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2024/1 Dekolonialisierung von Archiven Rossinelli Fabio, Historien PhD Pas d’archives coloniales en Suisse, mais une histoire étatique qui reste à raconter L’État a joué un rôle dans le colonialisme suisse du 19e siècle: ses sources le prouvent, mais les faire parler est complexe. Jalons pour éclairer sa posture et ses responsabilités La personne qui se lance dans la recherche historique sur le passé colonial helvétique pourra être déçue – en dépit de l’actualité de la problématique1 – par la rareté d’archives conservées en Suisse. Le pays n’ayant pas possédé de politique coloniale et encore moins de colonies administrées par l’État, ses fonds publics ne regorgent pas de collections documentaires comme on peut en trouver ailleurs en Europe, issues, par exemple, d’un Ministère de la marine ou des colonies. Aux archives fédérales de Berne, les traces d’implications coloniales helvétiques sont rares et souvent implicites. Pourtant, elles existent. Souvent, ces traces ne révèlent rien de significatif en soi: elles sont juste des indices du possible qui méritent un approfondissement historiographique et un croisement avec d’autres sources. Les archives étatiques – soient-elles fédérales, cantonales ou communales – restent en tout cas largement inexploitées dans le domaine d’études qui interroge la réalité coloniale helvétique au 19e siècle.2 Cette négligence contribue à minimiser le rôle de l’État, ayant pour conséquence de produire une histoire coloniale de la Suisse axée sur le volet privé et dépourvue de volet public. L’État était pourtant bien présent avec ses institutions, bureaux et représentants. Il accompagnait en coulisse les efforts expansionnistes des Suisses sur la base d’un partenariat privé-public, ce dernier étant l’une des caractéristiques du fonctionnement du pays.3 De la Mission à l’État. La Suisse en Afrique du Sud aux temps des Boers La Mission romande est implantée au Transvaal depuis 1875, une république boère située dans la partie septentrionale de l’actuelle Afrique du Sud. L’historien Patrick Harries, grâce à de multiples archives missionnaires, a déjà montré comment, audelà de son mandat d’évangélisation, la Mission s’occupait de développer des savoirs scientifiques utiles au colonialisme.4 Ce que les archives fédérales de Berne – que Harries n’a pas consultées – permettent d’ajouter, c’est que le prosélytisme missionnaire romand a impulsé la création de rapports bilatéraux entre la Suisse et le Transvaal. Le professeur vaudois Eugène Renevier, président du Conseil de la Mission, interpelle en fait la Confédération pour qu’un traité de commerce entre ces deux pays soit signé.5 Cela sera fait en 1885, à la suite de quoi, deux ans plus tard, un consulat suisse sera ouvert à Pretoria. Cette nouvelle démarche est encouragée, encore une fois, par Renevier lui-même, qui transfère à Berne un rapport du missionnaire Ernest Creux plaidant pour cette cause.6 Aussi Philippe DuBois apporte son soutien.7 Ce dernier est un jeune originaire du canton de Neuchâtel qui s’apprête à émigrer au Transvaal pour développer des affaires dans le sillage de ce que son concitoyen Paul Perrin, bon ami du conseiller fédéral neuchâtelois Numa Droz (qui le soutenait), avait fait avant lui.8 Qui choisir donc en qualité de consul? Le Vaudois Edouard Constançon, propriétaire agricole à Pretoria et ancien colon en Algérie, est la personne suggérée par la Mission romande, avec qui les contacts sont amicaux. Le conseiller fédéral vaudois Louis Ruchonnet en est informé et il encourage la démarche.9 Constançon devient ainsi le premier consul de Suisse au Transvaal, de 1887 à 1894, et la