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Valéry RAYDON NOUVEAU REGARD SUR LE MOTIF DU CAVALIER AU JAVELOT DES STÈLES HALSTATTIENNES DES ALPILLES (BOUCHES-DU-RHÔNE) Un motif schématique de cavalier au javelot nous a été légué sur une série de stèles et linteaux remontant au premier Âge du Fer qui ont été retrouvées sur deux oppida de peuplement salyen appartenant à la zone géographique des Alpilles dans le sud-est de la France (département des Bouches-du-Rhône) et distant l’un de l’autre d’une quinzaine de kilomètres. Sur la commune de Mouriès, tout d’abord, les fouilles menées par Fernand Benoit en 1939 sur l’oppidum des Caisses de Saint-Jean ont mis à jour plusieurs stèles ainsi que des linteaux d’un ancien portique réalisés en molasse miocène et utilisés en remploi dans le rempart, portant des gravures stylisant des chevaux, parfois montés par un personnage radié muni d’une lance à manche court qui semble être un javelot1. À l’occasion de deux missions ponctuelles de réaménagement du site – une première en 1965 par André Dumoulin et une seconde par Yves Marcadal en 19851986 – puis de campagnes de fouilles programmées menées par l’équipe de l’archéologue Yves Marcadal de 2006 à 2009, ces premières trouvailles ont été complétées par la découverte d’autres fragments de stèles, piliers et linteaux décorés provenant toujours principalement du parement extérieur de la fortification récente qui semble avoir été édifiée dans le courant du IIe siècle av. J.-C., mais également des parements des remparts anciens sous-jacents datés de la fin du VI e siècle pour les éléments 1 F. Benoit, « Note relative aux fouilles de Mouriès (oppidum des Caisses), canton de Saint-Rémy, arrondissement d’Arles », CRAI, 1939, p.621-623. Le motif radial, utilisé également à plusieurs reprises pour signaler la crinière des chevaux, paraît symboliser la chevelure du guerrier. Ollodagos - Tome XXVIII (2013) p. 169-196 170 exhumés lors des ultimes fouilles2. Ces derniers éléments insérés en tant que matériau de combles dans le système défensif archaïque garantissent qu’ils appartenaient à une phase d’occupation précédente du plateau et provenaient sans doute d’un espace cultuel voisin 3. Les éléments décoratifs schématiques qui les ornent sont majoritairement en rapport avec la thématique équestre : ils représentent des équidés isolés ou en groupe ou un cavalier brandissant un javelot dans une gestuelle d’attaque, ainsi que des signes anthropomorphes et pectiformes (ces derniers paraissent être des chevaux extrêmement stylisés)4. 2 D’après les informations que nous en a aimablement communiquées Y. Marcadal dans une correspondance électronique en date du 02/10/2011. 3 Les plus anciens témoins matériels de l’occupation de l’éperon barré des Caisses retrouvés à ce jour dans des remblais par Y. Marcadal sont des tessons du Bronze final IIIB ou de la période de transition Bronze final IIIB-premier Âge du Fer, et du torchis cuit avec empreintes de branchages des cloisons légères, qui plaident pour la présence d’un habitat dès la fin VIIIe-début VIIe s., cf. Y. Marcadal, toujours dans son mail du 02/10/2011. 4 M. Gauthier, « Informations archéologiques », dans Gallia, XLIV, 1986, p.443 fig.82 ; Y. Marcadal, « Les nouvelles stèles cultuelles des Caisses de Saint-Jean à Mouriès (B.-du-Rh.) », dans DAM, XV, 1992, p.174176 ; O. Coignard - R. Coignard, N.-Y Marcadal, « Nouveau regard sur le sanctuaire et les gravures de l’Âge du Fer de l’oppidum des Caisses (Mouriès, B.-du-Rh.) », dans DAM, XXI, 1998, p.67-83 ; F. Gateau M. Gazenbeek, Carte archéologique de la Gaule 13/2 - Les Alpilles et la Montagnette, Paris, 1999, p.212-213 ; P. Arcelin, « Expressions cultuelles dans la Gaule méridionale du premier Âge du Fer », dans T. Janin (dir.), Mailhac et le premier Âge du Fer en Europe occidentale, Hommages à Odette et Jean Taffanel, Actes du colloque international de Carcassonne, 1997, Lattes, 2000, p. 282-283 et fig.10 ; J. I. Royo Guillén, « Chevaux et scènes équestres dans l’art rupestre de l’Âge du Fer de la Péninsule ibérique », dans Anthropozoologica XLI, 2006, p.137. Les différents exemplaires des stèles de Mouriès ont été rapatriés et sont désormais conservés au Musée Département de l’Arles Antique. Nous profitons de l’occasion pour remercier le conservateur du musée, 171 À Saint-Rémy-de-Provence, lors des campagnes de fouilles de la fortification hellénistique de l’oppidum de Glanum menées en 1992-1996 par Jean-Louis Paillet et Henri Tréziny, quelques stèles ayant servi de matériau de remplissage furent identifiées : parmi celles-ci, une stèle chanfreinée fragmentaire en cinq morceaux incluse dans la terrasse occidentale comportait un décor piqueté représentant un cavalier armé d’une lance ou d’un javelot levé(e) sur deux des faces5. L’intérêt des stèles en remploi de Mouriès et de Glanum réside dans l’unité du motif reproduit et l’ancienneté assurée de ces vestiges dont l’usage cultuel remonte à une période antérieure à l’édification des murailles des deux oppida salyens, et semble propre au premier Âge du Fer celtique si on en juge par l’abandon généralisé à la fin du VI e s. que connaissent ces stèles, décorées ou non, aux arrêtes souvent chanfreinées, aux faces fréquemment abrasées et au sommet aplati ou traité en arrondi, qui ont été recensées avec d’autres monolithes de type bétyles et cippes à plus de cinq cents exemplaires sur les habitats méridionaux fouillés 6. Mr Claude Sintès, qui nous a aimablement autorisé à prendre quelques clichés de ces monuments pour cette étude. 5 J.-L. Paillet - H. Tréziny, « Le rempart hellénistique et la porte charretière de Glanum », dans J. Chausserie-Laprée (dir.), Le temps des Gaulois en Provence, Martigues, 2000, p.189-190 fig. 2 et 3 ; Notice 5 : Saint-Rémy-de-Provence, dans P. Arcelin - J.-L. Brunaux (dir.), Cultes et sanctuaires en France à l’âge du Fer, Gallia, LX, 2003, p.233-234 et fig.142 p.235. 6 Sur ces stèles : J. C. Bessac - B. Bouloumié, « Les stèles de Glanum et de Saint-Blaise et les sanctuaires préromains du Midi de la Gaule », dans RANarb, XVIII, 1985, p.127-187 ; P. Arcelin, « Expressions cultuelles dans la Gaule méridionale du premier Âge du Fer », dans T. Janin (dir.), Mailhac et le premier Âge du Fer en Europe occidentale, Hommages à Odette et Jean Taffanel, Actes du colloque international de Carcassonne, 1997, Lattes, 2000, p.280-284 ; P. Arcelin, art. cit., dans Le temps des Gaulois en Provence, 2000, p.97-98 ; P. Arcelin – P. Gruat, « La France du Sud-Est (LanguedocRoussillon, Midi-Pyrénées, Provence-Alpes-Côte d’Azur) », dans P. Arcelin – J.-L. Brunaux (dir.), Cultes et sanctuaires en France à l’Âge du Fer, Gallia, LX, 2003, p.191-193. 