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Pour une narratologie transmédiale

2017, Poétique

POUR UNE NARRATOLOGIE TRANSMEDIALE Raphaël BARONI Université de Lausanne raphael.baroni@unilch Résumé La narratologie est née de la prise de conscience que l’horizon des travaux portant sur la narrativité débordait du cadre de la théorie littéraire. Pourtant, elle a été longtemps réticente à s’émanciper de son périmètre d’origine. Il en a découlé qu’un certain nombre de concepts, notamment les approches qui relèvent de la narratologie modale, se sont figés dans des définitions qui les rendent difficilement transférables à des formes non verbales. À une époque où les récits se déclinent sur une vaste gamme de supports médiatiques parfois coordonnés, il est devenu urgent de développer une théorie capable d’embrasser une telle diversité, sans réduire a priori les différences signifiantes entre les médias. Dans cet article, par le biais d’une approche comparée des médias, je défends une narratologie décentralisée, de manière à refonder ses concepts et à les rendre suffisamment souples pour s’adapter à n’importe quel média, tout en réfléchissant à la manière spécifique dont chacun d’entre eux s’incarne médiatiquement et détermine un champ des possibles pour le récit. Mots clés narratologie, narrativité, média, comparatisme, intermédialité, transmédialité Biographie Raphaël Baroni est professeur associé à l’Université de Lausanne. Ses travaux portent sur l’intrigue, la tension narrative, l’immersion et la polyphonie. Il travaille également sur une approche comparée des formes narratives dans différents médias. Il a publié trois ouvrages : La tension narrative (Seuil, 2007), L’œuvre du temps (Seuil, 2009) et Les rouages de l’intrigue (Slatkine, 2017) et a co-dirigé une douzaine de numéros de revue ou d’ouvrages collectifs, dont Narrative Sequence in Contemporary Narratology (Ohio State University Press, 2016) et Le Savoir des genres (PUR, 2007). En 2010, il a créé avec Françoise Revaz le Réseau romand de narratologie (RRN), et en 2015, il a participé à la création du Groupe d’étude sur la bande dessinée (GrEBD) à l’Université de Lausanne. Il est membre du comité de recherche sur la théorie littéraire de l’Association internationale de littérature comparé. Pour une narratologie transmédiale L’histoire de la narratologie est paradoxale. Sa naissance découle de la prise de conscience précoce que l’horizon des travaux portant sur la narrativité déborde du cadre de la théorie littéraire. Pourtant, cette discipline émergente a longtemps été réticente à s’émanciper de son périmètre d’origine. Il en a découlé qu’un certain nombre de concepts se sont figés dans des définitions qui les rendent difficilement applicables à des formes non verbales. À une époque où les grands récits de notre culture se déclinent sur une vaste gamme de supports médiatiques, souvent coordonnés, au sein desquels les narrations bédéiques, filmiques, télévisuelles ou vidéoludiques occupent une place de plus en plus centrale, il est devenu urgent de développer une théorie du récit capable d’embrasser cette diversité. Mais cet élargissement ne doit pas se faire au mépris d’une conscience aiguë des contraintes que chaque support, par sa matérialité, mais aussi par sa tradition historique, impose au message narratif. Si l’on regarde au-delà du phénomène de l’adaptabilité des histoires, il devient alors essentiel de refonder des concepts transversaux suffisamment souples pour s’adapter à n’importe quel média, tout en réfléchissant à la manière spécifique dont chacun d’entre eux s’incarne médiatiquement. L’ambition transmédiale de la narratologie thématique Dans sa Grammaire du Décaméron, Tzvetan Todorov reconnaît que les structures générales qu’il tente de dégager à partir de la fiction de Boccace constituent les fondements d’une grammaire des récits qui n’est pas propre uniquement aux textes littéraires, mais à l’ensemble des médias capables de raconter une histoire. Il en tire la conclusion que son travail ne s’inscrit pas dans le périmètre de la théorie littéraire, de la poétique ou de la linguistique, mais bien dans celui d’une discipline émergente, jusquelà dépourvue d’une étiquette fédératrice : La narration est un phénomène que l’on rencontre non seulement en littérature mais aussi dans d’autres domaines qui pour l’instant relèvent, chacun, d’une discipline différente (ainsi contes populaires, mythes, films, rêves, etc.). Notre effort ici sera d’aboutir à une théorie de la narration, telle qu’elle puisse s’appliquer à chacun de ces domaines. Plutôt que des études littéraires, cet ouvrage relève d’une science qui n’existe pas encore, disons la narratologie, la science du récit. (Todorov 1969 : 10) L’ambition transmédiale de cette jeune science du récit était partagée par plusieurs contemporains de Todorov et elle était en germe bien avant son acte de baptême. Vladimir Propp a joué un rôle majeur en mettent en évidence, derrière les contenus manifestes d’une centaine de contes merveilleux, un nombre limité de « sphères d’action » ainsi qu’une séquence invariante de « fonctions ». En 1964, Claude Bremond affirme que ce que Propp est parvenu à dégager, c’est une « couche de signification autonome, dotée d’une structure qui peut être isolée de l’ensemble du message : le récit ». Par suite, toute espèce de message narratif, quel que soit le procédé d’expression qu’il emploie, relève de la même approche à ce même niveau. Il faut et il suffit qu’il raconte une histoire. La structure de celle-ci est indépendante des techniques qui la prennent en charge. Elle se laisse transposer de l’une à l’autre sans rien perdre de ses propriétés essentielles : le sujet d’un conte peut servir d’argument pour un ballet, celui d’un roman peut être porté à la scène ou à l’écran, on peut raconter un film à ceux qui ne l’ont pas vu. Ce sont des mots qu’on lit, ce sont des images qu’on voit, ce sont des gestes qu’on déchiffre, mais à travers eux, c’est une histoire qu’on suit ; et ce peut être la même histoire. (Bremond 1964 : 4) Dans un autre article fondateur pour la théorie du récit, Roland Barthes affirme pour sa part que les récits ne se rencontrent pas seulement dans une « variété prodigieuse de genres », mais qu’ils s’incarnent également dans des « substances différentes, comme si toute matière était bonne à l’homme pour lui confier ses récits » : le récit peut être supporté par le langage articulé, oral ou écrit, par l’image, fixe ou mobile, par le geste et par le mélange ordonné de toutes ces substances ; il est présent dans le mythe, la légende, la fable, le conte, la nouvelle, l’épopée, l’histoire, la tragédie, le drame, la comédie, la 1 pantomime, le tableau peint (que l’on pense à la Sainte-Ursule de Carpaccio), le vitrail, le cinéma, les comics, le fait divers, la conversation. (Barthes 1966 : 7) Dans ses jeunes années, la narratologie semblait donc avoir été taillée sur mesure pour embrasser les objets narratifs les plus divers, parmi lesquels les récits incarnés par des images, fixes ou mobiles, auraient pu occuper une place essentielle, notamment à une époque où le verbo-centrisme des institutions académiques commençait à se lézarder sous l’effet de la montée en puissance de la culture des « techno-images » (Flusser 2011) et où les industries du divertissement entamaient leur processus de convergence médiatique (Jenkins 2014). Néanmoins, dans cette première étape essentiellement