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Université Paris-Ouest Nanterre La Défense École doctorale : Economie, Organisations, Société Doctorat nouveau régime Discipline : Sociologie Jacques AMAR LES IDENTITES RELIGIEUSES CONTEMPORAINES DANS LE MIROIR DES DROITS DE L'HOMME CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES DROITS DE L'HOMME Thèse dirigée par M. le professeur Shmuel Trigano Présentée et soutenue publiquement le 5 décembre 2012 Devant un jury composé de : Monsieur Arnaud Raynouard, Professeur de droit privé, Université Paris-Dauphine Madame Dominique Schnapper, Directrice d’études à l’EHESS Madame Perrine Simon-Nahum, Directrice de recherches au CNRS Monsieur Shmuel Trigano, Professeur en sociologie, Université Paris-Ouest Nanterre L’Université Paris-Ouest Nanterre La Défense n’entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans cette thèse. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur. REMERCIEMENTS Que soient ici remerciés : - le professeur Shmuel Trigano pour avoir accepté de diriger ce travail ; - les différentes personnes qui, par leurs conseils ou aides techniques, m’ont aidé à mener à bien ce travail ; - ma sœur Stella Amar ; - l’équipe de l’Institut Droit Dauphine pour m’avoir laissé mener les recherches comme je l’entendais ; Même si c’est un travail relevant d’une discipline profane, que l’Eternel tout puissant trouve ici l’expression de ma reconnaissance. A Stéphanie A mes enfants, Ezra, Myriam, Touvia et Noam A mes parents Sommaire INTRODUCTION .................................................................................................................... 6 PARTIE PRELIMINAIRE : LE DROIT COMME OBJET D’ETUDE SOCIOLOGIQUE ..................... 14 Chapitre 1 : Intérêt d’une étude sociologique fondée sur un phénomène juridique ................ 16 Chapitre 2 : Considérations méthodologiques ........................................................................................ 51 PREMIERE PARTIE : LES DROITS DE L’HOMME COMME VECTEUR D’EXPRESSION DE L’IDENTITE RELIGIEUSE ........................................................................................................................ 79 Chapitre 1 : L’identité religieuse comme identité universelle : mise en perspective de la référence à l’universel ............................................................................................................................................................... 81 Chapitre 2 : La dynamique du droit communautaire dans la consécration de l’identité religieuse de l’homme moderne .............................................................................................................................................124 Chapitre 3 : La Cour européenne des droits de l’homme comme réceptacle et expression des prétentions religieuses des individu .........................................................................................................156 Conclusion de la première partie ................................................................................................................190 DEUXIEME PARTIE : ANALYSE DE LA REFERENCE AUX DROITS DE L’HOMME POUR EXPRIMER L’IDENTITE RELIGIEUSE .................................................................................................. 193 Chapitre 1 : Essai de généalogie des droits de l’homme ....................................................................196 Chapitre 2 : Des facteurs de dissémination des droits de l’homme...............................................245 Chapitre 3 : L’expression de l’identité religieuse par le biais des droits de l’homme selon la religion du requérant .......................................................................................................................................................260 Conclusion de la deuxième partie ...............................................................................................................284 TROISIEME PARTIE : ESSAI DE SYSTEMATISATION : SOCIETE DU LITIGE ET SOCIETE DU DIFFEREND ........................................................................................................................................ 288 Chapitre premier : Eléments distinctifs entre société du litige et société du différend : l’approche institutionnelle ...................................................................................................................................................294 Chapitre 2 : Eléments distinctifs entre société du litige et société du différend : l’approche substantielle ........................................................................................................................................................320 Conclusion Troisième Partie.........................................................................................................................355 CONCLUSION ................................................................................................................... 358 INTRODUCTION Droits de l’homme et religion : Pourquoi les textes relatifs aux droits de l’homme occupent-ils aujourd’hui une si grande place tant dans le contentieux que dans les débats médiatiques ? Comment expliquer que ces mêmes textes servent à présent de support pour formuler les manifestations contemporaines de l’identité religieuse ? Pour paraphraser P. Fauconnet dont l’étude sociologique sur la responsabilité constitue le modèle à partir duquel a été mené le présent travail, en substituant l’expression droits de l’homme au mot responsabilité, « il y a des faits de responsabilité droits de l’homme. Ce sont des faits sociaux et, dans le genre social, ils appartiennent à l’espèce des faits juridiques et moraux »1. Nous complétons : il y a dans ces faits droits de l’homme une manière d’exprimer l’identité religieuse. L’auteur continue : « les règles et les jugements de droits de l’homme responsabilité sont évidemment des faits : ils tombent sous l’observation, on peut les décrire, les raconter, les situer, les dater. Et ce sont assurément des faits sociaux ». La présente thèse a pour objet d’étudier ces faits sociaux, c’est-à-dire les manifestations de l’identité religieuse en France à partir de données juridiques. Différents faits justifient d’entreprendre une telle démarche. Sur le plan individuel, il y a la contestation des standards de la carte d’identité2 sur le fondement de prétentions religieuses articulées à partir des textes consacrés aux droits fondamentaux. Pour ne prendre qu’un exemple parmi tant d’autres, nous reproduirons le considérant présent dans une décision de la Cour administrative d’appel de Nancy en date du 2 juin 20053 que l’on retrouve de façon quasi-identique dans toutes les décisions consacrées à ce problème : « Le port du voile ou du foulard, par lequel les femmes de confession musulmane peuvent entendre manifester leurs convictions religieuses, peut faire l'objet de restrictions notamment dans l'intérêt de l'ordre public ; que les restrictions que prévoient les dispositions précitées du quatrième alinéa de l'article 4 du décret du 22 octobre 1955, qui visent à limiter les risques de falsification et d'usurpation d'identité, ne sont pas 1 P. Fauconnet, La responsabilité, Etude sociologique, 1928, ed. uqac, p. 33. 2 Décret n°55-1397 du 22 octobre 1955 instituant la carte d’identité, article 4 : Sont également produites à l'appui de la demande de carte nationale d'identité deux photographies de face, tête nue, de format 3,5 x 4,5 cm, récentes et parfaitement ressemblantes. 3 Cour administrative d’appel de Nancy, n°01NC00831, 2 juin 2005, Mme Delphine N. -6- disproportionnées au regard de cet objectif et, par suite, ne méconnaissent pas les stipulations de l'article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ». La circonstance, invoquée par la requérante, que la détention de la carte nationale d'identité est facultative ne fait pas obstacle à ce que le pouvoir réglementaire décide de subordonner la délivrance de cette carte au respect de prescriptions particulières4. Sur le plan collectif, la question avait été expressément soulevée par l’Union des Organisations islamiques de France lors de l’intervention du Ministère de l’Intérieur en 2003 : les responsables avaient à l’époque proposé que la réglementation en la matière soit modifiée. Depuis, plusieurs faits divers ont exprimé le conflit entre la norme étatique et la norme religieuse, le plus symbolique étant celui sur le respect du principe de laïcité et son relais contemporain, le débat sur l’interdiction de la burqa. A chaque fois, nous assistons à une contestation de la norme étatique par l’individu fondée sur les droits de l’homme. Ce conflit a même pris une dimension nationale avec le débat lancé par le Ministre de Intérieur et de l’identité nationale à propos précisément de la volonté par celui-ci de fixer les contours de cette identité. Dans le passage 1.8 de la circulaire consacrée à l’organisation de ce débat, les questions parfaitement orientées rendent compte du conflit précédemment exposé : « les signes ostentatoires d’appartenance religieuse sont-ils compatibles avec les valeurs de l’identité nationale ? Dans quelle mesure ? La République doit-elle aller plus loin dans la lutte contre le communautarisme ? » Le paragraphe 1. 13, conclusion de la série de questions constitutive du débat revient même sur ce point en posant la question de « l’équilibre entre revendication identitaire et communauté nationale » 5. En même temps, le débat qui portait sur un sentiment collectif s’est transformé sur un débat sur la perception individuelle d’une nouvelle réalité : la manifestation religieuse dans l’espace public. 4 Pour d’autres décisions similaires, Tribunal administratif de Grenoble, n° 0302352, 30 mars 2005, Mme Dalila T., Tribunal administratif de Caen, n° 0400352, 21 décembre 2004, Mme Kadriye B., Tribunal administratif de Cergy-Pontoise, n°0204976/3, 0205546/3 et 0205547/3, 5 février 2004, M. et Mme Chain S, Cour administrative d'appel de Marseille, n°00NT00416, 30 octobre 2002, Mme Kadriye B., CE, n°216903, 27 juillet 2001, Fonds de défense des musulmans en justice : Les restrictions que prévoient les dispositions précitées de l'article 4 du décret du 22 octobre 1955 dans sa rédaction issue de l'article 5 du décret du 25novembre 1999, qui visent à limiter les risques de falsification et d'usurpation d'identité, ne sont pas disproportionnées au regard de cet objectif et, par suite, ne méconnaissent aucune des dispositions susmentionnées et ne portent atteinte ni à la liberté religieuse ni à la liberté de conscience que ces dispositions garantissent. 5 Pour le texte de la circulaire du 2 novembre 2009, on renverra au site www.débatidentitenationale.fr. -7- Ces quelques exemples témoignent de l’imbrication permanente entre différents corps de règles, règles juridiques, règles religieuses. Cette imbrication brouille les frontières : - le même fait, comme il se répète, constitue un fait sociologique dont on peut s’interroger sur la nouveauté au regard d’une comparaison avec les pratiques religieuses passées ; - le même fait dépend intrinsèquement des règles de droit qui contribuent à son émergence. Nous sommes donc confrontés à un fait social qui pose immanquablement une question de causalité que nous pouvons résumer ainsi : comment caractériser le rôle de la règle dans la constitution des revendications religieuses et donc du fait social que nous cherchons à appréhender ? Ce problème de causalité n’est pas dissociable, en l’espèce de la question de l’identité. L’identité se définit en effet comme la résultante d’une interaction. Etudier l’identité revient soit à analyser les facettes de cette interaction soit, précisément, le résultat de cette interaction. A l’aune du fait social combinant droits de l’homme et religion, vouloir étudier l’identité religieuse, c’est vouloir rendre compte à partir de données juridiques, de la volonté de l’individu d’imposer la propre représentation qu’il a de soi à partir de la religion qu’il pratique aux normes étatiques générales et indifférenciées qu’il est censé respecter. Cette imbrication des règles en présence rend difficile l’identification d’un fait social univoque susceptible d’aboutir à la détermination d’une causalité tangible. Tout dépend finalement de l’interaction entre l’individu et la norme qu’il invoque. L’analyse sociologique d’un phénomène juridique soulève en effet des problèmes de délimitation de l’objet social à étudier en raison du constat simple suivant : tout phénomène social est un phénomène juridique. Notre étude se situe donc délibérément à l’interstice entre sociologie et droit. Plusieurs propositions de méthode ont été avancées afin d’aboutir à une description susceptible de produire une analyse de cette dimension sociale tout en maintenant une autonomie de chacune des disciplines. Toutes présentent des avantages et des inconvénients pour exposer les multiples facettes du substrat social en raison précisément de la difficulté conceptuelle à séparer le phénomène juridique du phénomène social. L’optique retenue ici met l’accent sur le droit pour essayer de mieux en faire la sociologie en soulevant en permanence la question de la neutralité juridique et de ses limites. Tout n’est que question d’interprétation tant dans l’une que dans l’autre discipline ; tout n’est également toutefois que question d’interprétation en fonction de la perspective retenue. A ce titre, nous rappellerons la synthèse rédigée par C. Bouglé, autre auteur qui accompagne cette recherche, sur les relations entre droit et sociologie à partir de l’ouvrage d'E. Durkheim précité « De la division du travail social ». C. Bouglé énonce la règle suivante : « Pour la -8- sociologie, il saute aux yeux qu'elle ne saurait se passer de l'étude des lois et coutumes, et qu'elle devrait inscrire sur la maison qu'elle veut édifier : 'que nul n'entre ici s'il n'est juriste' ». C. Bouglé poursuit : « la réflexion sur le système des lois demeure l'initiatrice nécessaire : par lui sont précisées et sanctionnées les obligations essentielles, celles qui fournissent des garanties aux prétentions reconnues légitimes, celles qui permettent à la vie sociale de durer dans la paix, celles qui constituent comme l'armature d'une société (…) le fait juridique est l'aspect réglementé de toutes les choses sociales, que l'esprit des lois est le rapport que les lois soutiennent avec la mentalité collective tout entière, et qu'en un sens, la sociologie juridique est toute la sociologie »6 (c’est nous qui soulignons). Compte tenu du relatif oubli dans lequel cet auteur7 est tombé, dans une partie préliminaire, nous montrerons ce que nous retenons des apports conceptuels de chacun. Nous ajouterons dès maintenant quelques outils extraits de la « boîte à outils » conceptuels8 utilisés pour mener cette recherche. De façon générale, dans le débat sur les méthodes en sciences sociales, nous souscrivons pleinement à l’assertion de H.-G. Gadamer : « l’herméneutique juridique peut faire retrouver aux sciences humaines leur manière réelle de procéder» 9 . Il y a un enjeu de compréhension du sens des textes pour comprendre la société dans laquelle ils sont invoqués, enjeu très présent dans la sociologie des pères fondateurs comme E. Durkheim, P. Fauconnet ou C. Bouglé qui paraît aujourd’hui oublié. Il y a en outre un enjeu à ne pas limiter le droit à sa dimension 6 C. Bouglé, Bilan de la sociologie française contemporaine, 1935, p. 66. Ed. disponible sur le site de l’Université du Quebec, uqac. 7 Nous signalerons toutefois que l’ouvrage de C. Bouglé a fait l’objet d’une réédition avec une présentation de S. Audier aux éditions Le bord de l’eau, en 2007 et que les principaux ouvrages de cet auteur sont disponibles en téléchargement sur Amazon. 8 Comp. le constat dressé par V. de Gaulejac, Sociologues en quête d'identité, Cahiers internationaux de sociologie, n° 111, 2001, p. 355-362, spéc. p. 355 : « Ce fameux « retour du sujet » conduit un certain nombre d’entre eux à reconsidérer les rapports entre sociologie et psychologie dans la mesure où ils ont besoin d’outils pour saisir la dynamique du sujet du côté du vécu, du personnel et de la subjectivité. Dans ce contexte, les notions d’identité et de sujet deviennent incontournables, mais difficiles à cerner pour les sociologues qui ne disposent pas des outils conceptuels et méthodologiques permettant de comprendre la mystérieuse « boîte noire » que constitue une existence humaine ». 9 H.-G. Gadamer, Vérité et méthode, Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Seuil, 1976, p. 170. -9- technique, à l’inscrire dans une dynamique d’ensemble. Plus particulièrement, deux auteurs seront sollicités : M. Foucault, N. Luhmann. En dépit des différences substantielles existant entre ces deux auteurs, l’un comme l’autre n’ont eu de cesse de minorer le rôle de l’individu dans les sociétés modernes, soit dans une optique critique, soit dans une optique davantage programmatique visant à expliquer le fonctionnement d’ensemble des sociétés. Dès lors, l’un comme l’autre, tentent de donner aux différents textes, dont ceux relatifs aux droits de l’homme, une signification et une portée qui sont autant d’orientations pour comprendre l’expression religieuse de l’identité moderne. La tentative sociologique de N. Luhmann consiste même à lire la société à travers le droit et non l’inverse quitte, pour cela, en exagérant le trait à ignorer le rôle et la subjectivité de l’individu. Le droit est ici envisagé comme un champ autonome disposant d’une logique propre de propagation ou dissémination10. La recherche ici présentée s’inscrit donc pleinement dans cette perspective en ce qu’elle permet, d’identifier l’identité religieuse au miroir des droits de l’homme. En contrepoint, elle montrera l’intérêt que présentent les travaux de G. Tarde qui emploie également l’image du miroir11 pour rendre compte d’un phénomène juridique12. Il s’agit donc, pour utiliser une expression dans un sens distinct du sens originel de « prendre les droits au sérieux » 13, de s’interroger sur leur capacité à générer des faits sociaux, surtout quand, comme en matière de droits de l’homme, la norme présente une dimension positive, politique et morale. La règle de droit est qualifiée de structurante, en ce qu’elle pose les fondements de l’action de l’individu. Le point mérite tout particulièrement attention à partir du moment où l’appellation droits de l’homme couvre aujourd’hui des textes d’origine historiques et sociologiques diverses. Adopter une perspective sociologique des différents textes revient ainsi à se défaire du tropisme juridique de l’identité de termes utilisés. C’est pourquoi l’identification du fait social étudié, l’expression religieuse sur le 10 Les deux termes seront utilisés alternativement afin de limiter les lourdeurs de style. Nous montrerons dans la deuxième partie pourquoi nous avons retenu, dans le droit fil des concepts propres à la philosophie de J. Derrida, celui de dissémination. 11 G. Tarde, Les transformations du droit, étude sociologique, Berg international, 1993, p. 188 : « le Droit, parmi les autres sciences sociales, a ce caractère distinctif d'être, comme la langue, non seulement partie intégrante mais miroir intégral de la vie sociale ». 12 Le rapprochement n’est pas hasardeux. N. Luhmann reconnaît lui-même qu’il s’est inspiré des travaux de G. Tarde. Cf pour une synthèse C. Borch, Niklas Luhmann, Routledge, 2011, p. 66-93. Ne lisant pas l’allemand, nous avons pris connaissance du travail de ce sociologue à partir des écrits traduits en français et des versions anglaises de son travail. 13 Expression du juriste américain R. Dworkin pour expliquer le fonctionnement des démocraties modernes. - 10 - fondement des droits de l’homme, nécessitera à partir des précisions apportées concernant les options méthodologiques retenues, à recenser ces différents textes et jurisprudence qui font des droits de l’homme non seulement un fait social en soi, mais en plus, un fait social religieux (Première partie). Le fait social ici dépend de la conjonction d’un élément structurant, la règle de droit, et de l’interaction résultant de la manière dont les individus l’interprètent ou se l’approprient. Mettre l’accent sur les droits de l’homme en tant que fait social en général, en tant qu’expression de l’identité religieuse en particulier, pose dans un second temps la question de la signification et de la portée de ces règles : pourquoi les textes relatifs aux droits de l’homme qui bénéficiaient d’une forte antériorité – 1789 ou 1948 – ne deviennent-ils des références constantes du quotidien et du contentieux qu’à partir véritablement des années 1990 ? Déchiffrer la société à travers ses textes dont certains présentent une forte dimension symbolique permet de mesurer, - de vérifier empiriquement – l’adéquation entre les idées générales et leur expression concrète par le biais notamment du nombre d’action en justice, celle-ci étant le témoin de la réceptivité sociale du texte. Certains auteurs, de façon générale, ont évoqué une « crise » de la sociologie des religions14 ; d’autres parlent de « désécularisation » 15 pour expliquer une sorte de retournement de tendance par rapport à ce qui avait pu être observé par les pères fondateurs de la sociologie. Enfin, sans prétendre à l’exhaustivité en la matière, l’appel d’un auteur en faveur d’une « une sociologie interculturelle et historique de la laïcité » 16 a suscité comme 14 F. Gauthier, Sociologie des religions, Revue du MAUSS permanente, 24 juin 2008 [en ligne]. http://www.journaldumauss.net/spip.php?article369 : « En demeurant sociologie des religions dans sa dénomination malgré les profondes transformations socioreligieuses du XXe siècle (plutôt que de se refaire sociologie religieuse, de la religion ou du religieux, par exemple), il ne serait peut-être pas exagéré de dire que ce champ d’études au sein des sciences sociales est aujourd’hui en crise, malgré toute la retenue que j’éprouve à utiliser ce terme (…) La sociologie des religions a suivi son objet, les grandes religions instituées, dans les marges, au point de devenir une sociologie des minorités. Et ainsi, du même coup, de se marginaliser elle-même ». 15 Cf les évolutions de la pensée du sociologue P. Berger telles qu’en rend compte J.-P. Willaime, La sécularisation : une exception européenne ?. Retour sur un concept et sa discussion en sociologie des religions, Revue française de sociologie, n° 47, 2006, p. 755-783, spec., p. 774. 16 J. Baubérot, Pour une sociologie interculturelle et historique de la laïcité, Archives de sciences sociales des religions n° 146, 2009, p. 183-200. - 11 - réponse la nécessité, au contraire d’articuler « une sociologie transnationale de la laïcité dans l'ultramodernité contemporaine »17 . Le constat sociologique n’en est que plus paradoxal : la religion, reléguée auparavant dans la sphère privée, redevient un mode complet d’organisation sociale à une époque où le nombre de personnes se déclarant pratiquantes ne connaît pas d’évolution significative. Il reviendra, conformément au plan de travail énoncé par P. Fauconnet, d’esquisser, à défaut d’une théorie des droits de l’homme similaire à celle de la responsabilité18, une généalogie selon les termes mêmes de M. Foucault des droits de l’homme et des liens que ces droits entretiennent avec la religion. La deuxième partie tentera ainsi d’analyser cette référence aux droits de l’homme de façon à dessiner la figure de l’homme religieux auquel ce texte se réfère. La vérification empirique repose sur une quantification des données. Nous essaierons de combiner d’un côté la neutralité inhérente à la règle de droit dans un système laïc qui n’est pas censé distinguer les religions les unes des autres et, de l’autre, le poids contentieux de chacune des religions. L’analyse cherchera ainsi à identifier le rôle de chacune des grandes religions dans les mutations en cours. Nous mettrons ici en avant la spécificité radicale de notre époque sur deux plans distincts qui sont toutefois en constante interaction : les droits de l’homme, de textes à dimension politique, sont à présent devenus une norme juridique susceptible d’être invoquée dans n’importe quel type de conflit ; les religions, par le biais des droits de l’homme, justifient la modification des règles en vigueur dans la société sans que cette modification prenne la forme, comme par le passé, d’un combat politique. Nous essayerons alors, dans une troisième partie, de systématiser cette rupture tout en maintenant notre hypothèse : partir des textes pour comprendre la société. Comparativement, E. Durkheim dans « De la division du travail social » partait d’un fait social pour distinguer entre la solidarité mécanique et la solidarité organique. A l’inverse, à partir de la manière dont le contentieux s’exprime, nous pensons qu’il est possible d’interpréter cette spécificité radicale comme l’émergence d’une nouvelle configuration sociale que nous définirons ainsi : la société du différend, distincte de la société du litige. Nous confirmerons notre choix d’effectuer une lecture sociologique des textes et du 17 J.-P. Willaime, Pour une sociologie transnationale de la laïcité dans l'ultramodernité contemporaine, Archives de sciences sociales des religions, n° 146, 2009, p. 201-218. 18 P. Fauconnet, op. cit, p. 34. « L’objet de notre travail est de chercher, dans l’analyse de ces faits sociaux, les éléments d’une théorie de la responsabilité ». - 12 - contentieux afin de dépasser une image trop sommaire de société contentieuse pour décrire la société présente. Le fait qu’il y ait des conflits semblables à toutes les époques ne signifie nullement que les individus perçoivent les situations de la même manière. Nous essayerons ainsi de construire deux figures idéal-typiques de sociétés en fonction des modalités du contentieux sur la base de l’exemple français. Nous tenterons alors d’une part de rendre compte de l’influence croissante des textes sur les individus, d’autre part d’appréhender des problématiques aujourd’hui courantes comme celles du multiculturalisme ou du communautarisme à travers leur source même : l’expression de l’identité religieuse par les droits de l’homme. Ce n’est qu’une fois ce cheminement effectué que nous pourrons essayer d’esquisser une typologie des identités religieuses contemporaines dont le critère sera non pas le degré de pratiques mais la perception des normes par les individus19. L’analyse ici présentée déduira les catégories à partir des textes et de la jurisprudence de façon à éviter de plaquer un modèle d’interprétation préalable à la lecture des données brutes collectées. Elle sera en cela conforme à la neutralité de principe de la règle juridique et évitera de distinguer entre les pratiques de façon à éviter les erreurs liées à la méconnaissance des différents mouvements religieux. Partie préliminaire : Le droit comme objet d’étude sociologique Première partie : Les droits de l’homme comme vecteur d’expression de l’identité religieuse Deuxième partie : Analyse de la référence aux droits de l’homme pour exprimer l’identité religieuse Troisième partie : Essai de systématisation : société du litige et société du différend. 19 Comp. pour une démarche fondée sur la base d’une série d’entretiens, D. Schnapper, Juifs et israélites, Gallimard, 1980. - 13 - PARTIE PRÉLIMINAIRE : LE D’ÉTUDE SOCIOLOGIQUE DROIT COMME OBJET Il peut paraître surprenant de consacrer une partie préliminaire pour justifier une étude sociologique d’un phénomène juridique. Le droit constitue un objet d’étude sociologique comme d’ailleurs n’importe quel phénomène social ; il existe une sociologie du droit, étant entendu en outre que l’appellation est consacrée depuis M. Weber. Dès lors, à s’en tenir à ce simple constat, l’étude ici proposée peut légitimement s’inscrire dans un cadre déjà tracé sans qu’il soit besoin de préciser en tous points les postulats méthodologiques. Par delà cette évidence, nous avons pu cependant constater que les développements contemporains de la sociologie du droit réalisés tant par des juristes que par des sociologues créent de facto une ambigüité sur la méthode sociologique d’appréhension d’un phénomène juridique. Plus largement, quand bien même il est légitime d’autonomiser le droit comme objet d’étude, cette autonomisation rencontre des limites en raison de la porosité du phénomène juridique, porosité que nous pourrions résumer ainsi : un fait social comporte nécessairement une dimension juridique et vice-versa. Dès lors, sauf à essayer d’identifier une causalité impossible pour déterminer l’origine première des règles, nous pensons, au contraire qu’il convient d’appréhender la règle de droit comme un phénomène structurant susceptible de générer non seulement d’autres règles mais aussi les faits sociaux euxmêmes. C’est parce que l’interaction est permanente, la causalité non unique, que nous adopterons comme perspective les seules règles pour identifier, analyser et systématiser le fait social étudié : l’expression de l’identité religieuse par le biais des droits de l’homme. Cette perspective se justifie d’autant plus que les droits de l’homme constituent une matière éminemment plastique dont l’étude crée en permanence une tension entre une dimension positiviste et une dimension normative. Cette tension est présente tant dans le discours juridique que dans l’analyse sociologique au risque, en permanence de brouiller les contours du fait social à identifier. Mener une étude sociologique en droit oblige donc à renouveler en permanence la réflexion épistémologique en la matière. La présente partie préliminaire tente d’engager cette réflexion sur la base aussi bien des textes des pères fondateurs de la sociologie que des choix méthodologiques qui peuvent être retenus en matière d’analyse sociologique d’un phénomène juridique. Elle cherche ainsi à montrer comment les outils techniques contemporains permettent finalement de renouer avec la méthode sociologique classique de façon à remettre l’étude du droit au sein de la sociologie et non d’en faire une discipline autonome. Aussi, après avoir rappelé l’intérêt de réaliser une étude sociologique sur un phénomène juridique afin de produire un - 14 - discours susceptible de décrire un phénomène social (Chapitre 1), nous exposerons les considérations méthodologiques qui vont guider la présente recherche (Chapitre 2). - 15 - CHAPITRE 1 : INTÉRÊT D’UNE ÉTUDE SOCIOLOGIQUE FONDÉE SUR UN PHÉNOMÈNE JURIDIQUE Le problème est le suivant : appréhender les faits sociaux indépendamment de leur dimension juridique, n’est-ce pas faire preuve d’un anti-juridisme au risque d’atrophier notre perception des dits faits sociaux20 ? De façon générale, le phénomène juridique est singulièrement absent des nouvelles recherches sociologiques21. Peut-être est-ce lié, ces nouvelles sociologies accordent également peu d’importance à la sociologie des religions22. Il reste toutefois surprenant que les sociologues de formation aient écarté le champ juridique de leur champ d’investigation. Si on s’en tient à présent à notre objet d’étude, l’expression de l’identité religieuse par l’invocation des droits de l’homme, l’enjeu sociologique n’en est que plus criant. Il suffit de rappeler ici les critiques classiques adressées par E. Burke ou J. de Maistre à l’abstraction de l’homme des droits de l’homme pour en dénoncer la logique. Mais, si les droits de l’homme sont des éléments constitutifs de l’identité religieuse, nous sommes confrontés à une nouvelle perspective : contrairement à la critique que l’on pourrait qualifier de sociologique des règles par ces deux auteurs du fait de leur supposé attachement aux situations concrètes, la règle elle-même deviendrait l’expression du particularisme religieux sous une appellation générale à travers la référence à l’universel. Autrement dit, l’analyse ne porte plus sur l’inadéquation de la règle aux faits mais davantage sur la conception du monde que dessine les nouvelles règles. Peut-être tout cela ne fait-il que refléter une idéologie dominante qu’il reviendrait au sociologue de déchiffrer ? Ou alors, peut-être que la logique propre au champ juridique sécrète une nouvelle conception des relations sociales ? C’est précisément cette hypothèse que nous comptons explorer : la diversité des règles, nationales et internationales dispose d’une dynamique propre dont la mise à jour constitue un enjeu social de la compréhension des sociétés modernes qui ont pour caractéristique de disposer d’un corpus de règles et de jurisprudence toujours en pleine expansion. 20 J. Caillosse, Pierre Bourdieu, juris lector : anti-juridisme et science du droit, Droit et société, n°56-57, 2004, p. 17-34. 21 P. Corcuff, Les nouvelles sociologies, entre le collectif et l'individuel, A. Colin, 2011. 22 R. Keucheyan et G. Bronner (dir.), La théorie sociale contemporaine, P.U.F., 2012. - 16 - Il s’agit donc tout simplement de renouer avec ce qui a constitué le matériau des premières études sociologiques, le droit. Le phénomène juridique a en outre été érigé en objet de recherche majeur pour les pères fondateurs de la discipline, que ce soit E. Durkheim ou M. Weber. Pour l’un comme pour l’autre, la sociologie du droit constitue une modalité centrale d’une théorie sociale générale. On mesure ainsi l’enjeu d’inscrire le présent travail dans une conception de la sociologie plus classique et de se démarquer des tendances contemporaines de ce que l’on appelle la sociologie du droit. Pour cela, nous rappellerons pourquoi l’approche classique du droit positif bloque toute compréhension des relations sociales (Section Première). Nous montrerons alors pourquoi la sociologie du droit n’est pas dissociable d’une théorie sociale générale (Section 2). SECTION 1 : LIMITES D’UNE APPROCHE CLASSIQUE DU DROIT POSITIF Notre étude porte sur la matière juridique. Mais, elle ne saurait se limiter à une exposition, voire une systématisation des textes et de la jurisprudence. Elle part des limites du positivisme pour rendre compte des évolutions de la société et justifier ainsi une approche sociologique d’un phénomène social sur la base de son expression juridique. Le positivisme se définit vulgairement par opposition au droit naturel. Faire du droit positif revient à s’attacher exclusivement aux mots utilisés dans les textes pour, à partir de leur interprétation, trouver une solution à la question de droit soulevée. Pour reprendre la présentation du philosophe L. Strauss : « le positivisme affirme que la seule forme de connaissance authentique est la connaissance scientifique. La physique est le modèle de toute science et par conséquent en particulier de la science politique »23. Il n’en va pas différemment en droit si ce n’est que le raisonnement prend pour objet les textes. Très logiquement, une telle approche a peu à voir avec les enjeux sociologiques inhérents aux questions posées. Il y a dans la technique juridique qui structure le monde juridique francophone24 une recherche de stabilité – ce qui est désigné par le terme de sécurité juridique -, voire d’atemporalité. La recherche de stabilité s’exprime entre autres choses par le recours aux adages latins pour continuer de fonder les méthodes d’interprétation ou par la stigmatisation des revirements comme étant contraires à la sécurité juridique que les individus seraient légitimement en droit d’attendre. Quant au sentiment d’a-temporalité, il découle d’analyses qui se servent de l’identité de mots ou de phénomènes pour gommer les différences historico-sociologiques. Par exemple, beaucoup d’auteurs en droit de la consommation font 23 L. Strauss, Sur « le Banquet », la philosophie de Platon, éd. l’éclat, 2005, p. 12. 24 Nous ne sommes pas en mesure de comparer avec les pratiques dans les autres pays. - 17 - remonter les origines de ce corps de règles aux Tables d’Hammourabi25. La doctrine juridique réduit ainsi indirectement le droit à une simple superstructure qui évolue en fonction des techniques et des besoins économiques ce qui, d’une part, écarte la question de l’interaction entre l’individu et la règle, d’autre part, ignore la dimension sociologique d’une telle évolution. Le mode d’interprétation retenu d’un arrêt s’inscrit également dans une recherche de neutralisation de la solution rendue en dépit de la dimension polémique du sujet. Tout cela culmine dans la doctrine du positivisme juridique qu’un auteur a résumé ainsi : « par la logique formelle, le juriste ne dispose ni de la règle de droit, qui lui est fournie en majeure par le système juridique, ni des faits, qui lui sont donnés en mineure par les parties qui en font état et en prouvent la véracité, ni de la solution découlant univoquement du raisonnement de logique formelle. Le jugement est bon dès lors qu'il est valide. Ainsi la vérité se consume dans la validité et nul reproche de fond, quant au contenu de la solution dégagée, ne peut être fait au juriste »26. A titre d’illustration, là où beaucoup de commentateurs extérieurs perçoivent dans une interprétation retenue par le Conseil d’Etat une mutation substantielle des règles relatives à la laïcité27, un auteur, dans son expression la plus classique, écarte le débat ; il conclut son commentaire de la façon suivante : « l'orientation de la jurisprudence du Conseil d'État n'est-elle pas finalement conforme à l'esprit du régime de la séparation, structuré par une dialectique aux combinaisons variables, et parfois subtiles, entre le principe de neutralité et les libertés de conscience et des cultes ? »28. Il est évident que des paramètres d’interprétation qui reposent sur « une dialectique aux combinaisons variables, et parfois subtiles » permettent dans bien des cas de tout justifier. Très logiquement, parler de justification revient à parler de droit29. 25 Y. Picod, H. Davo, Droit de la consommation, A. Colin, 2005, n°1, p. 1 : « Le droit de la consommation puise sans doute certaines sources d’inspiration dans l’histoire lointaine : Tables d’Hammourabi, Bible, droit romain ou police médiévale des foires et marchés… C’est toutefois au cours de la seconde moitié du XXème siècle avec le développement des formes et techniques de distribution, que le droit de la consommation s’est imposé en tant que tel ». 26 M.-A. Frison-Roche, La rhétorique juridique, Hermes, n°16, 1995, p. 73-84, spéc. p. 73-74. 27 J.-M. Baylet et G. Pellous, Libération, mardi 30 août 2011. 28 J.-F. Amédro, Les collectivités territoriales et les cultes : le Conseil d'État précise la portée et les limites de la règle de non subventionnement de l'exercice du culte, J.C.P., Collectivités territoriales n° 39, 26 Septembre 2011, 2307. 29 Cf L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification - Les économies de la grandeur, Gallimard, 1991. - 18 - Nous utilisons le mot technique pour deux raisons : accentuer la possibilité d’envisager la règle de droit différemment ; montrer que « la question de la technique », pour reprendre l’expression la plus triviale de la philosophie de M. Heidegger, ne se limite plus aux seules applications recouvertes par le sens commun. En même temps qu’il y a prétention à disposer d’une science juridique, il y a réduction du droit à sa seule facette technique indépendamment des évolutions du sens d’un même terme à travers l’histoire. C’est précisément parce que le droit peut se réduire à la technique qu’une démonstration sociologique à partir d’éléments juridiques se réduira à identifier une instrumentalisation de la règle. Effectivement, il est possible de soutenir qu’une règle peut être instrumentalisée ; il serait cependant problématique de limiter l’analyse sociologique du droit à cette seule facette. On peut même s’interroger sur sa pertinence : l’instrumentalisation dénoncée ou mise à jour n’est rien d’autre qu’une manière d’interpréter le texte. Une telle approche reviendrait à confondre la dimension structurante de la règle avec sa réduction à une simple superstructure. Cette ambigüité quant à la perception des règles constitue l’une des raisons qui justifie la tentative de déchiffrer un fait social à travers ses règles et non de concevoir les règles comme l’expression du fait social. Par cette simple critique s’exprime en outre la dimension polymorphe de l’objet « droits de l’homme » et sa fonction polémogène. Les droits de l’homme permettent d’exprimer juridiquement la subjectivité de l’individu par delà les déterminismes sociaux de celui-ci. En même temps, derrière cette apparente neutralité que retranscrit l’analyse positiviste traditionnelle, les droits de l’homme soulèvent en permanence non plus des questions de droit mais des questions relatives aux valeurs de notre société – droit à la vie, droit à la mort, droit de porter des signes religieux dans la sphère publique... Or, cette problématique est délibérément mise de côté dans les ouvrages consacrés aux droits de l’homme de façon à se contenter d’une synthèse opérationnelle conforme à une analyse formelle dans laquelle l’interprétation des termes présents dans les textes est détachée de tout enjeu de valeur30. L’argumentation formelle classique en droit à partir du mode de raisonnement syllogistique et de la recherche de l’adéquation des faits aux textes se transforme en argumentation sur la substance même des faits – le droit devient ainsi l’habillage du politique lorsqu’il s’exprime non dans la sphère publique mais dans la sphère judiciaire. 30 Frédéric Sudre, Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme, Paris, PUF, coll. Thémis, janvier 2009, p. 2 : « Même si l’on peut toujours critiquer une jurisprudence ici ou là trop « constructive », dénoncer son influence parfois destabilisante sur le droit national, s’interroger sur la légitimité de la création du droit par le juge (notamment quand il est européen), on ne saurait nier que le droit de la CEDH a profondément rénové le domaine des droits et libertés ». - 19 - Une partie de la doctrine « ose » s’interroger sur l’exigence de neutralité scientifique que s’imposerait la doctrine juridique. A travers notamment la question du commentaire du statut des juifs de Vichy, elle dénonce cette neutralité qui, sous couvert de science, ne voit pas que le droit qu’elle commente peut être singulièrement injuste – sans compter bien évidemment la dimension politique qu’il véhicule ou incarne. Cette doctrine est cependant très minoritaire. Quant à l’analyse des droits de l’homme, est plus précisément questionnée le décalage entre les exigences textuelles et la réalité quotidienne31. Bref, par un phénomène inverse, le chercheur qui dénonce le positivisme abstrait trouve dans les droits de l’homme une justification permanente à ses critiques et combats au point de ne plus disposer du recul nécessaire pour mesurer que les principes qu’il invoque ne bénéficie pas forcément de l’assise textuelle qu’il croit. Il y a ici une mutation parfaitement révélatrice de la différence entre la tradition juridique française et le mode de raisonnement qu’impose la référence aux droits de l’homme. Cette mutation, parce qu’elle touche le cœur du droit français – il est courant de dire que le Code civil est la véritable constitution de la France32 -, porte en elle un changement de société qui n’est pas réductible à la simple notion de revirement de jurisprudence. C’est pourquoi il est indispensable de distinguer entre l’étude de la jurisprudence et l’étude des phénomènes sociaux à partir du champ juridique : - d’un côté, la systématisation juridique qui tient compte des caractéristiques de la règle de droit ainsi que des méthodes d’interprétation propres à cette discipline ; - de l’autre, le comportement de l’individu en société en tant qu’il est déterminé par ses normes, en tant également qu’il influe sur ses normes. 31 D. Lochak, Les droits de l’homme : ambivalences et tensions, Revue internationale de Psychosociologie n° 23, 2004, p. 25-45. 32 Cf la synthèse sur le sujet par P. Mazeaud, Le code civil et la conscience collective française, Pouvoirs, n°110, 2004, p. 152-159, spec. p. 155 : « À la suite de Demolombe qui, le premier, a qualifié le code civil de « Constitution de la société civile française », le doyen Carbonnier, à qui doit tant la rénovation du droit de la famille, développait cette idée : « La véritable constitution de la France, c’est le code civil… sociologiquement, il a bien le sens d’une constitution, car en lui sont récapitulées les idées autour desquelles la société française s’est constituée au sortir de la Révolution et continue de se constituer de nos jours encore, développant ces idées, les transformant peut-être, sans jamais les renier. » On ajoutera que la solidité de cette « constitution civile » a grandement aidé la société française à traverser une histoire mouvementée, longtemps caractérisée par l’instabilité des constitutions politiques ». - 20 - Nous retrouvons ici les règles de méthode esquissées, comme on s’en doute avec des nuances, par E. Durkheim comme par M. Weber qui justifie le projet d’inscrire la sociologie du droit comme élément central d’une théorie sociale générale. SECTION 2 : LA SOCIOLOGIE DU DROIT COMME ELEMENT CENTRAL D’UNE THEORIE SOCIALE GENERALE L’étude des règles de droit – ou pour bien marquer la nuance avec la démarche précédemment exposée de systématisation de la jurisprudence, le phénomène juridique -, loin d’être un domaine de la recherche sociologique parmi tant d’autres, en constitue un élément central. D’ailleurs, le premier ouvrage de sociologie, si on en croit la présentation de R. Aron33 et de E Durkheim même, s’intitule De l’esprit des lois de Montesquieu34. Dès l’époque, il apparaît d’un côté que la prise en compte du droit est indispensable pour expliquer la société et, de l’autre, qu’il est difficile d’autonomiser l’analyse du phénomène juridique pour interpréter les évolutions sociales. Le commentaire d'E. Durkheim sur Montesquieu mérite attention : « Sans doute, dans cet ouvrage, Montesquieu n'a pas traité de tous les faits sociaux, mais d'un seul genre parmi ceux-ci, a savoir : des lois. Toutefois la méthode qu'il emploie pour interpréter les différentes formes du droit, est valable aussi pour les autres institutions sociales et peut leur être appliquée d'une façon générale. Bien mieux, comme les lois touchent à la vie sociale toute entière, Montesquieu aborde nécessairement celle-ci à peu près sous tous ses aspects : c'est ainsi que pour exposer ce qu'est le droit domestique, comment les lois s'harmonisent avec la religion, la moralité, etc., il est obligé de considérer la nature de la famille, de la religion, de la moralité, si bien qu'il a, au vrai, écrit un traité portant sur l'ensemble des faits sociaux »35 (c’est nous qui soulignons). 33 R. Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1967. 34 E. Durkheim, La contribution de Montesquieu à la constitution de la science sociale, 1892, p. 46. Toutes les citations d'E. Durkheim proviennent des œuvres mises en ligne par l’université du Québec, uqac. « .Si donc il n'a pas expressément tiré les conclusions qui étaient impliquées dans ses principes, il a du moins ouvert la voie à ses successeurs, qui, en instituant la sociologie, ne feront presque rien de plus que de donner un nom à un genre d'études qu'il a inauguré ». 35 Art. préc. p. 7. - 21 - Comme le dira le philosophe A. Kojève de façon lapidaire : « il est impossible d’étudier la réalité humaine sans se heurter tôt ou tard au phénomène du droit » 36. Que ce soit en effet E. Durkheim comme M. Weber, l’appréhension du phénomène juridique constitue un axe majeur de leurs travaux sous deux aspects : - il n’est pas possible d’étudier la société sans étudier les règles qui y sont présentes ; - il difficile de limiter l’appréhension d’un fait social à sa seule dimension juridique – c’est ce point que nous nuancerons par la suite. Revenir à E. Durkheim comme à M. Weber permettra ainsi de montrer en quoi l’étude du droit dans l’appréhension du fait social est un élément central de la démarche sociologique (Paragraphe 1) ; nous distinguerons ensuite notre présente démarche de celle généralement qualifiée de sociologie du droit ou de socio-histoire37 (Paragraphe 2). PARAGRAPHE 1 : LA PLACE DU DROIT DANS LA SOCIOLOGIE DE E. DURKHEIM ET M. WEBER Comme indiqué, le phénomène juridique est indissociable de tout phénomène social. C’est pourquoi, les textes fondateurs de la sociologie sont imprégnés de références juridiques au point que l’on peut se demander si, d’un côté, E. Durkheim n’accorde pas une plus grande importance au droit (1) que M. Weber (2). 1) E. DURKHEIM, SOCIOLOGUE DU DROIT ? Pour E. Durkheim, les premières leçons de sociologie qu’il dispense ont pour sous-titre Physique des mœurs et du droit. Quant à l’ouvrage De la division du travail social, il pose les bases de ce que l’on pourrait qualifier de sociologie du droit si, comme nous le montrerons par la suite, cette qualification n’avait pas été dévoyée. L’exposé des débats provoqués par une telle approche nous permettra d’affiner notre manière d’appréhender le phénomène juridique dans l’optique qui est la notre : l’influence de la référence aux droits 36 A. Kojeve, Esquisse d’une phénoménologie du droit, Tel Gallimard, 2005, p. 10. Et l’auteur de poursuivre, « Notamment si l’on considère l’aspect politique de cette réalité », ce qui rejoint l’analyse proposée par M. Weber. A. Kojève est cependant le grand absent des ouvrages de sociologie du droit. 37 Comp. J. Commaille, P. Duran, Pour une sociologie politique du droit : présentation, L'Année sociologique, n°59, 2009, p. 11-28, spec. p. 15 : « Le droit est ici conçu comme constitutif de la réalité sociale et non pas comme relevant d’une sphère autonome dont il conviendrait d’observer les relations avec le social ». Nous sommes quand même atterrés de constater qu’il a fallu attendre 2009 pour que des sociologues retrouvent cette évidence ! - 22 - de l’homme sur l’identité religieuse. Nous exposerons à cet effet la place du droit dans la sociologie de E. Durkheim (1) ainsi que les critiques que lui ont adressées G. Tarde (2) et M. Foucault (3), critiques que nous reprendrons à notre compte afin de définir une méthode de recherche adéquate. a) La place du droit dans la sociologie de E. Durkheim Le droit constitue un élément central de la définition classique selon laquelle « les faits sociaux doivent être traités comme des choses ». L’auteur explique pourquoi le phénomène juridique présente un angle d’étude objectif de la société - « Pour soumettre à la science un ordre de faits, il ne suffit pas de les observer avec soin, de les décrire, de les classer ; mais, ce qui est beaucoup plus difficile, il faut encore (…) trouver le biais par où ils sont scientifiques, c'est-à-dire découvrir en eux quelque élément objectif qui comporte une détermination exacte, et, si c'est possible, la mesure. On verra, notamment, comment nous avons étudié la solidarité sociale à travers le système des règles juridiques ; comment, dans la recherche des causes, nous avons écarté tout ce qui se prête trop aux jugements personnels et aux appréciations subjectives, afin d'atteindre certains faits de structure sociale assez profonds pour pouvoir être objets d'entendement, et, par conséquent, de science»38 (c’est nous qui soulignons). D’autre part, il nous explique comment procéder de façon à ne pas se cantonner à une simple démarche positiviste : « Puisque le droit reproduit les formes principales de la solidarité sociale, nous n'avons qu'à classer les différentes espèces de droit pour chercher ensuite quelles sont les différentes espèces de solidarité sociale qui y correspondent. Il est dès à présent probable qu'il en est une qui symbolise cette solidarité spéciale dont la division du travail est la cause. Cela fait, pour mesurer la part de cette dernière, il suffira de comparer le nombre des règles juridiques qui l'expriment au volume total du droit »39. Ainsi, la dimension juridique est intrinsèquement liée à la définition du fait social mais l’analyse du fait social dépasse l’analyse des règles qui le constituent : la causalité n’est pas la même ; le droit est un élément éminemment quantifiable pour rendre compte des phénomènes sociaux. Dans l’ouvrage, Les règles de la méthode sociologique, E. Durkheim se réfère une nouvelle fois à l’intérêt « objectif » d’étudier les règles de droit afin d’« aborder le règne social par les endroits où il offre le plus prise à l'investigation scientifique ». C'est seulement ensuite qu'il sera possible de pousser plus loin la recherche, et, par des travaux 38 E Durkheim, De la division du travail, 1893, p. 45. 39 E. Durkheim, op. préc., p. 71. - 23 - d'approche progressifs, « d'enserrer peu à peu cette réalité fuyante dont l'esprit humain ne pourra jamais, peut-être, se saisir complètement »40. Encore une fois, il faut partir de ce que l’on peut objectivement constater en tant qu’éléments qui s’impose à l’individu indépendamment de lui pour ensuite approfondir la perception du fait social. A l’époque, mise à part la controverse avec G. Tarde sur laquelle nous reviendrons, E. Durkheim est principalement critiqué en raison principalement de l’importance qu’il accorde aux règles juridiques pour identifier un fait social. G. Palante, résume ainsi la méthode durkheimienne : « Comme nos sentiments sont variables et discutables, nous devons chercher dans le monde extérieur des phénomènes fixes, vraiment objectifs qui nous serviront à mesurer les phénomènes sociaux. Les règles juridiques par exemple rempliront ce rôle. En considérant les variations du nombre des règles relatives à certains délits dans certaines sociétés nous pourrons étudier objectivement les variations de la solidarité sociale »41. Le débat continue de structurer la discussion sociologique. L’auteur aujourd’hui redécouvert et classé comme philosophe nietzschéen de gauche, stigmatise précisément cet aspect de la méthode durkheimienne en raison du peu de place qu’elle laisse à la liberté individuelle ignorant ici que la règle est la condition préalable de la liberté. Ce mouvement de « retour » à G. Palante participe peut-être d’une tentative de maintenir une sociologie détachée de toute prise en compte du phénomène juridique dans la détermination d’un fait social global de façon à se limiter à des micro-faits sociaux42. D’autres écrits de E. Durkheim confirmeront l’intérêt que présente l’étude du droit pour véritablement faire œuvre de sociologue. Certains textes traitent d’ailleurs parfaitement de l’influence des textes sur le comportement et peuvent être qualifiés de monographies sociologiques de phénomènes juridiques. C’est le cas par exemple de l’étude sur « Le divorce par consentement mutuel » qui expose les conséquences de l’introduction d’une telle règle sur les individus43 ou des études davantage ethnographiques sur « Le droit 40 E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1893, p. 38. 41 G. Palante, Précis de sociologie, Alcan, 1921, p. 19, consulté sur le site de la Bibliothèque de France, Gallica. 42 Pour un exemple de référence à l’œuvre de G. Palante par un sociologue dont les travaux n’accordent pas une grande importance à l’influence des règles dans la détermination des comportements en dépit de la revendication de l’héritage durkheimien, F. de Singly, Les Uns avec les autres : quand l'individualisme crée du lien, Armand Colin, 2003. 43 E. Durkheim, Le divorce par consentement mutuel, 1906, p. 15. « Que, comme toute règle, la règle matrimoniale puisse être dure parfois dans la manière dont elle est appliquée aux individus, rien n'est plus - 24 - matrimonial juif », ou au Japon publiées en 1905. L’auteur, enfin, n’a eu de cesse de montrer l’importance de l’évolution de la loi pénale comme l’illustrent ses réflexions sur le droit pénal pour distinguer les mutations sociales44. Ces points rappelés, la méthode ici proposée soulève une question majeure autour de laquelle il est possible de structurer les principales critiques adressées à E. Durkheim : la méthode sociologique exposée est-elle suffisante pour rendre compte des évolutions sur le comportement de l’individu ? Autrement dit, au regard de la perspective qui est la notre, s’il nous est possible d’identifier une référence massive aux droits de l’homme tant dans le droit que dans le discours contemporain, cette simple approche doit être complétée pour mesurer l’éventuelle mutation sociale que cela implique. En cela, il nous paraît utile de revenir sur le débat entre G. Tarde et E. Durkheim ainsi que sur les critiques que le philosophe M. Foucault a adressées à E. Durkheim. C’est sur la base de ce double corpus théorique que nous justifierons notre démarche pour ensuite la distinguer d’autres approches du phénomène juridique. b) Le débat entre G. Tarde et E. Durkheim ou comment identifier l’influence de la règle de droit sur les changements sociaux Si, comme nous l’avons montré, le droit occupe une place centrale dans l’appréhension du fait social proposée par E. Durkheim, il est légitime de reprendre, sous cet angle, la controverse avec G. Tarde. G. Tarde est juriste de formation. En 1891, c’est-à-dire avant la parution de l’ouvrage d'E. Durkheim sur la division du travail social, il publie un ouvrage intitulé « Les transformations du droit, étude sociologique ». Pour autant, si E. Durkheim connaît et critique en permanence l’œuvre de Tarde au point que celui-ci estimera que le livre sur le suicide est intégralement dirigé contre lui45, il paraît ignorer – délibérément ? – le travail de vraisemblable ; ce n'est pas une raison pour l'affaiblit. Les individus eux-mêmes seraient les premiers à en pâtir ». 44 Cf la conclusion de E. Durkheim, Deux lois de l’évolution de la loi pénale, 1901 : « Nous sommes arrivés au moment où les institutions pénales du passé ou bien ont disparu ou bien ne survivent plus que par la force de l'habitude, mais sans que d'autres soient nées qui répondent mieux aux aspirations nouvelles de la conscience morale ». 45 G. Tarde, Contre Durkheim, à propos de son suicide, 1897, in M. Berlandi, M. Cherkaoui (dir.), Le Suicide un siècle après Durkheim, p. 219-255, PUF, 2000. - 25 - Tarde sur le droit. Nulle mention de cet ouvrage ni dans De la division du travail social, ni dans un texte de 1893 consacré à L’origine de l’idée de droit, ni dans celui consacré aux Deux lois de l’évolution pénale (1900). E. Durkheim se concentre essentiellement sur la critique du concept d’imitation qui empêcherait l’élaboration de la sociologie comme science en raison de sa dimension psychologisante. Près de 100 ans plus tard, les auteurs se réclamant de E. Durkheim continuent en quelque sorte le combat : ainsi, pour L. Pinto46, il s’agit ni plus moins encore et toujours de fonder la sociologie comme science par opposition au simple psychologisme. Il ne faut donc pas s’étonner si, en parallèle à cette vigoureuse défense de la sociologie, cet auteur s’emploie à discréditer la référence moderne à G. Tarde de façon à instiller un soupçon sur les méthodes utilisées par cet auteur47. Peut-être qu’indirectement, l’ouvrage « Le suicide » marquerait le basculement d’une sociologie originellement fortement ancrée dans l’analyse des phénomènes juridiques vers une sociologie finalement détachée de toute prise en considération du phénomène juridique dans la perception du fait social. Or, l’approche de G. Tarde en la matière mérite le plus grand intérêt d’un double point de vue : - le problème du respect de l’obligation au culte commun pour des populations d’origine différente – ce que nous appelons aujourd’hui multiculturalisme - « L'une des plus rigoureuses obligations de droit, en tout pays théocratique (et presque toute société commence par là), est l'obligation de croire. Or, à l'origine, elle est un simple héritage physiologique. Vous êtes né de parents musulmans ou chrétiens, vous devez croire à la loi de Mahomet ou de jésus, comme, sous les Mérovingiens, les familles franques, wisigothes, romaines, entremêlées sur le sol gaulois, suivaient chacune sa législation propre. Mais plus tard, c'est le fait d'habiter un pays musulman ou chrétien, qui, indépendamment de toute parenté, crée l'obligation de croyance musulmane ou chrétienne, comme la soumission à la législation nationale, la même pour toute une population parente ou non » 48. - l’absence de caractère inéluctable du processus de laïcisation – soit, en termes médiatiques, le retour du religieux : L’auteur conteste cette loi à partir d’une analyse de l’œuvre de J. Bodin et conclut sur ce point : « Et toutefois, comme il faut bien que chaque époque érige à cet égard ses préférences ou ses habitudes en lois, il (J. Bodin) a tendance à 46 L. Pinto, Le collectif et l’individuel. Considérations durkheimiennes, Seuil, Éditions Raisons d’agir, 2009, spéc. p. 39-54. 