Numismatique gauloise et mythozoologie celtique: à propos de
monnaies inédites «au saumon» des Aulerci Eburovices et des Veliocassi
DOMINIQUE HOLLARD et LOUIS-POL DELESTRÉE
La contribution de Simone Scheers à la connaissance du monnayage d’or des Aulerci Eburovices est
connue de tous.1 Il nous a donc semblé légitime de lui dédier bien amicalement une nouvelle et fort
intéressante découverte concernant ces séries, découverte effectuée dans deux collections privées.2
Il s’agit d’un quart de statère en or allié, connu par trois exemplaires issus des mêmes coins de droit et
de revers. Pour le premier exemplaire (Figs 1a-1c), d’un poids de 1,50 g et d’un module de 12-13 mm, le
lieu de trouvaille exact n’est pas connu, mais la monnaie provient avec certitude des environs de Vernon
(Eure). Le second exemplaire, d’un module de 12,5-14 mm pour un poids de 1,41 g, a également été
découvert dans l’Eure, aux environs des boucles de la Seine (Figs 2a-2b). Le troisième a été récemment
découvert à Bonnières-sur-Seine (Yvelines). Il présente un poids de 1,51 g pour un module de 12-15 mm
(Fig. 2c).
Par maints aspects, ces deux monnaies se rattachent à la série aulerque des hémistatères et quarts de
statères en or plus ou moins allié, caractérisée par la présence d’un sanglier dans la chevelure au droit, et
d’un autre sanglier positionné sous le cheval, au revers.3
Au droit de nos quarts de statères, on distingue un croissant ouvert à droite, cerné par une courbe
perlée, rappel de la «joue» en croissant que l’on trouve dans les émissions les plus tardives des séries
aulerques en or et en bronze.4 Au-dessus, un sanglier à droite, très réaliste. À gauche, motif en S étiré et
deux lignes courbes qui sont peut-être les débris de la chevelure dont était orné le profil prototypique,
devenu méconnaissable. Dessous, une croix bouletée. Traces de grènetis.
Au revers apparaît un cheval désarticulé à droite dont la tête est doublée, traversé de la croupe au
poitrail par une barre oblique qui se termine en formant la jambe antérieure droite de l’équidé. Dessous, un
sanglier à droite. Au-dessus du cheval, un poisson à droite, parfaitement distinct et présentant avec netteté
le profil d’un salmonidé.
Rappelons ici que les figurations de poissons semblent à peu près absentes de la numismatique gauloise,
si l’on fait abstraction des prétendus «hippocampes» qui sont en réalité des «chevaux marins»5 et de
certains monstres marins, que l’on rencontre parfois sur de rarissimes hémistatères et quarts de statères
du Groupe de Normandie.6 En outre, certains «poissons» peu caractérisés et ne figurant qu’en exergue ne
sont, fort probablement, que des dauphins plus ou moins déformés.7
Sur notre quart, le «saumon», dont la présence au-dessus du cheval – c’est-à-dire à la place du conducteur
– est tout à fait exceptionnelle, peut prendre, au regard de la mythologie celtique, une signification
particulière qu’il est opportun d’éclairer.
Le saumon occupe en effet une place centrale dans les réflexions mythologiques des Celtes occidentaux
autour de l’eau, tant douce que marine, au point qu’il n’est pas exagéré d’affirmer qu’il constitue l’archétype
de la faune aquatique, «le roi des poissons» par excellence, comme le corbeau, l’aigle et le roitelet sont
S. Scheers, Traité de Numismatique celtique. II. La Gaule Belgique
(Paris, 1977), pp. 34, 52 et 91; id., ‘Les monnaies d’or des Aulerci
Eburovices’, Acta Archæologica Lovaniensia 19 (1980), pp. 1-48
(dont VII pl.).
2
Nous remercions vivement MM. Jean-Pierre Matiz et Pascal Isabel,
qui ont mis leur collection à notre disposition et nous ont permis
d’en étudier et d’en publier les exemplaires les plus originaux.
3
L.-P. Delestrée et M. Tache, Nouvel Atlas des monnaies gauloises.
II. De la Seine à la Loire moyenne (= DT II) (Saint-Germain-enLaye, 2004), série 402, pl. XVI.
4
Delestrée et Tache, Nouvel Atlas, II, DT 2404-2406, pl. XVI et DT
2459-2461, pl. XIX.
5
Delestrée et Tache, Nouvel Atlas, II, série 275, pl. V ‘au cheval
marin en cimier’; série 299, pl. VII, dite ‘à l’hippocampe’; série
1
356, pl. XII, dite ‘à l’octopède’. Au centre de la celtique, voir LT
2935, pl. VII (potins des Aedui au cheval marin) et l’importante
série allobroge en argent dite ‘à l’hippocampe’ (LT 2917 et 2974,
pl. VII).
6
LT Ch. Robert V et X, pl. XXIV; K. Castelin, Katalog der Sammlung
im Schweizerischen Landesmuseum Zürich, Band I, Zurich, 1995, p.
36, n° 204 et p. 148, n° 204.
7
En particulier, ceux figurés au revers de certains quinaires de la «zone
du denier», tel que le quinaire éduen d’ATPILI.F/ORGETORIX (LT
4805, pl. XV) et le quinaire de SOLIMA/COΛIMA (LT 9025, pl.
XXXVII), ou encore, le prétendu «poisson» signalé au revers du
petit bronze de MATVGIINOS (Delestrée et Tache, Nouvel Atlas, I,
DT 622, pl. XXVI et LT 9203, pl. XXXVII).