172 Patrice Arcelin, en accord avec une suggestion émise par Yves Marcadal, a proposé une datation assez haute des stèles décorées de Glanum et Mouriès, considérant que leurs motifs s’apparentent aux figurations de l’Âge du Bronze Final par leur style et leur technique archaïques d’exécution. Ces stèles des Alpilles pourraient constituer selon lui le jalon de transition entre le premier Âge du Fer et la préhistoire récente (milieu VIIIe – début VIIe s.)7. Cette proposition de chronologie élevée s’accorde raisonnablement avec le temps de latence forcément nécessaire pour qu’un monument religieux désuet puisse perdre sa sacralité et se voir transformé en matériau de comblement, peut-être ne faut-il cependant pas remonter aussi haut dans le temps sur la base du rapprochement du style décoratif linéaire adopté sur ces monuments avec celui du Bronze Final qui incite à tabler sur un éventuel héritage de techniques de représentation : un même style schématique filiforme s’avère également exploité dans la céramique subgéométrique rhodanienne que l’on fait remonter aujourd’hui au plus tôt à la fin du Ve s.8, ce qui plaide pour une large diffusion de ce mode de représentation au cours du premier Âge du Fer méridional. Le motif du cavalier au javelot, après ces premières attestations, réapparaît encore aux IIIe-IInd s. lorsqu’une statuaire en pierre ressurgit sur le territoire de la confédération salyenne faisant tampon entre la cité grecque de Marseille et l’arrière-pays provençal : les trois fragments de piliers de l’oppidum d’Entremont (commune d’Aix-en-Provence, B.-duRh.) appartenant sans doute à quelque portique présentent sur leurs faces une alternance de motifs de têtes coupées humaines et d’un cavalier ; le cavalier en question, sur l’image la moins fragmentaire se révèle armé d’un javelot et d’une épée et sa monture porte à son col des têtes coupées. Le motif du cavalier, comme le reste de l’iconographie, ne fait plus appel à 7 P. Arcelin - P. Gruat, art. cit., 2003, p.210 ; P. Arcelin, « Entremont et la sculpture du second âge du Fer en Provence », dans DAM, XXVII, 2004, p.71 ; P. Arcelin – R. Plana-Mallart, L’expression monumentale des rites protohistoriques en Gaule méditerranéenne et dans la partie nord-est de la péninsule Ibérique, dans R. Roure – L. Pernet (dir.), Des rites et des hommes, Paris, 2011, p.29. 8 D. Goury, « Un cratère à colonnettes de style subgéométrique rhodanien découvert sur l'oppidum des Barbes-et-Fon-Danis à SaintLaurent-de-Carnols (Gard) », dans RANarb, XXII, 1989, p.361. 173 un traitement archaïque comme c’était le cas à Mouriès et Glanum où les traits de sommaires silhouettes étaient réalisées en creux par les techniques de piquetage et de cernures au moyen, suivant les cas, d’un outillage lithique ou métallique : il a été sculpté sous forme de bas-reliefs d’aspect réaliste9. Ce cavalier d’Entremont est à considérer comme une résurgence de cette iconographie et plaide pour un conservatisme cultuel et théologique, au-delà des vecteurs techniques et artistiques utilisés et audelà de l’impact des mutations urbanistiques et architecturales opérées dans la société des peuples gaulois de Provence. Ce fait et d’autres (pratique rituelle des têtes coupées ; inscriptions votives à Taranis, Bélénos et autres ; éléments statuaires gallo-romains figurant Sucellus et Epona) contrebalancent assurément les autres éléments archéologiques qui laissent penser à une progressive “osmose cultuelle opérée avec le monde méditerranéen”10. *** Sur l’interprétation à donner à ce signe du sacré figeant un cavalier qui brandit un javelot dans une gestuelle d’attaque prête à frapper, deux hypothèses ont été élaborées par les archéologues qui se sont exprimés sur le sujet. La première fut émise par Fernand Benoit qui voulait voir dans les monolithes décorés de Mouriès des expressions cultuelles en rapport au “dieu-cheval symbole solaire”11, une proposition formulée en une ligne sans effort d’argumentation. Le postulat de Benoit est cependant facilement reconstituable : il se réfère au symbolisme exclusivement solaire du cheval à l’Âge du Bronze dont les croyances des Celtes auraient hérité, théorie en vogue de son temps et dont la promotion avait été assurée deux décennies plus tôt par le Manuel d’archéologie de Joseph Déchelette. La question de la nature exclusivement héliaque des représentations d’équidés de l’Âge du Bronze, si elle continue aujourd’hui d’avoir ses partisans12, mériterait assurément d’être débattue mais cela 9 P. Arcelin - P. Gruat, art. cit., 2003, p.205 fig.114 et p.212 ; P. Arcelin, art. cit., 2004, p.74 fig.6. 10 P. Arcelin - P. Gruat, art. cit., 2003, p.172. 11 F. Benoit, art. cit., 1939, p.622. 12 J. Briard, Mythes et symboles de l’Europe préceltique, Paris, 1987. 174 dépasse le cadre de cette étude ; quelle que soit la réponse, l’obstacle principal à la proposition de Benoit est qu’il demeure impossible à ce jour de démontrer en Provence l’éventualité d’une filiation entre les conceptions religieuses manifestées par les tribus gauloises des Salyens et celle du peuplement préceltique des Ligures. La seconde a eu pour principal défenseur ces vingt dernières années Patrice Arcelin, protohistorien spécialisé dans les questions cultuelles et statuaires de la Gaule méridionale. Les stèles sont envisagées par ce chercheur comme de possibles supports votifs individuels ou familiaux et le motif du cavalier appliqué est perçu comme la représentation d’un guerrier héroïsé et mis en rapport avec l’affirmation durant le premier Âge du Fer des cultes rendus aux ancêtres et aux héros chez les Gaulois du Midi marchant de pair avec la célébration d’une élite sociale, celle de l’aristocratie équestre13. Il paraît important de préciser la vision du “culte des héros” élaborée par ce savant : dans la définition la plus étendue qu’il en donne en 200014, il décrit ce culte comme une pratique sociale commune à de nombreuses cultures de l’Antiquité, concernant principalement des individus tant masculins que féminins d’une communauté héroïsés à leur mort ; le culte rendu à des personnages d’origine mythique est tenu à ses yeux pour occasionnel et rare. Les individus appelés à cette héroïsation sont des êtres hors du commun qui se voient “investis à leur mort, surtout si celle-ci est entourée de mystère ou d’actes de bravoure, de pouvoirs décuplés dans l’Au-delà. Ils deviennent des entités protectrices pour leur peuple, pour leur communauté directe et pour ceux qui les honorent. Le respect pour leur sagesse ou pour la crainte inspirée de leur vivant devient après leur disparition un gage valorisant pour le groupe social tout entier, pour son intégrité territoriale et politique ou pour l’efficacité de ses structures défensives (…)”. Une identique définition a été récemment réaffirmée par l’auteur mais se voit désormais restreinte aux seules élites masculines guerrières 15. La réalité de ce culte des héros chez les Celto-Ligures méridionaux se verrait confirmée par le 13 P. Arcelin, art. cit., dans Hommages à O. et J. Taffanel, 2000, p.283 ; art. cit., dans Les Gaulois en Provence, 2000, p.95 ; art. cit., 2003, p.193-194 ; art. cit., 2004, p.71-72 ; P. Arcelin - R. Plana-Mallart, art. cit., 2011, p.25-26, 29. 14 P. Arcelin, art. cit., dans Les Gaulois en Provence, 2000, p.99-100. 