47 L. Pinto, op. préc., p. 73-93. 48 G. Tarde, Les transformations du Droit, étude sociologique, Berg International, 1993, note 5, p. 121. - 26 - regarder, dans chacune de ses couples de transformations, l’une comme normale et l’autre comme anormale, mais il se trouve que son choix est précisément l’inverse du notre » 49. Plus largement, peut-être n’est-il pas possible d’étudier un phénomène juridique sans indirectement retrouver le postulat de l’individualisme méthodologique, c’est-à-dire recourir à l’analyse des actions des individus et de leur interaction pour expliquer un phénomène collectif. C’est ce dont témoigne l’interprétation renouvelée qui a pu être proposée de l’ouvrage de P. Fauconnet sur la responsabilité : ce livre porterait en germe, en dépit de sa filiation expressément durkheimienne, le postulat de l’individualisme méthodologique50. Ce point mis à part, l’approche de G. Tarde, la critique qu’il formule à l’égard de la conception du fait social propre à E. Durkheim favorisent une analyse moins mécaniste de l’influence des règles sur la société. Or, c’est précisément cette absence de mécanicité qu’introduit l’invocation des normes religieuses par le biais des droits de l’homme, absence de mécanicité qui nuance de facto les perspectives irénistes suggérées par E. Durkheim - « Les vieux idéaux et les divinités qui les incarnaient sont en train de mourir, parce qu'ils ne répondent plus suffisamment aux aspirations nouvelles qui se sont fait jour, et les nouveaux idéaux qui nous seraient nécessaires pour orienter notre vie ne sont pas nés » 51. Il ne s’agit pas de trancher la controverse entre ces deux auteurs mais de montrer la nécessité d’affiner les méthodes d’identification du fait social à partir du moment où l’appréhension de celui-ci dépend de normes. Car, là peut-être se situe la différence d’approche entre E. Durkheim et G. Tarde : E. Durkheim conceptualise les mutations sociales à partir des normes sans prendre en compte les caractéristiques de la dynamique contentieuse ; il raisonne sur un modèle dans lequel le législateur se situe au centre avec pour point d’ancrage le droit pénal et la dimension d’automaticité des peines résultant de la commission d’une infraction. Il relativise de la sorte la dynamique judiciaire du droit 49 G. Tarde, op. préc., note 10, p. 75. 50 T. Tirbois, Paul Fauconnet (1938-1974) Aux fondements de la sociologie juridique française, in Petite anthologie des auteurs oubliés, Anamnèse, L’harmattan, 2005, n°0, vol. 1, p. 45-54 ; adde la présentation qu’en donne R. Karsenti, « Nul n'est censé ignorer la loi » Le droit pénal, de Durkheim à Fauconnet, Archives de philosophie, n°67, 2004 p. 557-581, spéc. p. 557 : « Comment, dans un cadre déterministe qui met au premier plan contrainte sociale exercée sur l’individu, l’expérience de la responsabilité est-elle concevable ? Ne doit-on réduire cette expérience à une pure illusion, s’il est vrai que c’est l’instance sociale qui agit en l’individu même, alors que celui-ci se reconnaît et est reconnu comme la source de ses actes ? ». 51 E. Durkheim, L’avenir de la religion, 1914, p. 9. - 27 - singulièrement absente de ses travaux et sa faculté naturelle de propagation – une fois une décision rendue sur un thème, pourquoi une autre ne serait pas également rendue sur un thème similaire, pourquoi un autre individu ne chercherait-il pas à obtenir le même résultat52 ? En cela, sans pour autant sombrer dans le psychologisme, notre approche ne se contente par uniquement des textes mais prend en compte les évolutions du contentieux relatifs à la mise en œuvre de ces textes. A partir du moment où ces contentieux introduisent des questions religieuses en raison des différences de culture de l’individu, ils posent explicitement la question de la croyance en la force de la norme. Pour reprendre les analyses de J. Monnerot formulées dans le sillon creusé par G. Tarde, il convient de dissocier au sein de l’individu sa nature de sujet de droit de celle de sujet de la religion. L’étude d’une situation donnée nécessite l’appréhension aussi bien de l’aptitude psychologique envers les rites qu’envers les règles. Il n’y a donc pas retour du religieux, seulement un changement de comportement induit par un ensemble de facteurs indépendamment du caractère fixe des règles tant civiles que religieuses53. On comprend ainsi l’enjeu d’une identification du fait social tant à partir des différentes règles que du contentieux qu’elle génère. A s’en tenir à une approche conforme à tradition durkheimienne, l’état du droit nous donne un indice des formes de la société ; la dynamique contentieuse est singulièrement absente. Pratiquement, cela revient à supposer dans l’étude sociologique des règles un sens objectif alors que le sens n’est que le produit de l’interprétation intervenant à la suite d’un conflit dans laquelle chacune des parties argumente la justesse de ses prétentions. Bref, le droit est une voie d’entrée principale pour 52 Cf G. Tarde, op. cit. p. 94 : « Parmi les innombrables interprétations, dont les textes de Lois - comme les versets de l'Écriture, sont susceptibles, le juge doit choisir ; et, s'il choisissait arbitrairement, dans chaque affaire, sans se préoccuper de ses solutions passées, ni des arrêts rendus dans des espèces analogues, par des Cours supérieures, l'unité de législation n'empêcherait pas l'anarchie juridique. Aussi le juge est-il nécessairement, essentiellement routinier ; cette sainte routine, qui s'appelle sa jurisprudence, est l'objet de son culte le plus fervent. Mais il n'est pas toujours soucieux au même degré de ne pas se contredire, de ne pas dévier de sa ligne et de la ligne de ses prédécesseurs ; il l'est de moins en moins quand l'esprit de conservation et de tradition baisse dans la société ambiante ; et alors, il a bien plutôt, et de plus en plus, souci de décider comme la plupart des autres juges, ses contemporains, ne fussent-ils même pas ses supérieurs hiérarchiques ». 53 Cf J. Monnerot, Les faits sociaux ne sont pas des choses, Gallimard, 1949. - 28 - appréhender un fait social ; il génère toujours davantage de contentieux54 ; il devient donc réducteur d’écarter la logique de l’imitation pour analyser un fait social. Dans ce cadre, la critique que M. Foucault formule à l’encontre de E. Durkheim permet de compléter notre approche méthodologique en ce qu’elle rappelle que, par delà l’apparente neutralité technique, le droit présente nécessairement une dimension politique. c) Les critiques de M. Foucault ou la nécessité de prendre en compte la dimension politique des règles Toutes choses étant égales par ailleurs, nous reprenons à notre compte la critique de M. Foucault de la sociologie d’inspiration durkheimienne pour compléter notre méthode d’appréhension du fait social que représente la référence constante aux droits de l’homme et, plus particulièrement, à propos des questions religieuses. Préalablement, nous soulignerons que la référence à M. Foucault s’inscrit pleinement dans le débat sociologique moderne. A ce titre, le sociologue B. Lahire utilise son œuvre pour exposer la spécificité du travail sociologique et le distinguer ainsi du travail philosophique55. L’œuvre de M. Foucault constitue une réflexion sur les règles, sur notre relation aux règles et sur l’évolution de celles-ci. L’approche de M. Foucault conforte la critique de G. Tarde, même s’il n’y fait pas référence ; elle confirme l’intérêt d’une approche sociologique du contentieux. Elle constitue un élément de notre démarche qui consiste à proposer une analyse sociologique d’un phénomène juridique qu’il n’est pas possible de cantonner à une simple évolution du droit positif pour la simple raison qu’il est intimement lié à une logique politique non formulée. Là encore, la référence à la norme juridique constitue un fil directeur de l’œuvre de cet auteur. La majeure partie du corpus de « L’histoire de la folie à l’âge classique56 » porte sur la catégorisation des fous émanant des institutions. L’auteur fonde logiquement sa démarche sur un édit royal du 27 avril 1656 à l’origine de la création de l’hôtel Dieu. Un règlement administratif plus que « le Discours de la méthode » pour comprendre une époque. C’est dans Surveiller et punir, que M. Foucault critique E. Durkheim et considère que celui-ci a élaboré une théorie qui ne rend pas compte des pratiques et de l’impact de celles-ci sur le 54 Pour un exposé de cette conception du droit, L. Cadiet, Le spectre de la société contentieuse, in Écrits en hommage à Gérard Cornu, PUF, 1994, p. 29-50. 55 B. Lahire, L’esprit sociologique de M. Foucault in B. Lahire, L’esprit sociologique, La découverte, 2005, p. 112-128. 56 M. Foucault, L’histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1964. - 29 - changement des règles. L’objectif annoncé est le suivant : « Prendre les pratiques pénales moins comme une conséquence des théories juridiques que comme un chapitre de l’anatomie politique »57. M. Foucault contredit ici la perspective introduite par E. Durkheim davantage centrée sur les correspondances entre formes sociales et règles de droit indépendamment de l’interprétation judiciaire, pour reprendre l’optique de G. Tarde. Il introduit une nouveauté : la dimension politique du phénomène juridique. Dans ce cadre, le programme de recherche fixé par M. Foucault permet de délimiter parfaitement l’intérêt de s’attacher à étudier l’importance que joue un corps de règles à un moment donné - « L’histoire de la subjectivité, c’est-à-dire des rapports entre sujet et vérité (est) la très longue, la très lente transformation d’un dispositif de subjectivité défini par la spiritualité du savoir et la pratique de la vérité par le sujet, en cet autre dispositif de subjectivité qui est le nôtre et qui est commandé, je crois, par la question de la connaissance du sujet par lui-même, et de l’obéissance du sujet à la loi » 58. De façon anecdotique, nous pouvons relever chez cet auteur, une construction de la subjectivité à partir des droits de l’homme dès 1981 alors même que les textes relatifs à ces droits ne participent pas du discours juridique59. Le programme est plus précisément défini en 1982 dans un texte intitulé Le sujet et le pouvoir dans lequel l’auteur énonce : « il nous faut promouvoir de nouvelles formes de subjectivité en refusant le type d’individualité qu’on nous a imposé pendant plusieurs siècles » 60. Dans cette perspective, si on met de côté l’enjeu philosophico-politique, la réflexion sur l’individu et son identité passe par l’étude de la perception par l’individu des droits de l’homme, par l’exposé du contexte sociologique dans lequel s’effectue la référence quotidienne à ces textes. M. Foucault, dans un texte expressément consacré à la vérité juridique, illustre parfaitement la nécessité d’une étude des textes pour saisir la construction de l’individu, ce qu’il appelle le sujet et sa subjectivité « un sujet qui n’est pas donné définitivement, qui n’est pas ce à partir de quoi la vérité arrive à l’histoire, mais (...) qui se constitue à l’intérieur même de l’histoire, et qui est à chaque instant fondé et refondé par l’histoire » 61. On mesure ainsi comment la norme juridique par le biais des droits de l’homme peut servir 57 M. Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 23. 58 M. Foucault, L'Hermeneutique du sujet : Cours au Collège de France (1981-1982), Seuil, 2001 p. 305. 59 M. Foucault, Contre les gouvernements, les droits de l’homme, in Dits et Ecrits IV, Gallimard, 1994, p. 701. 60 M. Foucault, op. préc., p. 232. 61 M. Foucault, La vérité et les formes juridiques, in Dits et écrits II, Gallimard, 1994, p. 542. - 30 - à l’étude de l’identité et plus uniquement des mutations sociales. Autrement dit, il y a une autonomie du phénomène juridique dont l’étude, droit positif mis à part, peut permettre l’appréhension sociale sur un mode inversé à celui élaboré par E. Durkheim : le droit ne se résume pas à une simple technique ; le droit constitue le fait social. Notre propos s’inscrit ainsi dans des travaux historiques récents sur l’identité inspirés de la démarche initiée par M. Foucault, à une nuance près, il s’agit pour nous, comme nous le justifierons par la suite de comprendre une réalité contemporaine et non de rendre compte d’une période de l’histoire. L’exemple du traitement du féminisme illustre parfaitement les enjeux que soulève l’appréhension de l’identité religieuse sur la base des droits de l’homme. Dans le cas de la confrontation des principes relatifs aux droits de l’homme à la situation réelle des femmes à travers l’histoire, se pose en filigrane la question de l’universalisme de la référence aux droits de l’homme pour identifier les fondements du républicanisme mais également la problématique de l’affirmation de la différence de la femme pour se voir reconnaître des droits62. A l’identique, si les droits de l’homme servent de vecteur de l’identité religieuse alors, dans le même mouvement, il devient nécessaire de repenser la place des religions dans la société tant au regard du principe d’égalité entre les individus qu’au regard de la référence commune au principe de laïcité – cela s’inscrit communément dans la problématique contemporaine du multiculturalisme. Ainsi, à travers ce rapide exposé de la pensée d'E. Durkheim et de deux de ses critiques, nous avons essayé de montrer que la prise en compte de la dimension juridique d’une situation est une démarche préalable à la définition d’un fait social. Plus encore, l’appréhension de cette dimension est indispensable pour cerner la problématique moderne de l’identité et du sujet. Enfin, elle peut même se révéler suffisante pour constituer le fait social lui-même à partir du moment où, au titre de la réalité sociale, s’impose la figure de la société contentieuse, soit la société dont la définition procède du jeu des règles. Ces bases méthodologiques posées, l’exposé succinct de la place du droit dans la sociologie d’inspiration wéberienne permettra non seulement d’approfondir la démarche mais aussi de justifier les critiques que nous adresserons par la suite à ce qu’il est notamment convenu d’appeler la sociologie du droit. 2) MAX WEBER ET LA SOCIOLOGIE DU DROIT 62 J. W. Scott, Only paradoxes to offer. French Feminists and the Rights of Man, Harvard University Press, 1996. - 31 - Il y a un paradoxe Weber tout comme il y a un paradoxe Durkheim. Pour E. Durkheim, en dépit d’une référence constante à la nécessité de connaître les règles juridiques pour comprendre un fait social, cette dimension nous paraît avoir été singulièrement éclipsée des études se réclamant aujourd’hui de cet auteur63, contrairement en cela à ses plus proches disciples, P. Fauconnet et C. Bouglé. M. Weber, en dépit ou à cause d’un double doctorat en droit – droit des affaires et histoire du droit -, délimite le droit comme objet d’étude sociologique mais n’en fait pas pour autant un élément central de sa conception de la sociologie. Cette délimitation n’en reste pas moins essentielle pour une étude précisément fondée sur l’appréhension de règles et de jurisprudence d’autant qu’elle introduit un élément fondamental – à notre avis – absent ou peu explicite dans la pensée d'E. Durkheim. Cet élément, c’est tout simplement, et le passage mérite d’être reproduit in extenso, le fait que la règle n’est pas dissociable de sa représentation, ce qui en termes techniques renvoie aux multiples interprétations qui peuvent en être faites : « les représentations que les hommes se font de la « signification » et de la « validité » de certaines propositions juridiques jouent un rôle important. Elle ne va pas au-delà de la constatation de la présence effective de telles représentations portant sur la validité sauf 1) qu’elle prend également en considération la probabilité de la diffusion de ces représentations ; 2) qu’elle réfléchit au fait qu’il règne chaque fois empiriquement dans la tête d’hommes déterminés certaines représentations sur le « sens » à donner à une « proposition juridique » reçue comme valable, d’où il résulte que, dans certaines circonstances déterminables, l’activité peut s’orienter rationnellement d’après certaines « expectations » et donner des chances déterminées à des individus concrets » 64. Nous retrouvons ici un point déjà évoqué par G. Tarde : la dynamique juridique, ce que le sociologue N. Luhmann dans une optique plus large appelle le caractère auto-poïétique du système juridique, c’est-à-dire « d’un système qui est capable de se reproduire à partir de ses propres éléments et dont l’essentiel de l’activité est consacré à la régénération de ceux-ci »65. Le second point présente, dans la perspective qui est la nôtre, une importance 63 Cf Pour une illustration, L. Pinto, op. préc. 64 M. Weber, Essai sur la théorie de la science, éd. Presses Pocket, 2000, p. 319-320. 65 J. Clam, op. cit. p. 248. Nous ne cacherons pas que notre connaissance de l’œuvre du sociologue N. Luhmann tient pour une bonne part de l’interprétation d’ensemble proposée par cet auteur avec l’assentiment exprès de N. Luhmann. - 32 - considérable : il détache la règle de toute « conscience morale » pour reprendre la terminologie durkheimienne de façon à éviter de plaquer une conception normalisatrice sur l’étude d’un phénomène juridique. Or, c’est précisément ce point qui fait défaut en matière de droits de l’homme66 notamment en doctrine juridique : pour citer la doxa dominante, si les droits sont déclarés, n’est-ce pas qu’ils doivent s’imposer à nous ? Pour prendre un exemple parmi tant d’autres, voici comment un éminent auteur dans l’encyclopédie Dalloz, généralement considérée comme une référence par le monde universitaire introduit la rubrique Droits de l’homme : « Parce que l'homme est partout le même, les mêmes règles doivent valoir pour tout homme, à toute époque et en tous lieux. L'universalité des droits de l'homme tient à ce que partout est perçue cette exigence fondamentale que quelque chose est dû à l'être humain parce qu'il est un être humain. La Déclaration universelle incarne cette vocation d'universalité (le concept d'universalité des droits de l'homme n'est cependant pas admis par tous et n'est pas… universel) et proclame que les droits de l'homme sont des prérogatives que chaque ordre juridique reconnaît non seulement à ses ressortissants mais à tout homme. Le droit international des droits de l'homme, dont la Déclaration jette les bases, prétend exprimer des valeurs communes dignité de l'homme, égalité des hommes - transcendant les intérêts étatiques »67. Le propos souligné par nous est révélateur d’une approche juridique de la matière foncièrement contradictoire puisque l’universalité juridique affirmée est finalement sociologiquement contredite. A ce simple constat commun depuis E. Burke et de J. de Maistre s’ajoute une autre perspective : l’universel n’a pas forcément le sens que l’on veut bien lui prêter. L’approche wéberienne justifie en outre le recours à l’histoire pour rendre compte d’un phénomène juridique. Comme l’explique C. Colliot-Thélène68, la recherche d’une éventuelle différence entre le passé et le présent porte non sur un éventuel sens à donner à une évolution mais sur le champ d’application d’un instrument juridique et sur sa nature. L’identité de termes ou d’instruments à l’instar du contrat ne préfigure en rien à travers l’histoire une identité de sens et de portée. Pour citer une nouvelle fois M. Weber, « Quand elle est obligée d'utiliser dans ce cas ou dans d'autres le même terme que la science juridique, le sens qu'elle vise n'est cependant pas celui qui est reconnu comme «juste » du point de vue juridique. C'est le destin inévitable de toute sociologie, d'être obligée d'utiliser très souvent, au cours de l'étude de l'activité réelle qui, manifeste partout de constantes 66 N. Luhmann propose une lecture fonctionnaliste des droits fondamentaux de façon à mettre l’accent sur leur dimension contingente du point de vue du sociologue. Cf J. Clam, op. cit, p. 81-85. 67 F. Sudre, Article Droits de l’homme, Encyclopédie Dalloz, Droit international, 2010. 68 C. Tolliot-Thélène, Etudes wébériennes : Rationalités, histoires, droits, PUF, 2001, p. 272. - 33 - transitions entre les cas « typiques », les expressions rigoureuses du droit parce que fondées sur une interprétation syllogistique des normes, quitte à leur substituer par la suite son propre sens, radicalement différent du sens juridique »69. Autrement dit, ce n’est pas parce que les droits de l’homme sont inscrits dans les textes depuis 1789 qu’ils présentent aujourd’hui le même sens et la même portée qu’auparavant. Ce point ressort parfaitement de l’ouvrage intitulé Sociologie du droit. Pour M. Weber, il s’agit d’abord et avant tout de décrire un processus pour rendre compte des manifestations de phénomènes juridiques comme le contrat et les droits subjectifs à travers l’histoire. Nous sommes ici plus proches d’une anthropologie juridique qui porterait sur le Droit avec majuscule que d’une véritable approche sociologique du droit. Cette démarche compréhensive ne s’accomplit pleinement que dans une sociologie de l’Etat ; elle illustre dès l’origine la difficulté d’autonomiser le phénomène juridique comme objet d’étude scientifique du phénomène politique. L’étude du droit se situe alors entre la sociologie, la philosophie et sa dimension technique. En cela, elle n’est peut-être pas dissociable des Principes de la philosophie du droit de Hegel70. Ce point plus traité sous l’angle philosophique que sociologique ou juridique est pourtant fondamental. Parler des droits de l’homme concerne à l’origine la procédure pénale, soit la relation que l’individu entretient face à l’éventuel arbitraire étatique71. Parler des droits de l’homme, ce n’est pas parler de droits mais de pouvoir, d’une conception politique de celui-ci et de la nature des relations qu’il doit entretenir avec les individus. Non seulement cela entrave le processus de neutralisation juridique mais cela oblige en plus à s’interroger sur la dimension politique de cette référence. Ainsi, nous avons montré la légitimité et l’importance de la prise en compte des textes et jurisprudence dans l’identification d’un fait social. Cette démarche sociologique est, somme toute, classique ; nous l’avons extrapolé en combinant à la fois l’enjeu d’identification du fait social et celui de la dynamique contentieuse. A ce titre nous avons cité le sociologue N. Luhmann, pour qui « le droit est un système social72 », soit un ensemble articulé qui fonctionne selon ses propres règles dont la compréhension s’effectue indépendamment du comportement des individus, uniquement sur la base des règles et des décisions de justice que le système sécrète. 69 M. Weber, Essais sur la science, op. préc. 70 Cf C. Colliot-Thélène, Le désenchantement de l’Etat, de Hegel à M. Weber, éd. Minuit, 1999. 71 Cf l’habeas corpus, premier texte à consacrer les droits de l’individu face à l’arbitraire du pouvoir royal. 72 N. Luhmann, Le droit comme système social, Droits et société, n° 11-12, 1989, p. 53-67. - 34 - Cette approche diffère foncièrement de ce qu’il est convenu d’appeler en France sociologie du droit ainsi que des tentatives de créer une socio-histoire ou de l’analyse du champ juridique proposé par P. Bourdieu. Nous voudrions donc préalablement nous démarquer de ces conceptions avant de préciser la méthode retenue pour déchiffrer le système social. PARAGRAPHE 2 : CRITIQUE DES CONCEPTIONS CONTEMPORAINES DE L’ANALYSE SOCIOLOGIQUE DES PHÉNOMÈNES JURIDIQUES A partir des thèses précédentes des pères fondateurs de la sociologie, il est légitime d’affirmer que la sociologie du droit est un élément d’analyse du fait social dont l’autonomisation, la tentative d’ériger le droit en objet d’étude comme les autres, soulèvent de nombreux problèmes épistémologiques en termes de causalité – comment en effet, encore et toujours, véritablement isoler l’élément causal premier ? C’est cette ambivalence du phénomène juridique qui fonde la tentative de N. Luhmann de construire une sociologie du droit sur la seule compréhension des règles en raison de ce qu’il a qualifié d’autopoïèse ou auto-engendrement, capacité de la règle de générer d’autres règles. Comparativement, tant ce qu’il est communément appelé sociologie du droit en France (a) que socio-histoire (b), voire plus largement le cadre d’analyse proposé par P. Bourdieu (c) ne permettent finalement pas de mener correctement l’étude en général d’un phénomène juridique et, en particulier de ce qui nous préoccupe : l’expression des prétentions religieuses par le biais des droits de l’homme. 1) CRITIQUE DE LA CONCEPTION FRANÇAISE DE LA SOCIOLOGIE DU DROIT Il existe en France une conception de la sociologie du droit qui reste fortement dépendante des présupposés méthodologiques du positivisme. Elle n’échappe pas à la critique déjà présente chez M. Weber : autonomiser son champ d’étude du politique. Elle diffère singulièrement des pistes ouvertes par différents auteurs anglo-saxons que nous exposerons succinctement. L’histoire de la sociologie du droit à la française retracée par F. Soubiran-Paillet73 illustre parfaitement l’ambigüité propre à cette discipline : la difficulté de se constituer comme véritable science. Certes, il y a eu des tentatives à l’instar de celles de G. Gurvitch pour qui la sociologie du droit sur « l’étude de la plénitude la réalité sociale du droit, qui 73 F. Soubiran-Paillet, Quelles voix (es) pour la recherche en sociologie du droit en France aujourd'hui?, Genèses, n° 15, 1994, p. 142-153. - 35 - met les genres, les ordonnancements et les systèmes de droit, ainsi que ses formes de constatation et d’expression, en corrélations fonctionnelles avec les types de cadres sociaux appropriés ; elle recherche en même temps les variations de l’importance du droit, la fluctuations de ses techniques et doctrines, le rôle diversifié des groupes de juristes, enfin les régularités tendancielles de la genèse du droit et des facteurs de celle-ci à l’intérieur des structures sociales globales et partielles »74. L’ambition du programme a très tôt empêché l’identification d’un objet précis. Les anglo-saxons ne manqueront pas de reprocher à G. Gurvitch –la critique reste pertinente – de ne pas suffisamment distinguer ce qu’il entend par droit au point de confondre normes, morale, et régulation. Par comparaison, dans les écrits d'E. Durkheim les champs ont toujours été mentionnés de façon distincte75. Une telle démarche revient à confirmer la dimension tentaculaire – voire totalitaire - de la règle de droit. Il est à ce titre symptomatique que, dans l’ouvrage paru aux éditions Que-Sais-Je consacré à la Sociologie du droit par H. Levy-Bruhl, le chapitre le plus important porte sur les sources du droit, c’est-à-dire sur l’articulation des règles les unes par rapport aux autres, base du programme de première année de droit76. Le doyen J. Carbonnier, initiateur également d’un courant de « sociologie juridique » s’essaiera à dissocier les phénomènes sociaux en fonction de leur juridicité, c’est-à-dire, leur capacité à relever de la règle de droit. Dans son ouvrage de « sociologie juridique », il commence cependant dès l’introduction à montrer la porosité entre une approche de sociologie générale, l’étude d’un phénomène, et celle de sociologie du droit77. Paradoxalement, l’ouvrage ne mentionne pas une catégorie centrale dans la pensée de cet auteur : le non-droit alors même que la troisième partie est entièrement consacrée à un essai d’identification d’un critère de juridicité. L’expression zones de non-droit78 qui, contrairement au sens médiatique retenu, ne désigne nullement une zone géographique qui a basculé dans la violence mais, plus simplement, la limite conceptuelle de la règle du droit 74 G. Gurvitch, Problèmes de sociologie du droit in Traité de sociologie, tome II, puf, 1968, p. 191. 75 N. S. Timasheff, Eléments de sociologie juridique by G. Gurvitch, American Journal of Sociology, Vol. 46, 1940, p. 396-398. 76 H. Levy-Bruhl, Sociologie du droit, Puf QSJ, 1961. 77 J. Carbonnier, Sociologie juridique, Puf, 1994, p. 14. 78 Cf J. Carbonnier, Essais sur les Lois, Defrénois, 1995, p. 320, « L'hypothèse est que, si le droit est écarté, le terrain sera occupé, est peut-être même déjà occupé d'avance, par d'autres systèmes de régulation sociale, la religion, la morale, les mœurs, l'amitié, l'habitude. Mais ce n'est plus du droit ». Plus largement, du même auteur, Flexible droit, Pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, 1998. - 36 - pour rendre compte des phénomènes sociaux. Cette approche a néanmoins fait l’objet d’une critique sévère en raison de la dimension systématique du droit et de la difficulté de démontrer que des situations échappent véritablement à l’emprise du droit79. Là encore, pour citer le philosophe A. Kojève, « le système sera « absolu » s’il contient des normes juridiques rendant effectivement impossible tout acte susceptible de modifier ce système ou de le supprimer »80. Autrement dit, un système juridique est toujours en puissance complet. Qu’il subisse des influences en raison du rôle d’un individu ou d’un phénomène social, nul ne le niera. Reste que notre époque se caractérise par un recours toujours plus croissant aux textes. La référence constante aux droits de l’homme à tous les niveaux contentieux rend en outre difficile l’unification autour d’un fait social ; elle justifie la tentative ici menée de renverser les perspectives : s’en tenir aux évolutions des textes pour comprendre la société. La problématique retenue par l’auteur diffère en cela de celle ici adoptée. Nous avons privilégié, au contraire, l’hypothèse d’une imbrication suffisamment forte entre le droit et la société pour développer une approche centrée principalement sur les règles. Tous les phénomènes sociaux sont juridiques, ou du moins pose la question de l’existence de la norme qui régit les relations entre les individus – le critère de juridicité de cette norme procède d’un débat qui oscille en permanence entre sociologie, philosophie et théorie du droit. Il faut donc se rendre à l’évidence : à partir du moment où le droit ne se résume pas à une technique, il est logique que l’appréhension d’un phénomène social sous son angle juridique implique des considérations de philosophie que l’on peut qualifier de politique. Là où l’approche sociologique prend sens au regard de l’approche juridique, c’est dans sa recherche de la signification des mots utilisés selon les époques. Pour utiliser des barbarismes, nous dirons que la sociologie du droit recontextualise là où la logique juridique a-temporalise. La sociologie du droit ne saurait être confondue avec la sociologie juridique, objet expressément visé par J. Carbonnier. La différence entre les deux est simple : « pour être accueillie dans l’univers juridique, la sociologie doit justifier de son utilité »81. La sociologie du droit a un objectif de compréhension – ou sociologie compréhensive pour reprendre l’expression de M. Weber ; la sociologie juridique réduit le droit à sa simple dimension technique. Dès lors, il est légitime d’estimer que la sociologie du droit à la 79 Alain Sériaux, Question controversée : la théorie du non droit, Revue de la recherche juridique, droit prospectif, 1995-1, p. 13-30 et M. Douchy, La notion de non-droit, Revue de la recherche juridique, droit prospectif, 1992-1, p. 433-450. 80 A. Kojève, op. préc., p. 12. 81 J. Carbonnier, Sociologie juridique, op. cit., p. 227. - 37 - française n’a pas réussi à élaborer des outils scientifiques pour précisément, à l’instar des recommandations wébériennes, autonomiser l’objet juridique – point que nous complèterons par une suggestion : cette autonomisation n’est peut-être que véritablement achevée que dans la conception proposée par N. Luhmann. L’analyse par F. Soubiran-Paillet des recensions publiées dans l’Année sociologique confirme cet usage abusif du terme de sociologie : ces recensions sont le fait d’un professeur de droit et ont pour objet des ouvrages de droit ou de théorie du droit. Plus encore, le laboratoire de sociologie juridique créée par l’université Paris II s’affiche clairement comme l’instrument du politique pour mesurer l’impact des réformes juridiques. Comme l’écrit l’auteur, « Le Laboratoire de sociologie juridique de Paris II n'apparaît pas comme un lieu de rencontre entre juristes et sociologues. Il s'agit pour les juristes d'y oeuvrer autour de l'un de leurs objets de prédilection: le processus législatif »82. Le juriste n’a pas renoncé à muer en législateur en dépit de l’expérience pour le moins fâcheuse de la collaboration vichyssoise. il a ainsi réduit la sociologie du droit à une sociologie législative dont l’objectif est l’effectivité de la règle – dans le droit fil de la distinction entre droit et non-droit propre à J. Carbonnier - et non sa compréhension. On comprend aisément dans un tel contexte la difficile réception de la sociologie du droit dans le cadre plus large de la sociologie qu’elle que soit d’ailleurs l’esprit dont ses auteurs se revendiquent. Nous pouvons ainsi remarquer que le mot Droit est absent de l’important Dictionnaire Critique de la sociologie rédigé sous la direction de R. Boudon et de F. Bourricaud83 en dépit, pourrions-nous dire, du préjugé favorable de ces auteurs à l’égard d’une approche fondée sur les droits et sur l’individu. Le point est d’autant plus remarquable que R. Boudon et F. Terré, professeur de droit à l’origine des recensions juridiques précédemment évoquées, sont tous les deux membres de l’Académie des Sciences morales et politiques et ont participé ensemble à différents ouvrages collectifs84. La sociologie, même dans son expression la plus favorable à la problématique de l’interaction entre les normes et les individus a finalement évacué la réflexion sur le droit, dimension quasi-absente du traité de sociologie dirigé par R. Boudon. 82 A. Sériaux, préc. p. 136. 83 Dictionnaire critique de la sociologie, R. Boudon et F. Bourricaud (dir.), PUF, 3ème éd. 2011. 84 R. Boudon a participé à l’ouvrage collectif édité en hommage au professeur F. Terré, Raymond Boudon, Penser la relation entre le droit et les mœurs, p. 11-24, in L'avenir du droit, Mélanges en hommage à François Terré, Dalloz, 1997 ; les deux auteurs ont également participé à un colloque dans le cadre de l’Académie de sciences morales et politiques, Raymond Boudon (dir.), Durkheim fut-il durkheimien ?, Armand Colin, 2011. - 38 - La sociologie a écarté le droit de son champ d’investigation, ce qui explique sa difficulté à traiter sereinement la question des droits de l’homme. Nous pouvons ainsi lire la réflexion menée par cette école de pensée en parallèle à celle développée par F. Terré. Très logiquement, à partir du moment où les textes relatifs aux droits de l’homme s’imposent de l’extérieur, il n’hésite pas à dénoncer « l’idéologie droit de l’hommiste » et écarte ainsi toute réflexion sur la dimension sociologique de telles normes85. Il est vrai que la question de l’effectivité des droits de l’homme se pose différemment à partir du moment où ils sont le propre de tous les hommes ; elle n’est pas réductible à une éventuelle modification législative. Plus largement, même des auteurs inscrivant leurs travaux dans le cadre d’une conceptuel de la sociologie de l’action, ignorent la dimension juridique. Par exemple, le Traité de sociologie dirigé par R. Boudon et F. Bourricaud ne consacre aucune rubrique au phénomène juridique, contrairement à l’entreprise originelle évoquée de G. Gurvitch. Il ne contient qu’une référence unique aux droits de l’homme dans l’article de J. Baechler, auteur de la contribution intitulé « Groupe et sociabilité ». Cet auteur dénonce l’utopie d’une humanité unifiée et prolonge ainsi, sans la questionner, la tradition conservatrice en la matière86. On comprend alors la difficulté sociologique de percevoir l’identité sous un prisme juridique, c’est-à-dire comme le produit d’une interaction avec les règles. Dans un tel cadre conceptuel, il ne faut pas s’étonner de constater que cette perspective est singulièrement absente des recherches menées précisément sur l’identité ou sur l’individu87. Au regard de notre objet d’étude, la conception française de la sociologie du droit se heurte à l’objet même des textes. A partir du moment en effet où la référence textuelle aux droits de l’homme n’est par nature pas limitée, il n’est pas possible de rendre compte de l’éventuelle logique du système à travers la simple étude disparate de jurisprudence. Dans le cas contraire, cela revient à présupposer que l’homme des droits de l’homme n’est pas le même selon qu’il agit en tant que consommateur, associé d’une société, salarié…Ainsi, la démarche positiviste ne parvient pas à expliquer l’appropriation des textes par les individus par delà leur champ supposé originel. Elle dénonce une instrumentalisation des textes face à ce bouleversement des catégories alors même que l’argumentation juridique ne prend sens 85 F. Terré, On ne peut pas tout attendre du droit, Le Figaro, 3 juin 2011. 86 J. Baechler, Groupes et sociabilité in Traité de sociologie, R. Boudon (dir.), puf, 1993. 87 P. Corcuff, C. Le Bart et F. de Singly (dir.), L’individu aujourd'hui. Débats sociologiques et contrepoints philosophiques, PU Rennes, 2010 ; M. Surdez, M. Voegtli, B. Voutat, Identifier-s’identifier. A propos des identités politiques, Antipodes, 2010. - 39 - que dans la mobilisation de tous les moyens pour obtenir gain de cause – ce que M. Weber appelle la représentation de la règle. Le débat français entre juristes et sociologues prolonge la polémique menée par M. Weber à l’égard de R. Stammler : la sociologie ne peut se développer véritablement que si elle s’autonomise tant par rapport au psychologisme – point en France à l’origine de la controverse entre G. Tarde et E. Durkheim - que par rapport au champ juridique88. Cette autonomisation, si elle est liée au développement de l’Etat moderne, n’implique nullement que la sociologie joue un rôle de servante. C’est en cela que nous essayons par le présent travail de renouer avec une conception plus conforme à la sociologie que celle qui a pu se développer par la suite sous l’appellation sociologie du droit. Il existe d’autres courants français de sociologie. De nombreux auteurs cherchent ainsi à confronter la démarche sociologique classique à l’étude de phénomènes juridiques89. Ils n’ont cependant pas – encore ? - réussi à véritablement s’imposer en dépit des tentatives répétées de vouloir ré-insérer la sociologie du droit dans le cadre plus général de la théorie sociale. Bref, non plus autonomiser l’objet mais l’identifier en tant qu’élément central, voire constitutif des faits sociaux. Le mouvement anglo-saxon en sociologie du droit montre, à l’inverse, que la sociologie du droit ne doit ni être exclue ni constituer une branche autonome du champ d’étude sociologique. Les ouvrages de sociologie du droit sont extrêmement diversifiés. Preuve finalement de la différence entre la méthode française et la méthode anglo-saxonne, la réédition de l’ouvrage en la matière de N Timasheff, auteur russe francophone formé à l’université de Strasbourg. Il a systématisé la distinction entre une approche qui revient à effectuer un simple travail doctrinal en droit en dépit de sa qualification de sociologie du droit et une approche fondée sur la compréhension du phénomène social sur la base des interactions entre les normes et les individus90. Plus encore, sous l’impulsion de cette nouvelle approche, nous pouvons effectivement observer en France des recherches qui s’inscrivent délibérément dans cette perspective. L’enjeu d’une approche distincte de celle précédemment exposée est double : 88 M. Weber, Rudolf Stammler et le matérialisme historique, Cerf, 2002 avec l’introduction de M. Coutut, Aux origines de la sociologie wébérienne. 89 L. Israël, Question(s) de méthodes, Droit et société, n° 69-70, 2008, p. 381-395. 90 N. S. Timasheff, An introduction to the sociology of law, Binding Paperback, 2001, réed. de l’ouvrage publié en 1939. - 40 - - sortir la sociologie du droit de la simple analyse du phénomène criminel qui, il est vrai, bénéficie naturellement de l’attention des pouvoirs publics ainsi que, par le biais des statistiques, des moyens pour rendre compte d’un phénomène sociologique en raison de sa manifestation juridique – le crime n’existe qu’au regard de la violation d’une norme ; - rendre compte aussi bien de phénomènes intrinsèquement liés à l’existence de règles positives que d’autres à l’origine de la sécrétion de normes autonomes. Les manuels en la matière se dispensent de règles méthodologiques trop tranchées et incitent finalement à l’innovation. La méthode que nous exposerons par la suite se veut une réponse à cette invitation91. Il ne saurait ainsi être question à présent de réduire la sociologie du droit à l’expression qu’elle a pu prendre sous l’influence du professeur F. Terré même si, à notre avis, cette conception restera encore longtemps dominante en raison tout simplement de sa connexité avec la pensée juridique positiviste. Nous exprimerons toutefois deux critiques à l’égard de ce nouveau développement de la sociologie du droit en France : d’une part, elle a du mal à se départir de l’approche contestable développée par P. Bourdieu et continue de maintenir comme prisme d’analyse l’idée de domination et donc d’arbitraire de la norme92 ; d’autre part, et c’est l’effet inverse, l’autonomisation trop grande du droit comme objet d’étude ignore le point souligné à maintes reprises par E. Durkheim : le droit est un élément du fait social ; son étude est indispensable à l’élaboration de celui-ci comme une chose, pour reprendre l’expression consacrée93. Dans ce cadre, avant d’exposer la méthode que nous adopterons, nous critiquerons les travaux de sociologie du droit s’inspirant de l’analyse du champ juridique effectuée par P. Bourdieu. 2) CRITIQUE DE L’ANALYSE DU CHAMP JURIDIQUE DE P. BOURDIEU La méthode sociologique développée par P. Bourdieu nous paraît doublement critiquable au regard de notre recherche sur l’identité à partir d’un fait social doté d’une forte dimension juridique. 91 Cf R. Banakar, M. Travers, Theory and Method in Socio-Legal Research, Oxford, 2005. 92 Cf Infra. 93 C’est la limite, à notre avis, de la démarche méthodologique de L. Israël. Il n’y a pas une invention du droit à partir du moment où les textes préexistent au comportement des individus sans que l’on puisse, par nature, leur attribuer une fonction précise qui serait ensuite détournée. Il nous paraît donc abusif de parler de mobilisation militante du droit pour identifier les stratégies des avocats. - 41 - En premier lieu, nous reprenons à notre compte la critique récemment formulée à l’encontre du modèle sociologique issu des travaux de P. Bourdieu. Celui-ci présenterait une difficulté intrinsèque à penser l’individu en raison de son incapacité structurale à sortir de l’illusion selon laquelle l’individu est placé dans sa condition de sujet et ne cherche finalement pas à en sortir. La référence même à l’identité devient suspecte94 ; elle entrave le raisonnement fondé, au contraire, sur un postulat d’interchangeabilité des individus95. A l’inverse, tenir compte des règles, c’est essayer d’appréhender leur influence mais également la façon dont l’individu se les approprie. En second lieu, l’auteur procède avec le droit comme avec d’autres disciplines à l’instar de la linguistique96 ou de la philosophie97 au point de discréditer la pratique de ces autres disciplines98 ou du moins leurs prétentions scientifiques99. Il évite toute référence aussi bien à G. Gurvitch mais également, de façon plus surprenante à E. Durkheim si ce n’est pour nous expliquer que le droit, comme le social, s’interprète par le prisme du droit. En cela, en 94 Cf R. Brubaker, Au-delà de l’«identité», Actes de la recherche en sciences sociales 2001/3, 139, p. 66-85, spéc., p. 66 : « Identité » est un mot clé dans le vernaculaire de la politique contemporaine et l’analyse sociale doit en tenir compte. Mais cela ne veut pas dire qu’il faille utiliser l’« identité » comme catégorie d’analyse ou faire de l’« identité » un concept renvoyant à quelque chose que les gens ont, recherchent, construisent et négocient. Ranger sous le concept d’« identité » tout type d’affinité et d’affiliation, toute forme d’appartenance, tout sentiment de communauté, de lien ou de cohésion, toute forme d’auto-compréhension et d’auto-identification, c’est s’engluer dans une terminologie émoussée, plate et indifférenciée ». 95 P.Verdrager, Ce que les savants pensent de nous et pourquoi ils ont tort. Critique de Pierre Bourdieu, Les empêcheurs de penser en rond, La découverte, 2010. La critique que l’auteur développe à l’encontre de l’incapacité de la sociologie de P. Bourdieu à véritablement sortir des stéréotypes pour rendre compte de la situation des homosexuels peut parfaitement être transposée à l’encontre de la théorie de la religion proposée par cet auteur. 96 La comparaison avec la linguistique est clairement mentionnée dès l’introduction du célèbre article de P. Bourdieu, La force du droit, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 64, 1986. p. 3-19. 97 Cf P. Bourdieu, L’ontologie politique de M. Heidegger, Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 1, n°5-6, novembre 1975. p. 109-156. 98 Cf la critique de J.-C. Milner, Introduction à une science du langage, Points Seuil, 1995, p. 145 : « Si la sociologie est une science et si elle peut s’occuper des objets de langue, alors la linguistique n’existe pas. Si en revanche Bourdieu a tort et si la linguistique existe, alors elle est seule à rencontrer son objet ». 99 P. Bourdieu, art. préc., p. 18 où le mot « science » est mis entre guillemets à propos précisément cette fois du droit. - 42 - dépit de la filiation revendiquée avec cet auteur, la démarche adoptée par P. Bourdieu revient à ignorer la place que E. Durkheim accorde à l’appréhension du champ juridique dans l’identification des mutations des sociétés contemporaines. Car, si le champ juridique justifie sa propre sociologie, pourquoi étudier les règles de droit pour définir un fait social ? Une telle conception complète celle exposée précédemment en matière de sociologie du droit : juristes et sociologues ont justifié leur mise à l’écart respective. Le raisonnement présente une forte systématicité au prix toutefois d’un contresens. L’auteur définit l’autonomie du champ juridique sur la base du stare decisis, c’est-à-dire pour reprendre la définition qu’il en donne, « la règle qui commande de s'en tenir aux décisions juridiques antérieures ». Mais, si ce principe vaut dans le droit anglo-saxon, il n’est pas consacré en droit français qui privilégie au contraire le principe d’autorité de chose jugée. Certes, l’auteur expose la distinction entre les deux traditions juridiques mais ne leur confère pas une portée décisive. Par delà les nuances, l’article se veut en effet une mise à jour du fonctionnement du champ juridique afin uniquement d’en dénoncer le fait qu’il constitue « un reflet direct des rapports de force existants, où s'expriment les déterminations économiques, et en particulier les intérêts des dominants »100 (c’est nous qui soulignons). La logique du reflet contredit l’autonomie du champ juridique et réduit la norme à sa seule dimension super-structurale. Or, si on s’en tient cependant à la différence de conception de l’autorité de chose jugée selon les systèmes juridiques, l’identité de comportements entre les communautés de juristes ne conditionne nullement des résultats similaires ni des modes de domination semblables. Dans cette perspective, la sociologie du droit selon P. Bourdieu se confond avec une dénonciation de l’arbitraire - « Forme par excellence du discours légitime, le droit ne peut exercer son efficacité spécifique que dans la mesure où il obtient la reconnaissance, c'està-dire dans la mesure où reste méconnue la part plus ou moins grande d'arbitraire qui est au principe de son fonctionnement »101. Le sociologue se pose ici, un peu comme le juriste en doctrine et avec l’utilisation des mêmes mots, comme la seule personne capable de dénouer l’écheveau des relations humaines - « L'antagonisme entre les détenteurs d'espèces différentes de capital juridique, qui investissent des intérêts et des visions du monde très différentes dans leur travail spécifique d'interprétation, n'exclut pas la complémentarité des fonctions et sert en fait de base à une forme subtile de division du travail de domination symbolique dans laquelle les adversaires, objectivement complices, se servent 100 Art. préc. p. 3. 101 Art. préc., p. 15. - 43 - mutuellement » (c’est nous qui soulignons). C’est un peu comme si la conclusion de l’étude devait s’imposer avant même qu’elle ne soit menée. Cela conduit logiquement à une impasse : - nous vivrions dans une société fortement judiciarisée mais la sociologie se limiterait à l’étude des processus de soumission disjoints de l’existence des normes par l’identification de faits sociaux déconnectés de leur dimension juridique ; - l’étude de l’identité religieuse, singulièrement absente des récents colloques déjà précités sur l’individu ou l’identité, resterait cantonnée à la classification de pratiques indépendamment tout à la fois du contexte normatif qu’elle véhicule et de la nouvelle expression juridique des prétentions qu’elle exprime dans la sphère publique ; en même temps, en dépit des travaux de G. Le Bras, ce type d’études sociologiques ignore la dimension foncièrement normative de la pratique religieuse, la rupture que représente la prétention de celle-ci de s’incarner dans la sphère publique, soit le passage du normatif au juridique. Définir la religion en tant qu’élément de la sphère privée correspond à une conception même de la religion propre à la modernité ; elle ne reflète en rien la capacité de celle-ci à régenter sphère publique et sphère privée. Cette conception, apparemment objective qui accorde une grande place à la position extérieure du chercheur, trouve en outre ses limites à propos précisément des textes relatifs aux droits de l’homme. C’est du moins ce qui ressort des travaux des chercheurs se réclamant de ce courant de pensée. Soit en effet, ils subissent l’attrait des textes qu’ils étudient. Par exemple, on ne peut que constater que la référence aux textes relatifs aux droits de l’homme émanant de l’ONU, la Déclaration de 1948 comme les Pactes de 1966, est présente dans les recherches sur l’identité et l’intégration du sociologue A. Sayad dès 1983102, bien avant que ces textes ne deviennent des références pour les juristes surtout, alors même qu’ils ne disposent pas de valeur normative. L’existence de ces textes suffit en-elle-même à justifier pour l’auteur une contestation de la politique d’immigration menée par la France « comme si le sociologue pouvait décider de décréter l’état du monde égalitaire » 103. Pourtant, si on s’en tient à la dimension symbolique et arbitraire propre à l’analyse exposée du champ juridique, il n’y a 102 A. Sayad, Y a-t-il une sociologie du droit de l'immigration ? in Le droit et les immigrés, Edisud, janvier 1983, p.98-104. 103 Nous reprenons ici la critique de certains travaux sociologiques formulés par B. Lahire, L’esprit sociologique, La découverte, 2005, p. 125 note 36. - 44 - pas de raison de considérer que les textes relatifs aux droits de l’homme seraient moins dénués d’arbitraire que d’autres. Malgré cette critique, nous observons à travers le travail mené par ce sociologue ce qui constitue une constante de la référence aux droits de l’homme : il ne s’agit pas tant de rendre compte des faits que de chercher à transformer le politique en se parant des atours d’une pseudo-neutralité juridique104. Soit l’analyse institutionnelle se concentre sur les logiques de domination à l’œuvre au sein des organes à l’instar travaux menés dans le cadre de la revue Actes de la Recherches en sciences sociales consacrés indirectement au droit pénal international105 ; soit la référence à l’universel fait que le chercheur confond son objet de recherche avec l’idéal qu’il porte - « la seule affaire de compétence universelle à avoir débouché sur une condamnation et une incarcération est « l’affaire des quatre de Butare », déposée contre des figures du génocide au Rwanda réfugiées en Belgique et sans protection immunitaire. À ce titre, ce résultat est très au-dessous de la revendication d’une compétence universelle absolue et inconditionnelle »106. Encore et toujours, nous restons dans une optique d’inadéquation des faits au droit sans s’interroger sur la dimension sociologique des textes invoqués. En somme, la dénonciation de l’arbitraire aboutit à accorder une force de principe aux textes relatifs aux droits de l’homme et notamment au principe d’égalité. P. Bourdieu, plus conséquent, avait davantage pris soin de séparer la référence aux droits de l’homme dans le cadre de ses engagements politiques de l’analyse sociologique pouvant être menée à l’égard de ces principes. Ses successeurs ou disciples sont sur ce point majeur moins rigoureux. Cela apparaît tout particulièrement dans ce qu’il est convenu d’appeler la socio-histoire. 104 Cf A. Sayad, Etat, Nation et Immigration : l’ordre national à l’épreuve de l’immigration, Peuples méditerranéens, avril-septembre 1984, p. 191 : « L’immigré est dissocié de tout ordre national […] ; cette dissociation a fait de lui un homme abstrait […], une espèce d’homme qui serait hors de toutes les déterminations ou appartenances […], l’homme « ‘idéal« » en somme, celui-là que postule paradoxalement l’expression 'les Droits de l’Homme' ». Nous sommes ici en pleine absurdité juridique : l’immigré dispose de la nationalité du pays qu’il quitte et ne peut donc être décrit de la sorte sauf à vouloir induire une mauvaise conscience pour le lecteur situé dans le pays d’accueil. 105 P. Bourdieu J., Dezalay, F. Poupeau, Prologue de la rédaction Pacifier et Punir, Actes de la recherche en sciences sociales n° 173, 2008, p. 4-5 : « Les enjeux des interventions armées, (qui) sont tout autant le produit de luttes impériales que des réactions face à la recomposition des modes de domination ». 106 J. Seroussi, La cause de la compétence universelle, Note de recherche sur l’implosion d’une mobilisation internationale, Actes de la recherche en sciences sociales n° 173, 2008, p. 98-109, spéc. p. 109. - 45 - 3) CRITIQUE DE LA MÉTHODOLOGIE PROPRE À LA SOCIO-HISTOIRE La socio-histoire couvre aujourd’hui un champ très particulier circonscrit par les tentatives de définition de certains auteurs. Elle ne doit cependant pas être confondue avec l’appellation plus large de sociologie historique. Comme l’écrit P. Veyne, « l’histoire fait faire des découvertes sociologiques et la sociologie résout de vieilles questions historiques et en pose de nouvelles » 107. Notre critique portera donc principalement sur le courant dont G. Noiriel est l’instigateur. Nous reprenons la définition qui a été donnée de cette démarche méthodologique par ses initiateurs : « La sociologie est née à la fin du XIXe siècle, en développant la critique d’une autre forme de réification, inscrite celle-ci dans le langage, qui consiste à envisager les entités collectives (l’entreprise, l’État, l’Église, etc.) comme s’il s’agissait de personnes réelles. L’objet de la sociologie est de déconstruire ces entités pour retrouver les individus et les relations qu’ils entretiennent entre eux (ce que l’on appelle le lien social). La sociohistoire poursuit le même objectif, mais elle met l’accent sur l’étude des relations à distance. Grâce à l’invention de l’écriture et de la monnaie, grâce aux progrès techniques, les hommes ont pu nouer entre eux des liens dépassant largement la sphère des échanges directs, fondés sur l’interconnaissance. Des « fils invisibles » relient aujourd’hui des millions de personnes qui ne se connaissent pas. Le but de la socio-histoire est d’étudier ces formes d’interdépendance et de montrer comment elles affectent les relations de face-àface »108. C’est donc très logiquement que ces recherches accordent une place importante aux textes de droit ainsi qu’à la problématique de l’identité puisque celle-ci découle de relations intersubjectives. Cette démarche qui se réfère aussi bien à P. Bourdieu qu’à M. Weber procède davantage d’une déconstruction au sens que le philosophe J. Derrida a donné à ce terme que d’une véritable analyse des faits – l’enjeu est clairement la mise à jour de l’arbitraire. La démarche est à notre sens singulièrement biaisée en ce qu’elle sort des textes de leur contexte ou écarte l’approche quantitative d’inspiration durkheimienne au bénéfice d’une démonstration à l’aune d’un objectif ambigu : se délier du pouvoir politique pour tenter de lui imposer une pseudo-neutralité juridique. Les études de G. Noiriel, l’un des principaux promoteurs de cette démarche sont révélatrices de cette ambigüité. Nous nous attacherons plus particulièrement à un article qui porte précisément sur la problématique de l’identification en ce qu’elle cherche à mettre en 107 P. Veyne, Le pain et le cirque, sociologie historique d’un pluralisme politique, Points Seuil, 1995, p. 12. 108 G. Noiriel, M. Offerlé, Introduction à la socio-histoire, Paris, La Découverte, 2006, p.5. - 46 - évidence le rôle des institutions en la matière. En conclusion de son article relatif à l’identification des citoyens, G. Noiriel précise : « mettre en relief, comme nous l’avons fait, les incompréhensions, les refus, les souffrances, qu’a entraîné la construction étatique du lien civil, ce n’est donc ni le dénoncer, ni en contester la nécessité »109. Pour autant, l’auteur prend moins de précautions lorsqu’il procède, cette fois, à « la socio-histoire du concept de nationalité » : « si le terme « nationalité » s’est néanmoins maintenu jusqu’à aujourd’hui, c’est sans doute en raison de la force d’inertie qui caractérise le langage, mais aussi parce que les ambigüités sémantiques du terme favorisent les entreprises de manipulation politique auxquelles, en France, le problème de « l’identité nationale » a constamment donné lieu » 110 (c’est nous qui soulignons). La pensée de l’auteur peut se résumer abusivement de la façon suivante : il faut dissocier la question de l’identification des individus de celle de la nationalité. L’identification est une procédure administrative qui devient policière à partir du moment où elle porte sur la nationalité. A ce stade, nous retrouvons un projet de recherche qui ne se comprend qu’à l’aune d’un seul objectif : se débarrasser du politique. Nous ne sommes plus dans la démarche scientifique, par delà les apparences mais dans un projet idéologique qui repose tout simplement sur la négation de son objet même d’étude. S’agissant de la recherche sur le concept de nationalité, l’auteur écrit que la richesse sémantique du concept « permet de l’envisager comme un concept politique » 111. On se demande bien alors ce qu’il entend par politique. L’auteur se paie en effet le luxe d’ignorer un texte connu de tous pour fonder sa démonstration « scientifique » : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dont la formulation est, on ne peut plus claire : « Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée nationale… En conséquence, l’Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être Suprême, les droits suivants de l’homme et du citoyen ». Quant à l’article 3, il énonce : « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément ». S’en tenir à la démonstration de G. Noiriel revient à considérer que les constituants ne savaient pas de quoi ils parlaient, ce qui revient aussi à effacer de l’histoire le propos célèbre de Clermont- 109 G. Noiriel, L'identification des citoyens. Naissance de l'état civil républicain, Genèses, n°13, 1993. L'identification, p. 3-28, spéc., p. 28. 