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COLLECTION LES HESPERIDES L’Âge du bronze en Méditerranée Recherches récentes sous la direction de Dominique GARCIA Professeur à Aix-Marseille université Membre de l’Institut Universitaire de France editions errance Illustration de couverture Mise en scène des parures en bronze du dépôt du Bronze final IIIb du Pigier à Guillestre (05) conservé au Musée-Museum départemental de Gap (05). Cliché Christine Durand (Centre Camille-Jullian). Les auteurs : Anne Lehoërff, Maître de conférences, responsable du laboratoire de Métallurgie, coordinatrice du projet européen “BOAT 1550 BC”, Université de Lille 3, UMR HALMA-IPEL (anne.lehoerff@univ-lille3.fr) Raphaël Orgeolet, Prag, Aix-Marseille université, Centre Camille-Jullian, MMSH, 5 rue du Château de l’Horloge, BP 647 13094, Aix-en-Provence Cedex 2 (orgeolet@mmsh.univ-aix.fr) Maïa Pomadère, Maître de conférences, Université de Picardie - Jules Verne (maia.pomadere@u-picardie.fr) Julien Zurbach, Maître de conférences, École Normale Supérieure, 45 rue d’Ulm, 75005 Paris (julien.zurbach@ens.fr) Claude Albore Livadie, Directeur de recherches, Université d’Aix-en-Provence, CNRS, Centre Camille-Jullian Thibault Lachenal, Aix-Marseille université, Centre Camille-Jullian, Prag, Aix-Marseille université, Centre Camille-Jullian, MMSH, 5 rue du Château de l’Horloge, BP 647 13094, Aix-en-Provence Cedex 2 (th.lachenal@gmail.com) Laurent Bouby, CNRS, Centre de bio-archéologie et d’écologie (CBAE, UMR 5059), 163 rue Auguste Broussonet, 34090 Montpellier (laurent.bouby@univ-montp2.fr) Alexandre Beylier, Post-doctorant, Université Paul-Valéry/Montpellier III, UMR 5140 “Archéologie des sociétés méditerranéennes”, Montpellier-Lattes (alexbeylier@wanadoo.fr) Kewin Peche-Quilichini, Doctorant, LAMPEA (UMR 6636), Université de Provence/Università di Roma I “La Sapienza” ; 14 Bas d’Alata, 20167 ALATA (korse@voila.fr) Romuald Mercurin, Service archéologique de la ville de Nice/Centre Camille-Jullian, Prag, Aix-Marseille université, Centre Camille-Jullian, MMSH, 5 rue du Château de l’Horloge, BP 647 13094, Aix-en-Provence Cedex 2 (r.mercurin@gmail.com) Sylviane Campolo, Docteur de l’université de Provence (sylviane.campolo@free.fr) Philippe Boissinot, Maître de conférences, EHESS, CRPPM/TRACES, UMR 5608 du CNRS, Université Toulouse II, Maison de la Recherche, 5 allée Antonio-Machado, 31058 Toulouse Cedex 9 (philippe.boissinot@free.fr) © Éditions Errance, Paris, 2011 7, rue Jean-du-Bellay 75004 Paris Tél. : 01 43 26 85 82 Fax : 01 43 29 34 88 ISBN : 978-2-87772-467-8 Pour recevoir gratuitement notre catalogue et des informations sur les nouveaux titres publiés par les Éditions Errance concernant l’archéologie, l’histoire et le patrimoine, veuillez nous adresser vos coordonnées ou nous envoyer votre carte de visite. contact@editions-errance.fr SOMMAIRE PRÉFACE DE JEAN GUILAINE...................................................................................................... 5 AVANT-PROPOS DE DOMINIQUE GARCIA .................................................................................... 9 L’Âge du bronze est-il une période historique ? .............................................. 13 ANNE LEHOËRFF La nature des premiers États en Crète : réactions à l’historiographie récente .................................................................... 27 RAPHAËL ORGEOLET ET MAÏA POMADÈRE Production et consommation de la vaisselle céramique à Milet au Bronze récent III .................................................................................... 43 JULIEN ZURBACH Nola, une Pompéi du Bronze ancien 1800-1700 environ avant J.-C. ............................................................................. 65 CLAUDE ALBORE LIVADIE Dynamique des contacts culturels entre le sud-est de la France et l’Italie à l’Âge du bronze ............................................................ 83 THIBAULT LACHENAL L’économie agricole à l’Âge du bronze en France méridionale Apports récents de la carpologie .......................................................................... 101 LAURENT BOUBY Les épées de l’Âge du bronze dans le midi de la France ............................ 115 ALEXANDRE BEYLIER Les dépôts d’objets en bronze dans les Alpes-Maritimes à l’Âge du bronze final : état des lieux et perspectives de recherche .................................................................................................................. 131 ROMUALD MERCURIN, EN COLLABORATION AVEC SYLVIANE CAMPOLO L’Â GE DU BRONZE EN MÉDITERRANÉE Les monuments turriformes de l’Âge du bronze en Corse : tentative de caractérisation spatiale et chronologique sur fond d’historiographie ...................................................................................... 155 KEWIN PECHE-QUILICHINI L’ethnicité en mode régressif, de l’Âge du fer à l’Âge du bronze Quelques problèmes épistémologiques ............................................................. 