222
DOMINIQUE HOLLARD et LOUIS-POL DELESTRÉE
les maîtres du monde aviaire dans la pensée celtique. Il est vraisemblable que ce sont les particularités du
comportement et de la physiologie du saumon qui lui ont conféré une qualité particulière aux yeux des
Anciens, fins observateurs de la nature.
Poisson migrateur, le saumon atlantique, salmo salar, supporte aussi bien l’eau douce des rivières que
l’eau saumâtre des océans et peut atteindre une taille (jusqu’à 150 cm et plus de 40 kg) et une longévité
appréciables (jusqu’à 13 ans). Il a été considéré comme le maître des eaux par les Celtes, même s’il est fort
probable que la cohabitation, dans les rivières, des jeunes saumons (tacons, puis saumoneaux ou smolts)
avec plusieurs variétés de truites (dont la truite de mer salmo trutta trutta, qui est également une espèce
anadrome) a conduit à confondre ces divers salmonidés sous l’étiquette commune de «saumon»,8 dans la
taxinomie symbolique gauloise, britonnique et irlandaise.
Dans la mythologie, le saumon apparaît sous divers aspects qui, tous, lui attribue une fonction aussi
vénérable qu’archaïque:
1. Le saumon primordial
La mythologie galloise accorde une place particulière aux «Aînés du Monde», les êtres primordiaux
de la biosphère terrestre. Le plus ancien témoignage, le conte de «Kulhwch et Olwen», en recense cinq: le
merle de Cilgwri, le cerf de Rhedynfre, la chouette de Cwm Cowlwyd et l’aigle de Gwernaby, autour de
l’aîné des Aînés, celui qui les synthétise ainsi que leurs savoirs, le saumon de Llyn Llyw, c’est-à-dire un
étang situé près de l’estuaire de la Severn.9
Une tradition semblable existe en Irlande, où les Aînés du Monde sont, par ordre croissant d’ancienneté,
Dubhchosach «Pieds Noirs» qui est «le grand cerf du Déluge», le merle Dubhghoire «le Noir Appeleur» et
enfin le «saumon de la sagesse» (Eo fís) placé par les Irlandais à Assaroe (Ess Ruad «la chute [d’eau] de
Ruad» sur la Erne à Ballyshannon). Ce grand poisson borgne recèle en lui la mémoire de toute l’histoire
du monde, avant même le Déluge.10
Le saumon apparaît aussi comme l’une des incarnations animales de personnages mythiques, primordiaux
et omniscients, tel le Fionntan11 irlandais – et son incarnation humaine Tuán – ou le gallois Taliesin. Tuán fut
d’abord homme, puis roi des cerfs d’Irlande, puis roi des sangliers, puis faucon, avant d’être un saumon de
rivière (tacon) et, sous cette forme, après avoir échappé à maints périls, d’être mangée par la reine d’Ulster
pour devenir enfant dans son sein et, enfin, renaître humain.12 Taliesin, quintessence du barde prophète
omniscient dans la tradition galloise, connaît une suite similaire de zoomorphoses, avant d’être ingéré,
dissimulé sous l’apparence d’un grain de blé, par la magicienne Cyrridwen qui l’enfantera homme:
«J’ai été tacon bleu,
j’ai été chien, j’ai été cerf,
j’ai été daim dans la montagne…
Une poule [Cyrridwen] m’a reçu…
Je suis resté neuf nuits
enfançon dans son sein…
J’ai été mort, j’ai été vivant.
J’ai chanté ce par où je suis passé…»
Ceci, d’autant que le tacon d’un an ressemble à si méprendre à une
truitelle fario (salmo trutta fario). Par ailleurs, dans l’environnement
lacustre des Alpes, une autre espèce de salmonidés, l’omble
chevalier (salvelinus alpinus alpinus) a certainement été assimilé
au saumon. D’un point de vue linguistique, le gaulois semble avoir
possédé plusieurs mots, transmis à travers le latin, pour désigner les
salmonidés. Pline IX, 44, parle d’un poisson du Rhin, l’esox, qui
désigne probablement le saumon d’après les comparatifs celtiques
(X. Delamarre, Dictionnaire de la langue gauloise (Paris, 2003), 2e
éd., p. 167); par ailleurs, Ausone, Mosella, 10, 88 et 129 parle du
salar qui peut désigner aussi bien la truite saumonée que le saumon
lui-même (A. Holder, Alt-Celtischer Sprachschatz, II (Leipzig,
1904), col. 1299; J.-P. Savignac, Dictionnaire Français-Gaulois
8
(Paris, 2004), p. 296). Enfin le gallo-romain tructa, qui paraît avoir
concerné la truite au sens courant du terme (Holder, op. cit. (n. 8), col.
1971-1972; Savignac, op. cit. (n. 8), p. 296.
9
P.-Y. Lambert, Les Quatre Branches du Mabinogi et autres contes
gallois du Moyen Âge (Paris, 1993), pp. 151-3; C. Sterckx, Des dieux
et des oiseaux. Réflexions sur l’ornithomorphisme de quelques dieux
celtes (Bruxelles, 2000), pp. 45-6.
10
F. Le Roux, ‘Le dieu-roi NODONS/NUADA’, Celticum 6, (1963),
p. 443.
11
Sur Fionntan, voir en dernier lieu C. Sterckx, Les dieux protéens
des Celtes et des Indo-Européens (Bruxelles, 1994), pp. 21-38.