175 témoignage littéraire du géographe Strabon, Géo., IV, 1,10 (Ἐν δὲ τῇ Λήρωνι καὶ ἡρῷόν ἐστι τὸ τοῦ Λήρωνος) et une dédicace votive d’un marin grec originaire de Néapolis (Naples en Campanie ?) à l’attention du héros Lérôn et de sa parèdre Lériné16 honorés sur la paire d’îles de Lérins, (com. Cannes, dép. Côte-d’Azur), lesquelles avaient connu un peuplement celte d’après Pline l’Ancien, HN, III, 11,3 (Lero et Lerina aduersum Antipolim, in qua Berconi oppidi memoria). Si cette seconde lecture du fait archéologique en tant “qu’expression cultuelle héroïque” est de prime abord plus raisonnable, elle n’apporte pas davantage satisfaction. Ce, en premier lieu, parce que le culte des héros 15 P. Arcelin - R. Plana-Mallart, art. cit., 2011, p.25 : “L’humanité héroïsée de quelques-uns, fondamentalement masculins et guerriers, les transforme en demi-dieux. Ils font dès lors l’objet de rituels dévotionnels qui s’intègrent au sein des pratiques communautaires. Ces ‘héros’ loués dans les récits épiques véhiculés par les bardes vont prendre une part croissante au long des siècles dans la religiosité des populations. Leur origine les rend proches de l’attente des adorants et attentifs à leurs prières. La bravoure guerrière qui était la leur ou la sagesse qui avait présidé à des décisions majeures en fait les meilleurs protecteurs des groupes sociaux dont la sédentarisation s’accroît sur les territoires au long de l’Âge du Fer. Ces personnages exceptionnels constituent une puissante composante identitaire des communautés, images de leur vaillance et de leur singularité mais aussi gage de leur emprise territoriale. Le héros vénéré en devient le garant et le défenseur spirituel, singulièrement aux limites des possessions et le long des axes de circulation”. 16 La dédicace avait été gravée par un certain Athénaios fils de Dionysios sur un couvercle en ivoire découvert dans un remblai du IVe s. de notre ère qui comblait le fossé séparant un rempart du Haut Empire et un portique, dans la partie la plus élevée de l’île Sainte-Marguerite, au nord-ouest du vieux fort actuel. L’analyse de l’écriture et de l’orthographe permet d’estimer une consécration votive possible de l’offrande (originellement assortie d’un vase non conservé ayant pu contenir quelque onguent ou aromate) au cours des trois derniers siècles avant J.-C., cf. J. Coupry - G. Vindry W. Mourey, « Lérôn et Lériné aux îles de Lérins. Un couvercle en ivoire à dédicace grecque, découvert à l’île Sainte-Marguerite (Cannes) », dans RANarb, XV, 1982, p.353-360. 176 qui sous-tendrait l’aménagement de ces monuments et leur décoration de motifs équestres consiste en réalité non pas en un culte des “héros” mais en un culte des “héroïsés”, les meilleurs membres d’une communauté “glorifiés dans l’Au-delà pour leur potentialité protectrice”. Or l’existence d’un tel culte, si elle est fantasmée depuis longtemps dans la littérature scientifique moderne, ne ramène à aucune réalité antique du premier Âge du Fer, pas plus chez les Celtes que chez leurs voisins méditerranéens et on serait intéressé à connaître ces “nombreuses cultures de l’Antiquité” qui l’auraient adopté. Les références scientifiques sur lesquelles semblent s’appuyer cette dernière affirmation de Patrice Arcelin sont, d’après sa bibliographie, les travaux de Fernand Benoit. Le prolifique archéologue provençal avait abandonné à la fin des années 1940 son analyse solaire du motif du cavalier de Mouriès au profit d’une interprétation d’ordre funéraire qui mettait déjà en avant la généralisation de ce fameux culte des ancêtres dans ce qu’il nommait la “koinè méditerranéenne”, interprétation que l’auteur précité entend de toute évidence prolonger. Selon Benoit, la représentation du cavalier des Alpilles serait l’expression modernisée d’un culte archaïque des ancêtres diffusé de manière uniforme sur tout le pourtour méditerranéen, lequel culte aurait été la premier type de spiritualité organisé aux temps “primitifs” et le socle de toutes les formes “supérieures” de religion qui s’y développèrent en suivant. Il en déduisait que le guerrier gravé était l’idéogramme évoquant le défunt tandis que la monture était le signe allégorique symbolisant tout à la fois la mort, le voyage dans l’Au-delà et l’apothéose ou l’héroïsation du défunt. Benoit voulait croire que cette conception chtonienne du cheval était héritée du culte primitif voué à la Terre-Mère et qu’un tel motif avait peut-être été inspiré aux Celtes de Provence par l’iconographie funéraire “allégorique” gréco-italique17. Benoit ne produit cependant pas le moindre indice confortant son hypothèse d’un culte des ancêtres pan-méditerranéen et il ne saurait fournir une caution scientifique recevable sur le sujet à Patrice Arcelin ; quant à la vision unitaire et évolutionniste de l’histoire religieuse 17 F. Benoit, L’héroïsation équestre, Gap, 1954, p.8, 14, 19, 68-69, 94 pour les meilleures pages ; cf. F. Benoit, « Des chevaux de Mouriès aux chevaux de Roquepertuse. Recherches sur l’art et le symbolisme funéraires de la vallée du Rhône avant la conquête romaine », dans Préhistoire, X, 1948, p.137-210 pour la genèse de cette pensée. 177 des sociétés méditerranéennes qui accompagne le propos de F. Benoit, il convient de la recouvrir désormais d’un voile de pudeur. Le phénomène d’héroïsation renvoie dans sa terminologie à une réalité religieuse hellénique, celle des héros, une race d’hommes mythiques qui aurait précédé l’espèce humaine actuelle. Leurs aventures constituent la base d’inspiration de la littérature épique grecque dont les poèmes d’Homère sont les plus glorieux témoins. Si on assiste bien dans la Grèce archaïque à l’émergence d’un culte à la gloire de ces héros mythiques qui se matérialise notamment par la construction d’édifices de type héroôn, pour des motifs attenants souvent à des questions de légitimations territoriales18 ou de valorisation de lignées aristocratiques descendants opportunément de tels glorieux ancêtres19, il n’y a par contre aucune source littéraire ou archéologique qui rende compte de l’existence d’un processus visant à transformer en héros des défunts appartenant aux classes aristocratiques contemporaines. Dans la Grèce de l’archaïsme, les héros mythiques acquièrent donc le statut de véritables daimones, sortes de génies inférieurs en grade aux dieux et potentiellement utiles à la société des vivants si elle savait se les concilier ; une semblable position avait déjà été accordée à une autre race mythique, celle des hommes primordiaux de l’Âge d’Or si on en croit Hésiode, Travaux et Jours, vv.121-126. Quant aux humains ordinaires, s'ils ont été des guerriers particulièrement méritants, ou s’ils ont témoigné d’une haute valeur morale durant leur vie, ils peuvent bénéficier d’un traitement de faveur dans l’au-delà en accédant aux îles des Bienheureux où ils pourront côtoyer héros et hommes de l’Âge d’Or qui y résident : l’accord de cette grâce dépend seulement du tribunal des Enfers présidé par Éaque, Minos et Rhadamante, lequel n’a pas pour habitude de communiquer ses sentences à la communauté des vivants. Il n’est en tout cas jamais question de “l'héroïsation” ou mieux, de la “démonisation” ou 18 Une bonne illustration nous en est fournie dans les Enquêtes, I 67-69, V 80 et 89 de l’historien Hérodote qui rapportent plusieurs récits de l’archaïsme attribuant l’instauration de sanctuaires envers des héros ou la découverte opportune de leurs ossements par des cités afin d’acquérir une supériorité guerrière dans un conflit contre un voisin. 19 Cf. l’exemple de Miltiade de Chersonnèse chez Hérodote, Enquêtes, VI 35. 