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Une identité en quête d’esprit. Débats sur la greffe scandinave en Normandie dans l’historiographie française du XIXe siècle

2023, Les transferts de modèles et de concepts entre ordres juridiques, dir. J. Ruffay-Méray et F. Rherrousse, Oujda, Société marocaine d'Histoire du droit

Depuis plusieurs décennies maintenant, les ressources de l’archéologie et de l’anthropologie ont amené à considérablement relativiser le transfert en Normandie des usages et coutumes scandinaves. Hors quelques domaines plus ou moins réservés (comme le droit maritime), il semble désormais bien acquis que les coutumes nordiques n’ont guère fait souche en terre normande, et que celles qui ont été importées se sont étiolées tout au long du Xe siècle pour ne laisser que quelques rares substrats aux siècles suivants. Pour autant, le XIXe siècle a été fécond en postulats prétendant trouver dans les anciens droits scandinaves (norvégiens, danois et islandais) la « moëlle substantielle » de la coutume de Normandie, quitte pour ce faire à envisager de périlleuses chirurgies fondées sur des greffes plus ou moins compatibles. Dans cette optique, les « fiers barbares du Nord » ne pouvaient qu’avoir imposé leurs lois à l’ancien royaume de Neustrie, destiné à devenir « la plus florissante des provinces de France ». De là découlaient non seulement un esprit propre aux populations normandes (qui perdurerait jusqu’aux abords du XXe siècle) mais aussi un droit original, antichambre juridique de la formidable expansion qu’ont connue les Normands aux XIe et XIIe siècles. Par-delà les rêves historiographiques, les fantasmes juridiques et les aspirations régionalistes, quels sont les ressorts de cette greffe dont les sources semblent pourtant attester le rejet ?

Jahiel Ruffier-Méray est maître de conférences en histoire du droit. Également spécialisée en anthropologie juridique et théorie du droit, elle est régulièrement sollicitée par des institutions européennes et françaises pour des conférences et des séminaires. Elle est actuellement vice-présidente déléguée à la formation initiale (Université de Toulon). 40, Bd Ramdane El Ghadi – Oujda Tél/Fax : 05 36 70 31 85 Imp_eljoussour@yahoo.fr Les transferts de modèles et de concepts entre ordres juridiques Fouzi Rherrousse, Professeur d'enseignement supérieur habilité à diriger des recherches en droit privé à l’université Mohammed Premier à Oujda. Docteur en droit privé de l’université de Paris XIII et diplômé de l’institut d’administration des entreprises à Perpignan. Il est Directeur de la Revue Marocaine d’Histoire du Droit et auteur de plusieurs ouvrages et romans. Une identité en quête d’esprit : Débats sur la greffe scandinave en Normandie dans l’historiographie française du XIXe siècle Gilduin Davy Université Paris Nanterre Centre d’Histoire et d’Anthropologie du droit Résumé : Depuis plusieurs décennies maintenant, les ressources de l’archéologie et de l’anthropologie ont amené à considérablement relativiser la transplantation en Normandie des usages et coutumes scandinaves. Hors quelques domaines plus ou moins réservés (comme le droit maritime), il semble désormais bien acquis que les coutumes nordiques n’ont guère fait souche en terre normande, et qu’elles se sont étiolées tout au long du Xe siècle pour ne laisser que quelques rares substrats aux siècles suivants. Pour autant, le XIXe siècle a été fécond en postulats prétendant trouver dans les anciens droits scandinaves (norvégiens, danois et islandais) la « moëlle substantielle » de la coutume de Normandie, quitte pour ce faire à envisager de périlleuses chirurgies fondées sur des greffes plus ou moins compatibles. Dans cette optique, les vecteurs de ce greffon juridique, les « fiers barbares du Nord », ne pouvaient qu’avoir imposé leurs lois au greffé conquis, l’ancien royaume de Neustrie, destinée à devenir « la plus florissante des provinces de France ». De là découlaient non seulement un esprit propre aux populations normandes (qui perdurerait jusqu’aux abords du XXe siècle) mais aussi un droit original, antichambre juridique de la formidable expansion qu’ont connue les Normands aux XIe et XIIe siècles. Par-delà les rêves historiographiques, les fantasmes juridiques et les aspirations régionalistes, quels sont les ressorts de cette greffe dont les sources semblent pourtant attester le rejet ? Mots-clés : Coutume de Normandie, historiographie, invasions vikings, culture populaire, régionalisme À la veille de la Première Guerre mondiale, André Siegfried livre son analyse de la construction de la Normandie qu’il considère comme « une création politique et sociale originale, œuvre d’une race du Nord ayant implanté ou plutôt adapté là 133 ses conceptions, sa civilisation, ses manières propres de sentir et de faire »340. Audelà du recours aux concepts discutables de races ou d’héritage, il convient de remarquer que le sociologue havrais invite surtout à la recherche des racines de la permanence et des changements341. Cette grande loi des phénomènes historiques, le « géographe du politique » en fixe le terminus a quo en l’an 911, c’est-à-dire lorsque fut conclu le Traité de Saint-Clair-sur-Epte par lequel le roi Charles III le Simple céda au chef scandinave Rollon une poignée de pagi situés dans les actuels départements de l’Eure et de la Seine-Maritime342. L’histoire de la Normandie ne débute pourtant pas à l’arrivée des Vikings. Cette « terre des hommes du Nord », identifiée en tant que telle au XIIe siècle par les poètes anglo-normands (Robert Wace notamment), appartenait autrefois à un vaste ensemble, la Neustrie, qui vécut de grandes heures aux cours des VIIe et VIIIe siècles343, tel le sanctuaire de la civilisation romaine comme se plaisent à le rappeler les manuels scolaires du XIXe siècle344. Il ne faut donc guère croire à l’idée d’une Normandie comme création ex-nihilo, en dépit du topos de la terre désertée et abandonnée aux pirates nordiques que les sources tendent à véhiculer depuis le XIe siècle. Pas plus qu’il n’en faut déduire que les incursions vikings des IXe et Xe siècles ont amené à une substitution de la population autochtone (gallo-franque, bretonne ou même saxonne) par une majorité ethnique scandinave, malgré les formules lapidaires qui focalisent au XIXe siècle l’ancestralité normande sur un socle exclusivement nordique345. La nation normande est au contraire le produit d’un agrégat de groupes humains compatibles, progressivement soumis à la 340 SIEGFRIED A., Tableau politique de la France de l’ouest sous la Troisième République, Paris, Imprimerie nationale éditions, 1995, p. 378. 341 e BULEON P., « Siegfried et la Normandie », Études Normandes, 38 année, 1989/2, André Siegfried, la politique et la géographie, p. 79-80. 342 e Sur tout cela, l’ouvrage incontournable de Pierre Bauduin (La Première Normandie (X e XI siècles). Sur les frontières de la haute Normandie : identité et construction d’une principauté, Caen, PUC, 2004). 343 Pour s’en convaincre : PERIN P. et FEFFERN L.-Ch. (dir.), La Neustrie. Les pays du nord de e e la Loire de Dagobert à Charles le Chauve (VII -IX siècles), Rouen, Musée de Seine de SeineMaritime, 1985. 344 ANSART F., Cours complet d’histoire et de géographie rédigé pour l’usage des lycées, des collèges et des aspirants au baccalauréat ès lettres, I, Paris, Fouraut, 1853, p. 119. 345 « Voilà nos ancêtres, n’en rougissons pas ! », clame le Normand Gabriel Monod (Le rôle de la Normandie dans l’Histoire, Paris, Comité parisien du Millénaire, Boivin, 1911, p. 7). La e e réalité est bien différente : MUSSET L., « Essai sur le peuplement de la Normandie (VI -XII siècle) », in Nordica et Normannnica. Recueil d’études sur la Scandinavie ancienne et médiévale, les expéditions des Vikings et la fondation de la Normandie, Paris, Société des études nordiques, 1997, p. 389-402. 134 combinaison d’un pouvoir et d’une loi unitaires dans le courant du Xe siècle346. C’est parfaitement le sens du propos que tient Gaston Paris devant la Société des antiquaires de Normandie en 1899 : « La race normande repose sur la fusion intime de l’élément scandinave et de l’élément romain, lui-même bien composite. On peut croire que dès avant l’établissement des Danois les habitants de la Neustrie avaient développé plus fortement que ceux d’autres régions les caractères qui les distinguèrent plus tard, l’esprit positif et clair, le sens pratique, l’amour de l’ordre et de la règle. Les conquérants du Nord, en se mêlant à eux, en adoptant, comme ils le firent avec une grande rapidité, leur religion, leur langue, leurs institutions et leurs mœurs, ne changèrent pas ces caractères essentiels ; mais ils y ajoutèrent ce qui leur était propre, la hardiesse, l’esprit d’entreprise, le besoin d’expansion qui se traduisit dans les faits par ces conquêtes extraordinaires où revit la hasardeuse audace des Vikings, dans les idées par une curiosité ouverte de toutes parts ; à l’amour de la règle et de l’ordre, qui répondait à leur forte conception du droit, ils joignirent le sentiment d’indépendance personnelle qui leur était inné »347. Ce tableau caractérologique peint par le spécialiste de la romanistique médiévale illustre le processus d’assimilation d’un élément exogène, les « Vikings »348, à un environnement juridique, religieux et culturel endogène, l’environnement franc. On fera par ailleurs remarquer l’attention que l’éminent chartiste porte à souligner l’attachement des anciens Normands au droit comme fruit d’une greffe réussie entre les diverses composantes d’une même nation, toutes liées par un amour de la règle et de l’ordre. C’est cette caractérologie commune qui, selon toute vraisemblance, a donné naissance à cet « esprit normand » que Gabriel Monod souligne encore quelques années plus tard pour insister sur la vieille réputation chicaneuse des habitants de l’ancien duché mais, surtout, sur leur application aux questions de jurisprudence qui leur valu « la réputation universelle de juristes et de juges excellents »349. En d’autres termes, le droit ne semble jamais bien loin de l’identité normande… La position adoptée par les deux médiévistes de la fin du XIXe siècle est en réalité le produit d’un vaste débat qui s’est engagé à partir de la Restauration 346 Sur ce point, notre étude : DAVY G., « Altérité, pluralité et unité : le cheminement de e l’identité normande au X siècle », Droit & Cultures, 76, 2018/2, p. 165-182. 347 PARIS G., « La littérature normande avant l’annexion (912-1204) », Discours lu à la er séance publique de la Société des antiquaires de Normandie, le 1 décembre 1898, Paris, Bouillon, 1899, p. 21-22. 348 En réalité des populations venues de Scandinavie (Danemark principalement), mais aussi des aires iro-norvégiennes, anglo-danoises ou anglo-saxonnes. 349 MONOD G., op. cit., p. 6. 135 autour des origines de la coutume normande, et qui a couru durant l’essentiel du siècle, au moins jusqu’aux années 1880 et les premiers pas de l’histoire méthodique. En 1847 en effet, Alfred Trolley, universitaire, juriste et président de la Société des antiquaires de Normandie, considérant l’histoire de l’ancien droit provincial, écrivait : « Au Xe siècle, les Normands [s’emparent de la Neustrie], lui imposent, avec leur nom, les coutumes scandinaves et fondent ce grand établissement de la féodalité qui exerça sur le monde et la civilisation une si haute et si longue influence, et qui ne fut définitivement renversé que par le grand cataclysme de 89 »350. Cette incise est particulièrement évocatrice de la perception que l’on pouvait alors se faire de l’émergence de la Normandie dans l’histoire juridique : ce que révèle le professeur de droit administratif de l’Université de Caen n’est ni plus ni moins que le récit d’une transplantation dont l’opération se serait déroulée en l’année 911 ; transplantation pérenne qui aurait consisté principalement dans l’implantation en terre neustrienne des lois et coutumes scandinaves que les guerriers vikings auraient apportées avec eux. De cette importation, à en suivre le juriste, serait née la coutume normande. Une telle conception de l’émergence et de l’évolution du droit provincial semble une innovation marquante du XIXe siècle. Aux siècles précédents en effet, les principaux jurisconsultes normands que furent Henri Basnage (pour le XVIIe siècle) ou David Hoüard (pour le XVIIIe siècle), rejetaient l’idée d’une application durable des usages scandinaves en Normandie, et ils réfutaient l’idée d’une substitution de ces usages au droit autochtone. Selon Hoüard en effet, le droit normand n’était que la sanctuarisation du droit franc, conservé par les ducs de Normandie avant même l’effondrement carolingien et l’émergence de la féodalité351. Au début du XIXe siècle, plusieurs juristes semblent encore camper sur cette position. En 1812 par exemple, dans une Dissertation sur l’histoire de la communauté des biens entre époux dans l’ancien droit français, Théodore Bessel considère que Rollon « maintint le droit françois [sic] dans son intégrité, et ses successeurs sanctionnèrent, comme lui, les anciens usages »352. Cette doxa de la 350 TROLLEY A., « Mémoire sur l’ancien droit coutumier normand », Mémoire de la Société e des antiquaires de Normandie, 2 série, XVII, 1847, p. 93-94. 