candidature de Perrin, lui aussi en course, est rejetée.10 Démêler cette toile de contacts grâce aux archives fédérales permet de souligner deux choses. Tout d’abord, une intrication insoupçonnée entre missionnaires et hommes d’État dans l’établissement de relations officielles entre ces deux pays. Ensuite, que le pouvoir politique de la Suisse soutient et accompagne ses émigrants ainsi que les organisations helvétiques actives dans le monde colonial. Les consuls, acteurs de la prédation économique helvétique Comme déjà dit, il ne suffit pas de repérer des traces dans les archives étatiques. Il faut les approfondir à la lumière d’autres sources. Dans un ouvrage récent, j’ai démontré que des conseillers fédéraux étaient membres, au 19e siècle, des sociétés de géographie, cercles très fermés de sociabilité bourgeoise qui se consacraient principalement à l’étude de l’outre-mer pour élaborer des stratégies d’insertion de la Suisse dans les réseaux et dans les marchés coloniaux.11 Dans ce cadre, des initiatives conjointes ont émergé, telles que la création du Bureau fédéral d’émigration en 1888.12 Or les rapports confidentiels que Costançon, consul suisse à Pretoria, envoie à ce Bureau depuis le Transvaal sont au besoin transférés à des groupes d’intérêt économique. Ludwig Karrer, premier commissaire du Bureau, s’en occupe. La Société neuchâteloise de géographie, qui compte parmi ses membres des missionnaires et des hommes d’affaires, en reçoit plusieurs. Dans une lettre de 1893 conservée dans les archives de cette institution, Karrer recommande la prudence: «Je dois cependant vous faire expressément remarquer qu’en aucun cas ces rapports ne doivent être livrés à la publicité mais qu’ils sont uniquement destinés aux communications verbales au sein de votre société. Je vous prierais même, s’il se trouvait quelque correspondant de journal dans vos assemblées, de l’inviter à vouloir bien ne pas prendre note de leur contenu».13 Pourquoi cette recommandation à la discrétion? Je l’ignore, n’ayant pas eu accès aux rapports en question – mais de telles directives contribuent à invisibiliser l’implication des sphères étatiques dans le contexte expansionniste du 19e siècle. Ce que je sais, en revanche, parce que j’y ai consacré mes deux dernières années de recherche, c’est que le successeur au consulat de Costançon fait même pire. Carl Fehr, ingénieur zurichois, remplace le Vaudois en 1894. Avec Philippe DuBois, acteur déjà mentionné, il fonde le holding Fehr & DuBois qui s’active dans l’extraction de l’or et du sel au Transvaal, impliquant également des membres de la Mission romande.14 Le nouveau consul fait l’objet de réclamations au Palais fédéral, accusé de d’absentéisme vis-à-vis de sa fonction publique.15 Mais qu’importe: il a été recommandé par tout le monde, y compris l’Union suisse du commerce et de l’industrie que le Conseil fédéral a l’habitude de consulter.16 Fehr profitera des honneurs de sa position consulaire pour attirer des capitaux helvétiques dans ses entreprises aurifères au Transvaal; mais il va à l’encontre, avec ses associés, d’une faillite frauduleuse en 1899. Cela engendre sur sol helvétique une perte nette de 1,63 millions de francs de l’époque, soit l’équivalent de 72,64 millions d’aujourd’hui, investis de la part des actionnaires.17 L’affaire suscite une réaction immédiate de la part de la Confédération, qui lance un mandat d’arrêt international à l’égard de Fehr. Ce dernier fera perdre ses traces cependant et fuira dans un autre pays – probablement en Angleterre.18 Parmi les nombreux articles de presse criant scandale à l’époque des faits, celui de La Sentinelle pointe du doigt les responsabilités de l’État: «On se