178 de la “divinisation” post mortem d’un individu20. Les sources relaient seulement quelques anecdotes fantaisistes concernant les stratagèmes d’auto-divinisation auxquelles se seraient essayés deux philosophes présocratiques empreints de mysticisme, Pythagore de Samos et Empédocle d’Agrigente21, voire aussi le Thrace Zalmoxis22, mais ce sont là des topiques. Du côté de la Rome archaïque, le tableau n’est guère différent puisque les rares cas recensés de divinisation post mortem concernent des personnages plus mythiques qu’historiques tels le fondateur Romulus ou la matrone Larentia. Il faut attendre l’avènement de l’empire pour qu’un cas aussi exceptionnel qu’unique de divinisation humaine soit promulgué en la personne de l’empereur. Si on tient vraiment à expliquer les pratiques cultuelles des Gaulois méridionaux de la période hallstattienne, d’ordre funéraire ou autre, par le prisme des comportements religieux des sociétés contemporaines, mieux vaut être sûr qu’on dispose à leur sujet de réelles connaissances et de concepts avérés. Pour finir, revenons sur le cas invoqué attestant la présence d’un véritable héroôn sur les îles de Lérins dédiés au héros Lérôn et à sa parèdre Lériné : à supposer qu’il soit d’origine celte (cf. l’existence d’un dieu de la mer homonyme chez les Celtes insulaires)23 et non grecque (cf. l’existence de l’île de 20 Certes, on voit fleurir à partir de l’époque hellénistique les appellations honorifiques de “héros” ou de “bienheureux” sur des inscriptions funéraires (cf. F. Benoit, op. cit., 1954, p. 13 et 15 mais celles-ci sont à relativiser : la revendication du statut de héros qui se généralise dans certains milieux aristocratiques est manifeste d’un certain souci de distinction sociale mais signale essentiellement les préoccupations du défunt (ou de ses proches) pour le sort de son âme outre-tombe ; elle n’implique la concession d’aucune célébration cultuelle au niveau de la communauté et il n’est pas plus assuré qu’elle débouchait sur des rites particuliers dans le cadre des célébrations funéraires familiales. 21 Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, VIII 41 et 69. 22 Hérodote, Enquêtes, IV 95-96. 23 B. Sergent, « Taranis », dans J. Magail – J.-M. Giaume (dir.), Le site du mont Bego : de la Protohistoire à nos jours. Actes du colloque de Nice du 15-16 mars 2001, Nice, 2005, p.119. 179 Léros dans les Sporades)24, il renvoie indiscutablement au fondateur éponyme qui a donné son nom à ces îles, un fondateur assurément d’origine mythique comme c’est la règle dans les légendes toponymiques. S’il rend envisageable que les Celto-Ligures aient pu manifester des actes de piété envers des personnages de type héroïques, il ne saurait nullement accréditer la célébration religieuse par une communauté d’un individu ordinaire “héroïsé”. Il paraît donc peu pensable que les motifs équestres des stèles de Mouriès et Glanum aient quelque chose à voir avec des guerriers héroïsés25. Il est beaucoup plus probable par contre que ces pictogrammes répétés suivant une typologie stable puissent correspondre à des représentations divines ou même héroïques – les littératures médiévales irlandaises et galloises nous assurant que l’imaginaire religieux celtique faisait la part belle aux aventures de guerriers fabuleux équivalents aux héros des épopées homériques et védiques : on évoquera, pour mémoire, le monumental cycle épique de la Razzia des vaches de Cooley à propos des Irlandais et le recueil des Quatre branches du Mabinogi qu’a légué le patrimoine brittonique - et répondre à une inspiration mythologique ou épique. La forte valeur cultuelle du motif équestre se vérifiant par sa répétition dans l’iconographie successive de l’Indépendance sur les vases 24 F. Benoit, L’héroïsation équestre, Gap, 1954, p.17 ; Mars et Mercure. Nouvelles recherches sur l’interprétation gauloise des divinités romaines, Gap, 1959, p.77, envisageait simplement une interpratio graeca d’une légende éponyme indigène. 25 Pas plus d’ailleurs que les figures équestres des piliers d’Entremont du second âge du fer qui évoqueraient elles-aussi des guerriers héroïsés selon P. Arcelin, art. cit., 2004, p.74 et serviraient à illustrer la “valeur sociale de l’héroïsme guerrier et du devenir de l’âme immortelle après une belle-mort”. La doctrine ne semble pas avoir beaucoup évolué en l’espace de quelques siècles ; par contre, P. Arcelin affirme qu’elle est désormais professée par les druides, une catégorie du personnel sacerdotal de la religion celtique dont l’apparition serait concomitante d’après lui des premières références textuelles à signaler leur existence (fin du III e s. av J.-C.), cf. art. cit., dans Les Gaulois en Provence, 2000, p.93. 180 subgéométriques rhodaniens26 au tournant des Ve-IVe s. av J.-C., puis dans l’iconographie monétaire de La Tène finale, où le cavalier mis en scène, accompagné souvent d’une belle roue, a toutes les chances d’être un personnage divin27. La gravure du cavalier des Alpilles pourrait donc correspondre à la représentation symbolique simplifiée mais canonique d’une figure mythique ou épique, et peut-être devrions-nous alors user pour la définir d’une terminologie inventée par le préhistorien André Leroi-Gourhan pour qualifier déjà aux temps lointains du Paléolithique 26 Ch. Lagrand, « Un dieu cavalier peint sur céramique pseudo-ionienne, trouvé au Pègue (Drôme) », dans Gallia, XXIII, 1965, p.257-260 ; D. Goury, art. cit., 1989, p.355-361 ; « Les vases pseudo-ioniens des vallées de la Cèze et de la Tave (Gard) », dans Sur les pas des Grecs en Occident : hommages à André Nickels, Études Massaliètes, IV, 1995, p.322. 27 On prendra l’exemple du denier au cavalier en argent (BN 5715 à 5779 et 5786 à 5944), qui a connu une grande popularité chez les Gaulois au vu des trouvailles sur plus de trente-neuf départements français et jusqu’en Suisse, au Luxembourg, Allemagne, Tchécoslovaquie, à Jersey et même à Carthage, et qui fut mis en circulation par un peuple de la vallée du Rhône (Allobroges ou Cavares) après la reprise en main de la Provincia Romana par Pompée, en 77-75 av. J.-C. Ce quinaire au cavalier gaulois est inspiré, d’après l’homotypie parfaite des deux faces, de l’iconographie du denier du monétaire Q. Marcius Philippus (119 av. J.-C.), qui portait au droit la tête casquée de Rome et au revers, le roi Philippe de Macédoine coiffé d’un casque, galopant à droite la lance en arrêt, manteau flottant derrière lui, cf. A. Deroc, Les monnaies gauloises d’argent de la vallée du Rhône, Paris, 1983, p. 8-9, 25, 47-48, 74, pl. IX et X, n° 208 à 232. Cependant la réinterprétation de la figure du roi macédonien en personnage divin indigène paraît suggérée par le rajout d’éléments (roue et rameau de victoire) qui apparaissaient déjà sur des monnaies en argent rhodaniennes antérieures au type du cheval galopant, de facture plus directement celtique (BN 2901 à 2911 ; 2620-2627 ; BN 2636), cf. A. Deroc, op. cit., 1983, p.6-7 et pl. VIII, n° 165 à 177, 178 et 180, pl. V et VI, n° 107 et 124. Il semble donc bien y avoir superposition d’un concept religieux celtique au motif du souverain chevauchant Philippe II. 181 supérieur certaines représentations de l’art rupestre léguées par CroMagnon : celle de “mythogramme” renvoyant à un dessin stylisé véhiculant un récit religieux, mythologique, à distinguer de ce qu’il nommait un “pictogramme”, support de description de scènes concrètes ordinaires directement accessibles sans disposer d’un savoir théologique particulier. Il nous semble important de revenir un instant sur les raisons qui empêchent un chercheur comme Patrice Arcelin de pouvoir envisager une telle piste d’interprétation pour ces gravures car elles nous paraissent assez symptomatiques de