351 Sur ce point : DAVY G., « Histoire, droit et histoire du droit médiéval dans l’œuvre de David Hoüard : entre continuité juridique et discontinuités historiographiques », Annales e de Normandie, 61 année, 2011/2, p. 22-37. 352 BESSEL Th., Dissertation sur l’histoire de la communauté de biens entre époux d’après l’ancien droit français et les coutumes des départemens anséatiques, thèse soutenue le 31 août 1812, Université impériale, Faculté de droit de Strasbourg, 1812, p. 18. 136 continuité est toutefois vigoureusement remise en cause dans la première moitié du XIXe siècle. La question de la dominante scandinave ou franque du premier droit normand divise en effet la jeune École historique du droit. D’un côté, certains juristes comme Henri Klimrath considèrent qu’il ne s’est rien ou presque rien conservé des mœurs des peuples du Nord, car l’anarchie des IXe et Xe siècles ayant fait émerger la féodalité, celle-ci, avec son droit civil « entaché comme elle de force et de violence », a tout emporté dans l’instauration des coutumes353. D’un autre côté, Alfred Trolley et ses épigones, tout en prétendant se situer dans le sillage du précédent, invitent à engager l’étude monographique des droits des anciennes provinces mais en focalisant sur le legs scandinave l’essentiel de l’histoire du droit normand. La conférence qu’Eugène de Rozière livre devant la Société des antiquaires de Normandie en décembre 1866 donne la mesure de cette division et du débat qui en découle. Dans cette allocution, publiée dans la foulée par la Revue historique de droit français et étranger sous le titre « De l’histoire du droit en général, du Grand coutumier de Normandie et des rapports du droit anglais avec le droit normand », Rozière y précise en effet que « de nos jours, on a fait une part considérable à l’élément scandinave, et l’on n’a pas craint de représenter Rollon comme un législateur absolu, qui aurait implanté sur le sol conquis les usages de la Norvège. » Et de préciser : « Le défaut commun de ces différents systèmes me paraît être leur caractère exclusif. La Neustrie devait avoir, comme les autres provinces de la Gaule, un droit civil mélangé des traditions romaines et des principes introduits par les barbares »354. Deux tendances donc, qui l’une et l’autre abordent différemment l’histoire de la greffe normande. D’un côté, la tendance qui envisage une greffe réussie par l’intégration du greffon à une société juridique receveuse elle-même en pleine mutation, laissant pour compte tout ce que l’élément scandinave a pu offrir à la formation du droit normand ; de l’autre côté, celle qui considère la primordialité de l’influence nordique, et donc la transplantation des mœurs et traditions scandinaves en Normandie, quitte à en surévaluer à la fois les vecteurs et les survivances dans les sources tardives. Pour le dire autrement, aux défenseurs de la 353 KLIMRATH H., « Programme d’une histoire du droit français (1835) », Travaux sur l’histoire du droit français, Paris, Joubert, 1843, p. 177. 354 ROZIERE E. de, « De l’histoire du droit en général, du Grand coutumier de Normandie et des rapports du droit anglais avec le droit normand », Revue historique de droit français et étranger, 13, 1867, p. 11. 137 continuité juridique s’opposent les promoteurs de la discontinuité. C’est à ceux-là que nous souhaiterions consacrer ces quelques pages355. La volonté de magnifier l’héritage scandinave en Normandie est certainement propre à l’air du temps scientifique de la première décennie du XIXe siècle, au souhait de renouer avec l’histoire des droits de l’Europe, mais aussi à la redécouverte du patrimoine littéraire et poétique de la Scandinavie médiévale356. Dès les années 1800-1820 s’est en effet édifiée une sorte de mythologie juridique invitant les doctes à tenter de rechercher dans les sources du Nord la racine des différents droits européens. Peu à peu, les historiens du droit français se sont acclimatés à la lecture de ces sources, telle la Grágás islandaise ou la Gulaþinglög norvégienne, l’une et l’autre considérées « comme de très anciennes lois », en dépit du caractère tardif de leur mise par écrit (dans la seconde moitié du XIIIe siècle seulement), ce qui ne semble pas gêner outre mesure les juristes parfois rendus à quelques imprudences357. Favorisée par l’essor d’un comparatisme notamment promu par Édouard Laboulaye358, l’ouverture de ce champ de recherche a ainsi poussé les historiens du droit à tourner leur regard vers les textes du Nord médiéval pour y trouver une source susceptible de restituer le sens primitif du droit359. C’est notamment ce que juge Jacques Flach encore à la fin du siècle : « On ne jettera quelque lumière sur les institutions primitives de la Gaule que par l’étude approfondie des mœurs et des lois des autres peuples celtiques. Les anciennes lois scandinaves permettront de pénétrer plus avant dans la claire intelligence des lois barbares et de l’organisation du royaume franc »360. 355 Nous prolongeons ainsi une recherche engagée dans : « Le tentation nordique des historiens du droit normand. Du provincialisme juridique au régionalisme nostalgique », in E. Chevreau, G. Davy, O. Descamps, Fr. Lachaud (dir.), Droit, pouvoir et société au Moyen Age. Mélanges en l’honneur d’Yves Sassier. Liber amicorum, Limoges, PULIM, 2021, p. 103116. 356 Sur ce point : DAVY G., « Genèse d’une mythologie juridique comparée au milieu du e XVIII siècle : la poésie islandaise vue par Paul-Henri Mallet », Revue internationale de droit comparé, 2022/3, p. 1-34. 357 Par exemple, au motif de sa supposée ancienneté, Prosper Eschbach n’hésite pas à écrire que la loi norvégienne mise par écrit en 1274 par Magnus VI influença Guillaume le Conquérant qui en emprunta plusieurs dispositions pour l’Angleterre (Cours d’introduction générale à l’étude du droit, ou Manuel d’encyclopédie juridique, Strasbourg, Delamotte Aîné,1843, p. 264-265). 358 LABOULAYE É., De l’enseignement du droit en France et des réformes dont il a besoin, Paris, Durand, 1839, p. 50. 359 Sur ce point : DAVY G., « Le fantasme islandais ou les racines scandinaves du droit français », Revue historique de droit français et étranger, 2020/4, p. 521-545. 360 FLACH J., Les origines de l’ancienne France, I, Paris, Larose & Forcel, 1886, p. 6. 138 Ce qu’avance Firmin Laferrière dès 1838 dans son Étude sur l’esprit et l’origine de la coutume de Normandie, est significatif de cette approche nouvelle à laquelle ont adhéré de nombreux juristes français. « Quant aux origines danoises ou scandinaves, elles ne sont entrevues ni par Basnage ni par les autres légistes du pays », commence-t-il par rappeler361, afin de bien marquer l’existence d’une rupture avec la période précédente. Mais il ajoute : « Les coutumes scandinaves, étudiées depuis peu de temps par des savants de l’Allemagne, sont une source historique à peu près inexplorée en France. […] Les Scandinaves, adossés aux limites du Nord, ont conservé pendant de longs siècles les éléments de leur droit national purs de tout mélange. Ils n’ont ressenti d’autre influence étrangère que celle du christianisme, qui touchait aux mœurs et aux institutions barbares pour les améliorer et les diriger dans les voies de la civilisation. On est donc à peu près certain de reconnaître dans les monuments du droit scandinave le caractère plus voisin d’un droit primordial »362. Au-delà de ces variations de la science juridique, il convient d’associer ce débat à l’émergence de l’idée (sinon du mot qui n’apparaît qu’autour de 1875) de régionalisme dès les premières années de la Restauration. Un tel courant, principalement culturel jusqu’au milieu du XIXe siècle, a largement pu nourrir la question en mettant en lumière un patrimoine littéraire, linguistique, poétique et/ou folklorique normand qui ne pouvait qu’être le fruit des invasions scandinaves, et qui prétendait rejoindre leur legs juridique. La redécouverte des antiquités du Nord a ainsi engagé nombre d’historiens normands sur la voie d’un néo-provincialisme nettement perceptible à compter des années 1820. Il ne sera toutefois guère utile d’insister sur la multitude de cette production littéraire ou scientifique qui, de Frédéric Pluquet, sous la Restauration, aux ouvrages de Louis Beuve, à l’extrême fin du XIXe siècle, a tenté d’ancrer la culture normande à cheval sur le folklorisme (pseudo)érudit et la philologie comparatiste363, nourrissant des débats passionnés sinon passionnants qui s’exprimèrent avec vigueur jusqu’aux commémorations du millénaire normand en 1911364. En revanche, il sera pertinent d’envisager en quoi ces postulats ont 361 LAFERRIÈRE F., « Esprit et origine de la coutume de Normandie. Ses rapports avec le droit scandinave », Revue critique de la jurisprudence en matière civile, administrative, commerciale et criminelle, 1858, p. 7. 362 Ibid., p. 8. 363 Sur ce point : voir notamment : RENAUD J., « Le mythe viking chez les Normands », Études germaniques, 1995, 4, p. 671 et suiv. 364 Sur le congrès du millénaire : CHALINE J.-P., « Rouen 1911 : le millénaire de la Normandie », in e e Dragons et drakkars. Le mythe viking de la Scandinavie à la Normandie, XVIII -XX siècles, Caen, Musée de Normandie, 1996, p. 71-81. Sur les répliques : voir par exemple l’ouvrage de Louis de Saintie Pierre (Rollon devant l’histoire (Les origines), Paris, Peyronnet & C , 1949) et le compte-rendu qu’en ère livre Michel de Boüard dans le premier volume des Annales de Normandie (1 année, 1951/1, p. 8890). 139 conforté le topos des racines nordiques du droit normand, et ont ainsi permis une convergence entre mouvement régionaliste et nordisme scientifique. L’histoire de l’appréhension historiographique de la greffe juridique scandinave est donc celle d’un triple mouvement : un mouvement culturel d’abord, qui tente de dégager les origines nordiques de la culture normande tout en se focalisant rapidement sur son substrat coutumier (I.), un mouvement mémoriel ensuite, qui conserve le souvenir d’un legs juridique ancestral (II.), un mouvement historiographique enfin, qui débat de la nature de cet héritage (III.). I. Nostalgie régionale et culture scandinave Sous la Restauration, alors qu’elle était demeurée marginale (à tout le moins très minoritaire) depuis la fin du XVIIe siècle, l’origine scandinave des premières lois normandes commence à s’imposer chez les historiens, les juristes ou les littérateurs qui abordent les sources du droit de l’ancien duché. En 1821, à l’invite du Conseil général de la Seine-Inférieure, un concours fut lancé sur le thème suivant : « Quelle fut, sous les ducs de Normandie, depuis Rollon jusque et y compris Jean-Sans-Terre, l’administration civile, judiciaire et militaire de la province ? ». Vaste question à propos de laquelle les doctes normands se plaignent souvent du faible nombre de travaux à disposition. Les quelques essais adressés à l’Académie des sciences de Rouen furent néanmoins décevants et contraignirent à proroger le concours l’année suivante365. En 1822, quatre mémoires furent de nouveau produits, dont trois seulement ont retenu l’attention de Théodore Liquet. Rendant-compte aux académiciens rouennais de ces travaux, le conservateur reproche notamment à l’un d’entre eux (celui de l’avoué Alfred Daviel) d’avoir répété les erreurs de David Hoüard et d’avoir, à tort, supposé les origines françaises des lois normandes « quand il est démontré qu’elles viennent des peuples du Nord » 366. En revanche, un autre mémoire (celui du géographe Noël de La Morinière367) remplie suffisamment les attentes de l’Académie pour obtenir le premier prix. Son auteur est loué pour n’avoir pas hésité à placer en Scandinavie le berceau des lois normandes, et s’être appuyé pour ce faire non sur des hypothèses ou des autorités douteuses mais sur les sagas du Nord, afin de montrer que « la plus grande partie de nos institutions étaient en vigueur en Norwège [sic] avant 365 Précis des travaux de l’Académie des sciences, belles lettres et arts de Rouen, pendant l’année 1821, Rouen, Périaux père, 1822, p. 128-132. 366 Dix ans plus tard, Daviel conteste le « principe absolu que les lois normandes sont d’origine purement française » (Recherches sur l’origine de la coutume de Normandie, Caen, Chapolin, 1834, p. 30) et semble s’être rangé à la thèse de la discontinuité. 367 Sur lui : WAUTERS É., Noël de la Morinière (1765-1822). Culture, sensibilité et sociabilité dans l’Ancien Régime et la Restauration, Paris, Champion, 2001. 