demande si la Confédération n’est pas responsable par ricochet des pertes subies; car il est certain que le plus grand nombre de ceux qui ont confié leurs capitaux à ces spéculateurs ne l’auraient pas fait, si ces derniers n’avaient pas été munis de l’estampille officielle qu’est le titre de consul et qui équivaut à une reconnaissance formelle d’honnêteté et de moralité de la part des pouvoirs publics».19 Conclusions L’État est un sujet sensible, de nos jours, lorsqu’on aborde les questions relatives au passé colonial – tant en Suisse qu’à l’étranger. Bien que souvent invisibilisé chez nous et donc, en quelque sorte, épargnée des critiques, l’actualité médiatique de l’époque, plus informée que la nôtre, remettait justement en question la responsabilité étatique de la Suisse. Certes, le discours du 19e siècle se concentrait sur les dégâts économiques (ou autres) que l’expansion helvétique outre-mer soutenue par l’État avait ou aurait pu engendrer au sein du pays – et non pas sur les injustices de la colonisation en tant que système d’exploitation brutale du monde. Cependant, en Suisse, une conscience de la participation étatique existait à cette époque, ce qui est souvent négligé de nos jours. Réexaminer le passé colonial helvétique à travers les archives provenant de l’État et concernant ce dernier – même si, comme souligné en introduction, des fonds coloniaux n’existent pas – est un aspect fondamental pour comprendre l’histoire globale de la Suisse à l’époque des empires. Fabio Rossinelli 1 Koloniales Erbe der Schweiz – La Suisse et ses héritages coloniaux – La Svizzera e i suoi retaggi coloniali, numéro thématique de la revue Tangram éditée par la Commission fédérale contre le racisme, vol. 47, 2023. En ligne: https://www.ekr.admin.ch/pdf/TANGRAM_47.pdf (consulté le 18 avril 2024). 2 Parmi les rares études s’étant appuyées sur des sources provenant de l’État, y compris au niveau communal, voir: Philipp Krauer, Swiss mercenaries in the Dutch East Indies. A transimperial history of military labour, 18481914, Leiden: University Press, 2024. 3 Sur la «privatisation» de l’État suisse, voir: Raimund E. Germann «L’amalgame public-privé: l’administration para-étatique en Suisse», Politiques et management public, vol. 5, n. 2, 1987, pp. 91-105; Hans Ulrich Jost, «Sociabilité, faits associatifs et vie politique en Suisse au 19e siècle» in Hans Ulrich Jost et Albert Tanner (éd.s), Sociabilité et faits associatifs, Zurich: Chronos, 1991, pp. 7-29. 4 Patrick Harries, Butterflies & Barbarians. Swiss missionaries & Systems of knowledge in South-East Africa, Oxford: Currey, 2007. 5 Archives fédérales de Berne (AFB), E21#1000/131#24598*. Lettre d’Eugène Renevier et Charles Cuénod à la Chancellerie fédérale, 24 avril 1884. 6 AFB, E2#1000/44#1438*. Lettre d’Ernest Creux à Eugène Renevier, 24 février 1886. 7 AFB, E2#1000/44#1438*. Lettre de Philippe DuBois à Louis Ruchonnet, 3 février 1886. 8 AFB, E2175#1000/132#59*. Rapport de Ludwig Karrer au sujet des projets coloniaux de Paul Perrin, 26 et 31 juillet 1894. 9 AFB, E2#1000/44#1438*. Lettre de Charles Constançon au Conseil fédéral, 1er février 1886. 10 AFB, E1004.1#1000/9#7489*. Résolution n. 3074 du Conseil fédéral, 13 juin 1887. 11 Fabio Rossinelli, Géographie et impérialisme. De la Suisse au Congo entre exploration géographique et conquête coloniale, Neuchâtel: Alphil, 2022. En ligne: https://alphil.com/geographie-et-imperialisme.html (consulté le 18 avril 2024). 12 Fabio Rossinelli, «L’implication de l’État fédéral dans la colonisation via Genève durant les années 1880-1920» in Marie-Luce Desgrandchamps, Taline Garibian, Naïma Maggetti et Damiano Matasci (éd.s), La «Genève (post)coloniale»: sources, histoires, mémoires, Genève: Georg, à paraître en 2025. 