171 PHILIPPE BOISSINOT In : D. Garcia dir., L’Âge du bronze en Méditerranée. Recherches récentes. Paris, Errance, 2011, pp. 155-170. Les monuments turriformes de l’Âge du bronze en Corse : tentative de caractérisation spatiale et chronologique sur fond d’historiographie Kewin Peche-Quilichini On se propose d’évoquer différents aspects liés à un type de construction en pierres sèches caractéristique de l’Âge du bronze de la Corse au point que l’historiographie et les manuels l’ont de tous temps élevé au rang d’élément emblématique des manifestations protohistoriques de l’île : la torra (pluriel : les torre ; variante : la turra, les turri). Ce statut tient originellement en la singularité et en la monumentalité de ces édifices en forme de tour, mais dérive aussi et surtout du rôle tenu par les torre dans la construction – et dans le succès – d’un discours historico-archéologique élaboré dans les années 1960 par Roger Grosjean, soit au moment même où la Corse entre dans un conflit identitaire et se cherche un passé. On se contentera ici de caractériser les aspects liés à la distribution spatiale et chronologique de ces monuments, sans entrer en profondeur dans les problématiques architecturales, fonctionnelles et culturelles, qui seront tout de même esquissées, mais dont l’intérêt n’est pas moindre et nécessiterait lui aussi une étude globale. Rappel de l’importance des torre dans l’historiographie insulaire Foce et Balestra, les premières torre répertoriées à la fin des années 1950, ont été fouillées dans la foulée par Roger Grosjean (Grosjean 1962, 1964, 1966). Jusqu’au milieu des années 1970, c’est ce chercheur qui monopolise les travaux sur ce type de monument (Foce, Balestra, Filitosa, Araghju, Cucuruzzu, Torre, Tappa, Bruschiccia, Ceccia, Alo-Bisughjè pour les plus connus). Il convient donc de rappeler les principaux traits du discours événementiel de Roger Grosjean, devenu célèbre sous le nom de “théorie shardane” (Grosjean 1966, Camps 1990). Celle-ci envisage l’invasion de l’île par un peuple belliqueux, les Shardanes, illustre groupe de la coalition des “Peuples venus des îles de la Grande Verte” ou des “Peuples de la Mer” en fonction des traductions, arrivés de Méditerranée orientale pour s’installer en Corse et en Sardaigne à la suite de leur tentative manquée en Égypte ramesside dans le troisième quart du IIe millénaire. Après avoir repoussé la résistance indigène grâce à leur supériorité technologique (métallurgique surtout), les Shardanes s’implantent et édifient les torre, caractéristiques temples circulaires en forme de tours et dédiés au culte du feu et/ou des morts, souvent à l’endroit où vivaient leurs adversaires d’hier. Ils sont à cette occasion rebaptisés “Torréens”. Afin de mieux stigmatiser leur victoire, ils détruisent les sanctuaires des autochtones dits “Mégalithiques”, plus particulièrement ceux élaborés pour commémorer les victoires de ces derniers sur les envahisseurs : les alignements de statues-menhirs armées représentant les chefs shardanes abattus avec tous leurs attributs guerriers (poignards, casques et cuirasses). Ces éléments gravés sur les monolithes sont d’ailleurs comparés (et identifiés) à ceux représentés sur les bas-reliefs de plusieurs temples égyptiens (Grosjean 1962, 1964, 1966). Dans le cas du 155 L’ÂGE DU BRONZE EN MÉDITERRANÉE monument central de Filitosa, des fragments de monolithes récupérés dans l’un de ces sanctuaires détruits sont remployés comme simple matériau de construction. Cet évènement souligne le dédain supposé d’un premier groupe constructeur de torre pour un second sculpteur de statues-menhirs. Depuis quelques décennies déjà, la plupart des chercheurs (Camps 1990 ; Lanfranchi et Weiss 1997) s’accordent pour l’abandon de ce modèle et plusieurs éléments sont “tour à tour” venus ébranler les différents pans de la théorie shardane. Les travaux de Gabriel Camps à Terrina IV ont tout d’abord permis de savoir que les indigènes maîtrisaient la métallurgie près de deux millénaires avant le prétendu débarquement des Shardanes dans le golfe de Porto-Vecchio (Camps 1988a, 1988b, 1990). Autre argument décisif, les datations réalisées dans les niveaux inférieurs de plusieurs torre montrent que ces monuments émergent probablement dès la fin du IIIe millénaire (Camps 1988a) et ne peuvent donc avoir été élevés par un peuple arrivé dans l’île aux alentours du XIVe s. av. J.-C. Il faut noter, pour être tout à fait honnête, que Roger Grosjean, alerté à la fin de sa vie par ces datations hautes, modifie son schéma global pour proposer une présence des Shardanes en Corse dès avant les expéditions en Orient (Grosjean 1974). La tendance actuelle est relativement calquée sur les schémas archéologiques dits “autochtonistes” qui se sont développés en Europe occidentale ces trente dernières années, mettant ainsi en évidence une évolution des groupes locaux passant d’un stade néolithique à un stade protohistorique selon un modèle méditerranéen assez classique. On soulignera ici, en s’autorisant une digression, qu’une relecture des sources orientales pourrait remettre au premier plan certains aspects des théories de Roger Grosjean, en faisant des populations corses et sardes de l’époque des membres à part entière des expéditions (de piraterie ?) menées contre l’Égypte pour le compte de princes mycéniens (D’Anna et al. 2007, p. 344 ; Gras 1985, 57 ; Melis 2003, 72). Ces opérations, formées de mercenaires recrutés dans toute la Méditerranée et conduites au cours de la deuxième moitié de notre Bronze moyen, ont pu intégrer des contingents insulaires (Shardanes : populations de Sardaigne ?) aux velléités impérialistes dominantes de leur époque comme elles le feront un millénaire plus tard à Himère (Hérodote, VII, 165) sous la