centrée sur les structures de l’histoire racontée (fonction des personnages, typologie des procès, enchaînement ou emboîtement des actions, etc.), les effets de la substance narrative ont été négligés, comme s’il ne s’agissait que d’un paramètre accessoire, dont on pouvait faire abstraction aussi longtemps que l’on ne s’intéressait qu’au contenu du récit. C’est du moins ce que postulait Bremond quand il affirmait qu’une histoire pouvait être transposée d’un moyen d’expression à l’autre « sans rien perdre de ses propriétés essentielles ». On constate cependant que les altérations de la fabula sont pratiquement inévitables dans le cadre des adaptations, ce qui s’explique par l’interdépendance inévitable de la forme et du contenu : de manière triviale, la durée d’un spectacle cinématographique étant limitée par des contraintes culturelles et techniques, l’adaptation d’un roman implique presque inévitablement des coupes. Les choses auraient pu évoluer avec le développement d’une théorie davantage centrée sur le récit en tant que tel, c’est-àdire sur le texte ou le discours narratif, mais ainsi que le suggère l’ancrage littéraire ou linguistique de ces termes, on a plutôt assisté à une réduction du périmètre de la narratologie, qui s’est repliée sur les seules incarnations verbales de la narrativité. Définition étroite de la narrativité par la narratologie modale Marie-Laure Ryan affirme que si les pères fondateurs de la narratologie ont reconnu dès le début la nature transcendante du récit vis-à-vis du média, en revanche, le souhait de Barthes et de Bremond de porter cette discipline au-delà du périmètre des études littéraires n’a pas été accompli avant de nombreuses années. Dans une large mesure, ce retard s’explique par le fait que la plupart des narratologues étaient (et sont encore) rattachés à des départements de littérature, ce qui les a contraints à privilégier des objets d’étude en phase avec leur environnement institutionnel. Toutefois, ainsi que le suggère Ryan, on peut aussi imputer une partie du problème à l’impact de l’approche de Genette : Sous l’influence de Genette, la narratologie s’est développée comme un projet presque exclusivement consacré à la fiction littéraire. Les médias représentant le mode mimétique, telles que le théâtre et le cinéma, ont été largement ignorés. En raison de leur absence de narrateur, on leur a même parfois dénié la qualité de récit, malgré la similitude de leur contenu avec les intrigues de la narration en mode diégétique. (Ryan 2012: § 8, m.t. ) 1 En effet, Genette défendait une conception étroite du récit en tant que discours narratif. Son insistance sur le narrateur (en tant que producteur de ce discours) l’a ainsi conduit à ajouter au couple récit/histoire – dérivé du dualisme fabula/sujet exposé par Boris Tomacheski (1965) – un troisième terme : la narration. Je propose, sans insister sur les raisons d’ailleurs évidentes du choix des termes, de nommer histoire le signifié ou contenu narratif (même si ce contenu se trouve être, en l’occurrence, d’une faible intensité dramatique ou teneur événementielle), récit proprement dit le signifiant, énoncé, discours ou texte narratif lui-même, et narration l’acte narratif producteur et, par extension, l’ensemble de la situation réelle ou fictive dans laquelle il prend place. (Genette 2007 : 15) On devine aisément où se situe le problème : une approche centrée sur l’histoire n’a évidemment aucune difficulté à faire abstraction de ce que Bremond appelait « le procédé d’expression » ou Barthes la « substance ». En revanche, le récit tel que le conçoit Genette est abordé d’emblée à partir 1 M.t. signale que je suis l’auteur de la traduction. 2 de sa matérialité discursive, ce qui l’amène à s’interroger autant sur les rapports du récit avec l’histoire, qui en est le produit, qu’avec l’acte discursif, qui en constitue l’origine. Pour Genette, il convenait donc de distinguer clairement deux narratologies, l’une thématique, cantonnée à l’analyse de l’histoire (« le signifié ou le contenu narratif »), et l’autre modale, qui aborde le récit en tant que discours produit par une instance narrative (ou un narrateur) : Il y aurait donc place pour deux narratologies : l’une thématique, au sens large (analyse de l’histoire ou des contenus narratifs), l’autre formelle, ou plutôt modale : analyse du récit comme mode de « représentation » des histoires, opposé aux modes non narratifs comme le dramatique, et sans doute quelques autres hors-littérature. Mais il se trouve que les analyses de contenu, grammaires, logiques et sémiotiques narratives, n’ont guère jusqu’ici revendiqué le terme de narratologie, qui reste ainsi la propriété (provisoire ?) des seuls analystes du mode narratif. Cette restriction me paraît somme toute légitime, puisque la seule spécificité du narratif réside dans son mode, et non dans son contenu, qui peut aussi bien s’accommoder d’une « représentation » dramatique, graphique, ou autre. (Genette 2007 : 298) Selon ce passage de Nouveau discours du récit, Genette affirme ainsi que la « spécificité du narratif » dépendrait du « mode », et non du « contenu » auquel renvoie le récit. On constate cependant que dans Discours du récit, il affirmait à l’inverse que le discours est narratif – qu’il se différencie, par exemple, du discours philosophique –, parce qu’il raconte une histoire, et non parce qu’il est proféré verbalement par quelqu’un. C’est du moins ce que laisse entendre le passage suivant : le récit, le discours narratif ne peut être tel qu’en tant qu’il raconte une histoire, faute de quoi il ne serait pas narratif (comme, disons, L’Éthique de Spinoza), et en tant qu’il est proféré par quelqu’un, faute de quoi (comme par exemple une collection de documents archéologiques) il ne serait pas en lui-même un discours. Comme narratif, il vit de son rapport à l’histoire qu’il raconte ; comme discours, il vit de son rapport à la narration qui le profère. (Genette 2007 : 17) Dans cette formulation, l’acte discursif proféré par un narrateur ne qualifie le récit qu’en tant que discours, et non en tant que narratif, et l’on pourrait en conclure, à l’instar de Todorov, de Bremond ou de Barthes, que d’autres formes que des discours (au sens étroit du terme) pourraient aussi raconter des histoires. Quoi qu’il en soit, dans le cadre de la narratologie modale telle que définie par Genette, et si l’on s’en tient à cette définition étroite du récit en tant que discours narratif, celui-ci serait donc étrangers aux médias qui relèvent du mode mimétique ou du showing . Cette restriction transparaît notamment dans le passage suivant, où Genette envisage l’illusion mimétique que peuvent produire les récits verbaux : 2 [L]a notion même de showing, comme celle d’imitation ou de représentation narrative (et davantage encore, à cause de son caractère naïvement visuel) est parfaitement illusoire : contrairement à la représentation dramatique, aucun récit ne peut « montrer » ou « imiter » l’histoire qu’il raconte. Il ne peut que la raconter de façon détaillée, précise, « vivante », et donner par là plus ou moins l’illusion de mimésis qui est la seule mimésis narrative, pour cette raison unique et suffisante que la narration, orale ou écrite, est un fait de langage, et que le langage signifie sans imiter. (Genette 2007 : 166) En affirmant qu’aucun récit ne peut montrer ou imiter l’histoire qu’il raconte, et que la narration est nécessairement un fait de langage, Genette