12
C.-J. Guyonvarc’h, Textes mythologiques irlandais, I (= TMI)
(Rennes, 1980), pp. 145-8; Sterckx, op. cit., (n. 11), pp. 47-8, 65.
NUMISMATIQUE GAULOISE ET MYTHOZOOLOGIE CELTIQUE
223
Une fois né, Taliesin est déposé dans une coracle par Cyrridwen et confié aux flots. Il passe de la rivière à
l’océan, où il survit grâce aux petits poissons qui sautent hors de l’eau dans sa bouche, avant d’être repêché
après une errance de longues années dans une senne à saumons un soir de 1er novembre (Samain - Halloween,
le Nouvel An celte) pour devenir le plus brillant et le plus savant des bardes inspirés.13 L’assimilation du
nouveau-né au saumon est ici totale et la vocation du plus sage des poètes mythiques ne peut être séparée du
thème de la science infinie du saumon qu’illustre la célèbre histoire de Finn mac Cumhail.
2. Le saumon de la sagesse, la source et les noisettes
Le jeune Deimne était le fils de Cumhal, fondateur de la troupe des Fianna, guerriers d’exception aux
talents poétiques. Deimne, recherché par les assassins de son père, rencontra près de la rivière Boyne le
vieux poète Finn Éces (aussi appelé Finegas), qui devint son tuteur. Finn Éces tentait depuis sept ans de
capturer le Saumon de la sagesse de l’étang de Feic qui, selon une prophétie, devait être attrapé par un
nommé Finn. Ce dernier, en mangeant la chair de ce poisson, entrerait alors en possession de tout le savoir
du monde. Finn Éces finit par capturer l’animal prodigieux, mais ce fut Deimne qui, par accident, avala
en premier un morceau de sa chair, en suçant son pouce brûlé par le poisson qu’il venait de retourner sur
le feu.14 Illuminé par la connaissance, Deimne changea alors de nom, devenant à son tour Finn («blanc»,
«clair», mais aussi «pur», «juste» ou «heureux»; cf. gaulois Vindos).15 Omniscient, il sut dès lors comment
venger son père et put, par la suite, accéder au savoir absolu du saumon simplement en mordant son pouce,
une façon d’acquérir la sagesse également attestée au Pays-de-Galles par le parallèle de Taliesin16 ainsi
qu’en Écosse, Bretagne et même Belgique par des contes populaires et des locutions proverbiales.17 Il
s’agit donc d’un mode divinatoire archaïque, conservé dans la tradition druidique18 et dont il existe des
parallèles indo-européens.19
Mais d’où provient cette sagesse infinie du saumon? La tradition irlandaise répond sans hésiter: des
noisettes qu’il ingère. En effet, le saumon mythique vit dans une source de Vie, appelée la Seaghais. Neuf
coudriers l’ombragent desquels découle toute la science du monde:
«C’est une source auprès de laquelle se dressent les neuf coudriers (…) de l’inspiration poétique. Leurs fruits,
leurs fleurs et leurs feuilles tombent en même temps dans la source et la colorent royalement de pourpre. Alors
le saumon mâche les noisettes et leur jus donne la pourpre à son ventre. Et sept fleuves de science en émanent
et y refluent.»20.
Lambert, (n. 9), p. 340; autre version dans TMI, pp. 151-2;
C. Sterckx, Des dieux et des oiseaux, pp. 48-9. Une figure
irlandaise apparentée, celle de Amhairgin Glúngeal «Genou
Brillant» peut être invoquée. Poète primordial et omniscient,
cet inspiré revêt une multitude de formes, parmi lesquelles le
saumon: «Je suis le vent soufflant sur la mer (…), je suis le
taureau des sept batailles, je suis l’aigle sur la falaise (…), je
suis le sanglier de la prédiction, je suis le saumon dans le lac»
(C. Sterckx, Des dieux et des oiseaux, pp. 65-6).
14
Sur les différentes versions de l’histoire de l’acquisition de la
sagesse par Finn mac Cumhail, voir Th. O’Rahilly, Early Irish
History and Mythology (Dublin, 1946), pp. 326-35.
15
X. Delamarre, Dictionnaire de la langue gauloise (Paris,
2003), 2e éd., pp. 320-1.
16
L’histoire de Finn correspond étroitement au conte gallois
de Taliesin évoqué précédemment. En effet, Taliesin, qui
s’appelle encore à ce moment Gwion Bach, est le garçonnet qui
guide le vieil aveugle chargé d’agiter le chaudron qui abrite la
lente cuisson (un an et un jour) d’un philtre prophétique que la
sorcière Cyrridwen réserve à son fils Morvran, rejeté par tous
à cause de sa grande laideur. Le moment venu, c’est Gwion
Bach, chargé d’entretenir le feu, qui, écartant Morvran, reçoit
13
les gouttes du philtre magique qui sautent hors du chaudron.
Gwion Bach devient omniscient ce qui provoque la fureur de
Cyrridwen flouée. La sorcière pourchasse dès lors sans relâche
Gwion, l’un et l’autre passant par de multiples métamorphoses
(dont le saumon que poursuit la loutre) avant de l’avaler changé
en grain de blé et d’enfanter celui qui devient Taliesin (voir
supra), Lambert, op. cit. (n. 9), pp. 337-9; Sterckx, op. cit. (n.
8), pp. 63-4.