bannière carthaginoise… cette fois-ci contre des Grecs. Si cette vision s’avère la bonne, ce que l’on ne saura probablement jamais, on pourrait affirmer que, d’une certaine façon, la théorie shardane est toujours recevable, à condition de la dépouiller de ses relents diffusionnistes. Les fouilles de torre se poursuivent après le décès de Roger Grosjean, jusqu’au milieu des années 1990. Ces nouveaux travaux concernent les monuments de Calzola, Cuntorba, Pozzone, I CalanchiSapar’Alta (J. Cesari) et Tusiu (F. de Lanfranchi). Les excavations se démarquent des précédentes par l’emploi de procédures plus scientifiques et par la prise en compte de toutes les focales et non plus seulement l’architecture. La torra : architecture et fonction Entièrement construite en pierres sèches au moyen de blocs de calibre généralement moyen, la torra, comme son nom l’indique1, a une forme de tour dont le volume est parfaitement tronconique (rétréci vers le haut) si l’on occulte les parties intégrant les aspérités de la roche affleurante 1. Ce mot vernaculaire est celui choisi par R. Grosjean pour fixer l’appellation, sur le modèle des nuraghi sardes ou des sesi de Pantelleria. À l’origine, le chercheur retient le nom du site de Torre, près de Porto-Vecchio, pour accorder une éponymie à ces constructions. Avec le recul, on se rend compte que si l’emploi du mot a été pérennisé grâce à son évidente maniabilité, le choix de Torre comme référent est plus maladroit car il présente plusieurs originalités (appareillage externe isodome, couverture de dalles) incompatibles avec son statut de monument éponyme car tranchant avec la plupart des constructions turriformes corses. 156 Les monuments turriformes de l’Âge du bronze en Corse : tentative de caractérisation spatiale et chronologique sur fond d’historiographie sur laquelle elle est bâtie et qui participent souvent de la structure même du monument. La torra est parfois élevée sur une plate-forme aménagée pour établir au préalable un terrain horizontal (Pozzone, Tusiu). Le parement externe est assez soigné (fig. 1), voire partiellement isodome comme dans le cas de Torre. Dans quelques monuments, il utilise des blocs très volumineux pouvant être qualifiés de cyclopéens, comme à Furcina ou, dans une moindre mesure, à Saltu, deux torre parmi les mieux conservées, probablement grâce justement au poids du parement externe. La porte, trapézoïdale, surmontée par un linteau monolithe coiffé d’un triangle de décharge, est dans la plupart des cas placée dans le cadran sud-est. Si d’aucuns y ont vu des raisons astronomiques, on préfèrera y deviner la volonté d’éviter la pénétration des vents dominants. À l’intérieur de la torra, au centre du rez-de-chaussée, se trouve toujours une chambre subcirculaire, sauf dans le cas de Torre où cette pièce, appuyée contre le substrat rocheux, prend la forme d’un couloir (fig. 2). Cette première chambre est dans la plupart des cas fermée par une voûte encorbellée. Seule la voûte de Cucuruzzu est entièrement conservée ; à Furcina et à Saltu, voire à l’Ariale, il ne manque que peu d’assises pour qu’elle soit complète. À Torre, le plafond est formé de dalles, faisant ressembler le monument aux protonuraghi sardes2. À Cuntorba et à Calzola3, la base du mur interne de la torra est divergente, ce qui pourrait faire penser à une couverture n’utilisant pas la voûte mais plutôt un plancher de bois puisque les largeurs sont trop importantes pour un couvrement constitué de dalles. La chambre est toujours précédée d’un vestibule cruciforme distribuant la circulation dans le monument. La branche la plus longue relie la chambre à l’extérieur. La branche la plus courte relie une niche peu profonde à un escalier. Généralement, et comme dans les nuraghi, la niche se trouve en face de l’escalier, à droite en pénétrant dans la torra, mais il existe des exceptions comme à Cucuruzzu ou à Tappa. Généralement sur la gauche en rentrant, l’escalier est aménagé dans l’épaisseur des murs. Il est évident que sa conception est planifiée dès les premières assises. Son rôle est de mener à la chambre supérieure4 ou à la plate-forme terminale, au-dessus de la chambre du rez-de-chaussée. On ne sait combien d’étages les torre corses comptaient. On peut cependant estimer que la moyenne des élévations était plus faible qu’en Sardaigne à cause de l’emploi ici généralisé du granit, qui supporte moins les pressions verticales que la trachyte ou le calcaire, matériaux préférentiellement utilisés dans l’île voisine pour bâtir les nuraghi. Le sommet du monument était probablement formé d’une plate-forme à balustrade portée par un mâchicoulis5 soutenu par des corbeaux monolithiques (fig. 3 et 4) du type de ceux retrouvés à terre à Cuntorba et peut-être à Tusiu. 2. On pensait à l’origine que ce type de monument était un prototype avant que ne se développe l’art de la voûte. On sait aujourd’hui que les protonuraghi sont contemporains des nuraghi. 3. Ce monument a livré de grandes quantités de torchis clayonné dont la position originelle est inconnu mais pourrait avoir un lien avec un cloisonnement interne ou un plafond-mezzanine. 