exclut de fait un vaste territoire qui s’offrait à la narratologie modale dont il a posé les fondements, c’est-à-dire aux approches qui ne se contentent pas de décrire la structure de l’histoire, mais qui visent également à expliquer comment les événements ont été racontés. Il est pourtant évident que les récits visuels ou audio-visuels présentent l’histoire selon un certain ordre et selon une certaine perspective, ainsi qu’en témoignent de manière spectaculaire le flashback et la technique de la caméra subjective au cinéma (Jost 1989). La narratologie transmédiale ne pouvait donc pas demeurer longtemps confinée dans les limites d’une analyse thématique, et cet 2 Voir Brütsch (2017 : 316-317). Gaudreault rappelle cependant que « l’opposition que l’on fait, depuis Genette, entre la mimèsis (l’imitation) et la diègèsis (le récit) est une opération qui crée une maille dans le filet de la théorie narratologique que même le recours aux Anciens ne peut justifier puisque pour Platon la mimèsis n’est pas, au contraire de ce que l’on avance trop souvent, une catégorie opposée à la diègèsis mais bel et bien une des formes de celle-ci » (1999 : 24). 3 élargissement s’est notamment réalisé sous l’impulsion de ce que l’on a appelé les théories de l’énonciation filmique . 3 La structure de la transmission narrative dans les modes mimétiques Seymour Chatman a fait office de précurseur dans l’élargissement du périmètre de la narratologie modale en appliquant l’opposition entre « histoire » et « discours » à l’analyse des fictions cinématographiques, ainsi qu’en témoigne le schéma suivant, tiré de son ouvrage intitulé Story and Discourse: Narrative Structure in Fiction and Film. (Chatman 1978 : 26) Un tel tableau suggère que les récits non-verbaux ne partagent pas seulement avec les fictions littéraires leur capacité à construire une référence à des personnages, à des lieux ou à des événements – ce qui concerne le contenu ou l’histoire –, mais également leur capacité à structurer ces informations – ce qui renvoie à une forme de discours ou d’expression. Ainsi que l’explique Chatman, il est en effet théoriquement possible de distinguer entre la « structure de la transmission narrative », dont dépendent les différentes figures envisagées par Genette, et la manifestation matérielle de ce « discours », qui dépend d’une substance spécifique, qui peut être verbale, visuelle, mimo-gestuelle, ou autre : Le discours narratif, le « comment », [...] se subdivise en deux composantes, la forme narrative elle-même – la structure de la transmission narrative – et sa manifestation – son apparence dans un médium spécifique qui la matérialise, qui peut être verbal, cinématographique, dansé, musical, pantomimique, ou autre. La transmission narrative concerne la relation du temps de l’histoire au temps du récit qui raconte cette histoire, la source d’autorité concernant cette histoire : la voix narrative, le « point de vue », etc. Naturellement, le médium influence la transmission, mais il est important pour la théorie de distinguer les deux. (Chatman 1978 : 22, m.t.) 4 Chatman justifie cette distinction en s’appuyant sur Roman Ingarden (1961), qui différencie l’objet réel, tel qu’il est concrètement incarné par un médium spécifique, de l’objet esthétique, tel qu’il est appréhendé par le récepteur à travers un processus de saisie perceptive et d’abstraction. Il s’ensuit que la transférabilité des concepts narratologiques ne concerne pas seulement l’histoire racontée, mais également, en partie du moins, cette « structure de la transmission narrative », qui ne saurait être réduite à la pure matérialité du support qui l’incarne. 3 Voir notamment Laffay (1947), Chatman (1978), Jost (1989 ; 1992), Châteauvert (1996), Boillat (2007). 4 Dans le sillage de Cavell (1979), les études médiatiques distinguent en général le médium, en tant que support matériel du message, du média, qui renvoie à une forme culturelle impliquant des automatismes naturalisant les rapports entre ce support, un certain type de signes et des contenus spécifiques. Voir Baetens (2014). 4 C’est pour cette raison qu’il est possible de comparer par exemple le Lolita de Nabokov avec l’adaptation cinématographique de Kubrick, sans restreindre l’analyse à la seule fidélité des événements racontés. D’une part, on peut constater que le roman respecte plus ou moins l’ordre chronologique de l’histoire et que les événements sont racontés du point de vue subjectif et rétrospectif du protagoniste (qui s’exprime à travers une énonciation à la première personne utilisant des temps verbaux ancrés dans le passé) ; d’autre part, la version filmique débute par une exposition in medias res, qui renvoie à la scène finale dans laquelle le protagoniste tue son rival, avant de remonter le temps par le biais d’un flashback, la transition étant assurée par la voix over du protagoniste, qui s’exprime sur les raisons qui l’ont amené à commettre ce crime. À l’inverse, la version filmée d’Adrian Lyne, sortie trente-cinq ans après celle de Kubrick, choisit de respecter l’ordre du roman, dans une mise en scène beaucoup plus linéaire, mais aussi plus impersonnelle, puisque la voix du narrateur disparaît. On constate donc, si l’on s’en tient aux seuls rapports entre récit et histoire, que le film de Lyne est plus fidèle à la chronologie de l’œuvre littéraire. En revanche, sur le plan des rapports entre la narration et le récit, le recours à la voix over par Kubrick permet d’ancrer la représentation filmique dans la perspective subjective et rétrospective du protagoniste, ce qui rapproche cette version du roman de Nabokov. 5 Les effets du médium sur la transmission narrative On constate que la comparaison entre les médias devient beaucoup plus intéressante quand elle passe du niveau thématique au niveau modal, dans la mesure où la discussion ne se limite plus à constater la soi-disant transférabilité de la fabula, mais inclut également une réflexion sur les équivalences ou les contrastes qui existent entre les différentes incarnations médiatiques d’une même histoire, ce qui fait ressortir le caractère indissociable de la forme et du contenu . Chatman reconnaît que le médium influence la transmission et, par conséquent, qu’un certain nombre de réaménagements doivent être apportés à la théorie modale dont Genette a posé les fondements. Il est ainsi beaucoup plus facile de rapprocher le flashback cinématographique de l’analepse verbale que de comparer un récit littéraire raconté par un narrateur homodiégétique à l’usage occasionnel de la voix over au cinéma, puisque cette « voix » n’est qu’un attribut optionnel de la représentation filmique. Par ailleurs, il faut également tenir compte de l’histoire culturelle de chaque média : en effet, le recours à la voix over par Kubrick s’explique davantage par l’ancrage du récit dans la tradition du film noir, dont il emprunte les codes, que par le souci de reproduire l’instance narrative du roman de Nabokov . 