140 d’exister dans nos contrées »368. Alors que l’Académie rouennaise n’avait jusqu’alors montré que peu d’entrain pour les antiquités nordiques369, la voici qui paraît adopter à l’orée des années 1820 le topos de l’origine essentiellement scandinave du premier droit normand. Un tel mouvement illustre le souhait d’une exploitation des sources de la Scandinavie médiévale comme soubassement de la culture normande. Dès 1795, le lauréat de ce concours s’était en effet interrogé sur la façon par laquelle s’est réalisé l’union en un seul peuple d’ethnies diverses (gauloise, romaine, saxonne, franque, danoise, normande et anglaise) « sans avoir presque rien conservé qui en rappelât la source traditionnelle et historique »370. La démarche demeurait encore hésitante, mais La Morinière n’en affirmait pas moins que « les Normands avaient apporté de leur terre natale le goût des chants héroïques »371. Aussi, lorsqu’en 1799, il fait paraître son Examen comparatif du pouvoir des parques scandinaves et grecques sur Odin et Jupiter (Rouen, Imprimerie des arts, an VII), La Morinière engage dorénavant une approche comparatiste destinée à confronter la culture normande à celle prétendue de ses ancêtres scandinaves, préfigurant l’approche juridique et institutionnelle qu’il adoptera en 1822. Ce mouvement est accompagné d’une véritable révolution esthétique destinée à faire prédominer l’héritage nordique dans l’émergence et le rayonnement de la culture normande au Moyen Âge. Il illustre donc une identité régionale en quête de sens. Au tournant du siècle, un pas semble franchi : en 1809, le littérateur Louis Du Bois, étudiant les croyances et superstitions des paysans de la partie occidentale de l’Orne, écrit que « les hommes du Nord, nos ancêtres ont probablement importé et acclimaté dans la Neustrie plusieurs des croyances 368 LIQUET Th., « Rapport sur les mémoires qui ont concouru pour le prix extraordinaire », Précis des travaux de l’Académie des sciences, belles lettres et arts de Rouen, pendant l’année 1822, Rouen, Périaux père, 1823, p. 106-107. 369 Le thème est aussi quasiment absent des travaux que mène l’Académie de Caen, hors une lettre à Beugnot lue par De La Rue qui évoque la venue de poètes scandinaves parmi les hommes de Rollon pour tenter de montrer que les lettres ont été cultivées en Normandie de manière plus précoce et plus générale que dans les autres provinces (Rapport général sur les travaux de l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de la ville de Caen jusqu’au premier janvier 1811, Caen, Chalopin, 1811, p. 240). 370 MORINIÈRE N. de la, Premier essai sur le département de la Seine-Inférieure... ; Second essai sur le département de la Seine-Inférieure, vol. 1, Rouen, Imprimerie des Arts, 1795, p. viii-ix. 371 Ibid., p. 25-26. Ce que répète Frédéric Pluquet en 1825 (« Mémoire sur les trouvères normands », Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie, I (1824), 1825, p. 371). 141 populaires des contrées d’où ils sortaient »372. Là encore, on constate le souhait de fonder l’ancestralité normande sur sa composante exclusivement scandinave. Le mouvement est alors lancé, poussé par les figures tutélaires d’Auguste Le Prévost et d’Arcisse de Caumont notamment, qui vont tous deux bouleverser la façon d’envisager les antiquités normandes. Dès 1814, Le Prévost alerte en effet sur l’unité culturelle des peuples de l’Europe du Nord-Ouest incarnée par les chanteurs et les poètes373, et André de la Fresnay insiste sur ces scaldes qui accompagnèrent les grands chefs vikings (à commencer par le fameux Ragnar Lodbrok) dans leurs expéditions374. Certes, encore à cette époque l’abbé Gervais De La Rue reste, pour sa part, sceptique sur la mesure de la transmission par les poètes nordiques du goût du merveilleux en Normandie375. Mais le recueil de contes et légendes populaires que Frédéric Pluquet réunit autour des vestiges de l’arrondissement de Bayeux en 1825 est significatif du courant qui est alors impulsé. Regrettant que la Normandie n’ait pas, comme le Danemark (avec Thiele), l’Allemagne (avec Grimm), la Suisse (avec Rud Wyss) ou l’Angleterre (avec Brand), d’étude consacrée à la culture populaire, Pluquet entreprend de combler une lacune. Il écrit : « Les scaldes étaient, chez les peuples du Nord, ce que furent les bardes chez les nations d’origine celtique, et ce que furent bien plus tard les trouvères dans le Nord de la France. Il n’y a point de doute que les Normands, en s’établissant en vainqueurs dans la fertile Neustrie, n’y aient introduit l’usage du chant héroïque : en effet, l’époque la plus brillante des scaldes fut le IXe siècle, si illustré par Rollon ; les exploits de ce grand homme furent chantés par eux en idiome danois, et ensuite par nos trouvères en roman »376. L’origine scandinave du droit normand serait donc concomitante à l’importation en Normandie des ressorts de la culture poétique scandinave dont les trouvères anglo-normands du XIIe siècle (Robert Wace ou Benoît de SainteMaure) ne seraient que les dignes légataires. On constate sans mal le postulat à la 372 Cité par François Guillet (« Le Nord mythique de la Normandie : des Normands aux e Vikings de la fin du XVIII siècle jusqu’à la Grande Guerre », Revue du Nord, 360-361, 2005/2, p. 464). 373 LE PRÉVOST A., Essai sur les romances historiques du Moyen Âge, Rouen, Periaux, 1814, p. 3. Sur Caumont : BERCÉ F., « Arcisse de Caumont et les sociétés savantes », in P. Nora (dir.), Les Lieux de mémoires. II. La Nation, Paris, Gallimard, 1986, p. 533-565. 374 LA FRESNAYE A. de, Nouvelle histoire de Normandie, enrichie de notes prises au Muséum de Londres et nouveaux détails sur Guillaume le Conquérant duc de Normandie et roi d’Angleterre, Versailles, Jalabert, 1814, p. 8. 375 DE LA RUE G., Recherches sur les ouvrages des bardes de la Bretagne armoricaine dans le Moyen Âge, lues à la Classe d’Histoire et de Littérature ancienne de l’Institut, le 5 décembre e 1814, Caen, Poisson, 2 édition,1817, p. 45-46. 376 PLUQUET Fr., art. cité, p. 369-372. 142 base de cette présupposée introduction de la poésie scaldique en Normandie qui ne repose pourtant sur aucun élément probant, pas plus qu’il n’existe de preuve d’une substitution du droit nordique au droit franc. Conscient de cet écueil, Pluquet ajoute : « S’il ne nous est rien resté de ces chants héroïques, c’est que la poésie fut chantée et transmise de mémoire longtemps avant d’être écrite ». Dont acte, et l’oralité sert ici de faire valoir à une thèse qui n’est guère étayée par les sources des Xe et XIe siècles normands. S’inspirant de la démarche engagée par les frères Grimm de combler les lacunes d’une tradition endogène (en l’occurrence germano-franque) par une tradition exogène (en l’occurrence scandinave) au motif de liens de parenté entre l’une et l’autre, l’initiative de Frédéric Pluquet est à l’origine de l’invitation lancée en 1827 par la Société des antiquaires de Normandie à mettre en chantier des recherches sur la matière orale touchant aux traditions, aux us et coutumes de l’ancien duché. Peu d’échos y sont donnés dans l’immédiat, mais cette invitation n’en illustre pas moins l’attention nouvelle de faire d’un folklore jusqu’alors méconnu un véritable objet de recherches philologiques et historiques377. L’importance offerte vingt ans plus tard par Amélie Bosquet à l’étude des origines norroises de la culture populaire en Normandie laisse alors augurer du chemin parcouru au cours de la Monarchie de Juillet378. C’est à ce courant que se joignent les travaux sur les poèmes scandinaves menés par Édélstand Duméril en 1839, lui qui considère la poésie comme un véritable marqueur de l’identité nordique : « On peut prendre leur littérature pour la manifestation la plus complète et la plus élevée de l’esprit septentrional. La poésie scandinave est ainsi la création originale d’un peuple qui se développe librement, sans avoir hérité d’aucun passé qui domine ses tendances et fausse leurs conséquences ; elle est née sur le sol national ; elle a grandi par sa propre force, sous sa seule influence. Isolée de toute action étrangère, moins encore par les mers que par l’abâtardissement littéraire des nations voisines, elle a tout tiré d’elle-même ; son histoire n’appartient pas seulement à un peuple, mais, ainsi que nous l’avons déjà dit, à la nature de la poésie »379. Et d’affirmer que les « trouvères normands » apportèrent avec eux cette tradition poétique, position très largement partagée par les historiens de la 377 RUBOW M., « Bibliographie critique de toutes les légendes normandes imprimées durant la période 1825-1914 », Annales de Normandie, 41฀ année, 1991/3, p. 236. 378 BOSQUET A., La Normandie romanesque et merveilleuse, traditions, légendes et superstitions populaires de cette province, Rouen, Haulard, 1845. 379 DUMÉRIL É., Histoire de la poésie scandinave, prolégomènes, Paris, Firmin Didot, 1839, p. 11. 143 Normandie au cours des années 1830380, notamment par Gervais De La Rue qui s’est finalement rangé à ce postulat en préfigurant désormais un processus d’acculturation entre, d’un côté, l’adoption de la langue romane par les poètes scandinaves amenés par les ducs et, de l’autre côté, l’influence qu’ils exercèrent sur les structures de la littérature latine en Normandie, non sans voir dans les songes, visions et prodiges d’un auteur comme Dudon de Saint-Quentin une filiation directe avec la poésie scaldique381. C’est ainsi que la Normandie passe pour être le berceau des trouvères, idée qui se propage depuis Auguste Le Prévost jusqu’à Gaston Paris qui, reproduisant le lyrisme d’Hermann Suchier, rappelle que « les fils du Nord, amis des légendes héroïques, furent les pères nourriciers de l’enfant »382. Au milieu du siècle, cette tendance à étudier la greffe poétique en Normandie est du reste entretenue au sommet de l’État par le ministre de l’Instruction publique, Hyppolyte Fortoul, dans une instruction relative aux poésies et chants populaires de France destinée à doter la nation d’un patrimoine de traditions culturelles, et que Napoléon III transcrit dans son décret du 13 mai 1852 qui en ordonne le recensement et la publication383 ; démarche qui, selon Beaurepaire, peut être le moyen de déceler d’utiles renseignements sur les mœurs et les usages anciens384. L’héritage poétique ou culturel scandinave en Normandie se révèle pourtant maigre. Certes, l’on y trouve des contes populaires narrés à la veillée, mais rien de vraiment normand, si ce n’est les récits pseudo-historiques de Robert le Diable ou Richard sans Peur, qui ne sont guère nordiques de toute façon385. Dans le recueil de contes que Chennevières-Pointel fait paraître en 1842 par exemple, on chercherait en vain une dominante scandinave386. Idem chez Octave Féré qui conserve pourtant le souvenir de la Neustrie, de Charlemagne et des Saxons du Bessin387, ou chez Hippolyte Sauvage qui recueille les légendes de Mortain388. Chez 380 LICQUET Th., Histoire de Normandie depuis les temps les plus reculés, Rouen, É. Frère, 1835, p. cxxii. 381 DE LA RUE G., Essais historiques sur les bardes et les trouvères normands et anglonormands, I, Caen, Mancel, 1834, p. liii-lv. 382 LE PRÉVOST A., op. cit., p. 13 ; Gaston Paris, op. cit., p. 5-6. 383 MEYER M., « Vers la notion de ‘cultures régionales’ (1789-1871) », Ethnologie française, 33, 2003/3, p. 413. 384 BEAUREPAIREÉ. de, Étude sur la poésie populaire en Normandie et spécialement dans l’Avranchin, Avranches, Toustain, 1856, p. 2. 385 MORICET M., « Récits et contes des veillées normandes », Cahiers des Annales de Normandie, 2, 1963, Récits et contes des veillées normandes, p. 7. 386 CHENNEVIERES-POINTEL Ch.-Ph., Contes Normands, Caen, Hardel, 1842. 387 FÉRÉ O., Légendes et traditions de Normandie, Rouen, Haulard, 1845. 144 Émile Dumont, il est fait quelques allusions à l’Edda ou au paganisme nordique, mais sans que la tradition scandinave ne prédomine dans une Normandie résolument chrétienne389. Le souvenir des invasions vikings est certes présent dans les légendes du Pays de Caux que publie Ernest Dumont en 1879, mais sans que ce souvenir n’imprime outre-mesure la tradition populaire390. Et lorsqu’en 1886 Aristide Frémine indique que le duc Richard Ier se faisait tous les soirs lire les sagas et l’Edda « par Gunnor la Danoise »391, il ne s’agit là que du témoignage d’une littérature régionaliste qui exalte un passé recomposé d’une manière très artificielle. Elle est notamment fondée sur l’idée fausse que les sagas, telles qu’elles furent mises par écrit à partir de la fin du XIIe siècle (et surtout aux deux siècles suivants) seraient l’exacte transcription d’une tradition orale immémoriale, incitant ainsi les historiens (comme Charles Barthélemy392) ou les juristes (comme Firmin Laferrière393) à les utiliser comme sources de l’histoire du duché de Normandie, comme le proposait Noël de La Morinière dès 1822. En 1911, Armand Albert-Petit jugera cependant qu’il n’y a dans ces textes tardifs « à peu près rien d’utilisable » pour esquisser l’établissement des hommes du Nord en Neustrie394. L’attention à insister sur l’importation de la poésie scandinave en Normandie va de pair avec l’étude d’une greffe linguistique, essentielle dans le mouvement régionaliste qui s’éveille alors. Pour de nombreux juristes en effet, la survivance des coutumes provinciales et liée à l’identification des langues locales et, si l’on en croit Édouard Laboulaye, « il y a eu des coutumes normandes, languedociennes, bretonnes tant qu’il y a eu un dialecte normand, languedocien, breton »395. Là encore, une sorte de basculement doit s’observer à l’horizon des années 1820-1830. En effet, lorsqu’il fait paraître en 1810 ses Recherches sur l’emploi des locutions et des mots qui se sont introduits ou conservés dans le département de l’Orne, Louis Du Bois ne relève aucune locution scandinave à côté des termes 388 e SAUVAGE H., Légendes normandes recueillies dans l’arrondissement de Mortain, 2 édition, Angers, Lachèse, 1869. 