4. On connaît en Sardaigne des nuraghi où se superposaient au moins trois chambres avant une plate-forme terminale élargie par un mâchicoulis conçu de façon à regagner un aplomb sur la base du monument. Cette superstructure pourrait avoir un rôle poliorcétique. En effet, outre l’intérêt pour le lancer direct de projectiles, on peut noter le fait qu’une pierre simplement jetée à la verticale rebondit, grâce à ce système, sur le parement externe et prend ainsi une direction oblique de sens imprévisible particulièrement dangereux pour les assaillants. 5. En Sardaigne, les parties sommitales des nuraghi sont parfois partiellement conservées. C’est notamment le cas à Albucciu, à Losa et à Su Nuraxi. Les nuraghi miniatures en pierre, comme l’exemplaire de San Sperate ou celui de la “cabane de réunion” de Palmavera, ou en bronze, tel celui d’Olmedo, fournissent aussi beaucoup d’indications. 157 L’ÂGE DU BRONZE EN MÉDITERRANÉE Fig. 1. Parement extérieur de la torra de Ceccia (photo : K. Peche-Quilichini). Fig. 2. Plan de la torra à couloir de Torre (d’après Virili et Grosjean 1979). 158 Les monuments turriformes de l’Âge du bronze en Corse : tentative de caractérisation spatiale et chronologique sur fond d’historiographie Fig. 3. Vue de corbeaux de mâchicoulis en place sur le nuraghe Albucciu (Arzachena, Sardaigne) (photo : K. Peche-Quilichini). Fig. 4. Vue sommitale de corbeaux de mâchicoulis en place sur le nuraghe Albucciu (Arzachena, Sardaigne) (photo : K. PecheQuilichini). 159 L’ÂGE DU BRONZE EN MÉDITERRANÉE L’escalier (ou la rampe) progresse en colimaçon autour de la voûte de la chambre (fig. 5). On suppose qu’un demi-tour suffisait à accéder à l’étage supérieur. Le rôle de cet escalier est multiple. Au-delà des aspects liés à la circulation, il permet aussi d’alléger la structure du monument. Son plafond voûté ascendant crée un contrefort semi-ogival qui permet de redistribuer les poussées de la voûte de la chambre vers les murs externes (ou couronne), bien plus épais. Il se pourrait enfin que ce soit par l’escalier que progresse la construction de l’édifice (Laner 2001). Dans de nombreux cas (par exemple Foce, Tusiu et probablement le monument oriental d’Alo-Bisughjè), les dalles formant le sol de l’escalier servent, sur leur autre face, de plafond aux niches qui rayonnent depuis la chambre. Ces niches, lorsqu’elles sont présentes, sont au nombre d’une à trois. Aménagées dans le remplissage interne, sous l’escalier, elles visent à agrandir l’espace de la chambre. Leur forme est variée, depuis le simple trapèze irrégulier (Torre, Tappa, Araghju, Pozzone, Ceccia) au couloir coudé donnant au plan du soubassement un air de swastika (monument oriental d’Alo-Bisughjè). À ces schémas généraux viennent se greffer des détails atypiques témoignant souvent d’adaptations architecturales à la morphologie du substrat, comme le couloir d’entrée descendant de Ceccia, l’absence d’escalier dans le couloir de Cuntorba6, la banquette de la chambre de Pozzone, le conduit d’évacuation des fumées à Torre, les niches semi-enterrées du monument central de Filitosa, la niche secondaire en enfilade de Foce, etc. On reviendra plus bas sur l’originalité de certains monuments tels Alo-Bisughjè ouest ou I Calanchi-Sapar’Alta, qui pourrait être chronologique. Les torre nous apparaissent au final comme des monuments complexes et bien pensés, très probablement planifiés et qui, contrairement aux nuraghi 7, s’adaptent au mieux aux caractéristiques du terrain. Reste à déterminer à quoi servent ces constructions. En fonction des modes, l’historiographie sardo-corse leur a accordé le statut de châteaux seigneuriaux, de tombes, de maisons de chef, de palais, de temples ou d’autres attributions ne méritant pas d’être mentionnées. Il y a en fait deux façons d’observer un nuraghe ou une torra : son architecture et sa stratigraphie. La combinaison des deux conditionne la vision des différents moments de l’utilisation de ces monuments, car il paraît évident que le statut et les fonctionnalités se sont transformés au fil des siècles. Le meilleur exemple en est fourni par la Sardaigne avec une évolution structurelle que l’on pourrait schématiser de la façon suivante : – phase 1 : nuraghe monotorre ; – phase 2 : adjonction des bastions et des enceintes (nuraghi complexes8) ; – phase 3 : arrêt des constructions et utilisation comme espace consacré symbolique (emblème ostentatoire de la communauté). Même si cette tendance se vérifie surtout sur les nuraghi entourés d’un habitat, l’énoncé des trois phases suffit à démontrer que les conceptions socioculturelles corrélées à la forme du monument – et donc à sa ou ses fonction(s) – sont multiples. Pour encore compliquer ce constat, on rappellera qu’en prenant en compte les édifices non pas pour eux-mêmes mais comme les diverses pièces d’un 6. Dans ce monument, l’accès à l’étage se faisait probablement par un escalier en bois placé dans la niche située à l’opposé de l’entrée de la chambre. Ce schéma est aussi connu en domaine nuragique. 7. La plupart des nuraghi sont construits à 100 % et n’incluent donc aucun élément de substrat dans leur architecture. 8. La Corse ignore le phénomène des nuraghi complexes. Les seuls monuments pouvant fournir une comparaison approchante sont le bastion sur enceinte de Calanchedda et l’antichambre de la torra de Cuntorba. 