la vision qui anime le courant scientifique actuel des protohistoriens français sur la religion gauloise. Patrice Arcelin, dans un article qu’il cosigne avec Philippe Gruat, directeur du Centre Archéologique Départemental de l'Aveyron, appréhende les motifs gravés de l’Âge du Fer celtique, des Alpes méridionales aux Pyrénées orientales, en termes uniquement de “symboliques”28 et de “pratiques propitiatoires”29. Ils ne sont jamais retenus comme étant potentiellement la codification formelle d’une divinité ou la mise en scène d’une matière mythologique. Et dans le registre symbolique évoqué, les cavaliers de Mouriès et de Glanum se voient raccordés, nous l’avons vu, à un concept assez creux d’héroïsation et de valorisation des élites guerrières et on ne soupçonne pas que leur silhouette puisse véhiculer les fragments de quelque geste épique ou poème mythologique chanté(e) par les bardes gaulois. Cet écueil dans la grille de lecture retenue résulte entièrement du regard porté sur la religion celte, à savoir que celle-ci est appréhendée comme une religion de type naturaliste : “les systèmes religieux de l’Âge du Fer peuvent globalement se percevoir dans un cadre de croyances naturalistes héritées de la Préhistoire finale” 30 exposent les deux compères d’une voix collégiale, n’hésitant pas à remarteler cette conviction quelques pages plus loin en déclarant que “les croyances naturalistes constituent toujours à l’Âge du Fer l’armature des manifestations de la piété populaire dans le Midi comme ailleurs en Gaule”31. Quant aux pratiques cultuelles, 28 P. Arcelin - P. Gruat, art. cit., 2003, p.201-203. 29 P. Arcelin - P. Gruat, art. cit., 2003, p.177. 30 P. Arcelin - P. Gruat, art. cit., 2003, p.172. 31 P. Arcelin - P. Gruat, art. cit., 2003, p.177. 182 elles s’apparenteraient à des manifestations de “dévotion aux puissances célestes élémentaires” parmi lesquelles figurent signalées l’orage et la foudre32. Un tel tableau s’apparente aux reconstitutions fantasmatiques de la religion des Gaulois que pouvaient dresser les savants de la fin du XIXe s. en partant du principe qu’elle s’apparentait à une forme d’organisation religieuse embryonnaire, comparable à celle des sociétés dites primitives, ou du moins à la représentation chimérique qu’ils s’en faisaient. Cela dénote à la fois une réelle ignorance de la complexité des religions de type animistes et de la profondeur de leur répertoire iconographique en liaison avec leurs mythes cosmogoniques33, qu’une méconnaissance profonde des systèmes théologiques, fortement hiérarchisés et assez éloignés de conceptions “naturalistes” qui sont à l’œuvre chez les populations voisines contemporaines du premier Âge du Fer tels les Grecs ou les Romains, qui sont de souche indo-européenne comme les Celtes et chez lesquelles les lieux de culte aux abords de points d’eau, de grottes et de sommets ne manquent pas. Et il n’y a pas lieu de croire que la période précédente était encore plongée, elle aussi, dans une religiosité primitive “primitive” : les sociétés de l’Inde védique, des royaumes d’Ourartou et de Mitanni, ou encore l’empire hittite fournissent également quelques gages documentés sur une pensée religieuse “évoluée” indo-européenne. On sourirait volontiers du simplisme d’une telle vision si 32 P. Arcelin - P. Gruat, art. cit., 2003, p.177. Taranis se voit lui-même défini par P. Arcelin, art. cit., 2000, p.93 le dieu gaulois incarnant “le déchaînement des éléments naturels”. 33 À titre d’exemples de la structuration de l’iconographie symbolique des sociétés de culture chamanique par les registres mythologicocosmogoniques, on renverra au cas de certains ornements des cultures équatoriennes précolombiennes de Nariño et de celle du Carchi analysés par D. Karadimas, « La constellation des quatre singes : interprétation ethno-archéoastronomique des motifs de ‘El Carchi-Capuli’ (Colombie, Équateur) », dans Journal de la Société des Américanistes, LXXXV, 1999, p.115-145 ; ou au lien très étroit unissant les principales croyances et représentations des Eskimo d’Ammassalik sur la côte orientale du Groenland qui furent collectées dans les années 1934-1937 par l’explorateur Paul-Émile Victor, cf. P.-É. Victor - J. Robert-Lamblin, La civilisation du phoque, Bayonne, 1993. 183 elle n’était pas émise par un spécialiste émérite de la Gaule méridionale et si elle n’était pas si dommageable pour la matière traitée. La réflexion sur les pratiques cultuelles des Gaulois du Midi a assurément beaucoup progressé ces deux dernières décennies grâce à l’orientation prise par Patrice Arcelin et d’autres protohistoriens d’aborder les informations archéologiques recueillies selon un point de vue sociologique. Cette démarche rend inévitable à terme de prendre véritablement en compte le contexte culturel dans lequel s’insère la religion gauloise et nécessite de la replacer dans son cadre théologique indo-européen. Jan De Vries le proclamait déjà dans son Keltische Religion, 1961, p.7, il y a tout juste cinquante ans. Si on accepte le postulat d’une figuration mythologique, voir épique, dans cette gravure équestre des stèles hallstattiennes des Alpilles – celuici est d’autant plus crédible que le personnage est invariablement investi d’une gestuelle d’attaque que rien n’appelle dans le champ iconographique, aucun adversaire ni gibier ne lui étant jamais opposé, c’est donc bien que cette posture détermine chez lui un trait identifiant majeur -, le recours au comparatisme celtique insulaire offre une piste intéressante à exploiter pour identifier cette figure archétypale du guerrier gaulois résumée à deux éléments essentiels, sa monture et un javelot de type gaesum, l’arme de jet identitaire des Gaulois d’après les sources classiques34. Ce comparatisme interceltique est généralement voué aux gémonies par les protohistoriens au nom d’un a priori méthodologique consistant à stigmatiser le caractère tardif et christianisé des témoignages irlandais et gallois relatifs à l’ancienne matière religieuse païenne pour décréter l’impossibilité de la préservation de la mémoire religieuse celtique préchrétienne des îles Britanniques. Nous ne sommes évidemment pas solidaire de cette vision, un certain nombre d’études ayant largement démontré au cours du dernier demi-siècle la possibilité de cristallisation et de conservation dans ces récits médiévaux, voir modernes, de schémas archaïques dérivant de conceptions idéologiques héritées de la théologie indo-européenne, et ce en dépit du démantèlement de longue date de l’ancien cadre structurel religieux druidique35. 34 Servius, Ad Verg. Aen., VII, 664 : Pilum proprie est hasta romana, ut gaesa Gallorum, sarrisae Macedonum. 