17
C. Sterckx, Les dieux protéens des Celtes et des IndoEuropéens, pp. 56-7.
18
Il s’agit de la technique divinatoire du teinm laegda ou
«illumination du chant», qui consiste à mettre un pouce dans
la bouche au contact d’une dent de sagesse, à mordre ce
doigt avant d’improviser un quatrain chanté sur le sujet que
l’on veut connaître, puis, en dernier lieu, de faire un sacrifice
aux divinités: F. Le Roux et C.-J. Guyonvarc’h, Les Druides
(Rennes, 1986), 4e éd., p. 181.
19
C. Sterckx, Les dieux protéens des Celtes et des IndoEuropéens, pp. 57-8.
20
C. Sterckx, Dieux d’eau: Apollons celtes et gaulois (Bruxelles,
1996), pp. 8-9.
224
DOMINIQUE HOLLARD et LOUIS-POL DELESTRÉE
Ce lien entre le saumon et la source de Vie, dont il est l’habitant privilégié, est une transposition sur le
mode symbolique de la capacité, propre au salmonidé, à remonter les rivières jusqu’à leur source; c’està-dire à retourner aux causes premières, aux racines du monde apparent, créées, racines qui résident dans
l’Autre Monde, invisibles et incréées.
Quant au rôle de nourriture divine, source de sagesse, dévolu aux noisettes, on aurait tort de ne voir
là qu’une invention insulaire, car l’archéologie gallo-romaine atteste du caractère sacré des noisettes par
l’habitude de les jeter dans certaines sources cultuelles. C’est le cas de la célèbre source de Chamalières, qui
abritait le plus grand dépôt d’ex-voto en bois connu à ce jour, mais aussi diverses offrandes (céramiques,
monnaies, un cartouche en plomb portant une inscription votive et… des noisettes).21
3. Le saumon et l’aigle
Un des mythèmes nettement attestés dans les textes gallois et irlandais est l’agression du Saumon
primordial par le rapace, aigle ou faucon, qui fait partie, lui aussi, des Aînés du Monde.
Le vénérable aigle gallois de Gwernabwy raconte ainsi, aux messagers du roi Arthur, sa rencontre avec
le saumon de l’estuaire de la Severn:
«(…) je suis allé une fois en expédition chercher ma nourriture jusqu’à Llynn Llyw. Quand j’y fus arrivé,
j’enfonçais mes serres dans un saumon, pensant qu’avec lui j’avais ma nourriture pour longtemps. Mais
il m’entraîna vers le fond si bien qu’il me fut difficile de me séparer de lui. Moi et tous mes parents nous
partîmes à sa recherche, pour le retrouver et le détruire. Mais il m’envoya des messagers pour s’entendre avec
moi, et il vint lui-même vers moi pour m’apporter cinquante harponnées de son dos»22.
En Irlande, le thème de l’attaque du saumon par le rapace apparaît dans un célèbre dialogue entre
le poète omniscient Fi(o)nntan et le faucon d’Aichill, où le barde gaélique évoque ses incarnations
précédentes sous diverses formes animales, dont celle du saumon mythique:
«14. (…) le Seigneur me mit, pour mon malheur,
sous la forme d’un saumon à chaque printemps.
(…)
20. Un corbeau23 vint de la froide Aichill
au-dessus de l’estuaire d’Ess Ruaidh;
je ne le cacherai pas bien que ce soit mystérieux.
Il emporta un de mes yeux.
21. Borgne d’Ess Ruadh est le nom qui me suit
depuis cette nuit-là, action cruelle.
Je suis privé de mon œil.
Il n’est pas étrange que nous soyons âgés.»
L’oiseau:
22. «C’est moi qui ai avalé ton œil,
ô Fintan, à la nature pure,
je suis le faucon gris (…)(?)(....)
qui suis seul au milieu d’Aichill.»
Fionntan:
A.-M. Romeuf et M. Dumontet, ‘Les ex-voto de Chamalières’
dans Ch. Landes, Dieux guérisseurs en Gaule romaine (Lattes,
1992), p. 45. La source du sanctuaire des Fontaines-Salées
(Saint-Père, Yonne) contenait également plus de 150 noisettes
(fruits du Corylus avellana L.) à côté d’autres vestiges végétaux
et animaux: Abbé B. Lacroix, ‘Un sanctuaire de source du IVe
siècle aux Fontaines-Salées’, Revue archéologique de l’Est et
du Centre-Est 7 (1956), pp. 256-7.
21
TMI, p. 167; voir également Lambert, op. cit. (n. 9), p. 153.
Les corvidés et les rapaces sont souvent confondus en une
seule espèce générique dans le lexique celtique: M. Tymoczo,
‘The Semantic Field of Early Irish Terms for Black Birds and
Their Implications for Species Taxinomy’, in A.T.E. Matonis
et D.F. Melia (éds), Celtic Languages. Celtic Culture. A
Festschrift for Eric P. Hamp (Los Angeles, 1990), pp. 151-71.
22
23
NUMISMATIQUE GAULOISE ET MYTHOZOOLOGIE CELTIQUE
225
23. «Si c’est toi, bien que ce soit étrange,
qui m’as laissé borgne dans l’obscurité,
selon la loi et les éléments
paie-moi le prix de mon œil.»24
Cette confrontation du rapace et du poisson est attestée chez les Pictes et elle est restée suffisamment
prégnante dans la culture écossaise pour avoir survécue à la christianisation, comme en témoigne la croix
en pierre de Latheron (comté de Caithness) sur laquelle le mythème est représenté (Fig. 4).
Or, nous savons désormais que ce motif de l’aigle se repaissant du saumon primordial fut également
connu des Gaulois, comme en témoigne une monnaie de bronze épigraphe des Veliocassi apparue
récemment.25 Ce vestige numismatique porte au droit la légende originale DVCOMARO-S et, au revers,
la légende RATVMAGIA[ associée à l’image du rapace se confrontant au salmonidé qui l’étreint dans ses
serres (Figs 3b-3c).