389 DUMONT É., Légendes et traditions de mon pays, Rouen, Lebrument, 1861. 390 DUMONT E., Fragments historiques. Nouvelles et légendes du Pays de Caux, Le Havre, Poinsignon, 1879. 391 FRÉMINE A., La légende de Normandie, Paris, Lemerre, 1886, p. 24. 392 Histoire de la Normandie ancienne et moderne, Tours, Mame, 1862, p. 6. 393 LAFERRIÈRE F., « Esprit et origine de la coutume… », art. cité, p. 10-11. 394 ALBERT-PETIT A., « Le Millénaire de la Normandie. Le traité de Saint-Clair-sur-Epte », Revue des deux mondes, nouvelle série, 3, 1911/2, p. 298. 395 Cité par Jacques Poumarède (POUMAREDE J., « Défense et illustration de la coutume au temps de l’Exégèse (Les débuts de l’École française du droit historique) », in Itinéraire(s) d'un historien du Droit : Jacques Poumarède, regards croisés sur la naissance de nos institutions, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2011, p. 660. 145 d’origine française, grecque ou celtique396. En revanche, le Glossaire de patois normand qu’il fait paraître à titre posthume en 1856 est cette fois-ci très largement intéressé à trouver une origine nordique à de nombreux mots d’usage en Normandie : un grand nombre de termes (« abet », « cotin », « échauguette », « havron », « soule »…) ont désormais selon lui une racine « islandaise »397. Il est vrai qu’entre ces deux publications, les récits du voyage que l’érudit danois Hector Estrup a entrepris en Normandie en 1819 se sont diffusés (ils sont connus de Georges Depping dès au moins 1826398) et ont relevé la similarité entre certains noms normands et d’autres d’origine scandinave, non sans toutefois conclure à la difficulté d’entreprendre de telles recherches399, ni sans remarquer le peu de souvenirs que les Normands conservaient de leur histoire ancestrale, ou admettre que « les Français ont généralement raison lorsqu’ils accusent les Normands d’avoir du goût pour la chicane et les procès »400. Le champ juridique se révèle alors privilégié à l’étude linguistique. Dans le sillage de Pluquet – qui avait déjà pris soin de constater que le « warqus [sic] esto » des anciennes lois normandes n’était pas sans analogie avec le « wehrwolf des pays septentrionaux »401 –, Duméril jauge l’ancienne jurisprudence comme le réceptacle des locutions scandinaves402, ce que tendent effectivement à confirmer quelques rares pans du droit tardif403. Ce postulat militerait donc pour une importation in extenso des lois nordiques en Normandie. S’appuyant (plus ou moins adroitement) sur Johann Peter von Ludewig (1668-1743) qui s’était, un 396 DU BOIS L., « Recherches sur l’emploi des locutions et des mots qui se sont introduits ou conservés dans le département de l’Orne et qui n’appartiennent pas à la langue française de nos jours », Mémoire de l’Académie celtique, 1810, p. 39-50. 397 DU BOIS L., Glossaire de patois normand, Caen, Hardel, 1856, p. 2, 88, 117 et 332. 398 DEPPING G. B., Histoire des expéditions des Normands et de leur établissement en France au dixième siècle, I, Paris, Ponthieu, 1826, p. 222, note 2. 399 GOROG R. P. de, « A History of the Research on Scandinavian Influence on French », Studies in Philology, 56, 1959/3, p. 459. 400 ESTRUP H. F. J., Journal d’un voyage en Normandie, 1819 (https://www.normannia.info), p. 34, et les notes que son petit-fils a ajoutées en 1911. 401 PLUQUET Fr., Contes populaires, préjugés, patois, proverbes, noms de lieux de e l’arrondissement de Bayeux, 2 édition, Rouen, Frère, 1834, p. 15. Ce que reprendra Kirby Flower Smith (« An historical study of werwolf in literature », Publication of Modern Language Association, 9, 1894/1, p. 27). 402 DUMÉRIL É., op. cit., p. 227. 403 Le domaine maritime par exemple : DAVY G., « Consuetudines maris et maritimas consuetudines : les coutumes maritimes en Normandie à la lumière des chartes ducales (fin e e X -milieu XII siècle) », Annales de Droit, 1, 2007, p. 91-111. Plus largement, l’ouvrage collectif : RIDEL É (ed.), L’héritage maritime des vikings en Europe de l’Ouest, Caen, Pôle Universitaire de Normandie, 2002. 146 siècle auparavant, intéressé aux racines germaniques du droit normand404, il forme le vœu de fonder sur les étymons scandinaves, et principalement islandais405, les termes du vocabulaire juridique issu de l’ancien duché. En 1849, dans son Dictionnaire du patois normand, il suspecte que l’arrondissement de Vire, enclavé et loin des voies de communication, a dû garder plus de racines « islandaises et saxonnes »406, et dans ses Mélanges archéologiques et littéraires parus l’année suivante, il donne au mot « haro », lié à la célèbre clameur, une origine scandinave ou bien déduite de l’islandais « hara » (« maître » ou « duc » selon lui), ou bien du norse « herop » signifiant « cri de guerre », non sans cependant relever des analogies avec d’autres termes issus, eux, du vieux français407. Cet attachement à l’étude de la langue norroise est motivé par les suggestions des doctes danois euxmêmes, tels qu’Adam Fabricius408 ou Johannes Steenstrup, persuadés que la population nordique a conservé « encore assez longtemps » en Normandie « ses mœurs, sa langue et ses lois scandinaves »409. C’est ainsi que l’avocat Edmé Rathery pense trouver l’origine du mot « vassal » dans l’étymon islandais « vask » (« brave ») qu’il déduit de sa lecture du Roman de Rou410. Plus prudent, Édouard Le Héricher ne croit pas à la poursuite de la tradition scaldique sous les ducs normands411, ni ne milite pour la survivance dans le duché de l’idiome norrois qu’il voit s’éteindre dès le premier tiers du Xe siècle412. Il est en ce sens félicité par certains de ses lecteurs qui contestent cette « école de philologues qui voient du scandinave partout »413 ! Dès avant la fin du Second Empire, en effet, les plus grandes réserves se sont multipliées quant à la réelle prise d’une greffe culturelle scandinave en Normandie. Le Jolis, par exemple, juge 404 Reliquiae manuscritorum omnis aevi diplomatum ac monumentorum ineditorum adhuc, vol. 7, Francfort et Leipzig, 1726. 405 Alors réputé le mieux conservé de tous les anciens dialectes bas-allemands. Sur ce point : BORD Ch., Introduction à l’étude de la langue norroise (Scandinavie médiévale), Paris, L’Harmattan, 2004, notamment p. 31-34. 406 DUMÉRIL É., Dictionnaire du patois normand, Caen, Mancel, 1849, p. l. 407 DUMÉRIL É., Mélanges archéologiques et littéraires, Paris, Franck, 1850, p. 268. 408 FABRICIUS A., « Recherches sur les traces des hommes du Nord en Normandie », Mémoire de la Société des antiquaires de Normandie, XXII, 1856, p. 2. 409 STEENSTRUP J., « Études préliminaires pour servir à l’histoire des Normands et de leurs invasions », Bulletin de la Société des antiquaires de Normandie, X, 1860, p. 303. 410 RATHERY E., Recherches sur l’histoire du droit de succession des femmes, Paris, Cosson, 1843, p. 52. 411 LE HÉRICHER É., « Les Scandinaves en Normandie ou influence littéraire, philologique et morale des Scandinaves en Normandie », Mémoire de la Société des antiquaires de e Normandie, 3 série, 9, XXIX, Partie 1, 1875, p. 44. 412 Ibid., p. 53-54. 413 BORDEAUX P., « Normandie scandinave ou Glossaire des éléments scandinaves du patois normand par Édouard Le Héricher », Revue de la Normandie, II, 1863, p. 305. 147 plus que suspectes toutes les conclusions auxquelles a naguère abouti Duméril et il s’oblige à reconnaître que « l’ancienne langue du Nord n’existe plus »414. Combertigues-Varennes, encore, rappelle que dès la deuxième génération, la langue scandinave a partout disparu de la province, à part quelques localités de la Basse Normandie, sans laisser d’autres traces que quelques termes de guerre, de marine ou quelques dénominations géographiques415. Joret, enfin, s’arrêtant sur l’inexactitude des positions défendues par Duméril, à la fois réfute la survivance de la langue scandinave en Normandie, au motif que les Normands en adoptant le christianisme ont abandonné leur idiome natal, et nie l’existence d’un patois typiquement normand et commun à toute la province416. Et pour cause : semble alors prédominer le souhait d’insister, à l’instar de Gaston Paris, sur la formidable capacité d’intégration des Danois à la société franque417. Pour le dire autrement, les Normands auraient abandonné concomitamment leur langue et leurs coutumes ancestrales au profit de leur accueil au sein d’une société désormais unifiée sous l’égide du Code Napoléon. En définitive, à compter des années 1880, il devient évident que le legs culturel scandinave en Normandie est bien moindre que ce qu’avaient suspecté les érudits du début du siècle et, sur le terrain de l’archéologie comme de la linguistique, force est de reconnaître que l’engouement des premières décennies ne résiste guère à l’analyse approfondie des sources ou du terrain418. Ne reste alors, pour le promouvoir, que l’enthousiasme des origines des chantres de la « normandité » comme Théophile Féret, Alfred Rossel ou Louis Beuve qui, tous, s’obstinent à voir dans le Nord le creuset de la culture normande et, plus encore, de ce qu’ils appellent « l’esprit normand »419. Il faut dire que cette persistance correspond à la poussée du régionalisme politique qui, dès le milieu du XIXe siècle, 414 LE JOLIS A., « Des prétendues origines scandinaves du patois normand », Revue de la Normandie, IX, 1869, p. 86-87. 415 VARENNES L.-L.-H.-C., « Rapport sur une question archéologique et historique étudiée pendant les étés de 1879 et 1880 », Bulletin de la Société des antiquaires de Normandie, XIII, 1883-1885, p. 281. 416 JORET Ch., « Des caractères et de l’extinction du patois normand », Bulletin de la Société des antiquaires de Normandie, XII, 1884, p. 68 et 171. 417 PARIS G., op. cit., p. 9. 418 e NONDIER G., « Mirages et mythes norrois », Études normandes, 35 année, 1986/3, La saga des Normands, p. 107. Voir notamment la synthèse d’Anne Nissen Jaubert (« Implantations scandinaves et traces matérielles en Normandie. Que pouvons-nous attendre ? », in P. Bauduin (dir.), Les fondations scandinaves en Occident et les débuts du duché de Normandie, Caen, Publications du CRAHM, 2005, p. 209-223). 419 Par exemple, ce poème intitulé L’exil, d’Aristide Frémine, où l’on lit : « Nous irons assaillir les neveux du grand Karles, et dans la Gaule, avec des traités et du fer, nous tailler un royaume indépendant des iarles, des things et des édits de Harald-Harfagher ! » (La légende de Normandie, op. cit., p. 11). 148 a commencé à se faire sentir et motive une exaltation parfois dénuée de prudence420. Ce constat ne sape cependant pas toute velléité de donner une assise scandinave à l’identité régionale normande et Édouard Le Héricher privilégie un legs moral issu d’une sagesse nordique transcrite par les poèmes eddiques (comme le Hávamál) pour faire de la Normandie le « pays de sapience », c’est-àdire « le génie des lois et la coutume la plus parfaite de toute la France »421. La formule faisait déjà florès au début du siècle et l’auteur anonyme (mais normand) du Prospectus de quelques renseignements utiles aux familles regrettait alors la mise à l’écart de la coutume au profit du Code civil422. « Le Normand oublie avec peine son ancienne coutume », lit-on effectivement dès 1804 dans le Mémoire statistique du département de l’Eure composé par Masson de Saint-Amand, premier préfet de l’Eure423… II. Mémoire coutumière et identité juridique Dans sa préface à l’Histoire des ducs de Normandie de La Butte, Henri Martin livre au milieu du siècle sa mesure du régionalisme normand : « L’intérêt qu’offrent les annales de nos provinces n’est point également réparti ; quelques-unes ont sur les autres, au point de vue historique, une incontestable suprématie : ainsi ces régions dont les patois ont été jadis une langue littéraire ; qui ont eu à elles une société, des arts, une poésie, qui ont tenu quelques temps la tête du progrès et de la civilisation en Europe ; ainsi la contrée qui garde intacte la langue, et en partie les traditions de nos premiers aïeux ; ainsi celle qui, avivée et transformée par une colonie étrangère au moment où la GauleFranke se disloquait après la Gaule-Romaine, donna un si vigoureuse impulsion à la France féodale »424. Visiblement, l’identité de la Normandie repose moins sur un héritage de culture ou de langue, au contraire d’autres provinces, que sur une organisation juridique et politique singulière ayant émergé au moment où l’État carolingien entamait sa décadence. Se forge alors un archétype qui dérive vers une sorte de 420 NONDIER G., « Le mythe viking et ses paradoxes », in L’héritage maritime des vikings…, op. cit., p. 309. 