6 7 Sur un plan plus général, on pourrait donc partir de l’hypothèse que les rapports entre récit et histoire devraient être moins dépendants des caractéristiques formelles du médium que les aspects qui concernent la narration, car c’est bien par rapport à l’acte de raconter que Platon et Genette à sa suite ont construit l’opposition entre mode « diégétique » et mode « mimétique ». Le théâtre, le cinéma et la bande dessinée (sans parler des peintures, des vitraux ou des photographies) problématisent la catégorie du narrateur dans la mesure où ces médias montrent les événements plus qu’ils ne les racontent, rendant ainsi optionnelle la médiation d’une voix, même si des techniques spécifiques (le chœur tragique, la voix over, le récitatif, la légende d’une image) peuvent parfois matérialiser un texte ou un discours dans la représentation ou à sa périphérie. Les théories de l’énonciation filmique, puis celles de la narration en bande dessinée, du fait qu’elles ont émergé dans le prolongement de la théorie Dans les études cinématographiques (Châteauvert 1996 ; Boillat 2007), le terme « voix over » (ou « voix-over ») est distingué de la « voix off », qui renvoie à une source sonore intradiégétique située hors-champ (par opposition à la « voix in »). Par conséquent, la voix d’un narrateur intradiégétique devient « over » lorsque les images matérialisent son récit et que son discours devient donc inaudible par les personnages figurant à l’écran. Le cas où un personnage entendrait une voix over relève donc de la métalepse, ainsi qu’illustré par L’incroyable destin d’Harold Crick (2006). 5 6 Par exemple Jan Baetens (2016) a récemment montré avec brio comment une analyse centrée sur le « rythme narratif » permettait de comparer une nouvelle de Maupassant avec son adaptation en bande dessinée, tout en éclairant les moyens par lesquels Battaglia, en s’appuyant sur son style graphique personnel, est parvenu à produire une équivalence à ce niveau. Ainsi que l’explique Cristelle Maury : « un meurtre est commis par un criminel non professionnel, Humbert, qui explique dans un récit en voix over les circonstances qui l’ont amené à tuer. C’est un scénario qui revient dans nombre de films noirs : Double Indemnity (Billy Wilder, 1944), The Postman Always Rings Twice (Tay Garnett, 1946), Criss Cross (Robert Siodmak, 1949), Out of the Past (Jacques Tourneur, 1947), pour les plus célèbres d’entre eux. » (Maury 2010 : §1). Sur l’histoire de la voix over, voir Boillat (2007). 7 5 littéraire, ont donc été contraintes de reconstruire une instance narrative – appelée suivant les terminologies « grand imagier », « narrateur discret », « méga-narrateur » ou « narrateur fondamental » – qui puisse apparaître comme un analogon du narrateur des récits verbaux. 8 9 10 11 Il faut cependant admettre que la transférabilité vers les médias visuels de concepts relatifs aux relations entre récit et histoire n’apparaît guère plus aisée. Chatman (1978 : 64) considère par exemple que le flashback, en déplaçant conjointement l’espace et le temps, et surtout en dramatisant la transition d’un référentiel à un autre, est spécifique à la représentation filmique . Il ajoute que les variations de rythme dépendent de procédés spécifiques à chaque média : alors que le langage « fournit une variété de traits grammaticaux et lexicaux indiquant le sommaire, par exemple à travers les distinctions aspectuelles entre les verbes » (1978 : 68, m.t.), le cinéma, pour obtenir un effet similaire, recourt au montage-séquence, qui consiste en une « sélection de plans montrant certains aspects d’un événement ou d’une séquence, généralement liés entre eux par la présence d’une musique continue » (1978 : 69, m.t.). La représentation de la durée au cinéma est donc fondamentalement liée au dispositif de projection et à l’art du montage, alors que dans le récit littéraire, le rythme du récit repose sur des moyens verbaux et sur l’acte de lecture. 12 À cela, il faut ajouter qu’au sein des récits dits « mimétiques », il y a des différences importantes dans la manière de représenter la durée. Ainsi, par rapport au cinéma, la temporalité de la bande dessinée apparaît beaucoup plus dépendante de l’acte de lecture, ce qui, sur ce plan, la rapproche plutôt de la littérature. Dans ce média livresque et visuel, le rythme du récit dépend à la fois du texte, de la décomposition de l’action en une succession de cases (qui n’est pas étrangère à l’art du montage), et de l’étalement des images dans l’espace du livre. On sait que plus une bande dessinée est « bavarde », plus la lecture en est ralentie. Groensteen souligne par ailleurs que le rythme du récit ne dépend pas seulement de la durée de l’ellipse entre chaque case, mais aussi de la distance entre les cases, dont l’espacement diffère quand on se situe à l’échelle du strip, de la page ou du livre (1999 : 72). Le sommaire est un effet qui peut donc être actualisé en bande dessinée en s’appuyant sur de nombreux moyens formels allant du simple récitatif accompagnant une ou plusieurs images faisant office de synthèse des événements, à une expansion des ellipses entre les cases, associée à des indices textuels ou visuels permettant d’évaluer la durée des écarts, en passant par des effets de mise en page soulignant les variations de rythme à travers des oppositions visuelles. En ce qui concerne le point de vue, on pourrait croire que le rapprochement entre médias verbaux et visuels devrait être relativement aisé, dans la mesure où cette catégorie est d’emblée fondée sur une métaphore optique, ainsi que le reconnaissait d’ailleurs Genette : « Distance » et « perspective » […] sont les deux modalités essentielles de cette régulation de l’information narrative qu’est le mode, comme la vision que j’ai d’un tableau dépend, en précision, de la distance qui m’en sépare, et en ampleur, de ma position par rapport à tel obstacle partiel qui lui fait plus ou moins écran. (Genette 2007 : 164) Il faut cependant constater que l’analyse du point de vue au cinéma, notamment à travers la technique de la caméra subjective – que François Jost (1989) rebaptise « ocularisation interne » – n’a pas grandchose à voir avec la focalisation telle que l’entendait Genette, cette dernière étant définie à partir de la comparaison entre ce que savent les personnages et ce que les narrateurs nous en disent. En distinguant les questions relatives au « voir » et au « savoir romanesque » (1989 : 129), Jost est néanmoins parvenu à montrer que son concept d’ocularisation pouvait être appliqué à l’analyse des textes littéraires, soulignant qu’une approche comparée des médias était susceptible d’enrichir la narratologie modale, sans pour autant négliger la manière dont chaque substance conditionne la structure de la transmission narrative. Il est évident que, dans l’histoire des disciplines, l’analyse des 8 Laffay (1947). 9 Chatman parle de « covert narrator » (1978 : 197-211). 10 Gaudreault (1999). 11 Groensteen (2011 : 104). 12 Voir Baroni (2016 : 315-318). 