L’exemplaire dont nous disposions initialement montrait à gauche du rapace tourné de trois quarts, une
forme distincte dans laquelle nous avions cru discerner un oiseau plus petit que le rapace lui-même.26 Après
publication, plusieurs bronzes du même type nous ont été communiqués, dont un très bel exemplaire (Figs
3a-3c), dont la composition du revers est complète et parfaitement centrée.
Il s’avère qu’à gauche du rapace au bec démesuré c’est à l’évidence un poisson – probablement un
salmonidé – dont tous les attributs (bouche, queue, nageoires) sont bien reconnaissables, qui est figuré en
position verticale, tête en haut. Il semble bien que le graveur ait voulu représenter le rapace prêt à dévorer
le poisson, comme dans les textes insulaires, ce que traduit sans doute l’hypertrophie du bec.
C’est en définitive cette monnaie, connue depuis peu de temps, qui offre à la numismatique gauloise
le plus bel exemple de poisson interprété de façon réaliste, dans une scène au contenu néanmoins fort
symbolique.
4. Des saumons et des dieux
Cependant, dans la tradition celtique, le saumon n’est pas seulement un être primordial source de
savoir infini ou bien la forme sous laquelle se dissimule parfois un poète magicien. Il fait également partie
du cortège animal de certains dieux et pourrait fort bien constituer, à l’occasion, l’épiphanie ichtyomorphe
d’une de ces divinités.
4.1. Nuada/Nodons et le saumon
Nous avons évoqué le Saumon primordial des contes gallois qui hante l’estuaire de la Severn. Au
IIIe siècle après J.-C., cette embouchure était dominée par le sanctuaire celto-romain de Lydney Park
(Gloucestershire), dédié principalement à Nodens Mars, un dieu ailleurs assimilé à Neptune.27 Dans ce
fanum, on a découvert un relief en bronze figurant un pêcheur – parfois interprété comme Nodens – sortant
un saumon de l’eau (Fig. 5), ainsi qu’un pavement de mosaïque décoré avec un motif de saumons et de
dauphins.28 On a également retiré de ce sanctuaire guérisseur un ex-voto en forme de bras coupé.29 Or,
Nodens, ou Nodons, n’est autre que l’homologue brittonique du dieu royal irlandais Nuada, surnommé
24
TMI, p. 170. Autre traduction dans C. Sterckx, Les dieux
protéens des Celtes et des Indo-Européens, p. 27.
25
L.-P. Delestrée et S. Wérochowski, ‘DVCOMARO, ‘Grand
Chef’ véliocasse’, Cahiers numismatiques 167 (mars 2006), pp.
15-20, fig. 1. Le nouvel exemplaire (Fig. 3a) offre la consonne
finale S sous la base du cou de l’effigie. La lecture complète du
pseudonyme est donc DVCOMARO-S.
26
Par analogie avec le type carnute à l’aigle et à l’aiglon, DT II,
nos 2582-2583.
À Chesterholm une inscription est dédiée à DEO NO(donti)
NEPTV(no): RIB (1964).
28
A. Ross, Pagan Celtic Britain (London, 1967), p. 439, fig.
201.
29
Sur le sanctuaire de Nodons, voir R.E.M. Wheeler et T.V.
Wheeler, Report on the Excavations of the Prehistoric, Roman
and Post-Roman Site in Lydney Park, Gloucestershire (Oxford,
1932); C. Sterckx, Dieux d’eau, pp. 11-2; G. Hily, L’Autre Monde
celte ou la source de Vie (Bruxelles, 2003), pp. 73, 75-6.
27
226
DOMINIQUE HOLLARD et LOUIS-POL DELESTRÉE
Airgeadlámh «Main d’Argent», parce que son bras amputé lors d’une bataille a été remplacé par une
prothèse forgée dans ce métal.
Le saumon est d’ailleurs en rapport avec la royauté celtique et il dispense, dans les récits épiques, la
sagesse royale. Il n’est ainsi pas surprenant que l’âme d’un personnage hautement royal comme Cúroí
réside dans un saumon, que Cúchulainn, héros modèle du cycle d’Ulster et ennemi de Cúroí, tue en premier
lieu pour ôter force et courage à son adversaire. Nuada lui-même, dont les mythes sont étroitement liés à la
rivière Boyne, est proche du saumon mythique, puisque nous l’avons vu plus haut, la Boyne forme un lac
à l’endroit nommé Linn-Feic, dans la propriété du Dagda, figure paternelle et jupitérienne de la tradition
irlandaise. Or, c’est à Linn-Feic que Finn Éces capture le Saumon de la sagesse et que, par ailleurs,
Cúchulainn tue un saumon, ce qui ne peut être une coïncidence fortuite.30
Le lien entre Nuada et le saumon est également suggéré par le fait que Nuada est parfois surnommé
Nuada Neacht, ce dernier terme ayant à voir avec Neachtan, dieu aquatique qui veille sur la Seaghais,
source primordiale où s’ébat le Saumon de la sagesse. Par ailleurs, Nuada (Irlande), Nodons (Bretagne
antique) ainsi que Nudd/Ludd (Pays-de-Galles) sont étymologiquement dérivés de l’indo-européen
*snoudh-/*sneudh qui désigne l’humidité31 et auquel se rattache le gotique niuta «pêcheur».