13 Archives de la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel, fonds «Société neuchâteloise de géographie», boîte «Correspondance», dossier 1006. Lettre de Ludwig Karrer à Charles Knapp, 2 février 1893. 14 Fabio Rossinelli, «Swiss colonial business in the Transvaal: the involvement of the DuBois Family, watchmakers in Neuchâtel (late 19th century)» in Bernhard Carlos Schär et Mikko Toivanen (éd.s), Integration and collaborative imperialism in modern Europe: at the margins of empire, 1800-1950, London: Bloomsbury, à paraître en 2024. 15 AFB, E2001A#1000/45#1368*. Voir par exemple: lettre d’Achille Hirsch à Adolf Deucher, 18 octobre 1898 ; lettre de W. Zingerli & Cie à Ernst Brenner, 25 octobre 1898; lettre de Gebruder Fretz à Eduard Müller, 10 août 1899. 16 AFB, E2#1000/44#1438*. Lettre de Conrad Cramer-Frey et Hermann Stoll à Adrien Lachenal, 11 septembre 1893. 17 Fabio Rossinelli, «Scandale financier au Locle» in Passé Simple, n. 81, 2023, pp. 26-28. La conversion de la valeur du franc suisse (années de référence: 1899 et 2009) a été faite sur la base de l’indice historique des salaires en Suisse. Voir The Swiss Historical Monetary Value Converter en ligne: https://swisstoval.ch (consulté le 18 avril 2024). 18 National Archives of South Africa, ZA TAB SS_0_R11903/99_1. Télégramme du 23 août 1899 envoyé au gouvernement boer par le chef de la police du Cap, signalant qu’un certain Fehr a quitté l’Afrique du Sud pour l’Angleterre depuis Port Nolloth. 19 «Débâcle financière» in La Sentinelle, 8 août 1899, pp. 1-2. Fabio Rossinelli, historien, a conclu sa thèse de doctorat en 2020 à l’Université de Lausanne, institution où il collabore en tant que chercheur scientifique et chargé de cours. Il travaille aussi à l’Université de Genève dans le Département de géographie. Il est l’auteur de nombreuses publications au sujet de l’histoire coloniale suisse à l’époque des empires, parmi lesquelles la monographie «Géographie et impérialisme» (Alphil 2022) et le volume collectif «Regards décoloniaux» (Le Globe 2023). Il a également pris part à la conception et à la préparation de l’exposition «Mémoires. Genève dans le monde colonial» du Musée d’ethnographie de Genève (2024). Abstract Français La Suisse, officiellement sans colonies, a joué un rôle significatif dans le colonialisme du 19e siècle. Cependant, trouver et faire parler des sources concernant l’État est complexe. Elles existent, mais leur repérage n’est pas évident et leur étude reste marginale dans l’historiographie. Ces sources permettent cependant de contredire un lieu commun très répandu: celui de l’absence étatique dans l’expansionnisme suisse outre-mer. Cet article propose une plongée dans ce nouveau terrain de recherche qui consiste à questionner les implications de l’État (dans ce cas la Confédération, mais il existe aussi les cantons et les communes) dans le passé colonial suisse. Deutsch Die Schweiz, die offiziell keine Kolonien hatte, spielte eine bedeutende Rolle im Kolonialismus des 19. Jahrhunderts. Allerdings ist es komplex, Quellen über den Staat zu finden und zum Sprechen zu bringen. Es gibt sie zwar, aber sie sind nicht leicht zu finden und ihre Untersuchung ist in der Geschichtsschreibung marginal. Diese Quellen ermöglichen es jedoch, einen weit verbreiteten Gemeinplatz zu widerlegen: die Abwesenheit des Staates im Schweizer Expansionismus in Übersee. Dieser Artikel bietet einen Einblick in dieses neue Forschungsgebiet, in dem es um die Frage geht, welche Rolle der Staat (in diesem Fall der Bund, aber auch die Kantone und Gemeinden) in der kolonialen Vergangenheit der Schweiz spielte.