184 La littérature médiévale irlandaise qui a transmis d’importants fragments de l’ancienne mythologie païenne, sous une forme certes christianisée pour la rendre acceptable, connaît en effet un personnage de premier plan recouvrant les trois traits principaux du personnage des monuments de Glanum et Mouriès, à savoir qu’il possède un javelot, qu’il est un lanceur de traits patenté et un cavalier émérite. Cet individu n’est autre que Lugh, le chef suprême et le champion militaire du panthéon des dieux célestes irlandais, les Tuatha Dé Danann. Les textes reviennent fréquemment sur l’attribut canonique de ce dieu, une arme de jet décrite tour à tour comme une lance ou un javelot magique et pluridental(e), combinant dans son essence poison et feu rouge irradiant36. Cette arme au pouvoir fulgurant se voit investie de qualités paroxystiques dans les domaines de la souveraineté et de la victoire militaire : la lance de Lugh est considérée traditionnellement comme un des quatre talismans assurant la domination des Tuatha Dé Danann sur l’Irlande et il est dit qu’aucune bataille ne pouvait être gagnée contre celui qui l’avait en main37. L’heureux propriétaire de cette arme fatale est lui35 On renverra notamment à G. Dumézil, « Le trio des Macha », dans RHR, CXLVI, 1954, p.5-17, Mythe et Épopée, II, Paris, 1986 (1ère éd. 1971), p.331-353 ; III, Paris, 1981 (1ère éd. 1973), p.21-89 ; F. Le Roux - C.-J. Guyonvarc’h, notamment Mórrígan-Bodb-Macha. La Souverai-neté guerrière de l’Irlande, Rennes, 1983 et Les druides, Rennes, 1986 ; D. Dubuisson, Les talismans du roi Cormac et les trois fonctions, dans RHist, CCL 1973, p.289-294 ; « Le roi indo-européen et la synthèse des trois fonctions », Annales ESC, XXXIII, 1978, p.2134, « L’équipement de l’inauguration royale dans l’Inde védique et en Irlande », dans RHR, CXCIII, 1978, p.153-164. 36 Oidhe Chloinne Tuireann [= OCM pour les réf. suivantes], § 20, éd. R.J. O’Duffy, Dublin, 1901, p.17 = trad. fr. C.-J. Guyonvarc’h, Textes mythologiques irlandais [= TMI], Rennes, 1980, p.109 ; Do Chath Mhuighe Tuireadh ann so [= DCMTAS], §§ 26 et 77, ll.175 et 497-498, éd. B. Ó Cuiv, Dublin, 1945, p.23 et 32 = trad. fr. TMI, p.62 et 77. 37 The Four Jewels of the Tuatha Dé Danann, éd. V. Hull, dans ZCPh, XVIII, 1930, p.83 ; Lebor Gabála Érenn [= LGE], VII, §§ 305 et 325, éd. R.A.S. MacAlister, IV, Dublin, 1941, p.106-107 et 142-145 ; Cath Maige Tured [= CMT], § 4, ll.8-9, éd. E.A. Gray, Dublin, 1982, p.24 = 185 même admis être un lanceur hors pair par la précision et la longueur de ses traits qui lui valent le surnom de Lámfáda “au Long Bras” ou “à la Longue Main” et qui ont permis au camp des divinités célestes de remporter la bataille eschatologique de Mag Tured contre les forces des démons Fomoire38. Rajoutons que le plus grand héros de l’Irlande, le guerrier ulate Cúchulainn, hypostase épique du dieu Lugh que les épopées irlandaises considèrent à la fois comme le fils de Lugh et le dieu lui-même autoengendré, se retrouve lui-même investi d’une arme aux qualités identiques, son fameux gae bulga “javelot-foudre” répondant au nom de Blad ar Blaidaid “Victoire des Victoires”39. Un autre fossile de l’ancienne théologie irlandaise relative à Lugh, abondamment véhiculé par les sources à disposition, est sa dimension de dieu cavalier. Lugh incarne la figure mythique du cavalier primordial puisqu’il serait “historiquement” le premier homme d’Irlande qui ait monté un cheval lors de la seconde bataille de Mag Tured, d’après la version B de la Mort de Cúchulainn40 et une glose au Livre des conquêtes de l’Irlande contenue dans le Livre de Leinster affirme également que trad. fr. TMI, p.47. 38 CMT, § 135 ; DCMTAS, §§ 95 et 142-163 et Lugh Lamfhada and the Death of Balor Ua Néid (MS TCD H. 4. 25, fol. 195-197), éd. B. Ó Cuiv, dans Celtica, II, 1952, p.64-65 = trad. fr. TMI, p.104. 39 Táin Bó Cúalnge [= TBC] (version Lebor na hUidre), éd. C. Ó Rahilly, Táin Bó Cúailnge Recension I, Dublin, 1976, p.56, 64, 68 et TBC (version Book of Leinster), éd. C. Ó Rahilly, Dublin, 1967, p.56, 61, 65 = trad. fr. C.-J. Guyonvarc’h, La Razzia des vaches de Cooley, Paris, 1994, 1994, p.65, 137, 139, 152. 163, 191-192 ; Síaburcharpat Conculaind, éd. K. Meyer, dans Anecdota from Irish Manuscripts, III, Dublin, 1910, p.50 ; Tochmarc Emire la Coinculaind (MS Harleian 5280), éd. K. Meyer, dans ZCPh, III, 1901, p.233 ; La grande ruine de la plaine de Murthemne (Livre de Leinster), éd. R. I. Best - M. A. Ó Brien, Book of Leinster, II, Dublin, 1956, trad. fr. J.-C. Guyonvarc’h, op. cit, 1994, p.284. Sur l’étymologie du gae-bulga, cf. C.-J. Guyonvarc’h, op. cit., 1994, p.300 n.26 qui confirme la proposition de T. F. O’Rahilly, Early Irish History and Mythology, Dublin, 1946, p.60-74. 40 Mort de Cúchulainn (Version B), § 45, trad. fr. C.-J. Guyonvarc’h, dans Celticum, VII, 1962, p.22. 186 Lugh fut l’inventeur de la cavalerie montée41. Dans le prolongement de cette attribution de la monte primordiale, une autre glose du même ouvrage affirme également que Lugh serait à l’origine de la cravache ou aiguillon (echlaisc) qui servait à diriger le cheval 42 et le Dialogue des Deux Sages atteste de la renommée de “l’aiguillon de Lugh” (echlaim Loga)43. Lugh est également retenu dans les textes comme l’inventeur des courses de chevaux, épreuve sportive qui constitue le second mode d’exaltation des valeurs de l’aristocratie guerrière après la guerre. L’invention des concours hippiques par Lugh est une donnée mise en parallèle avec la création de son assemblée, c’est-à-dire de la fête du Lugnasad aux calendes d’août44. Dans ses épiphanies, lorsqu’il n’apparaît pas à la tête des neuf chars de la Cavalerie féérique, le dieu est montré chevauchant : c’est le cas notamment dans les récits de l’Extase du Fantôme, de la Mort tragique des enfants de Tuireann et la Razzia des vaches de Cooley. Il chevauche un destrier fabuleux nommé Aonbárr “l’Unique Branche”, à la personnalité mythologique bien codifiée. Le texte de la Mort tragique des enfants de Tuireann qui évoque Aonbárr à l’occasion de la bataille de Magh Mor an Aonaigh remportée par Lugh contre les Fomoire, lui prête trois caractéristiques merveilleuses : ce cheval, d’essence royale et provenant de l’Autre Monde – il est issu des écuries du dieu Manannán, roi du síd de la Terre de Promesse -, est donné pour aussi rapide que le vent froid et nu du printemps, il peut se déplacer aussi bien sur la terre que sur la mer et son cavalier ne peut être tué sur son 41 Livre de Leinster, l. 1148, éd. R.I. Best, O. Bergin et M.A. Ó Brien, Book of Leinster, formerly Lebar na Núachongbála, Dublin, 1954, p.36. 42 Livre de Leinster, l. 24556 (cf. W. Stokes, « The Colloquy of the Two Sages », dans RevCelt, XXVI, 1905, p.29 n.7). 43 Immacallam in dá Thúarad (LL), l. 120, éd. W. Stokes, dans RevCelt, XXVI, 1905, p.29. 44 LGE, VII, §§ 311, 316 (s), et 349, éd. R.A.S. Macalister, IV, dublin, 1941, p.116-118, 128 et 160. Voir aussi Gofraidh Fionn Ó Dálaigh, Poème à Muiris Óg, § 32, éd. et trad. angl. O. Bergin, « A Poem by Gofraidh Fionn O’ Dalaigh », dans Essays and Studies presented to William Ridgeway, Cambridge, 1913, p.326 et 330. 