110 G. Noiriel, Socio-histoire d'un concept. Les usages du mot « nationalité » au XIXe siècle, Genèses, n°20, 1995, p. 4-23. 111 Art. préc. p. 6. - 47 - Tonnerre sur les juifs selon lequel « Il faut tout refuser aux juifs comme nation et tout accorder aux juifs comme individus » ainsi que la bataille de Valmy. S’agissant du texte précité de l’auteur sur l’identification, il est fascinant, là encore, de mesurer comment l’auteur tronque les textes pour effectuer sa « démonstration ». Que l’on soit clair : il ne s’agit pas d’un conflit d’interprétation sur les normes juridiques au sens que M. Weber a suggéré mais de relever un véritable escamotage des références. L’auteur se réfère ici à un décret du 20 septembre 1792. Or, ce texte n’est que le pendant d’une loi en date du même jour consacrée au divorce. Il ne faut pas s’étonner dans ce contexte, comme si c’était une découverte, que « la laïcisation n’est pas le véritable objet du débat »112 (sic). En outre, l’année 1792 est également marquée par un texte important en matière d’identification des citoyens : le décret de la Convention nationale du 7 décembre 1792 relatif aux passeports à accorder à ceux qui seraient dans le cas de sortir du territoire français pour leurs affaires. Ce texte s’inscrit parfaitement dans la problématique de l’auteur d’autant plus qu’il est encore visé par les textes récents sur la carte d’identité nationale113. Il pose la question de la nation et de la nature du lien avec la citoyenneté. Bien évidemment, G. Noiriel se garde d’y faire référence. L’auteur parachève naturellement sa réécriture de l’histoire de la France en dénonçant la référence politique à l’identité nationale. A l’aune d’une telle démarche foncièrement biaisée, il ne faut pas s’étonner que les travaux qui s’inscrivent dans cette perspective présentent des défauts similaires. Une étude consacrée à la carte d’identité ne tient pas compte de l’appellation complète de celle-ci : carte nationale d’identité114 pour établir une filiation douteuse avec le régime de Vichy ; une thèse récente consacrée à Assimilation et naturalisation, socio-histoire d’une injonction de 112 G. Noiriel, L’identification…, art. préc., p. 5. 113 Cf Décret no 2010-506 du 18 mai 2010 relatif à la simplification de la procédure de délivrance et de renouvellement de la carte nationale d’identité et du passeport, J.O., 19 mai 2010. 114 P. Piazza, Septembre 1921, la première « carte d’identité de Français » et ses enjeux, Genèses, 2004, 1, n°54, p. 76-89. L’auteur a poursuivi ces travaux en continuant à dénoncer le lien entre identité et nationalité, ce qui relève pour nous d’un contresens – le tout est bien évidemment placé sous la thématique initiée par G. Noiriel, X. Crettiez et P. Piazza, Introduction, in Du papier à la biométrie. Identifier les individus, Presses de Sciences Po, 2006, p. 11-26, spéc., p. 17 : « Reliées à des fichiers, les cartes d’identité deviennent des instruments de procédures étatiques de contrôle mobilisées à des fins de protection d’une communauté définie à partir du critère de la nationalité ». Ce genre de propos ne tient que si, pratiquement, on oublie que le projet qui a été débattu dès 1921 portait précisément sur l’identification nationale. On peut le déplorer ou le critiquer. Du moins, aimerait-on pour éviter ce genre de propos que les textes étudiés le soient avec attention. - 48 - l’Etat115 discrédite littéralement le débat résultant de la contestation de la norme nationale par la norme religieuse en le rattachant à une rémanence de l’héritage colonial. C’est somme toute logique : si l’identité est disjointe de la nationalité alors la question de la contestation des normes nationales par la religion ne se pose même pas. Non seulement il n’y a pas débat mais l’existence même du débat est suspecte, de sorte que l’analyse sociologique se révèle incapable d’expliquer la tenue d’un tel débat et son déplacement vers la question religieuse sans sombrer dans l’invective politique. La conclusion est incluse dans les postulats qui sous-tendent la recherche. Dès lors, même si la socio-histoire repose sur une hypothèse forte, l’influence de la norme juridique sur l’identification des individus, les méthodes qu’elle utilise permettent de douter des résultats qu’elle prétend obtenir. Pour ne prendre qu’un dernier exemple, la thèse de E. Saada sur le fait colonial souffre là encore d’un défaut de recension des règles applicables qui contrediraient le mouvement de sa démonstration sur les usages du droit dans les colonies : pas de mention par exemple ni du statut de dhimmi pour rendre compte de la situation des juifs, ni des justifications contextuelles à l’origine du décret Crémieux sur la naturalisation des juifs d’Algérie. Quant aux références aux écrits émanant de professeurs de droit, se pose néanmoins la question de savoir s’ils représentent l’expression majoritaire de la doctrine, voire plus largement, si nous ne sommes pas tout simplement en présence d’une conséquence d’un positivisme exacerbé similaire à celui qui conduira certains professeurs à commenter le statut des juifs sans sourciller116. Le travail sociologique révèle ici un point aveugle : la manière dont il définit la démocratie avec comme postulat implicite : toute distinction est une discrimination117. Plus largement, toutes les études sur le principe de laïcité ont montré que la célèbre loi de 1905 n’a nullement fait l’objet d’une application uniforme dans les colonies. Certaines publications de l’époque ne dépareilleraient d’ailleurs pas avec la polémique actuelle relative à la place accordée à l’islam dans la société française. Quid en effet au regard de la thèse soutenue par E. Saada d’un ouvrage intitulé « Une honte : la séparation en Algérie. 115 A. Hajjat, Assimilation et naturalisation, socio-histoire d’une injonction de l’Etat, thèse EHESS, 2009 avec dans le jury, bien sûr, G. Noiriel. 116 Cas tristement célèbre du professeur M. Duverger rapporté par Danièle Lochak, La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme, in Les usages sociaux du droit, CURAPP-PUF, 1989, p. 252-269. 117 Le lien entre sociologie et démocratie ressort parfaitement de l’ouvrage de J.-M. Vincent, Max Weber ou La démocratie inachevée, éd. Le Félin, 2009, préf. C. Colliot-Thélène. - 49 - Le Français humilié devant l’Arabe, vexation au culte catholique, protection au culte musulman »118. Nous ne pouvons ici que regretter que la méthodologie retenue par la socio-histoire ne prenne sens qu’à l’aune d’un projet politique – la contestation de la nation et des distinctions y afférentes –, ce qui aboutit à donner aux textes un sens et une portée qu’ils n’ont pas forcément. D’ailleurs, au nom de quoi en effet les droits de l’homme devraient-ils échapper à une mise en perspective sociologique ? En résumé, une relecture des textes fondateurs de la sociologie nous a permis de fonder l’intérêt d’une étude sociologique d’un phénomène juridique, étude qui ne saurait être enferrée dans les cadres pré-établis en matière de sociologie du droit, de sociologie fondée sur le modèle construit par P. Bourdieu et dans celui nouvellement dessiné de sociohistoire. Nous avons montré que ces modèles s’écartent tellement des conceptions originelles qu’ils favorisent une dénaturation des concepts. En outre, du point de vue qui est le notre, ces modèles sont d’autant moins satisfaisants qu’ils révèlent finalement leurs limites précisément à propos des textes relatifs aux droits de l’homme. A chaque fois, et les analyses sociologiques précitées en témoignent, s’opère, comme d’ailleurs en matière de droit positif une confusion en matière de droits de l’homme entre faits et valeurs. Dès lors, c’est parce que nous estimons incomplets les conceptions classiques et insatisfaisantes les approches plus modernes du phénomène juridique que nous devons essayer de délimiter un cadre méthodologique adéquat à notre champ d’investigation : l’invocation des prétentions religieuses par le biais des droits de l’homme. 118 Ouvrage de P. Gael paru en 1908 cité par R. Achi, Laïcité d’empire, les débats sur l’application du régime de séparation à l’islam impérial, in P. Weil (dir.), Politiques de la laïcité au XXe siècle, PUF, 2007, p. 237263. - 50 - CHAPITRE 2 : CONSIDÉRATIONS MÉTHODOLOGIQUES Il s’agit ici de définir des principes méthodologiques qui tiennent compte à la fois des critiques formulées précédemment et de la plasticité des règles de droit. Cette plasticité est d’autant plus forte que les textes relatifs aux droits de l’homme ne présentent pas les mêmes caractéristiques que d’autres textes en droit tout simplement en raison de leur capacité intrinsèque à faciliter la confusion entre faits, normes et valeurs. C’est pourquoi la méthode retenue ici ne saurait reposer sur un seul axe et s’inspirera tant de E. Durkheim que de M. Weber dont les travaux seront néanmoins mis en perspective avec ceux précédemment cités de M. Foucault, N. Luhmann et G. Tarde. Pour cela, avant toute chose, nous rappellerons plus en détail que la règle de droit ici est appréhendée comme une dimension structurante de l’activité humaine (Section 1). Une fois ce cadre rappelé, dans le droit fil de l’injonction durkheimienne, nous proposerons une méthode de quantification des règles afin de mesurer le poids de la référence aux droits de l’homme dans notre système juridique, et par là-même, dans notre système social. Nous exposerons les limites d’une enquête fondée sur la base d’entretiens ou de recherches sur le terrain. Nous montrerons ainsi la rupture fondamentale qu’introduit le recours aux bases de données pour identifier à notre époque un fait social (Section 2). L’origine différente des textes en la matière tant sur le plan historique qu’institutionnel oblige à s’interroger sur l’éventuelle différence que présente notre époque avec celles qui l’ont précédées. Il ne serait en effet pas forcément venu à l’idée des révolutionnaires de 1789 d’ériger en droits de l’homme le droit de pratiquer sa religion, qui plus est en public. Autrement dit, notre approche sociologique implique une remise en perspective historique (Section 3) Reste la question la plus délicate, celle qui constitue l’une des différences entre M. Weber et E. Durkheim : la détermination de la perception des règles afin de cerner leur influence et les mutations sociales qu’elles induisent. Nous privilégierons ici une étude de la pensée institutionnelle sur la base des formulations retenues par les institutions ellesmêmes afin de mettre en évidence l’influence des textes sur la détermination des faits sociaux (section 4). SECTION 1 : POSTULAT : LA REGLE DE STRUCTURANTE DE L’ACTIVITE HUMAINE - 51 - DROIT COMME DIMENSION Etudier les interactions entre les règles et les individus pose la question classique de la place de la liberté humaine au regard d’une sur-détermination institutionnelle et, de manière plus forte encore, présuppose une conception de la règle de droit. Là se situe à notre avis la limite des méthodes précédemment critiquées : le droit est un phénomène social mais son autonomisation en tant qu’objet d’étude aboutit à le déconnecter des faits sociaux étudiés ou à le réduire à sa simple dimension technique. Par dimension structurante de l’activité humaine, nous nous situons plutôt dans une double perspective : il y a d’une part, à travers ce qualificatif, une description de l’évidence : toute activité humaine s’inscrit dans un cadre juridique. Ce simple constat prend d’autant plus de résonance que la question religieuse présente une dimension normative qui influe sur le comportement de l’individu et dont l’expression juridique est la traduction publique. Il y a d’autre part, dans l’emploi du terme structural l’expression d’une conception de la causalité concernant l’interaction entre les individus et les règles de droit. Nous voudrions ici montrer en complément des points déjà soulevés pour justifier notre choix de lire la société à travers ses règles que la rupture entre sociologie et sociologie droit constitue une évolution nouvelle de cette discipline au regard des conceptions qui pouvaient prévaloir lors de l’émergence de cette discipline. A P. Fauconnet, disciple de E. Durkheim à qui l’étude sur la responsabilité précitée est dédiée s’ajoutent les écrits tout aussi importants de C. Bouglé, fondateur avec E. Durkheim et M. Mauss de la revue L’Année sociologique. La démonstration de C. Bouglé conserve plus que jamais sa pertinence : « Ce n'est pas la découverte de la vapeur, en soi, qui a entraîné foules les transformations sociales qu'on dit être les conséquences du machinisme : cette découverte a été, de par le droit établi, exploitée dans certaines conditions, par exemple au profit des possesseurs de capitaux ; voilà ce qui a déterminé telles ou telles transformations des rapports entre classes. Elles eussent été tout autres si le droit établi eût été différent. Ainsi, bien loin de n'être que des conséquences, des dérivées des catégories économiques, les catégories juridiques leur préexistent ; et leur mouvement n'obéit pas toujours aux seuls intérêts matériels : les idées sont, capables de le diriger »119 (c’est nous qui soulignons). La réhabilitation de la place des institutions juridiques dans la compréhension d’un fait social renoue avec les raisons mêmes de l’émergence d’une science sociale : lutter contre la tentation de l’économisme – dont la version moderne se pare des vertus de la dénonciation de l’arbitraire, comme mode d’interprétation unique des phénomènes sociaux. Selon J. Freund, cela serait aussi un des 119 C. Bouglé, Qu'est-ce que la sociologie ? La sociologie populaire et l'histoire, Les rapports de l'histoire et de la science sociale d'après Cournot. Théories sur la division du travail. (1925), uqac, p. 27. - 52 - piliers de la sociologie de M. Weber120. A l’inverse, si le travail sociologique a pour principal objectif la dénonciation de l’arbitraire et l’existence permanente d’inégalités devant la loi, il se contente de reproduire à l’infini avec des nuances la critique marxiste du droit qui réduit celui-ci à une simple superstructure de l’infrastructure économique. Mettre l’accent sur la dimension structurante de la règle de droit pour comprendre les phénomènes sociaux vise à rappeler une autre évidence. Les faits sociaux peuvent influer sur l’émergence ou la modification d’une règle en vigueur ; les faits divers sont de plus en plus souvent les détonateurs de processus législatifs. Pourtant, les comportements se définissent par rapport aux règles institutionnelles, soit pour modifier celles-ci – phénomène de dépénalisation par exemple – soit pour engendrer celle-ci. C. Bouglé donne à ce propos un exemple très significatif : « Le nombre croissant des individus, d'une part, et, d'autre part, leur variété croissante, l'affluence des gens de toutes races, tissaient entre les habitants de Rome une quantité de relations sociales que le droit ancien n'avait pas prévues. Il fallut que les arrêts des préteurs réglassent au jour le jour tous ces rapports « hors la loi » ; et lorsque ces arrêts, que leur rôle même empêchait d'être exclusifs et traditionnels, eurent pris force de loi à leur tour, un droit romain se trouva constitué, sous la pression des circonstances sociales, plus large, plus souple, et en quelque sorte plus humain, comme préparé pour la conquête des peuples »121. La règle adoptée par les institutions constitue donc le pivot autour duquel s’articulent les comportements, voire les identités. Pour cette raison, décrire la règle de droit comme structurant les comportements, présente certaines coïncidences avec la méthode structurale. S’en tenir au maximum aux règles, étant entendu que le terme règle couvre génériquement les règles de droit, c’est reconnaître qu’elles sont « indépendantes de la nature des partenaires (individus ou groupes) dont elles commandent le jeu » ; c’est poser comme principe qu’un changement 120 Cf J. Freund, Introduction à M. Weber, Essais sur la science, 1904, éd. uqac, p. 41 « Tout vrai qu'il est que les concepts et institutions juridiques ont été établis pour des raisons économiques et comportent en conséquence des aspects économiques, on ne saurait cependant privilégier ceux-ci, car en réduisant tout le droit à une manifestation de forces de production on tombe dans un système qui est directement en contradiction avec les postulats de l'explication scientifique ». 121 C. Bouglé, Qu’est-ce que la sociologie ?, art. préc. p. 21. - 53 - ne peut être détaché du système dans lequel il s’insère – « tout changement observé en un point sera rapporté aux circonstances globales de son apparition »122. Nous retrouvons l’intérêt de la systématisation radicale de N. Luhmann pour rendre compte de la dimension sociologique d’un phénomène juridique. Comme Tarde, il introduit dans l’analyse la dynamique du champ juridique, aspect moins conceptualisé chez les tenants de l’école durkheimienne. Le droit défini comme constituant un système social123, cet auteur a en somme décrit radicalement l’articulation entre les différentes normes en les détachant de toute dimension morale avec pour seule finalité d’auto-alimenter ledit système social. Notre environnement est tellement empreint de règles que celles-ci disposent de leur propre capacité d’évolution et d’adaptation. L’analyse sociologique ici proposée porte précisément sur ses évolutions et adaptation. Nous confirmons ainsi une nouvelle fois notre défiance à l’égard de la conception actuelle de la sociologie juridique ou sociologie du droit ; nous affermissons en outre notre démarche visant à identifier un fait social par sa dimension juridique. Cette démarche ne constitue en rien un simple dérivé d’une analyse juridique mais un fondement légitime pour contribuer à une analyse sociologique. Qu’il n’y ait cependant pas méprise : les différents auteurs précités sur lesquels nous fondons notre postulat renvoient à des corps de pensée distincts. Ces différences renvoient toutefois à un dénominateur commun négligé dans la sociologie contemporaine : la nécessité de tenir compte de la centralité de la règle de droit dans l’appréhension des faits sociaux contemporains à l’inverse de nombreuses études sociologiques. Peut-être peut-on y lire un critère de distinction entre les différents courants se réclamant de E. Durkheim, l’interprétation retenue par C. Bouglé et P. Fauconnet fortement centrée sur l’importance des normes ayant finalement peu à voir avec celle de M. Halbwachs par exemple. Nous retrouvons la différence entre la sociologie du droit d’inspiration française et celle développée par les anglo-saxons : le contexte juridique dans lequel ses disciplines se sont 122 C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, Agora, 1974, pp. 328-378. Le rapprochement entre C. Bouglé et C. Levi-Strauss n’est pas surprenant : C. Bouglé a dirigé le mémoire d’études de philosophie de C. Levi-Strauss. 123 N. Luhmann, Law as a social system, Oxford University Press, 2004. Les anglo-saxons ne distinguent pas toujours entre le genre, c’est-à-dire le droit, et l’espèce, c’est-à-dire la loi. Sur cet auteur, J. Clam, Droit et société chez Niklas Luhmann, « la contingence des normes », P.U.F, 1998. En utilisant le mot norme, peutêtre trouve-t-on un compromis acceptable : qui dit droit, ou loi présuppose une influence sur le comportement des individus, soit l’impact générique d’une norme. - 54 - développées est radicalement distinct ; le droit n’est pas dévalorisé ; il est tout simplement, « pris au sérieux », ce qui influe sur la manière même d’appréhender les interactions entre règles et individus124. En cela, la réflexion sur les courants sociologiques s’inscrit dans ce qui constitue un axe majeur de la recherche ici proposée : l’importance de la pensée institutionnelle dans le comportement des individus. Dès lors, sur la base du postulat selon lequel la règle de droit est structurante de l’activité humaine contemporaine, nous allons essayer de définir une méthode d’appréhension du fait social avec pour finalité une description la plus objective possible par delà les interactions inhérentes propres aux comportements des individus. Nous partirons pour cela d’une quantification du phénomène juridique sur une période donnée de façon à identifier les éventuelles ruptures au cours de la période récente et surtout, compte tenu de la difficulté d’analyser les interactions entre règles et individus, nous essayerons de déchiffrer la pensée des institutions. SECTION 2 : TECHNIQUE : LA QUANTIFICATION DU PHENOMENE JURIDIQUE Pour reprendre l’injonction durkheimienne, nous souhaitons « aborder le règne social par les endroits où il offre le plus prise à l'investigation scientifique ». A la différence de l’époque de E. Durkheim, nous disposons aujourd’hui d’outils de recherche plus diversifiés que la statistiques et nettement plus performants. C’est dans cette perspective que nous souhaitons justifier l’intérêt d’une quantification d’un phénomène juridique en vue de préciser les contours d’un fait social. La quantification des références en sciences sociales ou bibliométrie constitue une méthode d’évaluation ; elle sert d'appui pour soutenir des recherches en sociologie de la connaissance125 ; elle introduit une technique de perception de l’intérêt que peut ou qu’a pu susciter à un moment donné un thème ou un auteur126. Ce recours à la technique devient un outil de connaissance et de compréhension en matière de diffusion du savoir scientifique. 124 Peut-être peut-on y voir la cause du développement de l’éthnométhodologie. 125 Pour un exemple, S. Mosbah-Natanson, La sociologie comme « mode » ? Usages éditoriaux du label « sociologie » en France à la fin du XIXème siècle, Revue française de sociologie, 2011, p. 103-132. 126 Sur la bibliométrie et les critiques qu’elle soulève, L. Coutrot, Sur l’usage récent des indicateurs bibliométriques comme outil d’évaluation de la recherche scientifique, Bulletin de méthodologie sociologique, n°,100, 2008. - 55 - A l’identique, l’approche sociologique d’un phénomène juridique nous paraît pouvoir reposer sur une quantification. Par le recours aux nouvelles technologies, l’objectif n’est plus de synthétiser une interprétation d’un texte mais de repérer les fluctuations quant au recours contentieux de ce texte et de mesurer indirectement son impact sur la vie quotidienne. Autrement dit, là où la quantification en sciences sociales nous fournit le reflet du monde scientifique d’une époque, la quantification des données juridiques nous permet de définir la manière dont une société se vit tant sur le plan institutionnel que juridictionnel. Nous distinguerons pour cela les statistiques officielles fournies par les institutions (1) et l’intérêt que présente l’utilisation les bases de données juridiques (2). 1) LES STATISTIQUES JUDICIAIRES OFFICIELLES Recourir à des éléments statistiques est une constante du travail sociologique depuis le travail fondateur d'E. Durkheim. L’enjeu est simple : disposer d’un outil de description de la réalité sociale non-soumis aux interprétations individuelles. Mais, et les débats suscités par les travaux d'E. Durkheim, restent toujours d’actualité : d’une part, se pose toujours la question de l’élaboration des statistiques étant entendu que seule une institution, généralement publique, dispose des moyens nécessaires pour collecter les données nécessaires à l’élaboration statistique ; d’autre part, une fois les statistiques obtenues, leur interprétation peut bien évidemment être critiquée127. Dans ce cadre, force est de constater que l’existence de nombreuses statistiques judiciaires réalisées par les juridictions ellesmêmes ou par le Ministère de la Justice ne nous sera cependant pas d’une grande utilité. La source principale est l’annuaire statistique de la Justice disponible sur le site du Ministère, publication annuelle dont la dernière édition sur les données de 2010 date de février 2012. La collecte des sources comme leur traitement permet de disposer d’une approche chiffrée du contentieux. Cette publication présente en outre l’intérêt de fournir une analyse selon certains types de contentieux ou certaines procédures administratives. Les services de l’Etat sont ainsi à même de mesurer quantitativement la manière dont les problèmes inter-individuels s’expriment sur le plan judiciaire. Voici la liste des thèmes retenus : acquisition de la nationalité française, protection des mineurs, protection des majeurs, affaires familiales, redressements et liquidations judiciaires, contentieux locatifs, contentieux de l'impayé, procédures devant le juge d'exécution. 127 M. Borlandi et M. Cherkaoui (dir.), Le Suicide un siècle après Durkheim, PUF., 2000. - 56 - Si on s’en tient à notre objet d’étude, les choix retenus par le Ministère sont, de prime abord, éloignés de nos préoccupations. Les droits de l’homme sont tellement multiformes qu’ils peuvent être présents à des degrés divers dans tous ces contentieux. De façon plus particulière, la question religieuse n’est, sauf exception, jamais posée de façon expresse. Nous soulignerons toutefois que la dimension religieuse est présente dans le processus d’acquisition de la nationalité, soit parce que le mariage endogame maintient l’ancrage religieux par delà le discours d’intégration des populations, soit en raison des critères d’acquisition renforcés de la nationalité française128. A ce titre, la référence aux pratiques religieuses peut justifier un refus d’octroi de la nationalité française. Les données ici recueillies permettent donc d’envisager le lien entre nationalité, religion et droits de l’homme. Les statistiques permettent de quantifier les différentes manières, par exemple, dont une personne peut acquérir la nationalité – décret, naturalisation, mariage…- Elles montrent parfaitement qu’à une réalité apparemment unique, le statut de national, correspond différents types de processus. Cela confirme notre critique de la démarche socio-historique sur ces questions : la critique de la socio-histoire porte sur les difficultés d’acquisition du statut sans s’interroger ni sur la mutation ni sur la porosité des catégories juridiques d’acquisition de la nationalité. C’est précisément par le biais d’une désubstantialisation du caractère politique des règles sans toujours en distinguer les nuances qu’il est en conclusion possible de dénoncer le caractère politique de la notion de citoyenneté. Hormis ces chiffres résultant de procédures, nous soulignerons que la statistique judiciaire concerne pour une large part la justice pénale et la politique répressive mises en œuvre par le gouvernement. La démarche est aussi bien quantitative que qualitative puisque, dernièrement a été menée une enquête sur la satisfaction judiciaire des victimes d’infractions129. En dépit de ce semblant d’évolution, nous pouvons estimer que la statistique judiciaire reste marquée par une conception de la sociologie du droit qui a moins pour objectif une compréhension d’un phénomène social qu’une assistance du travail du législateur. C’est peut-être également l’un des axes qui permet d’expliquer la controverse entre E. Durkheim et G. Tarde compte tenu des positions respectives de chacun. C’est donc uniquement à la suite d’un changement global de perspectives que la modification des conditions de collecte des données permettrait l’élaboration de statistiques susceptibles de rendre compte du fait social que nous nous proposons d’étudier. Preuve que 128 M. Tribalat, La dynamique démographique des musulmans de France, Commentaire, n° 136, 2012. 129 Infostat, Justice 112, 22 février 2011. - 57 - la question religieuse peut justifier un tel changement, une telle démarche a failli être mise en œuvre. Le décret à l’origine de la création de l’observatoire de la laïcité en date du 25 mars 2007 prévoyait que celui-ci réunît « Les données, produit et fait produire les analyses, études et recherches permettant d'éclairer les pouvoirs publics sur la laïcité ». L’Observatoire n’a cependant jamais été mis en place. A une question ministérielle sur ce sujet130, il a été répondu que le gouvernement avait délibérément privilégié d’autres organes existant comme le Défenseur des enfants ou le Haut conseil à l’intégration131. Mais, sauf erreur de notre part, quand bien même les rapports de ces instances recourent à des statistiques, ils n’incluent pas les statistiques judiciaires. Nous restons dans une logique centralisatrice, à l’instar des travaux durkheimiens, qui ignore la propagation par le recours aux tribunaux. Il faut donc se rendre à l’évidence : les statistiques judiciaires émanant des autorités françaises ne peuvent nous servir de support d’études. En revanche, il est indispensable d’étudier, comme nous le préciserons, la pensée des institutions pour mesurer un fait social à forte teneur juridique. Comparativement, l’appareil statistique mis en place au niveau de la Cour européenne de sauvegarde des droits et libertés fondamentaux se révèle nettement plus opérationnel pour mesurer comment s’effectue ce qu’un auteur a appelé « l’intégration par les droits de l’homme »132 et donc l’expression religieuse par le biais des droits de l’homme. C’est pourquoi l’essentiel de notre travail portera sur la quantification obtenue par des recherches sur différentes bases de données ainsi que sur ses travaux européens sur lesquels nous reviendrons lorsque nous étudierons plus en détail le contentieux de ces institutions. 2) LE RECOURS AUX BASES DE DONNÉES Il s’agit ici de préciser la méthode utilisée pour appréhender le fait social par le prisme du contentieux ou des textes institutionnels133. Avant de présenter ces outils (b), nous exposerons les difficultés que rencontre toute approche sociologique d’un phénomène juridique (a). 130 Question écrite n° 12320 de M. Y. Bodin, JO Sénat du 04/03/2010, p. 487. 131 Réponse du Ministère de l'intérieur, de l'outre-mer et des collectivités territoriales, JO Sénat du 19/08/2010 - page 2163. 132 133 L. Scheek, Les cours européennes et l’intégration par les droits de l'homme, thèse. IEP Paris, 2006. Pour une synthèse métholodologique, R. Melot, J. Pelisse, Prendre la mesure du droit : enjeux de l'observation statistique pour la sociologie juridique, Droit et société, n° 69-70, 2008, p. 331-346. - 58 - A) LIMITES DES MÉTHODES CLASSIQUES D’ENQUÊTE EN MATIÈRE JURIDIQUE Les sciences sociales disposent de nombreuses techniques de quantification, la plus simple et la plus usitée en matière de bibliométrie reposant sur l’identification du nombre de fois qu’un article est cité dans le milieu universitaire. Il n’est cependant pas possible de raisonner à l’identique en droit. La matière juridique peut et doit, à notre sens, se prêter à cette recherche de citations ou de références, c’est-à-dire pour ce qui nous concerne les textes relatifs aux droits de l’homme. Les résultats devront toutefois être appréhendés avec circonspection. Le contentieux, quand bien même il influerait sur les faits sociaux, est d’un maniement difficile : soit parce que, surtout si l’analyse porte principalement sur les arrêts des cours suprêmes, il ignore la masse des jugements pouvant être intervenus préalablement par les juges du fond ; soit, parce que, dans bien des situations, il se peut que le conflit ait trouvé une solution non-contentieuse entre les parties. L’interaction est difficile à prouver, que, l’on peut poser comme hypothèse que la solution de compromis n’est que la conséquence de la perception du droit par les individus en présence. Les travaux de N. Luhmann sur la capacité du système juridique à s’auto-alimenter, en l’occurrence à influer sur les attentes des individus, confortent cette hypothèse. Etudier en outre un contentieux sur la base de références aux textes ne permet pas toujours d’identifier la nature du litige en cause. La simple référence peut s’inscrire dans un arsenal d’arguments très diversifiés : tous les arguments sont bons pour gagner un procès, même invoquer un texte apparemment totalement étranger au conflit. Pour ne pas se contenter d’une simple analyse des références certains textes nécessiteraient enfin une recherche précise sur l’identité des requérants, leurs caractéristiques et leurs motivations. La démarche statistique fondée sur la quantification a pour avantage d’éviter toute considération psychologique propre au processus juridique qui pourrait venir atténuer la perception objective du fait social ; nous sommes toutefois conscients qu’elle n’est pas exempte de critiques. Elle présente néanmoins une caractéristique majeure : elle permet d’essayer d’esquisser une causalité intrinsèque à un fait social communément admis : la dimension contentieuse de la société contemporaine. Par comparaison, les différentes options qui s’offrent à nous sont loin d’être exemptes de critiques avec le risque d’aboutir à un résultat inconsistant. Nous pourrions ainsi distinguer trois techniques : 1) soit catégoriser les individus qui invoquent ces textes afin de faire avancer leurs prétentions – il faudrait cependant pour cela que la rédaction des arrêts précise préalablement les caractères sociologiques des requérants, ce qui contredirait la prétention à - 59 - la neutralité recherchée par le droit. Si tant est en effet, qu’il soit possible à la lecture des faits à l’origine d’un litige d’identifier les requérants, il ne sera jamais possible de disposer d’une part d’une information complète, d’autre part de disposer d’une information homogène. Comme cela a pu être relevé à propos de la mise en place d’une telle démarche en matière de contentieux administratif, « réaliser un portrait sociodémographique des usagers des tribunaux administratifs est une tâche difficile car cette juridiction ne possède aucun instrument de connaissance interne (le requérant doit juste mentionner ses nom, prénom et adresse)» 134 . Tout au plus, pourra-t-on classer les contentieux en fonction du sexe et du caractère individuel ou collectif de l’action. Partant du principe qu’une partie du contentieux relatif aux vêtements concerne principalement les femmes, les résultats ne seront en rien probants ; 2) soit effectuer une enquête auprès des juges de façon à clarifier la conception qu’ils se font des droits de l’homme pour dessiner les contours éventuels d’une idéologie. Là encore, la démarche serait par nature inopérante : les juges sont le réceptacle de l’interprétation des textes que leur soumettent les requérants. Quand bien même ils ne sont pas neutres au sens où ils sont influencés par leurs origines sociales et le contexte dans lequel ils évoluent, les règles de procédure les empêchent de trop s’écarter des demandes qui leur sont soumises. Dans cet enchevêtrement, le fait d’identifier médiatiquement des juges « rouges » en raison de leur option sociale ne se traduit pas nécessairement par exemple, par une évolution jurisprudentielle qui reflèterait leur conception du monde. C’est tout l’enjeu du formalisme judiciaire que de réduire les dissonances – le requérant invoquerait alors l’impartialité subjective du juge pour obtenir justice. D’où la sensation in fine que les auteurs comme B. Latour ou D. Schnapper qui ont essayé de procéder à une analyse sociologique d’un corps particulier de juges au sein d’une juridiction – respectivement le Conseil d’Etat ou le Conseil constitutionnel – se sont retrouvés pris dans les mailles de la rhétorique juridique, au point de justifier tous les raisonnements tenus par les institutions auxquelles les juges objet de l’enquête appartenaient. C’est pourquoi, les recherches ethnographiques qui ont pu être menées peuvent donner l’impression d’une absorption de leur auteur par son objet, point d’ailleurs explicitement mentionné : « On aurait du mal à définir la notion de contexte social sans recourir aux véhicules du droit »135. 3) soit réfléchir sur la compréhension de la perception des règles par les individus. La répartition des contentieux obligerait cependant à opérer plusieurs types de distinction : 134 A. Spire, K. Weidenfeld, Le tribunal administratif : une affaire d'initiés ? Les inégalités d'accès à la justice et la distribution du capital procédural, Droit et société, n°79, 2011, p. 689-713. 135 B. Latour, La Fabrique du droit, Une ethnographie du conseil d'État, La Découverte, 2002, p. 278. - 60 - - selon les niveaux de juridiction : la réflexion et la formation d’un juge d’une juridiction dite suprême en raison de sa compétence délimitée aux seules questions de droit diffèrent de celles d’un juge dit du fait qui intervient au premier niveau ou deuxième niveau judiciaire du litige. - selon que le contentieux relève de la juridiction judiciaire ou de la juridiction administrative : de façon schématique, le droit privé dispose d’une base textuelle ; le droit administratif se veut autonome, c’est-à-dire que les juges sont en droit de s’affranchir des textes pour trancher un conflit. - selon les affaires pénales et les affaires civiles : cette distinction est d’ailleurs cardinale dans la présentation faite par E. Durkheim. Encore faut-il rester dans un cadre statique : comme en droit, les distinctions ne sont tranchées qu’en apparence, d’autres considérations peuvent rentrer ligne de compte : par exemple, un plaideur peut choisir la voie civile pour obtenir réparation du dommage causé par une infraction ou tout simplement se tromper de tribunal et voir ensuite son action jugée irrecevable. A ces contraintes structurelles s’ajoute un élément qui introduit un autre paramètre de troubles pour clarifier la manière dont les individus s’approprient les textes : la procédure judiciaire implique généralement la présence d’un avocat dont la mission consiste à mettre en forme les prétentions des individus. Dès lors, il ne faut pas exclure qu’indépendamment de la perception que les gens se font des droits de l’homme, une bonne part de l’argumentation repose sur le travail d’interprétation des avocats136. C’est donc la logique même de la judiciarisation des relations quotidiennes qu’il est difficile de cerner. Une étude a été menée sur l’accès aux tribunaux administratifs. Les conclusions méritent ici d’être rappelées pour justifier, a contrario, notre démarche : - le contentieux est massivement le fait de classes socio-professionnelles supérieures : il s’agit du tribunal administratif donc du tribunal compétent en matière de contestation des rectifications fiscales ; une bonne partie de la population, notamment les plus pauvres, n’est pas assujettie ; - les auteurs distinguent ceux qui savent s’orienter dans le contentieux et identifient à ce titre l’existence d’un capital procédural ; le résultat est intéressant ; il n’en reste pas moins très relatif si l’on envisage, non plus la procédure fiscale mais la question des droits de l’homme. Dans ce cas, le problème ne porte plus sur une question technique mais sur une question de principe qui dépasse la dimension procédurale ; 136 Cf infra sur les origines du vocable droits fondamentaux. - 61 - - les auteurs, enfin, estiment que la décision de justice n’est pas le principal objectif du contentieux, le plaideur cherchant davantage à renouer le contact avec l’administration – c’est effectivement un objectif propre à un contentieux technique comme le contentieux fiscal qui définit une phase de conciliation préalable au contentieux alors que l’invocation des droits de l’homme vise au contraire une reconnaissance judiciaire de la prétention soutenue par le requérant137. Apparemment, les auteurs de l’étude n’ont pas envisagé ce paramètre. Dès lors, tant la matière juridique en général que notre objet d’étude en particulier rend difficile le recours à une démarche sociologique classique : la plasticité des règles est susceptible de tromper tant la perception des attentes que l’analyse des résultats. C’est pourquoi, malgré les limites inhérentes à cette démarche, nous privilégierons la quantification par références sur le modèle de la bibliométrie. B) PRÉSENTATION SOMMAIRE DES BASES DE DONNÉES Il convient ici de prendre la mesure de l’enjeu scientifique que peut représenter l’utilisation des bases de données en droit pour rendre compte d’un phénomène sociologique. L’étude de l’évolution des contentieux, de l’évolution des moyens de droit invoqués bénéficie de nos jours de moyens sophistiqués : des bases de données dotées de moteurs de recherche très efficaces. Sur le plan quantitatif, il est aujourd'hui possible de dessiner les fluctuations globales des contentieux. A titre d’illustration, si le concept de société judiciarisée s’impose pour décrire notre société contemporaine, c’est précisément parce que nous pouvons constater en l’espace d’un clic une multiplication des contentieux. Sur le plan qualitatif, une analyse des contentieux en eux-mêmes traduit et auto-alimente les préoccupations sociales et la manière dont elles sont prises en compte138. Ainsi, nous pouvons à partir de mots clés ou de références d’articles de textes dessiner sur une période donnée le nombre de fois qu’un texte particulier est invoqué au soutien des prétentions. La sociologie dispose ici d’outils techniques très performants. Pour la France, la base de données publique officielle Légifrance existe depuis 1998. Pour reprendre son propre descriptif, la base contient les décisions de la Cour de cassation : 137 138 A. Spire, K. Weidenfeld, art. préc. Pour une illustration, J. Morri, Quand les sciences sociales se font expertes : le cas de la justice administrative, Tracés 3/2009 (n° HS-9), p. 87-98. - 62 - - « publiées au Bulletin des chambres civiles depuis 1960, - publiées au Bulletin de la chambre criminelle depuis 1963, - ainsi que l'intégralité des décisions, publiées ou non, postérieures à 1987. - des décisions des cours d'appel et des juridictions de premier degré ; - une sélection de décisions du Tribunal des conflits publiées au Bulletin depuis 1993. - une sélection de jugements de tribunaux de grande instance et de Cour d’appel ». La base Légifrance contient également sur la même période l’ensemble des arrêts rendus par le Conseil d’Etat avec également une sélection de jugements rendus par les tribunaux administratifs. En outre, il existe des bases de données similaires sur le plan européen, tant au niveau de la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales que de la Cour de Justice des Communautés européennes aujourd’hui Cour de Justice de l’Union européenne. La base de données privée Lexis Nexis nous est, comparativement apparue comme la plus performante comparée aux autres bases de données privées comme celles mises en ligne par Dalloz ou Lextenso. D’une part, elle couvre aussi bien le droit interne que le droit communautaire tant dans sa phase contentieuse qu’institutionnelle ; d’autre part, elle est réputée pour diffuser le nombre le plus important de décisions rendues par les juges du fond. Enfin, la base de données Factiva contient aussi bien des comptes-rendus institutionnels que des fils infos ou des articles de quotidiens. Elle permet de mesurer tant la dimension médiatique que juridique d’une affaire en raison de la diversité des sources recensées sur le plan interne et international. Il s’agit donc de proposer une lecture sociologique d’une masse de données juridique. La démarche entreprise n’est de prime abord pas différente de celle utilisée à partir du droit pénal pour identifier la gradation des valeurs défendues par la société139 ou, toujours en matière pénale, mesurer l’effectivité des sanctions prévues par les textes à travers les jugements rendus. C’est en somme une traduction appliquée des thèses exposées par E. Durkheim dans De la division du travail social à propos cette fois de la problématique de l’identité religieuse dans une perspective dynamique fondée sur le contentieux et non simplement statique à partir de la seule lecture des textes. Nous sommes, grâce aux différents moteurs de recherche, en mesure d’esquisser une éventuelle mutation sociale sur 139 S. Snacken, Justice et société : une justice vitrine en réponse à une société en émoi? : l’exemple de la Belgique des années 1980 et 1990, Sociologie et sociétés, vol. 33, 2001, p. 107-137. - 63 - des bases quantitatives objectives différentes d’études statistiques classiques. L’analyse sociologique de données juridiques vise ainsi à dépasser l’apparente identité de termes utilisés par les individus pour faire valoir leurs causes ou trancher des litiges pour identifier à travers les fluctuations les mutations sociales contemporaines. Ces résultats pourront paraître maigres si on les compare à l’intégralité des arrêts référencés par Légifrance – plus de 400 000 uniquement pour la jurisprudence judiciaire, ce qui de facto, pourrait conduire à invalider la méthode et réduire la portée de l’analyse. Pour autant, si la quantification permet de faire apparaître des fluctuations importantes alors elle nous fournit un indice sur l’état de notre société. On doit en effet s’interroger sur la signification d’une judiciarisation des relations humaines quant au processus de rationalisation et de subjectivisation du droit. Ce point est valable pour tous les contentieux et a fortiori en matière de droits de l’homme. Par comparaison, en matière d’inexécution de contrat, constater une augmentation du contentieux permet de réfléchir sur la bonne foi en ce domaine ; analyser les causes de ce contentieux classique permettrait d’identifier la conception de la bonne foi que se font les individus et celles que défendent les juges. Autrement dit, l’apparence technique de l’analyse ne doit pas masquer une réflexion sur la conception des relations humaines en société. Et peut-être qu’à travers cette réflexion se dégagera une proposition de modification des textes soit pour réduire ce contentieux, soit pour combattre ce qui aurait pu être perçu comme une injustice. Ou alors, de façon moins ambitieuse, nous serons à même de mieux comprendre les processus contractuels dans une société moderne140. La quantification est donc le vecteur du passage d’une synthèse doctrinale juridique à une réflexion sociologique sur la signification des conflits étudiés au regard des normes en présence. En matière de droits de l’homme, même si le contentieux relatif à la religion n’est pas forcément abondant, il présente une forte dimension symbolique. D’abord, précisons que, comme il s’agit de transformer son litige en question de principe, il n’y a pas suffisamment d’intérêts financiers en jeu pour supporter une longue procédure. C’est pourquoi la réflexion juridique sur les droits de l’homme est toujours amplifiée par l’action des organisations non-gouvernementales ; le contentieux reste naturellement limité dans son développement. Mais surtout, comme il s’agit d’une question de principe, ce contentieux 140 Cf à partir d’études ethnologiques le livre de G. Davy, La foi jurée, Étude Sociologique Du Problème Du Contrat : la Formation Du Lien Contractuel, Alcan, 1922, p. 2 : « C'est en effet parce que nous sommes civilisés, et seulement dans la mesure où nous le sommes vraiment, que nous nous imposons le respect et que nous exigeons du droit la sanction de la foi que nous avons jurée ». Nous doutons qu’il soit encore possible de soutenir à notre époque une telle assertion. - 64 - interroge les fondements mêmes des sociétés démocratiques puisque celles-ci ont érigé ces textes en normes fondamentales. Aussi, notre démarche de quantification ne cherche pas à obtenir des résultats chiffrés spectaculaires mais seulement à servir d’indices pour appréhender la logique de subjectivisation propre aux sociétés modernes. M. Weber a consacré un chapitre aux « formes de création des droits subjectifs » dans son ouvrage Sociologie du droit 141. L’auteur montre comment l’émergence de l’Etat moderne s’accompagne d’un changement tant de la perception que du contenu des droits. Comme le résume un auteur, « dans la mesure où les sphères juridiques particulières ne peuvent exister que par la grâce de l’État, le seul sujet de droit réel est l’individu en tant que tel, c’est-à-dire abstraction faite de ses diverses appartenances communautaires, quelle qu’en soit la nature (famille, profession, communauté religieuse, etc.) »142. A fortiori, l’époque marquée par les droits de l’homme renforce cette détermination du sujet par le droit. Il ne s’agit donc pas seulement de commenter les textes mais de les situer au regard d’un continuum d’autres textes pour discerner les tendances dans lesquelles ils s’inscrivent ou les ruptures qu’ils introduisent dans le système juridique et dans la société. En cela, la démarche implique une périodisation. La technique bibliométrique pour importante qu’elle soit ne prend sens que dans le cadre d’une sociologie dont le fait social présente une composante juridique à l’aune d’une perspective historique. SECTION 3 : DE LA NECESSITE DE DISTINGUER LES PERIODES EN DROIT POUR IDENTIFIER LES EVOLUTIONS SOCIOLOGIQUES La recherche entreprise repose sur un constat paradoxal : les droits de l’homme, généralement présentés comme une des modalités de l’émancipation et donc de la religion sont ici considérés comme des vecteurs de la réalisation de l’identité religieuse. Le même droit ne s’inscrit plus dans la même dynamique. Ce simple constat justifie la nécessité d’une approche historique de façon à distinguer à partir de quel moment s’est imposée une conception différente des règles et de leur utilisation. Pour reprendre le propos de J.-C. Passeron, « le raisonnement sociologique est condamné à mêler la sémantique du récit historique à la grammaire du modèle expérimental »143. Pour cela, après avoir rappelé la 141 M. Weber, Sociologie du droit, Puf, 1986. 142 C. Colliot-Thélène, Pour une politique des droits subjectifs : la lutte pour les droits comme lutte politique, L'Année sociologique, n° 59, 2009, p. 231-258. 143 J.-C. Passeron, Le raisonnement sociologique, Albin Michel, 2006, p. 162. - 65 - logique d’articulation des textes en droit, nous préciserons comment nous avons identifié les ruptures. La présentation des textes en droit repose sur le principe de hiérarchie des normes qui revêt deux formes : - une forme statique qui prend la forme d’une pyramide pour classer les textes selon leur origine et les distinguer les uns des autres : les textes inférieurs doivent être conformes aux textes supérieurs - la forme pyramidale est la conséquence du fait que l’ensemble culmine au niveau de la loi fondamentale, en l’occurrence, la Constitution ; l’ensemble se comprend également à l’aune d’une hiérarchie des organes en fonction de leur légitimité, le Parlement disposant d’une légitimité supérieure à l’administration ; - une forme dynamique : puisque les textes inférieurs comme par exemple les règlements, doivent être conformes aux textes supérieurs, ici la loi ou la Constitution, il est possible de contester l’application de ces textes sur ce fondement. En raison du principe de hiérarchie des normes, le justiciable a intérêt à fonder ses prétentions sur un texte disposant d’une légitimité internationale. C’est à la fois une technique de contestation mais également un mode d’affirmation de l’individu face à la norme étatique. Pour cette raison, nous partirons des textes relatifs aux droits de l’homme émanant de l’ordre international en accordant une place particulière à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales également appelée convention européenne des droits de l’homme. Il est ici logique de distinguer les périodes en fonction de la date de transposition de ce texte en droit interne pour deux raisons : - à l’origine, lorsque le texte est ratifié par les Etats, son application repose sur un mécanisme inter-étatique – chaque Etat était supposé dénoncer les atteintes aux droits de l’homme commises dans un autre Etat. Dès lors, le texte n’a quasiment pas été invoqué jusqu’à ce que les Etats reconnaissent la possibilité pour les individus eux-mêmes de saisir la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La reconnaissance du droit de recours tel que consacré à l’article 26 codifié en 2010 à l’article 34 marque ainsi une véritable rupture dans la logique de saisine de cette juridiction : ce - 66 - n’est plus un Etat qui s’en prend à un autre Etat144 mais un individu qui conteste la manière dont il a été jugé sur le plan interne145. - le principe posé dès l’adoption de la Convention, c’est que les Etats doivent se conformer aux décisions de la Cour européenne. Il est cependant logique qu’un tel principe ne revêt pas la même portée selon que les individus disposent ou non de la possibilité de saisir la Cour. A partir en effet du moment où un arrêt est rendu, la solution a vocation à se répandre dans tous les pays qui ont ratifié la Convention, faute de quoi les individus ne manquent pas de s’en prévaloir ensuite devant les juridictions internes pour qu’elles se prononcent conformément aux juges européens, voire de saisir sur un problème similaire une nouvelle fois la Cour européenne. Il y a ici une double dynamique : contestation des normes étatiques au nom des droits de l’homme ; uniformisation des droits des différents Etats parties. Les décisions rendues par la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales sont en somme, soit intégrées par les juges, soit invoquées par les justiciables, l’invocation d’une même norme devant conduire à une application uniforme par delà les spécificités nationales. Cette approche a cependant une limite : l’imbrication et les influences réciproques entre les jugements rendus par les juridictions internationales et les juridictions internes. Le justiciable invoque tous les textes sans se soucier du classement des sources du droit propre à l’approche pédagogique. En somme, une fois qu’il est possible d’invoquer un texte international dans un contentieux, celui-ci se confond avec le droit interne d’autant plus 144 Cf l’article 44 de l’ancienne version de la CEDH : « Seules les Hautes Parties contractantes et la Commission ont qualité pour se présenter devant la Cour ». 145 Article 26 CEDH : « La Commission ne peut être saisie qu'après l'épuisement des voies de recours internes, tel qu'il est entendu selon les principes de droit international généralement reconnus et dans le délai de six mois, à partir de la date de la décision interne définitive ». Comp. rédaction actuelle : « La Cour peut être saisie d'une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d'une violation par l'une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s'engagent à n'entraver par aucune mesure l'exercice efficace de ce droit ». - 67 - que, dans de nombreux cas, les textes peuvent renvoyer à des problématiques similaires – encore et toujours le phénomène d’imitation propre aux analyses de G. Tarde146. Aussi, nous avons supplée la distinction entre les périodes en fonction des évènements institutionnels importants comme par exemple la ratification du Traité d’Amsterdam ou l’introduction de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales sur une périodisation plus basique à partir d’une distinction entre les décennies écoulées. Comme nous le montrerons, de nombreux textes consacrent le droit à pratiquer librement sa religion. Pour autant, il serait réducteur de limiter le phénomène sociologique que nous voulons cerner à ce seul contentieux. Dans bien des cas, derrière des affaires relatives à la vie privée, se cache un problème de pratique religieuse. De même, le contentieux relatif à la liberté d’expression concerne directement ou indirectement la pratique religieuse. S’en tenir à une simple approche formelle exclurait de facto toute une partie du contentieux. Il conviendra donc d’adopter une lecture large des contentieux, avec les risques de dilution que cela implique, pour saisir non seulement toutes les facettes de l’expression religieuse mais également la manière dont l’invocation des droits de l’homme influe sur cette expression. Ces points clarifiés, et compte tenu des difficultés signalées propres à la sociologie du contentieux, nous avons estimé, sur la base des banques de données, que la mesure de l’influence des règles sur les comportements des individus pouvait être complétée à partir de l’analyse des textes émanant des institutions. SECTION 4 : L’IDENTIFICATION DES MUTATIONS SOCIALES PAR LE BIAIS DE L’ANALYSE DE LA PENSEE DES INSTITUTIONS Le caractère amphibologique du mot institutions oblige dans un premier temps à en préciser la teneur. Dans un second temps, il sera possible, à partir d’exemples, d’affirmer la légitimité de la démarche. L’analyse de la pensée des institutions constitue une autre technique méthodologique pour essayer de disposer d’un facteur objectif au sens où il s’impose aux individus par delà leur volonté pour préciser les contours du fait social à 146 Comp. N. Luhmann, La légitimation par la procédure, Cerf, 2001, p. 25-26 : « Nous voulons dire par là que les personnes concernées adoptent la décision à titre de prémisses de leur propre comportement et restructurent en conséquence leurs attentes, quelles que soient leurs raisons. (…) Quoiqu’il en soit, au fondement de la reconnaissance se trouve un processus d’apprentissage, c’est-à-dire une modification des prémisses d’après lesquelles l’individu traitera par la suite ses expériences, choisira ses actions et se représentera lui-même ». - 68 - identifier. A ce titre, N. Luhmann va même jusqu’à estimer que le rôle prépondérant que jouent les textes et les institutions dans la société moderne réduisent la capacité d’autodétermination des individus. La référence à l’influence des institutions dans la détermination des faits sociaux est présente, dès les premiers travaux fondateurs de l’école durkheimienne. Nous pouvons toutefois constater qu’à une définition large susceptible d’englober les institutions administratives, nous sommes progressivement passés à une définition plus restreinte, ce qui a peut-être contribué à réduire l’intérêt d’étudier le droit pour identifier un fait social. Selon P. Combessie, c’est sous l’influence de M. Mauss et P. Fauconnet, deux auteurs dont les œuvres se singularisent par l’importance que le droit joue dans la constitution des faits sociaux que E. Durkheim aurait introduit la notion d’institution pour rendre compte de l’idée de contrainte exposée dès la première édition des « Règles de la méthode sociologique ». P. Combessie ne cite cependant pas exactement la définition que ces éminents auteurs donnent du terme institution mais seulement une des caractéristiques qu’ils identifient au titre de l’institution : « Mais, dans les sociétés supérieures, il y a un grand nombre de cas où la pression sociale ne se fait pas sentir sous la forme expresse de l'obligation : en matière économique, juridique, voire religieuse, l'individu semble largement autonome. (…) Il serait bon qu'un mot spécial désignât ces faits spéciaux, et il semble que le mot institutions serait le mieux approprié »147. Comparativement, voici la définition explicite de l’institution de M. Mauss et P. Fauconnet : « Nous entendons donc par ce mot aussi bien les usages et les modes, les préjugés et les superstitions que les constitutions politiques ou les organisations juridiques essentielles; car tous ces phénomènes sont de même nature et ne diffèrent qu'en degré » (c’est nous qui soulignons). Effectivement, E. Durkheim adopte une définition plus restreinte : « toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité ; la sociologie peut alors être définie : la science des institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement »148. Il n’y a cependant pas contradiction car dans les pages précédentes, E. Durkheim a précisément rappelé que le mot institution couvre également les institutions juridiques et la nécessité de les étudier pour rendre compte des faits sociaux ! « Dans l'état actuel de la science, nous ne savons véritablement pas ce que sont même les principales institutions sociales, comme 147 P. Combessie, Paul Fauconnet et l’imputation pénale de la responsabilité : une analyse méconnue mais aujourd’hui pertinente pour peu qu’on la situe dans le contexte adéquat, in Trois figures de l’école durkheimienne : Célestin Bouglé, Georges Davy, Paul Fauconnet, Anamnèse, L’Harmattan, n° 3, 2007, pp. 221-246, spéc. p. 233. 