6 fictions littéraires devait commencer par mettre en évidence la question de la régulation de l’information, alors que les études cinématographiques pouvaient difficilement faire l’économie de la prise en compte de l’orientation audio-visuelle de la représentation (avec les notions de cadrage, de champ et de hors-champ, d’ancrage de la représentation dans la diégèse, etc.), mais cela ne signifie évidemment pas que la modalisation des savoirs et des perceptions ne sont pas des problématiques transversales de la narrativité, quelle que soit la substance qui l’incarne. L’enrichissement de la narratologie modale par le détour de la transmédialité Ainsi que l’a montré François Jost, l’analyse du récit filmique nous a donc permis de prendre conscience d’une différence fondamentale entre l’ancrage du récit dans le point de vue d’un personnage et la focalisation telle que la définissait Genette. Contrairement à d’autres , Jost soutient que les deux approches, loin d’être concurrentes, devraient être complémentaires, et qu’il est possible, ainsi qu’il est de coutume dans les analyses de séquence au cinéma, de s’en servir conjointement pour obtenir une compréhension beaucoup plus fine de la modalisation du récit . Par une voie différente, Burkhard Niederhoff aboutit à la même conclusion : 13 14 Il y a de la place pour les deux [concepts] parce que chacun met en évidence un aspect différent d’un phénomène complexe et difficile à saisir. Le point de vue semble être la métaphore la plus efficace pour les récits qui tentent de rendre l’expérience subjective d’un personnage. Affirmer qu’une histoire est racontée du point de vue d’un personnage a plus de sens que d’affirmer qu’il y a une focalisation interne sur ce personnage. La focalisation est un terme plus approprié lorsqu’on analyse la sélection des informations narratives qui ne servent pas à restituer l’expérience subjective d’un personnage mais à créer d’autres effets, tels que le suspense, le mystère, la perplexité, etc. Pour que la théorie de la focalisation puisse progresser, la conscience des différences entre les deux termes, mais aussi la conscience de leurs forces et de leurs faiblesses respectives, est indispensable. (Niederhoff 2011: §18, m.t.) L’enrichissement de la narratologie par le détour de l’analyse comparée des médias ne se limite évidemment pas à la catégorie du point de vue. On peut ajouter que la distinction introduite par Chatman entre flashback et analepse pourrait être très utile si elle était étendue aux récits verbaux, pour peu que l’on se donne la peine de décrire linguistiquement la différence entre une simple évocation du passé, articulée avec des formes verbales rétrospectives – par exemple le plus-que-parfait dans le discours du narrateur ou le passé composé dans le discours d’un personnage –, et un véritable ré-ancrage du récit dans un nouveau référentiel spatio-temporel (voir Baroni 2016). Par ailleurs, la distinction introduite en littérature entre le narrateur (en tant qu’origine fictive de la représentation construite par le récit), l’auteur implicite (en tant qu’origine réelle de la représentation construite par le lecteur) et l’auteur empirique (qui renvoie à la figure de l’écrivain en tant que personne dans ses dimensions psychologique et sociale) pourrait être réinterprétée grâce à l’éclairage offert par les médias visuels et audio-visuels, qui gagneraient pour leur part à s’autonomiser davantage des modèles verbo-centriques. Il faut reconnaître, par exemple, que la notion de « méga-narrateur » imaginée par Gaudreault (1999), qui renvoie à une instance que l’on juge responsable de l’organisation narrative, notamment à travers des choix de montage et de cadrage, se situe sur une frontière floue entre instance auctoriale et instance narratoriale. François Jost (1992) n’hésite d’ailleurs pas, pour sa part, à lui préférer l’étiquette d’« auteur construit », ce qui le rapproche de la figure de l’« auteur implicite » tel que le concevait Booth (1977). Dans l’analyse filmique, la catégorie du narrateur ne paraît véritablement pertinente que dans le cas où une voix over commente le spectacle audio-visuel, ou quand un narrateur homo-intradiégétique est mis en scène et qu’une partie de la représentation audio-visuelle est explicitement associée à son récit enchâssé, raison pour laquelle 13 Voir notamment Rabatel (1997 ; 2009) ou Bal (1977). Sur l’utilité de rebaptiser dans une analyse de ce type les focalisations « externe » et « zéro » par les termes moins ambigus de focalisations « restreinte » ou « élargie », voir (Baroni 2017 : 96-104). La focalisation « interne » est davantage une focalisation sur un personnage que dans sa perspective. D’ailleurs, un récit focalisé au cinéma est généralement un récit qui montre le personnage sur lequel ce récit est focalisé, ce qui implique de se placer dans un point de vue extérieur à ce dernier. 14 7 l’apparition d’une réflexion sur l’énonciation filmique est en fait directement liée à l’analyse du flashback (Laffay 1947). De même, pour la bande dessinée, il serait utile de préciser les rapports entre le narrateur, au sens genettien du terme, et les trois instances repérées par Groensteen (2011 : 104-106) : 1) le récitant : instance verbale qui s’exprime dans les récitatifs ; 2) le monstrateur : instance visuelle qui montre les personnages, les décors, les dialogues, les bruits, etc. ; 3) le narrateur : appelé parfois « narrateur fondamental », instance située sur une échelle supérieure et englobant le récitant et le monstrateur. Si les caractéristiques du récitant peuvent être facilement décrites en s’appuyant sur la typologie de Genette (il peut être homo- ou hétérodiégétique, intra- ou extradiégétique), de telles modalités n’ont a priori aucune pertinence pour les deux autres instances. Comme dans le flashback au cinéma, il faut néanmoins tenir compte du fait qu’un narrateur peut être actorialisé, c’est-à-dire qu’il peut être montré, avant de devenir, par le truchement d’un récit enchâssé, le récitant et/ou le narrateur fondamental d’un récit dans le récit (Groensteen 2011 : 106). Toujours est-il que lorsque l’on se situe dans un récit au premier degré, c’est-à-dire sans narrateur intradiégétique actorialisé, il est difficile de ne pas rapprocher le monstrateur et le narrateur fondamental du dessinateur et de l’équipe de production, qui inclut notamment la figure du scénariste. En effet, dans le modèle de production classique de l’album franco-belge, le lecteur a parfaitement conscience que ce sont le dessinateur et le scénariste qui procèdent à des choix narratifs, qui inventent, découpent et organisent visuellement le récit . 15 Il n’est pas inintéressant de constater que la question d’un « narrateur optionnel », qui agite les spécialistes des médias visuels, peut également se poser pour le récit verbal. Certains critiques ont attiré notre attention sur l’existence de récits littéraires effaçant toute trace énonciative, ou dont la médiation semble entièrement reposer sur la subjectivité d’un personnage, de sorte que la représentation est dépourvue d’une instance narrative identifiable (cf. Patron 2009). Les étiquettes ambiguës de « narrateur auctorial » et de « personnage réflecteur » introduites par Stanzel (1984), qui circulent encore largement parmi les narratologues germaniques et anglo-saxons , est le symptôme que la frontière entre auteur, narrateur et personnage demeure fragile, même pour ceux qui placent l’existence d’une médiation narrative au cœur de leur modèle théorique. 16 Nous voyons ainsi émerger les vertus d’une approche permettant non seulement d’aboutir à une meilleure compréhension des spécificités de chaque média dans leur façon d’incarner les récits, mais aussi de mieux cerner certains phénomènes transversaux inhérents à la narrativité, cette dernière demeurant malgré tout transcendante par rapport aux substances qui l’incarnent. La résistance que les médias visuels opposent à l’application directe de concepts supposément universaux – en réalité façonnés par et pour les études littéraires – a conduit à des recalibrages qui ne sont pas sans effets sur la théorie générale du récit. Pour une définition transmédiale de la narrativité Parmi les questions fondamentales qui doivent être reposées dans le cadre d’une narratologie transmédiale, celle de la définition de la narrativité est évidemment prioritaire . Dans son sillage, il s’agit surtout de s’interroger sur la transférabilité des concepts qui concernent non seulement l’organisation logique, spatiale ou temporelle de l’histoire, mais également la manière dont les informations concernant cette histoire sont présentées dans le but d’accomplir des effets déterminés. 