54 /
DOSSIER
Les Phéniciens
Des ancêtres
pour le Liban ?
Au XXe siècle, dans un Liban en quête d’indépendance, les nationalistes
se sont cherché des ancêtres communs à tout le pays.
i je rappelle aux miens nos aïeux
phéniciens, C’est qu’alors nous
n’étions au fronton de l’histoire,/
Avant de devenir musulmans ou
chrétiens,/ Qu’un même peuple uni
dans une même gloire », écrivait en
1934 le poète et entrepreneur libanais Charles Corm.
Après la Grande Guerre, la France reçoit un
mandat sur la Syrie et le Liban. En 1860, elle avait
déjà envoyé un corps expéditionnaire au Liban
à la suite des massacres de chrétiens maronites
pour garantir l’autonomie de la région au sein
de l’Empire ottoman. Lors de la proclamation de
l’État du Grand-Liban en septembre 1920, qui
restera sous domination française jusqu’en 1946,
les Phéniciens reviennent en force dans le débat
politique qui agite le pays et la région. Il y a les
partisans d’une Grande-Syrie, ceux du GrandLiban et, aux idéologies en vogue (telles le syrianisme ou l’arabisme) s’ajouta le phénicianisme.
Ce dernier courant est animé par des intellectuels
francophones réunis autour de La Revue phénicienne, fondée en 1919 par Charles Corm. Ils promeuvent un nationalisme libanais exclusif et affirment que les Phéniciens sont les ancêtres des
Libanais modernes, indépendamment de leurs
attaches confessionnelles musulmanes ou chrétiennes. Cette thématique permet d’insister sur
la vocation humaniste et culturelle du Liban, à
travers des ancêtres réputés pour être les pères de
l’alphabet ainsi que de talentueux commerçants.
Charles Corm, francophone, et le poète Saïd
Akl, arabophone, sont habités par les mêmes
passions : un nationalisme libanais intransigeant
et un rejet de la langue arabe, dont Saïd Akl est
S
L’HISTOIRE / N°508 / JUIN 2023
L’AUTEUR
Médecin et doyen
de la faculté de
médecine de
l’université SaintJoseph de Beyrouth
depuis 2011,
Roland Tomb est
aussi historien.
Il a notamment
publié Histoire de
la circoncision (PUF,
« Que sais-je ? »,
2022).
Note
1. S. Abou, Le Bilinguisme
arabe-français au Liban,
Presses universitaires de
France, 1962.
pourtant un orfèvre et un maître incontesté.
Corm est quant à lui hanté par la langue perdue
d’un Liban éternel, c’est-à-dire le phénicien.
Les pétitions adressées par les délégations libanaises à la Conférence de la paix de Paris en
1919, qui aboutit au partage de l’Empire ottoman, stipulent que la Syrie et le Liban procèdent
de deux civilisations différentes et que la côte,
qui s’est toujours tournée, depuis les temps des
Phéniciens, vers l’Occident, ne pourrait se laisser enfermer dans un panarabisme intrusif. Le
patriarche maronite le réaffirme explicitement
dans son mémorandum au président du Conseil
Clemenceau.
Après 1920, le phénicianisme prend un autre
essor dans la mesure où il peut cristalliser et justifier une identité nationale spécifique fondée non
pas sur la religion mais sur des similitudes ethniques et culturelles non arabes. En dehors des
sphères francophones, beaucoup d’auteurs libanais d’expression arabe (la plupart d’entre eux
étant majoritairement chrétiens) adoptent à leur
tour les thèses phénicianistes. Ils revendiquent
de façon très explicite le patrimoine phénicien
et l’identité unique de tous les Libanais, bien distincte des identités arabe ou syrienne.
En 1926, une Constitution avait fait du Liban,
toujours sous mandat français, une république
parlementaire. L’indépendance est proclamée
en 1943. Ainsi, durant les années 1940, le Liban
devient un fait accompli, accepté par la grande
majorité de la population, qu’elle soit chrétienne ou musulmane. Reconnaître l’existence
du Liban comme un État souverain et indépendant conduit inévitablement à reconnaître aussi
le fait que le pays a une existence et une histoire
DR
Par Roland Tomb
/ 55
Racines Les billets
propres. La terminologie phénicienne fait son
entrée dans le narratif national libanais et devient une part bien établie de la formation de
l’entité libanaise. Parlant de ses ancêtres phéniciens, un intellectuel musulman sunnite comme
Omar Fakhoury y aura recours de la même façon que les archéologues, les poètes et les auteurs souverainistes. De même, Abdallah Alayli,
l’un des plus éminents linguistes du monde
arabe et dont personne ne pouvait mettre en
doute l’arabité, insista sur le fait que la nation
libanaise commence avec les navigateurs phéniciens… Toutefois, ces Phéniciens, Alayli les
arabisa en quelque sorte, en considérant qu’ils
constituaient les premières vagues « arabes »
arrivées au Liban. Sélim Abou, qui devint, dans
les années 2000, le champion de la résistance
contre l’occupation syrienne, écrivit un ouvrage
dans lequel il fait de l’idéal phénicien le symbole
de la réussite de la « formule libanaise »1.
DR – AFP – FONDATION CHARLES CORM, TOUS DROITS RÉSERVÉS – DR
Une Journée de l’alphabet
Au xxie siècle, les débats politiques changent
complètement de registre. Les « ismes » d’antan,
phénicianisme, syrianisme, arabisme ne sont
plus des enjeux. Le monde dit « arabe » n’a
même plus une unité de façade. Les idéologies semblent avoir rendu l’âme, à l’exception
de l’islamisme, qui connaît plusieurs avatars.