187 dos45. L’invincibilité militaire qu’Aonbárr offre au guerrier qui le monte doit être considéré comme le prolongement de sa propre invulnérabilité ; celle-ci et ses deux autres caractéristiques concernant sa vitesse similaire au vent de mars et son déplacement tant terrestre que maritime, de même que ses origines royale et merveilleuse, sont les mêmes éléments spécifiques qui caractérisent toujours dans ce récit un couple de montures que le dieu Lugh demande aux fils de Tuireann de lui ramener parmi d’autres objets magiques en prix de composition pour le meurtre de son père46. Et on peut encore observer ce même schéma à l’œuvre dans les descriptions du cheval Liath Macha (“le Gris de Macha”) ou du duo que celui-ci compose avec Dubhsáilín (“le Noir du Lac”) pour conduire l’attelage du héros Cúchulainn, schéma auquel est toutefois adjoint en sus l’affirmation de la nature ignée et orageuse des deux équidés, qui marque encore plus explicitement l’unité existant entre le javelot du Contorsionniste ulate et ses montures47. Le réemploi dans ces divers témoignages du même motif concernant la monture lughienne montre qu'il s'agit là d'un schème mythologique bien ancré. De l’autre côté de la mer d’Irlande, les populations brittoniques ont conservé le souvenir d’un dieu homonyme de Lugh, appelé Lleu en langue cymrique. Si la documentation là encore est tardive et christianisée, elle livre un portrait de ce dieu qui recoupe tous les éléments constitutifs de sa personnalité chez les Gaëls d’Irlande. Le roman en moyen-gallois du Mabinogi de Math fils de Mathonwy, dont une bonne partie est consacrée au récit de la jeunesse de Lleu depuis sa naissance jusqu’à son couronnement, constitue une source privilégiée : si les deux manuscrits qui 45 OCT, trad. fr. TMI, 1980, §§ 5, 12, 35 et 36. 46 OCT, §§ 33 et 51. Cf. aussi les Aventures de Tuirill Biccreo et de ses fils, une version antérieure de l’histoire dans LGE, VII, § 319, 1 et poème LXVI, § 9, éd. R.A.S. MacAlister, IV, Dublin, 1941, p.136 et 286. 47 TBC (LL), trad. fr. C.-J. Guyonvarc’h, op. cit., 1994, p.72, 93-94, 97, 175 ; The Wooing of Emer éd. K. Meyer, Archaeological Review, 1, 1888, p.70-72 ; Aíded Con Culaind (MS National Library of Scotland XIV), § 32, trad. fr. C.-J. Guyonvarc’h, dans Ogam, XVIII, 1966, p.359 ; Brisleach Mhór Maighe Muirtheimhne (LL), §§ 17, 25, 27, 31, trad. fr. C.-J. Guyonvarc’h, op. cit., 1994, p.281, 283, 286, 287 et 289 ; Fled Bricrend (LU), §§ 31 et 49, éd. G. Henderson, Londres, 1899. 188 l’ont conservé sont relativement récents (milieu du XIVe s. pour le Livre Blanc de Rhydderch et début du XVe s. pour le Livre Rouge de Hergest), l’archaïsme de la matière mythologique rapportée est certifiée – en dépit de la christianisation de certains motifs - par la structuration de l’ensemble des épisodes par l’idéologie tripartie indo-européenne qui n’avait plus court de longue date. Outre sa dimension de souverain et de guerrier paroxystique, Lleu s’y révèle défini comme un lanceur d’armes de jet sans égal, une caractéristique dont il tirerait son nom de Lleu Llawgyffes “Lleu à la Main Adroite” acquis dans sa quatrième année d’existence à la suite d’un exploit cynégétique accompli au détriment d’un petit oiseau de la famille des Regulidae48. Lleu est célèbre également pour profiter d’une invulnérabilité conditionnelle49 à laquelle ne peut mettre fin qu’un coup d’un javelot sacré et empoisonné dans lequel on reconnaît la réplique de sa propre arme50. Autre trait marquant de son caractère : Lleu est tenu pour un cavalier extraordinaire à la suite d'une éducation guerrière reçue de son oncle, le druide Gwydion, qui le rend capable dès l’âge de huit ans de monter n’importe quel cheval51. Ces points sont corroborés par d’autres textes gallois. La dimension de champion redoutable rencontre un écho dans le poème Kadeir Kerrituen du pseudo-Taliesin qui, pour évoquer le personnage de Lleu, fait référence à la puissance des coups qu’il porte dans les combats (Bu gwrd y hwrd ygkadeu)52 et une des triades galloises compilée dans le Livre Rouge d’Hergest le retient, avec Rhun fils de Beli et Morgant Mwynfawr, comme l’un des trois ruddvoawc de l’île de Bretagne, c’est-à-dire un des trois 48 Pedeir keinc y Mabinogi [= PKM], éd. I. Williams, Cardiff, 1930, p.80, ll.20-25 = trad. fr. P.Y. Lambert, Les Quatre Branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen-Âge [= QBM], Paris, 1993, p.109. 49 PKM, p.86, ll.13-24 = trad. fr. QBM, p.114. 50 Pedeir keinc y Mabinogi, p.86, ll.6 et 20-21 = trad. fr. QBM, p.114. Cf. aussi Trioedd Ynys Prydein (MS Peniarth 54), § 27, éd. W. F. Skene, The Four Ancient Books of Wales, t.II, Édimbourg, 1868, p. 460-461. 51 Pedeir keinc y Mabinogi, p.81, ll.10-12 = trad. fr. QBM, p.110. 52 Kadeir Kerrituen, l.8, éd. W. F. Skene, The Four Ancient Books of Wales, t.II, Édimbourg, 1868, p.158. 189 “traceurs de sillage rouge”53. Nous savons encore qu’il intervient dans le fameux Combat des arbres (Kad Godeu)54, une bataille eschatologique entre la tribu des enfants de Dôn représentant les divinités célestes galloises (à laquelle Lleu appartient) et les forces infernales du royaume d’Annwfn, mais nous ne disposons d’aucun détail sur le rôle exact qu’il y a joué. Quant au rapport privilégié de Lleu et du cheval et l’affirmation de son statut de dieu cavalier, on peut se tourner avec profit vers les Triades des Chevaux du Livre Rouge d’Hergest et du MS Peniarth 185 qui ont conservé la mémoire du nom du cheval de Lleu : Melyngan Gamre “le Jaune-Blanc Étalon”55. Ce dernier est classé parmi les trois “chevaux donnés” (rhoðedig farch) de l’île de Bretagne, entouré de deux autres équidés merveilleux ayant appartenu à des rois légendaires de la poésie galloise et du cycle arthurien, l’un étant Meinlas, cheval de Caswallawn fils de Beli, et l’autre Lluagor, cheval de Caradawg-au-BrasFort. Cette triade consacre la popularité du cheval de Lleu et sa relation à la souveraineté comme les deux autres chevaux du classement. Les Triades des chevaux du Livre Noir de Carmarthen reproduisent la série des montures en omettant le nom du cheval de Lleu, ce qui semble pour le coup une distraction du scribe puisque la triade annoncée ne contient que deux éléments56. La triade amputée est présentée cette fois non comme celle des “chevaux donnés” mais comme celle des “chevaux très vaillants” (hoev etistir). Et on trouve vraisemblablement contenu une allusion à la rapidité sans égale de l’animal dans un des plus anciens poèmes gallois conservés, le Gododdin, au début de la stance 26 où est glorifié Marchlew, un des guerriers bretons du royaume de Manaw Gododdin en Northumbrie 53 Trioedd Ynys Prydein from the Red Book of Hergest (Jesus MS 111), éd. J. Rhŷs et J. G. Evans, Oxford, 1887), § 23 ; Arthur remplace Lleu dans le Trioedd Ynys Prydein du Peniarth MS 54, éd. W. F. Skene, Édimbourg, 1868, § 18. 54 Poème XIV du Book of Taliesin (MS Peniarth 2), ll.29-30, éd. W. F. Skene, Édimbourg, 1868, II, p.154 et trad.angl., I, p.275. 55 R. Bromwich, Trioedd Ynys Prydein : The Welsh Triads, Cardiff, 1978, triade n°38. 56 Black Book of Carmarthen, VIII fol. 14 a, éd. W. F. Skene, Édimbourg, 1868, II, p.10 et trad. angl., I, p.306. 190 qui s’illustra lors d’une défaite tragique contre les Saxons qui eut lieu vers l’an 600. Le barde Aneirin y proclame digne d’une vérité que “nul cheval ne pouvait rattraper Marchlew” (Ny deliis meirch neb marchlew)57. L’affirmation de la vérité énoncée ne peut s’expliquer que par une référence mythologique connue de tous les contemporains renvoyant au nom théophore du noble Marchlew “Cheval de Llew”. On perçoit ici combien les références au cheval de Lleu dans les récits rédigés en moyengallois puisent leurs racines dans des schémas mythologiques fort anciens que la culture brittonique a su préserver au cours des siècles. On peut également envisager la possibilité d’une autre allusion à la vivacité du cheval de Lleu dans le Kat Godeu du pseudo-Taliesin où l’auteur déclare “Cent fois meilleur est mon cheval Melyngan, aussi rapide que la mouette” (Canweith yssyd well / Vy march melyngan / Kyfret a gúylan)58, le choix du nom de la monture d’un si fin lettré ne peut être de l’ordre du hasard, surtout lorsqu’il est associé à l’évocation de la supériorité de l’animal et que la suite de la narration est incontestablement connotée de références à Lleu. Par sa vitesse insurpassable authentifiant son origine fabuleuse, Melyngan Gamre semble un équivalent parfait d’Aonbárr pour Lugh en Irlande. Dans le Chant des chevaux (Torrit anuyndawl), un poème du Livre de Taliesin où sont déclinés de nombreux chevaux mythologiques, le cheval de Lleu reçoit encore le qualificatif de letuegin, c’est-à-dire de “demi domestiqué”, une caractéristique qui sous-entend la puissance sauvage indomptable du farouche animal59, une sauvagerie résiduelle en quelque sorte que nous pouvons considérer être un autre trait de son origine féérique et une explication de sa force exceptionnelle et de sa supériorité guerrière. Le trait ramène également à l’excellence particulière de Lleu dans l’exercice de la monte dont fait état la quatrième branche du Mabinogi. 