17 Notons au passage que la question de l’auctorialité revêt un aspect particulier pour les récits filmiques ou en bande dessinée, dans la mesure où ces médias sont généralement produits par plusieurs auteurs, voire par une véritable équipe de production ; dès lors, les interprétations impliquant, à des degrés divers, la détermination d’une origine responsable de la forme du discours, ne peuvent jamais basculer dans un réductionnisme psychologisant. 15 16 Voir par exemple Booth (1977). 17 Pour une comparaison des différentes manières de définir la narrativité sur la base d’une comparaison des médias, voir Brütsch (2017). 8 Double-séquence et dynamique de l’intrigue Marie-Laure Ryan (2004 ; 2006) s’est attachée à dégager les éléments fondamentaux de la narrativité, communs à tous les récits, quel que soit le média qui les incarne : pour raconter une histoire, les artefacts narratifs doivent inclure la représentation de personnages ou d’objets, la présence d’un changement qui ne relève pas d’une simple causalité physique et l’inscription de ces événements dans un réseau d’explications faisant intervenir la causalité, l’intentionnalité, la planification ou d’autres facteurs de ce type (Ryan 2004 : 8-9). Comme point de départ, il semble donc raisonnable de considérer que la définition de la narrativité la plus transversale devrait reposer sur la capacité des récits d’induire la représentation mentale d’un monde narratif dynamique : un storyworld, dans les termes de la narratologie cognitiviste . 18 Il s’agit également de tenir compte du fait que toute représentation narrative n’est pas seulement représentation d’un événement mais aussi événement en soi, ce qui implique l’espace-temps de sa propre actualisation (qu’il s’agisse d’une lecture, d’une audition ou d’un spectacle ). Ce phénomène entraîne la nécessité d’envisager l’articulation entre deux temporalités distinctes, dont découlent certains effets fondamentaux de la narrativité, notamment les variations d’ordre et de rythme. Christian Metz, qui s’exprimait davantage en tant que sémiologue du cinéma qu’en tant que narratologue, affirmait ainsi que : 19 Le récit est une séquence deux fois temporelle… Il y a le temps de la chose-racontée et le temps du récit (temps du signifié et temps du signifiant). Cette dualité n’est pas seulement ce qui rend possibles toutes les distorsions temporelles qu’il est banal de relever dans les récits (trois ans de la vie du héros résumés en deux phrases d’un roman, ou en quelques plans d’un montage « fréquentatif » de cinéma, etc.) ; plus fondamentalement, elle nous invite à constater que l’une des fonctions du récit est de monnayer un temps dans un autre temps. (Metz 1968 : 27) Meir Sternberg est allé plus loin en associant à cette double séquence trois intérêts narratifs fondamentaux : la curiosité, le suspense et la surprise, que l’on peut également considérer comme des modalités de la tension narrative, dont dépend le nouement et le dénouement éventuel d’une intrigue : 20 Je définis la narrativité comme le jeu du suspense, de la curiosité et de la surprise entre le temps représenté et le temps de la communication (quelle que soit la combinaison envisagée entre ces deux plans, quel que soit le médium, que ce soit sous une forme manifeste ou latente). En suivant les mêmes lignes fonctionnelles, je définis le récit comme un discours dans lequel un tel jeu domine : la narrativité passe alors d’un rôle éventuellement marginal ou secondaire […] au statut de principe régulateur, qui devient prioritaire dans les actes de raconter/lire. (Sternberg 1992 : 529, m.t.) On constate que cette définition est indépendante à la fois du médium et de la catégorie de la voix, le narrateur étant de facto considéré comme un élément optionnel. En évoquant la nature « manifeste ou latente » des deux plans temporels, cette définition est également susceptible d’intégrer la narrativité d’artefacts qui ne sont capables de référer explicitement qu’à un seul instant de l’histoire, tout en suggérant l’existence d’une temporalité dynamique implicite, à l’instar de la peinture ou de la photographie narrative . En revanche, elle ne fait pas l’impasse sur la matérialité de la communication et sur sa finalité esthétique, contrairement à des approches qui se concentreraient exclusivement sur la description du contenu. On peut donc considérer que cette définition offre un cadre approprié pour une approche soucieuse de réfléchir sur la manière dont chaque média permet d’incarner un phénomène qui ne lui appartient pas en propre, tout en imprimant sur le récit sa marque spécifique, qui dépend de la matérialité du support, de son histoire culturelle et de ses usages sociaux. 21 18 Sur la distinction entre « story » et « storyworld », je renvoie à Herman (2002 : 14). 19 Sur la temporalité dynamique de la vision d’une image fixe, voir Speidel (2013). 20 Pour une défense de cette définition fonctionnelle de l’intrigue, voir Baroni (2017). 21 Walton associe le suspense « irrésolu » exprimé dans les arts statiques (peinture, photographie) au dénouement des récits « ouverts » (1990 : 267). 9 Modalisation et médiation Il convient d’ajouter un élément supplémentaire à cette définition, dans la mesure où elle ne permet pas d’envisager la transférabilité médiatique des catégories de la « voix » et du « mode », qui sont pourtant au cœur des théories de Genette et de Chatman. En effet, le modèle inter-séquentiel ne tient pas compte du fait que la représentation mentale que l’on peut se faire d’une histoire est nécessairement orientée, ce qui suppose à la fois une modalisation et, à l’origine de cette dernière, une source d’autorité – manière la plus neutre de désigner une instance narrative qui ne renvoie pas nécessairement à un narrateur au sens étroit du terme . On peut d’ailleurs ajouter que l’effet d’une saisie apparemment objective des événements, qui ne pourrait donc être indexée à aucune source assignable, est encore le produit d’une telle modalisation, ce qui implique le recours à une stratégie narrative dont il faut pouvoir rendre compte. 