421 LE HÉRICHER É., « Les Scandinaves en Normandie… », art. cité, p. 53 et 73. 422 Avis aux Français, ou Prospectus de quelques renseignements utiles aux familles et aux particuliers, même à ceux qui s’occupent de l’histoire de l’empire français, sl., 1804, p. 3233. 423 MASSON DE SAINT-AMAND A.-Cl., Mémoire statistique du département de l’Eure adressé au Ministre de l’Intérieur d’après ses instructions, Paris, Imprimerie impériale, an XIII (1804), p. 54. 424 LA BUTTE A., Histoire des ducs de Normandie, Paris, Dauvin & Fontaine, 1852, p. iii-iv. 149 caractérologie, politique selon Siegfried, juridique selon Monod, et qui fonde un « esprit » sur la vieille réputation des Normands d’être de « grands chicaniers »425, autant attachés, comme le disait autrefois D’Aguesseau, à leur coutume qu’aux Évangiles. Ce que Jean Datain appellera, non sans une certaine grandiloquence, « le triomphe de la nuance et de la primauté de l’homme », fondé sur l’atavisme et une morale ancestrale426. La Révolution avait cru éradiquer « l’esprit de province » comme antinomique à l’unité de la loi427, mais quelques décennies plus tard une partie de l’École historique révèle que le véritable siège du droit demeure dans « l’esprit du peuple »428. De « l’esprit populaire » défendu par la littérature régionaliste à « l’esprit normand », creuset d’une conscience juridique qu’incarne la mémoire de la coutume, il n’y a qu’un pas franchi sans ambages au cours du XIXe siècle. Durant la première moitié du siècle, l’on constate en effet une forme de nostalgie pour l’ancien droit coutumier auquel s’est substitué le Code civil par la loi du 30 ventôse an XII, et notamment son article 7 qui en prononcerait l’acte de décès429. Significatif de cet état d’esprit, le propos d’Alfred Trolley dans son « Mémoire sur l’ancien droit coutumier normand » : « Déjà le passé manque à notre coutume détrônée depuis près d’un demisiècle par le Code, et elle est à la veille de se voir définitivement reléguée de la barre des tribunaux dans la bibliothèque des savants. J’ai pensé à vous faire en 425 MONOD G., op. cit., p. 24. Voir aussi : MICHELET J., Tableau de la France : géographie physique, politique et morale, Paris, La Croix, 1875, p. 64. 426 DATAIN J., « La mentalité normande et les influences nordiques », Études Normandes, 25, 1957/4, La mentalité normande et les influences nordiques, p. 371. 427 On se souviendra notamment que pour Jean-Guillaume de Locré, la nuit des 4-5 août 1789 a fait disparaître « l’esprit de province », permettant « qu’enfin les Français fussent placés sous l’empire des mêmes lois » (Esprit du Code civil tiré de la discussion, Paris, Imprimerie impériale, 1805, p. 63). 428 ASSIER-ANDRIEU L., « La formation historique du concept de coutume et les origines de e e l’anthropologie sociale, XVIII -XIX siècles », in M. Mousnier et J. Poumarède (dir.), La coutume au village dans l’Europe médiévale et moderne, Flaran, Presses universitaires du Midi, 2001, p. 243 ; JOUANJAN O., L’esprit de l’École historique du droit. Textes inédits en français de F. C. von Savigny et G. F. Puchta. Présentation, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg [Annales de la Faculté de droit de Strasbourg, 7], 2004 ; ID, « De la vocation de notre temps pour la science du droit : modèles scientifiques et preuve de la validité des énoncés juridiques », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], XLI128, 2003, mis en ligne le 11 novembre 2009, p. 132. 429 POUMARÈDE J., « De la fin des coutumes à la survie des usages locaux. Le Code civil face aux particularismes », Histoire de la justice, 19, 2009/1, p. 173. 150 quelques mots, la biographie de notre bonne et vieille coutume. Comme avocat, je lui fais mes adieux, comme antiquaire, je lui dis la bienvenue »430. Ces adieux à la coutume n’en sont pas en réalité, tant à travers la jurisprudence le souvenir de l’ancien droit normand persiste auprès des juridictions rouennaises et caennaises, ou même de la Cour de cassation. Porter atteinte aux droits acquis par l’ancienne coutume, déclare en substance le procureur général Mourre en 1817, revient à « troubler les mœurs du peuple normand »431. Dès le lendemain de la promulgation du Code civil en effet, des interstices apparaissent où s’engouffre l’application de plusieurs pans de la coutume432 et, à partir du milieu des années 1840, des instructions ministérielles engagent un long et fastidieux recensement des anciens usages par arrondissements433, usages que la doctrine distingue encore mal du vieux droit coutumier434. En d’autres termes, les us et coutumes de Normandie n’ont pas disparu, pas plus que l’ancienne jurisprudence, laissés à l’appréciation souveraine des magistrats, et notamment des Cours d’appel de Caen et de Rouen considérées comme « les interprètes naturelles de la coutume de Normandie, et les mieux placées (…) pour en saisir le véritable esprit »435. Les juges et une partie de la doctrine consacrent ainsi une sorte de « conformité traditionnelle », garantissant l’intérêt des familles et la stabilité des fortunes436, et entretenant la mémoire des monuments de l’histoire coutumière normande, telle que la clameur de haro « à laquelle les habitants de l’ancienne Normandie obéissaient avec une si respectueuse soumission »437, ou les articles de la Charte aux Normands (1315) 430 TROLLEY A., « Mémoire sur l’ancien droit coutumier normand », art. cité, p. 94. Recueil général des lois et des arrêts : en matière civile, criminelle, commerciale et de droit public ère depuis l’avènement de Napoléon, XVII, an 1817, 1 partie, jurisprudence de la Cour de Cassation,Paris,SD, p. 133. 432 Par exemple : C. Cass., sec. civ., 19 décembre 1810, Recueil général des lois et des arrêts : en matière civile, criminelle, commerciale et de droit public depuis l’avènement de Napoléon, XI, an ère 1811, 1 partie, jurisprudence de la Cour de Cassation, Paris, SD, p. 40. 433 Code des usages locaux publiés par la Société centrale d’agriculture de la Seine-Inférieure, Rouen, Métérie, 1878, p. i-ii. 434 Distinction sur laquelle insistera Gény dans sa Méthode d’interprétation (GARNIER F., « De la coutume et des usages dans la doctrine commerciale française à la fin XIXe siècle et au début XXe siècle », Quaderni Fiorentini, XLI, 2012, p. 309-310). 435 Recueil général des lois et des arrêts : en matière civile, criminelle, commerciale et de droit public ère depuis l’avènement de Napoléon, XXXV, an 1835, 1 partie, jurisprudence de la Cour de Cassation,Paris, SD, p. 165. 436 e BASTIDE D., « La survivance des coutumes dans la jurisprudence du XIX siècle (1800-1830). Autour de la femme, de la dot et du douaire normands », Annales de Normandie, 56฀ année, 2006/3, p. 397398. 437 Exposé des motifs du Livre cinquième de la première partie du Code de Procédure civile, présentés au Corps législatif par M. Real, orateur du Conseil d’État (Recueil général des lois et des arrêts : en matière civile, criminelle, commerciale et de droit public, depuis l’avènement de Napoléon, éd. J.-B. e Sirey, VI, an XIV-1805 et 1806, 2 partie, lois et décisions diverses, Paris, SD, p. 859). 431 151 consacrés au droit de mort-bois438. Et lorsqu’il compose ses Ruines de la coutume de Normandie, Victor Pannier, magistrat honoraire au Tribunal civil de Lisieux, prend soin de rappeler qu’elle fut établie par Raoul [c’est-à-dire Rollon] quoique définitivement rédigée qu’en 1583439. Or, comme le suggérait une vingtaine d’années auparavant Mery, « l’ancienne coutume de Normandie, appelée la sage coutume, n’est, quant au fond, que l’expression des anciennes lois danoises, qui y furent apportées par Rollon, premier duc de Normandie »440. C’est là le signe que le soubassement de la « normandité » reste fondamentalement appuyé sur l’ancien droit comme seul élément tangible d’un véritable particularisme, et c’est par ce biais que subsiste l’idée d’une greffe scandinave, si l’on en croit Léon Thiessé pour qui : « Depuis le code de police établi par Rollon, ouvrage qui excite encore l’admiration des philosophes, jusqu’à la coutume de Normandie, on reconnait dans tous les monuments de la législation des Normands une sagesse comparativement supérieure à tout ce qui existait alors en Europe ; et pour compléter cette supériorité incontestable, on reconnait avec admiration que les premières étincelles de poésie, et les premières clartés de l’enseignement public, brillèrent encore en Normandie »441. Au XIXe siècle, l’image de Rollon, « conquérant et législateur » de la Normandie442, ne semble pas s’être érodée. Nous avons déjà envisagé à la fois les origines et la mesure de ce topos de l’histoire juridique normande443, et il suffit ici d’indiquer sa généralisation. Dès 1816, Bernardi, dans son Histoire du droit public et privé de la France, juge ainsi que : 438 er C. Cass., ch. req., 1 juin 1863 (Recueil général des lois et des arrêts : en matière civile, criminelle, commerciale et de droit public depuis l’avènement de Napoléon, LXIV, éd. J.-B. ère Sirey, an 1864, 1 partie, jurisprudence de la Cour de Cassation Paris, SD, p. 277). 439 PANNIER V., Les Ruines de la Coutume de Normandie, ou Petit dictionnaire du droit e normand restant en vigueur pour les droits acquis, 2 édition précédée d’une notice bibliographique sur les diverses éditions de la Coutume de Normandie, Rouen, Le Brument, 1856, p. 31. 440 MERY C. de, Histoire générale des proverbes, adages, sentences, apophthegmes, dérivés des moeurs, des usages, de l’esprit et de la morale des peuples anciens et modernes..., tome 2, Paris, Delongchamps, 1828, p. 45-46. 441 THIESSÉ L., Résumé de l’histoire du duché de Normandie, Paris, Lecointe & Durey, 1825, p. xj. 442 FRÉVILLE E. de, Mémoire sur le commerce maritime de Rouen, depuis les temps les plus e reculés jusqu’à la fin du XVI siècle, I, Rouen, Le Brument, 1857, p. 86-87. 443 e DAVY G., « Les lois de Rollon au XVIII siècle : remarques sur le pouvoir normatif ducal dans l’historiographie juridique normande des Lumières », Revue historique du droit français et étranger, 86, 2009/2, p. 181-209. 152 « Rien de plus étonnant que la métamorphose subite qui s’opéra parmi les Normands. Les qualités les plus héroïques étaient cachées sous leur férocité apparente. Rollon, leur premier duc, dont la sagesse égalait la valeur, établit un si bel ordre dans ses nouveaux états, il montra un tel amour pour la justice, qu’il obtint une gloire qu’aucun prince n’avait eue avant lui, et qu’aucun n’a obtenue après, celle de devenir, même quand il ne fut plus, la divinité tutélaire des opprimés. Il suffisait d’invoquer son nom, pour faire pâlir l’injustice et paralyser l’oppression »444. Tout au long du XIXe siècle, la majeure partie des historiens s’attachant à restituer l’histoire de la Normandie insistent donc sur les lois édictées par Rollon, « premier chef » et « législateur de ses frères d’armes », précise Charles Barthélemy445. Dès 1825, trois ouvrages insistent de façon significative sur ce thème : les Chroniques neustriennes d’Ange-Benjamin Du Mesnil, qui rappellent que le premier duc s’attacha à remédier à l’état déplorable de la Neustrie « par de nombreuses et sages institutions en rapport avec les besoins qu’il fallait satisfaire, avec les caractères qu’il fallait plier, avec les mœurs qu’il fallait corriger et polir ». Il régla, précise-t-il en outre, par des lois discutées et adoptées par l’élite de la nation les rapports du prince avec les sujets et ceux des sujets avec le prince, il consacra les droits et les devoirs de chacun, il garantit tous les intérêts, il réprima tous les désordres, tous les délits et tous les crimes, et il éleva l’édifice de la prospérité publique sur les bases les plus solides, la paix, l'ordre, la police, la justice et la loi446. Suit le Résumé de l’histoire de Normandie de Louis Du Bois qui écrit qu’en « cet âge de fer et de plomb », Rollon, guerrier et législateur, « parvint à policer ses sujets et à faire régner l’ordre dans ses états : c’était une véritable création qui apparaissait au sein du chaos le plus désordonné. Sa fermeté, ses sages rigueurs, l’inflexibilité de ses lois, continrent les méchants et protégèrent les gens de bien »447. Léon Thiessé, enfin, dans son Résumé de l’histoire du duché, évoque, nous l’avons dit, le « code de police » édicté par Rollon et se souvient que la Normandie, dans les premiers siècles de son existence, « obtint toutes les gloires alors estimées ou connues » et qu’elle fut « conquérante et souvent législatrice »448. 