Ainsi, derrière le dieu-roi Nodens/Nodons veillant sur les eaux de la Severn, domaine du Saumon
antédiluvien, se profile l’image majestueuse et tragique du Roi Pêcheur de la légende arthurienne. Ce
souverain dolent tente, sur sa barque, de saisir le poisson merveilleux, avatar du Saumon de Science, qui le
guérirait de sa mutilation à la cuisse. Cette blessure, synonyme de castration, est aussi disqualifiante pour
lui et stérilisante pour son royaume, que l’est celle de Nuada, roi manchot des Tuatha Dé Dannan, privé de
l’organe de la guerre et de celui de la justice.32
4.2. Lugh/Llew et le saumon
Toutefois, à côté de la figure du dieu-roi mutilé, se glisse alors une autre divinité, plus imposante encore:
Lugh/Lleu, qui apparaît comme le sauveur providentiel du roi diminué. Lugh permet en effet à Nuada de
l’emporter définitivement sur les monstrueux Fomoire et leur chef Balor lors de la Seconde Bataille de
Moytura, alors que le gallois Nudd/Ludd est tiré du péril des fléaux qui menaçaient l’Île de Bretagne par
Llefelys, qui n’est qu’une suffixation tardive de Lleu, reconnu comme la figure lughienne galloise.
Nous avons vu plus haut les liens qui unissent le chef des Fianna, Finn mac Cumhail au poisson
primordial, depuis que le jeune homme a ingéré, accidentellement, un morceau du Saumon de Science,
absorbant du même coup tout le savoir du monde qu’il peut convoquer à tout instant en se mordant le
pouce. Or, il importe de souligner que Finn apparaît – pour la tradition irlandaise – comme un personnage
lughien,33 c’est-à-dire comme un équivalent dans le domaine épique du dieu omniscient qu’est Lugh,
patron des bardes et des guerriers. Ceci implique nécessairement un lien entre le salmonidé et le grand
dieu.
Par ailleurs, Lugh a officiellement un fils terrestre, Cúchulainn, héros modèle du cycle épique irlandais,
parangon absolu du guerrier et, à l’occasion, pêcheur de saumons royaux. Cúchulainn maîtrise de multiples
arts et savoirs, à l’instar de son divin géniteur, le samildanach «Polytechnicien» Lugh. Parmi ceux-ci figure
le «saut du saumon» qui permet au jeune combattant prodige de franchir les enceintes des forteresses, de
grimper dans les arbres34 et de se débarrasser de ses adversaires les plus coriaces ou les plus perfides:
30
F. Le Roux, ‘Le dieu-roi NODONS/NUADA’, Celticum 6
(1963), p. 443.
31
C.-J. Guyonvarc’h, ‘Notes d’étymologie et de lexicographie
gauloises et celtiques XVII. 60. – le théonyme NODONS/
NUADA’, Ogam 15 (1963), p. 235.
32
Sur la figure théologique de Nuada/Nodons/Nudd, son rôle
de gardien de la source de Vie et son équivalence avec le Roi
Pêcheur arthurien, voir F. Le Roux, op. cit. (n. 30), p. 443 et
la synthèse récemment proposée par Hily, op. cit. (n. 29), pp.
71-80.
33
F. Le Roux et C.-J. Guyonvarc’h, Les Druides, p. 390.
34
Voir par exemple C.-J. Guyonvarc’h, ‘La courtise d’Emer,
d’après la version du MS Rawlinson B 512 (Version A)’,
Ogam 11 (1959), p. 420, § 16, où Cúchulainn rejoint la sorcière
Scátach dans un if.
NUMISMATIQUE GAULOISE ET MYTHOZOOLOGIE CELTIQUE
227
«(…) Il rencontra une vieille femme aveugle de l’œil gauche35 devant lui sur le chemin. Elle lui dit de faire
attention de ne pas être devant elle. Il n’y avait pas de place à marcher sur le rocher de la mer. Il se laissa tomber
du sentier avec seulement sur lui les ongles de ses doigts de pieds. Quand elle passa sur eux, elle frappa avec son
orteil pour le précipiter du rocher. Il fit alors en hauteur le saut guerrier du saumon et il lui coupa la tête.»36
Une telle technique de combat hautement spectaculaire ne peut procéder, comme bien d’autres aptitudes
de Cúchulainn, que des capacités propres à Lugh Lamhfháda, son père divin.
En bref, si rien ne prouve explicitement que Lugh se soit directement transformé en salmonidé – alors
qu’il recourt ouvertement à des métamorphoses ou des assimilations aviaires37 – la proximité du dieu et
de ses héritiers épiques avec le saumon rend plausible une telle épiphanie pisciforme, d’autant plus que
Dylan, le frère jumeau du Lugh/Lleu au Pays de Galles, s’assimile à un poisson en sautant dans l’océan.
4.3. Dylan et le saumon
Cet épisode célèbre vaut d’être rappelé: Arianrhod, enceinte des deux dieux (Lleu et Dylan), ayant
faussement revendiqué la qualité de vierge afin d’accéder à la fonction de porte-pieds du roi Math, voit son
parjure démasqué par le souverain qui la met à l’épreuve en lui faisant enjamber une baguette magique:
«Elle fit un pas par-dessus la baguette, et au même moment elle laissa derrière elle un garçon grand et blond.