148 E. Durkheim, op. cit, préface à la second édition p. 16. - 69 - l'État ou la famille, le droit de propriété ou le contrat, la peine et la responsabilité ; nous ignorons presque complètement les causes dont elles dépendent, les fonctions qu'elles remplissent, les lois de leur, évolution ; c'est à peine si, sur certains points, nous commençons à entrevoir quelques lueurs. Et pourtant, il suffit de parcourir les ouvrages de sociologie pour voir combien est rare le sentiment de cette ignorance et de ces difficultés »149 (c’est nous qui soulignons). L’étude de P. Combessie sur P. Fauconnet n’échappe pas à ce tropisme : faute de tenir compte de la dynamique institutionnelle organisée, il rend compte du travail de P. Fauconnet en ignorant la place que cet auteur, en bon connaisseur des débats propres au droit pénal de l’époque, accorde au Ministère public, c’est-à-dire à l’organe chargé de mener les poursuites pour réprimer les atteintes à l’ordre social. Bref, la présentation faite par P. Combessie dissocie la fonction de la responsabilité, notamment pénale, de l’institution chargée de mettre en œuvre les procédures qui aboutiront à une sanction. Nous rappellerons, dans la même perspective, que C. Bouglé avait adopté une conception similaire de l’institution à celle que nous re-découvrons aujourd’hui dès 1908 dans son étude sur les castes en Inde150 ; cet auteur renvoie d’ailleurs dans le corps du texte à un article de J. W. Powell au titre emblématique : Sociology : Science of Institutions, paru en 1899, soit exactement la définition présente dans l’ouvrage précité d'E. Durkheim. Citons Powell pour bien mesurer les points de convergence ainsi que la rupture que consacre l’orientation sociologique française : « I prefer to define sociology as the science of institutions rather than as the science of law, because in sociology I wish to include a study of the law itself and also a consideration of the manner in which it originates and the agency by which it is enforced, whether by sanctions of interest, sanctions of punishment, or sanctions of conscience » 151. Là encore, nous pouvons constater que la connaissance de la dimension juridique est indissociable de l’appréhension et de la compréhension d’un fait social ; cette connaissance implique que soit connu le fonctionnement des institutions. De façon plus anecdotique, l’exemple anglo-saxon auquel nous avons déjà fait référence révèle que la place qu’occupent les normes dans une société, en l’occurrence la société américaine, a peut-être contribué à façonner la manière de mener les études sociologiques. 149 E. Durkheim, op. cit., préface à la seconde édition p. 12. 150 C. Bouglé, Essai sur le régime des castes, 1908, ed. uqac. 151 J. W. Powell, Sociology : Science of Institutions, 1899, Disponible sur Google Books, p. 8. - 70 - Dans ce cadre, si nous reprenons l’expression popularisée par l’anthropologue Mary Douglas152, nous nous concentrerons toutefois sur la pensée des institutions définies au sens organique et non comme cela est généralement fait sur, pour reprendre la définition du terme institution proposée par le Dictionnaire critique de sociologie « des manières de faire, de sentir et de penser « cristallisées », à peu près constantes, contraignantes et distinctives d’un groupe social donné ». C’est précisément ce hiatus sur la signification du terme institution qui rend ambivalent nombre de recherches en sociologie : elles déconnectent l’identification du fait social de son cadre juridique de façon à révéler les processus et les discours de légitimation qui contribuent à la justification des actions des individus comme si ces mêmes processus et discours existaient par eux-mêmes153. D’où dans certains cas un discours sociologique qui fait abstraction du cadre juridique dans lequel évolue l’institution154. C’est pourquoi nous ne privilégierons pas cette conception : la règle de droit dispose d’un caractère structurant ; elle n’est pas dissociable de l’institution qui l’émet. Le terme institution renvoie donc aux structures juridiques. Ces institutions sont également 152 M. Douglas, Comment pensent les institutions, éd. la Découverte, 1999. 153 M. Calvez, L’analyse culturelle de Mary Douglas : une contribution à la sociologie des institutions, Sociologies [En ligne], Théories et recherches, http://sociologies.revues.org/index522.html : « Les institutions sont définies comme des manières d’être et de faire plus ou moins stabilisées par l’usage et reconnues comme légitimes au sein d’un groupe social. Elles fournissent aux individus des principes qui leur permettent d’agir avec les autres d’une façon qui puisse être comprise et acceptée par eux et qui les conduisent à revendiquer des autres des conduites à tenir au nom du mode de vie dont l’institution est porteuse ». 154 P. Bourdieu, A propos de la famille comme catégorie réalisée, Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°100, 1993, p. 32 : « La famille, (…) tend toujours à fonctionner comme un champ, avec ses rapports de forces physique, économique et surtout symbolique (liés par exemple au volume et à la structure des capitaux possédés par les différents membres), ses luttes pour la conservation ou la transformation de ces rapports de forces (avec des stratégies spécifiques de sociodicée, dont participe la représentation dominante de la famille), etc.: les forces de fusion (affective notamment) doivent sans cesse contrecarrer ou compenser les forces de fission ». A rapprocher d'E. Millard, Famille et droit, retour sur un malentendu, Informations sociales, 73-74, 1999, spéc. p. 73 : « Dire que la famille n’existe pas dans le droit positif français peut surprendre. Si recourir au concept de famille n’est pas indispensable juridiquement, en revanche, s’y référer n’est pas neutre politiquement. La famille est juridiquement construite par l’activité publique, et se mesure à ses effets. Le droit procède à partir des individus, et non à partir du groupe familial ; il privilégie les fonctions individuelles sur la forme collective ». - 71 - productrices d’une pensée, ce qu’un auteur a appelé L’esprit des institutions155. Et, c’est parce que ces institutions pensent que s’exerce une influence sur les individus. Une institution au sens administratif du terme se caractérise donc par sa production normative. L’individu ne fait que s’insérer dans un cadre préétabli, constat commun auquel nous rajoutons le rôle déterminant des règles produites par les institutions156. La démarche semble aujourd’hui acquise en histoire. Elle a fait l’objet d’une conceptualisation à partir des archives notariales pour expliquer par exemple l’évolution du statut de la femme au cours des siècles157. Schématiquement, c’est parce que les termes utilisés changent selon les époques pour le même type d’actes qu’il est possible de repérer les moments clés d’une mutation sociale. Notre démarche n’est ici en outre pas différente de celle menée par A. Farge ou F. Ewald dans la continuité des travaux de M. Foucault. Par exemple, pour A. Farge, les archives judiciaires permettent de définir la manière dont les individus construisent leur identité. Les décisions de justice sont tout à la fois un préalable indispensable à l’analyse des représentations propres à l’époque mais également l’expression la plus tangible de la construction d’une nouvelle réalité sociale158. Pour F. Ewald, l’analyse des textes et des débats relatifs à l’assurance permet de conceptualiser les nouvelles relations entre individus propres à la modernité, ce qu’il dénomme de façon très provocatrice, le nouveau contrat social. La différence fondamentale avec les recherches effectuées par A. Farge ou celle de F. Ewald, c’est d’une part l’étude de l’époque actuelle et, d’autre part, le recours accru aux bases de données. Là où, en effet, le chercheur devait passer un temps considérable pour justifier le caractère scientifique de sa démarche pour écrire l’histoire159, la technologie actuelle permet en fonction des mots recherchés d’obtenir un résultat quasi-instantané sur une masse considérable de documents. Tout l’enjeu du présent travail consiste à exploiter 155 156 D. Richet, La France moderne : l’esprit des institutions, Paris, Flammarion, 1973. L’approche ici proposée n’est pas très différente de celle retenue par P. Legendre pour analyser le processus de filiation et estimer que l’individu est l’enfant… des textes ! P. Legendre, Leçons IV. L'Inestimable Objet de la transmission. Étude sur le principe généalogique en Occident, Fayard, 1985 157 A., Daumard, F. Furet, Méthodes de l'Histoire sociale : les Archives notariales et la Mécanographie, Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, n° 4, 1959. pp. 676-693. 158 A. Farge, Le goût de l'archive, Seuil 1989. 159 A. Daumard, F. Furet, art. préc, p. 674 : « Scientifiquement, il n’est d’histoire sociale que quantitative ». - 72 - ses données sur des bases quantitatives pour en dégager les principaux axes à partir d’une référence cardinale : les droits de l’homme. Nous prendrons ainsi en compte l’une des caractéristiques majeures de notre époque : la production permanente et continue de textes. L’intégration de la France dans l’Union européenne rajoute à la production normative française la production européenne et permet ainsi de confronter des pensées institutionnelles distinctes. Sans compter bien évidemment que la référence aux droits de l’homme trouve dans les sources internationales une réserve également impressionnante de textes. Pratiquement, il n’est peut-être plus possible d’envisager un simple travail sur papier à base d’archives. Pour reprendre l’expression de J.-C. Passeron, nous ne pouvons que constater « la convergence épistémologique entre histoire et sociologie » 160. Notre démarche vise donc à mettre à jour comment pensent les institutions au sens non pas de catégories sociales mais de structures administratives et politiques. Nous pourrons saisir toute la dynamique propre au champ juridique : les textes disposent d’une dimension performative : leur seule existence modifie non seulement l’ordonnancement juridique mais également les références sociales. L’emploi d’un terme propre à la linguistique pour exposer cette dynamique ne doit pas surprendre – la théorie des actes de langage a été élaboré à partir d’un dialogue entre linguistes et juristes161. Les ressemblances entre les deux disciplines avaient en outre été décrites par G. Tarde dans « les transformations du droit » : « Pour un corps de Droit, donc, comme pour un corps de langue, le problème de l'évolution consiste à s'adapter avec soi-même autant que faire se peut en s'adaptant à une société qui jamais ne s'adapte très bien avec elle-même. Il consiste, autrement dit, à faire du logique avec de l'illogique » 162. La référence constante de P. Bourdieu aux travaux de la linguistique pour dénoncer l’arbitraire des qualifications en droit procède d’une logique foncièrement distincte. P. Bourdieu érige la sociologie en technique de mise à jour de cet arbitraire et assigne aux travaux en la matière la conclusion auxquels ils doivent aboutir. A l’inverse, G. Tarde pose le problème de la communication en droit et de l’inter-subjectivité, c’est-à-dire de la nécessité de se mettre d’accord sur les termes que nous employons. Or, là est précisément le problème : par définition, le lien entre les mots et les choses est arbitraire ; le constat de l’arbitraire ne conduit pas nécessairement à une impossibilité de communiquer sur un sens 160 161 C’est l’un des apports majeurs du livre de P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Seuil, 1996. Pour une présentation de ce cadre, S. Laugier, Performativité, normativité et droit, Archives de Philosophie, n° 67, 2004, p. 607-627. 162 G. Tarde, Les transformations du droit, étude sociologique, 1995, Berg International, p. 188. - 73 - commun. Si, en revanche, une fois ce constat posé, les mots s’accumulent et renvoient selon les lieux et les personnes à des sens distincts, c’est la logique même du droit en tant que vecteur de réalisation de l’inter-subjectivité qui est remise en cause. La sociologie du droit devient alors une réflexion sur les conditions de possibilité de la règle même. Il paraît difficile d’échapper à cette tension nominaliste dans un processus de description des phénomènes sociaux. Tocqueville illustre parfaitement cette démarche lorsqu’il s’interroge sur l’évolution de l’emploi de certains termes à l’instar de celui de gentleman163. Dans cette perspective, pour reprendre la critique des thèses de G. Noiriel, comment soutenir la relativité du concept de nation164 alors que dès les travaux préparatoires du Code civil est prévu un titre spécial intitulé « Des étrangers revêtus d’un caractère étranger de leur nation » ? Cette section est consacrée aux ambassadeurs en tant que personnes représentant de nations étrangères. La nation existe dans la perception des institutions. C’est un mot récurrent dans les travaux parlementaires de l’époque avec pour enjeu l’identification des étrangers165. En revanche, la religion ou la référence à la religion est beaucoup moins présente à cette époque. Nous mesurons ainsi la nouveauté contemporaine de l’émergence de la religion dans le discours institutionnel. Vu sous cet angle, effectivement, l’analyse ne repose plus sur des entretiens quantitatifs ou qualitatifs – la compétence juridique devient, dans nombre de domaines, un préalable à l’étude sociologique conformément en cela aux souhaits de C. Bouglé. Mais, il faut se rendre à l’évidence : à partir du moment où des juges ou des fonctionnaires sont les destinataires de questions, compte tenu de l’obligation de réserve des fonctionnaires, il ne faut pas exclure que les enquêtes menées sur la base d’entretiens de catégories de personnes travaillant dans le même secteur aboutisse à des résultats différents de ceux provenant de l’étude des textes émanant des institutions pour lesquelles ils travaillent. L’étude réalisée par B. Massignon pour exposer les relations entre religions et laïcité lors de la construction 163 A. de Tocqueville, L’ancien régime et la Révolution, 1856, ed. uqac, p. 100 : « suivez à travers le temps et l'espace la destinée de ce mot de gentleman, dont notre mot de gentilhomme était le père. Vous verrez sa signification s'étendre en Angleterre à mesure que les conditions se rapprochent et se mêlent. A chaque siècle on l'applique à des hommes placés un peu plus bas dans l'échelle sociale. Il passe enfin en Amérique avec les Anglais. Là on s'en sert pour désigner indistinctement tous les citoyens. Son histoire est celle même de la démocratie ». 164 G. Noiriel, A quoi sert l’identité nationale ?, Agone 2007. 165 La consultation du recueil complet des travaux préparatoires du Code civil est ici édifiante. Elle contredit singulièrement toutes les constructions intellectuelles de la socio-histoire, sauf à soutenir que les institutions n’ont vraiment pas conscience de ce qu’elles édictent. - 74 - européenne166 fournit, à notre sens, un exemple d’un travail de ce genre. Cette étude s’inscrit dans ce processus méthodologique. L’auteur a donc réalisé toute une série d’entretiens avec des fonctionnaires européens. Elle a ensuite élaborée une typologie très précise – près de 7 catégories pour rendre compte des 27 pays européens sur la base du concept de laïcité. Ce à quoi nous objecterons qu’une classification fondée sur trop de critères perd sa dimension opérationnelle ; une classification fondée sur la notion de laïcité n’est pas adéquate pour traduire le langage de la production normative de la Commission européenne. Nous constatons ici pleinement le décalage existant entre l’étude des textes et la perception distincte aussi bien de celle des acteurs que de l’interprète qui recueille leurs propos. On pourrait nous objecter de réduire un concept à son expression juridique et lui refuser la possibilité d’exister de façon autonome dans un domaine distinct. Peut-être faut-il distinguer exactement entre les termes utilisés et leur champ d’application. A partir du moment où le terme est présent en droit positif, il existe un risque que de description, sa reprise sociologique porte en germe l’expression d’une volonté normative de l’auteur du texte. C’est précisément la limite de la référence aux droits de l’homme ou à la laïcité dans le discours sociologique. A titre d’illustration, le sociologue J. Baubérot a érigé la laïcité en catégorie d’analyse pour décrire les relations que les cultures ont construites entre la religion et le pouvoir – il y aurait donc de la laïcité dans tous les pays et quasiment à toutes les époques comme l’attesterait la culture sunnite167. Cette démarche nous paraît méthodologiquement contestable : le fait de ne pas utiliser le même mot pour désigner une réalité apparemment similaire témoigne d’une différence de sens et donc d’une différence de valeurs. Or, le mot laïcité au sens du droit français est difficilement traduisible dans les autres langues. Nous reproduisons à cet effet les conclusions d’une communication sur le sujet : L’analyse des traductions du concept de « laïcité » dans les langues anglaise, 166 X. Icaina, B. Massignon, Des Dieux et des fonctionnaires. Religions et laïcités face au défi de la construction européenne, Rennes, P.U.R., 2007, préface de J.-P. Willaime. 167 Nous reproduisons ici un passage de l’introduction de l’étude qu’a consacrée cet auteur à l’échelon international : J. Baubérot, Les laïcités dans le monde, Puf. « Que sais-je ? », 2009, p. 3 « Il est donc possible d’étudier différentes laïcités existant sur notre planète en se montrant attentif aux processus historiques de laïcisation qui les ont constituées, aux fondements philosophiques qui les ont légitimées et à leur réalité sociale actuelle. Cela ne signifie pas que ces laïcités soient équivalentes ; au contraire, puisqu’il est possible de les évaluer par rapport à des indicateurs. Cela implique toutefois qu’un seuil minimal de laïcité ait été franchi ». Le raisonnement est tautologique : la laïcité découle des processus historiques de laïcisation. - 75 - néerlandaise, espagnole et arabe nous a permis de mettre en évidence plusieurs types de difficultés. Une première difficulté consiste à cerner l’extension exacte du concept de « laïcité » et à le distinguer clairement de celui de « sécularisation » d’une part et de « laïcisme » d’autre part. (…). Ainsi, en anglais, l’idée de « secularization » apparaît être en deçà de celle de « laïcité », alors que celle de « secularism », peut selon les nuances, aller audelà. En arabe, le terme « almania », qui est celui le plus souvent proposé, a une extension très large (sécularité, laïcité, laïcisme) et certains auteurs lui préfèrent celui de « dunyawiya », mais ce dernier peut aussi, selon le contexte, être associé tant aux idées de sécularité, laïcisme que de modernité etc. En ce qui concerne l’espagnol, l’académie royale ne reconnaît pas le terme « laicidad » qu’elle juge équivalent à celui de « laicismo », alors que d’autres dictionnaires distinguent les deux, mais même dans ce cas, les définitions données à « laicidad » peuvent parfois apparaître plus proches en français de l’idée de « laïcisme » que de celle de « laïcité » etc168. Dès lors, la perspective devient trop large ; elle se confond in fine avec les manifestations du politique au point de favoriser une confusion avec les modalités du régime démocratique169. Nous constatons ainsi qu’il peut être extrêmement hasardeux d’étendre une notion marquée par sa positivité. Plus largement, sortir une notion de son champ juridique soulève de nombreux problèmes. En quoi serait-il légitime d’accepter des interprétations sociologiques des textes de droit qui reposent sur des véritables contresens tant historiques que juridiques et de rejeter avec la plus grande vigueur les erreurs statistiques170 ? C’est pourquoi, l’interprétation de la dimension institutionnelle constitue l’élément objectif par excellence dans l’analyse de faits sociaux à forte teneur juridique. Rétrospectivement, les discussions sur les statistiques étudiées par E. Durkheim dans son ouvrage consacré sur Le suicide peuvent être lues comme le reflet d’un problème institutionnel : elles ont été fournies par G. Tarde en raison de sa position au sein du Ministère de la Justice et E. Durkheim mentionne clairement leur dimension officielle. C’est logique : qui, à part des institutions peut avoir intérêt à tenir de telles statistiques ? 168 Colloque AFEC- CIEP « Éducation, religion, laïcité. Quels enjeux pour les politiques éducatives?, Quels enjeux pour l'éducation comparée? » (Sèvres, 19-21 octobre 2005), actes disponibles sur http://afecinfo.free.fr/ERL05/textes/pdf/14-Wolfs-ElBoudamoussi-DeCoster-Baillet.pdf 169 J. Bauberot, op. préc. p. 3 : « Le sociologue mexicain Roberto Blancarte propose de définir ce seuil minimal comme « un régime social de coexistence, dont les institutions politiques sont essentiellement légitimées par la souveraineté populaire et non plus par des éléments religieux ». 170 Cf la dénonciation par J.-C. Passeron de « l’illusion expérimentaliste » dans « le raisonnement sociologique », op. cit. p. 540. - 76 - D’ailleurs, à la racine du mot statistique se trouve le mot Etat. Qui plus est, l’élaboration de ces statistiques découle de la procédure judiciaire lors de la découverte d’un cadavre. Bref, la qualification de suicide est, avant même qu'E. Durkheim ne se penche sur le problème, le résultat d’un travail de l’institution qui a estimé que le cadavre trouvé n’avait pas pour origine un crime ou un homicide involontaire. En somme, c’est une sociologie par la quantification des textes et des contentieux que nous proposons d’élaborer pour rendre compte d’une éventuelle mutation sociale dont le contentieux, loin d’être le reflet constitue une face d’un jeu de miroir. Comparativement avec le travail phare de E. Durkheim sur la division du travail, nous déplaçons le curseur du droit pénal vers les droits de l’homme et, sur une facette, particulière : le droit de pratiquer la religion dans les sociétés contemporaines. Notre approche n’en reste pas moins distante tant de celle de M. Foucault que de celle des adeptes de la socio-histoire qui revendiquent également cet héritage : il ne s’agit pour nous ni de poser comme postulat que les droits de l’homme vont permettre d’affranchir l’individu de la société, ni de glorifier une pseudo-neutralité juridique pour dénoncer les différences présentes au sein de notre société. Plus prosaïquement, notre approche des textes vise à identifier la place de cette référence dans un contentieux, de prime abord, paradoxal, pour s’interroger ensuite sur sa signification. Il y a ici une première phase de description de l’état des règles et du contentieux qui porte moins sur l’état du droit positif que sur l’évolution de celui-ci durant ces dernières années sur la base d’un essai de quantification de la référence aux droits de l’homme dans les textes. Passée cette première phase, nous essayerons compte tenu des données recueillies d’identifier ou non une rupture dans la manière dont s’expriment les problèmes en droit afin d’en proposer une interprétation. Les droits de l’homme ne sont pas appréhendés ici comme une norme dont l’invocation dispose d’une force morale mais comme une éventuelle donnée forte structurante de la société. C’est une fois ce travail effectué que nous pourrons esquisser les traits d’une société dans laquelle la religion devient une préoccupation constante. Pour cela, nous identifierons les droits de l’homme comme vecteur de l’identité religieuse (Première partie). Nous analyserons ensuite les données collectées tant par rapport aux droits de l’homme que par rapport à l’expression des différentes religions pour essayer de préciser les causes objectives de la dynamique contemporaine du contentieux en la matière. Nous procéderons alors à une généalogie des droits de l’homme (Deuxième partie). Ce cadre posé, interviendra la phase de systématisation en fonction du changement de perception du conflit que sécrète la référence aux droits de l’homme dans un contentieux : nous distinguerons à cet effet entre société du litige et société du différend (Troisième partie). - 77 - Première partie : Les droits de l’homme comme vecteur de l’expression de l’identité religieuse Deuxième partie : Analyse de la référence aux droits de l’homme pour exprimer l’identité religieuse Troisième partie : Essai de systématisation : société du litige et société du différend - 78 - PREMIÈRE PARTIE : LES DROITS DE L’HOMME COMME VECTEUR D’EXPRESSION DE L’IDENTITÉ RELIGIEUSE Pour rendre compte de la mutation paradoxale de l’invocation des droits de l’homme, nous avons distingué les textes et contentieux en fonction de leur origine. De cette manière, nous tenons compte de la place croissante des textes internationaux en droit interne. Une précision toutefois : tous les textes internationaux ne disposent pas de la même valeur normative. Certains sont d’applicabilité directe, ce qui signifie qu’ils peuvent être invoqués par les individus indépendamment de leur transposition en droit interne ; d’autres, au contraire, nécessitent une procédure pour pouvoir être directement applicables en droit interne. Reconnaître qu’un texte est applicable en droit interne, c’est donc reconnaître une nouvelle voie de droit pour les individus. Autrement dit, plus les textes faisant référence aux droits de l’homme pénètrent l’ordre interne, plus le justiciable est en mesure d’invoquer de nouveaux moyens de droit pour s’opposer à un texte de droit interne. Dans ce cadre, le choix retenu d’une présentation par les textes ne doit pas induire en erreur : contrairement à une étude juridique, nous ne poserons aucune thèse ou fil conducteur qui permettrait d’exposer de façon cohérente l’ensemble du droit positif sur la question – bref, nous ne nous ferons pas « faiseur de système » pour reprendre l’expression du professeur J. Rivero pour décrire la logique du travail doctrinal. Bien au contraire, nous exposerons au fur et à mesure les résultats obtenus compte tenu des choix méthodologiques retenus ainsi que les conséquences qui en découlent quant à l’identification du fait social que nous cherchons à cerner. L’idée selon laquelle en sociologie l’interprétation accompagne tant les choix méthodologiques que les orientations de recherche est d’autant plus pertinente que notre objet d’étude porte sur des textes de droit et que ces textes ne valent que par l’interprétation des individus171. En cela, les textes sont lus ici et mis en perspective au regard des différences de terminologie qu’ils contiennent, ce qui correspond de prime abord à une simple analyse juridique. Ainsi, à une synthèse sur les droits de l’homme sur la base de l’interprétation des différents textes, nous préférons, quitte à nous répéter dans l’exposé des idées, à une présentation texte par texte. 171 B. Lahire, L’esprit sociologique, La découverte, 2005. - 79 - Ces différences de terminologie sont cependant ici abordées à l’aune de la conception sociologique qu’elles impliquent. Nous disposons ainsi d’une double grille de lecture : d’une part, l’identité des mots ne renvoie pas forcément à travers l’histoire à une identité de sens ; les différences de mots sont révélatrices d’une conception différente de la société. Cette exposition se justifie d’autant plus qu’elle fait suite à un constat paradoxal : nous disposions en droit interne de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui n’a cependant pas eu de répercussion proprement juridique avant l’époque contemporaine. Il est donc indispensable pour mesurer l’évolution des contentieux contemporains ainsi que l’évolution sociale dont ils sont l’expression de bien distinguer entre l’invocation des textes internes et le recours aux textes internationaux. Car, si la référence aux droits de l’homme s’impose au cours de la dernière décennie, c’est principalement le fait de l’application de textes internationaux et non de textes propres au droit interne. Il y a ici une évolution dont il faudra mesurer la portée. Compte tenu d’une part de la nécessité de distinguer selon le caractère directement applicable des textes et, d’autre part, du fait que les individus disposaient déjà de la possibilité d’invoquer les droits de l’homme dans le contentieux interne, nous identifierons et quantifierons la référence aux droits de l’homme au cours des dernières décennies en distinguant les textes de la façon suivante : - la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et les autres textes dotés d’une dimension universelle en raison de leur consécration du droit de manifester sa religion en public – nous montrerons ainsi que l’identité religieuse est aujourd’hui une composante universelle de l’identité de l’individu (Chapitre 1) ; - le droit communautaire en raison du caractère particulier dont bénéficie sa mise en œuvre au regard des autres textes internationaux et de la dynamique qu’il a engendré pour promouvoir l’identité religieuse dans la sphère publique (Chapitre 2) ; - la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, en dépit de son rôle central dans le contentieux, ne sera traitée qu’après ces textes car elle se veut le réceptacle local de la Déclaration universelle et accentue l’impact de la construction européenne sur la vie quotidienne des individus. Le contentieux résultant de son interprétation se présente comme la traduction la plus pertinente de l’expression des prétentions religieuses par le prisme des droits de l’homme (Chapitre 3). En raison du caractère récent de l’introduction en droit français de la question prioritaire de constitutionnalité – mars 2010 -, des aléas procéduraux de ce mécanisme ainsi que de l’influence que les jurisprudences de la Cour européenne exercent sur les juges français, il ne nous a en revanche pas paru pertinent de chercher à identifier le fait social étudié à partir des décisions rendues par le Conseil constitutionnel. - 80 - CHAPITRE 1 : L’IDENTITÉ RELIGIEUSE COMME IDENTITÉ UNIVERSELLE : MISE EN PERSPECTIVE DE LA RÉFÉRENCE À L’UNIVERSEL Il s’agit à présent d’étudier la référence aux textes dont la portée se veut universelle lors des conflits portant sur des questions religieuses. Ces textes ont une particularité commune : contrairement au droit communautaire, ils ne disposent pas d’applicabilité directe sauf transposition expresse. Il est donc logique que le contentieux en la matière ne soit pas très fourni. Pour autant, il faut se demander si leur simple existence ne modifie pas notre perception des situations. Il faut également s’interroger sur une éventuelle évolution de la perception même de ces textes depuis leur date de promulgation. C’est pourquoi – et c’est ce qui distingue notre approche d’une simple réflexion juridique - nous ne nous contenterons pas uniquement du contentieux et explorerons également d’autres sources à l’instar des questions parlementaires. Dans ce cadre, nous distinguerons les textes universels relatifs aux droits de l’homme (Section 1) des textes particuliers à dimension universelle (Section 2). Nous exclurons cependant de notre étude les textes universels dont la mise en œuvre repose sur l’existence de sanctions pénales en droit interne en raison du caractère pathologique et exceptionnel que peut encore représenter le droit pénal en droit international. Ces textes présentés, nous exposerons les différentes modalités de diffusion des droits de l’homme mis en place par les institutions. Nous montrerons alors comment se propage le principe selon lequel la pratique religieuse relève des droits de l’homme (Section 3). SECTION 1 : LES TEXTES UNIVERSELS RELATIFS AUX DROITS DE L’HOMME Deux textes définissent le cadre juridique dans lequel s’affirme l’universalité des droits : la Charte des Nations unies et le conseil des droits de l’homme d’une part (paragraphe 1) ; la Déclaration universelle des droits de l’homme d’autre part (paragraphe 2). Celle-ci a pour corollaire les pactes internationaux en date de 1966 (paragraphe 3). PARAGRAPHE 1 : LA CHARTE DES NATIONS UNIES ET LE CONSEIL DES DROITS DE L’HOMME La Charte des Nations Unies est le traité qui sous-tend l’Organisation des Nations Unies. De prime abord, ce texte concerne les relations inter-étatiques et a peu à voir avec la consécration de droits individuels. On peut cependant identifier à compter de la chute du - 81 - mur de Berlin et de la fin de la guerre froide un tournant institutionnel au bénéfice des individus, tournant institutionnel qui, progressivement va se concrétiser par la possibilité d’exprimer ses prétentions religieuses sur la base de textes relatifs aux droits de l’homme. Nous exposerons ici les textes sur le fondement desquels va s’opérer cette ré-orientation en mettant tout particulièrement l’accent sur la création du Conseil des droits de l’homme. Préalablement, nous soulignerons qu’il n’existe pas une base de données permettant de procéder, comme pour le droit interne, à des recherches sur la base de mots-clés. Les textes sont en ligne mais leur intitulé ne correspond pas toujours à leur contenu ou peut facilement porter sur un thème annexe important. Par ailleurs, en raison du tropisme positiviste, ces textes sont quasiment ignorés par la doctrine juridique mais présents dans le discours sociologique ! Nous sommes donc en présence du paradoxe suivant : une production normative qui serait supposée ne pas avoir d’impact sur l’ordre juridique ; une production normative sollicitée tant par le discours sociologique que par les Parlementaires. C’est donc sur la base d’une lecture transversale des textes produits par les institutions onusiennes que nous avons travaillé tout en étant conscient des limites de notre approche. La Charte des Nations unies adoptée en 1945 énonce comme objectif : « Réaliser la coopération internationale en résolvant les problèmes internationaux d'ordre économique, social, intellectuel ou humanitaire, en développant et en encourageant le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinctions de race, de sexe, de langue ou de religion ». A l’instar de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, elle ne prévoit pas lors de sa promulgation de mécanisme de recours individuel. Pour autant, il faut se rendre à l’évidence : la simple référence aux droits de l’homme justifie dès les premières années d’activités de l’Organisation des Nations Unies que l’Assemblée générale adopte des résolutions générales visant à condamner les violations des dits droits172. En dépit de l’absence de portée normative des textes, jusqu’en 1966, la majorité des résolutions consacrées aux droits de l’homme, pour le moins épisodiques – 1 à deux par an – concerne l’élaboration des pactes relatifs aux différents droits consacrés par la Déclaration. Après 1966, la référence est certes plus fréquente – 4 à 5 résolutions - mais sans réel impact. Nous noterons au passage dès cette époque l’ambigüité de cette référence puisqu’elle vaut à l’identique tant pour les démocraties occidentales que pour les « démocraties populaires » sous tutelle de l’Union soviétique. Petit à petit, nous constatons que cette référence s’impose soit directement – à compter des années 1980, près de 10 % des résolutions de l’Assemblée générale des Nations par session s’inscrit dans cette 172 Cf Résolution 540/VI, A.N., 4 février 1952, Respect des droits de l’homme. - 82 - problématique – soit indirectement comme par exemple à travers de nombreux thèmes comme la promotion d’une culture de la paix, le financement d’une mission au Kosovo, le financement d’un tribunal international ad hoc comme celui du Rwanda. Sans compter que dans le même temps, l’Assemblée générale adopte différentes résolutions de façon constante visant soit à rappeler le principe de lutte contre les discriminations religieuses, soit à promouvoir les droits des minorités religieuses et l’obligation pour les Etats à faciliter l’expression de leur identité. Autrement dit, de façon progressive, les droits de l’homme sont devenus un critère d’appréciation de l’ensemble des situations internes et internationales au titre desquelles se trouve la question de la pratique religieuse des individus. Un texte nous paraît synthétiser la conception institutionnelle des droits de l’homme promue par les Nations Unies : le rapport rendu lors de la conférence de Vienne relative à une convention mondiale sur les droits de l’homme initiée par la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies 45/155 du 18 décembre 1990. Ce rapport esquisse une conception globale des droits de l’homme propre à l’ère post-guerre froide dont les Nations Unies ne se sont depuis pas départies173. Quatre points méritent ici d’être soulignés : - le caractère universel des droits de l’homme n’exclut pas un certain relativisme - « S'il convient de ne pas perdre de vue l'importance des particularismes nationaux et régionaux et la diversité historique, culturelle et religieuse, il est du devoir des Etats, quel qu'en soit le système politique, économique et culturel, de promouvoir et de protéger tous les droits de l'homme et toutes les libertés fondamentales ». - l’affirmation de principe du droit de pratiquer sa religion en même temps que la prise en compte de minorités par delà les individus : « Les personnes appartenant à des minorités ont le droit de jouir de leur propre culture, de professer et de pratiquer leur propre religion et d'utiliser leur propre langue, en privé et en public, librement et sans immixtion ni aucune discrimination que ce soit ». - le nécessaire développement de l’éducation pour faciliter l’expression religieuse des individus ou des minorités - « L'éducation devrait favoriser la compréhension, la tolérance, la paix et les relations amicales entre les nations et entre tous les groupes raciaux ou religieux ». - l’introduction des questions religieuses dans la sphère publique : « La Conférence mondiale sur les droits de l'homme demande instamment aux Etats et à la communauté internationale de promouvoir et de protéger, conformément à ladite Déclaration, les droits 173 A.G. A/CONF.157/24 (Part I), Conférence de Vienne, 13 octobre 1993. - 83 - des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques. Les mesures à prendre, s'il y a lieu, devraient consister notamment à faciliter la pleine participation de ces personnes à tous les aspects, politique, économique, social, religieux et culturel, de la vie de la société et au progrès économique et au développement de leur pays ». Le programme d’action de Vienne affirme en parallèle la nécessité de lutter contre les pratiques religieuses contraires par exemple aux droits des femmes tout en appelant en parallèle à une plus grande tolérance réciproque entre les individus, surtout à l’égard des travailleurs migrants. Quand bien même il ne constitue qu’un ensemble de recommandations, il fait très tôt l’objet d’une reprise à l’échelon communautaire qui met tout particulièrement l’accent sur les droits de minorités ethniques et religieuses174. Les différentes résolutions de l’Assemblée générale adoptées dans le prolongement de ce programme d’action entérinent ainsi une conception des droits de l’homme fortement ancrée sur le respect du particularisme des minorités. Nous remarquerons que le texte est adopté en 1993, soit bien avant que les pays européens s’interrogent sur la viabilité du multiculturalisme. Point le plus notable, cette résolution est à l’origine de la création du Conseil des droits de l’homme en 2006. Cet organe prolonge l’ancienne Commission des droits de l’homme. Par delà l’apparence de continuité, cet organe constitue une mutation profonde des institutions. Tout d’abord, il se veut indépendant et impartial, soit les attributions apparentes d’une juridiction, ce qui de facto l’érige en organe distinct susceptible de donner une portée pratique aux textes relatifs aux droits de l’homme. La transformation de la Commission des droits de l’homme en Conseil des droits de l’homme a en effet pour cause la volonté d’ériger au sein des Nations Unies un organe dont les orientations seraient moins politiques175 comme si s’était dégagé sur le plan international un consensus autour des droits de l’homme après la chute du communisme. Se manifeste ici l’idée d’une neutralité de la norme juridique par delà les motivations non-avouées des Etats. Or, il y a 174 Résolution sur les droits de l'homme dans le monde en 1993/1994 et la politique de l'Union en matière de droits de l'homme, Journal Officiel du 22 mai 1995, n° C 126 - Page 15 : A deux reprises est mentionné l’objectif de mise en oeuvre de la Déclaration sur les droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques. 175 B. Godet, La création et le fonctionnement du Conseil des droits de l'homme, Relations internationales, n° 136, 2008, p. 91-100. - 84 - nécessairement une dimension politique à l’émergence d’un nouvel organe dans la sphère internationale. Ensuite, tous les Etats, indépendamment de leur régime politique démocratique ou dictatorial, sont soumis aux mêmes critères d’appréciation. Cela confirme de façon explicite le principe d’un jugement permanent des Etats à l’aune des droits de l’homme avec l’instauration d’un examen périodique universel de chacun des Etats. La résolution à l’origine de la mise en place de cet examen repose sur « l’idée que tous les Etats doivent poursuivre les efforts menés au niveau international pour approfondir le dialogue et favoriser une meilleure entente entre les civilisations, les cultures et les religions, et soulignant que les Etats, les organisations régionales, les organisations non gouvernementales, les organismes religieux et les médias ont un rôle important à jouer dans la promotion de la tolérance, du respect des religions et des convictions et de la liberté de religion et de conviction » (c’est nous qui soulignons). En cela, l’appréciation de la politique d’un Etat n’est pas dissociable d’un jugement de valeur sur la manière dont il respecte le droit de pratiquer sa religion dans l’espace public. Dès lors, le Conseil des droits de l’homme devient le vecteur d’appréciation de l’expression de la religion des individus dans l’espace public. Il est donc logique qu’à compter de 2007, les sessions de l’Assemblée générale des Nations unies consacrent moins de temps qu’avant cette date à l’examen de la situation des droits de l’homme dans les différents pays membres. La procédure en la matière dépasse de loin le simple jeu des institutions. Truisme parmi les truismes pour rendre compte d’une étude sur les droits de l’homme, l’explosion des moyens de communication à notre époque érige toute atteinte aux droits de l’homme en scandale limite planétaire – c’est ce dont témoigne le succès de la brochure de S. Hessel traduite dans le monde entier176 dont la légitimité découle de la participation de l’auteur, selon ses dires, à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948. Plus encore, les résultats de l’examen mené au sein du Conseil bénéficient à travers les organisations non-gouvernementales non seulement d’une plus forte médiatisation mais également d’une répercussion sur le plan interne. Or, ces organisations ont accepté l’idée que l’appréciation de la politique d’un Etat sur le fondement des droits de l’homme ne doit pas varier en fonction du régime politique de celui-ci177. Les textes et les institutions génèrent donc une dynamique sociale qui ne paraît pas trouver d’équivalent avec ce qui a pu exister les époques précédentes : l’appréciation des sociétés et des Etats ne dépend plus de leur niveau de développement ; il n’est plus fait aucune distinction entre les sociétés 176 177 S. Hessel, Indignez-vous, Indigène éditions, 2010. E. Poinsot, Vers une lecture économique et sociale des droits humains : l’évolution d’Amnesty International, Revue française de science politique, n°54 2004, p. 399-430. - 85 - selon les différences que présentent leurs structures institutionnelles ; seul un critère prévaut : les droits de l’homme. On pourrait nous objecter que le caractère indivisible et indissociable des différents droits de l’homme rend pour le moins artificiel la seule focalisation sur le lien entre droits de l’homme et religion. Nous répondrons d’une part que l’affirmation de ce lien est présente dans la résolution fondatrice – comparativement, depuis les années 1990, l’assemblée générale des Nations unies adopte chaque année une résolution sur le lien entre pauvreté et droits de l’homme ; cela n’a cependant pas justifié une quelconque mention de cette préoccupation dans le texte fondateur du Conseil des droits de l’homme ; d’autre part, c’est assurément le lien le plus polémique car il exprime pleinement la contradiction entre l’objectif de tolérance religieuse et celui de lutte contre l’intolérance religieuse. Contrairement à d’autres droits et à d’autres objectifs, comme la lutte contre les discriminations en fonction de l’âge ou du handicap, la préoccupation religieuse et le principe selon lequel cette dimension de l’individu doit s’exprimer publiquement oblige en permanence à confronter deux corps de règles différentes. La religion est la seule référence porteuse d’un changement global du droit des sociétés dans lesquelles vivent les individus. Nous avons donc bien dans cette configuration une expression de la religion par le biais des droits de l’homme qui mérite d’être distinguée des autres droits de l’homme consacrés par les textes. Plusieurs points institutionnels attestent cette mutation. Sur le plan international, jusqu’en 2000, les rapports rédigés sous l’égide du Haut commissariat des Nations unies aux droits de l’homme portent sur l’intolérance religieuse de façon à dénoncer les politiques étatiques ; à compter de 2000, ils visent la liberté de religion et mettent davantage l’accent sur les droits individuels. Ce changement de perspective ne doit pas être sous-estimée : il constitue un élément fondamental de la mutation d’ensemble des sociétés contemporaines et, plus particulièrement, de la société française. Nous assistons également durant cette période à un renforcement de l’Organisation pour la Conférence Islamique aujourd’hui renommée Organisation pour la Coopération Islamique - un organisme animé d’une doctrine religieuse participe également à cette propagation des droits de l’homme. Sur le plan interne, la France a ainsi fait l’objet d'une double critique : le Conseil des droits de l’homme a évalué les textes relatifs au port du foulard sur la base des textes relatifs aux droits de l’homme pour les dénoncer178. La critique a été relayée à l’époque par l’Organisation pour la Conférence islamique au point d’ériger cette question interne en 178 Rapport du Rapporteur spécial sur la liberté de religion ou de conviction, M. Heiner Bielefeldt, 15 décembre 2010, A/HRC/16/53. - 86 - véritables questions internationales. Compte tenu du poids politique de cette instance, l’O.C.I. essaie depuis plusieurs années d’influencer le Conseil des droits de l’homme pour faciliter au sein des Etats la condamnation de la diffamation des religions au nom du respect de la tolérance. Il n’est pas possible de mesurer le poids quantitatif des textes du Conseil des droits de l’homme en matière de religions comparé à l’ensemble des textes débattus. Reste l’enjeu symbolique que confirme l’action de l’O.C.I. : à force de vouloir lier droits de l’homme et religion se crée une interaction entre les normes en présence qui peut en altérer la portée. Or, quand bien même un raisonnement similaire pourrait être tenu à propos d’autres droits, la restriction envisagée ici s’effectue au nom d’un ordre supérieur et non au nom d’autres règles restrictives adoptées conformément au principe selon lequel les droits s’exercent dans le cadre qui les réglementent. En cela, il y a bien un enjeu à étudier la religion sous l’angle de sa manifestation juridique et non uniquement sur le plan de la pratique. Le basculement du politique vers le juridique par le vecteur des droits de l’homme apparaît ici comme une mutation majeure de l’ordre international sur laquelle il faudra revenir. A titre d’illustration, des études ont montré que la dénonciation de la torture durant la guerre d’Algérie avait peu à voir avec la condamnation de la violation des droits de l’homme179. A l’identique, la dénonciation de la guerre du Vietnam ne se fonde pas sur les atteintes aux droits de l’homme commises par l’armée américaine. Cette mutation dépasse donc de loin le seul domaine juridique. Nous soulignerons donc à ce stade de notre recherche uniquement un point caractéristique du fait social soumis à examen : notre problématique interne n’est pas dissociable du contexte international. Cela ressort pleinement de la répercussion de ses débats au sein de l’Assemblée nationale française. De 2008 à 2011, ce ne sont pas moins de quatorze questions parlementaires qui sont posées à ce sujet. A titre d’illustration, le gouvernement ne manque pas de rappeler comment l’Organisation de la Conférence Islamique essaie chaque année d’imposer sa conception des religions sous l’égide des droits de l’homme180. L’étude sommaire de ces textes internationaux fait ainsi clairement apparaître comment la problématique des droits de l’homme s’est imposée à la fois comme référence textuelle 179 Cf J.-P. Rioux, J-P. Sirinelli, La Guerre d'Algérie et les intellectuels français, éd. Complexe, 1991 où il apparaît que la référence première du livre de H. Alleg, membre de la ligue des droits de l’homme, n’est nullement la Déclaration des droits de l’homme mais le livre de Jonas ! 180 Assemblée nationale, Question écrite n° 77028 JO Assemblée nationale du 14 septembre 2010, Question de Mme Marietta Karamanli. - 87 - mais également comme critère général de jugement. Dès 1993 a été défini un véritable programme d’action qui permet de rendre compte de toute l’évolution postérieure. Le droit à pratiquer sa religion, alors qu’il s’insère dans un corpus de droits extrêmement variés, dispose d’un traitement privilégié. Ainsi, l’individu par delà les normes nationales, peut arguer d’une légitimité internationale pour contester des normes internes qui restreindraient sa pratique religieuse. C’est en cela que, même si le texte fondateur, la Déclaration universelle des droits de l’homme, constitue une simple résolution, la constance référence à ses principes révèle en parallèle une mutation de la perception des normes par les individus. PARAGRAPHE 2 : LA DÉCLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L'HOMME La Déclaration universelle des droits de l’homme est une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies adoptée le 10 décembre 1948. En dépit de son appellation, ce texte ne vaut bien évidemment pas pour les Etats qui n’ont pas ratifié les textes postérieurs. Ce texte consacre à plusieurs reprises la religion comme élément constitutif de l’identité de l’individu et fait donc de celle-ci un droit de l’homme. Il génère une situation doublement paradoxale : - en dépit cependant de sa faible portée normative, il n’en constitue pas moins une référence fondamentale dans le débat politico-juridique français (1) ; - à cause des chartes régionales, le caractère affirmé de l’universel paraît de moins en moins crédible (2) ; 1) PORTÉE PARADOXALE DE LA DÉCLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L’HOMME EN FRANCE La portée de la Déclaration universelle en France s’articule autour d’un double paradoxe : sa prétention à l’universel et, de façon plus particulière, sa consécration du droit de pratiquer sa religion, ce que nous appellerons les modalités techniques de l’universel (a) ; sa référence dans le débat politico-juridique en l’absence de toute transposition dans l’ordre juridique interne (b). a) Les modalités techniques de l’universel La Déclaration universelle introduit dès 1948 des termes dont les individus et les institutions ne découvriront véritablement la portée quotidienne qu’à partir des années 1990. Préalablement, nous relèverons l’ambition de l’emploi du terme universel. Peut-on en effet estimer qu’un texte en date de 1948 fige les droits sous prétexte qu’il se veut - 88 - universel ? Qu'en est-il du droit de l’environnement ou du nouveau contexte créé par le développement de l'informatique ? Le principe même d’une critique sociologique du texte en raison de son éventuelle inadaptation aux faits est acquis dans la doctrine juridique. Ce qui est en revanche de façon beaucoup moins pris en compte, c’est la rupture des sens par delà l’identité des termes utilisés. En premier lieu, plusieurs articles de la Déclaration portent sur la religion. Comparativement, hormis la référence à l’Etre suprême dans celle de 1789, le principe d’égalité fondé sans distinction de religion ou de race n’apparaît en droit français qu’en 1946. La Déclaration de 1948 introduit cependant une perspective différente : - article 2 : impossibilité de distinguer les situations en tenant compte notamment de la religion : « Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation ». Nous trouvons ici mention de la religion au même titre que d’autres éléments objectifs comme la race ou subjectif comme l’opinion. Or, il n’est pas certain que la religion soit réductible à une simple opinion – ou du moins, concevoir la religion comme une opinion revient à estimer que le processus de sécularisation qu’aurait connu le XXème siècle a abouti à réduire la religion à une simple croyance ; - l’article 16 consacre le droit de se marier abstraction faite des restrictions pouvant être édictées par la religion - « A partir de l'âge nubile, l'homme et la femme, sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, ont le droit de se marier et de fonder une famille. Ils ont des droits égaux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution ». - l’article 18 est le plus novateur : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites ». Nous soulignerons dès maintenant le principe de la reconnaissance de la liberté de manifester sa religion en public, en rupture complète avec la conception française de la laïcité. L’homme de la Déclaration universelle peut donc être un homme religieux, lecture que l’on peut faire en 1948 ; aujourd’hui, au regard des textes régionaux, nous pourrions plutôt dire qu’au titre des éléments universels de l’humanité, il y a la religion. En second lieu, ces articles s’inscrivent en outre dans une logique nouvelle : l’homme est détaché de la citoyenneté, ce qui signifie que ses droits ne sont pas dépendants de l’Etat - 89 - dans lequel il se situe. D’ailleurs, le mot Etat est quasi-absent de ce texte alors même que la Déclaration repose, par nature, comme tout texte international, sur la signature des Etats. Nous pouvons donc déjà relever que la différence sémantique est loin d’être neutre ; elle permet d’expliquer pourquoi certains sociologues ont privilégié et continuent de privilégier la référence au texte de 1948 plutôt que celle à 1789. Cette dynamique est aujourd’hui particulièrement présente dans les pays anglo-saxons dans lesquels sont situés des mouvements qui combinent un projet politique – l’abolition des frontières et des nations – avec une forte ambition sociologique. Ainsi des mouvements « societies without borders » ou « sociologists without borders » dont on trouve les publications universitaires sur des sites internet. A titre d’illustration, un auteur, et non des moindres au regard de ses nombreuses publications universitaires dans des collections prestigieuses, écrit : « Citizenship is fundamentally a western political and legal concept ; it is also a concept relevant specifically to a national polity. By contrast human rights have been, since their formal proclamation in 1948, promoted as universal rights. The relationship between the social rights of national citizenship and the human rights of the Declaration provides a useful case study in which to discover whether sociology can provide concepts and theories that function across conceptual boundaries and territorial borders. Furthermore, human rights discourse may prove to be the primary candidate for sociology to operate as an effective discourse of global social reality »181. Il ne s’agit plus de décrire pour ensuite interpréter les données collectées mais de fournir un cadre idéologique pour accompagner la transformation de la nouvelle situation contemporaine. La dynamique de ce cadre, c’est la simple mention du mot universel. Le propos peut paraître excessif. Il illustre en tous les cas l’imbrication constante de la norme juridique dans l’analyse sociologique émanant des pays anglo-saxons ; il a en outre le mérite, contrairement aux sociologues français qui invoquent la Déclaration de 1948 pour justifier leurs analyses en dépit de son absence de portée normative, d’énoncer sans ambigüité la finalité d’un tel discours : l’émergence d’un monde sans frontières. Il y a ici une dimension symbolique de la norme qui dépasse de loin la simple analyse juridique ou sociologique que l’on pourrait faire du texte. En dernier lieu, les droits reconnus ont une particularité : ils sont fondamentaux Considérant que dans la Charte les peuples des Nations Unies ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l'homme. En outre, les droits se voient complétés par des libertés fondamentales. Le point est important car il se retrouve dans le texte de la 181 B. S. Turner, Global sociology and the nature of rights, Societies Without Borders 1, 2009, p. 41–52. Cet auteur a publié au Cambridge Press en 2006, The Cambridge Dictionary of Sociology. - 90 - Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Schématiquement, l’exercice du droit de pratiquer sa religion est la conséquence de la liberté fondamentale inhérente à l’individu de disposer d’une religion. La logique ici instillée se déploiera complètement durant les années 1990-2000. Elle permet une double contestation contentieuse des textes étatiques soit parce que restrictifs de droits, soit parce qu'ils sont attentatoires à une liberté. Il serait difficile de prétendre que cette approche ait été envisagée dès 1948, soit au début de la guerre froide. Comme nous le verrons, à travers cette double dimension, il est possible de déduire l’obligation pour les Etats de favoriser l’exercice de la liberté religieuse en plus du simple respect des droits. C’est en cela que l’identité de la référence à la Déclaration, texte antérieur à tous les mouvements contemporains de contestation qui s’en réclament, doit être distinguée de sa représentation et de son invocation contentieuse. Nous disposons ici du fondement de la possibilité pour un individu d’estimer que l’atteinte à ses prétentions religieuses constitue une violation d’un des droits dont il dispose en raison de sa qualité d’homme. Sur la base d’un simple argument technique, l’absence de ratification du texte par le Parlement, la contestation d’une norme nationale sur la base d’un de ces textes n’est pas recevable182. D’un strict point de vue juridique, cela n’a finalement plus d’importance : la ratification des pactes de 1966 confirme expressément les droits déclarés en 1948. Pour autant, non seulement ce texte est présent dans le contentieux mais en plus, il constitue une référence au sein même des instances dirigeantes. b) Les manifestations de l’universel dans l’ordre juridique interne L’invocation de la Déclaration universelle des droits de l’homme dans l’ordre interne prend différentes formes. Nous distinguerons les manifestations contentieuses de l’expression institutionnelle. L’absence de portée normative du texte rend logiquement la recherche peu probante et les résultats peu pertinents. C’est pourquoi nous mettrons plus particulièrement l’accent sur un mot présent dans la Déclaration universelle qui, aujourd’hui, est lié à toute revendication pour les droits et l’égalité : le terme de discrimination. S’agissant du contentieux, la Déclaration est mentionnée dans 26 arrêts de la Cour de cassation et 55 fois au titre de la jurisprudence administrative dont 25 du Conseil d’Etat. La 182 CE, 4 août 2006, n° 286734, Treptow : Juris-Data n° 2006-070680, « la seule publication au Journal officiel du 9 février 1949 (de son texte) ne permet pas de (la) ranger au nombre des engagements internationaux, qui, ayant été ratifiés et publiés, ont une autorité supérieure à celle de la loi en vertu de l'article 55 de la Constitution française de 1958 ». - 91 - grande majorité de ces arrêts concerne la dernière décennie – 16 sur 26 pour la jurisprudence judiciaire, 49 sur 55 pour la jurisprudence administrative ont été rendus après le 1er janvier 2000. Nous pouvons donc dès maintenant constater que la décennie 20002010 constitue un tournant dans la justification des prétentions juridiques : celles-ci s’expriment à présent sur le fondement des droits de l’homme. Ce point devra être confirmé pour tous les autres textes et, surtout, pour ceux bénéficiant d’une invocabilité directe en droit interne, à l’instar de certains textes communautaires. Au titre des 26 arrêts rendus par la Cour de cassation, 12 émanent de chambres civiles dont 4 de la Chambre sociale spécialisée dans les conflits entre employeurs et salariés et 14 de la Chambre criminelle. Sur ces 26 affaires, 4 arrêts concernent l’expression de prétentions liées à la religion : 2 sur l’objection de conscience183, 1 sur le refus d’un pharmacien de vendre des produits contraceptifs184 ; 1 sur l’atteinte à la liberté de religion d’une minorité sectaire185. Bien évidemment, ces chiffres ne sont pas significatifs si on les compare, par exemple, aux 408654 arrêts de la base rien que pour la partie judiciaire. Se pose néanmoins une question : pourquoi citer un texte qui n’a pas de portée pratique pour justifier ses prétentions ? C’est ici que se situe à notre avis la rupture : les droits de l’homme, à défaut de disposer d’une force normative, se voient doter d’une valeur performative et deviennent les vecteurs de l’auto-justification de l’individu dans ses prétentions. Au titre de la jurisprudence administrative, nous pouvons dénombrer 55 décisions. Nous retrouvons cette démarche d’auto-justification de l’individu avec même des situations caricaturales comme cet étudiant qui prétendait que son refus d’inscription pour une troisième année de DEUG constituait une atteinte aux textes relatifs aux droits de l’homme186. La réponse est cependant la même depuis 1997 : « la seule publication au Journal Officiel du 9 février 1949 du texte de cette déclaration ne permet pas de ranger celle-ci au nombre des traités ni accord internationaux qui, ayant été ratifiés et publiés ont, aux termes de l'article 55 de la Constitution du 4 octobre 1958 « une autorité supérieure à celle de la loi, sous réserve, que chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie »187. Nous soulignerons toutefois la diversité des situations : problème de reconduite 183 Cass. Crim., 14 décembre 1994, 2 arrêts : 93-80.563, 93628. 