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Des ancêtres pour le Liban ?

2023, L'Histoire

After the Great War, France received a mandate over Syria and Lebanon. During the proclamation of the State of Greater Lebanon in September 1920, which would remain under French domination until 1946, the Phoenicians returned in force to the political debate which agitated the country and the region. There are supporters of a Greater Syria, those of Greater Lebanon and, to the fashionable ideologies (such as Syrianism or Arabism) was added Phoenicianism. This latter movement is led by French-speaking intellectuals gathered around La Revue phénicienne, founded in 1919 by Charles Corm. They promote an exclusive Lebanese nationalism and claim that the Phoenicians are the ancestors of modern Lebanese, regardless of their Muslim or Christian denominational ties. This theme allows us to emphasize the humanist and cultural vocation of Lebanon, through ancestors renowned for being the fathers of the alphabet as well as talented traders. Charles Corm, French-speaking, and the poet Saïd Akl, Arabic-speaking, are inhabited by the same passions: an uncompromising Lebanese nationalism and a rejection of the Arabic language, of which Saïd Akl is nevertheless a goldsmith and an undisputed master. Lors de la proclamation de l’État du Grand-Liban en septembre 1920, qui restera sous domination française jusqu’en 1946, les Phéniciens reviennent en force dans le débat politique qui agite le pays et la région. Il y a les partisans d’une Grande-Syrie, ceux du Grand- Liban et, aux idéologies en vogue (telles le syrianisme ou l’arabisme) s’ajouta le phénicianisme. Ce dernier courant est animé par des intellectuels francophones réunis autour de La Revue phénicienne, fondée en 1919 par Charles Corm. Ils promeuvent un nationalisme libanais exclusif et affirment que les Phéniciens sont les ancêtres des Libanais modernes, indépendamment de leurs attaches confessionnelles musulmanes ou chré- tiennes. Cette thématique permet d’insister sur la vocation humaniste et culturelle du Liban, à travers des ancêtres réputés pour être les pères de l’alphabet ainsi que de talentueux commerçants.

54 / DOSSIER Les Phéniciens Des ancêtres pour le Liban ? Au XXe siècle, dans un Liban en quête d’indépendance, les nationalistes se sont cherché des ancêtres communs à tout le pays. i je rappelle aux miens nos aïeux phéniciens, C’est qu’alors nous n’étions au fronton de l’histoire,/ Avant de devenir musulmans ou chrétiens,/ Qu’un même peuple uni dans une même gloire », écrivait en 1934 le poète et entrepreneur libanais Charles Corm. Après la Grande Guerre, la France reçoit un mandat sur la Syrie et le Liban. En 1860, elle avait déjà envoyé un corps expéditionnaire au Liban à la suite des massacres de chrétiens maronites pour garantir l’autonomie de la région au sein de l’Empire ottoman. Lors de la proclamation de l’État du Grand-Liban en septembre 1920, qui restera sous domination française jusqu’en 1946, les Phéniciens reviennent en force dans le débat politique qui agite le pays et la région. Il y a les partisans d’une Grande-Syrie, ceux du GrandLiban et, aux idéologies en vogue (telles le syrianisme ou l’arabisme) s’ajouta le phénicianisme. Ce dernier courant est animé par des intellectuels francophones réunis autour de La Revue phénicienne, fondée en 1919 par Charles Corm. Ils promeuvent un nationalisme libanais exclusif et affirment que les Phéniciens sont les ancêtres des Libanais modernes, indépendamment de leurs attaches confessionnelles musulmanes ou chrétiennes. Cette thématique permet d’insister sur la vocation humaniste et culturelle du Liban, à travers des ancêtres réputés pour être les pères de l’alphabet ainsi que de talentueux commerçants. Charles Corm, francophone, et le poète Saïd Akl, arabophone, sont habités par les mêmes passions : un