L’enfant poussa un cri aigu. Après ce cri, elle gagna la porte, mais elle laissa encore quelque chose derrière
elle.38 Avant que quiconque ait pu la regarder deux fois, Gwydion prit la chose, l’enveloppa dans un drap de
paile, et la cacha dans un petit coffret au pied de son lit
«Eh bien, dit Math, fils de Mathonwy, je vais faire baptiser celui-là», en parlant du gros garçon blond. «Je lui
donnerai le nom de Dylan».
L’enfant fut baptisé, et, aussitôt qu’il fut baptisé, il gagna la mer. En entrant dans la mer, il reçut immédiatement
la nature de la mer; il nageait aussi bien que les poissons les plus agiles, et pour cette raison on l’appela Dylan
fils de la Vague. Jamais aucune vague ne se brisa sous lui. Le coup qui provoqua sa mort fut donné par son
oncle Govannon. Ce fut l’un des trois coups funestes.»39
Si Dylan s’assimile ici à la faune marine, son jumeau Lleu, plus avant dans le Mabinogi de Math,
frappe un roitelet d’un coup prodigieux puis, ultérieurement, se transforme en aigle, deux figures de la
royauté aviaire et aérienne. Une étude récente a mis en évidence que le Dylan gallois, dieu aquacole à
sa naissance, n’est autre que forme première du dieu sauvage gaulois Cernunnos, «le Cornu», jumeau
de Lleu/Lugus avec lequel il forme une paire dioscurique.40 Ceci permet de comprendre pourquoi, sur le
chaudron d’argent de Gundestrup, très précisément sur la plaque consacrée à Cernunnos, figure un enfant
chevauchant un dauphin, représentation de Dylan l’océanique, «fils de la vague» (Fig. 6).
Mais, dira-t-on, un dauphin n’est pas un saumon, même s’il est vraisemblable que le cétacé ait été
perçu, par les Celtes, comme apte à remplir la fonction de maître de la faune marine à la place du poisson.
Une épiphanie de Dylan sous forme de saumon est donc plausible, d’autant plus que dans le folklore
français, les jumeaux Lleu et Dylan réapparaissent parfois sous la forme de la paire formée par le «Roi des
oiseaux» et le «Roi des poissons», comme dans l’histoire de La princesse d’Anfondrasse, remarquable par
son archaïsme et ses parallèles avec les Mabinogi gallois.41 Or, dans l’une des versions de ce conte, c’est
un saumon qui intervient pour aider le héros en retrouvant le collier englouti de la princesse dans les mers
au Nord du monde.42
Mutilation distinctive des sorcières dans les textes irlandais.
C.-J. Guyonvarc’h, ‘La courtise d’Emer, d’après la version du
MS Rawlinson B 512 (Version A)’, Ogam 11 (1959), p. 422, § 22.
37
D. Gricourt et D. Hollard, ‘Lugus ornithomorphe sur quelques
représentations monétaires’, Cahiers numismatiques 146 (décembre
2000), pp. 21-40.
38
Ce résidu, mis à l’abri par Gwydion, n’est autre que le futur Lleu, qui
maturera jusqu’à l’état de nourrisson dans le coffre de celui qui est à la
fois son oncle, son tuteur et aussi, très vraisemblablement, son père.
35
36
Lambert, op. cit. (n. 9), p. 107.
D. Gricourt et D. Hollard, Les saints jumeaux héritiers des
Dioscures celtes. Lugle et Lugliens et autres frères apparentés
(Bruxelles, 2005), pp. 24, 75, 87-8, 96-9.
41
D. Gricourt et D. Hollard, ‘L’accession à la royauté, la reine
équine et les jumeaux divins. Du mythe au folklore: la princesse
d’Anfondrasse et les Mabinogi’, Bulletin de la Société de
Mythologie française 214, pp. 32-48.
42
Ibid., p. 36.
39
40
228
DOMINIQUE HOLLARD et LOUIS-POL DELESTRÉE
Ainsi, l’ichtyomorphose de certains dieux celtiques (Nuada/Nodens, Lugh/Lleu, Dylan) en saumon
apparaît probable.43 Ceci pourrait fort bien expliquer l’interdit alimentaire relevé par Dio Cassius, qui
note dans son Histoire romaine (LXXVI, 12) que les Calédoniens de l’actuelle Écosse «ne goûtent jamais
de poisson, bien qu’ils en aient en quantité innombrable». L’iconographie ultérieure des Pictes témoigne
d’ailleurs de la place particulière accordée au saumon, qui figure fréquemment accompagné de symboles
divers, sur les rochers ou des stèles, parfois lié à des inscriptions ogamiques (Fig. 7).44
Nous ne connaissons certes pas de mention similaire pour la Gaule, mais le caractère divin du saumon
chez les Celtes continentaux paraît indéniable au vu de certains documents gallo-romains. Pour n’en
citer qu’un seul, le Musée de Trèves conserve un groupe sculpté découvert dans l’Altbachtal, ensemble
sanctuaire principal de la puissante capitale des Trévires, qui nous livre la version iconographique d’un
mythème gaulois dont le sens nous échappe, faute d’une partie des éléments plastiques et, surtout, de
parallèles textuels: un taureau debout, paré d’une housse et flanqué à sa gauche d’une femme drapée,
surmonte un homme nu entravé, à demi allongé entre ses pattes antérieures. Sur la base sont figurés deux
gros salmonidés, l’un par devant, l’autre du côté gauche.45 Par ailleurs, le lien établi, par certains basreliefs, entre la tête coupée et le saumon est hautement significatif du rôle que jouait le poisson dans la
pensée gauloise sur l’Autre Monde et sur la transmission de la sagesse (Fig. 8).46
Ceci nous permet d’aborder enfin le domaine le plus méridional des Celtes occidentaux, celui de la
Péninsule ibérique, où le saumon est également présent dans la documentation figurée la plus significative.