160 Les monuments turriformes de l’Âge du bronze en Corse : tentative de caractérisation spatiale et chronologique sur fond d’historiographie Fig. 5. Vue axonométrique d’un monument turriforme nuragique idéal (d’après Laner 2001). maillage territorial, cette esquisse pourrait prendre une forme encore différente. On se contentera donc de raisonner sur les données perceptibles les plus évidentes, soit, pour la Corse, celles concernant les premières phases d’utilisation. L’observation des architectures (massivité des structures, élévations importantes, retranchement derrière des systèmes d’enceintes, forme circulaire parfaitement adaptée aux règles poliorcétiques) suggère un rôle défensif et que les torre sont en partie conçues pour protéger ce qui est contenu dans leur espace interne. Lui-même étant de taille trop exiguë pour servir de dernier refuge à un groupe humain, on rejettera d’emblée un rôle de donjon. Ce caractère défensif peut aussi être amplifié par l’existence d’une plate-forme sommitale liée à la surveillance des environs, voire à la communication avec les groupes voisins par l’intermédiaire de signaux de fumée9. Le dernier élément 9. De même que le culombu (coquillage méditerranéen aménagé en cor), ce système archaïque est toujours utilisé dans l’île au XVIIe siècle par les gardes installés dans les tours littorales pour lutter contre la piraterie barbaresque. 161 L’ÂGE DU BRONZE EN MÉDITERRANÉE jouant en faveur d’une destination défensive de la torra est la stratégie d’implantation optant systématiquement pour le point culminant d’un chaos rocheux10. Les données fournies par les fouilles sont cependant nettement moins militaires. On note la récurrence de la présence d’un foyer central dans la chambre (Filitosa, Alo-Bisughjè, Pozzone, Cuntorba, Tusiu, etc.). Dans certains cas (Tusiu, Pozzone), au vu des masses de cendres non vidangées, il semble que l’entretien du feu ait été une importante préoccupation pour les groupes d’utilisateurs. Près des murs de la chambre, c’est le matériel de meunerie qui prédomine, ce qui a été particulièrement bien observé à Cuntorba. Dans les niches, le mobilier est caractérisé par la présence de grandes jarres (Pozzone, Tusiu, Cuntorba) et de produits céréaliers (graines et cotylédons) ou alimentaires non carnés (propolis par exemple). Le mobilier métallique (en bronze) ou précieux (verre oriental) y est rare mais plus fréquent que dans les contextes non-turriformes. À la lueur de ces données, il semble que l’espace interne des torre soit consacré au stockage, à la transformation (grillage, torréfaction, cuisson) et à la redistribution (?) des produits alimentaires de base, avec comme fonction annexe (marginale ?) la dissimulation de biens de thésaurisation. Pour donner une image anachronique et probablement simpliste, on peut imaginer que le groupe travaillait à proximité de la torra pour produire les biens de consommation courante selon une organisation collective réfléchie, et qu’on y stockait du grain pour éviter les disettes, ce qui s’apparente pour beaucoup au système soviétique des kolkhozes, du moins dans leur état pré-stalinien. La nature défensive de la tour s’expliquerait par le besoin du groupe – ou de ses élites – de protéger les denrées entassées à l’intérieur mais aussi peut-être de masquer l’état des stocks aux envieux, intérieurs comme extérieurs. La torra a aussi pu avoir un rôle plus symbolique, en tant qu’édifice représentatif et emblématique du groupe. Les phases d’occupation les plus récentes (après les dernières constructions) sont caractérisées par une utilisation nettement discordante. Corpus et distribution spatiale Le phénomène des nuraghi et des torre est limité au domaine sardo-corse, même si on a souvent voulu voir des liens ou des influences avec les talayots des Baléares, plus récents, les sesi de Pantelleria ou les tholoï égéennes, trop structurellement différents. En Sardaigne, selon les décomptes, on estime le nombre originel des nuraghi entre 7000 et 10 000 monuments. Toute l’île est concernée à l’exception de l’Asinara. Les proportions divergent en fonction des microrégions. C’est dans le centre nord-ouest que les nuraghi sont le mieux représentés. Les régions granitiques comme la Gallura ou les zones montagneuses de Barbagia présentent des fréquences moindres. Les bordures de plaines arborent de fortes concentrations alors que la frange littorale est délaissée. Tout porte à croire que c’est la fertilité des terres qui conditionne le nombre de nuraghi. En Corse, les stratégies d’implantation sont assez récurrentes. Les pointements rocheux dominant des plaines alluviales ou plus rarement des plateaux (Cucuruzzu) sont privilégiés, surtout à proximité de secteurs de confluence (Mortetu, Furcina, Alo-Bisughjè) ou d’étangs péri-littoraux (I Calanchi-Sapar’Alta, Salvaticu, Bruschiccia, Castiglione). Des torre comme celles de Tusiu ou Araghju sont installées sur des ruptures de pente ouvrant sur de larges panoramas. De façon générale, les secteurs permettant une bonne vigie sur des espaces cultivables sont recherchés. Du point de vue microrégional, et en ne prenant en compte que les torre avérées, on se rend compte que la 10. Notons que ce dernier point pourrait avoir de simples raisons architecturales : débitage du chaos pour obtenir un matériau de construction disponible plus en hauteur que les futurs murs. 162 Les monuments turriformes de l’Âge du bronze en Corse : tentative de caractérisation spatiale et chronologique sur fond d’historiographie zone de diffusion du modèle turriforme se trouve au sud-ouest d’une ligne imaginaire reliant les golfes de Sagone et de San