22 On peut rapprocher ce phénomène de la notion de qualia, que David Herman associe, dans le cadre de son approche cognitive, aux « propriétés sensibles et subjectives des états mentaux » (2009 : 137-138, m.t.). Cet aspect devient central pour une approche qui considère l’immersion dans l’histoire racontée comme un élément central de la narrativité. Pour Monika Fludernik, la narrativité apparaît ainsi indissociable d’une forme d’expériencialité (1996 : 26, m.t.) et elle insiste en particulier sur le fait que le récepteur peut s’incarner dans la fiction en adoptant la perspective d’un ou de plusieurs personnages, celle, plus neutre, d’un témoin extérieur aux événements, ou encore les postures d’un narrateur qui raconte ou qui pense ces événements (pour les récits en flux de conscience) : Expérimenter, tout comme raconter, regarder ou penser sont des schémas holistiques que l’on connaît de la vie réelle et, par conséquent, ils peuvent être utilisés comme des pierres de construction pour l’évocation mimétique d’un monde fictionnel. Les gens expérimentent le monde à travers leurs capacités d’agent, de narrateur et d’auditeur, mais aussi d’observateur, de témoin et d’expérimentateur. (Fludernik 1996 : 28, m.t.) Jean-Marie Schaeffer souligne quant à lui la nécessité d’introduire une distinction entre les vecteurs de l’immersion fictionnelle et les postures qui en découlent. Il définit les premiers comme « les amorces mimétiques, que les créateurs de fiction utilisent pour donner naissance à un univers fictionnel et qui permettent aux récepteurs de réactiver mimétiquement cet univers » (1999 : 244). Les postures immersives renvoient quant à elles aux perspectives relatives aux « scènes d’immersion que nous assignent ces vecteurs » (1999 : 244) : Elles déterminent l’aspectualité, ou la modalité particulière, sous laquelle l’univers se manifeste à nous du fait que nous y entrons grâce à une clé d’accès, un vecteur d’immersion, spécifique. Il existe de multiples postures d’immersion et à chacune correspond un vecteur d’immersion, donc un type d’imitation-semblant, d’amorce mimétique, particulier. (Schaeffer 1999. 244) Jean-Marie Schaeffer souligne le fait que les vecteurs immersifs et les postures qui en découlent dépendent étroitement de la nature des médias. Il insiste par exemple sur la différence entre les vecteurs mobilisés par les récits verbaux et filmiques pour imiter des actes mentaux conduisant à la représentation d’une « intériorité subjective » : Prenons le fameux « monologue autonome » (Dorrit Cohn ) de Molly, qui clôt l’Ulysse de Joyce. Son vecteur d’immersion est bien une feintise d’actes mentaux, puisque le texte simule un flux de conscience (verbale). Notre réactivation mimétique des pensées de Molly rêvassant dans son lit nous assigne notre propre vie mentale comme posture d’immersion : nous pensons les pensées de Molly. Il convient de noter que ces pensées ne peuvent être que des pensées verbales, pour la simple raison que « la mimèsis verbale ne peut être que mimèsis du verbe ». On voit par là comment le choix d’un vecteur d’immersion commande l’aspectualité sous laquelle nous pouvons accéder à l’univers fictionnel. Le cinéma, du fait de la spécificité de son 23 24 22 Sur cette question, voir Brütsch (2017 : 319-321 ; 323-324) 23 Cohn (1981 : 245-300). 24 Genette (2007 : 166-167). 10 vecteur d’immersion, est à même de mimer non seulement la pensée verbale (dès lors qu’il intègre des éléments de mimèsis verbale) mais encore l’imagerie mentale (il ne s’en prive d’ailleurs pas : cf. les scènes oniriques chez Buñuel). (Schaeffer 1999 : 245) Si Schaeffer a raison d’insister sur le fait que l’aspectualité ou la modalité sont des propriétés inhérentes à n’importe quelle forme d’immersion, il faudrait cependant relativiser cette conception étroite des rapports qu’il établit entre les caractéristiques du média, les vecteurs qu’il mobilise et le type de postures immersives qui en découle. La théorie des neurones-miroirs souligne que les lecteurs immergés dans un roman sont capables de construire mentalement des représentations visuelles ou auditives, voire de connaître des expériences simulées de nature sensori-motrice . Dès lors, on peut considérer que l’illusion de mimèsis constitue une expérience cognitive concrète, attestée empiriquement, et qu’elle inclut des aspects qui ne sont pas strictement verbaux, même si elle dépend d’une représentation littéraire. Cela permet, entre autres, d’envisager qu’un récit verbal puisse, à sa manière, construire une « imagerie mentale » ou des « scènes oniriques » semblables à celles de Buñuel, ainsi qu’en témoignent d’ailleurs de nombreux passages de La Morte amoureuse ou les romans d’Haruki Murakami. On pourrait croire néanmoins que les récits verbaux sont davantage ancrés dans une expérience subjective que les récits visuels, l’image objectivant la représentation. Mais là encore, les approches les plus récentes insistent sur la diversité des moyens à disposition des cinéastes et des auteurs de bande dessinée pour représenter l’intériorité, de sorte que ces derniers sont en mesure de produire des effets semblables au discours indirect libre ou au psycho-récit. Ainsi que l’affirme Jan Alber : 25 en dépit de ceux qui affirment le contraire, les films ont en réalité de nombreux moyens à leur disposition pour simuler l’intériorité des personnages. Le médium filmique n’est clairement pas déficient en ce qui concerne la représentation des pensées et des sentiments des habitants du monde raconté. (Alber 2017 : 278, m.t.) Il n’en demeure pas moins que chaque média dispose de vecteurs d’immersion spécifiques pour produire des effets de modalisation plus ou moins caractéristiques. À cet égard, la bande dessinée, en subordonnant l’image au geste du dessinateur, apparaît malgré tout beaucoup plus adaptée que le cinéma pour ancrer l’image dans la subjectivité d’une vision personnelle, ce qui explique peut-être que les genres autobiographiques prospèrent davantage dans la littérature ou la bande dessinée que dans les représentations filmiques. Le style visuel de Maus d’Art Spiegelman – récit de camp de concentration fondé sur le témoignage du père de l’auteur – montre comment des vecteurs spécifiques peuvent être mobilisés pour produire des effets singuliers (Horstkotte & Pedri 2011). Le fait de représenter des personnages avec des têtes d’animaux pour raconter la persécution des Juifs (souris) par les Nazis (chats) produit une modalisation dont dépendent à la fois la lisibilité de l’histoire et son honnêteté. L’histoire est plus lisible car le récit s’appuie sur des conventions culturelles qui facilitent l’immersion (du Krazy Kat de Herriman au Mickey de Disney) tout en rendant supportable, à travers l’atténuation induite par cette métaphore, la lecture d’une tragédie humaine qui se situerait autrement aux limites du supportable. Elle est aussi plus honnête, car la métaphore visuelle souligne le double ancrage de la représentation dans le récit du père (qui remplit les fonctions de récitant et de narrateur actorialisé) et dans sa transposition graphique par le fils (qui est à la fois monstrateur et narrateur fondamental). Ce dernier point rejoint l’affirmation de Chatman selon laquelle les récits, indépendamment de leur substance, impliquent de tenir compte d’effets de modalisation et de l’existence potentielle de sources d’autorité, même si chaque média dispose de moyens différents pour signifier cette origine, qui ne recouvre pas nécessairement la figure d’un narrateur au sens étroit du terme, mais qui peut également impliquer l’auteur ou le graphiateur (Marion 1993). 25 Anežka Kuzmičová explique que dans le cadre de ces approches, « il a été suggéré que, dans le traitement du langage, quand ce dernier fait référence à un contenu sensori-moteur, qu’il s’agisse d’une phrase isolée comme "saisir le gâteau" (Raposo et al.) ou d’un récit à part entière (Speer et al.), notre cortex sensori-moteur est automatiquement activé de manière très semblable à une situation où nous accomplirions nous-mêmes les actions évoquées ou ferions l’expérience des perceptions représentées. Par exemple, quand nous apprenons que le protagoniste d’une histoire ramasse un objet, par exemple un livre, cette activité se reflète dans les zones motrices et visuelles du cerveau qui seraient activées si le lecteur avait effectivement ramassé le même objet. » (Kuzmičová 2014: 277, m.t.). Voir aussi Baroni (2017 : 131-134). 