444 BERNARDI J., De l’origine et des progrès de la législation française, ou histoire du droit public et privé de la France, depuis la fondation de la monarchie jusques et compris la Révolution, Paris, Becher, 1816, p. 219. 445 BARTHÉLEMY Ch., Histoire de la Normandie ancienne et moderne, Tours, Mame, 1862, p. 6. 446 DU MESNIL A.-B., Chroniques neustriennes ou précis de l’histoire de Normandie, ses ducs, ses héros, ses grands hommes, Paris, Renard, 1825, p. 12-13. 447 DU BOIS L., Résumé de l’histoire de Normandie, Paris, Babeuf, 1825, p. 60. 448 THIESSÉ L., op. cit., p. xj-xij. 153 Cette année 1825, dans un discours prononcé devant la jeune Société des antiquaires de Normandie, Henry de Magneville insiste lui aussi sur les lois « justes et sévères » que Rollon édicta, affirmant qu’il rétablit l’ordre, qu’il fit respecter les propriétés et que ces lois, auxquelles s’ajoutent celles de ses successeurs, devinrent « l’origine de la coutume de Normandie, que le temps et l’expérience avaient fait nommer la sage coutume »449. En d’autres termes, au milieu des années 1820 comme au XVIIIe siècle, les lois du premier duc normand demeurent le soubassement historique de la singularité juridique de l’ancienne province. Et quelques années plus tard (1839), Marnier s’appuie sur une hypothétique enquête diligentée par Rollon au lendemain du Traité de Saint-Clair-sur-Epte pour poser lui aussi les bases d’un processus de construction coutumière, et en attribuer la paternité au premier duc450. Ce que répète Frédéric de Portal encore en 1874, insistant sur ces usages recueillis, confirmés par les seigneurs et promulgués par le duc et qui formèrent les lois dont « l’ancien coutumier de Normandie a conservé la tradition »451. Faire de Rollon le père de la coutume normande continue donc de fonder principalement sur lui l’identité juridique de la Normandie, et ce dogme subsiste en apparence jusqu’au début du XXe siècle452. Pourtant, il semble que la jauge des mesures qui lui sont attribuées soit grandement revue à la baisse au XIXe siècle. À la période précédente en effet, il était coutumier de créditer le premier duc de la création de l’Échiquier de Normandie453, mais une telle position ne résiste pas à la 449 MAGNEVILLE H. de, « Discours en séance publique le 22 avril 1825 », Mémoirede la Société des antiquaires de Normandie, I (1824), 1825, p. 8. Ce que Jean-Michel Renault, membre de l’Académie des belles lettres de Caen et de la Société des antiquaires de Normandie, répètera en affirmant que le droit neustrien fut d’origine romaine jusqu’à ce que les Scandinaves lui substituent « leurs lois non moins sages que celles de Rome », lois qui devinrent l’origine de la coutume de Normandie (Essai historique sur Coutances, SaintLô, Élie fils, 1847, p. 2). 450 e MARNIER A.-I., Établissements et coutumes de l’Échiquier de Normandie au XIII siècle (de 1207 à 1245), Paris, Techener, 1839, p. xiii-xiv. 451 PORTAL Fr. de, Politique des lois civiles ou sciences des législations comparées, II, Paris, Durand & Pédone, 1874, p. 228. 452 « Pour un peu, écrit Henri Prentout en 1911, on lui attribuerait la Coutume de e Normandie, qui n’a été rédigée, à notre connaissance, qu’au XIII siècle, et qui, comme toutes les coutumes, s’est formée au cours des temps par un amalgame de règles, d’usages, de traditions (« Essai sur les origines et la fondation du duché de Normandie », Mémoires de l’Académie nationale des sciences, arts et belles-lettres de Caen, Caen, Delesques, 1911, p. 222). 453 Cf. DAVY G., « L’œil du prince : les origines historiques du Parlement de Normandie dans e e l’historiographie du droit normand (XVII -XIX siècles) », in V. Lemonnier-Lesage et G. Davy (dir.), 1515-2015, autour du cinq-centième anniversaire du Parlement de Normandie, Rouen, PURH [Cahiers historiques des Annales de droit, 3], 2018, p. 15-34. 154 découverte de nouvelles pièces attestant du caractère tardif de l’institution, et au lendemain de l’étude livrée par Amable Floquet454, il ne reste plus que quelques rares nostalgiques – dont Merlin de Douai455– à faire de Rollon le père du futur Parlement456. La popularisation des lois de Rollon n’en innerve pas moins de façon globale l’ensemble des manuels scolaires du XIXe siècle457, généralisation illustrée par ce petit florilège : dès 1825, Pierre Dantal rappelle que la Neustrie devint florissante sous ses lois458 ; Henry Chevallier, dans son Cours élémentaire d’histoire de France (1853-1854), écrit que Rollon « institua des lois sévères contre le vol et le brigandage »459 et Émile de Bonnechose (1859) que, soumis par lui à des lois sévères, les guerriers de Rollon « devinrent les pères d’un grand peuple »460 ; dans son Abrégé du cours d’histoire (1869), Émile Lefranc rappelle que Rollon s’était distingué comme conquérant, il se distingua comme législateur et que ses lois firent disparaître le vol et la violence chez un peuple qui jusqu’alors n’avait vécu que de meurtres et de brigandages461, formules qui se décline dans bien des ouvrages du XIXe siècle462 ; Laure Boen de Saint-Ouen (1870) affirme que « maître d’un si beau pays, Rollon en fut le législateur, et sous ses lois la Normandie devint 454 FLOQUET A., Essai historique sur l’Échiquier de Normandie, Rouen, É. Frère, 1840, p. 4-5. e MERLIN Ph. A., Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, V, 5 édition, Paris, Garnery, 1828, p. 512. 456 e Au cours de la première moitié du XIX siècle, Capefigue (Essai sur les invasions maritimes des Normands dans les Gaules, Paris, Imprimerie royale, 1823, p. 185), Du Mesnil (Chroniques neustriennes…, op. Cit., p. 13), Du Bois (Résumé…, op. Cit., p. 59) et Houël (Annales des Cauchois, depuis les temps celtiques jusqu’à 1830, 2, Paris, Comptoir des imprimeurs unis, 1847, p. 184-185) défendent encore cette idée. 457 Et ce bien avant que l’avocat Étienne Frère n’appelle à ce que l’histoire provinciale soit enseignée à côté de l’histoire nationale (Pour la Normandie ! Régionalisme et décentralisation, Rouen, Leprêtre, 1904). 458 DANTAL P., Nouveau cours de thèmes sur l’histoire de France à l’usage des élèves des sixième et cinquième classes, Paris, Delalain, 1825, p. 59. 459 CHEVALLIER H., Cours élémentaire d’histoire de France, rédigé conformément aux nouveaux programmes d’histoire des classes de sixième, de cinquième et de quatrième, avec résumés et questionnaires à chaque leçon, Paris, Delalain, 1853-1854, p. 77. 460 e BONNECHOSE É de., Histoire de France depuis l’origine jusqu’à nos jours, 11 édition, I, Paris, Didot, 1859, p. 147. 461 LEFRANC É., Abrégé du cours d’histoire, spécialement destiné aux communautés religieuses et aux institutions de demoiselles. Histoire de France, I, De Pharamond, 420, à e ie l’avènement des Valois, 1328, 15 édition, Paris, Lecoffre fils & C , 1869, p. 119. 462 CONSTANTIN L., Cours d’histoire contenant l’histoire sainte divisée en huit époques, e l’histoire de France, 2 édition approuvée par le Conseil royal de l’Instruction publique, Paris, Hachette, 1840, p. 188-189. 455 155 aussi florissante que le royaume de France était malheureux »463. Jusqu’aux monuments pédagogiques d’Albert Malet, qui consacre Rollon en chef habile « qui fit régner l’ordre et rendit à tous une exacte justice »464, ou de Gabriel Monod et Charles Bémont, qui paraphrasent Guillaume de Jumièges et l’évocation des lois et des droits immuables décrétés et confirmés par la volonté des chefs, et affirment que sous l’intelligente discipline de Rollon la prospérité renaquit465. L’on voit bien ici l’attention de l’histoire nationale d’ingérer progressivement les topoï des histoires provinciales, comme un indice de l’intégration progressive des « petites patries » à la « grande ». Avec, à chaque occasion, le souhait de reproduire les mêmes anecdotes (chez Duruy ou Lavisse notamment)466 des bracelets que le premier duc aurait laissés pendre à un arbre sans que personne n’osât s’en emparer de peur de sa sévère justice. C’est là répéter un poncif qui se généralise à toute la littérature historique normande467. On lit ainsi chez Joseph-Ignace Goube (1815) : « Les lois de [Rollon], sur la police, étaient aussi sages que sévères ; elles bannissaient du duché tous ceux qui tentaient de troubler l’ordre et la sûreté des habitants. Celles sur le vol étaient tellement rigoureuses, que personne n'osait ramasser ce qu’il trouvait, dans la crainte d’être soupçonné de l’avoir volé. On cite à cet égard un trait remarquable, et qui prouva combien [Rollon] s’était fait craindre des malfaiteurs. Étant un jour à la chasse dans la forêt qui encore aujourd’hui porte son nom (la forêt de Roumare), il suspendit un de ses bracelets aux branches d’un chêne, sous lequel il s’était reposé, et l’ayant oublié, ce bracelet y resta trois ans, personne n’ayant osé l’enlever »468. 463 BOEN DE SAINT-OUEN L., Histoire de France depuis l’établissement des Francs dans les Gaules jusqu’à nos jours, ouvrage autorisé par le Conseil de l’instruction publique et couronné par la Société de l’enseignement élémentaire, Paris, Hachette, 1870, p. 58. 464 MALET A., Histoire de France et notions sommaires d’histoire générale jusqu’à la e ie Révolution : première année, 5 édition, Paris, Hachette & C , 1912, p. 79. 465 MONOD G. et BÉMONT Ch., Histoire de l’Europe, et en particulier de la France de 395 à 1270 : rédigée conformément aux programmes officiels pour la classe de troisième, Paris, Alcan, 1891, p. 245. 466 e e DURUY V., Histoire de France et du Moyen Âge, du V au XIV siècle : avec des cartes géographiques : rédigée conformément aux derniers programmes officiels pour la classe de ie troisième, Paris, Hachette & C , 1864, p. 236 ; LAVISSE E. et DUPUY P., Histoire de France et notions sommaires d’histoire générale : Moyen Âge, cours de première année, Paris, A. Colin, 1890, p. 89. 467 L’anecdote est notamment rappelée par Noël de La Morinière (Premier essai…, op. cit., p. 202). 468 GOUBE J.-I., Histoire du duché de Normandie, I, Rouen, Mégard, 1815, p. 74. 156 On comprend ainsi mieux que les thuriféraires de la nordicité focalisent essentiellement sur les lois de Rollon le débat sur la greffe scandinave en Normandie. III. Continuité et discontinuité d’une greffe juridique Au terme de ces nécessaires détours à travers le legs culturel et l’héritage mémoriel, il est temps désormais de revenir au cœur de notre questionnement sur les fondements juridiques d’une identité normande en quête d’esprit au XIXe siècle. En 1897, l’avocat Robert Ranchon, restituant près de deux siècles d’historiographie, se remémore les positions admises par les juristes depuis Basnage sur les origines du droit normand. Actant la nature germanique de ce droit, il souligne qu’un courant défendu depuis les années 1820-1830 milite pour promouvoir les racines scandinaves de la coutume et des institutions de l’ancienne Normandie. Contestant, comme l’avait fait Rozière avant lui, le caractère trop exclusif des différentes approches de la question469, Ranchon n’en remet pas moins en lumière la greffe juridique scandinave et le débat qu’elle a pu susciter tout au long du XIXe siècle470. En dépit de la généralisation du thème des lois de Rollon, et de la répétition des mêmes anecdotes pour les illustrer, des doutes sérieux subsistent en effet sur leur nature, leurs origines et leur contenu, doutes que Georges Depping fait valoir dès les années 1820. « Quelles lois Rollon donna-t-il au pays qu’il avait conquis, et quelle fut sa législation ? Il est à peine croyable que la postérité manque de documents pour résoudre cette question ; on ne cite que quelques lois pénales rigoureuses qu’il promulgua pour faire respecter la propriété, et pour maintenir la paix dans les campagnes »471. Et de porter cette sentence : « Rollon et ses compagnons étaient pirates, et connaissaient à peine la législation même de leur pays ; comment auraient-ils pu l’introduire dans le duché ? »472. Pour autant, dès avant le milieu du XIXe siècle, il est fait le lien entre l’épisode fameux (ci-dessus restitué par Goube et tant d’autres) des bracelets pendus par Rollon et l’importation en Normandie des lois scandinaves via les mesures pénales attribuées au premier duc473. Parmi ces lois, celle interdisant aux 469 Voir supra. RANCHON R., Du Régime de la dot en Normandie, Paris, Rousseau, 1897, p. 15. 471 DEPPING G. B., Histoire des expéditions des Normands…, I, op. Cit., p. 356. 472 Ibid., p. 429. 473 HOUËL Ch.-J., Annales des Cauchois…, op. cit., p. 184. 