184 Cass. Crim., 21 octobre 1998, 97-80.981. 185 Cass. Civ., 7 janvier 2009, 07-21.701. 186 Cour administrative d'appel de Marseille, 16 décembre 1997, n° 96MA11762. 187 C.E., 29 décembre 1997, Picot c/Ministère de l’Intérieur, n° 184429. - 92 - à la frontière, contestation d’imposition, contestation d’une décision de refus de prolonger un poste d’assistant dans une faculté, problème de liquidation de retraite…Cet inventaire peut même se poursuivre à travers l’étude des textes cités, certains requérants n’hésitant pas à renvoyer à la Déclaration des droits de l’homme de 1793188. Pour autant, en dépit de ce florilège, la question religieuse est très peu invoquée. Soit elle est présente au titre des discriminations189, soit elle constitue un élément mis en avant lors des procédures de reconduite à la frontière. Nous noterons à cet effet que 16 des 55 arrêts portent sur une contestation d’une de ces mesures. Ce faible contentieux ne permet toutefois pas de tirer de conclusion : il serait pour le moins critiquable de déduire que la tendance que nous cherchons à identifier n’existe pas sur la base de résultats obtenus à partir d’un texte inapplicable. Par exemple, dans une affaire fortement médiatisée sur un refus d’accorder la nationalité française en raison du défaut d’assimilation de la personne identifié sur la base de sa pratique religieuse intégriste, la requérante avait fondé son argumentation sur la Convention des droits de l’homme et des libertés fondamentales et non sur la Déclaration universelle. Nous conserverons donc seulement ici la perception d’une tendance contentieuse : la tendance à l’auto-justification par l’individu de ses prétentions par le recours aux droits de l’homme, phénomène particulièrement criant à travers l’invocation d’un texte que les juges de façon constante se refusent à appliquer. En cela, nous pouvons dire que la Déclaration universelle, à compter des années 1990, a fortement contribué à accentuer le phénomène de subjectivisation identifié au début du XXème siècle par M. Weber. Cette dimension se double d’une réalité institutionnelle beaucoup plus étonnante : la Déclaration universelle constitue une référence tant des parlementaires que des différents gouvernements dans les réponses qu’ils donnent aux questions posées. Comme le précise la documentation consultable sur le site internet de l’Assemblée Nationale, « les réponses du gouvernement aux questions des parlementaires n’ont aucune valeur juridique, néanmoins celles-ci sont un moyen d’identifier les orientations politiques choisies mais également celles-ci permettent de faire état du droit positif. Cet état du droit concerne parfois des et sujets pointus, ces réponses constituant la seule littérature juridique sur le sujet. Ces questions de par leur nombre, constituent donc une matière brute et riche, qui par un travail de sélection, peut permettre de faire état de certains thèmes, tant au niveau politique que juridique ». Une recherche effectuée sur les réponses ministérielles renvoie à 83 188 C.E., 28 décembre 2005, Jiandong A c/ Ministre de l’Intérieur, n° 274171. 189 C.E., 7 avril 2011, SOS Racisme c/Ministre de l’immigration et de l’identité nationale, n° 343387. - 93 - occurrences. Précisons dès maintenant qu’il peut y avoir, de temps en temps, des doublons selon les références – l’enjeu est donc purement quantitatif au regard de la période étudiée car, même avec les supposés doublons, les chiffres obtenus peuvent être significatifs. Les résultats peuvent être classés de la façon suivante : - de nombreuses réponses portent sur le contenu des programmes éducatifs et sur la nécessité d’informer les enfants dès le primaire sur l’importance du respect des droits de l’homme – 19 résultats dont 9 depuis 2000. Nous relèverons ainsi que la commémoration du bicentenaire de la Révolution française a coïncidé avec le début de l’instruction civique et l’introduction dans les programmes de la Déclaration universelle au détriment peut-être de la Déclaration de 1789190. - d’autres portent sur la politique étrangère, donnant ainsi l’impression qu’il est plus simple d’invoquer la violation de la Déclaration universelle pour dénoncer ce qui se passe dans certains pays que pour rendre compte du droit interne ; de 1989 à 1995, toutes les réponses qui mentionnent la Déclaration universelle concernent la situation dans des pays étrangers (12 réponses sur cette période, soit la quasi-totalité) ; - les réponses qui portent sur des questions de droit interne. Nous retrouvons également au niveau des questions parlementaires un processus d’auto-justification par l’invocation des droits de l’homme191. En 1996, un député de droite apparenté RPR invoque, apparemment pour la première fois, ce texte pour dénoncer les atteintes au principe d’égalité hommes-femmes192. La 190 Question écrite n° 2849, Ministère de l'Education nationale, JO Sénat, 22 décembre 1988, Lecture d'un extrait de la Déclaration universelle des droits de l'homme dans les écoles primaires. La réponse ne mentionne pas la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. 191 Par exemple, Assemblée nationale, Question écrite n° 87257, JO Assemblée nationale, 1er mars 2011, Ministère de l'Intérieur, de l'Outre-mer, des Collectivités territoriales et de l'Immigration Armes-DétentionRéglementation « Ainsi, l'article 2 de la déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789 lui reconnaît le statut de droit naturel et imprescriptible de l'Homme, tandis que l'article 5 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, l'article 3 de la déclaration universelle des droits de l'Homme du 10 décembre 1948, l'article 9 du pacte international relatif aux droits civils et politiques du 19 décembre 1966 et l'article 6 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne du 7 décembre 2000, disposent que 'toute personne a droit à la liberté et à la sûreté' ». 192 Question écrite n° 41417, JO, Assemblée nationale, 22 juillet 1996, Ministère du Travail et des affaires sociales, Retraites : généralités-Pensions de reversion -Conditions d'attribution-égalité des sexes. - 94 - réponse rendue en revanche n’argumente pas sur le fondement juridique invoqué. A partir de cette période, bien évidemment, la référence à la Déclaration universelle continue d’être présente à propos des atteintes commises par des pays étrangers. C’est par exemple au regard des atteintes au droit de pratiquer sa religion qu’est critiquée la politique iranienne193. Nous sommes donc en présence d’un phénomène juridique atypique car, comme nous l’avions indiqué, ce texte en tant que résolution, n’a pas de valeur normative. Mais, de façon plus surprenante, le texte, en complet décalage avec la position jurisprudentielle, devient même une référence pour les gouvernements successifs. Dans bien des cas, le Garde des sceaux évite de se prononcer sur l’applicabilité de la Déclaration universelle. Mais, dans certaines réponses, il énumère ce texte au même titre que d’autres sans distinguer en fonction de l’applicabilité respective de chacun194. Ou alors, il va jusqu’à apprécier la compatibilité d’un texte de droit interne à l’aune de la Déclaration universelle de 1948 - « ces dispositions ne sont aucunement contraires aux principes énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l'homme proclamée par l'Assemblée générale des Nations unies le 10 décembre 1948. En effet, l'exercice des droits prévus aux articles 12 et 18 de celle-ci, lesquels prohibent les immixtions arbitraires dans la vie privée ou la correspondance et proclament le droit de toute personne à la liberté de pensée de conscience et de religion, ne peut se concevoir concrètement sans un certain nombre de limitations. L'édiction de celles-ci par la loi est expressément envisagée par l'article 29 de la Déclaration, et elle peut être autorisée notamment pour assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d'autrui et la prise en considération des exigences de l'ordre public dans une société démocratique »195. Autrement dit, le Garde des sceaux juge de la compatibilité d’un texte à partir d’un autre texte qu’un justiciable ne saurait invoquer devant un tribunal sans prendre le risque de voir sa demande jugée irrecevable. Contrairement aux juges, les institutions parlementaires et gouvernementales confèrent ainsi à la Déclaration universelle une valeur normative. Le texte est aussi bien invoqué par 193 Question écrite n° 3530, JO Sénat, 16 décembre 1993, Ministère des Affaires étrangères, Respect des droits civiques de la communauté Baha'ie en Iran. 194 Réponse du Garde des Sceaux, Ministère de Justice, JO Assemblée nationale, 19 octobre 1998 « Sur le plan international, outre la Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948 qui en prohibe la pratique, plusieurs conventions auxquelles la France est partie, proscrivent l'esclavage et les autres formes d'asservissement. Il en est ainsi notamment de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales de 1950, du Pacte des Nations unies relatif aux droits civils et politiques de 1966 et de convention des Nations unies relative aux droits de l'enfant de 1989 ». 195 Réponse du Garde des sceaux, JO Sénat, 6 février 2003. - 95 - des parlementaires de droite que des parlementaires de gauche et les réponses émanent tant de gardes des sceaux appartenant à un gouvernement de droite qu’à un gouvernement de gauche. Ce décalage entre la pensée institutionnelle – les institutions pensent que le texte s’applique – et la pratique jurisprudentielle ne trouve pas d’équivalent pour d’autres textes. S’est ainsi développée au cours de la dernière décennie un mode d’appréhension des situations par le prisme des droits de l’homme au sein desquels se trouve le droit de pratiquer sa religion. Ce tournant des années 1990 apparaît de façon flagrante à travers l’emploi du mot discrimination. La Déclaration universelle établit un lien entre le principe d’égalité et celui de non-discrimination. Ainsi, à l’article 7, « Tous ont droit à une protection égale contre toute discrimination qui violerait la présente Déclaration et contre toute provocation à une telle discrimination ou encore à l’article 23, Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal ». Là encore, le changement de vocable qui tend à considérer toute distinction comme une discrimination n’est pas neutre et ne s’est imposé que récemment. Comparativement, le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 utilise dans un sens similaire le mot distinction. Selon le Littré (1872-1877), le terme « discrimination » relève de la psychologie et renvoie à la faculté de distinguer de tout individu. Le dictionnaire de l’Académie française de 1932 définit la discrimination comme « l’action de distinguer avec précision ». Le mot n’est donc, contrairement à la manière dont il est aujourd’hui utilisé196, en rien ni connoté ni corrélé avec le respect du principe d’égalité. A travers le recours aujourd’hui systématique au terme de discrimination pour désigner une distinction illégitime et justifier ainsi d’une action en justice, le contentieux permet, à notre avis, de rendre compte d’une mutation linguistique et sociologique intrinsèquement liée à l’expression de prétentions en raison d’une supposée atteinte aux droits de l’homme. Certes, et comme nous le montrerons par la suite, ces fluctuations terminologiques sont la conséquence directe du recours systématique des instances communautaires à ce mot. Nous estimons toutefois que ce mouvement se rattache aux revendications en matière de droits de l’homme et plus particulièrement à la Déclaration universelle pour trois raisons : 196 Comp. D. Loschak, La notion de discrimination, Confluences Méditerranée, n°48, p. 13-24, spéc. p. 15 : « Le mot discrimination est chargé, toutefois, au-delà de son sens premier, étymologique, d’une connotation négative : discriminer, dans le langage courant, ce n’est pas simplement séparer mais en même temps hiérarchiser, traiter plus mal ceux qui, précisément, seront dits victimes d’une discrimination ». - 96 - - ce texte est intégré au corpus des références communautaires par le biais de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales en son article 14 ; - la Convention est le dérivé régional de la Déclaration universelle ; - autre aspect de la puissance symbolique de la Déclaration universelle, les organisations non-gouvernementales à vocation humanitaire continuent de se référer quasi-exclusivement à ce texte sur leur site internet ou dans leurs différents rapports pour dénoncer les atteintes aux droits de l’homme. Pour s’en tenir à la jurisprudence judiciaire à partir de la base Légifrance : - du 1er janvier 1960 au 31 décembre 1970 : 120 occurrences – le mot est essentiellement utilisé comme synonyme du mot distinction ; - du 1er janvier 1971 au 31 décembre 1980 : 92 occurrences – idem ; - du 1er janvier 1981 au 31er décembre 1990 : 297 occurrences ; - du 1er janvier 1991 au 31 décembre 2000 : 924 occurrences ; - du 1er janvier 2001 au 31 décembre 2011 : 1877 occurrences. A partir des années 1990, le mot discrimination désigne toute distinction entre deux situations identiques sur la base d’un critère illégitime. Au titre des critères illégitimes, il y a, conformément à l’inspiration originelle de la Déclaration, la référence à la nationalité – ce qui confirme l’aspiration exposée d’une contestation du lien entre nationalité et citoyenneté – et à la religion – c’est ici le corollaire du droit reconnu de pratiquer sa religion. En résumé, la Déclaration universelle des droits de l’homme constitue le fondement du droit de pratiquer sa religion. Une simple approche jurisprudentielle, même si elle a pu mettre en avant une évolution importante du contentieux durant la décennie 2000-2010, n’a pas pu démontrer pour des raisons objectives de non-applicabilité, la contestation des normes internes par la norme religieuse par le biais des droits de l’homme. Elle a toutefois permis de faire apparaître la capacité d’auto-justification que secrète l’invocation des droits de l’homme pour soutenir ses prétentions. Une approche institutionnelle, à partir de l’analyse des questions et réponses parlementaires a, paradoxalement, permis de montrer que pour le Parlement comme pour le gouvernement, il n’est plus possible de s’abstraire d’une légitimation de ses positions par l’invocation des textes relatifs aux droits de l’homme. Plus encore, le versant pédagogique - 97 - des droits de l’homme contribue à ériger ses textes en une référence permanente pour apprécier les comportements des individus. Il n’y a donc pas de raison d’exclure que les comportements religieux soient appréhendés de cette manière. Ce point ressort d’ailleurs parfaitement des déclarations régionales des droits de l’homme. 2) LE CARACTÈRE UNIVERSEL DES DROITS DE L’HOMME À L’ÉPREUVE DES CHARTES RÉGIONALES L’évolution des textes en matière de droits de l’homme est la conséquence d’une approche régionale de la matière. C’est de prime abord une simple conséquence initiale de l’absence de portée normative du texte de 1948 ; c’est à présent pratiquement une rupture avec le sens commun ainsi que l’expression du lien sur le plan international entre religion et droits de l’homme. L’émergence de déclarations régionales découle initialement de la logique même du texte de 1948. A l’origine, il s’agit de conférer une effectivité limitée à la Déclaration, ce qui explique dès 1950, la ratification de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales comme l’indique le Préambule - « Considérant la Déclaration universelle des droits de l'homme, proclamée par l'Assemblée générale des Nations Unies le 10 décembre 1948 ». Sur ce fondement, la Convention reconnaît comme droit de l’homme le droit de pratiquer sa religion. Nous avons vu qu’un texte non transposé était malgré tout devenu une référence dans l’ordre juridique interne. Il est donc logique que la dynamique des droits de l’homme ait bénéficié sur la base de la Convention d’une plus grande force une fois la possibilité reconnue aux requérants de l’invoquer en droit interne. Nous reviendrons donc plus en détail sur cette dynamique par la suite. Mais si ce texte se veut le décalque de la Déclaration universelle, il n’en va pas forcément de même des autres déclarations régionales. S’agissant de la Charte africaine des droits de l’homme ratifiée le 27 juin 1981, elle mentionne bien évidemment la Déclaration universelle de 1948 mais précise qu’il faut tenir compte « des vertus de leurs traditions historiques et des valeurs de civilisation africaine qui doivent inspirer et caractériser leurs réflexions sur la conception des droits de l'homme et des peuples ». Ce faisant, elle réduit de jure la dimension universelle du texte ; elle justifie une atténuation des droits reconnus en fonction du lieu de leur exercice. Compte tenu du fait que toute société est marquée par le fait religieux, on peut légitimement lire ce texte comme une introduction de la religion dans la prise en compte de l’appréciation de la légitimité des droits de l’homme. Le renversement est ici complet. - 98 - S’agissant de la Charte arabe des droits de l’homme rédigée sous l’égide de la ligue arabe en 1994, le préambule concilie dans un même mouvement Déclaration universelle et prééminence de l’Islam : « Proclamant de la foi de la nation arabe dans la dignité humaine, depuis que Dieu a privilégié cette nation en faisant du monde arabe le berceau des révélations divines et le lieu des civilisations qui ont insisté sur son droit à une vie digne en appliquant des principes de liberté, de justice et de paix ; Concrétisant les principes éternels définis par le droit musulman et par les autres religions divines sur la fraternité et l'égalité entre les hommes ; Se glorifiant de ce que la nation arabe a instauré, à travers sa longue histoire, des fondements et des principes humains qui ont joué un grand rôle dans la diffusion des sciences en Orient et en Occident, ce qui lui a permis d'attirer les chercheurs du savoir, de la culture et de la sagesse ; Croyant à son unité du Golfe à l'Atlantique, le monde arabe restant attaché à ses convictions, luttant pour sa liberté, défendant le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et de leurs richesses, affirmant la primauté du droit, considérant que le droit de la personne à la liberté, à la justice et à l'égalité des chances montre le degré de modernité de chaque société ; Refusant le racisme et le sionisme qui sont deux formes d'atteinte aux droits de l'homme et qui menacent la paix mondiale ; Confirmant le lien étroit entre les droits de l'homme et la paix mondiale ; Réaffirmant leur attachement à la Déclaration universelle des droits de l'homme, aux Pactes internationaux relatifs aux droits de l'homme et à la Déclaration du Caire sur les droits de l'homme en islam ». Comparativement, l’Organisation de la Conférence islamique a en 1990 adopté la Déclaration du Caire. Ce texte se dispense de toute référence à la Déclaration universelle tout en affirmant que la Ummah islamique a légué à l’humanité une civilisation universelle. Le texte précité combine dans un même mouvement la légitimité de l’islam comme fondement des droits de l’homme ainsi que sa dimension universaliste. Le terme Ummah a ici le mérite d’indiquer dans une version plus concise les deux logiques universelles de l’islam. Ces deux chartes régionales confirment le lien entre droits de l’homme et religion ; ils sont révélateurs du caractère incomplet et biaisé d’une simple référence aux droits de l’homme. C’est une nouvelle illustration de la difficulté de sortir les mots des textes desquels ils sont issus. Invoquer indistinctement les droits de l’homme comme s’il y avait - 99 - un consensus terminologique sur le sujet revient pour le locuteur à projeter aussi bien sa conception du droit que celle qu’il se fait de l’universel. Le problème n’est plus, comme dans la critique classique, s’il est cohérent sociologiquement d’envisager une humanité unifiée ; il porte à présent sur la fragmentation textuelle de l’humanité au nom de l’universelle. Si on s’en tient à la logique de la régionalisation, ces deux textes n’ont pas vocation à entrer dans la prise en compte du fait social que nous cherchons à identifier. Les choses ne sont cependant pas si simples. Premièrement, il faut tenir compte de la logique internationale dans la définition du fait social à base de droits de l’homme, voire peut-être de toute revendication. A titre d’illustration, lorsque le gouvernement a promulgué les ordonnances relatives au Contrat Première Embauche en 2005, la contestation sociale a pu trouver dans les normes internationales – en l’occurrence les normes émanant de l’Organisation Internationale du Travail - un fondement à ses prétentions. A l’identique, rien n’empêche techniquement un individu de se prévaloir des chartes régionales pour justifier son comportement. D’une part, certains, on l’a vu ne sont pas rebutés par le caractère non-applicable de la Déclaration universelle – a fortiori, pourquoi le serait-il à propos d’un autre texte ? D’autre part, la technique juridique pour favoriser un changement de jurisprudence consiste à reposer plusieurs fois la même question au juge. Deuxièmement, à partir du moment où la Déclaration universelle de 1948 disjoint l’humanité du citoyen, elle facilite l’identification de l’homme par sa religion. Dès lors, compte tenu du fait que des individus de tradition ou de religions différentes vivent sur le territoire français, ils sont directement concernés par les textes précités. Le point est particulièrement marqué avec la Déclaration du Caire et sa référence à l’Ummah. Une recherche sur Lexis Nexis montre d’ailleurs que ces textes sont intégrés dans les références juridiques de l’Union européenne. Voici les trois références que nous avons pu identifier : - Résolution du Parlement européen du 8 mai 2008 sur le rapport annuel 2007 sur les Droits de l'homme dans le monde et la politique de l'Union européenne en matière de Droits de l'homme (2007/2274(INI)) qui cite indistinctement au titre du fondement de cette défense197 : « vu les instruments régionaux relatifs aux droits de l'homme, notamment la Convention européenne relative aux droits de l'homme, la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples et les résolutions adoptées par la commission africaine sur les droits de l'homme et les droits des peuples concernant les défenseurs des droits de 197 JOCE, 12 novembre 2009, n° C 271E, p. 7. - 100 - l'homme, la Convention américaine sur les droits de l'homme et la Charte arabe des droits de l'homme » ; - Résolution du Parlement européen du 7 mai 2009 sur le rapport annuel sur les droits de l'homme dans le monde 2008 et la politique de l'Union européenne en la matière (2008/2336(INI))198 : considérant repris à l’identique ; - Résolution du Parlement européen du 17 juin 2010 sur la politique de l'UE en faveur des défenseurs des droits de l'homme (2009/2199(INI))199 : considérant repris à l’identique. Nous ne sommes pas capables d’expliquer pourquoi le Parlement a cru bon de faire référence à ce texte dans ces trois résolutions. Les textes auraient pu être mentionnés dans les résolutions précédentes. Plus encore, les références se contredisent entre elles tant sur le plan formel – comment parler d’universel pour en même temps pondérer cela par le particularisme religieux – que sur le plan substantiel - « nécessité de donner une dimension de genre à la mise en oeuvre des orientations, à travers des actions ciblées au bénéfice des défenseurs des droits de l'homme de sexe féminin et d'autres groupes particulièrement vulnérables tels que les journalistes et les défenseurs oeuvrant à la promotion des droits économiques, sociaux et culturels, des droits des enfants ainsi que des droits des minorités - en particulier des droits des minorités religieuses et linguistiques -, des peuples indigènes et des personnes LGBT »200. Enfin, il n’est pas très cohérent de cumuler dans un même considérant toutes les déclarations régionales compte tenu de la finalité même de celle-ci – rendre effective sur le plan local la Déclaration universelle. Nous retrouvons ici un élément structurant relatif aux droits de l’homme : le simple fait de les proclamer change la perception des règles ainsi que la manière d’y faire référence. L’existence de ces chartes renvoie en outre à une triple ambigüité : - la référence dans le discours médiatique, voire universitaire aux droits de l’homme est soit inconsistante, soit signe de contresens : faute d’indiquer précisément le texte sur le fondement duquel l’individu articule son discours sur les droits de l’homme, nous avons ici une source permanente de confusion et de contresens, ce qui confirme la difficulté de mener des entretiens sur le sujet ; - il est parfaitement légitime d’estimer compatible droits de l’homme et religion ; 198 JOCE, 5 août 2010, n° C 212 E, p. 60. 199 JOCE, 12 août 2011, n° C 236E, p. 69. 200 Résolution 2010 préc. - 101 - - pour reprendre la critique classique adressée à un auteur comme T. Ramadan, il n’y a pas double discours à invoquer dans un même mouvement les droits de l’homme et la charia. Les discours des trois femmes récipiendaires du prix Nobel de la paix de 2011, deux originaires du Libéria et une du Yémen, constituent peut-être l’expression la plus parfaite de cette ambigüité. Toutes dénoncent le sort particulièrement cruel réservé aux femmes lors des conflits. Pour autant, aucune des trois ne souligne le rôle de la religion au titre des causes de l’oppression qu’ont pu et peuvent continuer de subir les femmes tant au Yémen qu’au Libéria. Aucune non plus n’évoque la place de la religion dans le nouvel ordre juridique qu’elles appellent de leurs vœux. Enfin, toutes également expriment le vœu d’un monde plus juste respectueux des droits de l’homme et par extension de ceux des femmes mais ne mentionnent pas que la Déclaration universelle des droits de l’homme ne dispose pas d’une portée normative de principe. Le discours de Tawakull Karman, récipiendaire du prix militante au sein du mouvement les Frères musulmans, se distingue clairement de ceux des deux autres récipiendaires par sa forte dimension religieuse. En premier lieu, il commence comme la récitation d’une sourate du Coran – l’expression Dieu miséricordieux est la traduction du verset qui précède la récitation des sourates du Coran dans les prières quotidiennes. En second lieu, Tawakull Karman cite le Caliph Omar ibn al-Khattab, c’est-à-dire, l’élève converti de Mahomet qui a le plus contribué à l’expansion de l’islam au 7ème siècle. Cette référence est parfaitement conforme à la doctrine des Frères Musulmans. Or, sauf à présumer le caractère égalitaire de l’islam, ce renvoi paraît incongru et même paradoxal. En troisième lieu, le discours de Tawakull Karman reprend à l’identique l’esprit de la Charte arabe des droits de l’homme sur la primauté de principe de la religion sur les droits de l’homme - « Our youth revolution is peaceful and popular and is motivated by a just cause, and has just demands and legitimate objectives, which fully meet all divine laws, secular conventions and charters of international human rights ». Enfin, c’est le seul des trois discours à mentionner comme objectif la construction d’un Etat sur les ruines de l’ancien avec pour support une nouvelle politique familiale201. 201 Article 7. 2 Charte arabe des droits de l’homme : « La peine de mort ne peut être infligée à une femme enceinte avant qu’elle n’accouche ». - 102 - Cet exemple institutionnel a été largement médiatisé sur la base d’un consensus des récipiendaires sur les droits de l’homme202. Mais ce consensus n’a pas forcément la même portée selon le texte de référence des auteurs des discours. Ces Chartes n’ont fait l’objet d’aucune étude systématique en droit. C’est ce qui ressort d’une recherche bibliométrique sur Lexis Nexis dont les quelques mentions doctrinales - 4 renvois pour la Charte arabe, 4 renvois pour la Charte africaine – se limitent à de simples références détachées de toute analyse. Il y a peut-être ici le ferment de l’incompréhension que peut susciter une référence commune aux droits de l’homme. Non seulement les individus parlent le même langage sans utiliser le même sens mais en plus il n’existe pas de vrai corpus sur le sujet susceptible de réduire cette incompréhension. Peut-être faut-il y voir le reflet d’un tropisme occidental sur la thématique des droits de l’homme qui justifie finalement qu’elle soit considérée comme l’expression d’un néo-colonialisme. Nous pouvons ainsi constater que la référence à la religion par le biais des droits de l’homme inscrit à présent ceux-ci dans la sphère publique. Cette dimension se retrouve logiquement dans les pactes de 1966 adoptés dans le prolongement de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. PARAGRAPHE 3 : LES PACTES DE 1966 ADOPTÉS DANS LE PROLONGEMENT DE LA DÉCLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L’HOMME DE 1948 Le jour même où l’Assemblée générale des Nations Unies proclamait la Déclaration, elle a chargé la Commission des droits de l’homme de rédiger un pacte pour rendre effectif les règles qu’énonce ladite Déclaration. Conséquence du caractère inapplicable a priori de la Déclaration, la Commission a adopté deux textes : le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, entré en vigueur le 16 décembre 1976, ratifié par la France le 4 novembre 1980 ; le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, entré en vigueur le 3 janvier 1976, ratifié par la France le 4 novembre 1980. Ces deux textes peuvent donc être invoqués dans le cadre d’un contentieux interne. Aussi, après avoir exposé les droits que ces textes consacrent en matière religieuse, nous présenterons la manière dont juges et institutions les appréhendent. 202 Cf Actualité de l’ONU, 7 octobre 2011 : « Avec cette décision, le Comité norvégien du Nobel envoie un message clair : les femmes comptent pour la paix. C’est un témoignage du pouvoir de l’esprit humain et cela souligne un principe fondamental de la Charte des Nations Unies : le rôle crucial des femmes pour faire avancer la paix et la sécurité, le développement et les droits de l’homme », a ajouté le Secrétaire général dans une déclaration écrite publiée peu après. - 103 - Dans le pacte international relatif aux droits civils et politiques, la religion intervient à trois niveaux distincts : - interdiction des discriminations sur la religion de l’individu ; - affirmation du droit de pratiquer sa religion si ce n’est que ce droit, - en complément à ce qui était mentionné dans la Déclaration universelle ? – est nuancé – art. 18 : 2. « Nul ne subira de contrainte pouvant porter atteinte à sa liberté d'avoir ou d'adopter une religion ou une conviction de son choix. 3. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l'ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d'autrui. 4. Les Etats parties au présent Pacte s'engagent à respecter la liberté des parents et, le cas échéant, des tuteurs légaux de faire assurer l'éducation religieuse et morale de leurs enfants conformément à leurs propres convictions ». - consécration du droit des minorités ethniques ou religieuses – art. 27 : « Dans les Etats où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d'avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre religion, ou d'employer leur propre langue ». C’est une nouveauté car nous passons d’une logique individuelle à une logique collective. Le gouvernement français a émis une réserve à son encontre en raison du principe d’indivisibilité de la République, ce qui explique pourquoi cet article ne peut théoriquement pas être invoqué dans une logique contentieuse. Puisque les deux textes sont depuis 1980 applicables en droit interne, il est possible de mesurer, depuis cette date, et dans une optique décennale, la manière dont ils sont progressivement devenus des armes contentieuses. Il est indispensable de distinguer entre le contentieux judiciaire et le contentieux administratif en raison d’une part de la différence entre les affaires traitées et, d’autre part, en raison de la question récurrente de l’application d’un texte de ce genre dans les relations entre personnes privées. Nous nous limiterons au contentieux des juridictions suprêmes pour deux raisons : - il n’est matériellement pas possible de mesurer l’évolution au niveau du contentieux de première instance puisque toutes les décisions ne sont pas répertoriées ; - les fluctuations de ce contentieux sont révélatrices du phénomène d’auto-justification propre à l’argumentation en terme de droits de l’homme : plus le contentieux augmente au niveau des cours suprêmes, plus il est possible d’y lire l’intensité des conflits en présence. - 104 - Enfin, dans un cas comme dans l’autre, nous tiendrons compte des décisions publiées comme de celles non-publiées. Cette distinction, importante en droit pour mesurer la portée d’une décision, n’a pas d’intérêt dans l’optique retenue : mesurer une éventuelle mutation sociale. Jurisprudence judiciaire : - de 1980 au 31 décembre 1990 : 28 arrêts de cassation parmi lesquels 20 rendus par les différentes chambres civiles et 8 par la chambre criminelle ; - du 1er janvier 1991 au 31 décembre 2000 : 80 arrêts de cassation parmi lesquels 62 rendues par les différentes chambres civiles et 38 par la chambre criminelle ; - du 1er janvier 2001 au 31 décembre 2010 : 57 arrêts de cassation parmi lesquels 30 rendus par les différentes chambres civiles et 27 par la chambre criminelle. Cette évolution doit être pondérée par le fait que sur les 165 arrêts, 95 arrêts invoquent également sur la même affaire la convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Ce n’est qu’à travers l’étude de ce contentieux que l’on pourra véritablement mesurer les fluctuations de l’utilisation des droits de l’homme d’autant plus que ce n’est qu’à compter de 2009 que les juges ont estimé que les pactes étaient applicables dans les relations entre personnes privées. S’agissant plus particulièrement de la problématique religieuse, seul un arrêt porte sur le droit de pratiquer sa religion – le moyen n’a cependant pas été retenu203. Jurisprudence administrative - de 1980 au 31 décembre 1990 : 4 arrêts ; - du 1er janvier 1991 au 31 décembre 2000 : 28 arrêts ; - du 1er janvier 2001 au 31 décembre 2011 : 117 arrêts. Sur un total de 149 arrêts, 132 font également référence à la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Compte tenu cependant de la rédaction des articles du pacte, le Conseil d’Etat a, à plusieurs reprises estimé que les prétentions des requérants devaient être rejetées204. 203 Cour de cassation, civile, Chambre civile 3, 7 janvier 2009, 07-21.501. 204 CE, 7 juin 2006, n° 285576. - 105 - L’évolution du contentieux est ici patente mais non significative : les individus tentent leur chance en invoquant ces textes mais privilégient la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Comparativement, sur la période concernée, la base renvoie à plus de 20 000 arrêts faisant mention de la Convention européenne. Sur ces arrêts, un seul soulève à titre autonome, sans l’appui de la Convention, la question de l’identité religieuse. Aucun n’invoque le droit des minorités religieuses sur le fondement de ce texte. Nous mesurons ici encore le bouleversement majeur provoqué par l’introduction de la Convention européenne en droit interne. S’agissant des réponses ministérielles, la base de données Lexis Nexis ne permet d’identifier les mots qu’à compter de l’année 1988. Les résultats sont les suivants : les parlementaires ont invoqué 22 fois ces textes : 6 fois avant 2000 sur la période 1990-2000 et 18 fois après l’an 2000. Sur ces 22 fois, 7 combinent la référence aux pactes et à la Déclaration universelle. Nous soulignerons le paradoxe suivant : les parlementaires font davantage référence à la Déclaration universelle qu’aux pactes alors même que les pactes ont été ratifiés. En outre, comme pour la Déclaration universelle, les années 2000 marquent un tournant : les institutions françaises s’imprègnent elles aussi des références constantes aux droits de l’homme. Sur la même période, la base Lexis Nexis fournit 388 occurrences pour convention européenne de sauvegarde des droits et libertés fondamentaux sur la période 2000-2010 sur un total de 522 sur toute la période recensée. A s’en tenir à ces quelques données, nous pouvons dégager les enseignements suivants : - le processus de régionalisation des droits de l’homme commencé dès 1950 joue à présent pleinement – il y a donc bien eu une mutation de la perception et de l’utilisation des règles à partir du moment où a été consacré le droit de recours individuel en 1980 ; - compte tenu de ce processus de régionalisation, il n’y a pas de raison qu’il en aille différemment dans les autres régions du monde : le lien entre droits de l’homme et religion en sort indirectement renforcé ainsi que l’ambigüité de cette référence dans les discours sur les droits de l’homme. - les années 2000 marquent un tournant institutionnel dans la perception des droits de l’homme. Dans ce cadre très général, deux textes nous paraissent devoir compléter ce tableau des éléments objectifs constitutifs du fait social étudié : la convention sur les droits de l’enfant et celle contre toutes les formes de discrimination. SECTION 2 : LES TEXTES PARTICULIERS A DIMENSION UNIVERSELLE - 106 - Indépendamment des mentions déjà présentes dans le texte originel et dans les deux pactes précités, les Etats ont estimé devoir compléter le socle juridique international en matière de droits de l’homme posé par deux textes particuliers : l’un relatif aux droits de l’enfant et l’autre à la situation des femmes. Nous confirmerons à travers la présentation des deux textes – la convention sur les droits de l’enfant (paragraphe 1) et la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (paragraphe 2) – le lien entre reconnaissance des droits et affirmation de la religion et, dans le même mouvement, la perte de sens commun du mot universel. PARAGRAPHE 1 : LA CONVENTION SUR LES DROITS DE L'ENFANT La convention sur les droits de l’enfant a été adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies le 20 novembre 1989 ; elle est entrée en vigueur le 2 septembre 1990. La France l'a ratifiée le 8 août 1990. Ce texte présenté, nous mesurerons comme précédemment sa réception tant en termes contentieux qu’institutionnel. Préalablement, ce texte est une nouvelle illustration de l’existence d’une dynamique institutionnelle indépendante du comportement des individus – il est bien évident que les enfants n’ont jamais réclamé le moindre droit ! Il s’inscrit en effet dans le prolongement d’une Déclaration sur les droits de l’enfant du 20 novembre 1959 qui avait pour origine une Déclaration de Genève du 26 septembre 1924. Nous pouvons donc clairement constater : - que le processus juridique a connu une évolution autonome en la matière : les textes ont été adoptés sans que l’on trouve vraiment de traces sur l’intérêt de consacrer des droits aux enfants hormis dans les travaux de J. Korschack ; - comment la religion s’est progressivement imposée dans le débat juridique. - en 1924 : nulle mention de la religion de l’enfant ; - en 1959 : seul est mentionnée l’interdiction des discriminations envers les enfants fondées sur la religion ; - en 1989 : la religion est consacrée aux trois niveaux déjà identifiés dans le pacte relatif aux droits civils et politiques de 1966 : principe de non-discrimination, droit de pratiquer sa religion, droit des minorités religieuses. Ce texte est suivi par une Déclaration mondiale sur l’éducation pour tous adoptée le 9 mars 1990 par 155 pays publié par l’Unesco dans laquelle sont mentionnés les principes suivants : - 107 - - principe de tolérance à l’égard des religions différentes de la sienne : « se montrer tolérants envers les systèmes sociaux, politiques ou religieux différents du leur, en veillant à ce que les valeurs humanistes communément admises et les droits de l'homme soient sauvegardés, et d'œuvrer pour la paix et la solidarité internationales dans un monde caractérisé par l'interdépendance » – c’est exactement le même terme et la même optique qui sera durant les années 2000 employé dans le programme « Alliance des civilisations » sous l’égide des Nations Unies ; - implication des organismes religieux dans l’éducation. Là encore, l’évolution des termes utilisés mérite attention : la Déclaration renvoie au texte de 1948 en dépit de la régionalisation des mécanismes de protection des droits de l’homme. Contrairement à la Convention, elle ne mentionne pas une seule fois le rôle de l’Etat pour assurer la réalisation des objectifs proclamés. L’ambigüité de la relation droits de l’homme/Etat présente dès 1948 se prolonge précisément en raison de l’objet de la convention : l’enfant ne peut être citoyen mais doit se voir reconnaître une nationalité. Des auteurs estiment que ce texte est le premier à avoir consacré le multiculturalisme comme principe de société à l’échelon mondial205. Bref, le multiculturalisme est d’abord le fruit d’une conception institutionnelle à l’origine d’une dynamique sociale. En outre, nous retrouvons également à propos des droits de l’enfant l’émergence de chartes régionales à l’instar de la Charte africaine sur les droits et le bien-être de l’enfant en date du 29 novembre 1999. Comme pour la Charte africaine des droits de l’homme, ce texte érige en préambule les valeurs de la civilisation africaine en source d’inspiration et de réflexion sur les droits et le bien-être de l’enfant. Autre manifestation du tropisme occidental ? Nous n’avons trouvé aucun commentaire en droit français de ce texte ; les initiatives relatives à la vie des affaires en Afrique - L'Organisation pour l'Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires – font pour leur part l’objet de davantage d’attention en doctrine. Sur le plan contentieux, les multiples références du texte de la convention de 1989 à l’Etat comme garant et vecteur de la réalisation des droits de l’enfant ont suscité de nombreux débats judiciaire et doctrinaux sur la possibilité pour les requérants de s’en prévaloir dans un contentieux. De façon générale, le texte est très souvent invoqué par les plaideurs. Mais, par définition, le contentieux familial pose d’abord et avant tout des questions de fait, 205 Cf J.-M. Eriksen, F. Stjernfelt, Les pièges de la culture ; les contradictions démocratiques du multiculturalisme, Mètis Presses, 2012. - 108 - notamment en matière de garde d’enfants, ce qui limite d’autant l’intérêt de recours en cassation. Le contentieux est donc structurellement peu important. Jurisprudence judiciaire : - 1990 au 31 décembre 2000 : 93 arrêts ; - 1er janvier 2001 au 31 décembre 2011 : 222. Sur l’ensemble, seuls 54 arrêts ne mentionnent pas la Convention européenne de sauvegarde des droits et libertés fondamentaux. De façon particulière, il est difficile d’identifier la revendication du droit de l’enfant de pratiquer sa religion pour la simple raison qu’il n’est pas partie au procès. La discussion porte sur l’intérêt supérieur de l’enfant sans que l’on puisse identifier à la lecture de l’arrêt la dimension religieuse de cet intérêt. La discussion sur la reconnaissance au nom de cet intérêt de la procédure dite kafala en droit musulman par les juges français pour valider des mécanismes d’adoption d’enfants issus de pays comme l’Algérie ou le Maroc illustre cependant bien une tentative, au nom des droits de l’homme et des droits de l’enfant de valider une prétention religieuse (4 arrêts de la Cour de cassation sur ce point par lesquels la Haute juridiction a refusé de recevoir la kafala comme technique d’adoption en droit français206). - jurisprudence administrative Dans le cadre des conflits avec les autorités étatiques, la question de l’effet direct revient de façon récurrente : comme le texte vise les Etats, les juges s’interrogent sur la possibilité de lui conférer une valeur positive en fonction de la rédaction de chacun des articles de la convention. Dans cette perspective, le Conseil d’Etat a estimé que l’article 9 relatif au droit de l’enfant de pratiquer sa religion ne dispose pas d’effet direct, position qui, compte tenu de celle retenue à propos d’autres articles, est susceptible d’évoluer. - de 1990 au 31 décembre 2000 : 70 arrêts ; - du 1er janvier 2001 au 31 janvier 2010 : 511 arrêts. 206 Pour une synthèse, J. Massip, L'adoption prononcée à l'étranger doit, pour se voir reconnaître en France les effets d'une adoption, établir un lien de filiation entre l'adoptant et l'adopté, La Semaine Juridique Notariale et Immobilière n° 30, 29 Juillet 2011, 1230 - 109 - Sur ces 581 arrêts, seuls 30 ne font pas référence à la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Le point notable ici, c’est l’augmentation des recours que l’on peut lire comme la conjonction d’une part de modes d’accès simplifiés au juge et, d’autre part, comme la tendance déjà observée d’auto-justification sur la base des droits de l’homme. Le contentieux des étrangers en situation irrégulière occupe ici une place prépondérante que nous pouvons expliquer de la manière suivante : les requérants essaient d’interpréter pour obtenir gain de cause la contradiction entre le droit à la nationalité de l’enfant reconnu par la convention207 et l’impossibilité pour les étrangers de se prévaloir du droit de la nationalité du pays. L’intérêt supérieur de l’enfant réside alors dans l’attribution d’un titre de séjour pour les parents. La revendication religieuse est néanmoins présente mais toujours couplée à d’autres textes. Comme pour la jurisprudence émanant des juges judiciaires, la prise en compte de la religion dans l’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant n’est pas détaillée. Nous relèverons toutefois quelques questions symptomatiques en dépit de l’absence d’effet direct du texte : - contestation de la laïcité au regard du rythme scolaire imposé à l’enfant en contradiction avec les prescriptions de sa religion208 ; - contestation des règles en matière d’hospitalisation209 ; - contestation d’une reconduite à la frontière ; - contestation du programme d’éducation sexuelle.210 Il n’est cependant pas certain qu’une telle forme de contestation fût présente dans l’esprit des rédacteurs du texte. Au niveau institutionnel, la référence à la Convention des droits de l’enfant est en revanche nettement plus marquée. Sur un total de 539 réponses sur la base des mots « convention internationale» et « droits de l’enfant », nous pouvons distinguer : 207 Article 7-1 : L'enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle-ci le droit à un nom, le droit d'acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et être élevé par eux. 208 Conseil d'Etat, Assemblée, du 14 avril 1995, 157653. 209 Conseil d'Etat, 1 / 4 SSR, du 3 juillet 1996, 140872. 210 Conseil d'Etat, 3 SS, du 29 septembre 2000, 215869. - 110 - - 1990 au 31 décembre 2001 : 202 références ; - du 1er janvier 2001 au 31 décembre 2011 : 337 références. Nous signalerons toutefois le caractère relatif des résultats obtenus : la convention n’est pas toujours désignée de la même manière par les parlementaires. Certains parlent de convention internationale, d’autres de convention de New-York, d’autres encore des droits reconnus aux enfants et mélangent à ce titre la convention internationale et la convention européenne. Nous trouvons également mention de ce texte dans différents documents administratifs – 10 documents identifiés – , ce qui nous renvoie à la même logique que celle identifiée à propos de la Déclaration universelle de 1948 : les gouvernements font référence à la convention quand bien même les juges ne confèrent pas forcément d’effet direct à toutes ses dispositions. De même, en contradiction avec la jurisprudence, il est arrivé au gouvernement de consacrer en droit positif l’article 14 sur le droit à la liberté d’opinion et de religion de l’enfant.211 Bref, une fois ratifié, le texte dispose d’une force performative en raison de sa simple consécration de droits, le paradoxe ici étant que ses droits ne peuvent pas forcément être invoqués par leurs titulaires. Nous préciserons la nature de cette force performative à partir de la double caractéristique des règles identifiées par N. Timasheff dans le droit fil des travaux de M. Weber : une dimension éthique et impérative de coordination qui a pour corollaire l’obéissance à la loi en raison de convictions éthiques et de la peur d’être sanctionné. C’est en effet parce que l’invocation des droits de l’homme revêt la cause invoquée d’une dimension de justice qu’elle peut se déployer et faciliter l’auto-justification. Cette dimension performative explique peut-être pourquoi les questions parlementaires qui se réfèrent à ce texte n’invoquent pas systématiquement un article précis de la convention pour justifier leur interrogation. Pour autant, à travers les questions relatives à la discrimination, les droits de l’enfant, dans le sillage des droits de l’homme, participent progressivement à la consécration de l’identité religieuse de celui-ci par un vecteur indirect : les critiques qu’adresse à la France le Comité des droits de l’enfant. Ce comité, organe attaché aux Nations Unies reçoit des rapports détaillés des pays ayant ratifié la convention et émet des recommandations sur les points qu’il estime nécessaire d’améliorer. Au titre des points soulevés, le rapport 2009 rendu à propos de la situation en France met particulièrement l’accent : 211 Question écrite n° 5688, Garde des Sceaux, ministère de la justice, JO Sénat du 28 juillet 1994. - 111 - - sur l’atteinte au droit de l’enfant de pratiquer sa religion en raison de la loi sur les signes manifestant une appartenance religieuse – « il faut absolument veiller à ce que cette interdiction n’ait pas pour effet d’empêcher des filles d’exercer leur droit à l’éducation et de participer à tous les aspects de la société française (CEDAW/C/FRA/CO/6, par. 20), ainsi que celles du Comité des droits de l’homme notant que, pour respecter une culture publique de laïcité, il ne devrait pas être besoin d’interdire le port de ces signes religieux courants » (CCPR/C/FRA/CO/4, par. 23) ». (c’est nous qui soulignons). - sur l’obligation pour la France de respecter davantage les minorités présentes sur son territoire en dépit des réserves expressément formulées par le gouvernement concernant l’applicabilité de l’article 30 de la Convention en raison du principe de laïcité – « l’égalité devant la loi peut ne pas être suffisante pour garantir que les groupes minoritaires et les peuples autochtones des départements et territoires d’outre-mer, exposés à une discrimination de fait, jouissent de leurs droits sur un pied d’égalité. Il se déclare en outre préoccupé par l’absence de validation des connaissances culturelles transmises aux enfants appartenant à des groupes minoritaires, en particulier les Roms et les gens du voyage, et par la discrimination dont ils sont victimes, notamment en ce qui concerne les droits économiques, sociaux et culturels, y compris le droit à un logement convenable, à un niveau de vie suffisant, à l’éducation et à la santé ». Sur le plan institutionnel, ce rapport en date de 2009 est une référence constante des parlementaires lorsqu’ils questionnent le gouvernement. Nous pouvons ainsi constater une nouvelle fois que l’identification d’un fait social interne n’est plus dissociable de ses influences extérieures. Mais, surtout, nous pouvons lire ces multiples questions comme une subversion de l’ordre interne sur la base de la légitimité onusienne. Tout cela contribue à ériger la référence aux droits de l’homme, même pour les enfants, en norme autour de laquelle peuvent s’articuler toutes les prétentions. Dans un tel cadre, les droits de l’enfant servent également à façonner l’identité religieuse quitte pour cela, - et nous avions déjà relevé cette logique lors de la présentation du principe de hiérarchie des normes – à contester et à légitimer la contestation de la laïcité à la française. A travers la convention internationale relative aux droits de l’enfant, nous avons donc confirmé ce que nous avions pu suggérer à propos de la Déclaration universelle : - contrairement à un constat fréquent en matière sociologique, ce n’est pas la sociologie qui est relativiste mais les règles de droit elles-mêmes qui portent en elles le relativisme212 ; - la définition d’un fait social comporte nécessairement une dimension internationale ; 212 Cf Revue européenne de sciences sociales, XLI-126 | 2003 : Sociologie et relativisme. - 112 - - la question permanente de l’interaction entre les institutions et les individus trouve dans le recours à la dimension performative des textes un élément important de réponse. Reste cependant en suspens une interrogation : quel sens donner à l’émergence d’un texte comme référence commune dans la société alors même qu’il n’est pas forcément consacré par les juges ? – Pour reprendre ce qu’écrivait E. Durkheim en matière de religion, « le concept, qui primitivement est tenu pour vrai parce que collectif tend à ne devenir collectif qu’à condition d’être tenu pour vrai – nous lui demandons ses titres avant de lui accorder notre créance »213. Ce constat de décalage au sein même des institutions est une nouvelle limite à l’approche du champ juridique par P. Bourdieu. Comment en effet vouloir rendre compte d’un phénomène subtil de domination symbolique quand les institutions elles-mêmes favorisent la propre remise en cause de leurs compétences, à l’exemple des questions des parlementaires sur l’applicabilité de textes qui limitent par nature la compétence du Parlement ? Qui plus est, résumer le droit aux droits de l’homme, c’est procéder à une simplification du droit qui en facilite l’accès au plus grand nombre et porte en soi la contestation permanente de l’ordre établi par delà les mécanismes de domination symbolique. Dans cette perspective, la ratification de la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes confirme le renoncement à l’universel tout en introduisant une nouvelle dynamique textuelle. PARAGRAPHE 2 : LA CONVENTION SUR L'ÉLIMINATION DE TOUTES LES FORMES DE DISCRIMINATION À L'ÉGARD DES FEMMES La convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes a été adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies le 18 décembre 1979. Elle est entrée en vigueur le 3 septembre 1981 et a été ratifiée par la France en 1983. Ce texte est antérieur à la convention relative aux droits de l’enfant. Certes, les catégories « enfant » et « femme » présentent une réalité que l’on peut qualifier d’universelles au sens où elles se retrouvent dans toutes les cultures et civilisations. La convention de 1979 s’inscrit cependant dans une perspective différente de celle étudiée précédemment. Il ne s’agit plus de reconnaître des droits à une catégorie – l’égalité hommes/femmes est proclamée par la Déclaration de 1948 – mais de constater que l’affirmation de ce principe doit être renforcé par d’autres textes. Autrement dit, la proclamation d’un idéal universel ne suffit pas : il faut tenir compte du caractère effectif de 213 E. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912, ed. uqac, p. 624. - 113 - réalisation des droits, c’est-à-dire introduire une dimension sociologique dans la norme. Il y a ici une rupture conceptuelle qu’il convient d’exposer afin d’en mesurer la portée. Comme pour les droits de l’enfant, existe au sein des Nations Unies le Comité pour l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes qui, en vertu d’un protocole additionnel adopté par l'Assemblée générale le 6 octobre 1999, et entré en vigueur le 22 décembre 2000, étend la compétence de ce Comité à l'examen de communications individuelles. La France l'a ratifié le 9 juin 2000. Nous retrouvons la dynamique de l’influence des normes internationales sur l’appréciation de la situation des femmes si ce n’est que nous sommes passés d’un examen sur les conditions juridiques de possibilité de réalisation d’un droit à un examen des conditions sociologiques dans lesquelles les femmes évoluent lorsqu’elles se prévalent de droits. La rupture que nous qualifions ici de sociologique se traduit dans le texte de la façon suivante : le texte ne consacre aucunement de nouveaux droits mais veut inciter les Etats à lutter contre les pesanteurs sociales qui empêchent les femmes de réaliser les droits qui leur sont reconnus par la Déclaration et les Pactes précédemment étudiés. Ainsi, « les Etats prennent les mesures appropriées pour modifier les schémas et modèles de comportement socioculturel de l’homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui sont fondés sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d'un rôle stéréotypé des hommes et des femmes » (article 5). Trois points méritent d’être soulignés. Premièrement, la convention évite de désigner expressément la religion comme cause socioculturelle des préjugés qui justifient habituellement le statut différencié des femmes dans les sociétés. Dès lors, sauf à démontrer que les religions reposent sur un postulat d’égalité hommes/femmes, ce qui contredirait toute l’analyse sociologique et rituelle du phénomène religieux, un Etat peut ratifier dans un même mouvement une convention contre les discriminations et une charte fondée sur des principes religieux. Certains Etats, conscients de la contradiction insurmontable comme l'Arabie Saoudite, Bahreïn, les Émirats arabes unis et Oman, ont subordonné l'application de la convention à sa conformité aux normes de la loi islamique. En l’état actuel, pour les Etats moins « cohérents », les études juridiques contemporaines constatent plutôt une régression du statut personnel des femmes214. 