nationalisme libanais intransigeant et un rejet de la langue arabe, dont Saïd Akl est S L’HISTOIRE / N°508 / JUIN 2023 L’AUTEUR Médecin et doyen de la faculté de médecine de l’université SaintJoseph de Beyrouth depuis 2011, Roland Tomb est aussi historien. Il a notamment publié Histoire de la circoncision (PUF, « Que sais-je ? », 2022). Note 1. S. Abou, Le Bilinguisme arabe-français au Liban, Presses universitaires de France, 1962. pourtant un orfèvre et un maître incontesté. Corm est quant à lui hanté par la langue perdue d’un Liban éternel, c’est-à-dire le phénicien. Les pétitions adressées par les délégations libanaises à la Conférence de la paix de Paris en 1919, qui aboutit au partage de l’Empire ottoman, stipulent que la Syrie et le Liban procèdent de deux civilisations différentes et que la côte, qui s’est toujours tournée, depuis les temps des Phéniciens, vers l’Occident, ne pourrait se laisser enfermer dans un panarabisme intrusif. Le patriarche maronite le réaffirme explicitement dans son mémorandum au président du Conseil Clemenceau. Après 1920, le phénicianisme prend un autre essor dans la mesure où il peut cristalliser et justifier une identité nationale spécifique fondée non pas sur la religion mais sur des similitudes ethniques et culturelles non arabes. En dehors des sphères francophones, beaucoup d’auteurs libanais d’expression arabe (la plupart d’entre eux étant majoritairement chrétiens) adoptent à leur tour les thèses phénicianistes. Ils revendiquent de façon très explicite le patrimoine phénicien et l’identité unique de tous les Libanais, bien distincte des identités arabe ou syrienne. En 1926, une Constitution avait fait du Liban, toujours sous mandat français, une république parlementaire. L’indépendance est proclamée en 1943. Ainsi, durant les années 1940, le Liban devient un fait accompli, accepté par la grande majorité de la population, qu’elle soit chrétienne ou musulmane. Reconnaître l’existence du Liban comme un État souverain et indépendant conduit inévitablement à reconnaître aussi le fait que le pays a une existence et une histoire DR Par Roland Tomb / 55 Racines Les billets propres. La terminologie phénicienne fait son entrée dans le narratif national libanais et devient une part bien établie de la formation de l’entité libanaise. Parlant de ses ancêtres phéniciens, un intellectuel musulman sunnite comme Omar Fakhoury y aura recours de la même façon que les archéologues, les poètes et les auteurs souverainistes. De même, Abdallah Alayli, l’un des plus éminents linguistes du monde arabe et dont personne ne pouvait mettre en doute l’arabité, insista sur le fait que la nation libanaise commence avec les navigateurs phéniciens… Toutefois, ces Phéniciens, Alayli les arabisa en quelque sorte, en considérant qu’ils constituaient les premières vagues « arabes » arrivées au Liban. Sélim Abou, qui devint, dans les années 2000, le champion de la résistance contre l’occupation syrienne, écrivit un ouvrage dans lequel il fait de l’idéal phénicien le symbole de la réussite de la « formule libanaise »1. DR – AFP – FONDATION CHARLES CORM, TOUS DROITS RÉSERVÉS – DR Une Journée de l’alphabet Au xxie siècle, les débats politiques changent complètement de registre. Les « ismes » d’antan, phénicianisme, syrianisme, arabisme ne sont plus des enjeux. Le monde dit « arabe » n’a même plus une unité de façade. Les idéologies semblent avoir rendu l’âme, à l’exception de l’islamisme, qui connaît plusieurs avatars. Le phénicianisme, remisé au rang d’une curiosité folklorique, a perdu son lustre et a complètement disparu des débats. Peut-être n’a-til plus de raison d’être, ayant presque atteint son but ultime, la fondation d’un État libanais. Néanmoins, l’héritage phénicien est tellement ancré dans les esprits que ses symboles ont réapparu sur les timbres libanais, les billets de banque, les noms des sociétés, des