Ainsi, les poissons et parmi eux les salmonidés sont représentés sur les célèbres diadèmes d’or de Mones
(Piloña, Asturies), qui mettent en scène visuellement les croyances des Celtes d’Hispanie sur le passage
héroïque dans l’Au-delà, assimilé à une traversée aquatique.47 Les saumons sont figurés ici à côté
d’oiseaux aquatiques (grues?), de chaudrons et de guerriers à têtes d’oiseaux ou au chef tricornu (Fig. 9).48
Si les poissons, d’une taille parfois spectaculaire, qui accompagnent les guerriers passant dans l’Autre
Monde, ont parfois été identifiés comme des brochets, Francisco Marco Simon souligne qu’il s’agit bien
de saumons, animaux caractéristiques des cours d’eau du nord de cette région de très ancienne tradition
celtique, des poissons dont la symbolique relève du même complexe d’idées sur l’Autre Monde que celles
des Celtes insulaires.49
Une métamorphose de ce type est attestée dans le domaine
scandinave. L’Edda (Gylfaginning, 50) rapporte en effet que
Loki, le mauvais sujet, trompeur et décepteur, du panthéon
nordique, voulut se cacher des Ases qui le poursuivaient pour
avoir provoqué la mort de Baldr. Il se dissimula dans une
cabane qu’il créa lui-même avec quatre ouvertures pour voir
de tous les côtés. Il se transformait souvent en saumon pour se
dissimuler dans la cascade de Franang. Il se demandait comment
pourraient faire ceux-ci pour l’attraper sous cette forme. Alors
pour s’occuper, il fabriqua un filet de pêche. Entendant les Ases
arriver, il brûla le filet dans le feu, se transforma en saumon
et se cacha dans la rivière. Mais les Ases devinèrent que Loki
s’était transformé en poisson: Kvasir, le plus avisé de tous les
Ases, trouva les restes du filet brûlé et en comprit l’utilité. Ils
en confectionnèrent un identique et, ainsi, parvinrent à attraper
Loki, le saumon. Ce fut Thor qui l’attrapa par la queue, et
c’est pour cette raison que les saumons ont le corps mince à
l’arrière.
44
La dalle d’Inchyra (Musée de Perth) fut découverte en 1945
par des laboureurs, parmi plusieurs dalles recouvrant une
inhumation. Ses deux faces portent des gravures inscrites: un
saumon et double disque sur l’une, un saumon et un serpent sur
l’autre (thème connu par d’autres pétroglyphes). Sur la même
face que le saumon et les doubles disques, apparaît l’ébauche
43
inachevée d’un miroir et d’une épée. Par ailleurs, la dalle porte
trois inscriptions ogamiques.
45
É. Espérandieu, Recueil général des bas-reliefs, statues et
bustes de la Gaule romaine. Tome dixième, Supplément (suite)
et tables générales du recueil (Paris, 1928), pp. 205-7, n°
7587.
46
Espérandieu, op. cit. (n. 45), pp. 134-5, n° 7458. Il s’agit d’un
relief gallo-romain remployé au Château de Vizille (Isère). Si le
poisson figuré n’est pas exactement un saumon du point de vue
de la morphologie de ses nageoires, sa taille et sa silhouette ne
permettent guère d’autre identification. Le (ou les) saumon(s)
disposé(s) à côté de la tête, peuvent tout à fait être conçus
comme transmettant leur science au caput divinum ; A. Ross,
The Pagan Celts (London, 1986), p. 131.
47
Sur le sens des scènes représentées sur les diadèmes de
Mones: F. Marco Simón, ‘Heroización y tránsito acuático’, in
J. Mangas et J. Alvar (éds), Homenaje al Profesor José María
Blázquez: de Oriente a Occidente. Vol. I (Madrid, 1994), pp.
319-47.
48
Dessin repris de G. López Monteagudo, ‘La diadema de San
Martín de Oscos’, in L. Pericot García et A. García y Bellido
(éds), Homenaje a García y Bellido III (Madrid, 1977), pp. 99 ff.
49
F. Marco Simón, op. cit. (n. 47), p. 341.
NUMISMATIQUE GAULOISE ET MYTHOZOOLOGIE CELTIQUE
229
5. Conclusion
L’apparition, récente et spectaculaire, de poissons sur des séries monétaires de peuples de la basse
Seine, vient combler un vide iconographique au sein de la numismatique gauloise. En outre, l’association
de l’image du salmonidé à celle du rapace prédateur, permet d’assurer une connexion entre les données
gauloises et les traditions des Celtes insulaires, démontrant une fois encore que, par-delà les adaptations
régionales et les évolutions spécifiques, la mythologie et l’imaginaire celtiques sont fondamentalement
communs à tous les rameaux de cette civilisation.50
Un très beau témoignage numismatique du panceltisme d’un
concept religieux est apporté par la représentation de Lugh/
Lugus, doté des mains surdimensionnées que lui attribue la
tradition insulaire, sur des monnaies des Celtes danubiens: D.
Gricourt et D. Hollard, ‘Lugh Lamhfháda et le monnayage des
Celtes du Danube’, Cahiers numismatiques 133 (septembre
50
1997), pp. 9-16. Ce thème se retrouve également sur de
nombreuses séries gauloises, notamment en Gaule celtique,
témoignant de sa diffusion.
230
DOMINIQUE HOLLARD et LOUIS-POL DELESTRÉE