214 H. Ludsin, Relational Rights Masquerading as Individual Rights, Duke Journal of Gender Law & Policy, 2008, pp. 195-221.. - 114 - Deuxièmement, pour que se réalisent les droits des femmes, les Etats peuvent adopter ce que nous appelons maintenant des discriminations positives – « L’adoption par les Etats parties de mesures temporaires spéciale visant à accélérer l’instauration d'une égalité de fait entre les hommes et les femmes n'est pas considéré comme un acte de discrimination tel qu'il est défini dans la présente Convention, mais ne doit en aucune façon avoir pour conséquence le maintien de normes inégales ou distinctes; ces mesures doivent être abrogées dès que les objectifs en matière d’égalité de chances et de traitement ont été atteints.(art. 4) ». Or, cette logique est, dans la logique onusienne, indépendante du régime politique du pays qui ratifie la convention. Le mouvement en faveur du principe de nondiscrimination procède soit ainsi d’une dynamique de l’égalité – côté positif -, soit au contraire de l’atténuation des principes fondateurs en raison de considérations sociologiques – côté négatif -. Nous pencherions davantage vers le côté négatif compte tenu de la dynamique propre aux normes juridiques précédemment exposée sur la base d’une part de la dimension performative des règles et, d’autre part, sur la logique d’autoengendrement qu’elles secrètent. Troisièmement, à partir du moment où les institutions tiennent compte des conditions sociologiques de réalisation des droits, il est logique que d’autres textes viennent compléter cet édifice. Nous pouvons par exemple relever l’existence d’une Convention relative aux droits des personnes handicapées, adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies le 13 décembre 2006 entrée en vigueur en France le 20 mars 2010. Dès lors, à l’aune de cette même dynamique, il ne faut pas exclure qu’une autre convention vienne renforcer le droit de l’individu de pratiquer sa religion, ce qui ne serait que la consécration des critiques énoncées par exemple par le Comité des droits de l’enfant. S’agissant à présent de la réception de ce texte, comme il ne porte que sur les conditions de réalisation des droits, il est en effet plus efficace de citer directement les pactes de 1966 déjà étudiés ou, bien évidemment, la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Pour autant, la convention ratifiée depuis 1983, fait l’objet, comme les autres textes, sur le plan institutionnel – réponses ministérielles - de davantage de références à compter des années 2000 – 91 références à compter de l’année 2000 sur 98 depuis 1988 -. Ces références portent dans leur grande majorité sur l’Arabie Saoudite, ce qui indirectement témoigne de l’hypocrisie internationale au niveau des Nations Unies à dissocier la question des discriminations envers les femmes et la religion. En revanche, cette contestation des religions comme vecteur de discrimination nous est apparue extrêmement rare au niveau des recommandations européennes. Par exemple, l’Europe dénonce pratiques de mutilations, crimes d’honneur mais ne les rattache jamais aux - 115 - pratiques religieuses215. Il y a ici une ambigüité révélatrice des contradictions contemporaines que soulève la question religieuse dans les sociétés occidentales et, plus particulièrement, dans la société française. Enfin, à multiplier les textes supposés faciliter la réalisation des droits consacrés dans la Déclaration universelle, il faut se demander si, progressivement, ne se dessine pas comme critère d’identification de l’homme, sa seule souffrance. Dans cette perspective, la Déclaration universelle des droits de l’homme a vocation à avoir pour corollaire une déclaration des droits des animaux. Tout cela pourrait se limiter à un débat juridique. Nous avons toutefois exposé les limites de l’approche juridiques pour expliquer leur dissémination. Ces textes disposent, de par leur existence même, d’une force performative qui se double d’un processus d’autoalimentation en raison de leur diffusion par les institutions mêmes. SECTION 3 : INFLUENCE SUR L’EXPRESSION DE L’IDENTITE RELIGIEUSE DANS LA SOCIETE Comment l’existence de textes émanant d’organes internationaux a priori noninvocables de façon systématique en droit interne peut-elle avoir un impact sur la vie des individus ? Nous exposerons quelques vecteurs de diffusion des droits de l’homme et de la contribution de ceux-ci à la réalisation de l’identité religieuse des individus. On peut bien évidemment discuter à l’infini de la causalité entre l’influence des comportements sur les textes ou, à l’inverse, de l’influence des textes sur les comportements. Il est bien évident également que cette interaction n’est pas dissociable de la situation économique et sociale de chacun des pays. Pour autant, on ne saurait sousestimer un élément objectif de l’analyse : les textes existaient mais personne ne s’y référaient vraiment en Occident en dépit des mouvements sociaux. A l’inverse, les textes des dissidents de l’époque, à l’instar de la Charte 77 ou de l’action de Sakharov en URSS dès 1972, contestent le pouvoir en raison des atteintes répétées aux droits de l’homme commises par celui-ci. A l’époque, le combat est politique. Une fois ces régimes remis en cause, s’est progressivement opéré un glissement du combat politique à la généralisation de l’argumentation juridique et, plus encore, phénomène nouveau, à l’extension de la référence aux droits de l’homme à toutes les sphères de l’activité sociale. Trois facteurs nous paraissent devoir être relevés. 215 Cf par exemple Résolution du 20 septembre 2001 sur les mutilations génitales féminines, JO C 77 E du 28.3.2002, p. 126. - 116 - En premier lieu, nous avons déjà souligné l’évolution du rôle des organisations nongouvernementales. Celles-ci contribuent non seulement à façonner ce nouvel ordonnancement mais aussi à le diffuser par les actions qu’elles mènent. Une enquête récente a ainsi démontré comment la critique permanente des Etats est un élément de la stratégie de prise de conscience des populations de leurs droits afin de faciliter leurs revendications.216 Elle ne lève cependant pas l’ambigüité sur la diversité des textes relatifs aux droits de l’homme. En second lieu, ces textes se traduisent par de nombreux programmes tant au niveau des Etats que des organismes internationaux. La logique institutionnelle est particulièrement marquée : tous les organismes administratifs ou collectivités territoriales sur le plan interne comme sur le plan international s’engagent à favoriser le respect des droits de l’homme au point que l’on peut se demander si ce n’est pas un axe majeur d’attribution des subventions aux projets individuels. Par exemple, le programme Alliance des civilisations lancé par les Nations Unies à la suite des attentats commis en Espagne en 2005 a pour objectif de favoriser un rapprochement entre islam et Occident. Nous reprenons ici la définition donnée par K. Annan, secrétaire général des Nations Unies et reprise dans le bulletin d’actualité de l’ONU : « L'alliance des civilisations s'entend… comme un mouvement pour promouvoir le respect mutuel pour les croyances et traditions religieuses et comme une réaffirmation de l'interdépendance croissante de l'humanité dans tous les domaines - de l'environnement à la santé, du développement économique et social à la paix et à la sécurité » 217. Le site internet consacré à ce programme qui regroupe une centaine de pays annonce clairement que « L’Alliance appuie un large spectre d’initiatives qui ont pour objectif de construire des ponts entres diverses cultures et communautés, avec l’appui de gouvernements nationaux et locaux, d’organisations internationales et régionales, et de groupes de la société civile ». Quant au rapport émis dans le cadre de cette institution, il définit expressément celle-ci comme un groupe de pression qui doit intervenir pour orienter les politiques en fonction des buts définis sur la base des principes des droits de l’homme218. Nous pouvons également citer le programme mené de 2005 à 2011 intitulé Business and Human Rights qui a conduit à l’élaboration de principes directeurs pour guider l’action des 216 D. R. Davis, A. Murdie, C. Garnett, Steinmetz, Makers and Shapers: Human Rights INGOs and Public Opinion, Human Rights Quaterly, p. 199-224. 217 Centre d’actualité de l’ONU, 14 juillet 2005. 218 Alliance of civilizations, Research Papers on migration, disponible sur le site du programme. - 117 - entreprises en la matière. Là encore, est rappelée la nécessaire prise en compte des particularismes religieux dans la gestion de l’entreprise au nom des droits de l’homme219. De façon plus anecdotique, une rapide recherche sur Internet permet de saisir une facette de cette réalité : en matière cinématographique, se sont développés au cours des 10 dernières années, un Festival International des droits de l’homme, un Festival des droits des femmes, des festivals qui consacrent une partie de leur temps aux droits de minorités… Autrement dit, les droits de l’homme s’insèrent dans une logique dans laquelle ils autoalimentent en permanence la dynamique. L’homo festivus de P. Murray n’a jamais aussi bien porté son nom. Qu'en est-il de l’initiative individuelle dans cette dynamique ? On peut légitimement penser que si les institutions n’affichaient pas leurs souhaits de financer de tels programmes, ceux-ci n’auraient jamais pu exister ou connaître un quelconque écho médiatique. Ainsi, indépendamment de toute approche contentieuse, nous évoluons dans un environnement médiatique et institutionnel qui véhicule comme référence majeure les droits de l’homme et par extension le droit de pratiquer sa religion comme droit de l’homme. En troisième lieu, la diffusion passe par l’institution scolaire. C’est d’ailleurs l’un des vecteurs qui a été parfaitement identifié pour expliquer la préséance de l’institution sur l’individu ainsi que sa capacité à se légitimer. Pour reprendre ce qu’écrivait C. Bouglé sur ce point, « Un système pédagogique est l'ensemble des institutions à l'aide desquelles une société essaie consciemment, et principalement par la parole, de former les idées, les sentiments et les habitudes de ses membres encore jeunes »220. La question de l’interaction entre individus et textes est loin d’être aisée. Une bonne partie des réformes découle de rapports rédigés par des experts. Ensuite, ces travaux remis aux autorités peuvent soit être oubliés, soit tout simplement constituer un socle d’idées qui fera son chemin par la suite. Il 219 Principes John Ruggie, p. 10 : « Pour montrer aux entreprises la voie à suivre pour respecter les droits de l’homme, il faudrait leur indiquer les résultats escomptés et les aider à partager les meilleures pratiques. Il faudrait leur conseiller des méthodes adaptées, s’agissant notamment de la diligence raisonnable en matière de droits de l’homme, et de la manière d’examiner efficacement la problématique hommes-femmes et les questions de vulnérabilité et de marginalisation, en reconnaissant les problèmes particuliers auxquels peuvent se heurter les peuples autochtones, les femmes, les minorités nationales ou ethniques, les minorités religieuses et linguistiques, les enfants, les personnes handicapées, les travailleurs migrants et leur famille ». 220 Cf C. Bouglé, Qu'est-ce que la sociologie ? La sociologie populaire et l'histoire. Les rapports de l'histoire et de la science sociale d'après Cournot, Théories sur la division du travail, (1925), éd. Uqac, p. 13. - 118 - n’en devient que plus difficile pour repérer qui de l’institution ou de l’individu joue un rôle central lorsque l’on analyse une mutation sociale à travers le prisme des règles juridiques. Le constat formulé en 1967 sur le sujet reste parfaitement valable même si les moyens techniques dont nous disposons facilitent la recherche : « Cerner ce qu'est la conception de l'homme à former dans un système de normes déterminé est toujours une tâche complexe »221. Nous citerons un exemple à notre sens, symptomatique. Dans un rapport de 1985, rédigé par P. Bourdieu et remis au président F. Mitterrand, l’auteur souligne, après avoir rappelé l’enjeu de l’éducation pour lutter contre le fanatisme que « Tout en respectant les particularismes culturels, linguistiques et religieux, l'Etat doit assurer à tous le minimum culturel commun qui est la condition de l'exercice d'une activité professionnelle réussie et du maintien du minimum de communication indispensable à l'exercice éclairé des droits de l'homme et du citoyen »222. Il serait bien évidemment hasardeux de faire de cette préconisation un élément central de la construction d’un fait social alliant religion et droits de l’homme. Nous remarquerons toutefois qu’il s’agit d’une nouvelle illustration de la référence aux droits de l’homme par des sociologues à une époque où ceux-ci sont quasiabsents du débat juridique et que cette référence, comme celle précédemment relevée, émane d’une sociologie foncièrement anti-juridique. Quand en plus cette référence s’inscrit dans une démarche singulièrement relativiste, « le seul fondement universel que l'on puisse donner à une culture réside dans la reconnaissance de la part d'arbitraire qu'elle doit à son historicité »223 – elle n’en est que plus révélatrice de l’ambigüité que constitue la référence aux droits de l’homme pour fonder ou articuler des prétentions quelles qu’elles soient. En 2010, le rapport du Haut Conseil à l’intégration remis au Premier Ministre relatif à l’expression religieuse dans les espaces publics de la République intitulé « Les défis de l’intégration à l’école » s’inscrit dans une logique différente de celle du rapport Bourdieu. Pourtant, la référence aux droits de l’homme véhicule les mêmes ambigüités que celles exposées précédemment. Nous relèverons : 221 J. Chobaux, Un système de normes pédagogiques. Les instructions officielles dans l'enseignement élémentaire français, Revue française de sociologie. 1967, p. 34-56, spéc. p. 38. 222 Rapport du Collège de France, Paris, Editions de Minuit, 1985, il est indiqué qu’il a été remis par P. Bourdieu à F. Mitterrand. 223 Op. cit. - 119 - - un renvoi aux « principes fondateurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen » (p. 5), soit une contradiction dans les termes mêmes qui en plus ignore l’existence des déclarations régionales ; - une affirmation de la nécessité de développer une culture des Droits de l’homme pour apprécier la diversité des cultures : être le creuset où se fabrique le « vivre ensemble », audelà de la simple coexistence ou tolérance des différences, en s'appuyant sur le partage des principes communs inaliénables de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (p.111). Nous mesurons ainsi le caractère structurant de la référence aux droits de l’homme dans la définition des programmes scolaires avec à chaque fois le paradoxe d’un fort enjeu pédagogique combiné à une imprécision lourde sur le contenu desdits droits. Mystique des droits de l’homme depuis le basculement des années 1980 ? C’est en tous les cas dans ce cadre qu’intervient la définition des programmes scolaires et la difficulté de clairement faire la part des choses entre les individus et les institutions. Si, le problème de l’analyse des programmes scolaires est classique, deux autres paramètres compliquent l’analyse : - la nécessité pour les pouvoirs publics de tenir compte des recommandations européennes notamment lorsque les institutions européennes décident de consacrer une année à un thème précis comme le dialogue inter-culturel224 ; - une difficulté technique : les Bulletins officiels de l’Education nationale antérieurs à 2008 ne sont pas aisément disponibles. Si on s’en tient cependant aux informations obtenues à partir de la base de données du Ministère de l’Education nationale Mentor et ensuite sur Lexis Nexis, il y aurait sur la période 1978 à 2012, 78 textes émanant de ce Ministère relatifs aux droits de l’homme. Pour ces 78 documents, il convient de procéder à une approche quantitative et qualitative : - la décennie 2001-2011 : 23 références ; - la décennie 1990-2000 : 28 références ; 224 Rapport de la Commission au Conseil, au Parlement européen, au Comité économique et social européen et au Comité des régions-Evaluation de l'Année européenne du dialogue interculturel (2008)/ COM/2010/0361 final. - 120 - - 1978-1990 : 27 références. Au titre de ces Bulletins officiels, il y a des informations récurrentes comme l’organisation du Prix René Cassin pour les droits de l’homme présent dès 1978 ou la commémoration tous les 10 ans de l’anniversaire de la Déclaration universelle de 1948. Bien évidemment, il en va de même pour la Déclaration de 1789 et l’organisation du bicentenaire - c’est ce qui explique la quasi-identité du nombre de références selon les décennies car la majeure partie des B.O adoptés durant la décennie 1980 concerne l’organisation de cet évènement. Nous noterons toutefois une évolution dans la définition du prix René Cassin : il ne porte plus uniquement sur la résistance mais également sur la réalisation des droits dans le monde contemporain. Les nuances, à notre sens, importantes, interviennent dans la définition des programmes scolaires. Compte tenu des textes recensés, voici les nouveautés que nous pouvons identifier qui témoignent d’une modification de la perception des règles par les institutions et de la nécessité d’en imprégner davantage les programmes scolaires : - B.O. 31 mars 1994 : avis sur l’instauration d’une semaine contre le racisme - que l’on soit clair : nous ne soutenons pas qu’avant cette date, la préoccupation de lutte contre le racisme soit absente des programmes scolaires, de même que celle de l’antisémitisme ; nous constatons seulement qu’à compter de cette date, cette préoccupation s’inscrit dans le cadre plus large des droits de l’homme. - une réflexion similaire peut être formulée à propos de la visite de camp de concentration - également au B.O. du 31 mars 1994 - ou à propos à de la journée de lutte contre la misère - B.O. 12 novembre 1998. Sur cette même période, nous constatons que le mot discrimination utilisé antérieurement uniquement à propos des discriminations sexuelles vise toute distinction illégitime. La circulaire adoptée à propos de la laïcité en 1994 - B.O. du 29 septembre 1994 - ne fait aucune référence aux droits de l’homme. En revanche, elle sera relayée par une circulaire intitulée « initiatives citoyennes pour apprendre vivre ensemble » dont le communiqué de presse du 4 décembre 1998 énonce, par delà les termes utilisés dans la circulaire, une conception permettant de concilier nation et droits de l’homme – « la Nation et l’ouverture à l’universel ». C’est peut-être sur la base de documents de ce genre que l’on mesure d’une part une conception nouvelle des droits de l’homme, non plus comme seule référence du passé mais comme règles structurantes de la société française. S’inscrivent ainsi dans le prolongement de ce texte : - 121 - - la journée de la mémoire de l’Holocauste et de la prévention des crimes contre l’humanité dont l’instruction pédagogique fait expressément le lien avec le respect des Droits de l’homme – B.O. 19 décembre 2002 ; - les journées de commémoration de la traite négrière, de l’esclavage et de leur abolition – B.O. 20 avril 2006. Quant à la diffusion du lien entre religion et droits de l’homme, nous nous contenterons de citer la dernière instruction pédagogique : « Comprendre l'unité et la complexité du monde par une première approche : - des droits de l'homme - de la diversité des civilisations, des sociétés, des religions (histoire et aire de diffusion contemporaine) - du fait religieux en France, en Europe et dans le monde en prenant notamment appui sur des textes fondateurs (en particulier, des extraits de la Bible et du Coran) dans un esprit de laïcité respectueux des consciences et des convictions »225. Bref, les influences se croisent et s’auto-alimentent et contribuent à entretenir une véritable dynamique ou phénomène de propagation. Le concept d’imitation de G. Tarde, valable pour rendre compte de la jurisprudence, se révèle ici insuffisant mais complémentaire avec celui développé par N. Luhmann d’auto-poïese. Au terme de ce panorama des textes internationaux et de cet essai de mesure de leur influence sur les individus et sur la manière dont ils perçoivent les normes, notre recherche nous permet de dégager les points suivants : - nous avons assisté ces dernières années à un recours toujours plus massif à ces textes, recours révélateur non seulement d’une mutation progressive de l’ordre juridique mais aussi, plus largement des relations sociales – si les individus changent leurs normes de références, il est logique d’estimer que cela préfigure des changements sociaux ; - ce recours toujours plus massif aux textes faisant référence directement ou indirectement aux droits de l’homme s’accompagne d’une véritable modification du vocabulaire et des manières de percevoir les règles : c’est ce que, schématiquement, nous avons désigné par la dimension performative de ces normes par delà les règles habituelles de transposition. En même temps, plus les références aux droits de l’homme augmentent, plus également augmente le recours à la notion de discrimination. Il faudra donc nécessairement se demander s’il y a équivalence entre revendication d’égalité et lutte contre les discriminations ; 225 Circulaire n° 2011-238 du 26-12-2011. L'instruction dans la famille, 2011-238 BO Education nationale du 19 janvier 2012, n° 3. - 122 - - cette évolution, généralement considérée comme une caractéristique des régimes démocratiques, nous a paru avoir pour origine la dynamique même des normes indépendamment du régime politique – il y a ici un problème de causalité à préciser : ce n’est pas parce que la démocratie accueille plus facilement ce type de revendications qu’elle les a secrétées à l’origine. C’est ce que nous avons pu montrer à travers le principe de consécration des droits de l’enfant ou de la méthode de discrimination dite aujourd’hui positive qui trouvent leur socle dans des textes antérieurs aux débats qu’a pu susciter leur recours dans la vie publique ; - cette évolution participe d’une mutation majeure des sociétés et des règles de droit : la consécration du relativisme culturel dans les règles et non comme fait social indépendamment des cadres juridiques dans lesquels évoluent individus. Ainsi, nous avons commencé à rendre compte de l’imbrication de la religion dans les droits de l’homme et de l’influence de cette imbrication sur l’évolution sociale. A chaque fois, nous avons constaté que le recours aux textes examinés ci-dessus se double d’une référence aux normes communautaires. La particularité de ces normes comparée aux autres normes internationales constitue donc une raison suffisante pour justifier qu’elles fassent l’objet d’un traitement autonome. - 123 - CHAPITRE 2 : LA DYNAMIQUE DU DROIT COMMUNAUTAIRE DANS LA CONSÉCRATION DE L’IDENTITÉ RELIGIEUSE DE L’HOMME MODERNE La définition du caractère particulier du droit communautaire par rapport aux autres textes internationaux permet de distinguer parfaitement deux périodes : celle où la problématique religieuse est absente de celle où elle devient une composante du droit communautaire. Le droit communautaire au sens de droit de l’Union européenne issu du traité de Rome du 25 mars 1957 dispose d’une caractéristique unique au regard des autres normes internationales : il est autonome et prime sur le droit interne en raison du principe d’application directe selon la rédaction de ces dispositions ou l’origine des textes. Le problème ici n’est donc pas la date de transposition en droit interne mais le mode de rédaction du texte. Le principe d’autonomie a été défini de la façon suivante par les juges européens dans une décision du 15 juillet 1964 : « à la différence des traités internationaux ordinaires, le traité de la CEE (aussi appelé traité CE ou Traité de Rome) a institué un ordre juridique propre intégré au système juridique des États membres (...) et qui s’impose à leur juridiction. En instituant une Communauté de durée illimitée, dotée d’institutions propres, de la personnalité, de la capacité juridique, d’une capacité de représentation internationale et plus particulièrement de pouvoirs réels issus d’une limitation de compétence ou d’un transfert d’attributions des États à la Communauté, ceux-ci ont limité leurs droits souverains et ont créé ainsi un corps de droit applicable à leurs ressortissants et à eux-mêmes ». Par voie de conséquence, « le droit du traité ne pourrait donc, en raison de sa nature spécifique originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle-même (…). Le transfert opéré par les États, de leur ordre juridique interne au profit de l’ordre juridique communautaire, des droits et obligations correspondant aux dispositions du traité, entraîne donc une limitation définitive de leurs droits souverains contre laquelle ne saurait prévaloir un acte unilatéral ultérieur incompatible avec la notion de Communauté ». Bref, très tôt, les juges européens ont déduit une conséquence politique forte – une restriction de souveraineté définitive – à ce qui, de prime abord, concernait principalement un problème classique de hiérarchie des normes. Le système est d’autant plus cohérent que, dans un arrêt du 5 février 1963, la Cour de Justice avait estimé que le texte communautaire « produit des effets immédiats et engendre - 124 - des droits individuels que les juridictions internes doivent sauvegarder 226». Ainsi, plus le texte bénéficie d’une rédaction claire et précise, plus il est possible pour les individus de s’en prévaloir à l’encontre d’une mesure étatique qui, de façon directe ou indirecte, aurait pour objet ou pour effet, pour reprendre la terminologie propre au droit communautaire de restreindre par exemple sa libre circulation. Ces deux principes consacrent ici l’idée forte qu’il n’est pas possible de se fier aux Etats pour assurer le respect des engagements qu’ils prennent. Les juges ont, en contrepoint, érigé les individus par le biais des actions en justice en véritable contre-pouvoir et imposé l’idée que le droit se réalisait par delà les finalités étatiques. Il y a ainsi au fondement même du droit communautaire la disjonction entre droit et Etat, logique sous-jacente à la Déclaration universelle des droits de l’homme dont nous essayons sociologiquement de mesurer les effets à travers le cas particulier de la religion. Avant d’identifier l’impact d’un tel renversement conceptuel sur le plan de la construction de l’identité religieuse, nous ferons trois remarques : - la dynamique juridique que va enclencher une telle conception de l’articulation des règles les unes par rapport aux autres est loin d’être réductible à certaines présentations sociologiques de la règle de droit. Le droit n’est pas uniquement le reflet d’une infrastructure économique ; il est surtout le vecteur d’une mutation permanente de la nature des relations que les individus entretiennent avec l’Etat ; - ces arrêts ont été rendus au début des années 1960 – on peut estimer que leur portée politique ne deviendra un sujet débattu dans la sphère publique qu’en 1978 avec ce qu’il est convenu d’appeler l’appel de Cochin, surtout lors de la ratification par référendum du Traité de Maastricht en 1992. La problématique politique a été au cœur du processus de ratification du Traité constitutionnel en 2005. Dans un tel contexte, on peut légitimement considérer que : - l’analyse de données juridiques devient indispensable pour comprendre les logiques sociales contemporaines – ou, pour le dire autrement, la structuration du champ juridique n’est pas dissociable des mutations contemporaines et son influence ne saurait être sous-estimée ; - l’autonomie du champ juridique a inéluctablement un impact sur les relations sociales sans qu’il soit d’ailleurs toujours possible de déterminer les causes des options retenues par les juges ; 226 Pour une présentation d’ensemble, G. Isaac, M. Blanquet, Droit général de l’Union européenne, Sirey, 2010. - 125 - - la médiatisation des problèmes relatifs à la construction européenne a pris corps à travers la notion de « service public à la française » - les opposants à l’Europe ont mis et continuent de mettre en avant, même si les principales réformes sur le sujet ont été adoptées, la destruction de la notion de service public sous l’emprise du droit européen. Compte tenu du principe d’autonomie énoncé, il n’y a pas de raison que, sous l’emprise du droit européen, nous assistions soit à une mutation, soit à une décomposition du principe de laïcité dont l’énoncé s’accompagne généralement de l’accolade « à la française ». Dans ce cadre, la prise en compte de la problématique religieuse en droit communautaire marque indubitablement une rupture. A l’origine, le Traité de Rome ne concerne que les libertés de circulation des marchandises, des capitaux, des services et des personnes. Le mot religion n’est pas présent dans le Traité. Pour autant, une simple approche formelle serait insuffisante. Ce n’est pas parce qu’un thème n’est pas évoqué qu’il est automatiquement exclu de la compétence communautaire. Par exemple, le Traité de Rome de 1957 ne prévoit aucune compétence de la Communauté en matière de fiscalité directe ; il ne vise expressément que les droits de douane à caractère fiscal. Or, la libre circulation et la lutte contre les discriminations en la matière ont progressivement redessiné la fiscalité des pays membres. D’une part, le principe de libre circulation conduit de facto les opérateurs à comparer les fiscalités des différents pays pour privilégier les zones les moins imposées ; d’autre part, le principe de non-discrimination a considérablement réduit la possibilité pour les Etats de distinguer entre les nationaux et les non-nationaux. In fine, il n’est plus possible d’envisager une réglementation nationale fiscale sans s’interroger sur sa compatibilité avec le droit communautaire. Il n’est donc pas possible de se contenter d’une recherche sur le seul emploi des mots pour identifier une compétence communautaire. Afin de prendre en compte cette double dynamique dans l’expression de l’identité religieuse par les droits de l’homme, nous distinguerons : - Section 1 : les évolutions institutionnelles ; - Section 2 : les évolutions liées à la mise en œuvre des principes de libre circulation. SECTION 1 : LES EVOLUTIONS INSTITUTIONNELLES Au titre des évolutions institutionnelles, nous accorderons une place particulière aux différences sémantiques entre les traités. - 126 - La ratification du Traité d’Amsterdam signé le 2 octobre 1997 et entré en vigueur le 1er mai 1999 constitue l’évènement le plus notable en matière de construction européenne. Conformément à son préambule, il est donné portée normative à deux textes : - la Charte sociale européenne de Turin du 18 octobre 1961 qui prévoyait que « la jouissance des droits sociaux doit être assurée sans discrimination fondée sur la race, la couleur, le sexe, la religion, l'opinion politique, l'ascendance nationale ou l'origine sociale ». - la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs de 1989 dont le préambule contient la mention suivante : « considérant que, pour assurer l’égalité de traitement, il convient de lutter contre les discriminations sous toutes leurs formes, notamment celles fondées sur le sexe, la couleur, la race, les opinions et les croyances, et que, dans un esprit de solidarité, il importe de lutter contre l’exclusion sociale »; Enfin, l’article 13 de ce Traité prévoit que, « le Conseil, statuant à l'unanimité sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen, peut prendre les mesures nécessaires en vue de combattre toute discrimination fondée sur le sexe, la race ou l'origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle ». Il y a ici deux changements majeurs par rapport au Traité de Rome en date de 1957. Premièrement, le Traité de Rome ne mentionnait que l’obligation d’abolir les discriminations fondées sur la nationalité227 ; le Traité d’Amsterdam consacre à présent un article à la lutte contre les discriminations fondées sur la nationalité (article 12) et un autre article relatif à la lutte contre les autres discriminations – l’article 13 précité. Le Traité prévoit deux procédures distinctes étant entendu que la lutte contre les discriminations relatives à la nationalité s’inscrit dans l’objectif plus large de la consécration d’une citoyenneté européenne qui s’ajoute à la nationalité originelle (articles 17 et suivants). La religion ou la croyance sont mises sur le même plan que d’autres éléments comme le sexe ou l’âge. Deuxièmement, le Traité d’Amsterdam établit une jonction entre l’union européenne et les principes dégagés par la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales228. Sous ces deux aspects, le Traité consacre ainsi indirectement le droit de pratiquer sa religion comme principe de l’Union européenne. 227 Article 48-2 du Traité de Rome. 228 La jonction est telle qu’un éminent commentateur en droit européen, F. Sudre, a pu écrire à ce sujet, La Communauté européenne et les droits fondamentaux après le traité d’Amsterdam : vers un nouveau système - 127 - Le changement sémantique est pour le moins spectaculaire : jusqu’au Traité d’Amsterdam, les quatre libertés de circulation qui constituent le pilier du droit européen ne bénéficiaient ni du qualificatif de droits de l’homme ni de celui de droits fondamentaux. Certes, il est possible de trouver dans la jurisprudence ancienne de la Cour de Justice des Communautés européennes mention de l’expression droits fondamentaux229. Pour autant, ce n’est véritablement qu’à partir du Traité d’Amsterdam et de la jonction qu’établit celui-ci avec la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qu’intervient la rupture tant sémantique que conceptuelle. Le Traité renvoie apparemment à deux conceptions distinctes de la religion comme élément constitutif de l’identité d’un individu : une approche classique dans laquelle celleci constitue un élément parmi d’autres qui ne doit pas inférer dans le processus décisionnel d’un employeur ; une approche plus moderne qui repose sur l’article 9 de la Convention européenne en vertu duquel « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites ». L’identité religieuse comme droits de l’homme permet d’éluder l’apparente contradiction : c’est parce que l’individu dispose du droit de manifester sa religion en public qu’il ne doit pas subir de discrimination. L’analyse des textes confirme ici comme précédemment le rôle pivot de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la mutation de l’argumentation pour faire valoir son identité religieuse. Elle dessine en filigrane un européen de protection des droits de l’homme ?, Semaine Juridique, ed. Générale, 1998, I, 100 « Le Traité consacre sans équivoque la volonté de l'Union européenne de construire son propre système de protection des droits de l'homme, largement bâti sur une absorption de la Convention EDH. Fondé sur les mêmes valeurs, le système communautaire est nécessairement appelé à concurrencer le système propre de la Convention EDH, dont la pérennité nous semble désormais, paradoxalement, dépendre de la Cour de justice des Communautés européennes. Il ne tient en effet qu'à cette dernière d'exploiter à l'avenir pleinement sa nouvelle compétence de "juge des droits de l'homme" et de reprendre l'incomparable acquis jurisprudentiel de la CEDH pour développer un véritable droit communautaire des droits fondamentaux... » 229 La première mention de l’expression droits fondamentaux apparaît en 1969 : CJ.C.E., Stauder, 12 novembre 1969 (aff. 29/69, Rec. p. 419) : « La disposition litigieuse ne révèle aucun élément susceptible de mettre en cause les droits fondamentaux de la personne compris dans les principes généraux du droit communautaire ». Pour autant, l’identité des termes donne en droit l’illusion d’une continuité qui n’est peutêtre qu’apparente. - 128 - contexte historique : le basculement qui intervient à la fin du XXème siècle quant à la consécration juridique de la religion comme fait sociologique public et non plus comme fait uniquement cantonné dans la sphère privée. Cette dimension prend un aspect paradoxal : d’un côté, lors de la rédaction du Traité établissant une Constitution pour l’Europe, la question de la mention des « valeurs chrétiennes » a été longuement débattue pour, finalement ne pas être retenue230 ; de l’autre, le rôle des églises va être pleinement consacré : « Reconnaissant leur identité et leur contribution spécifique, l'Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec ces églises et organisations ». Bref, il n’y a pas d’héritage ou de valeurs communes d’inspiration religieuse en Europe ; il existe en revanche des églises qui sont érigées en interlocuteurs institutionnels en plus du fait que le Traité prévoit une procédure de dialogues entre les institutions et les associations représentatives et la société civile (art. 47). Le texte, résultat d’un compromis, érige comme valeur juridique le relativisme : le terme organisation vise les organisations non-confessionnelles qui, à la différence des églises ne désignent ni ne défendent aucune vérité transcendante. Dès lors, l’invocation des droits de l’homme peut tout autant contribuer à assurer la défense de la liberté d’expression qu’à justifier que celle-ci soit restreinte afin d’assurer l’équilibre institutionnel. Se manifeste ici un fait nouveau à la fin du XXème siècle : non seulement la religion devient un élément consubstantiel de tout débat à travers le rôle conféré aux institutions mais en plus elle n’a plus vocation à rester assujettie à des valeurs laïcs. La rupture est pleinement consacrée lors du Livre blanc du 25 juillet 2001 sur la gouvernance européenne : « La société civile joue un rôle important en permettant aux citoyens d'exprimer leurs préoccupations et en fournissant les services correspondant aux besoins de la population. Les Eglises et les communautés religieuses ont une contribution spécifique à apporter »231. Le préambule de ce texte fournit les raisons avancées pour associer toujours davantage les institutions religieuses au processus décisionnel : - « Les dirigeants politiques de toute l'Europe sont aujourd'hui confrontés à un véritable paradoxe. D'une part, les citoyens européens attendent d'eux qu'ils apportent des solutions aux grands problèmes de nos sociétés. D'autre part, ces mêmes citoyens ont de moins en 230 Pour une synthèse sur le sujet, V. Riva, Les débats intellectuels sur l'Europe au prisme du religieux en France et en Italie, Politique européenne, n°24, 2008, p. 61-81. 231 Gouvernance européenne, Un livre blanc/COM/2001/0428 final/Journal officiel n° 287 du 12/10/2001 p. 1–29. - 129 - moins confiance dans les institutions et la politique, ou tout simplement s'en désintéressent ; - les gens attendent cependant aussi de l'Union qu'elle soit en première ligne pour saisir les possibilités de développement économique et humain offertes par la mondialisation et pour répondre aux défis de l'environnement et du chômage, aux interrogations sur la sécurité alimentaire, la criminalité et les conflits régionaux ». Rupture considérable avec la conception française, les avis des institutions religieuses sur les questions de société ne concernent plus uniquement les croyants mais bien l’ensemble de la société : ces avis ont vocation à être éventuellement pris en compte dans l’élaboration des politiques européennes. Une telle mutation institutionnelle découlerait soit d’une prise en compte de la diversité des populations européennes, soit d’une mutation plus profonde que les textes auraient par ce biais enregistré, soit d’une conception idéologique de la société émanant des institutions européennes. En cela, l’étude des manifestations de cette mutation à travers le prisme du contentieux des droits de l’homme vise à mieux en saisir la portée. La rupture est néanmoins considérable : à compter de cette date, l’Europe ne se préoccupe plus uniquement de questions économiques mais également de religions. Le concept de société civile n’est en outre désormais plus dissociable de l’intervention desdites institutions religieuses, ce qui, si on s’en tient aux études qui ont été consacrées à ce concept, représente une évolution considérable. Dans la conception française, la religion reste un élément de la sphère privée et non de la société civile.232 En résumé, l’évolution du cadre institutionnel communautaire se caractérise par le passage d’un droit de prime abord centré sur des questions juridiques propres à la vie des affaires à un corps de règles propres à intervenir dans tous les domaines de la vie quotidienne avec comme règles cardinales celles relatives aux droits fondamentaux. En parallèle à cette évolution, les institutions communautaires ont érigé les religions et leurs représentants en composants de la société civile et contribué à leur conférer une dimension publique. A l’identique avec ce qui a pu être observé avec les textes internationaux, nous pouvons constater un véritable basculement autour des années 1999-2001. 232 Cf le numéro de la revue du C.U.R.A.P.P. publiée par les Puf consacrée à la société civile en 1986 sous la direction de R. Draï, et plus spéc. l’article de P. Dauchy, Identité individuelle, conception du monde et réseaux d'appartenance, p. 117-128 qui ne mentionne pas l’éventuelle affiliation à une église comme élément constitutif de l’identité individuelle ni la place des églises dans la société civile. On retrouve 21 ans plus tard la même absence, en 2007, dans le numéro 30 de la revue Agir intitulée Sociétés civiles et pouvoir. - 130 - L’analyse des évolutions liées à la mise en œuvre des principes de libre circulation permet de prolonger ce constat à l’aune de problèmes concrets. SECTION 2 : LES EVOLUTIONS LIEES A LA MISE EN ŒUVRE DES PRINCIPES DE LIBRE CIRCULATION Comparée à l’étape précédente qui reposait sur l’analyse de la succession des différents traités, l’appréhension des évolutions liées à la mise en œuvre des principes de libre circulation nécessite ici de traiter un ensemble de sources disparates : le droit dérivé et surtout la jurisprudence. La quantité des textes et des arrêts rendus depuis les débuts du droit communautaire rend matériellement impossible une recherche systématique. La recherche est d’autant moins aisée que la base de données synthétisant les sources communautaires est loin d’être performante. Nous avons donc décidé de procéder à des recherches par mots clés sur la base de données Lexis Nexis. Il est bien évident que le résultat obtenu est loin d’être parfait : si la législation européenne bénéficie d’une reproduction intégrale, il n’en va pas de même de la jurisprudence – seule les arrêts postérieurs à 1989 sont accessibles. Pour autant, cela ne devrait pas entamer la pertinence de la recherche compte tenu du fait qu’en dépit des marges d’interprétation dont disposent les juges, ceux-ci n’en restent pas moins tenus par les textes. Or, la référence à la religion dans les textes constitutifs intervient, comme nous l’avons montré, uniquement à compter du Traité d’Amsterdam. Dès lors, si une jurisprudence antérieure a soulevé un problème d’identité religieuse sous l’angle des questions de libre circulation, cela relève davantage du caractère anecdotique que d’un véritable questionnement juridique visant à provoquer une mutation sociologique233. Dans ce cadre, le choix des mots clés pose deux problèmes : - d’une part, le terme « religion » ou « religieux » peut être utilisé comme faisant référence à un ensemble de pratiques sans pour autant renvoyer à une question d’identité religieuse ; - d’autre part, le terme « religion » ou « religieux » peut être utilisé dans le cadre d’une énumération à l’instar de ce qui ressort en matière de lutte contre les discriminations. 233 Nous reviendrons sur ce point à travers la mutation de la référence aux droits de l’homme dans le contentieux interne. - 131 - Ce n’est donc pas parce que ces termes sont présents dans des textes ou arrêts qu’il y a véritablement en jeu une question d’identité. Pour éviter toute interférence avec le droit relatif à l’application de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentale, nous avons rajouté les termes « droit communautaire ». Pour identifier précisément la période au cours de laquelle la référence à l’identité religieuse est devenue courante, nous avons répété la recherche en limitant son domaine à des périodes décennales. Les résultats sont exposés sur la base de la distinction entre droit dérivé (paragraphe 1) et jurisprudence (paragraphe 2). PARAGRAPHE 1 : LE DROIT DÉRIVÉ DANS SON ACCEPTION LA PLUS LARGE Le droit dérivé désigne l’ensemble des textes qui ont pour objet la réalisation des objectifs communautaires, soit principalement les règlements, les directives et les recommandations. La base de données Lexis Nexis, sous l’appellation Législation UE englobe dans une perspective large également les questions parlementaires, les rapports de la Commission, les propositions de textes depuis la création de la Communauté européenne… Elle permet donc d’identifier précisément l’émergence de la problématique religieuse au sein des institutions européennes. Sur cette base de données, la subdivision par décennie d’une recherche portant sur les mots « Droit communautaire » et « religion » donnent les résultats suivants : - de 1957 au 1er janvier 1980 : aucune occurrence ; - du 1er janvier 1980 au 1er janvier 1990, une occurrence anecdotique à propos d’un litige en matière de concurrence ; - du 1er janvier 1990 au 1er janvier 2001, 59 occurrences ; - du 1er janvier 2001 au 1er septembre 2011, 205 occurrences. Ces résultats confirment le tournant institutionnel identifié précédemment, ce qui est somme toute logique puisque le droit dérivé dépend des Traités. L’analyse des différents textes permet de dégager la conception de la religion que l’Union européenne véhicule. Nous distinguerons pour cela les deux périodes clés : la période du 1er janvier 1990 au 1er janvier 2001 (1) et la période du 1er janvier 2001 au 1er septembre 2011 (2). 1) LA QUESTION RELIGIEUSE DANS LE DROIT DÉRIVÉ : 1990-2001 - 132 - S’agissant de la décennie 1990-2000 avec comme limite le 1er janvier 2001, il nous a paru judicieux de la scinder en distinguant la période antérieure (a) à la signature du Traité d’Amsterdam et la période postérieure (b). Les résultats sont les suivants : a) du 1er janvier 1990 au 1er janvier 1998 Nous dénombrons 28 résultats desquels il faut soustraire deux mentions du Traité d’Amsterdam. Sur les 26 résultats restants, nous trouvons : - Rapport annuel relatif à l'exercice 1990 de la Cour des comptes des communautés européennes, accompagné des réponses des institutions qui fait état du nombre de cours de religion dispensés dans les écoles européennes de façon statistique sans donner d’autre précision sur le contenu de l’enseignement234 ; - cinq questions écrites, - deux relatives à la nécessité de préciser les orientations politiques de la Communauté européenne en matière de droits de l’homme – les réponses rappellent le principe de nondiscrimination notamment en matière religieuse235, - une question relative à l’éventuel rôle reconnu aux Eglises dans le futur Traité européen ; - une question relative au respect du principe de non-discrimination dans la réglementation espagnole236 ; - une question relative à la liberté d’opinion, de conscience et de religion : « Lors de l'élaboration de la législation, comment la Commission veille-t-elle à garantir les convictions sincères des minorités religieuses (et autres) authentiques ? Estime-t-elle qu'il n'est pas nécessaire de prévoir des dérogations spécifiques dans les règlements et directives portant sur des questions de conscience ou de croyance car elle escompte que 234 Journal Officiel du 13 décembre 199– n° C 324 – p. 1. 235 Question écrite n° 3029/97 et 3030/97 de Amedeo Amadeo à la Commission Droits de l'homme, Journal Officiel du 30 avril 1998– n° C 134 – p. 61. 236 Question E-0369/96 posée par Nel van Dijk (V) à la Commission (22 février 1996), Journal Officiel du 26 juillet 1996 – n° C 217– p. 30. - 133 - ceux-ci soient appliqués de manière conforme à la liberté d'opinion de conscience et de religion ? » 237. - sept mentions à propos de projets de directives dans lesquels le terme religion s’inscrit dans la perspective plus globale de l’interdiction de diffuser des programmes pouvant inciter à la haine raciale ou de celle propre à la non-discrimination. La grande nouveauté institutionnelle et substantielle procède de deux catégories de textes : les résolutions du Parlement européen et les avis du Comité économique et social. Nous pouvons dénombrer trois résolutions du Parlement européen en matière de droits de l’homme en 1994, 1995 et 1997 : le lien entre identité religieuse et droits de l’homme se manifeste de façon générale par la référence à l’article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et, de façon plus particulière de la manière suivante : - 1994 : « l'objection de conscience au service militaire est inhérente à la notion de liberté de pensée, de conscience et de religion ; condamne les Etats membres qui ne protègent pas un tel droit et invite instamment les Etats membres à garantir et à protéger ce droit »238. Autrement dit, - mais compte tenu de ce que nous avons exposé précédemment, cela ne nous surprend plus -, formellement, le Parlement européen donne valeur normative à des textes internationaux comme la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 alors même que celle-ci ne dispose pas d’une telle force en droit interne – la référence est d’autant plus surprenante que la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales a précisément pour objet de donner une force normative régionale à la Déclaration universelle. Sur le fond, le droit de pratiquer sa religion permet, grâce à la référence aux droits de l’homme de s’opposer aux exigences étatiques. - 1995239 : « la liberté religieuse implique l'abolition de toutes les discriminations entre les religions, les rites et les cultes et réaffirme sa position demandant que les gouvernements des États membres n'accordent pas systématiquement le statut 237 Question écrite E-1190/97 posée par Shaun Spiers (PSE) à la Commission (3 avril 1997), Journal Officiel du 18 octobre 1997– n° C 319 – p. 243. 238 Résolution sur le respect des droits de l'homme dans l'Union européenne (1994), Journal Officiel du 28 octobre 1996– n° C 320– p. 36. 239 Résolution sur le respect des droits de l'homme dans l'Union européenne (1995), Journal Officiel du 28 avril 1997– n° C 132– p. 31. - 134 - d'organisation religieuse et envisagent la possibilité de priver les sectes, qui se livrent à des activités clandestines ou criminelles, de ce statut qui leur assure des avantages fiscaux et une certaine protection juridique » – nous avons ici le cadre de la contestation du référendum suisse sur l’interdiction de construire des minarets. Paradoxalement, lorsque le même Parlement prend une résolution sur la situation en Algérie en 1997, il se garde bien de mentionner le droit de pratiquer sa religion – « le Parlement appelle le gouvernement algérien à approfondir le dialogue avec toutes les forces politiques et composantes démocratiques du pays qui rejettent le recours à la violence, afin de sortir le pays de la situation tragique dans lequel il est plongé et de permettre le rétablissement de l'Etat de droit et le respect des droits de l'homme, y compris la liberté de la presse et le droit de manifester »240. En 1997, le Parlement prend une résolution sur le racisme et la xénophobie dans laquelle la religion est énumérée au même titre que d’autres facteurs constitutifs de discrimination comme « le sexe, la race, la couleur, la langue, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation »241. Nous avons donc sur le plan institutionnel une cohabitation entre deux conceptions de la religion : - une conception que l’on peut qualifier de passive : la religion est un élément de l’identité de la personne qui, au même titre que d’autres éléments, ne doit pas servir à fonder une discrimination – c’est la conception classique de la religion reléguée à la sphère privée ; - une conception que l’on peut qualifier d’active : la religion n’est pas uniquement un élément de l’identité de la personne, c’est également un facteur qui doit être pris en compte et justifier des changements sociaux. Cette double conception apparaît de façon encore plus flagrante au niveau des résolutions du Comité économique et social. Ce comité dont les avis sont transmis à toutes les instances européennes se veut le vecteur de l’expression de la société civile sur le plan institutionnel. 240 Résolution sur la situation politique en Algérie, Journal Officiel du 6 octobre 1997–n° C 304– p. 117. 241 Résolution sur le racisme, la xénophobie et l'antisémitisme et sur l'Année européenne contre le racisme (1997), Journal Officiel du 24 février 1997– n° C 55– p. 17. - 135 - Le premier avis en date de 1994 porte sur les politiques de migration et d’asile242. Deux phrases méritent ici d’être relevées : - « Conformément aux traditions européennes les plus nobles, il faut garantir la protection des êtres humains qui, à cause de leurs convictions politiques, de leur nationalité, de leur appartenance à une communauté ethnique, raciale ou religieuse, se voient exposés à des poursuites ou voient leur vie menacée. - Une politique européenne d'immigration ne peut réussir et donc être utile aux individus concernés que si les autorités compétentes nationales et internationales font participer les groupes sociaux, religieux et de défense des droits de l'homme à la réalisation de ce devoir humanitaire ». Bref, comme indiqué précédemment une double conception de la religion : d’un côté, une neutralité politique qui, effectivement, s’inscrit dans la tradition européenne des Lumières de tolérance ; de l’autre, l’idée que les religions doivent s’investir dans la société pour réaliser des objectifs humanitaires, ce qui constitue en 1994 une véritable nouveauté, sans qu’il soit possible de prétexter comme cela sera fait par la suite, la présence de populations encore fortement attachées aux traditions religieuses. Même si la causalité en matière de changements sociaux ne saurait être unilatérale, on ne peut donc écarter que la pensée institutionnelle ait progressivement modifié le substrat social. Plus encore, là où le texte est singulièrement novateur, c’est qu’il préfigure pleinement ce que l’on appelle la politique d’accommodements raisonnables à partir de l’exemple canadien. - « Le Comité économique et social conçoit l'intégration comme un processus basé sur la réciprocité. C'est pourquoi une politique globale d'intégration ne peut viser exclusivement les populations migrantes. Les populations nationales doivent également y être associées, afin que les mesures d'intégration en direction de la jeunesse, de l'école et de l'emploi puissent atteindre l'objectif d'améliorer la compréhension réciproque. - Dans le cadre d'une politique active d'intégration, l'information sur les causes de fuite et d'immigration ainsi que sur les différences culturelles des immigrants doit être davantage soutenue, afin de faire accepter l'admission de réfugiés et de migrants. 242 Avis sur la communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen sur les politiques d'immigration et d'asile (94/C 393/13) Journal Officiel du 31 décembre 1994– n° C 393– p. 69. - 136 - Le Comité réitère son point de vue, selon lequel la lutte contre la xénophobie et le racisme ainsi que la protection des droits fondamentaux de toutes les personnes à l'intérieur de l'Union européenne sont à la base de la pensée européenne ». Dès 1994, la réalisation du « devoir humanitaire » se matérialise par la nécessité pour les Etats de mettre en place une véritable politique fondée sur le relativisme culturel. Les droits de l’homme sont présentés comme l’un des vecteurs pouvant faciliter cette réalisation au nom de l’égalité. Il y a bien ici une rupture dans la diffusion des idées : contrairement à la conception issue de la Révolution française, ce ne sont pas les idées des penseurs qui influencent le politique mais les institutions qui pré-déterminent le comportement des individus. Le deuxième avis porte sur l’importance du rôle des associations de solidarité et notamment celles d’inspiration religieuse243. Il y a ici confirmation du fait que les institutions européennes reconnaissent l’importance du facteur religieux dans la société. Cette tendance va s’accentuer sur les deux années suivantes après la promulgation du Traité d’Amsterdam. b) du 1er janvier 1998 au 1er janvier 2001 Durant cette période, l’association des termes « droit communautaire » et « religion » renvoie à 43 textes que l’on peut classer de la manière suivante : - Autres (15), rubriques qui contient principalement des rapports rendus par la Commission auprès des autres institutions européennes – la religion y est appréhendée uniquement sous l’angle du principe de non-discrimination ; - Communication de la commission (1) - Directives (3) - Décisions (3) - Position commune du Conseil (2) - Proposition ou avis (13) 243 Avis du Comité économique et social sur la «Coopération avec les associations de solidarité en tant que partenaires économiques et sociaux dans le domaine social», Journal Officiel du 9 mars 1998– n° C 73– p. 92. - 137 - - Question écrite (4) - Résolution législative du Parlement (1). La majorité des occurrences porte sur le principe de non-discrimination au titre desquels la religion est un facteur parmi d’autres. En revanche, les textes étudiés ci-après renvoient à une vraie conception de la société dans laquelle la religion doit jouer un rôle. Sur les quatre questions écrites, trois portent sur l’invocation des droits des individus pour faire valoir leurs prétentions religieuses par delà la réglementation nationale. Une des questions écrites invoque les droits fondamentaux de l’individu pour contester une disposition législative grecque sur le fondement duquel les églises orthodoxes ont empêché l’installation d’un centre bouddhiste244. Il y a bien ici une invocation des droits fondamentaux pour faciliter l’exercice de tous les cultes sans distinction indépendamment de la culture dominante. Une deuxième question porte cette fois sur l’imposition d’offrandes de fidèles pour soulever la question de la compatibilité du droit français à propos du caractère nondéductible des dons effectués au profit des témoins de Jehovah245. C’est un exemple de la dynamique d’uniformisation résultant du principe de libre circulation. En dépit des différences de valeurs et de cultures existant entre les pays, la lutte contre les discriminations religieuses se double pour l’individu par l’entremise de leurs représentants d’une invocation des droits de l’homme pour imposer leur conception des choses. A l’aune de ce qui vaut dans un pays, à l’instar du statut de religion pour les témoins de Jehovah, un requérant conteste la réglementation interne. Une troisième question posée par le gouvernement anglais conteste le droit du gouvernement de demander à une femme lors des contrôles d’identité aux frontières de dévoiler son visage recouvert par une burqa. La formulation de la question introduit une nuance dans la conception de la religion : « Cet incident intolérable a suscité un profond émoi dans la famille de l'intéressée, dont les membres se sont ainsi vu dénier le droit à la liberté de circulation dévolu aux citoyens de l'Union. Force est malheureusement de constater que les citoyens de l'UE membres de minorités ethniques sont régulièrement 244 Question écrite P-2161/00 posée par Marco Cappato (TDI) au Conseil. Liberté religieuse en Grèce, Journal Officiel du 20 mars 2001– n° C 089 E– p. 155. 