projets étatiques (ainsi le projet chargé de l’aménagement de l’urbanisme du sud de Beyrouth s’appelle-til « Elissar », du nom de la fondatrice mythique de Carthage), des hôtels (Phoenicia, Ahiram, du nom d’un roi de Byblos), des écoles (Cadmos, du nom du héros légendaire qui transmit l’alphabet aux Grecs, ou Melqart, le dieu tutélaire de Tyr), etc. Récemment, une banque a pris le nom de « Fenicia Bank », et une nouvelle université, Phoenicia University, s’est implantée au Liban du Sud – deux initiatives musulmanes chiites. Nous sommes à des années-lumière de l’exclusivisme chrétien et maronite. Les publications sur le passé du Liban se multiplient ; Beyrouth redécouvre les vestiges de la ville cananéo-phénicienne ; le gouvernement instaure une Journée de l’alphabet. Des cours optionnels d’épigraphie phénicienne connaissent un franc succès à l’université Saint-Joseph de Beyrouth, où une chaire d’études phéniciennes est en cours de création. Le phénicianisme n’est plus un enjeu politique ou idéologique, mais une réalité culturelle, une composante assimilée et assumée du passé du pays. n de banque libanais font tous référence aux Phéniciens : ici avec un vaisseau sidonien. Ci-dessous : la revue fondée par Charles Corm, chef de file de l’indépendance du Liban et pionnier, comme Saïd Akl, du phénicianisme. SAÏD AKL CHARLES CORM POUR EN SAVOIR PLUS Ouvrages généraux D. Abulafia, La Grande Mer. Une histoire de la Méditerranée et des Méditerranéens, Les Belles Lettres, 2022. L. Bonadies, I. Chirpanlieva, É. Guillon (dir.), Les Phéniciens, les Puniques et les autres, De Boccard, 2019. C. Bonnet, avec C. Baurain, Les Phéniciens. Marins des trois continents, Armand Colin, 1992 ; avec H. Niehr, La Religion des Phéniciens et des Araméens, Genève, Labor et Fides, 2014 ; Les Enfants de Cadmos. Le paysage religieux de la Phénicie hellénistique, De Boccard, 2015 ; avec É. Guillon et F. Porzia, Les Phéniciens. Une civilisation méditerranéenne, Tallandier, « Texto », 2021. F. Briquel-Chatonnet, Les Relations entre les cités de la côte phénicienne et les royaumes d’Israël et de Juda, Louvain, Peeters, 1992 ; avec E. Gubel, Les Phéniciens. Aux origines du Liban, Gallimard, « Découvertes », 1999 ; « The Iron Age States on the Phoenician Coast », dans K. Radner, N. Moeller et D. Potts (éds), The Oxford History of the Ancient Near East IV, Oxford, Oxford University Press, 2023, pp. 1 027-1 114. D. Charpin, Des savants français à la découverte de la Mésopotamie, 1842-1975, Les Belles Lettres, 2022. J. Crawley Quinn, A la recherche des Phéniciens, La Découverte, trad. de l’anglais, 2019. J. Elayi, Histoire de la Phénicie, Perrin, « Tempus », 2018. M. Gras, P. Rouillard, J. Teixidor, L’Univers phénicien, Arthaud, 1989. B. Lafont, A. Tenu, F. Joannès, P. Clancier, La Mésopotamie. De Gilgamesh à Artaban, 3300120 av. J.-C., Belin, « Mondes anciens », 2017. C. López-Ruiz, B. R. Doak (dir.), The Oxford Handbook of the Phoenician and Punic Mediterranean, Oxford, Oxford University Press, 2019. S. Moscati (dir.), Les Phéniciens, Stock, 1997. A. Parrot, S. Moscati, M. H. Chéhab, Les Phéniciens. L’expansion phénicienne-Carthage, Gallimard, rééd. 2007. H. Sader, The History and Archaeology of Phoenicia, Atlanta, SBL Press, 2019. Dictionnaires et catalogues A. Caubet, E. Fontan, E. Gubel (dir.), Musée du Louvre. Département des Antiquités orientales. Art phénicien. La sculpture de tradition phénicienne, Paris-Gand, RMN-Snoeck, 2002. E. Fontan, H. Le Meaux (dir.), La Méditerranée des Phéniciens. De Tyr à Carthage, Somogy, 2007. E. Lipinski, C. Baurain, C. Bonnet, É. Gubel, V. Krings, J. Debergh (dir.), Dictionnaire de la civilisation phénicienne et punique, Turnhout, Brepols, 1993. P. Xella, A. Ercolani (dir.), Encyclopaedic Dictionary of Phoenician Culture, 2 t., Louvain, Peeters, 20182021 [d’autres volumes à paraître]. L’HISTOIRE / N°508 / JUIN 2023