Ciprianu, grosso modo superposable à la ligne Ajaccio-Solenzara des théories de Roger Grosjean. On dénombre dans cet espace près de neuf concentrations distinctes : 1- vallée du Stabiacciu, 2- vallée de l’Osu, 3- vallée de la Navara/Cauria, 4- vallée de Conca/Grossa, 5- vallée du Rizzanese, 6- plateau de Lévie, 7- nord Valincu/basse vallée du Taravu, 8- moyenne vallée du Taravu, 9- arrière-pays ajaccien. Il est possible que ces “groupes” constituent des entités territoriales mais en l’absence de résolution chronologique suffisante et au vu des biais révélés par les analyses territoriales sur ce type de terrain (Peche-Quilichini, 2009), on se gardera d’émettre des hypothèses trop précises sur les divisions territoriales de l’Âge du bronze insulaire. Le corpus 2011 des monuments turriformes corses est le suivant : – commune de Porto-Vecchio : Torre, Nulacchju, Bruschiccia, Ceccia, Tappa (2 torre) ; – commune de Sotta : Punta Bunifaziu ; – commune de San-Gavino-di-Carbini : Araghju, Milaonu ; – commune de Zonza : Evini (incertain) ; – commune de Lévie : Cucuruzzu ; – commune d’Altagène : Tusiu ; – commune de Sainte-Lucie-de-Tallano : Turricella (incertain) ; – commune d’Olmiccia : Furcina ; – commune de Foce-Bilzese : Torracone ; – commune de Sartène : Pozzone, U Grecu, Tiresa (2 torre), A Villa (incertain), Apazzu (incertain), Petra Pinzuta (incertain), l’Ariale,Coscia (incertain), Gianfrutu (incertain), Poghju di Torra, Zivoli (incertain), Quarcioqua ; – commune de Bilia : Alo-Bisughjè (2 torre) ; – commune de Belvédère-Campomoro : Vinturosu (incertain) ; – commune d’Olmeto : Cuntorba, Turriciola, Cilaccia (incertain), Fig’alla Sarra ; – commune de Sollacaro : Filitosa (2 ou 3 torre), Musolu, Casabianda (incertain), Saparella, Salvaticu, I Calanchi-Sapar’Alta ; – commune de Serra-di-Ferro : Basì ; – commune de Pila-Canale : Calzola, Cantonu di a Parata, San Pancraziu ; – commune de Petreto-Bicchisano : Saltu, Pulgia ; – commune de Moca-Croce : Balestra ; – commune d’Argiusta-Moriccio : Foce ; – commune de Grosseto-Prugna : Castiglione ; – commune de Sarrola-Carcopino : Mortetu ; – commune d’Alata : Pedisisu ; – commune de Piedicorte-di-Caggio : Punta Castellare (incertain) ; – commune de Castineta : Rusumini (2 torre incertaines). On compte donc 42 torre avérées et 15 monuments dont le statut ou la localisation restent à préciser11 (fig. 6). 11. Les raisons en sont diverses : difficulté de retrouver l’emplacement exact du site, végétation trop importante, difficulté d’accès, monuments d’aspect incertain (Filitosa Est), de plan atypique (Rusumini) ou découverts anciennement (Evini), etc. 163 L’ÂGE DU BRONZE EN MÉDITERRANÉE Fig. 6. Distribution géographique des torre. La non-représentation de ce type de monument dans les zones septentrionales de l’île ne semble s’expliquer que par la proximité (13 km) au sud de la Corse de la Sardaigne, qui a probablement fourni le modèle architectural et social de la torra à partir du modèle nuragique. Il se pourrait aussi que, par moments, les torre corses aient été des édifices construits et utilisés par des groupes de l’île voisine fuyant des phases de surpopulation, des épidémies ou cherchant en Corse l’eau si rare en Sardaigne à la saison sèche. L’hypothèse pourrait aisément être portée par les analyses de mobilier montrant des analogies généralisées entre les deux îles pour la phase initiale du développement et de la diffusion des nuraghi et des torre. C’est notamment le cas des dépôts de vase d’affinité Bonnanaro retrouvés dans des tombes du Bronze ancien 2 du sud de l’île. Éléments de chronologie Torra avérée Torra incertaine 164 Les torre ont fourni un nombre important de datations radiométriques mais peu d’entre elles présentent un écart-type satisfaisant (tableau 1). Il semble toutefois évident que les premières constructions soient à placer au Bronze ancien, et peutêtre même dans certains cas vers la fin du IIIe millénaire (Tramoni 1998). Soit une ambiance terrinienne perdant de son dynamisme, recul qu’il faut interpréter comme la cause ou la conséquence de la mise en place d’initiatives socioculturelles neuves marquant le passage dans l’Âge du bronze. Les datations montrent également que le phénomène connaît un apogée durant la première moitié du Bronze moyen et que les torre sont toujours occupées durant les périodes qui suivent un très probable arrêt des constructions vers la fin du Bronze moyen. Les fouilles et les analyses de mobilier fournissent des informations plus précises que la simple lecture globale des chronologies radiocarbone. Voyons au cas par cas l’état de la documentation : – Araghju : la torra existe dès le Bronze moyen, le complexe monumental est bâti peu de temps après. Le site fonctionne au moins jusqu’au Premier Âge du fer ; Les monuments turriformes de l’Âge du bronze en Corse : tentative de caractérisation spatiale et chronologique sur fond d’historiographie Tableau 1. Corpus des datations radiométriques obtenues dans des monuments turriformes corses. Code Datage Calibration large Gif.5117 3920 ± 200 3000-1700 ? 