245 Question écrite n° 2283/98 de Raimo Ilaskivi à la Commission. Imposition des offrandes de fidèles, Journal Officiel du 29 avril 1999– n° C 118 p. 51. - 138 - victimes, en voyage, d'incidents analogues »246. Alors que les droits sont supposés individuels est ici invoquée la qualité de minorités ethniques. L’Avis Comité des régions sur « Le processus d'élaboration d'une Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne »247 donne véritablement corps à cette idée d’une nécessaire protection des minorités en tant que telles au regard de leurs pratiques religieuses - « Droit des minorités à la protection de leur religion, de leur langue et de leur culture ». La justification avancée est la suivante : « Dans une Union européenne de plus en plus multiculturelle, multiraciale, multiethnique, le sujet de l'égalité des chances est un thème "horizontal" qui recoupe un certain nombre de ces droits ». Le renforcement de la lutte contre les discriminations s’inscrit dans une perspective plus large que celle d’un simple respect de l’égalité des droits des individus : reconnaître les pratiques religieuses mais également l’existence d’une société multiculturelle. La directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail consacre cette rupture à travers ses dispositions suivantes : « la présente directive est donc sans préjudice du droit des églises et des autres organisations publiques ou privées dont l'éthique est fondée sur la religion ou les convictions, agissant en conformité avec les dispositions constitutionnelles et législatives nationales, de requérir des personnes travaillant pour elles une attitude de bonne foi et de loyauté envers l'éthique de l'organisation »248. En parallèle à la consécration du rôle des religions dans l’espace public, c’est donc bien une autre conception de la société qui s’est progressivement diffusée tant dans les textes que dans les pratiques sociales, à savoir, pour ce qui nous concerne, la revendication de la reconnaissance toujours plus grande de la pratique religieuse. Autrement dit, la dimension purement juridique de la lutte contre les discriminations a permis de véhiculer un vrai changement de société dont peut-être l’expression la plus aboutie se trouve dans ce texte en date de 2008 : « faire prendre qu’il est important de considérer les droits de l'homme comme le fondement premier de la coexistence dans une société multiculturelle. Dans cette 246 Question écrite n° 2892/98 de Susan Waddington à la Commission. Traitement réservé par la police française des frontières aux détenteurs d'un passeport britannique, Journal Officiel du 29 avril 1999– n° C 118– p. 161. 247 Avis du Comité des régions sur Le processus d'élaboration d'une Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, Journal Officiel du 6 juin 2000– n° C 156– p. 1. 248 Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail, JO L 303 du 2.12.2000, p. 16–22. - 139 - logique, la société civile organisée doit être un moteur important de l'aspiration à instaurer une société dans laquelle tous jouiraient des mêmes droits (sociaux, politiques et économiques) et assumeraient les mêmes devoirs »249. Pour résumer, la période 1990-2000 marque un tournant qui se manifeste de la façon suivante : - le Comité économique et social européen définit un véritable modèle de société ; - la référence aux droits de l’homme s’impose dans les références des institutions, cellesci n’hésitant pas à invoquer des textes qui ne disposent pas de portée normative dans les droits internes des Etats membres ; - le principe de non-discrimination au titre desquels intervient l’interdiction de prendre en compte la religion de la personne ne constitue qu’une facette du discours des institutions sur la religion ; en parallèle, c’est véritablement la consécration de celle-ci qui est recherchée, voire encouragée ; - le principe de libre circulation des personnes justifie la contestation des réglementations internes en dépit des différences culturelles ; - le droit de l’homme de pratiquer sa religion ne concerne plus uniquement l’individu mais les minorités en tant que telles. La période 2001-2011, période à laquelle on assiste, comme nous l’avons déjà indiqué, à une véritable explosion de la question religieuse sur le plan européen confirme naturellement les éléments précédemment identifiés. 2) LA QUESTION RELIGIEUSE DANS LE DROIT DÉRIVÉ : 2001-2011 La base de données Lexis Nexis, toujours à partir des mots « Droit communautaire » et « religion » renvoie à 205 textes sur la période comprise entre le 1er janvier 2001 et le 1er septembre 2011. Ces textes se répartissent comme suit : - Accords avec des pays tiers ou organisation internationale (3), catégorie révélatrice de la montée en puissance des institutions européennes sans pour autant que les textes relevés expriment autre chose que le traditionnel principe de non-discrimination en matière religieuse. 249 Avis du Comité économique et social européen sur la Prévention du terrorisme et de la radicalisation violente, Journal Officiel du 19 août 2008– n° C 211– p. 61. - 140 - - Autres (54) - Avis des comités (16) - Communication de la commission (12) - Directives (12) - Décisions (13) - Position commune du Conseil (9) - Proposition ou avis (64) - Question écrite (14) - Rapport de la Cour des comptes (1) - Règlements (5) - Résolution législative du Parlement (2) Dans l’ensemble, la mention de la religion s’effectue dans le cadre du rappel du principe de non-discrimination avec quelques nuances significatrices des évolutions déjà relevées. S’agissant des 14 questions écrites, on peut identifier un cas de contestation d’une réglementation nationale sur le fondement des droits de l’homme – cas du port du turban des sikhs au regard du principe de laïcité – mais surtout constater que, dans 8 cas sur 14, la question soulève un problème relatif à l’atteinte du droit d’une minorité et non d’un membre d’une minorité. La formulation de la question à propos des sikhs est parfaitement révélatrice de cette tendance : « La Commission est-elle informée de la discrimination dont fait preuve la France à l'égard des Sikhs, en interdisant le port du turban sur les photographies d'identité? Estime-t-elle que cette pratique est acceptable de la part des autorités françaises »250? Enfin, dans un cas, la question porte effectivement sur un problème de liberté religieuse ; la réponse soulève un problème d’incompétence251. 250 Question écrite E-2663/02 posée par Glyn Ford (PSE) à la Commission. Discrimination de la part des autorités françaises, Journal Officiel du 12 juin 2003 – n° C 137E– p. 104. 251 Question écrite P-2161/00, posée par Marco Cappato (TDI) au Conseil (22 juin 2000) Objet : Liberté religieuse en Grèce, Journal Officiel du 20 mars 2001– n° C 089 E– p. 155. - 141 - Les 7 autres questions portent davantage sur des problèmes de minorités linguistiques. Une évolution se confirme à travers les réponses données par la Commission : la référence par la Commission à l’article 27 du Pacte international relatifs aux droits civils et politiques sur les droits des minorités alors même que la France a émis des réserves quant au respect de ce texte252. Nous avons cependant déjà vu que les réserves étatiques n’excluaient pas la critique d’organes externes. Pour autant, cela ne signifie pas que le nombre de questions religieuses sur la base des droits de l’homme ait diminué. En effet, le 1er novembre 1998 est entré en vigueur le Protocole n°11 relatif au fonctionnement de la Cour européenne de sauvegarde des droits et libertés fondamentales. En vertu de ce texte, la Cour dispose d’une compétence directe et exclusive de juger les requêtes individuelles fondées sur une prétendue violation de la Convention européenne. Il n’est ainsi plus nécessaire de solliciter la Commission européenne sur ces sujets, ce qui explique pourquoi un tel sujet, à compter de 2004 n’est plus soulevé dans le cadre des questions écrites. Cette modification, comme nous le verrons, a été considérable. Pour reprendre le rapport de la Cour européenne sur ce point, « plus de 93 % des arrêts rendus par la Cour depuis sa création en 1959 l’ont été entre 1998 et 2010 »253. Le contentieux s’est donc déplacé et peut désormais s’exprimer pleinement sur la base des droits de l’homme et non uniquement grâce au principe de nondiscrimination. En parallèle, les institutions ont continué à promouvoir leur conception de la société, principalement dans des documents classés dans la catégorie autres ou dans les avis du Comité économique et social européen. Nous pouvons relever 16 avis du Comité économique et social européen dont les avis articulent une vision de la société très structurée. Sur ces 16 avis : 252 Par exemple, Question écrite E-3768/02 posée par Erik Meijer (GUE/NGL) à la Commission (23 décembre 2002). Objet : Respect des droits linguistiques reconnus à différentes reprises de la minorité slovène de Carinthie (Autriche) avant l'adhésion de la Slovénie à l'Union européenne, Journal Officiel du 3 juillet 2003– n° C 155 E– p. 185, avec comme réponse : « Les droits des minorités font partie des principes énoncés dans le premier paragraphe de l'article 6 du traité sur l'Union européenne. Ces principes, qui ont été posés par diverses conventions internationales, ont été réaffirmés solennellement par la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ». 253 La Cour européenne des droits de l’Homme, Faits et chiffres, 2010, Publications du Conseil de l’Europe, p. 7. - 142 - - 9 d’entre eux s’inscrivent dans le cadre de la lutte de la discrimination au regard de la politique globale de l’Union européenne ; - 7 avis proposent une meilleure prise en compte de la religion dans la société. En 2000, l’avis porte sur Le processus d'élaboration d'une Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. Le principe de la société multiculturelle est acquis « Dans une Union européenne de plus en plus multiculturelle, multiraciale, multiethnique, le sujet de l'égalité des chances est un thème "horizontal" qui recoupe un certain nombre de ces droits »254. C’est sur ce fondement qu’est proposé un renforcement des droits fondamentaux dont bien évidemment le droit de pratiquer sa religion. En 2003, le Comité propose une véritable rupture politique pour favoriser cette évolution : « Accorder la citoyenneté de l'Union aux ressortissants de pays tiers résidant de façon stable dans l'UE permettrait de supprimer certaines discriminations dont souffrent un grand nombre de personnes » parmi lesquelles il y a les discriminations religieuses. Pour la première fois, à notre connaissance, s’exprime une volonté manifeste de disjoindre la citoyenneté de la nationalité en rupture avec les principes de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789 – « L'Europe est plurielle dans tous les sens, elle est interculturelle par essence. La base de l'UE n'est pas la « nation européenne ». La citoyenneté européenne ne peut pas être basée uniquement sur la nationalité. La citoyenneté européenne doit dépasser la simple somme des ressortissants des États membres pour constituer une citoyenneté politique, plurielle, intégratrice et participative… » l’enjeu est de « placer au plus haut niveau de l'agencement institutionnel communautaire l'engagement en faveur d'un traitement équitable des ressortissants des pays tiers afin de promouvoir et faciliter l'intégration civique des ressortissants des pays tiers résidant de manière stable et régulière dans l'un des États membres de l'UE (égalité devant la loi) »255. Par voie de conséquence, toutes les pratiques religieuses se trouvent indirectement mises sur le même plan puisque l’égalité devant la loi a pour corollaire le respect des l’égalité des droits dont celui de pratiquer sa religion. Cette logique est clairement affirmée à propos d’un avis sur l’élargissement du principe de non-discrimination. Le Comité économique « appelle la Commission à indiquer de quelle façon elle compte intégrer les groupes couverts par la Charte des droits 254 Journal Officiel du 6 juin 2000– n° C 156 – p. 1, Avis du Comité des régions sur « Le processus d'élaboration d'une Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ». 255 Avis du Comité économique et social européen sur « L'accès à la citoyenneté de l'Union européenne »" (2003/C 208/19), Journal Officiel du 3 septembre 2003– n° C 208– p. 76. - 143 - fondamentaux dans les nouvelles directives sur la non-discrimination en vigueur, vu qu'elles seront incorporées dans le nouveau Traité, préconise, en ce qui concerne l'intégration du thème de l'égalité, l'existence de mécanismes assurant que les problèmes et les principes d'égalité sont pris dûment en considération dans la formulation, la gestion et l'évaluation de toutes les politiques ». Se confirme ici le passage d’un droit dont les tenants sont les individus à un droit dont les destinataires sont les membres de groupes. Plus encore, le politique est mis sous condition du respect des droits. Le Comité accentue en outre la dimension performative des règles par delà les principes procéduraux concernant l’applicabilité de celles-ci256. Enfin, nous passons progressivement d’un ordre inter-étatique à un ordre inter-régional. La réalisation des aspirations communautaristes religieuses dépend dans cette configuration du poids démocratique des électeurs religieux à l’instar de la situation concordataire en Alsace-Moselle ou des Lander allemands. Impact de la neutralité juridique, les textes adoptés ignorent les conditions historiques de production des différentes situations ou leurs spécificités politiques. La recommandation relative à l’intégration des Roms se veut une illustration des principes affirmés. Les Roms sont pris comme exemple de population qu’il convient d’intégrer dans « la culture européenne »257 mais le propos est très général : « La nécessité d'un changement radical des relations entre les minorités, en particulier les Roms, et la majorité de la population, leur intégration et avec elle, l'évolution de leurs conditions socioéconomiques constituent un processus de longue haleine ». Le changement radical renvoie à la nécessité de préserver ce qui constitue l’identité commune de ces minorités : « notamment leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur langue »258. Dans le prolongement de cette dynamique, le Comité se prononce pour une conception de la discrimination qui ne soit pas cantonnée au marché de l’emploi ni aux seuls ressortissants communautaires259 et critique les politiques d’immigration menées par les 256 Avis du Comité des régions sur le Livre vert « Egalité et non-discrimination dans l'Union européenne élargie », Journal Officiel du 22 mars 2005– n° C 71– p. 62. 257 Sauf erreur de notre part, la dispersion des Roms ne signifie pas qu’ils sont dépourvus de nationalité, donc de droits. 258 Avis du Comité économique et social européen sur L'intégration des minorités - Les Roms, JO C 27 du 03.02.2009, p. 88. 259 Avis du Comité économique et social européen sur le thème Etendre les mesures de lutte contre la discrimination aux domaines au-delà de l'emploi - Pour une directive unique et globale de lutte contre la discrimination, Journal Officiel du 31 mars 2009– n° C 77– p. 102. - 144 - Etats. Là encore, le Comité se rattache à la dimension performative des règles pour affirmer comme principe le caractère universel des droits de l’homme et la nécessaire mise sous condition de respect des politiques nationales. Or, la référence n’est pas neutre : l’aboutissement de la référence à la dimension universelle des droits, c’est la fin de la référence à la nation, c’est donc la fin des politiques d’immigration260. Nous assistons donc à une véritable dynamique institutionnelle de dépolitisation des compétences étatiques au nom du respect des droits de l’homme. La catégorie Autres – 54 occurrences – présente également un grand intérêt car elle regroupe les communications de la Commission ainsi que sur les Résolutions du Parlement. Nous avons donc, avec ce qui a déjà été exposé, le corpus complet des orientations retenues par les institutions communautaires. S’agissant du Parlement européen, les résultats présents (3) ne donnent pas l’impression qu’il intervient souvent sur les questions religieuses. Pour autant, ses résolutions révèlent une double orientation : - la validation dans le droit fil des avis du Comité économique des choix effectués par celui-ci : nécessité d’une protection des minorités en tant que telles - « les questions relatives aux minorités au sein l'Union ne se voient pas conférer un degré de priorité suffisant dans l'ordre du jour de cette dernière (…) les droits des minorités font partie intégrante des droits fondamentaux de l'homme et juge nécessaire de distinguer clairement les minorités (nationales), les immigrants et les demandeurs d'asile »261. La protection des roms, situation historique exceptionnelle s’il en est, est érigée en exemple de ce qu’il convient de faire en matière de protection des minorités262. Il est donc logique d’invoquer les droits de l’homme au titre de la défense de l’identité religieuse des minorités. 260 Avis du Comité économique et social européen sur le thème Le respect des droits fondamentaux dans les politiques et la législation relatives à l'immigration (avis d'initiative), Journal Officiel du 18 mai 2010– n° C 128– p. 29. 261 Résolution du Parlement européen sur la protection des minorités et les politiques de lutte contre les discriminations dans l'Europe élargie (2005/2008(INI)), Journal Officiel du 25 mai 2006– n° C 124E– p. 405. 262 Résolution du Parlement européen du 20 mai 2008 sur les progrès réalisés en matière d'égalité des chances et de non-discrimination dans l'Union européenne (transposition des directives 2000/43/CE et 2000/78/CE) (2007/2202(INI)), Journal Officiel du 19 novembre 2009– n° C 279E– p. 23 : « les minorités, et en particulier la communauté rom, doivent bénéficier d'une protection sociale spécifique, étant donné que les problèmes d'exploitation, de discrimination et d'exclusion auxquels elles sont confrontées ». - 145 - - la définition de moyens pour atteindre l’objectif d’égalité à l’instar : - d’un texte de principe sur la non-discrimination mais également la création d’une procédure de discrimination positive263 ; - d’un renforcement des moyens visant à assurer le plein épanouissement des minorités - « il importe de protéger et promouvoir les langues régionales et minoritaires, dans la mesure où le droit de parler sa langue maternelle et de suivre sa scolarité dans celle-ci est l'un des droits les plus fondamentaux; accueille avec satisfaction les mesures prises par les États membres en ce qui concerne le soutien au dialogue interculturel et interreligieux, qui est vital pour que les minorités religieuses et culturelles puissent pleinement jouir de leurs droits »… le tout ayant pour finalité « le respect de la diversité culturelle, religieuse et linguistique »264. C’est donc bien à l’aune des droits fondamentaux qu’il devient courant d’évoquer non seulement le respect de l’identité religieuse individuelle mais également collective. S’agissant des communications de la Commission265, elles ne présentent pas de réelles particularités soit parce qu’elles se contentent d’énumérer la nécessité de lutter contre les discriminations religieuses comme principe cardinal266, soit parce qu’elles confirment les orientations définies par les organes précédents267. Un nouveau paramètre est toutefois introduit : la condamnation du terrorisme et la nécessité pour lutter contre ce phénomène de 263 264 Idem. Résolution du Parlement européen du 14 janvier 2009 sur la situation des droits fondamentaux dans l'Union européenne 2004-2008 (2007/2145(INI)), Journal Officiel du 24 février 2010 – n° C 46E– p. 48. 265 Les 12 occurrences classées dans la catégorie Communication de la Commission portent principalement sur des rapports d’étapes et ne présentent pas une conception particulière de la religion puisque ces textes se contentent de rappeler les grands principes. 266 Programme législatif et de travail de la Commission pour 2008/ COM/2007/0640 final. 267 Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen établissant un programme cadre de solidarité et de gestion des flux migratoires pour la période 2007-2013 {SEC(2005) 435}/ COM/2005/0123 final : « Aider la société à s'adapter à la diversité en sensibilisant davantage la population d'accueil aux réalités concernant la migration et les personnes concernées, en développant la tolérance envers d'autres cultures et religions et en contribuant ainsi à renforcer la cohésion sociale, en favorisant le dialogue et l'interaction entre les migrants et la population d'accueil et en faisant participer activement des organismes privés (y compris des PME) au processus d'intégration ». - 146 - favoriser le dialogue inter-religieux ainsi que de privilégier « une approche holistique de l'intégration comprenant non seulement un accès au marché du travail pour tous les groupes, mais aussi des mesures tenant compte des différences sociales, culturelles, religieuses, linguistiques et nationales »268. Nous soulignerons l’emploi du mot holisme alors que celui-ci est habituellement utilisé pour caractériser les sociétés traditionnelles. Depuis est publié chaque année un rapport sur les démarches des Etats en vue de renforcer le dialogue inter-culturel, l’accent étant mis sur les programmes éducatifs. Les autres occurrences concernent des actes disposant d’une portée normative comme les directives – une dizaine – ou des règlements (5). Dans ces cas, la référence à la religion porte essentiellement sur le rappel du principe de non-discrimination. Le décalage n’en est que plus surprenant entre des textes de recommandation qui fondent leurs préconisations sur la reconnaissance de minorités culturelles et religieuse et ces textes qui ont pour destinataires les individus. A l’aune de ces résultats, nous pouvons dégager les éléments suivants : la dernière décennie voit la consécration de l’importance accordée à la religion par les institutions européennes. Si, de prime abord, la référence à la religion s’inscrit dans le cadre plus large de la lutte contre les discriminations, les institutions européennes chargées de définir les orientations sur le long terme de la Communauté européenne dépassent cette problématique classique pour promouvoir l’émergence d’une société multiculturelle dans laquelle la religion devient une composante importante. La pensée des institutions européennes s’articule de la façon suivante : - la consécration des minorités comme titulaires de droit par delà les droits reconnus aux individus ; - une volonté croissante de généraliser l’appréciation des politiques à l’aune des droits de l’homme ; - le lien entre respect de l’identité religieuse et droits de l’homme. Pour l’heure cependant, les textes bénéficiant d’une portée normative ne semblent pas donner corps à une telle mutation des règles. Le décalage ne doit cependant pas faire illusion : que ce soit sur le plan de la Commission ou du Comité économique et social, la conception de la société promue par ses organes se développe par le financement d’actions, de programmes et d’associations. C’est tout l’enjeu de la série de rapports financiers rendus 268 Communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil concernant le recrutement des groupes terroristes- Combattre les facteurs qui contribuent à la radicalisation violente/COM/2005/0313 final. - 147 - par la Commission. En cela, non seulement ces institutions développent une pensée en profonde contradiction, voire opposition, avec ce qu’il est convenu d’appeler la résurgence du populisme269 mais en plus elles agissent de façon à ce que la réalité soit progressivement conforme à leur conception des choses. La survalorisation de l’individu et du groupe auquel il appartient au nom du principe évoqué de société multiculturelle contribue à auto-entretenir le recours accru aux tribunaux pour essayer d’y voir consacrer grâce aux droits de l’homme ses prétentions religieuses. Pour autant, la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne n’apportera pas d’élément déterminant. PARAGRAPHE 2 : LA JURISPRUDENCE DE LA COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPÉENNE Le contentieux de la Cour de Justice de l’Union européenne – ex CJCE – présente une double particularité : - il n’intervient pas directement pour les justiciables mais principalement sur la base de questions préjudicielles posées par les juridictions internes à propos d’une question relative à l’interprétation d’un texte émanant des institutions communautaires ; - s’il s’agit d’un conflit mettant en présence un individu, la Cour n’est compétente que si le conflit soulève une question relative aux principes de libre circulation. Le justiciable est ainsi en droit de contester une réglementation nationale si celle-ci bloque l’exercice d’une des libertés consacrées par le Traité. Ce point est parfaitement résumé dans les conclusions de l’avocat général Jaaskinen sur un contentieux connexe : « En l'espèce, la Cour est appelée principalement à déterminer si une personne appartenant à une minorité ethnique ou un ressortissant d'un autre État membre peut invoquer le droit de l'Union aux fins d'imposer l'usage de sa langue maternelle aux autorités d'un Etat membre, et ce à l'encontre des principes constitutionnels en vigueur dans ledit Etat qui protègent la langue officielle nationale »270. 269 Cf P.-A. Taguieff, L’illusion populiste, Berg International, 2002 ; du même auteur, Le nouveau national- populisme, 2012, CNRS Editions. 270 Conclusions de l'avocat général Jääskinen présentées le 16 décembre 2010, C.JC.E., 16 décembre 2010 C- 391/09 : « l'article 18, paragraphe 1, CE, qui prévoit que tout citoyen de l'Union a le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, doit être interprété en ce sens qu'il interdit à un État membre de prévoir dans sa législation que les prénom ou nom de famille d'un ressortissant d'un autre État - 148 - On retiendra en outre que le juge communautaire refuse toujours la possibilité pour les individus de se prévaloir de la possibilité d’invoquer une directive dans les relations entre particuliers. Les difficultés d’invocabilité directe propres à la nature du texte, en l’occurrence les directives limitent davantage le type de contentieux qui nous intéresse en raison de la mise en œuvre par cette catégorie de textes du principe de non-discrimination sur le fondement notamment de la religion271. Nous sommes donc structurellement en présence d’un contentieux exceptionnel dans lequel celui relatif à la religion peut difficilement présenter un caractère significatif. Enfin, la recherche de données quantitatives est ici moins aisée que pour les textes émanant des institutions. D’une part, le renvoi à la simple occurrence du mot « religion » n’est pas forcément pertinent – la Cour a vocation à se prononcer sur l’interprétation des textes relatifs à la non-discrimination au titre desquels peut intervenir la religion comme le sexe ou le handicap. Qui plus est, les conflits ne portent que sur des questions individuelles, ce qui crée un décalage avec la pensée institutionnelle précédemment identifiée qui n’hésite pas à consacrer les droits des minorités. D’autre part, les bases de données mises à la disposition par l’Union européenne ne sont pas aussi performantes que Legifrance. Les statistiques fournies par la Cour portent principalement sur la procédure mise en cause ou utilisée ; la question religieuse n’est très logiquement pas mentionnée compte tenu du cadre institutionnel européen exposé. La recherche a donc été menée principalement sur la base des résultats obtenus sur la base de données Lexis Nexis. Nous allons exposer au préalable les différentes occurrences que nous avons testées sur une période ayant pour date butoir le 1er septembre 2011 pour ensuite, procéder à la présentation de ce contentieux. Les mots « droit communautaire » et « religion » sont mentionnés dans 83 arrêts, le plus ancien en date du 27 octobre 1976 et l’avant-dernier résultat en date du 5 juillet 1988. Si la recherche porte uniquement sur le terme « religion », la base de données identifie 108 arrêts, avec toujours comme dernière référence la jurisprudence déjà mentionnée du 27 octobre 1976 – l’avant dernier arrêt date du 5 juillet 1988 est le même que celui mentionné précédemment. La recherche cette fois menée avec membre ou que le nom d'époux/épouse qu'a choisi de porter un de ses ressortissants marié à un ressortissant d'un autre État membre ne peuvent être rédigés dans les actes d'état civil qu'en utilisant les caractères de la langue nationale ». 271 CJUE, 19 janvier 2010, Seda Kücükdeveci c/ Swedex GmbH Co KG, (aff. no C-555/07). Il ne faut cependant pas interpréter cet arrêt comme une restriction des voies de droit des individus mais plutôt comme une volonté d’éviter la dilution du contentieux en la matière au bénéfice de la Cour européenne de sauvegarde des droits et libertés fondamentaux. - 149 - les termes « religion » et « discrimination » renvoie à 87 arrêts avec toujours le même arrêt en dernière position – l’avant-dernier arrêt date quant à lui ayant été rendu le 9 décembre 1992. Nous retrouvons, à une ou deux exceptions près, le constat énoncé précédemment : la question religieuse émerge véritablement durant la décennie 1990 ; la problématique relative à la discrimination devient récurrente au cours de la dernière décennie, voire l’année 2010 – 34 occurrences sur les 108 recensées sur la période comprise entre le 1er janvier 2000 et le 1er septembre 2011. En raison des différents recoupements entre les recherches de façon à couvrir le spectre le plus large possible, il nous est paru nécessaire de classer les arrêts selon que la mention religion s’inscrit dans le contexte plus large de la discrimination ou renvoie à un conflit entre les prétentions de l’individu et la norme étatique. A partir des 108 occurrences identifiées, la répartition est la suivante : - 74 portent sur la mise en œuvre des directives relatives au principe de nondiscrimination - les questions soulevées concernent principalement les discriminations en raison de l’âge et du handicap ; - 9 relèvent du contentieux spécifique de la fonction publique ; - 15 occurrences portent sur un emploi du mot religion, soit en tant que terme générique, soit dans le cadre d’un conflit relatif à l’application des règles de concurrence. Sur cette base très hétéroclite, nous pouvons constater que la consécration du principe de nondiscrimination comme argument structurant de quasiment tous les contentieux examinés n’a pas porté de façon significative sur des questions religieuses. Seul un arrêt, celui du 27 octobre 1976, concerne véritablement la confrontation des prétentions religieuses d’un individu face à l’application d’une norme générale. Il s’agissait d’une personne de confession juive qui invoquait une rupture d’égalité lors d’un concours de recrutement de la fonction publique européenne car la date fixée coïncidait avec une fête religieuse. Cet arrêt constitue une exception. Il se caractérise par les éléments suivants : contrairement aux contentieux qui suivront, l’argumentation repose principalement sur l’invocation du principe d’égalité et non sur celui de non-discrimination ; ce principe est mentionné dans le corps du texte mais non-défini ; pour l’époque, sont invoquées toutes les voies de droit qui seront ensuite invoquées en permanence comme l’article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales – or, ce texte ne bénéficie pas à l’époque d’une quelconque portée normative sur le plan européen. Enfin, la solution se révèle d’une modernité étonnante : « la défenderesse est tenue de - 150 - prendre toutes mesures raisonnables en vue d’éviter d’organiser des épreuves à une date à laquelle les convictions religieuses d’un candidat empêcheraient celui-ci de se présenter dès lors qu’elle a été informée à temps de cet obstacle d’ordre confessionnel »272 (c’est nous qui soulignons pour contester tant la paternité du principe des accommodements raisonnables au seul Etat canadien que sa nouveauté dans le droit contemporain273). Cette solution mise à part, nous retrouvons à travers la lecture des arrêts les traits de la pensée institutionnelle précédemment identifiés. Tout d’abord, une préoccupation constante en faveur des réfugiés – 12 occurrences sur 108, la majorité concentrée sur les trois dernières années. Ensuite, une appréhension de la religion comme une activité économique afin de faciliter l’extension de l’application du droit communautaire lorsque ses membres exercent une activité en échange d’une contrepartie274. Enfin, et c’est le point le plus notable, quand bien même la question posée porte généralement sur un problème d’âge ou de handicap, le raisonnement est parfaitement transposable aux questions religieuses. Par exemple, « l'autonomie des membres d'un groupe religieux peut être affectée (par exemple, quant à savoir avec qui se marier, ou à quel endroit habiter) dans la mesure où ceux-ci sont conscients du fait que la personne avec laquelle ils vont se marier va probablement subir une discrimination en raison de la religion de son conjoint. La même chose peut se produire, même si c'est dans une moindre mesure, lorsqu'il est question de personnes handicapées. Les individus appartenant à certains groupes sont souvent plus vulnérables que les personnes ordinaires, de telle sorte qu'ils se trouvent contraints de dépendre de personnes avec lesquelles ils ont un lien étroit et qui les aident dans leurs efforts pour mener une existence conforme aux choix fondamentaux qu'ils ont faits»275. On mesure ici l’ambigüité résultant de la juxtaposition de termes aussi distincts que sexe, convictions, religion ou handicap pour lutter contre les discriminations. Sont mises sur le même plan des distinctions objectives – handicap ou âge – et des distinctions subjectives comme les convictions. La prétention religieuse présente cependant une particularité : elle 272 C.J.C.E., 27 octobre 1976, C-130/75 Vivien Prais, Conseil des Communautés européennes, Warner O'Keeffe. 273 L’ignorance de la dynamique des règles conduit J. Bauberot à faire du Canada le modèle de civilisation du futur en raison de leur conception des accommodements raisonnables – Cf J. Baubérot, La laïcité expliquée à M. Sarkozy… et à ceux qui écrivent ses discours, Albin Michel, 2008. 274 C.J.C.E., 5 octobre 1988, C-196/87, Udo Steymann, Staatssecretaris van Justitie. 275 Conclusions de l'avocat général Poiares Maduro présentées le 31 janvier 2008. C.J.C.E., 31 janvier 2008, C-303/06, S. Coleman Attridge Law et Steve Law, Poiares Maduro Caoimh. - 151 - peut prendre tout à la fois un aspect subjectif quand le religieux se contente d’invoquer une opinion pour manifester sa foi et un aspect objectif en raison de la prégnance que peuvent exercer des règles religieuses sur le quotidien d’un individu. Dès lors, comme en matière internationale, il est légitime d’estimer que les prétentions religieuses nécessitent également des aménagements au même titre que ceux nécessaires pour le handicap276. Nous retrouvons ici une manifestation duale de la prétention religieuse : passive tant qu’elle se limite à une conviction ; active à partir du moment où elle s’érige en norme comportementale. Aussi, de la même manière qu’il faut construire des accès aux handicapés pour qu’ils s’intègrent dans les entreprises, il faut également aménager des espaces prières pour que la personne religieuse ne soit pas discriminée dans l’entreprise. En cela, quand bien même le contentieux relatif à proprement parler à la question religieuse est quasi-inexistant, les solutions rendues dans les litiges relatifs à l’âge ou à l’handicap préfigurent peut-être les futures solutions en cas de problème concernant le respect de sa religion277. La pensée des institutions communautaires prolonge ce qui était présent en filigrane au niveau des instances onusiennes. L’autre point majeur qui découle de la lecture de ces arrêts et conclusions est le suivant : plus est invoqué le principe de non-discrimination, plus la dimension juridique déborde sur la question politique. Nous prendrons ici pour exemple le débat sur la signification du terme « peuple » : -« la tentative d'attribuer à cette expression le sens d'un choix de nature 276 Le cadre ici décrit vise à exposer les tendances institutionnelles. Une fois celles-ci exposées, il peut y avoir d’importants revirements de jurisprudence sur le plan technique qui ne sont finalement rien d’autres que le prolongement de la pensée institutionnelle. En dernier lieu, CJCE, 5 septembre 2012.Bundesrepublik Deutschland contre Y (C-71/11) et Z (C-99/11)., « la Cour relève que, dès lors qu’il est établi que l’intéressé, une fois de retour dans son pays d’origine, effectuera des actes religieux l’exposant à un risque réel de persécution, il devrait se voir octroyer le statut de réfugié. À cet égard, la Cour considère que, lors de l’évaluation individuelle d’une demande visant à obtenir le statut de réfugié, les autorités nationales ne peuvent pas raisonnablement attendre du demandeur que, pour éviter un risque de persécution, il renonce à la manifestation ou à la pratique de certains actes religieux ». 277 Article 5 Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail, JO L 303 du 2.12.2000, p. 16–22 : « Dans le cas des personnes d'un handicap donné, l'employeur ou toute personne ou organisation auquel s'applique la présente directive ne soit obligé, en vertu de la législation nationale, de prendre des mesures appropriées conformément aux principes prévus à l'article 5 afin d'éliminer les désavantages qu'entraîne cette disposition, ce critère ou cette pratique ». - 152 - pour ainsi dire idéologique, assimilant le «peuple» dont parlent ces articles à la notion de «nation», nous paraît douteuse. Sans nous lancer ici dans de longs développements théoriques, il nous suffira d'observer que l'on entend d'habitude par «nation» l'ensemble des individus liés entre eux par une communauté de tradition, de culture, de langue, d'ethnie, de religion, etc., indépendamment de leur appartenance à la même organisation étatique (et indépendamment, par conséquent, de leur statut de ressortissants de celle-ci). Or, s'il en est ainsi, il nous paraît évident que telle ne peut pas être la signification du terme «peuple» employé par les articles précités du traité. Si tel était le cas, en effet, il faudrait, d'une part, inclure dans ce dernier terme également des sujets qui ne sont pas ressortissants des Etats membres, étant donné que tous les individus présentant les traits communs en question font partie de la «nation», même si, pour des raisons historicopolitiques, ils appartiennent à des entités étatiques différentes. D'autre part, il faudrait exclure des individus (voire des communautés tout entières!) qui n'appartiennent pas à la «nation», mais qui sont néanmoins ressortissants de l'Etat (nous pensons par exemple aux minorités ethniques et linguistiques). À l'évidence, et indépendamment de toute autre considération, ce n'est pas ce que vise le traité, ni ce qui se produit dans la pratique ni, nous semble-t-il, ce que veut dire le gouvernement requérant »278. Bref, par un renversement complet des valeurs, nous observons ici : - le juge se prononce sur une notion éminemment politique, celle de peuple ; - le juge s’inscrit également dans une logique de protection des minorités ; - le terme « nation » apparaît comme un terme problématique en rupture avec la conception française des droits de l’homme et, plus largement, de l’Etat-nation. En résumé, l’étude du contentieux propre à la Cour de Justice de l’Union européenne ne nous a pas permis de dégager un véritable courant jurisprudentiel sur notre sujet. En revanche, elle a confirmé les tendances présentes dans les documents émanant des institutions ainsi que celles identifiées à travers les textes onusiens. Nous soulignerons néanmoins le paradoxe suivant : l’accent mis sur la reconnaissance des entités religieuses et de la nécessité de tenir compte de leurs avis s’est peut-être effectué au détriment de causes davantage « laïques » au travers desquelles les individus manifestent leur opposition à la prégnance de la norme religieuse. C’est ce qui ressort de la problématique européenne de l’avortement en droit européen à travers les revendications des femmes irlandaises. En dépit du principe de libre circulation, durant les années 1990, il 278 Conclusions de l'avocat général Tizzano présentées le 6 avril 2006, C.J.C.E., 6 avril, 2006, C-145/04, Royaume d'Espagne, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, Tizzano Rosas. - 153 - était acquis que cette question relevait de la marge d’appréciation nationale des Etats, ce qui avait conduit un éminent auteur à conclure : « Si une question semble relever sans discussion possible de la seule compétence des autorités nationales, c'est celle de l'interruption volontaire de grossesse (...) toute uniformisation européenne s'avère d'emblée inacceptable »279. Il faut attendre 2008 pour qu’un texte consacre, au nom des droits de l’homme, « le droit de tout être humain, en particulier des femmes, au respect de son intégrité physique et à la libre disposition de son corps. Dans ce contexte, le choix ultime d'avoir recours ou non à un avortement devrait revenir à la femme, qui devrait disposer des moyens d'exercer ce droit de manière effective »280. Pour autant, ce texte ne paraît pas avoir eu, trois ans plus tard, de véritable impact sur la législation des Etats-membres. L’étude des sources communautaires aboutit donc à un bilan contrasté : - une consécration de la dimension religieuse dans la sphère publique par le biais des droits de l’homme ; - un glissement d’une logique de droits individuels à une logique de droit des minorités ; - un contentieux en revanche disjoint de ces problématiques pour des raisons procédurales qui laisse néanmoins transparaître cette mutation lorsque, pris sous l’angle inverse, à travers la question de l’avortement, se manifeste le décalage entre la volonté institutionnelle de modifier la perception sociale des religions et la consécration d’un droit individuel qui s’oppose clairement à la logique religieuse. Tout cela, bien évidemment et sans qu’il soit besoin de le rappeler à chaque fois, à une époque supposée marquée par un recul de la pratique religieuse Emergent ainsi les points suivants : - la rupture que représente la décennie 2000 ; - la référence dès 1976 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; 279 L. Dubouis, L'interruption de grossesse au regard du droit communautaire, note ss CJCE, 4 oct. 1991, Revue de droit sanitaire et social 1992, p.1-30. 280 Résolution du Parlement européen, Accès à un avortement sans risque et légal en Europe, Résolution 1607 (2008). - 154 - - la référence à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 en dépit de son absence de portée normative. Mais surtout, nous avons mis en avant l’ambigüité de la construction européenne et l’émergence de références distinctes de celles des institutions françaises. Il existe bien une particularité communautaire établie tant sur le plan formel que sur le plan substantiel qui renforce les tendances déjà observées à travers la présentation des textes onusiens. Dans un cas comme dans l’autre, nous l’avons relevé à chaque fois, un texte joue un rôle pivot : la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Il convient donc à présent d’étudier le corpus jurisprudentiel de la Cour européenne sur ce sujet. - 155 - CHAPITRE 3 : LA COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME COMME RÉCEPTACLE ET RELIGIEUSES DES INDIVIDU EXPRESSION DES PRÉTENTIONS La Cour européenne des droits de l’homme est compétente pour trancher les litiges relatifs à la violation des droits d’un individu reconnus par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales par un Etat. Au titre de ces droits il y a le droit à la liberté de religion. Le texte dispose en outre d’un effet horizontal, c’est-à-dire de la possibilité d’attaquer l’Etat en responsabilité s’il entrave la réalisation d’un droit consacré dans le cadre d’une relation entre personnes privées. Par cette dynamique, compte tenu de l’étendue des droits reconnus par le texte, l’ensemble des relations tant interindividuelles qu’entre les individus et l’Etat s’exprime sous le prisme unique des droits de l’homme. Illustration cardinale et principale de la mutation de l’ordre juridique, cette dynamique présente incontestablement une dimension sociale. L’effet horizontal, non initialement prévu par les textes, participe ainsi pleinement de la capacité du système juridique à s’autoengendrer, à secréter par lui-même la capacité de produire toujours davantage de normes par le biais du contentieux281. Qui plus est, et comme nous l’avons déjà signalé, cette dynamique bénéficie aussi de la référence aux droits de l’homme. D’où l’intérêt de vouloir saisir, non pas la cohérence et les ruptures jurisprudentielles relatives à l’interprétation de la portée d’un droit mais le versant sociologique de cette évolution. Compte tenu de la méthode retenue, il s’agit d’identifier la présence de l’élément juridique dans la définition de tout fait social et surtout, la recomposition religieuse contemporaine autour des droits de l’homme. Pour cela, nous bénéficions des statistiques produites par la Cour européenne des droits de l’homme. Une fois celles-ci exploitées (section 2), nous procéderons, comme précédemment à l’analyse des différentes jurisprudences de ces institutions (section 3). C’est sur cette double base qu’il nous sera possible de synthétiser les contours du fait social objet de notre étude. Préalablement, compte tenu de l’importance des mots dans la 281 Pour une présentation synthétique, B. Moutel, L’effet horizontal de la Convention européenne des droits de l’homme en droit privé français : Essai sur la diffusion de la CEDH dans les rapports entre personnes privées, Th. Limoges, 2006. - 156 - référence aux droits de l’homme, nous clarifierons le sens et la portée de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Section 1). SECTION 1 : PRESENTATION DES PARTICULARITES DE LA CONVENTION DE SAUVEGARDE DES DROITS DE L’HOMME ET DES LIBERTES FONDAMENTALES En raison de l’imbrication des textes dans le contentieux, la référence aux droits de l’homme tend à confondre dans un même mouvement la Déclaration universelle, celle de 1789 et la présente convention. Nous avions précédemment relevé en quoi la Déclaration universelle diffère de celle de 1789 notamment en supprimant toute référence à la citoyenneté. La Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales confirme cette logique tout en introduisant une nouveauté : le lien entre droits de l’homme et démocratie. En tant que version régionale de la Déclaration universelle, la Convention de sauvegarde exclut également toute référence à la notion de citoyenneté. De même, nous retrouvons une énumération de droits déjà mentionnés dans la Déclaration dont bien évidemment, le droit de pratiquer sa religion. Ce texte présente toutefois deux nuances sémantiques qui, à notre sens, permettent d’expliquer des points contemporains qui, en 1950, n’avaient strictement rien d’évident. Il est vrai qu’à l’époque, le mécanisme contentieux dépendait des Etats et non des individus. Les individus ont néanmoins bénéficié de la dynamique textuelle originelle. Première nuance, seules les libertés sont fondamentales sans que pour autant celles-ci soient expressément définies. Paradoxalement, le vocable droits fondamentaux s’est imposé apparemment uniquement par un phénomène de diffusion institutionnel. Nous reprenons ici les éléments présentés par un auteur dans sa tentative de cerner « le caractère fondamental de certains droit ». Sont cités en premier lieu les textes internationaux précédemment exposés. Durant les années 1980, l’expression est utilisée à quelques reprises tant par le législateur que par des juges du fond sans qu’il soit possible d’y trouver une quelconque cohérence. A partir des années 1990, le législateur commence à introduire les textes par des articles premiers dans lesquels est énoncé le caractère fondamental des droits traités à l’instar du droit à la sécurité. En revanche, l’expression est présente dans le corpus jurisprudentiel de la Cour européenne dès les années 1960. A notre sens, l’un des textes les plus importants relevés dans lequel on trouve mention de cette expression « droits fondamentaux » concerne l’arrêté du 7 janvier 1993 relatif à l’examen de préparation du certificat d’aptitude à la profession d’avocat. L’expression n’est pas pour autant définie. En 2003, lors de l’adoption d’un nouvel arrêté, il est suggéré que les étudiants soient interrogés sur les points - 157 - suivants : « libertés publiques, droits de l’homme et libertés fondamentales », mais de droits fondamentaux, nulle mention282. La dynamique est lancée. Ces textes en tant que tels se situent parmi les plus bas dans la hiérarchie des normes. Pour cette raison, l’auteur, juriste, ne leur accorde pas une grande importance. Ces arrêtés expriment toutefois la manière dont les institutions contribuent à modifier notre perception des choses. Nous prendrons ici à titre d’illustration les intitulés des ouvrages de préparation à l’examen du barreau rédigés à la suite de la publication de l’arrêt précité, plus particulièrement celui paru aux éditions Dalloz sous la direction de R Cabrillac, M.-A. Frison-Roche et T. Revet, Droits fondamentaux et libertés publiques283. Cet ouvrage constitue une référence pour tout étudiant souhaitant obtenir l’examen du barreau. Par sa réédition annuelle, son succès auprès des étudiants, on peut dire qu’il a amplement contribué à diffuser la référence aux droits fondamentaux dans la culture juridique contemporaine. Il a finalement accompagné le tournant « droits de l’homme » et leur mutation en droits fondamentaux que nous avons identifié au cours des années 19902000. Le rôle des avocats confirme en outre la difficulté de mener une sociologie juridique sur la base des simples protagonistes à un procès : les prétentions des requérants sont, de façon quasi-systématique, à notre époque, transformées en atteinte à un droit fondamental. Deuxième nuance, point essentiel par rapport à la Déclaration universelle, le texte fait expressément référence à un régime politique : « Réaffirmant leur profond attachement à ces libertés fondamentales qui constituent les assises mêmes de la justice et de la paix dans le monde et dont le maintien repose essentiellement sur un régime politique véritablement démocratique, d'une part, et, d'autre part, sur une conception commune et un commun respect des droits de l'homme dont ils se réclament ». A l’époque, l’expression « véritablement démocratique » permet de distinguer les démocraties occidentales des démocraties populaires sous l’emprise soviétique. Cette expression s’oppose en cela à la mention sauf toute limitée de société démocratique présente dans la Déclaration universelle. Comparativement, voici ce qu’estimait le Comité des droits de l’homme en 1990 à propos des pactes de 1966 : « du point de vue des systèmes politiques ou économiques, le Pacte est neutre et l'on ne saurait valablement dire que ses principes reposent exclusivement sur la nécessité ou sur l'opportunité d'un système socialiste ou capitaliste, d'une économie mixte, 282 Cf E. Dreyer, Du caractère fondamental de certains droits, RRJ, 2006, 2, p. 1-30, spéc. p. 3 note 11. 283 Cf par exemple J.-M. Pontier, Droits fondamentaux et libertés publiques, Hachette, 4ème éd., 2010 ; R. Cabrillac, M.