470 157 paysans de remiser le soir venu leurs charrues des champs. Narré autour de l’an Mil par le chanoine de Saint-Quentin ce célèbre édit ducal, plaçant les paysans normands sous une paix particulière474, évoque effectivement une parenté avec une mesure qu’au XIIe siècle Saxo Grammaticus introduit dans les lois du légendaire roi Frodo qui interdirent de mettre sous clé les biens personnels. Et Saxo de reproduire au profit du roi danois la même anecdote des bracelets laissés pendus toute une année475. Aperçue depuis les années 1820476, la similitude entre ces deux législations, celle édictée par Frodo et restituée par Saxo et celle de Rollon narrée près de deux siècles plus tôt par Dudon de Saint-Quentin, forme le cœur des recherches de Johannes Steenstrup au début de la seconde moitié du XIXe siècle. Faisant prédominer l’héritage danois sur les supposées origines norvégiennes de Rollon, l’érudit s’inspire toutefois d’un « code des lois de l’armée » que Frodo aurait rédigées pour la Norvège afin de justifier leur introduction en Normandie au début du Xe siècle477. Des doutes persistent évidemment sur la véracité des faits contés par les sources littéraires et leur éventuelle adéquation aux sources juridiques de la période postérieure, mais encore au début du XXe siècle Léopold Delisle nous semble permettre d’aller audelà : dans sa célèbre étude sur la condition de la classe agricole en Normandie, il écrit : « Que ces ordonnances aient été promulguées ou non, qu’il faille ajouter foi à certaines anecdotes sur la répression des vols, les récits de Dudon de SaintQuentin, de Guillaume de Jumièges et de nos trouvères n’en sont pas moins un curieux monument du souvenir reconnaissant que le peuple conservait du gouvernement du premier de nos ducs »478. Faut-il donc voir dans ces mesures la relation d’une ancienne coutume scandinave – ou anglo-scandinave – en vigueur dans le duché, comme le supposera encore (plus ou moins) Charles-Homer Haskins en 1918479 ? C’est ce que 474 Édit que Le Roman du Rou répète à plusieurs reprises : Robert Wace,v. 1225 (« Dans les bourgs, les villes et les marchés, que nul homme n’ôte sa charrue de sa terre ») et v. 12211235 (« Il fit crier que nul homme ne devra ôter les fers de sa charrue »). 475 SAXO GRAMMATICUS, La Geste des Danois, J.-P. Troadec (éd.), Paris, Gallimard, 1995, Liv. V, Ch.V, 1, p.203. 476 Notamment dans le mémoire de Hesnault présenté à l’Académie de Rouen en 1822 (DAVIEL A., Recherches…, op. cit., p. 31). 477 STEENSTRUP J., « Études préliminaires pour servir à l’histoire des Normands… », art. cité, p. 117 et p. 374-384. 478 DELISLE L., Études sur la condition de la classe agricole et l’état de l’agriculture en Normandie au Moyen-Age, Paris, H. Champion, 1903, p. 627. 479 HASKINS Ch. H., Norman Institutions, New York, Harvard University Press, 1918, p. 65. En réalité, l’historien américain n’est guère convaincu puisqu’il ajoute un peu plus loin que les Normands ont été absorbés par leur environnement (ibid. p. 84). 158 laisse penser Albert Du Boys dès 1860 en rappelant que les Normands avaient rapporté de la Scandinavie la notion « des paix particulières et des paix supérieures »480. En réalité, il s’agit, là encore, d’un débat engagé une quarantaine d’années auparavant – via le mémoire primé de La Morinière qui plaçait en Scandinavie « le berceau des lois normandes »481 – et qui se poursuivra loin dans le XIXe siècle et au siècle suivant482. Entre les années 1820 et 1880, on relève donc une nette tendance historiographique à vouloir référencer les analogies entre ce que l’on croit savoir de l’ancien droit viking et ce que nous livrent les coutumiers normands du XIIIe siècle. En tentant parfois des raccourcis périlleux… En 1851 par exemple, l’académicien Auguste Geffroy propose de voir dans l’ancien droit islandais et norvégien les origines de la coutume de Normandie483. S’est alors engagée une démarche comparatiste entre les sources tardives, c’est-àdire la Grágás, compilation islandaise couchée sur le vélin dans la seconde moitié du XIIIe siècle, et les coutumiers normands dont la rédaction, on le sait, ne remonte pas en-deçà de l’extrême fin du XIIe siècle. Ces textes, parmi les sources à disposition au XIXe siècle, servent ainsi à éclairer une tradition juridique antérieure de deux à trois siècles. Jules Minier, notamment, remarque qu’il existe « des points de contact évidents » entre le droit islandais et les lois normandes484. Pour bien des historiens et juristes du XIXe siècle, ces points de contact sont nombreux et ne se limitent pas, comme le fait Henri Prentout, à signaler les parallèles entre les deux fondations vikings que furent l’Islande et la Normandie485. Rodolphe Dareste notamment évoque les analogies entre le jury islando-norvégien et la jurée de douze voisins que l’on découvre dans l’ancien coutumier normand486. Jules Cauvet considère pour sa part que les droits successoraux en vigueur en Pays de Caux « doivent remonter aux usages des peuples scandinaves », rapportés par 480 DU BOYS A., Histoire du droit criminel des peuples modernes considéré dans ses rapports e avec les progrès de la civilisation, depuis la chute de l’Empire romain jusqu’au XIX siècle, III, Paris, Hachette, 1860, p. 11. 481 Cf. supra p…. 482 On trouve encore chez Marc Bloch l’influence scandinave à l’origine du statut des vavassories normandes (BLOCH M., La Société féodale, Paris, Albin Michel, 1989, p. 172173). 483 GEFFROY A., Histoire des États scandinaves (Suède, Norvège, Danemark), Paris, Hachette, 1851, p. 64. 484 MINIER J., Précis historique du droit français, introduction à l’étude du droit, Paris, Marescq & Dujardin, 1855, p. 319. 485 PRENTOUT H., « Essai sur les origines et la fondation du duché de Normandie… », art. cité, p. 208. 486 DARESTE DE LA CHAVANNE R., « Les anciennes lois de l’Islande », Journal des savants, 1881, p. 3. 159 les « envahisseurs lointains », et qui ont dû garder plus aisément leur empire sur le rivage de la mer, là où les conquérants nordiques s’étaient installés487. Un autre point de contact réside dans l’étude du régime matrimonial normand. Le mariage more danico488, dont Guillaume de Jumièges a livré le témoignage au XIe siècle, est lui aussi appréhendé comme une transposition des usages matrimoniaux scandinaves dans les premières générations de la famille ducale normande chez la majeure partie des juristes, depuis Firmin Laferrière jusqu’à Joseph Tardif puis Robert Villers qui, un demi-siècle plus tard nuancera pourtant considérablement l’idée d’une importation juridique489. Mais en 1911, Louis Passy croit encore pouvoir affirmer : « C’est un fait bien connu, grâce aux historiens normands, qu’en s’installant dans les provinces du Nord-Ouest, les Scandinaves y apportèrent un usage particulier, celui de prendre pour compagnes temporaires des femmes généralement étrangères, parfois de leur propre nation, dont les enfants, à défaut d’hoirs issus de mariages légitimes, obtenaient les honneurs ou recueillaient les héritages paternels »490. Tous les auteurs qui s’intéressent à la question soulignent encore avec force le sort que la coutume de Normandie fait aux femmes. Ils insistent à la fois sur son originalité qui la distingue des autres coutumes de la moitié nord de la France, et sur son archaïsme qui n’est pour certains que le reflet d’une législation barbare. Firmin Laferrière justifie la puissance maritale normande, « qui a son principe dans les mœurs scandinaves », sur le fondement de l’adage « vir est caput mulieris » dont il déduit étonnement une application directe des lois suédoises491. Selon 487 CAUVET J., De l’organisation de la famille d’après la Coutume de Normandie, Caen, Hardel, 1850, p. 104. 488 Sur la question, voir la conclusion récente de Pierre Bauduin : « Le mariage more danico : entre pratiques matrimoniales, identités et discours historiographiques », Droits. Revue française de théorie et de cultures juridiques, 74, 2021/2, p. 3-28. 489 TARDIF J., Étude sur les sources de l’ancien droit normand et spécialement sur la législation des ducs de Normandie, Rouen, L. Gy, 1911, p. 8 note 1 ; VILLERS R., « Encore sur le mariage more danico », Revue historique de droit français et étranger, 1955, p. 153. Pour une synthèse : VOGT H., « Traces of Danish-Norwegian Law or Legal Norms in Normandy », in Y. Mausen et G. Davy (dir.), La Normandie, terre de traditions juridiques, Rouen, PURH, 2015 [Cahiers historiques des Annales de droit, 2], p. 117-137. 490 PASSY L., La société historique du Vexin et le Millénaire normand, Pontoise, Société historique, 1911, p. 17-18. 491 LAFERRIÈRE F., « Esprit et origine de la coutume de Normandie… », art. cité, p. 14. Alors que l’adage est une pièce clé de la catéchèse juridico-politique de Rollon contée par Dudon de Saint-Quentin (DAVY G. « Autour du pactus legis Normannorum :l’intégration des e e Normands de la Seine et le mythe des premières lois normandes (fin IX – début X siècle) »,inLa Normandie, terre de traditions…, op. cit., p. 107-108. 160 Henri Beaune, la capacité successorale de la femme normande est un souvenir direct des vieilles coutumes scandinaves492, tout comme le droit de bâtardise dont l’histoire normande offre maints exemples fameux, rappellent Gustave d’Espinay ou Léon Morillot493. Paul de Salvandy, encore, s’il reconnait qu’avec le temps, le sort de la femme normande a pu s’améliorer, fixe son état initial sur les mœurs des « hardis pirates » scandinaves et leur adage : « Les femmes ne peuvent mie si bien travailler en conquérir comme font les hommes »494. Frédéric de Portal, enfin, appuie la condition de la femme normande sur le droit de conquête, la victoire des Normands sur le peuple franc emportant victoire du mari sur son épouse495. De sorte que, pour beaucoup de juristes français, le caractère nordique du régime dotal normand ne fait guère de doute, en dépit de l’origine romaine que lui consacre une partie de la doctrine et de la jurisprudence496. Nul ne s’arrête encore sur les actes de la pratique qui offrent pourtant de grandes nuances à la prohibition de la communauté entre époux497. Guillaume Jollivet considère donc que ce régime singulier était celui des peuples primitifs, c’est-à-dire barbares498, dans un système commun aux peuples germaniques et scandinaves précise même 492 BEAUNE H., Introduction à l’étude historique du droit coutumier français jusqu’à la rédaction officielle des coutumes, Paris, Larose, 1880, p. 493. 493 ESPINAY G. d’, La féodalité et le droit civil français, Paris, Godet, 1862, p. 223 ; MORILLOT L., De la condition des enfants nés hors mariage en Europe et spécialement en France, dans l’Antiquité, au Moyen Âge et de nos jours, thèse pour le doctorat, Paris, Faculté de droit de Paris, 1865, p. 262. 494 SALVANDY P. de, Essai sur l’histoire et la législation particulière des gains de survie entre époux, thèse pour le doctorat, Paris, Faculté de droit de Paris, 1855, p. 191-192. 495 PORTAL Fr. de, Politique des lois civiles…, op. cit., p. 201. 496 « La coutume de Normandie était romaine et peut-être plus que romaine », déclare le Procureur général Mourre en 1817 (C. Cass, sect. réunies, 27 février 1817, Recueil général des lois et des arrêts, avec notes et commentaires, revue et complété par L.-M. ère e Devilleneuve et A. A. Carette, 1 série 1791-1830, 5 volume, 1815-1818, Paris, 1843, p. 286). 497 Voir sur ce point, l’ouvrage de Jacqueline Musset (Le régime des biens entre époux en e droit normand, du XVI siècle à la Révolution, Caen, Presses universitaires de Caen, 1997) et les importants travaux de Virginie Lemonnier-Lesage (notamment : « Les tabellions et l’assouplissement de la norme. L’exemple normand », in M. Arnoux et O. Guyotjeannin (dir.), Tabellions et tabellionages de la France médiévale et moderne, Paris, École des Chartes [Mémoires et documents de l’École des Chartes, 90], 2011, p. 349-366 ; « Les tendances communautaires des époux à la lecture des actes des tabellions et des notaires dans la Normandie coutumière de l’époque moderne », in J.-L. Roch (dir.), Tabellionages au Moyen Âge en Normandie. Un notariat à découvrir, Rouen, PURH, 2014, p. 67-81). 498 JOLLIVET G., De la Restitution de la dot et des donations entre époux en droit romain et des origines du douaire et de la communauté en droit français, thèse pour le doctorat, Paris, Faculté de droit de Paris, 1879, p. 334. 