3876 ± 120 2700-1950 Tappa, US IIb GSY.94b 3865 ± 125 2700-1950 Alo-Bisughjè (torra ouest, foyer) Gif.480 3850 ± 200 2900-1700 Alo-Bisughjè (torra est, dallage inférieur) Gif.479 3500 ± 120 2150-1500 Filitosa (monument ouest, foyer, US III) Gif.2399 3380 ± 110 1950-1400 I Calanchi (torra, US A2) LGQ.263 3380 ± 140 2050-1300 Tusiu (torra) Ly-7927 3360 ± 45 1735-1520 Ceccia (torra, niveau inférieur) GSY.120 3295 ± 110 1900-1300 Tusiu (torra) Ly-7929 3255 ± 45 1632-1431 Tusiu (torra, S1, foyer F1) Ly-9041 3255 ± 40 1614-1432 Filitosa (monument ouest) Gif.58B 3224 ± 100 1740-1260 Tusiu (torra, foyer F11) Ly-7089 3210 ± 50 1592-1395 Filitosa (monument ouest, foyer) GSY.150 3150 ± 150 1800-950 Cuntorba (chambre, US Ib) Gif.1755 3110 ± 60 1520-1250 Alo-Bisughjè (torra est, foyer inférieur) Gif.478 3100 ± 110 1650-1000 Filitosa (monument ouest) Gif.58A 3091 ± 100 1600-1000 Filitosa (monument ouest, foyer, US II) Gif.2398 3080 ± 110 1650-1000 Tusiu (torra) Ly-7928 3080 ± 45 1414-1206 Tusiu (torra, foyer F12) Ly-7090 3045 ± 40 1393-1153 Tusiu (torra, couloir d’accès) Ly-7091 3030 ± 45 1388-1125 Castellucciu-Calzola (torra, US B1a) Gif.6133 2960 ± 60 1320-1000 I Calanchi (torra, US A1) LGQ.262 2950 ± 160 1550-800 Castidetta-Pozzone (torra, US A2/B) LGQ.272 2870 ± 140 1450-800 Tusiu (torra, foyer F10) Ly-7088 2860 ± 35 1116-923 Tusiu (torra, salle S1, US 3) Ly-9042 2810 ± 40 1059-850 Tusiu (torra, foyer F9) Ly-7085 2805 ± 80 1196-823 Tusiu (torra, foyer F5) Ly-7086 2800 ± 45 1049-842 Tusiu (torra, foyer F6) Ly-7087 2720 ± 45 930-808 Tappa, US Ia GSY.94a 2630 ± 60 930-750 Castellucciu-Calzola (torra, US A1b) Gif.5956 2580 ± 90 900-400 SITE Castellucciu-Calzola (torra, sol inférieur) Alo-Bisughjè (torra ouest) 165 L’ÂGE DU BRONZE EN MÉDITERRANÉE – Torre : le mobilier de la torra a disparu. Les vestiges exhumés récemment sous la place du hameau actuel datent du Bronze final ; – Tappa : construite sur des lambeaux de site néolithique, la torra méridionale est occupée du milieu du Bronze ancien au milieu du Bronze moyen ; – Bruschiccia : trop peu de mobilier est conservé pour proposer une chronologie de l’occupation ; – Ceccia : l’essentiel du mobilier appartient au Bronze final mais l’occupation du Bronze moyen est aussi documentée ; – Cucuruzzu : le mobilier date du Bronze moyen et final ; – Tusiu : l’occupation débute à la fin du Bronze ancien et se poursuit jusqu’au Bronze récent sans modification notable. Au Bronze final, l’aménagement de foyers sur toutes les marches de la rampe montre qu’on ne monte plus à l’étage et donc que le mode de fonctionnement du monument a changé (Lanfranchi 1998) ; – Furcina : le monument de Furcina fonctionne au Bronze moyen et au Bronze final ; – Torracone : il ne subsiste quasiment rien de la torra, si ce n’est quelques ramassages effectués anciennement illustrant une occupation continue depuis le Bronze moyen jusqu’au deuxième Âge du fer ; – Castidetta-Pozzone : les niveaux anciens de la torra sont attribuables au début du Bronze moyen. L’essentiel du mobilier date cependant du Bronze final ; – U Grecu : le mobilier superficiel trahit une occupation à situer à la charnière entre Bronze ancien et moyen, suivie d’une deuxième phase au Bronze final ; – L’Ariale : les prospections superficielles livrent du mobilier du Bronze moyen ; – Poghju di Torra : le mobilier céramique superficiel est à replacer dans une ambiance du Bronze ancien et/ou moyen ; – Tiresa : la céramique provenant de ce site est homogène et replace l’occupation entre la fin du Bronze ancien et le début du Bronze moyen ; – Alo-Bisughjè : les deux monuments livrent un mobilier du Bronze ancien et des débuts du Bronze moyen. Le monument oriental connaît une réoccupation au Bronze final (PecheQuilichini 2007) ; – Turricciola : les rares éléments ramassés lors de la destruction partielle du monument par des travaux routiers sont clairement attribuables au Bronze final ; – Cuntorba : la torra est construite ex nihilo à la charnière entre Bronze ancien et moyen. L’effondrement daté du Bronze récent scelle l’occupation et le monument ne sera pas réoccupé ; – I Calanchi-Sapar’Alta : à la base du monument, construit sur le substrat rocheux, se trouve un niveau terrinien terminal, permettant de replacer la construction au début du Bronze ancien. La torra est occupée au moins jusqu’au Bronze moyen ; – Filitosa : les monuments occidental et central sont occupés du Bronze ancien au Bronze récent. La torra centrale est probablement restructurée au Bronze récent ou final avec un ravalement de façade incluant des tronçons de statues-menhirs armées et l’aménagement d’une porte surélevée12 ; – Calzola : la torra est élevée dès le début du Bronze ancien et est occupée de façon apparemment continue jusqu’à la première moitié du Bronze moyen ; 12. La surélévation de l’accès est un phénomène très courant en Sardaigne au Bronze récent (Lilliu 1993). 166 Les monuments turriformes de l’Âge du bronze en Corse : tentative de caractérisation spatiale et chronologique sur fond d’historiographie – Foce : le mobilier des fouilles Grosjean a presque totalement disparu. Le peu qui subsiste doit vraisemblablement être attribué au Bronze moyen ; – Castiglione : la torra n’a pas été fouillée mais les vestiges alentour illustrent une occupation principale à replacer vers le milieu du Bronze moyen ; – Mortetu : comme Calzola et I Calanchi-Sapar’Alta, le monument semble avoir été construit sur un site terrinien final, durant les premiers temps du Bronze ancien ; – Pedisisu : le mobilier superficiel suggère une occupation du site vers le Bronze ancien et/ou moyen. Au vu de ces données, on peut raisonnablement confirmer que la phase de construction principale doit être replacée entre le Bronze ancien 2 et le Bronze moyen 2, soit entre 1800 et 1450 av. J.