bien résumer l’esprit de l’approche bungéenne, laissons le mot de la fin à Joseph Agassi : L’idée du programme bungéen est aussi terre à terre qu’il est possible de l’être. Cela peut sembler décevant, puisque toute extravagance est évacuée, mais c’est le but du programme. L’idée est de demeurer bien fermement dans un seul monde (Agassi 1990, p. 117). Références Agassi J. (1990), « Ontology and Its Discontent », in P. Weingartner & G. Dorn (dir.), Studies on Mario Bunge’s Treatise, Rodopi, p. 105‑122. Bunge M. (1971), « Is Scientific Metaphysics Possible? », The Journal of Philosophy, 68(17), p. 507‑520. Bunge M. (1973a), « Testability Today », in Method, model and matter, Reidel, p. 27‑43. [23] Nous excluons ici le volume 8 du Treatise portant sur l’éthique parce que pour nous la métascience, un discours général scientifique, est dissociée d’un discours général de convivence ou du vivre-ensemble. Il n’y a pas d’impérialisme métascientifique comme il existe un impérialisme philosophique (Maurice 2020). 40 Mεtascience n° 2-2022 Bunge M. (1973b), Method, Model and Matter, Reidel. Bunge M. (1974), « Les présupposés et les produits métaphysiques de la science et de la technique contemporaines », Dialogue, 13(3), p. 443‑453. Bunge M. (1977a), Treatise on Basic Philosophy : Ontology I, the Furniture of the World, Reidel. Bunge M. (1977b), « The GST Challenge to the Classical Philosophies of Science », International Journal of General Systems, 4(1), p. 29‑37. Bunge M. (1982), « Is chemistry a branch of physics? », Zeitschrift für allgemeine Wissenschaftstheorie/Journal for General Philosophy of Science, 13(2), p. 209‑223. Bunge M. (1983a), Treatise on Basic Philosophy : Epistemology and Methodology I, Exploring the World, Reidel. Bunge M. (1983b), Treatise on Basic Philosophy : Epistemology and Methodology II, Understanding the World, Reidel. Bunge M. (1984), « What is pseudoscience? », The Skeptical Inquirer, 9(1), p. 36‑47. Bunge M. (1985a), Treatise on Basic Philosophy : Epistemology and Methodology III, Philosophy of Science and Technology, Part I, Formal and Physical Sciences, Reidel. Bunge M. (1985b), Treatise on Basic Philosophy : Epistemology and Methodology III, Philosophy of Science and Technology, Part II, Life Science, Social Science and Technology, Reidel. Bunge M. (1989), Treatise on Basic Philosophy : Ethics, the Good and the Right, Reidel. Bunge M. (1996), Finding Philosophy in Social Science, Yale University Press. Bunge M. ([1967a] 1998), Philosophy of science I : from problem to theory, rééd. de, Transaction Publishers. Bunge M. ([1967b] 1998), Philosophy of science II : from explanation to justification, rééd. de, Transaction Publishers. Bunge M. (2000), « Energy : Between Physics and Metaphysics », Science & Education, 9(5), p. 459‑463. Bunge M. (2001), Philosophy in Crisis : The Need for Reconstruction, Prometheus Books. Bunge M. (2003), Philosophical Dictionary, Prometheus Books. Bunge M. ([2003] 2020), Dictionnaire philosophique : Perspective humaniste et scientifique, traduit par F. Maurice, Éditions Matériologiques. Bunge M. & Ardila R. 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