11 Conclusion Si, comme le soutenait Barthes, toute matière semble bonne à l’homme pour lui confier ses récits, et si l’on ne connaît pas de société qui serait totalement vierge d’artefacts narratifs, c’est de toute évidence parce que la narrativité est un phénomène ancré dans une compétence cognitive partagée par l’ensemble des êtres humains. Ainsi que nous l’avons vu, nous pouvons supposer que cette compétence est liée, d’une part, à notre capacité de nous projeter dans des mondes possibles distincts de notre environnement immédiat et d’imaginer des histoires qui se déroulent dans ces mondes narratifs. D’autre part, il est possible d’affirmer que l’expérience narrative possède deux caractéristiques incontournables : elle se déroule dans une temporalité qui lui est propre – c’est-à-dire distincte de celle des événements racontés – et, quand elle fait l’objet d’un récit , elle est modalisée par l’artefact qui donne accès au monde raconté, et qui détermine par conséquent la posture immersive du récepteur dans ce monde. Enfin, dans la mesure où il fait l’objet d’un échange culturel, le récit répond à des contraintes pragmatiques qui en déterminent la forme : dans le cas des récits que l’on peut qualifier de mimétiques parce qu’ils visent à produire une immersion dans le monde raconté , l’intérêt dépend de la capacité du producteur de nouer et de dénouer une tension, qui structure séquentiellement l’intrigue en donnant du « relief » à la représentation narrative et en orientant son déroulement. 26 27 28 29 Quand il s’agit de passer de la reconnaissance de ces quelques attributs fondamentaux à l’analyse des dispositifs narratifs qui les incarnent dans différents médias, il faut malgré tout résister à la tentation d’ériger en prototypes certaines formes narratives au détriment d’autres possibles. Pour échapper au verbo-centrisme de certaines approches, on pourrait d’ailleurs aller jusqu’à faire l’hypothèse que les capacités imitatives de nature graphique ou mimo-gestuelle des premiers êtres humains ont pu jouer un rôle aussi décisif que l’accès au langage dans l’émergence d’une compétence narrative. Dès lors, une théorie du récit qui chercherait à rendre compte de phénomènes universaux renvoyant à notre condition d’homo fabulator se doit-elle d’adopter une approche décentralisée de la narrativité, ce qui implique non seulement d’élargir le spectre de l’analyse sur une échelle transhistorique et transculturelle, mais également de s’ouvrir à des approches transmédiales. Werner Wolf affirme ainsi que l’intermédialité peut « nous aider à éviter les généralisations unilatérales que l’on a pu observer dans les recherches mono-médiales antérieures » (2003 : 193, m.t.). J’espère avoir montré que les catégories de la voix, de la focalisation ou du point de vue, de même que celles qui concernent l’ordre, la durée ou la fréquence, demeurent potentiellement applicables pour une analyse du récit sur une échelle transmédiale, même si le poids et la nature de chacun de ces paramètres diffèrent d’une incarnation médiatique à l’autre. Il est en revanche évident que certains concepts à l’origine fondés sur des modèles littéraires ou linguistiques devront être redéfinis, en particulier la place que tient l’acte discursif d’un narrateur, qui a longtemps été jugé incontournable pour les approches modales. L’analyse transmédiale de la modalisation souligne ainsi l’enchevêtrement souvent complexe entre les trois niveaux diégétiques (auteur, narrateur, personnage) et la difficulté de distinguer clairement les catégories de la « voix » et du « mode » suivant les représentations auxquelles on a affaire. D’une manière générale, il faudrait probablement réunir ces phénomènes autour d’une problématique renvoyant à la manière dont les vecteurs immersifs définissent des postures singulières dans le monde raconté, tout en renvoyant occasionnellement (mais pas toujours) à une autorité dont l’ancrage peut être réel ou fictif, intra- ou extradiégétique. De ce point de vue, et au prix de quelques réaménagements, le modèle gradualiste de Stanzel (1979), qui se fonde sur des pôles mettant plus ou moins en avant la médiation d’un narrateur, pourrait s’avérer plus souple que la typologie genettienne, ainsi que le suggère d’ailleurs Fludernik (1996). 26 Pour une approche transhistorique et transculturelle du phénomène des mondes possibles, voir Lavocat (2016). 27 À la suite de Currie (2010 : xvii ; 23-25 ; 44), je distingue ici clairement le récit comme artefact culturel, de l’expérience narrative, telle qu’elle peut se former dans le rêve, le souvenir, la projection ou l’imagination. 28 Sur l’opposition entre récit mimétique et récit informatif, voir Baroni (2017 : 31-36). 29 Sur une définition tensive de l’intrigue fondée sur une approche relevant de l’interactionnisme socio-discursif, voir Bronckart (1996). 12 Par ailleurs, je n’ai pas évoqué l’importance, peut-être tout aussi décisive, des formes sérielles dans les médias modernes, ce qui pourrait nous conduire à réévaluer la façon dont nous définissons la forme et le fonctionnement du récit. Il apparaît évident que dans un feuilleton, l’intrigue repose davantage sur des stratégies discursives (par exemple l’art d’interrompre le récit avant le dénouement) et sur les réactions des récepteurs confrontés aux incomplétudes du récit (qui peut impliquer une socialisation du sens, voire une tentative d’influencer le cours du récit en interagissant avec les producteurs), que sur la planification ou la structuration interne d’une histoire saisie dans sa globalité, ce qui fait voler en éclat l’opposition traditionnelle entre narratologies thématique et modale, ainsi qu’entre approches interne et externe de la narrativité (cf. Goudmand 2013 ; Baroni & Jost 2016). On peut cependant faire le pari qu’en travaillant sur la transférabilité des concepts narratologiques à différents médias, nous enrichirons non seulement la compréhension de la manière dont chaque support conditionne la représentation narrative, mais également, sur une échelle élargie, la connaissance portant sur ce que tous les récits, quelle que soit la substance qui les incarne, ont en commun. C’est dans cet esprit d’élargissement et d’enrichissement réciproque que l’on peut encourager la prise de conscience de la dimension mimétique des représentations verbales – ainsi que nous y invitent les sciences cognitives – et de la dimension diégétique des narrations dramatiques, visuelles ou audio-visuelles, ainsi que nous y invite Gaudreault lorsqu’il rappelle que la mimèsis « est et reste indéniablement une diègèsis, un récit, diègèsis dia mimèseôs dit Platon, soit récit par le moyen de l’imitation » (1999 : 61). Jan-Noël Thon, en élaborant sa théorie de la narrativité à partir de l’analyse comparée de récits qui s’incarnent dans des films, des bandes dessinées et des jeux vidéo, en arrive à cette conclusion : Si l’on reconnaît qu’une partie significative de la culture médiatique contemporaine est définie par des représentations narratives, et si l’on accepte que l’examen de leurs similitudes ainsi que de leurs différences peut aider à expliquer [...] les adaptations intermédiales et les franchises de divertissement [...] tout en contribuant à une meilleure compréhension générale des formes et des fonctions des productions narratives à travers les médias, il devient évident que les études médiatiques ont besoin d’une véritable narratologie transmédiale. (Thon 2016 : xviii, m.t.) 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