-C. Certains monuments, notamment un petit groupe dont le plan est difficile à appréhender (I Calanchi-Sapar’Alta, Mortetu, Alo-Bisughjè ouest), ont pu être conçus un peu plus tôt. Les constructions semblent se poursuivre jusqu’à la fin du Bronze moyen. Plusieurs indices illustrent une modification générale de statut qui interviendrait dès la fin du Bronze récent ou le début du Bronze final. Le meilleur exemple en est Tusiu avec le probable abandon des parties supérieures à partir du XIIIe siècle. À Cucuruzzu, l’effondrement de l’étage a pu être utilisé pour monter une partie du complexe monumental aujourd’hui visible autour de la torra. À Cuntorba, malgré la monumentalité du site, la torra n’est pas reconstruite après l’effondrement du Bronze récent. À Pozzone ou Alo-Bisughjè, les groupes du Bronze final ont véritablement lessivé les niveaux sous-jacents pour pratiquer un mode d’utilisation des torre différent du précédent. En réalité, plutôt que penser à une utilisation classique, on a l’impression que beaucoup de tours deviennent très vite des “squats”. Lorsque ce n’est pas le cas, elles sont abandonnées, la plupart dès la fin du Bronze moyen. Cette modification trouve probablement son explication dans des évolutions d’ordre social, non spécifiques à la Corse, qui marquent le basculement dans le Bronze final. Il est dès lors remarquable de constater que ces ruptures sont également ressenties dans les vaisselles céramiques qui subissent de profondes modifications, tant morphologiques que techniques, à cette époque (Peche-Quilichini, 2009, 2010). Un autre jalon des modifications de la fin de l’Âge du bronze est l’aménagement des sanctuaires rassemblant des statues-menhirs armées qui reprennent dès le Bronze final à leur compte le statut ostentatoire laissé vacant par les torre, alors presque devenues obsolètes. Du monument à la théorie et de la mode au déclin Les torre naissent probablement dès le début du Bronze ancien, durant lequel leur forme trahit le caractère balbutiant du canon architectural au point que certains monuments pourraient être qualifiés de “proto-torre”. La fin du Bronze ancien et surtout les premiers temps du Bronze moyen sont marqués par un large succès du modèle, souligné par sa diffusion dans tout l’espace méridional de la Corse, sauf sur le causse bonifacien. L’arrêt des constructions, qui advient aux alentours du Bronze récent, est préalable à une phase marquée par de profondes modifications s’opérant à l’échelle méditerranéenne. Dans l’île, au-delà de l’effondrement du système des torre, elle se manifeste par un développement du mégalithisme anthropomorphe et par l’introduction des productions céramiques standardisées de type “A.C.C.” dans le sud. D’une certaine façon, les rapports avec la Sardaigne, s’ils ne sont pas rompus, évoluent rapidement vers d’autres formes de collaboration que l’on perçoit par exemple dans l’apparition en Corse de traditions potières jusqu’alors seulement développées en contexte nuragique (Peche-Quilichini 2009). 167 L’ÂGE DU BRONZE EN MÉDITERRANÉE Ces changements s’expriment précisément sur la tranche chronologique retenue par Roger Grosjean (1400-1200 av. J.-C.) pour dater le prétendu débarquement shardane dans les régions limitrophes des Bocche di Bunifaziu, censé marquer l’apparition des torre dans la première version de la “théorie shardane”. Si on se rend compte aujourd’hui que cet horizon marque plutôt le crépuscule du phénomène, on ne saurait retirer à Roger Grosjean le mérite d’avoir reconnu cette période comme une charnière dans l’évolution des sociétés insulaires de l’Âge du Bronze. Avec une cinquantaine d’années de recul sur les premiers travaux de Roger Grosjean, on ne peut non plus s’empêcher d’observer un certain parallélisme entre le fait et le commentaire du fait, soit entre l’évolution du statut de la torra au cours de la Protohistoire et l’abondante littérature scientifico-événementielle qui lui est associée, l’œuvre (et la vie ?) de Roger Grosjean (1966). “Les opinions, les théories, les systèmes passent tour à tour sur la meule du temps, qui leur donne d’abord du tranchant et de l’éclat, et qui finit par les user”. Cette phrase du pamphlétaire royaliste Rivarol, extraite de ses Maximes, pensées et paradoxes, résume à elle seule l’évolution historique et historiographique des monuments turriformes de Corse. L’importance, peut-être démesurée, que l’archéologie leur a accordée et à laquelle cette présente contribution participe involontairement et modestement ne saurait masquer le fait qu’ils ne constituent qu’une fraction, certes monumentale, évolutive et probablement multifonctionnelle, du puzzle de l’expression culturelle et sociale des groupes protohistoriques insulaires que l’on cherche à reconstituer. Bibliographie Camps 1988a : CAMPS (G.) – Préhistoire d’une île. Les origines de la Corse. Paris, Errance, Collection des Hespérides, 1988, 284 p. Camps 1988b : CAMPS (G.) dir. – Terrina et le Terrinien. Recherches sur le Chalcolithique de la Corse. Rome, École Française de Rome, 109, 1988, 397 p. Camps 1990 : CAMPS (G.) – Statues-menhirs corses et shardanes, la fin d’un mythe. RAO, supplément n° 2, 1990, pp. 207-215. 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