161 Gustave d’Espinay499, et Laferrière y voit un parallèle entre la coutume normande de 1583 d’un côté, et la Grágás islandaise, les lois danoises de Cnut le Grand et les lois suédoises de l’autre500. Pour autant, la majeure partie des juristes qui s’intéressent à la question dans les années 1840-1880, s’ils soulignent la possible paternité des lois scandinaves, n’en insistent pas moins sur leurs différences avec la coutume normande, celle-ci apparaissant plus sévère que les anciennes lois du Septentrion, « patrie originaire des Normands », précise Paul de Salvandy, car « le code islandais des Gràgàs permet, par une convention expresse, l’établissement d’une société entre époux »501. Frédéric de Portal donne même pour cause de l’absence de communauté, « cette grande charte des droits de la femme », le fait que les compagnons de Rollon ne pouvaient admettre que les femmes d’un peuple vaincu eussent les mêmes droits que les femmes de la Norvège et du Danemark502. Montrant ainsi la capacité d’adaptation du vieux droit des conquérants nordiques aux contingences de leur nouvelle patrie. Que l’ancienne coutume normande recèle une singularité par rapport aux autres droits du Nord de la France est un lieu commun de l’historiographie juridique et le souvenir de cette singularité est, on le voit, pieusement entretenu tout au long du XIXe siècle. Pour autant, comparaison n’est pas raison, et les similitudes relevées ne démontrent pas d’importation et moins encore de transplantation du droit scandinave en Normandie. La mesure de la greffe juridique scandinave n’emporte donc pas l’unanimité et l’hypothèse du greffon nordique en Normandie va progressivement s’étioler au profit de son acclimatation au droit de la terre receveuse. À compter des années 1880-1900 en effet, la position des juristes semble devenir plus nuancée. Ainsi, Ernest Glasson, sans nier les analogies possibles entre les codes islandais et la coutume normande, juge que l’opinion tendant à faire des coutumiers de Normandie le réceptacle d’une tradition nordique n’est pas fondée503. Il considère notamment l’erreur d’avoir cru que les Normands « avaient introduit des coutumes qui auraient pris racine et servi de germe à des institutions postérieures »504. Certainement reconnaît-il une influence germanique sur le droit normand, mais issue principalement d’une greffe saxonne qui se serait produite « de fort bonne heure » dans le Bessin. Il est vrai que cette Otlinga Saxonia a fait 499 ESPINAY G. d’, La féodalité et le droit civil…, op. Cit., p. 188. LAFERRIÈRE F., art. cité, p. 17. 501 SALVANDY P. de, op. Cit., p. 186. 502 PORTAL Fr. de, op. Cit. p. 235. 503 GLASSON E. D., Histoire du droit et des institutions politiques, civiles et judiciaires de l’Angleterre, comparés au droit et aux institutions de la France, depuis leur origine jusqu’à nos jours, I, Paris, Pédone, 1882-1883, p. 351. 504 Ibid., II, p. 95. 500 162 couler beaucoup d’encre505, et elle est devenue pour Jules Cauvet le seul canal par lequel se sont implantées les coutumes scandinaves, réactivées par la venue des Normands au Xe siècle506. Et Glasson encore, pour étayer ce refus d’une importation juridique en 911, de s’appuyer sur les témoignages bien connus des juristes normands depuis le XVIIe siècle, selon lesquels Rollon s’était jadis engagé à conserver aux indigènes leurs anciennes coutumes et leurs lois507. Globalement, c’est donc la thèse de la continuité du droit franc qui tend à l’emporter à la fin du XIXe siècle, non seulement chez Glasson mais chez d’autres, comme Ranchon pour qui Rollon « n’a apporté presque aucune institution nouvelle parce que toutes les institutions de son pays natal se trouvaient déjà en vigueur dans le territoire conquis » (ce qui n’obère donc pas, selon lui, une vieille origine germano-scandinave des principales mesures coutumières normandes508), ou comme Ginoulhiac qui consacre fort bien la thèse de la continuité juridique commençant à prédominer désormais sur tout reliquat juridique nordique : « Nous ne rechercherons pas ici quelles furent les sources primitives du droit normand, et si les anciens usages du Danemark importés en Neustrie par les Normands n’en forment pas le fond. Ce que nous savons, c’est que Rollon jura de respecter et respecta les coutumes des anciens habitants, et que ces coutumes, comme celles des autres parties du nord de la France, n’étaient autres que les anciennes lois germaniques passées à l’état d’usages, et qui, ravivées peut-être par celles des Normands, avec lesquelles elles avaient la plus grande analogie, se conservèrent plus pures dans cette province que partout ailleurs »509. Au début du XXe siècle, les sources nordiques de la coutume normande ne trouvent plus guère de soutiens au sein des facultés de droit : en 1911, lorsqu’il étudie les origines du douaire avant l’époque du Grand coutumier, Charles Astoul constate lui aussi quelques analogies avec le droit islandais mais privilégie une racine franque « dans l’ignorance où nous sommes des usages en cette matière que les compagnons de Rollon pourraient avoir apportés de leurs pays »510. La 505 En dernier lieu : POLY J.-P., « Les Saxons du Bessin et leurs compagnons. Ethnies et acculturation en Gaule du Nord au début du Moyen Âge », in La Normandie, terre de traditions juridiques, op. cit., p. 25-87. 506 CAUVET J., Les origines du droit civil de l’ancienne Normandie, discours prononcé à la séance solennelle de rentrée des Facultés de l’Académie de Caen du 18 novembre 1875, Caen, Le Blanc-Hardel, 1875, p. 5. 507 GLASSON E. D., op. cit., I, p. 349. 508 RANCHON R., Du Régime de la dot en Normandie, op. cit., p. 15. 509 GINOULHIAC Ch., Cours élémentaire d’histoire générale du droit français public et privé, depuis les premiers temps jusqu’à la publication du Code civil, Paris, Rouseau, 1884, p. 602. 510 ASTOUL Ch., « La constitution de l’assiette du douaire en Normandie avant le Grand coutumier », Bulletin du Comité des travaux historiques et scientifiques – section des sciences économiques et sociales (1911), 1915, p. 129. 163 même année, Charles Lefebvre réfute l’importation des coutumes scandinaves « venues sur les barques normandes à la suite de bandes guerrières »511, alors qu’il a au préalable jugé impossible de restituer ce que put être ce droit avant le XIe siècle, rejetant ainsi toute idée de comparaison des sources juridiques tardives et concluant « à l’incertitude et à l’imagination pure dans ces recherches d’origines trop incertaines »512. Hyppolyte Pissard évoque quant à lui la faiblesse de textes permettant de penser que Rollon introduisit en Normandie quelques lois norvégiennes. « On comprendra que ce raisonnement dont la base est plus que contestable, écrit-il, ne nous ait pas ébranlé »513. Aux déclamations péremptoires des années 1820 succède, un siècle plus tard, sous la plume de Robert Génestal, l’abandon de ces « hypothèses si simples et si tentantes »514. Le débat n’est certes pas clos et il se poursuivra loin au XXe siècle515, mais l’apport des juristes livre ici un solide étai au thème de la continuité. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les jurisconsultes normands avaient défendu le principe d’une continuité du droit franc au droit normand. Une parenthèse contestataire s’est ouverte au cours de la Révolution, et plus encore au moment de la Restauration, qui a milité pour une discontinuité nourrie par la croyance en une origine principalement nordique du droit normand. Cette parenthèse commence à se refermer à partir des années 1880-1900 sous l’influence de l’histoire positiviste516, avec un retour en force du thème de la permanence 511 LEFEBVRE Ch., « L’ancien droit matrimonial de Normandie », Revue historique de droit français et étranger, 1911, p. 490. 512 LEFEBVRE Ch., Leçons d’introduction générale à l’histoire du droit matrimonial français, Paris, Larose, 1900, p. 291. 513 PISSARD H., La clameur de haro dans le droit normand, Paris, Jouan, 1911, p. 8. 514 GÉNESTAL R., « L’origine et les premiers développements de l’inaliénabilité dotale normande », Revue historique de droit français et étranger, 1925, p. 566-589, p. 8. 515 Illustré, comme l’a rappelé Pierre Bauduin, par les positions adoptées par Michel de Boüard avant et après 1950 (BAUDUIN P., « Michel de Boüard, un regard sur l’histoire de la e Normandie médiévale », Annales de Normandie, 62 année, 2012/1, p. 61-72). Du même : « La Normandie avant 1066 : quelques lectures contemporaines (1866-2016) », Annales de e Normandie, 69 année, 2019/1, p. 11-28. Il conviendra notamment d’ajouter les travaux désormais classiques de Lucien Musset (« Monachisme d’époque franque et monachisme d’époque ducale en Normandie : le problème de la continuité », in L. Musset (dir.), Aspects e e du monachisme en Normandie : IV -XVIII siècles, Paris, Vrin, 1982, p. 55-74) et de Félice Lifschitz (« La Normandie carolingienne, essai sur la continuité, avec utilisation de sources négligées », Annales de Normandie, 48฀ année, 1998/5, p. 505-524). 516 Sur la façon dont cette histoire perçoit les débuts de la Normandie : GAZEAU V., « 911e 1911. La Normandie dans l’histoire : trois historiens au début du XX siècle, Charles Homer Haskins, Gabriel Monod, Henri Prentout », in P. Bauduin et E. D’Angelo (dir.), Les e e historiographies des mondes normands (XVII -XXI siècle). Construction, influence, évolution, Caen, PUC, 2022, p. 46-59. 164 juridique et de la prédominance des origines franques de la coutume normande. À l’orée du XXe siècle, le renoncement à la thèse d’une transplantation durable des coutumes scandinaves en Normandie semble manifeste chez Joseph Tardif ou Lucien Valin517. En fin de compte, si greffe fut engagée en 911, elle n’aurait guère prise ; elle ne serait de toute manière pas une xénogreffe mais, au mieux, la réactivation d’un greffon commun ancien. Ainsi, écrit Tardif lors du congrès du millénaire normand, « la persistance des lois franques comme législation coutumière, tout au moins dans le domaine du droit privé, peut seule expliquer l’influence considérable que le droit franc a exercée sur le développement ultérieur du droit normand »518. Probablement ce revirement de la science juridique à l’aube du XXe siècle doit-il être mis en regard avec les évolutions du mouvement régionaliste à la fin du siècle précédent. Le contexte dans lequel se réaffirme avec vigueur le topos de la continuité franque au détriment de la discontinuité scandinave serait alors capital pour saisir la réalité de l’identité normande durant la séquence qui s’écoule depuis la défaite de 1870-1871 jusqu’à la Première Guerre mondiale. Durant cette séquence s’est en effet érigé un autre modèle de « francéité », peut-être plus modeste qu’auparavant, mais apparemment moins fragile car fondé sur la France des terroirs et des « petites patries »519. À la lumière de la pauvreté de l’héritage culturel scandinave en Normandie, certainement l’ancien duché ne pouvait-il que se situer en retrait du courant engagé par Mistral puis Brun, par le programme de Nancy, le Félibrige et « l’insurrection des dialectes »520, ce qui peut paraître un comble lorsque l’on se souvient que c’est le Caennais Arcisse de Caumont qui lança dans les années 1820 le mouvement de décentralisation culturelle521. La coutume se cantonnerait-elle (pour paraphraser Philippe Jestaz) au paradis perdu des juristes intéressés aux sources du droit522 ? En rester là reviendrait à douter de l’existence même de la Normandie523, alors qu’elle pouvait au début du XXe siècle trouver sur d’autres champs les ressorts de son identité. Comme Philippe Cléris l’a habilement rappelé, l’évidence 517 TARDIF J., Étude sur les sources…, op. Cit., p. 8 ; VALIN L., Le duc de Normandie et sa cour (912-1204). Étude d’histoire juridique, Paris, Larose & Ténin, 1910, p. 48. 518 TARDIF J., op. Cit., p. 6 519 THIESSÉ A.-M., « La littérature régionaliste (1900-1940) », Tangence, 40, 1993, p. 59. 520 PASQUINI P., « De la tradition à la revendication : provincialisme ou régionalisme ? », Ethnologie française, 33, 2003/3, p. 417. 521 e VADELORGE L., « Faire l’histoire de la décentralisation », Études Normandes, 55 année, 2006/4, p. 6. 522 JESTAZ Ph. « Les sources du droit : le déplacement d’un pôle à un autre », Revue générale de droit, 27, 1996/1, p. 16. 523 Cf. BUSSI M., « 911-2011 : la Normandie, sanctuaire, écrin ou marque », Études e Normandes, 60 année, 2011/ 2, 911-2011 Happy Birthday, Normandie, p. 6. 165 historique normande condamne en effet toute mythomanie identitaire524. C’est donc principalement sur la mémoire de son droit, qui modélise l’intégration progressive des pirates scandinaves à la société politique et juridique indigène, que pouvait désormais s’appuyer l’identité normande ; c’est sur cette mémoire, et la caractérologie parfois pittoresque qui en découle, que s’est fondée cette possibilité de « rester autre », ainsi que l’aurait dit Fernand Braudel525, c’est-à-dire de ne pas se confondre avec la « petite patrie » voisine. L’identité de la Normandie, à la lumière de l’histoire de son droit, se forge alors sur le savant équilibre entre régionalisme et patriotisme, entre singularité et uniformité, faisant peut-être de l’ancien duché la plus française des provinces de France. La place laissée à Rollon dans les commémorations du millénaire normand auxquelles assiste le Président Fallières, comme symbole de cette acclimatation mais plus encore de la diversité dans l’unité, reste, à ce titre, significative. En définitive, André Siegfried n’affirmera pas autre chose deux ans plus tard en décrivant cet équilibre et en écrivant : « Même aux confins extrêmes de la province, il est une chose qui s’affirme avec une grande insistance, surtout dans la psychologie politique, c’est l’esprit normand »526. 524 CLÉRIS Ph., « L’identité régionale, subtile, existentielle », in A. Frémont et al. (éd.), La région, de l’identité à la citoyenneté, Cerisy, Colloques de Cerisy, 2016, p. 104. 525 BRAUDEL F., L’identité de la France. Espace et Histoire, Paris, Arthaud-Flammarion, 1986, p. 32. 526 SIEGFRIED A., Tableau politique de la France de l’ouest…, op. cit., p. 381. 166