Le phénicianisme, remisé au rang d’une curiosité folklorique, a perdu son lustre et a complètement disparu des débats. Peut-être n’a-til plus de raison d’être, ayant presque atteint
son but ultime, la fondation d’un État libanais.
Néanmoins, l’héritage phénicien est tellement
ancré dans les esprits que ses symboles ont réapparu sur les timbres libanais, les billets de
banque, les noms des sociétés, des projets étatiques (ainsi le projet chargé de l’aménagement
de l’urbanisme du sud de Beyrouth s’appelle-til « Elissar », du nom de la fondatrice mythique
de Carthage), des hôtels (Phoenicia, Ahiram, du
nom d’un roi de Byblos), des écoles (Cadmos, du
nom du héros légendaire qui transmit l’alphabet aux Grecs, ou Melqart, le dieu tutélaire de
Tyr), etc. Récemment, une banque a pris le nom
de « Fenicia Bank », et une nouvelle université,
Phoenicia University, s’est implantée au Liban
du Sud – deux initiatives musulmanes chiites.
Nous sommes à des années-lumière de l’exclusivisme chrétien et maronite.
Les publications sur le passé du Liban se multiplient ; Beyrouth redécouvre les vestiges de la
ville cananéo-phénicienne ; le gouvernement
instaure une Journée de l’alphabet. Des cours
optionnels d’épigraphie phénicienne connaissent
un franc succès à l’université Saint-Joseph de
Beyrouth, où une chaire d’études phéniciennes
est en cours de création. Le phénicianisme n’est
plus un enjeu politique ou idéologique, mais une
réalité culturelle, une composante assimilée et assumée du passé du pays. n
de banque libanais font
tous référence aux
Phéniciens : ici avec
un vaisseau sidonien.
Ci-dessous : la revue
fondée par Charles
Corm, chef de file de
l’indépendance du Liban
et pionnier, comme Saïd
Akl, du phénicianisme.
SAÏD AKL
CHARLES CORM
POUR EN SAVOIR PLUS
Ouvrages généraux
D. Abulafia, La Grande Mer. Une
histoire de la Méditerranée et des
Méditerranéens, Les Belles Lettres,
2022.
L. Bonadies, I. Chirpanlieva,
É. Guillon (dir.), Les Phéniciens, les
Puniques et les autres, De Boccard,
2019.
C. Bonnet, avec C. Baurain,
Les Phéniciens. Marins des trois
continents, Armand Colin, 1992 ; avec
H. Niehr, La Religion des Phéniciens
et des Araméens, Genève, Labor et
Fides, 2014 ; Les Enfants de Cadmos.
Le paysage religieux de la Phénicie
hellénistique, De Boccard, 2015 ; avec
É. Guillon et F. Porzia, Les Phéniciens.
Une civilisation méditerranéenne,
Tallandier, « Texto », 2021.
F. Briquel-Chatonnet, Les Relations
entre les cités de la côte phénicienne
et les royaumes d’Israël et de Juda,
Louvain, Peeters, 1992 ; avec
E. Gubel, Les Phéniciens. Aux origines
du Liban, Gallimard, « Découvertes »,
1999 ; « The Iron Age States on the
Phoenician Coast », dans K. Radner,
N. Moeller et D. Potts (éds), The
Oxford History of the Ancient Near
East IV, Oxford, Oxford University
Press, 2023, pp. 1 027-1 114.
D. Charpin, Des savants français
à la découverte de la Mésopotamie,
1842-1975, Les Belles Lettres, 2022.
J. Crawley Quinn, A la recherche
des Phéniciens, La Découverte, trad.
de l’anglais, 2019.
J. Elayi, Histoire de la Phénicie,
Perrin, « Tempus », 2018.
M. Gras, P. Rouillard, J. Teixidor,
L’Univers phénicien, Arthaud, 1989.
B. Lafont, A. Tenu, F. Joannès,
P. Clancier, La Mésopotamie.
De Gilgamesh à Artaban, 3300120 av. J.-C., Belin, « Mondes
anciens », 2017.
C. López-Ruiz, B. R. Doak (dir.),
The Oxford Handbook of the Phoenician
and Punic Mediterranean, Oxford,
Oxford University Press, 2019.
S. Moscati (dir.), Les Phéniciens,
Stock, 1997.
A. Parrot, S. Moscati,
M. H. Chéhab, Les Phéniciens.
L’expansion phénicienne-Carthage,
Gallimard, rééd. 2007.
H. Sader, The History and Archaeology
of Phoenicia, Atlanta, SBL Press, 2019.
Dictionnaires et catalogues
A. Caubet, E. Fontan,
E. Gubel (dir.), Musée du Louvre.
Département des Antiquités orientales.
Art phénicien. La sculpture de
tradition phénicienne, Paris-Gand,
RMN-Snoeck, 2002.
E. Fontan, H. Le Meaux (dir.),
La Méditerranée des Phéniciens.
De Tyr à Carthage, Somogy, 2007.
E. Lipinski, C. Baurain,
C. Bonnet, É. Gubel, V. Krings,
J. Debergh (dir.), Dictionnaire de
la civilisation phénicienne et punique,
Turnhout, Brepols, 1993.
P. Xella, A. Ercolani (dir.),
Encyclopaedic Dictionary of Phoenician
Culture, 2 t., Louvain, Peeters, 20182021 [d’autres volumes à paraître].
L’HISTOIRE / N°508 / JUIN 2023