57 Gododdin, § 26, édit. et trad. angl. J. P. Clancy, The Earliest Welsh Poetry, Londres, 1970. 58 Kad Godeu, tiré du Book of Taliesin, éd. W. F. Skene, Édimbourg, 1868, II, p. 143 = trad. fr. TMI, p.151. 59 Poème XXV du Book of Taliesin (fol.23 a), éd. W. F. Skene II, 1868, p.176 et trad. angl., I, p.307. 191 La confrontation des sources irlandaise et galloise atteste d’une unité conceptuelle théologique certaine au sujet de ce dieu qui occupait une position prépondérante dans leurs panthéons respectifs. L’homologie structurelle entre Lugh et Lleu se vérifie encore par le recoupement de nombreux autres éléments qui nous intéressent moins directement ici, tels la physionomie blonde et lumineuse, le polytechnisme artisanal et les déboires conjugaux. Or, le culte de cette divinité, aux proportions décidément panceltique, est également attesté dans l’Antiquité chez les Celtes continentaux en Gaule et en Espagne où l’on a conservé des traces de son nom (Lugus) à la fois dans la toponymie, l’onomastique et l’épigraphie ; au cours de ces vingt dernières années, son identification a également été avancée dans différents documents issus tant de l’imagerie laténienne que gallo-romaine, et on a également proposé de reconnaître de manière fort probante la survivance de certains éléments de sa mythologie dans quelques récits hagiographiques60. Un des points les mieux documentés du Lugus antique est son raccordement à la cordonnerie qui concorde avec un des aspects de ses homonymes insulaires et confirme au moins en partie la stabilité du modèle théologique recouvrant ce dieu en divers points du monde celtique61. Et nous disposons d’autres indices probants qui corroborent l’existence d’autres traits fondamentaux de ce 60 Pour le point sur le dossier, on renverra en dernier lieu aux études de C. Sterckx, Mythes et dieux des Celtes, Paris, 2010, p.95-115 ; B. Sergent, Le livre des dieux, Paris, 2004, p.15-365 ; G. Hily, Le dieu celtique Lugus, Rennes, 2012. 61 Cette partie du dossier a déjà été largement traitée par J. Gricourt, « L’Oronyme ‘Soleil-Bœuf’ », dans Ogam, VII, 1955, p.71-72 ; J. De Vries, La religion des Celtes (trad. de l’allemand), Paris, Payot, 1963, p.59-60 ; A. Tovar, El dios céltico Lugu en España, dans La religión romana en Hispania, Madrid, 1981, p.279-281 ; D. Gricourt - D. Hollard, « Le dieu celtique Lugus sur des monnaies gallo-romaines du IIIe siècle », dans DHA, XXIII, 1997, I p.228-230 ; « L’ornitomorphose de Lugus », dans Oll., XI, 1998, p. 8 et 17, « Lugus, dieu aux liens : à propos d’une pendeloque du Ve s. av. J.-C. trouvée à Vasseny (Aisne) », dans DHA, XXXI, 2005, I p.61-62 ; B. Sergent, op. cit., 2004, p.155. 192 dieu, tels ceux qui en font un parangon des guerriers, des lanciers 62 et des cavaliers63, aussi n’est-il pas inapproprié de soutenir l’hypothèse que le motif récurrent du cavalier au javelot qui constituait une iconographie cultuelle privilégiée des populations de Mouriès et de Glanum durant le premier Âge du Fer a pu correspondre à une expression de cette divinité. Nous rappellerons que nous avons nous-même fait valoir récemment la présence en Gaule méridionale au Ve s. av. J.-C. d’une légende étiologique concernant une entité géographique – la Plaine de la Crau – située dans le voisinage immédiat des Alpilles et toujours en territoire salyen, lequel aition est construit autour d’un mythème qui connaît un exact pendant 62 Sur les traces potentielles de la lance/javelot de Lugus dans l’iconographie monétaire gauloise préromaine et gallo-romaine, voir les travaux des numismates D. Gricourt et D. Hollard, art. cit., 1997, p.221-286 ; D. Hollard - L.P. Delestrée, « Lugus ‘Long Bras’ : persistance d’un concept théologique celtique sur le numéraire frappé en Gaule », dans CahNum, 149, 2001, p.5-11 ; D. Hollard - B. Bernard, « Une représentation de Lugus en dieu à la lance sur un bronze gaulois épigraphe inédit », dans CahNum, 159, 2004, p.39-44 ; ainsi que la réminiscence possible dans la croyance laténienne ibérique liée à la lance céleste du chef de guerre Olyndicus, cf. F. Marco Simón, « El dios céltico Lug y el santuario de Peñalba de Villastar », dans Estudios en honor de A. Beltrán Martínez, Saragosse, 1986, p.731 ss ; « La religión de los Celtíberos », dans I Simposium sobre los Celtberos, Saragosse, 1987, p.59ss ; G. Sopeña Genzor, Dioses, ética y ritos. Saragosse, 1987, p.63-64 ; M. V. García Quintela, « Viriato y la ideologia trifuncional indoeuropea », dans POLIS, V, 1993, p.135-137 ; S. Crespo Ortíz de Zárate, « Sacerdotes y sacerdocio en la religiones, indoeuropeas de Hispania prerromana y romana », dans Ílu, II, 1997, p.33 ; L. Pérez Vilatela, « Elementos chamánicos y uránicos en el episodio del celtíbero Olindico », dans Ílu, VI, 2001, p.135-136, 141 ; D. Hollard - B. Bernard, art. cit., 2004, p.42-43 ; G. Sopeña Genzor, « Celtiberian Ideologies and Religion », dans E-Keltoi, VI, 2005, p.361-362. 63 Sur les éléments attestant de la relation de Lugus au cheval, cf. D. Gricourt - D. Hollard, « Lugus et le cheval », dans DHA, XXVIII, 2002, II p.121-166 ; D. Gricourt - D. Hollard, « Le cavalier sur la roue : Lugus, le cheval solaire et la course du temps », dans CahNum, 157, 2003, p.15-18 ; B. Sergent, op. cit., 2004, p.246-259. 193 dans les textes irlandais médiévaux où il est fermement rattaché au dieu Lugh64 : cela fournit un indice corroborant l’existence du culte de ce dieu et son importance dans la culture des populations celtiques établies dans cette zone, et ce pour un temps de peu postérieur à la réalisation des gravures du cavalier au javelot. Cela ne nous offre cependant aucun argument déterminant pour valider catégoriquement notre proposition de voir dans le mythogramme du cavalier au javelot un motif lughien. Cette image, participant de la sphère sacrée et montrant un personnage mythique, n’a en tout cas certainement pas été créée sans référence au modèle théologique celtique du cavalier-lancier. 64 V. Raydon, Le mythe de la Crau. Archéologie d’une pensée religieuse celtique, Avion-Marseille, éditions Cénacle-Terre de Promesse, 2013. 194 Fig. 1 : Stèle en calcaire de l’oppidum des Caisses de Saint-Jean, Mouriès. n° inv. FAN 92.00.2730. Musée de l’Arles antique. Face principale. 195 Face latérale gauche. 196 Fig. 3 : Fragment de la stèle au cavalier de Glanum, Saint-Rémy-de-Provence (Relevé J.-L. Paillet, CNRS).