-A. Frison-Roche, T. Revet, Libertés et droits fondamentaux, Dalloz, 2011, 17ème éd, ouvrage réédité tous les ans. - 158 - planifiée ou libérale, ou d'une quelque autre conception »284. Toujours à titre de comparaison, tant la Charte arabe que la Charte africaine ne font état du lien entre démocratie et droits de l’homme. Nous avons donc ici l’expression juridique de ce qui s’est aujourd’hui imposé comme une évidence : le respect des droits de l’homme dépend de l’existence d’un régime démocratique. Cette idée a pour corollaire le lien entre la conception des droits de l’homme et la mise en œuvre de la démocratie. C’est en cela que la mutation démocratique provient d’abord et avant tout de la dynamique institutionnelle de la référence aux droits de l’homme. La sociologie des droits de l’homme est une sociologie de la démocratie et non l’inverse : la démocratie n’évolue dans sa quête d’égalité qu’à travers la mise en œuvre des règles de droit. Plus les règles de droit intègrent le corpus juridique, plus les individus disposent de moyens pour faire évoluer leurs prétentions et modifier progressivement la démocratie. A l’inverse, s’il n’y avait pas eu le corpus juridique, il n’est pas certain que la démocratie contemporaine eût connu une telle mutation. Dans ce cadre, l’identification du contentieux en matière religieuse vise à appréhender les modifications contemporaines de la démocratie. Nous commencerons pour cela par la manière dont la Cour elle-même rend compte de ce contentieux. SECTION 2 : LES STATISTIQUES PRODUITES PAR LA COUR EUROPEENNE DE SAUVEGARDE DES DROITS DE L’HOMME ET DES LIBERTES FONDAMENTALES La démarche de quantification repose ici sur les statistiques produites par la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La Cour publie une série de statistiques qui permet à la fois de mesurer l’évolution du contentieux en matière de droits de l’homme ainsi que la nature des affaires soumises. Ces statistiques sont établies par pays. Nous limiterons l’analyse d’ensemble à la France pour la dimension quantitative. Sur l’évolution du contentieux, la Cour distingue logiquement entre deux périodes : - avant l’ouverture du recours individuel entre 1959-1998 : 4014 affaires dont 3897 requêtes jugées irrecevables ou radiées du rôle ; - après l’ouverture du recours individuel entre 1999 et 2008 : 13791 affaires dont 13167 requêtes jugées irrecevables ou radiées du rôle. 284 La nature des obligations des Etats parties (art. 2, par. 1, du Pacte) : 14/12/1990, CESCR observation générale 3 (General Comments). - 159 - Au titre des facteurs qui ont contribué à l’augmentation des recours, nous pouvons également noter, même si ce point n’est pas souligné dans les documents publiés par la Cour, qu’entre 1989 et 2008, le nombre des Etats signataires est passé de 23 à 47 à la suite de l’effondrement des régimes communistes. Au total, 96 % des recours sont irrecevables. Cela ne préjuge cependant en rien de la question soulevée. L’habillage juridique de l’irrecevabilité ne doit pas masquer la tendance de fond : les individus vont jusqu’au bout et ne se contentent plus d’un recours classique en cassation. Si les questions religieuses sont écartées, cela rend néanmoins plus compliqué la recherche ici menée. Les statistiques publiées uniquement pour l’année 2011 confirment cette tendance à travers une augmentation de 16 % du nombre des affaires jugées. Nous retrouvons ainsi trois phénomènes précédemment identifiés en raison de la multiplication des références dans le contentieux : - le tournant des années 2000, ce qui confirme que l’évolution contemporaine procède d’abord et avant tout d’un changement institutionnel ; - la concrétisation du processus de subjectivisation propre à la reconnaissance des droits de l’homme comme norme de référence : les recours se multiplient quand bien même les conditions de recevabilité d’un pourvoi font l’objet d’une appréciation stricte ; - l’expression la plus tangible de la revendication démocratique par le biais des droits de l’homme et non l’inverse : plus de la moitié des affaires en cours de jugement concernent quatre pays : la Russie, la Turquie, l’Ukraine, la Roumanie. Compte tenu du faible nombre d’affaires jugées, nous confirmons qu’un litige en la matière dépasse de loin une simple question de droit : il pose une véritable question de principe dont la solution se propage à tous les niveaux de la société. La France présente ici une particularité : plus de la moitié des arrêts rendus par la Cour concernent quatre des 47 Etats membres du Conseil de l’Europe, à savoir la Turquie (2 295), l’Italie (2 021), la Russie (862) et la France (773). Si le rapprochement entre la Turquie et la Russie peut s’expliquer en raison de l’expression de tendances autoritaires dans ces pays, celui entre la France et l’Italie semblent procéder d’une particularité du système judiciaire de chacun de ses pays : - le système juridique italien est très proche du système juridique français ; - 160 - - dans l’un comme dans l’autre, on ne trouvait pas dans la culture juridique commune l’invocation des droits de l’homme à tous les niveaux du contentieux en dépit de la présence des textes en la matière dans la hiérarchie des normes propres au droit de ces pays. Les chiffres relatifs à la nature des arrêts rendus à propos de la France sont les suivants : - 76 % sont des arrêts qui reconnaissent une violation des droits de l’homme par l’Etat français soit en raison d’un délai de procédure trop long soit en raison de l’application d’une réglementation – nous avons ici un phénomène de contestation du droit interne sur le fondement d’une norme internationale qui n’a pas d’équivalent dans l’histoire des institutions ; - 12 % sont des arrêts qui estiment que l’Etat français n’a pas violé les droits du requérant ; - 8 % des arrêts sont la conséquence d’un règlement amiable ou d’une radiation ; - 4 % des arrêts sont classés dans une rubrique autre. Quant aux arrêts de violation, le contentieux se répartit comme suit : - 34 % atteinte au droit à un procès équitable ; - 42 % condamnation en raison d’une durée de procédure excessive. - 4 % se prononcent sur une atteinte au droit à un recours effectif. Sur les 20 % restants, il n’est pas forcément possible de limiter l’expression de la question religieuse à la seule violation de l’article 9 de la Convention. Par comparaison, le contentieux relatif à l’article 9 ne présente une part significative des recours que dans le cadre de la principauté de Saint Marin – c’est la seule situation clairement identifiée par la Cour (9 % des recours). L’expression des prétentions religieuses peut également soulever une question relative au droit de mener une vie familiale normale (article 8) ou une question relative à l’organisation d’une manifestation et portant sur la mise en œuvre du droit à la sûreté (article 5). Cela ressort d’ailleurs parfaitement d’un document intitulé 50 ans d’activités, la Cour européenne en faits et en chiffres. Cet organe a synthétisé les principales affaires sur lesquelles elle a eu à se prononcer en fonction du fondement de l’atteinte invoquée. Il cite les cinq affaires suivantes pour illustrer la portée de l’article 9 : - Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993 : Condamnation d’un Témoin de Jéhovah pour prosélytisme – violation. - 161 - - Buscarini et autres c. Saint-Marin, 18 février 1999 : Obligation pour les députés de prêter serment sur les Evangiles – violation. - Thlimmenos c. Grèce, 6 avril 2000 : Témoin de Jéhovah se voyant refuser l’accès à un travail en raison de sa condamnation pour avoir refusé d’accomplir son service militaire – violation. - Leyla Şahin c. Turquie, 10 novembre 2005 : Interdiction de porter le foulard islamique à l’université – non-violation. - Ivanova c. Bulgarie, 12 avril 2007 : Licenciement fondé sur des motifs liés aux convictions religieuses – violation. Au titre cependant des atteintes aux autres droits protégés par la Convention, la Cour recense des affaires qui, directement ou indirectement, porte sur l’expression des prétentions religieuses. Par exemple : - au titre des atteintes à l’article 8 relatif au droit à la vie privée : Tysiąc c. Pologne, 20 mars 2007, Refus de procéder à un avortement thérapeutique malgré le risque d’une grave détérioration de la vue de la mère – violation. - au titre des atteintes à l’article 10 relatif à la liberté d’expression : Murphy c. Irlande, 10 juillet 2003, Interdiction de la diffusion à la radio d’une annonce à caractère religieux – non–violation. - au titre des atteintes à l’article 14 relatif à l’interdiction de discrimination : Hoffmann c. Autriche, 29 juin 1993, Retrait des droits parentaux d’une mère du fait de son appartenance aux Témoins de Jéhovah – violation. En outre, il convient de prendre en compte le contentieux résultant de l’invocation de l’article 2 du protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales en vertu duquel « Nul ne peut se voir refuser le droit à l'instruction. L'Etat, dans l'exercice des fonctions qu'il assumera dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement, respectera le droit des parents d'assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques » sur le fondement duquel s’effectue depuis 1976 la contestation du contenu des programmes scolaires (7 décembre 1976, Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, cours d’éducation sexuelle dans les écoles publiques, non-violation). Enfin, le contentieux relatif à la reconnaissance du droit au mariage des homosexuels n’est rien d’autre qu’une contestation de l’inspiration religieuse des règles qui régissent ce domaine dans les différents pays signataires de la Convention. - 162 - On comprendra, à travers cette énumération, qu’il n’est pas forcément pertinent de procéder à une quantification de la jurisprudence sur la seule base de l’article 9. La Convention européenne, comme tous les textes invoqués dans un contentieux fait l’objet de citations multiples. La simple référence à l’article 9 ne permet que de rendre partiellement compte de l’émergence des revendications religieuses sous l’égide des droits de l’homme sous son angle le plus radical : la contestation de la norme étatique au bénéfice de la norme religieuse. En cela, l’article 9 ne peut que nous servir d’indice pour quantifier la diffusion de la question religieuse dans le contentieux interne et rendre compte des multiples facettes de la question religieuse. SECTION 3 : LES MULTIPLES FACETTES DE LA QUESTION RELIGIEUSE La question religieuse est une modalité de l’invocation des droits de l’homme dans le contentieux au même titre que d’autres droits. C’est une facette nouvelle au regard des textes internes comme la Déclaration des droits de l’homme de 1789 mais également à l’aune du phénomène identifié : le tournant institutionnel des années 2000 et le poids croissant qu’a pris, à compter de cette date, la référence aux droits de l’homme. Pour illustrer cette mutation profonde de l’expression de l’identité religieuse, nous allons montrer comment elle s’insère dans un droit positif toujours plus imprégné de la référence aux droits de l’homme (paragraphe 1) ; nous exposerons ensuite les principaux domaines de cette mutation pour essayer d’en dégager la signification (paragraphe 2). PARAGRAPHE 1 : MESURES DE LA RÉFÉRENCE AUX DROITS DE L’HOMME DANS LE CONTENTIEUX INTERNE Nous avons précédemment rendu compte de l’augmentation constante du contentieux de la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Cette augmentation se répercute sur le droit interne, ce qui confirme une nouvelle fois qu’un phénomène national en la matière n’est pas dissociable de l’influence internationale. En effet, la solution adoptée pour un pays a tendance à se propager dans tous les Etatssignataires. Plus largement, l’évolution du contentieux est symptomatique d’une nouvelle perception des relations entre les individus. C’est donc une fois ce cadre exposé que nous pourrons rendre compte des multiples facettes de l’expression religieuse. Nous reprenons ici la démarche déjà usitée d’une quantification sur la base du contentieux des cours suprêmes – Cour de cassation et Conseil d’Etat – à partir d’un découpage décennal et du nombre d’occurrences de l’expression suivante : Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme – l’expression libertés fondamentales n’a pas été employée en raison de son caractère surabondant. - 163 - Cour de cassation : - du 1 janvier 1960 au 31 décembre 1970 : aucune occurrence. D’un côté, c’est logique en raison de la dimension originelle inter-étatique du contentieux propre à la Convention ; de l’autre, nous avons bien vu pour la Déclaration universelle des droits de l’homme que l’absence de transposition n’avait pas constitué un élément suffisamment pertinent pour empêcher les individus de l’invoquer ; - du 1 janvier 1971 au 31 décembre 1980 : 18 occurrences. Nous retrouvons l’idée que les textes disposent d’une dynamique intrinsèque même quand ils ne bénéficient d’aucun effet en droit positif. Ces 18 occurrences concernent exclusivement le contentieux de la chambre criminelle de la Cour de cassation. Autrement dit, dans la perception des justiciables, et c’est un point que l’on trouve également à la même époque dans la référence à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, les droits de l’homme sont uniquement une prérogative pour lutter contre les immixtions de l’Etat, soit la logique originelle de l’habeas corpus. - du 1er janvier 1981 au 31 décembre 1990 : 881 occurrences dont 118 pour des contentieux civils. La possibilité reconnue aux individus de se prévaloir de la Convention dans les contentieux commence à apparaître et va même jusqu’à déborder son domaine initialement naturel : le contentieux pénal. - du 1er janvier 1991 au 31 décembre 2000 : 4998 occurrences dont 719 occurrences propres au contentieux civils, parmi lesquels 296 relatives au contentieux de la Chambre sociale ; - du 1er janvier 2001 au 31 décembre 2011 : 5962 occurrences dont 3680 occurrences propres au contentieux civils, parmi lesquels 1363 relatives au contentieux de la Chambre sociale. Autrement dit, il y a bien une imprégnation des contentieux par les droits de l’homme qui déborde le contentieux pénal. L’expression des prétentions change de forme, voire de nature. Qui plus est, se produit un phénomène de propagation du droit par la jurisprudence qui influe sur la perception sociologique d’un phénomène juridique. Il ne peut être réductible à une chose compte tenu de la dimension interactionniste du contentieux : les individus prennent en quelque sorte possession des règles et modifient progressivement la consistance des relations sociales. Les droits de l’homme ne sont pas uniquement un moyen de contestation de pouvoir mais une technique contentieuse, tout simplement. Cette évolution est encore plus flagrante en matière de contentieux administratif en raison de la possibilité, pour les individus, de contester l’autorité étatique en invoquant les droits de l’homme. - 164 - Conseil d’Etat : - du 1er janvier 1960 au 31 décembre 1970 : aucune occurrences ; - du 1er janvier 1971 au 31 décembre 1980 : 4 occurrences ; - du 1er janvier 1981 au 31 décembre 1990 : 105 occurrences ; - du 1er janvier 1991 au 31 décembre 2000 : 5434 occurrences ; - du 1er janvier 2001 au 31 décembre 2011 : 14365 occurrences. A partir du moment où le contentieux administratif recouvre aussi bien le contentieux fiscal que celui des étrangers, la référence aux droits de l’homme érige tout litige en véritable question de principe. Au passage, que l’étranger, c’est-à-dire le non-national, devienne titulaire de droits par delà le principe posé en 1789, marque finalement l’aboutissement de la logique instillée par la Déclaration universelle de 1948285. Que le contribuable invoque également les droits de l’homme illustre un renversement de perspective : il n’y a plus de légitimité de principe à l’activité étatique même au regard de celle qui constitue son fondement : la perception de l’imposition. Nous pourrions ainsi dire que là où la Déclaration de 1789 fonde cette imposition, la Convention constitue le fondement de sa contestation. A l’identique, là où 1789 a pour référence implicite la religion comme élément de la sphère privée, la Convention a pour conception explicite la religion comme élément de la sphère publique. Bien évidemment, le simple fait d’invoquer les droits de l’homme ne signifie pas que les individus obtiennent systématiquement gain de cause. Mais, nous pouvons lire à travers cette évolution du contentieux une re-formulation des droits subjectifs en terme d’autojustification de leurs prétentions. Et si, finalement, la rationalisation du droit par l’entremise des droits subjectifs portait en elle une part d’irrationnel dans le comportement du plaideur ? La neutralité juridique aurait alors seulement réussi à masquer « la dialectique de la raison » : le droit présente une facette rationnelle dans sa formulation – un propos incohérent tant oral qu’écrit ne saurait être accepté dans un tribunal ; une phase irrationnelle dans son expression et son invocation - irrationalité en raison des demandes formulées sous 285 La discussion sur le statut des étrangers à partir de la Déclaration de 1789 revient à interpréter ce texte à l’aune de la Déclaration de 1948. - 165 - l’apparat du formalisme juridique, irrationalité comme dans le cas présent à travers la tentative de substituer à l’ordre présent un ordre religieux286. C’est en cela que la diversité des questions religieuses soulevées est loin de constituer un contentieux comme les autres. PARAGRAPHE 2 : LE CONTENTIEUX RELATIF À L’EXPRESSION DE L’IDENTITÉ RELIGIEUSE COMME VECTEUR D’UNE VÉRITABLE TRANSFORMATION SOCIALE Que ce soit au regard du contentieux interne ou émanant de la Cour européenne des droits de l’homme, les questions soulevées montrent que nous sommes en présence d’une véritable transformation sociale. Les sondages sur les valeurs et les croyances permettent de tracer une évolution de la place de la religion dans la vie des individus comme si celle-ci restait finalement cantonnée dans la sphère privée287. Cette approche nous paraît insuffisante à partir du moment où les institutions consacrent un rôle public aux religions288. A ce titre, la Cour européenne promeut une approche singulièrement différente : « la liberté de pensée, de conscience et de religion est l’un des fondements d’une « société démocratique ». Elle est, dans sa dimension religieuse, l’un des éléments les plus vitaux qui confèrent aux croyants leur identité et leur conception de la vie, mais elle est aussi un atout précieux pour les athées, agnostiques, sceptiques ou indifférents car le pluralisme, indissociable d’une société démocratique, si chèrement acquis à travers les siècles en dépend (voir Eglise Métropolitaine de Bessarabie et alia c. La Moldavie, no. 45701/99, § 114, CEDH 2001XII) ». Présenter ce contentieux revient donc à exposer les manifestations « d’un des fondements d’une société démocratique ». Afin d’en saisir l’importance, nous exposerons donc dans un premier temps la spécificité de ce contentieux (1) pour en exposer dans un second temps les principales facettes (2). Nous pourrons alors comparer l’évolution décrite avec le droit français (3). 286 M. Weber évoque également un droit irrationnel mais dans un sens différent à propos de « la création du droit et la découverte du droit ». M. Weber, Sociologie du droit, Puf, 1986, p. 42. 287 36% des sondés déclarent croire en Dieu (France 2011, sondage Harris), Le Parisien, 6 février 2011. 288 Cf Rapport Commissariat général du Plan Institut de Florence, Croyances religieuses, morales et éthiques dans le processus de construction européenne, 2002 ; J.-P. Willaime, Les religions et l’unification européenne, in G. Davie, D. Hervieu-Leger, Identités religieuses en Europe, La découverte, 1996, p. 291-314. - 166 - 1) EXPOSÉ DE LA SPÉCIFICITÉ DU CONTENTIEUX RELIGIEUX EN MATIÈRE DE DROITS DE L’HOMME Il est bien évident que si les droits de l’homme renforcent la capacité d’auto-justification des individus, leur omniprésence tant dans le discours quotidien que dans le contentieux a vocation à modifier en profondeur le substrat social. Le contentieux en matière religieuse présente toutefois une spécificité : une force symbolique peut-être sans équivalent. En matière religieuse, le contentieux s’articule en effet différemment des autres types de contentieux pour deux raisons. Premièrement, l’individu exprime ses prétentions comme pour n’importe quel droit si ce n’est que l’expression de sa subjectivité renvoie à un corps de règles distinct de celui qu’il conteste, élément qui ne nous paraît pas trouver d’équivalent dans l’expression des autres droits. A titre d’illustration, la personne qui estime subir une atteinte à son droit à la vie privée ou à sa liberté d’expression formule ses prétentions sur la base de la Convention. La personne qui invoque une atteinte à sa liberté de religion le fait en raison de l’existence d’une norme distincte qu’elle estime supérieure. Deuxièmement, l’individu cherche également à modifier l’équilibre institutionnel en raison de l’existence consacrée par la Cour d’obligations positives. Par exemple, au titre des obligations positives qu’il peut incomber à un Etat à la suite d’une condamnation par la Cour européenne, la personne qui se voit reconnaître le droit à un environnement sain est à même de faire condamner l’Etat qui porterait atteinte à son droit, ce qui conduit à une évolution des règles. La personne qui invoque une telle obligation en matière religieuse veut par ce biais forcer l’Etat à consacrer sa conception de l’espace public. A l’identique, en matière de fiscalité, se servir des droits de l’homme pour justifier son refus de ne pas payer des impôts revient également à modifier la nature du lien social. C’est une illustration saisissante d’une expression individuelle exacerbée dans laquelle l’individu perçoit les pouvoirs publics comme un ennemi dont il doit se protéger, ce que l’on appelé pendant quelques années le bouclier fiscal289. Pour autant, le changement d’expression de ce contentieux ne porte pas en soi une mutation des règles dans la société – c’est peut-être davantage l’existence de la crise financière qui oblige les Etats à renforcer leurs moyens de lutte contre la fraude. Dans le cas du contentieux en matière de droit des étrangers dits en situation irrégulière, la situation est déjà plus ambivalente à partir du moment où l’invocation des droits de l’homme repose sur l’abstraction du lien consubstantiel entre 289 J. Amar, La manipulation par interprétation, le cas de la fiscalité in sous la direction de L. Faggion, Manipulation : droit, justice, société de l'Ancien Régime à nos jours, (en cours de publication) ed CNRS, 2012. - 167 - nation et citoyenneté290. Mais, là encore, ce changement de perception du lien, pour révolutionnaire qu’il soit, ne concerne pas la nature des règles mais leur champ d’application : les droits deviennent les mêmes pour tous indépendamment du lien national en raison du principe de non-discrimination. D’ailleurs, en dépit du caractère massif de ces contentieux, ces évolutions suscitent peu de réactions médiatiques, sauf cas particuliers quand intervient une dimension religieuse à l’instar du contrôle fiscal intenté à l’association les Témoins de Jéhovah ou du refus d’accorder la nationalité à une femme en raison de sa pratique religieuse. Ce n’est donc pas le nombre de jurisprudence qui importe en matière religieuse mais la nature des questions posées. Nous sommes ici en présence d’un contentieux symbolique291. Par symbole, nous visons deux caractéristiques : le surplus de sens que les mots utilisés lors d’un contentieux véhiculent en dehors des tribunaux ; la question soulevée confronte le juge à la symbolique religieuse. Par exemple, la problématique du voile à l’école est incompréhensible pour quelqu’un s’affirmant laïc qui parlera plutôt de foulard292. La question posée dépasse par ses implications la solution qui peut être rendue par les juges. En même temps, la neutralité de la formulation juridique l’érige en détenteur de toutes les vérités. Par exemple, les différentes interventions des membres lors de la commission Stasi sur la laïcité ont donné l’impression que leur position a dépendu finalement de l’audition du juge européen et exconseiller d’Etat en raison des questions de compatibilité de la norme interne avec la norme internationale293. Sous ces deux facettes symboliques, ce contentieux, sans présenter systématiquement un enjeu financier, questionne les fondements mêmes de notre société. L’exposé de quelques unes des solutions adoptées permet de dresser les contours de la place de la religion dans une société démocratique sur le fondement des droits de l’homme. 290 C. Colliot-Thélène, La Démocratie sans « Demos », Puf, 2011. 291 E. Cassirer, dans sa philosophie des formes symboliques, n’a cependant pas considéré que le champ juridique pouvait être un domaine dans lequel la logique symbolique pouvait s’exercer. Il est vrai que, dans ce cas, la discussion sur les symboles dans l’arène d’un tribunal atteste l’échec de la communication entre les personnes concernées. 292 Cf par exemple, A. Badiou, Derrière la loi foulardière, la peur, Le Monde, 22 février 2004. 293 Le poids de l’intervention du juge européen J-P. Costa ressort parfaitement de l’analyse que le rapporteur de cette commission a pu faire par la suite. R. Schwartz, Le travail de la commission Stasi : Laïcité : les 100 ans d'une idée neuve. Hommes et migrations, 2005, no1258, pp. 28-32. Il n’y a donc rien d’étonnant que cet auteur, par delà le sentiment de satisfaction qu’il exprime, estime que la réflexion doit être poursuivie. - 168 - 2) EXPOSÉ DES PRINCIPAUX TYPES DE CONTENTIEUX L’exposé des principaux types de contentieux ne cherche pas à apprécier la cohérence jurisprudentielle en la matière. Elle paraît d’ailleurs difficile à identifier en raison du caractère polymorphe du contentieux en matière religieuse. Conclure en outre qu’il se dégagerait ou qu’il faudrait aboutir à une définition juridique de la religion serait, qui plus est, fallacieux. Le contentieux propre à la Convention européenne laisse en ce domaine ce que les juges nomment une « marge nationale d’appréciation » de façon précisément à ne pas se substituer systématiquement à la compétence des juges nationaux294. Nous ne disposons donc pas d’une conception européenne qui s’impose aux juges nationaux mais d’un ensemble de solutions à l’aune desquels les problèmes juridiques soulevés dans les différents pays doivent être traités, étant quand même précisé préalablement que les solutions adoptées n’ont rien d’intangibles. C’est pourquoi à la recherche d’unité d’interprétation propre à la démarche juridique nous privilégions la construction d’une typologie afin de préciser l’argumentation religieuse sur la base des droits de l’homme. Pour construire cette typologie, nous avons essayé de recenser les affaires les plus significatives tant sur le plan interne qu’international. Nous sommes partis de la conception classique de la liberté religieuse fondée sur une claire séparation entre espace public et espace privé pour arriver aux situations dans lesquels l’enjeu n’est ni plus ni moins que la substitution ou la consécration de la norme religieuse dans l’espace public. Une telle typologie se veut ainsi le réceptacle des orientations communautaires exposées selon lesquelles il revient aux pouvoirs publics d’accorder une place et un rôle dans l’espace public aux institutions religieuses. Elle s’articule autour de deux axes : une dimension institutionnelle (a) ; une dimension individuelle (b). Dans le prolongement de notre démarche fondée sur le rôle croissant que jouent les institutions et l’influence qu’elles exercent sur les individus, nous commencerons par le contentieux présentant une dimension institutionnelle. Nous terminerons par le contentieux résultant de l’interaction entre l’institution religieuse et la liberté individuelle (c). a) Le contentieux présentant une dimension institutionnelle ou le débat sur la place de la religion dans la sphère publique Le contentieux présente une dimension institutionnelle à partir du moment où il a pour objet les relations collectives que les religions ou les minorités entretiennent avec l’autorité 294 Sur cette notion, E. Kastanas, Unité et diversité : notions autonomes et marge d’appréciation des Etats dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Bruylant, 1999. - 169 - étatique. Compte tenu du rôle reconnu par les institutions-mêmes aux religions, il est possible de distinguer : a-1) le contentieux relatif à la contestation des modes d’organisation du culte choisi par l’Etat ; a-2) le contentieux relatif à la protection des droits des minorités ; a-3) le contentieux relatif à la visibilité de la religion majoritaire dans un pays ; a-4) le contentieux relatif au contenu des programmes scolaires ; a-5) le contentieux relatif à la dissolution d’un parti politique dont le programme se fonde sur une doctrine religieuse. a-1) contentieux relatif à la contestation des modes d’organisation du culte choisi par l’Etat Se pose ici la question de l’intervention de l’Etat et de l’autonomie de l’organisation religieuse au regard de la compétence étatique. - non-violation de l’article 9 en matière d’organisation de l’abattage rituel295 ; l’opinion minoritaire mérite toutefois d’être mentionnée car elle illustre non seulement le caractère relatif de la solution mais également du raisonnement juridique tenu en la matière à l’aune de la définition des obligations qui incombent à l’Etat en matière religieuse – « si des tensions peuvent survenir lorsqu’une communauté, notamment religieuse, se trouve divisée, il s’agit là d’une conséquence inévitable de la nécessité de respecter le pluralisme. Dans ce genre de situation, le rôle des autorités publiques ne consiste pas à supprimer tout motif de tension en éliminant le pluralisme mais à prendre toutes les mesures nécessaires pour s’assurer que les groupes qui s’affrontent font preuve de tolérance (Serif c. Grèce, n° 38178/97, § 53, CEDH 1999) »296. - violation de l’article 9 en raison de l’ingérence de l’Etat dans le choix du dirigeant d’une communauté religieuse297 ; 295 296 CEDH, 27 juin 2000, Chaare Tsedek c. France, (7417/95). Opinion dissidente commune à Sir Nicolas Bratza, M. Fischbach, Mme Thomassen, Mme Tsatsa- Nikolovska, M. Panţîru, M. Levits et M. Traja. 297 CEDH, 26 juin 2000, Hassan et Tchaouch c. Bulgarie (no 30985/96). - 170 - - violation de l’article 9 en raison du refus de l’Etat de reconnaître une communauté ayant fait scission298 ; - violation de l’article 9 en raison d’une rectification fiscale à l’encontre des Témoins de Jehovah dont les modalités ont paru excessives299 - l’une des raisons avancées mérite d’être reproduite : « Procédant à une analyse de droit comparé, l’association européenne affirme que malgré la marge d’appréciation des Etats, les croyances et pratiques des Témoins de Jéhovah sont uniformes dans les Etats membres. En Angleterre, en Allemagne, en Italie et en Espagne par exemple, les dons versés aux Témoins de Jéhovah ne sont pas taxés car leurs activités sont exclusivement religieuses »300. Le droit comparé est l’expression des lois de l’imitation mises à jour par G. Tarde. Nous retrouvons un raisonnement similaire à propos de la reconnaissance de l’Eglise de scientologie en Russie301 ; - contestation de la votation suisse sur l’interdiction des constructions de minarets en Suisse jugée irrecevable302. Nous soulignerons que le motif d’irrecevabilité ne préjuge en rien la solution au fond au regard de la position adoptée en la matière par le Conseil des droits de l’homme ; - l’interdiction prononcée à l’encontre de l’association Raël d’effectuer une campagne d’affichage en Suisse303. Par delà le cas d’espèce, l’affaire tranche une question centrale : la liberté d’expression en matière de religion peut être restreinte si le contenu d’une affiche risque de choquer une partie majoritaire de la population. La marge d’appréciation nationale peut aboutir à reconnaître le droit pour un Etat de sanctionner le blasphème. a-2) contentieux relatif à la protection des droits des minorités Le texte de la Convention ne reconnaît pas expressément de droit spécifique pour les minorités. Les parties à ce type de contentieux invoquent simultanément le principe de nondiscrimination (art. 14), le droit de pratiquer sa religion (art. 9) ou le droit à la vie privée (art. 8) ou la liberté d’association (art. 11). 298 CEDH, 13 décembre 2001, Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova (no 45701/99). 299 CEDH, 30 juin 2011, Association Les Témoins de Jéhovah c. France (8916/05). 300 Arrêt préc. p. 65. 301 CEDH, 15 mars 2007, Eglise de scientologie de Moscou c. Russie, (n° 18147/02). 302 CEDH, 10 juillet 2011, Ouardiri c. Suisse (requête no 65840/09) et Ligue des Musulmans de Suisse et autres c. Suisse (no 66274/09). 303 CEDH, 13 juillet 2012, n° 16354/06, aff. Mouvement raëlien suisse c. Suisse. - 171 - Pourtant, l’émergence d’un droit des minorités constitue un souhait expressément formulé par le Conseil de l’Europe. La proposition du Protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales lie ainsi droits de l’homme et droits des minorités de manière inédite : « Aux fins de cette Convention, l'expression « minorité nationale » désigne un groupe de personnes dans un Etat qui : - résident sur le territoire de cet Etat et en sont citoyens ; entretiennent des liens anciens, solides et durables avec cet Etat ; - présentent des caractéristiques ethniques, culturelles, religieuses ou linguistiques spécifiques ; - sont suffisamment représentatives, tout en étant moins nombreuses que le reste de la population de cet Etat ou d'une région de cet Etat ; - sont animées de la volonté de préserver ensemble ce qui fait leur identité commune, notamment leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur langue » 304. En l’état du droit positif, la formulation adoptée par la Cour n’exclut pas cette éventualité : « bien qu’il faille subordonner les intérêts de l’individu à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité; elle commande un équilibre qui assure aux minorités un juste traitement et qui évite tout abus d’une position dominante » 305. Aussi, une partie de la doctrine en la matière considère que certaines décisions consacrent progressivement un véritable droit des minorités306. Sur le fond, ces contentieux portent principalement sur des questions d’organisation de culte à l’instar de celles déjà examinées. Sans reprendre les affaires précédemment citées, nous nous contenterons de signaler que nous disposons ici de l’expression institutionnelle du communautarisme. a-3) contentieux relatif à la visibilité de la religion majoritaire dans un pays 304 Conseil de l’Europe, Parlement européen, recommandation 1201 (1993), relative à un Protocole additionnel à la Convention européenne des Droits de l'Homme sur les droits des minorités nationales. 305 CEDH, 13 août 1981, Young, James et Webster, série A, n° 44. 306 F. Benoît-Rohmer, La Cour européenne des droits de l'homme et la défense des droits des minorités nationales, RTDH, 2002, p. 563. - 172 - Ce contentieux, sur le plan technique, concerne davantage le droit à l’instruction reconnu par l’article 2 du protocole additionnel. Il est d’ailleurs généralement présenté à l’aune des autres décisions concernant le contenu des programmes scolaires. La question soulevée dans cette affaire fortement médiatisée porte sur un point différent : une requérante est-elle en droit d’exiger le retrait des crucifix présent dans les salles de classe d’une école publique en raison de l’atteinte que cela représenterait à la liberté de choix de l’enfant ? La chronologie de cette affaire est ici importante car les juges se sont prononcés à deux reprises de façon différente sur cette question : - CEDH, 3 novembre 2009, Lautsi c. Italie, no 30814/06 : l’arrêt est rendu à l’unanimité ; il impose à l’Etat un véritable principe de laïcité : « Les dispositions en cause sont l'héritage d'une conception confessionnelle de l'Etat qui se heurte aujourd'hui au devoir de laïcité de celui-ci et méconnaît les droits protégés par la Convention. Il existe une « question religieuse » en Italie, car, en faisant obligation d'exposer le crucifix dans les salles de classe, l'Etat accorde à la religion catholique une position privilégiée qui se traduirait par une ingérence étatique dans le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion de la requérante et de ses enfants et dans le droit de la requérante d'éduquer ses enfants conformément à ses convictions morales et religieuses, ainsi que par une forme de discrimination à l'égard des non-catholiques » (point n°30). L’affaire sera cependant rejugée conformément à une procédure prévue par la Convention en raison de la violence des réactions que cette décision a suscité en Italie. Son caractère éminemment sensible va entraîner l’intervention devant la Cour de nombreuses associations et pays. Le deuxième arrêt rendu à cette occasion307 repose sur le raisonnement suivant pour justifier un revirement de jurisprudence : - une analyse du crucifix comme symbole religieux (sic) ; - point 66 : « Il n'y a pas devant la Cour d'éléments attestant l'éventuelle influence que l'exposition sur des murs de salles de classe d'un symbole religieux pourrait avoir sur les élèves ; on ne saurait donc raisonnablement affirmer qu'elle a ou non un effet sur de jeunes personnes, dont les convictions ne sont pas encore fixées ». - la diversité des conceptions des Etats parties à la Convention en matière de religion conduit la Cour à laisser une « marge d’appréciation nationale » aux Etats sur ces questions. 307 CEDH, 18 mars 2011, n° 30814/06. - 173 - D’où incidemment, le considérant suivant : « A cet égard, il est vrai qu'en prescrivant la présence du crucifix dans les salles de classe des écoles publiques – lequel, qu'on lui reconnaisse ou non en sus une valeur symbolique laïque, renvoie indubitablement au christianisme –, la réglementation donne à la religion majoritaire du pays une visibilité prépondérante dans l'environnement scolaire. Cela ne suffit toutefois pas en soi pour caractériser une démarche d'endoctrinement de la part de l'Etat défendeur et pour établir un manquement aux prescriptions de l'article 2 du Protocole no 1». Contrairement cependant à la première décision, la seconde, adoptée dans le cadre d’une formation solennelle, n’a pas été rendue à l’unanimité. La critique formulée par l’opinion dissidente expose pleinement la contradiction intrinsèque à exprimer les prétentions en faveur ou contre la religion par le prisme des droits de l’homme. D’une part, le juge critique fortement la notion de marge d’appréciation nationale308 ; d’autre part, il estime que la décision nouvellement rendue contredit les fondements même d’une société démocratique – « Nous vivons désormais dans une société multiculturelle, dans laquelle la protection effective de la liberté religieuse et du droit à l'éducation requiert une stricte neutralité de l'Etat dans l'enseignement public, lequel doit s'efforcer de favoriser le pluralisme éducatif comme un élément fondamental d'une société démocratique » 309 (c’est nous qui soulignons). Nous mesurons à travers cet exemple non seulement l’absence de neutralité politique de la référence aux droits de l’homme mais aussi, encore et toujours, l’enjeu éducationnel des droits de l’homme. 308 Opinion dissidente du Juge Malinverni, à laquelle se rallie la juge Kalaydjieva, point 1 : « Utile, voire commode, la théorie de la marge d'appréciation est une technique d'un maniement délicat, car l'ampleur de la marge dépend d'un grand nombre de paramètres : droit en cause, gravité de l'atteinte, existence d'un consensus européen, etc. La Cour a ainsi affirmé que « l'ampleur de la marge d'appréciation n'est pas la même pour toutes les affaires mais varie en fonction du contexte (...). Parmi les éléments pertinents figurent la nature du droit conventionnel en jeu, son importance pour l'individu et le genre des activités en cause». La juste application de cette théorie est donc fonction de l'importance respective que l'on attribue à ces différents facteurs. La Cour décrète-t-elle que la marge d'appréciation est étroite, l'arrêt conduira le plus souvent à une violation de la Convention ; considère-t-elle en revanche qu'elle est large, l'Etat défendeur sera le plus souvent « acquitté ». 309 Opinion précitée, Point n°2. - 174 - a-4) contentieux relatif au contenu des programmes scolaires Ce contentieux est le pendant de celui examiné précédemment. L’existence d’un droit à la visibilité de la religion majoritaire a-t-il un impact sur les programmes scolaires ? Ces affaires confirment la persistance du fait religieux dans la sphère publique. - atteinte au droit à l’instruction en raison de la modification des programmes du primaire : deux cours Christianisme et philosophie de la vie ont été remplacés par un cours intitulé : le Christianisme, la religion et la philosophie. L’atteinte découle de la place prépondérante accordée à la religion chrétienne et de la difficulté pour une personne nonchrétienne d’obtenir une dispense sans avoir à trop révéler d’éléments sur sa vie privée. C’est donc davantage le problème administratif que le contenu du cours qui a été à l’origine du constat de la violation du droit, la Cour ayant dans cet arrêt précisé que « l’intention qui avait présidé à la création du cours, à savoir que le fait d’enseigner ensemble le christianisme et les autres religions et philosophies permettait d’établir un environnement scolaire ouvert accueillant tous les élèves, était à l’évidence conforme aux principes de pluralisme et d’objectivité consacrés par l’article 2 du Protocole no 1 »310. La question de la dispense à un cours d’éducation religieuse a également été traitée à propos d’une affaire relative au programme scolaire des manuels turcs. L’atteinte a été constatée en raison d’une part de l’existence de dispenses de droit pour des membres de certaines confessions et d’autre part du fait que « le programme accordait une plus large part à la connaissance de l’islam qu’à celle des autres religions et philosophies et inculquait les grands principes de la religion musulmane, y compris ses rites culturels »311. La Cour n’a cependant nullement incité les Etats à prévoir un système de dispense des cours d’instruction religieuse. Le cas turc est intéressant car il combine à la fois un principe de laïcité et une forte dimension religieuse dont la conciliation passe par l’obligation des individus de révéler publiquement leur appartenance religieuse – les juifs et les Chrétiens étaient légalement dispensés de ce cours. A l’inverse, la Cour semble avoir dégagé une obligation positive d’instaurer un cours de morale pour éviter que les enfants d’agnostiques 310 CEDH, 29 juin 2007, Folgero et autres c. Norvège (no 15472/02) ; ce critère du pluralisme a également justifié l’irrecevabilité d’une action à l’encontre d’un programme de morale laïc - cf CEDH, 6 octobre 2009, Irrgang c. Allemagne (no 45216/07). 311 CEDH, 9 octobre 2007, Hasan et Eylem Zengin c. Turquie (no 1448/04). - 175 - soient discriminés par rapport aux autres élèves qui suivraient un cours obligatoire de religion312. Nous pouvons donc conclure que la visibilité de la religion majoritaire peut se manifester dans les programmes scolaires. Si cours de religion il y a, l’appréciation porte davantage sur le contenu que sur l’éventuelle dispense du cours. a-5) contentieux relatif à la dissolution d’un parti politique dont le programme se fonde sur une doctrine religieuse La question dépasse de loin la sphère juridique et empiète sur le terrain politique : dans quelle mesure une société démocratique peut-elle accepter un parti d’obédience religieuse ? La réponse donnée à l’époque mérite d’être reproduite : non-violation de l’article 9 en raison de l’interdiction d’un parti faisant référence à une doctrine religieuse : « la Cour reconnaît que la Charia, reflétant fidèlement les dogmes et les règles divines édictées par la religion, présente un caractère stable et invariable. Lui sont étrangers des principes tels que le pluralisme dans la participation politique ou l’évolution incessante des libertés publiques. La Cour relève que, lues conjointement, les déclarations en question qui contiennent des références explicites à l’instauration de la Charia sont difficilement compatibles avec les principes fondamentaux de la démocratie, tels qu’ils résultent de la Convention comprise comme un tout. Il est difficile à la fois de se déclarer respectueux de la démocratie et des droits de l’homme et de soutenir un régime fondé sur la Charia, qui se démarque nettement des valeurs de la Convention, notamment eu égard à ses règles de droit pénal et de procédure pénale, à la place qu’il réserve aux femmes dans l’ordre juridique et à son intervention dans tous les domaines de la vie privée et publique conformément aux normes religieuses. En outre, les déclarations qui concernent le souhait de fonder un « ordre juste » ou un « ordre de justice » ou « ordre de Dieu », lues dans leur contexte, même si elles se prêtent à diverses interprétations, ont pour dénominateur commun de se référer aux règles religieuses et divines pour ce qui est du régime politique souhaité par les orateurs. Elles traduisent une ambiguïté sur l’attachement de leurs auteurs pour tout ordre qui ne se base pas sur les règles religieuses. Selon la Cour, un parti politique dont l’action semble viser l’instauration de la Charia dans un Etat partie à la Convention peut difficilement passer pour une association conforme à l’idéal démocratique sous-jacent à l’ensemble de la Convention ». Une opinion dissidente a cependant considéré que la mesure de dissolution constituait une atteinte à la liberté d’association et à la liberté d’opinion. Elle n’était donc pas 312 CEDH, 15 juin 2010, Grzelak c. Pologne (7710/02). - 176 - conforme aux valeurs d’une société démocratique. D’ailleurs, les différents types de contentieux résultant de la dimension institutionnelle des religions permettraient aisément d’argumenter en faveur de la solution inverse : comment en effet concevoir une visibilité neutre de la religion majoritaire à laquelle s’ajoute une présence pluraliste dans les programmes scolaires sans imaginer que cela se traduise par des revendications politiques ? Nous sommes ici confrontés à un équilibre subtil entre marge d’appréciation nationale et auto-limitation de la compétence des juges. Les débats sur l’interprétation des textes ne doivent cependant pas masquer la dimension socio-politique des questions soulevées. Nous pouvons donc lire le contentieux suivant comme la prolongation de la mutation institutionnelle de la place de la religion dans l’espace public. Les religions reconnues, elles ont vocation à influer sur la vie politique des pays européens. La diversité des cas étudiés révèle d’une part le caractère protéiforme des revendications religieuses à l’égard des institutions étatiques, d’autre part la difficulté de maintenir l’illusion d’un traitement juridique des litiges dénué de toutes considérations politiques. Il n’en va pas différemment à propos du contentieux présentant, cette fois, une dimension individuelle. b) Le contentieux présentant une dimension individuelle ou l’expression de la mutation des revendications individuelles en matière religieuse C’est ce type de contentieux qui est à l’origine de l’interrogation qui structure la présente recherche. Nous distinguerons : - b-1) un contentieux conforme à la conception classique de la religion selon laquelle la religion relève de la sphère privée ; - b-2) un contentieux relatif au refus ponctuel de soumission à une réglementation étatique ; - b-3) un contentieux relatif à l’expression publique de l’identité religieuse b-1) un contentieux conforme à la conception classique selon laquelle la religion relève de la sphère privée La liberté de religion se comprend également comme celle de ne pas manifester sa religion, ce qui relègue celle-ci dans la sphère privée. - 177 - - atteinte à l’article 9 lorsqu’une réglementation oblige à prêter serment pour accéder à une fonction ou à une profession313 ; - atteinte à l’article 9 lorsqu’une réglementation oblige à révéler son identité religieuse sur des documents officiels314. b-2) un contentieux relatif au refus ponctuel de soumission à une réglementation étatique Ce contentieux repose sur l’opposition entre obligation religieuse et obligation étatique. L’enjeu est un aménagement des obligations indépendamment des convictions de l’individu. En cela, ce contentieux ne présente pas la même dimension symbolique que celui qui sera exposé ci-après. - violation de l’article 9 en raison de l’existence d’une condamnation au pénal qui avait bloqué l’accession d’un individu à la profession d’expert-comptable qui refusait d’effectuer son service militaire315. - violation de l’article 9 en raison de la condamnation d’un individu qui avait refusé d’effectuer son service militaire pour des motifs religieux316. Progressivement, s’est imposé le principe selon lequel les Etats devaient prévoir un traitement distinct en matière d’objection de conscience. Le contentieux a finalement vocation à disparaître de lui-même en raison du changement de la réglementation résultant de la jurisprudence européenne. 313 CEDH, 18 février 1999, Buscarini et autres c. Saint-Marin (requête no 24645/94) à propos de l’obligation de prêter serment sur la Bible pour exercer la fonction de député après avoir été élu ; CEDH, 20 février 2008, Alexandridis c. Grèce (no 19516/06) : interdiction d’obliger un individu à révéler sa religion pour devenir avocat. 314 CEDH, 2 février 2010, Sinan Isik c. Turquie (no 21924/05) : requérant turc qui ne voulait pas mentionner sa religion sur un document officiel ; CEDH, 17 février 2011, Wasmuth c. Allemagne (no 12884/03) : à propos d’une réglementation fiscale relative à l’impôt cultuel et à l’obligation incombant au contribuable de faire mention d’une affiliation à une communauté religieuse. 315 CEDH, 6 avril 2000, Thlimmenos c. Grèce (no 34369/97), à propos d’un témoin de Jehovah. CEDH, 7 mai 2011, Bayatyan c. Arménie (no 23459/03) ; CEDH, 22 novembre 2011, Erçep c. Turquie. 316 CEDH, 7 mai 2011, Bayatyan c. Arménie (no 23459/03) ; CEDH, 22 novembre 2011, Erçep c. Turquie (43965/04). - 178 - b-3) un contentieux relatif à l’expression publique de l’identité religieuse Ce contentieux se caractérise par l’affirmation de principe de son identité religieuse par delà les règles fixées par l’autorité publique ou privée. Ce contentieux se distingue des autres précédemment exposés pour les raisons suivantes : - c’est un contentieux récurrent : plusieurs arrêts importants depuis l’an 2000 dont la majorité concerne à la France (10 sur 12 si on se fonde sur la recension fournie par la Cour européenne elle-même dans ses documents destinés à la presse). Autrement dit, en dépit du filtre des juridictions nationales, les requérants continuent d’estimer que leurs prétentions peuvent trouver un écho sur le terrain des droits de l’homme au niveau d’une juridiction supra-nationale ; - c’est un contentieux dans lequel la marge d’appréciation nationale est déterminante ; - c’est un contentieux dans lequel les déclarations d’irrecevabilité laissent toujours planer un doute sur la légitimité des prétentions exprimées en raison des justifications avancées par les juges. Nous pouvons classer ces expressions de l’identité sur la base des exigences minimales des religions : les signes distinctifs, le calendrier, l’éventuel prosélytisme. - Contentieux en matière de signes distinctifs - CEDH : 30 juin 2009 : irrecevabilité des requêtes : Aktas c. France (no 43563/08), Bayrak c. France (no 14308/08), Gamaleddyn c. France (no 18527/08), Ghazal c. France (no 29134/08), R. Singh c. France (no 27561/08) : compatibilité des mesures d’exclusion : « l'intéressé pouvait poursuivre sa scolarité dans un établissement d'enseignement à distance ou dans un établissement privé, ce qu'il fit en l'espèce. Il en ressort que ses convictions religieuses ont été pleinement prises en compte face aux impératifs de la protection des droits et libertés d'autrui et de l'ordre public. En outre, ce sont ces impératifs qui fondaient la décision litigieuse et non des objections aux convictions religieuses du jeune homme». - CEDH, 04 mars 2008, El Morsli c. France (no 15585/06) décision relative à un contrôle de sécurité qui nécessitait qu’une femme enlève son voile : irrecevabilité en raison du but légitime de sécurité publique à l’origine de ces mesures ainsi que de leur caractère ponctuel. Or, dans une affaire relative à une situation similaire cette fois en Turquie, la jurisprudence a infléchi sa position pour les raisons suivantes : rien n’indiquait que les requérants avaient représenté une menace pour l’ordre public ou qu’ils avaient fait acte de - 179 - prosélytisme en exerçant des pressions abusives sur les passants lors de leur rassemblement. La Cour a ici distingué le port de tenues vestimentaires dans des lieux publics ouverts à tous qui ne peut être sanctionné et la possibilité d’imposer une interdiction de vêtir des signes religieux dans des établissements publics dans lesquels la neutralité religieuse peut primer sur le droit de manifester sa religion317. D’autres affaires sont en cours de jugement à l’instar de ces requérantes, chrétiennes pratiquantes qui dénoncent l’interdiction de porter un crucifix au travail. L’une d’elles est employée d’une compagnie aérienne, l’autre travaille en tant qu’infirmière dans le service de gériatrie d’un hôpital public318. - Contentieux en matière de respect du calendrier ou des horaires religieux Contrairement aux autres contentieux exposés, ce type de conflits aboutit à un ensemble de solutions similaires : le refus de principe des demandes des requérants fondées sur des exigences liées à leur calendrier religieux. De façon générale, « ne relèvent pas de la protection de l’article 9 la révocation d’un agent du service public pour n’avoir pas respecté les horaires de travail » - il s’agissait d’un membre de l’Eglise adventiste du septième jour dont la religion interdit à ses membres de travailler le vendredi après le coucher du soleil (Konttinen c. Finlande, no 24949/94, déc. 3 décembre 1996, Décisions et rapports (DR) 87, p. 69). Solution semblable pour estimer compatible avec les exigences de la Convention, le licenciement d’une salariée par un employeur du secteur privé à la suite du refus de l’intéressée de travailler le dimanche (décision de la Commission du 9 avril 1997, DR 89, p. 104). Dans lesdites affaires, la Commission et la Cour ont considéré que les mesures prises à l’encontre des requérants par les autorités n’étaient pas motivées par leurs convictions religieuses mais étaient justifiées par « les obligations contractuelles spécifiques liant les intéressés à leurs employeurs respectifs »319. S’agissant plus particulièrement du calendrier judiciaire, les prétentions religieuses n’ont pas non plus permis de valider une demande de report d’audience formulée par un avocat 317 CEDH, 23 février 2010, Ahmet Arslan et a. c. Turquie, ( 41135/98) ; J. –P. Marguenaud, La liberté de porter des vêtements religieux dans les lieux publics ouverts à tous, Dalloz, 2010 p. 682 ; G. GONZALEZ, L’inconventionnalité des sanctions pour ports de tenus à caractère religieux dans les lieux publics ouverts à tous, Semaine Juridique, éd. Générale, n° 18, 3 mai 2010, 514. 318 Affaires en cours 2012, Eweida et Chaplin c. Royaume-Uni (48420/10 et 59842/10). 319 CEDH, 3 avril 2012, Francesco Sessa c. Italie, no 28790/08, point 35. - 180 - juif. Il est vrai, et la Cour ne manque pas de le souligner, « le requérant, qui devait s’attendre à ce que sa demande de report soit refusée conformément aux dispositions de la loi en vigueur, aurait pu se faire remplacer à l’audience litigieuse afin de s’acquitter de ses obligations professionnelles »320. L’opinion dissidente de trois juges reproduite sous l’arrêt formule deux critiques : la Cour aurait peut-être dû tenir compte du fait que l’avocat s’était manifesté suffisamment en avance une fois la date d’audience fixée321 ; la Cour aurait dû davantage approfondir son contrôle du caractère proportionnel de l’atteinte à la liberté de religion au regard des contraintes judiciaires. L’expression publique de la religion est ainsi plus ou moins admise en matière vestimentaire mais non en matière d’organisation du temps de l’individu. S’impose ici le constat suivant : le débat sur la visibilité des religions minoritaires masquerait une conception de la religion dans laquelle celle-ci devrait être reléguée dans la sphère privée. - Contentieux en matière de prosélytisme C’est un contentieux ambivalent dans lequel se croisent la liberté de pratiquer sa religion et la liberté d’expression. Là encore, tout n’est que question d’équilibre en droit, ce qui explique que les deux principaux arrêts en la matière portent d’une part sur la reconnaissance de la possibilité de tenir un discours prosélyte322 et, d’autre part, sur ses nécessaires limites323. Consécration ou non du poids de l’institution religieuse dans la vie publique, la Cour s’est dans un premier temps inspirée d’une définition religieuse pour distinguer le prosélyte légitime du prosélyte abusif. C’est à notre sens une nouvelle illustration de la dimension globalisante de la religion et de sa capacité à se substituer intégralement à l’ordre établi. On comprend ainsi qu’au titre des limites soit admis le principe d’une sanction pénale en la matière324. 320 Arrêt préc. point 37. 321 Commission du 13 janvier 1993 S.H. et H.V. c. Autriche. 322 CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c. Grèce (no 14307/88).3.00. 323 CEDH, 24 février 1998, Larissis et autres c. Grèce (nos 23372/94, 26377/94 et 26378/94). 324 F. Rigaux, L’incrimination du prosélytisme face à la liberté d’expression, R. T. D. H., 1994, p. 146-147. - 181 - L’équilibre n’est rien d’autre que l’expression d’une autre conception des relations sociales dans laquelle les religions revendiquent un rôle quitte pour cela à restreindre les autres droits et libertés. c) Le contentieux résultant de l’interaction entre l’institution religieuse et l’individu ou la restriction des droits et libertés au nom de la religion Ce contentieux revêt une dimension symbolique forte en raison des conséquences qu’il implique : la consécration du pouvoir religieux dans la vie quotidienne. Là encore, les arrêts rendus sont loin de présenter une conception uniforme. Nous distinguerons ici les problèmes relatifs au droit à la vie privée (c-1) de ceux relatifs à la liberté d’expression (c2). a-1) Poids de la religion et atteinte à la vie privée Le problème est le suivant : est-ce que la reconnaissance de l’institution religieuse en tant que telle au nom des exigences d’une société démocratique a un impact sur la vie quotidienne des individus ? Les réponses apportées sont pour le moins contrastées. Elles confirment que la religion, loin d’être un phénomène social neutre dont il est possible de circonscrire les effets dans la vie publique, a par nature vocation à empiéter sur la vie quotidienne des individus par delà l’affirmation de leurs autres droits et libertés. - atteinte à la vie privée d’un organiste d’une église licencié pour avoir quitté son épouse et être allé vivre avec une autre femme. Nous retiendrons l’ambigüité de la motivation : la décision a pris en compte la difficulté pour cette personne de retrouver un emploi similaire325. - atteinte à la vie privée non-reconnue à la suite du licenciement d’un mormon qui avait confié à son directeur de conscience qu’il avait une relation extra-conjugale – « l’intéressé, pour avoir grandi au sein de l’Eglise mormone, devait être conscient, lors de la signature du contrat de travail, de l’importance que revêtait la fidélité maritale pour son employeur et de l’incompatibilité de la relation extraconjugale qu’il avait choisi d’établir avec les obligations de loyauté accrues qu’il avait contractées envers l’Eglise mormone en tant que directeur pour l’Europe du département des relations publiques »326. 325 CEDH, 23 septembre 2010, Schüth c. Allemagne (no 1620/03). 326 CEDH, 23 septembre 2010, Obst c. Allemagne (no 425/03). - 182 - - atteinte à la vie privée non-reconnue également pour le licenciement d’une personne catholique embauchée par une église protestante et membre de l’Eglise universelle327. Certes, peut-être sommes nous uniquement en présence de situations exceptionnelles. Quoi qu’il en soit, cette tendance se confirme en matière cette fois de liberté d’expression. a-2) Poids de la religion et atteinte à la liberté d’expression Le contentieux ici est une conséquence indirecte de l’émergence, par le biais des droits de l’homme, de la religion dans l’espace public. Il rejoint en outre le débat soulevé à l’échelon international sur la diffamation des religions. Sur le plan médiatico-politique, il a pris forme hors et dans les tribunaux à travers la publication des caricatures de Mahomet. Préalablement, nous noterons que ce contentieux procède d’un volet pénal : la confirmation ou non de condamnations prononcées en matière de diffamation. Nous sommes donc ici sur le terrain initial des droits de l’homme, à savoir que la personne concernée les invoque pour se défendre et contester une atteinte à une liberté en raison d’une condamnation pénale. Ce n’est pourtant pas cet unique schéma que l’on trouve dans ces affaires : les requérants interviennent également pour critiquer la décision de relaxe qui a pu être adoptée sur le plan interne en invoquant une atteinte au procès équitable (art. 6.1). Sous ces deux aspects, les décisions rendues par la Cour européenne sont autant de facteurs de restrictions de la liberté d’expression par rapport aux religions. Un bref panorama permet de mesurer l’étendue de ces restrictions. - censure de films validée en raison de leur caractère offensant à l’encontre de la religion catholique328 ; - censure confirmée d’un livre en raison de passages considérés comme injurieux pour les personnes de religion musulmane329 ; l’opinion dissidente décrit en détail le phénomène social de propagation d’une telle solution - « La liberté de la presse touche à des questions de principe, et toute condamnation pénale a ce qu’on appelle en anglais un chilling effect, propre à dissuader les éditeurs de publier des livres qui ne soient pas strictement conformistes, ou ‘politiquement (ou religieusement) corrects’. Un tel risque d’auto-censure est très dangereux pour cette liberté, essentielle en démocratie, sans parler de 327 CEDH, 3 février 2011, Siebenhaar c. Allemagne (no 18136/02). 328 CEDH, 20 septembre 1994, Otto-Preminger-Institut c. Autriche, série A no 295-A, CEDH, 25 novembre 1996, Wingrove c. Royaume-Uni, 17419/90. 329 CEDH, 13 septembre 2005, I.A. c. Turquie, °42571/98. - 183 - l’encouragement implicite à la mise à l’index ou aux fatwas » 330. Nous ajouterons à ces principes dégagés sur le fond un principe procédural important : la recevabilité de l’action en justice d’une association internationale ayant pour objet la défense d’une religion à l’instar de l’Organisation pour la Conférence islamique ou la Ligue arabe331. - condamnation pour diffamation invalidée à propos d’un article qui établissait une corrélation entre la doctrine chrétienne et le nazisme. L’arrêt précise le cadre de la liberté d’expression : « dans le contexte des opinions et croyances religieuses – peut légitimement être comprise une obligation d'éviter des expressions qui sont gratuitement offensantes pour autrui et constituent donc une atteinte à ses droits et qui, dès lors, ne contribuent à aucune forme de débat public capable de favoriser le progrès dans les affaires du genre humain »332. L’expression de l’identité religieuse sur le fondement des droits de l’homme n’exclut donc pas une restriction d’autres droits fondamentaux au titre desquels le droit à la vie privée et la liberté d’expression. L’exposé des principales affaires en matière religieuse à partir de la distinction entre institution et individu a permis de montrer de façon générale que l’expression des religions modifie en permanence l’équilibre en sphère publique et sphère privée. Nous retiendrons que cette expression contentieuse concerne plus particulièrement l’islam au point que les juges européens ont considéré cette religion non-compatible avec « les fondements d’une société démocratique ». Il n’est cependant pas certain que cette jurisprudence se maintienne. Ce faisant, nous décrivons un basculement inédit : la discussion relative à la place de l’islam dans la société tend à se réduire à simple problème juridique comme s’il était normal que des juges émettent de telles considérations. Compte tenu de la répercussion des décisions de la Cour européenne sur les droits positifs des différents pays, les solutions ici exposées ont nécessairement des conséquences sur les comportements des habitants d’un pays. C’est ce que nous voudrions montrer à travers, cette fois, le contentieux interne en matière religieuse. 3) COMPARAISON AVEC L’ÉVOLUTION DE LA QUESTION RELIGIEUSE EN DROIT FRANÇAIS 330 331 Arrêt préc. op. dissidente point 6. CEDH, 15 janvier 2009, Ligue du monde islamique et Organisation mondiale du secours islamique c/France, n° 36497/05 à propos précisément d’une action en diffamation. 332 CEDH, 31 janvier 2006, Giniewski c. France, 64016/00. - 184 - L’évolution de la question religieuse en droit français est révélatrice de l’influence de la jurisprudence européenne. S’agissant de la jurisprudence judiciaire, sur les 22 arrêts identifiés sur la base d’une recherche ayant pour mots clés « article 9 », « convention européenne » et « religion », nous pouvons constater les points suivants : - il faut attendre 1989, pour que le texte soit invoqué dans le cadre d’un contentieux ; - conformément à la perception initiale des droits de l’homme, la grande majorité des arrêts provient de la Chambre criminelle – 15. Six des arrêts concernent l’opposition au service militaire à travers l’invocation de la différence de régime entre celui des militaires et des objecteurs de conscience, voire la justification de la désertion. - le côté juridiquement fantaisiste de certaines demandes comme une contestation de l’incrimination de fraude fiscale en raison des convictions religieuses du requérant333 ou de l’affiliation aux caisses de sécurité sociale en raison du financement par celles-ci des soins en matière d’interruption volontaire de grossesse s’inscrit dans la tendance déjà observée à l’auto-justification propre à l’argumentation sur la base des droits de l’homme334. A compter des années 2000, le contentieux se déplace vers les juridictions civiles, ce qui change la nature des questions soulevées et étend le champ d’application de l’expression de l’identité religieuse sur la base des droits de l’homme. Interviennent à présent des questions propres au droit de visite en matière familiale335, au droit à la vie privée336, au respect du règlement d’une copropriété337, voire à l’introduction de dispositions de lois religieuses en droit interne à l’instar des demandes de reconnaissance de la kafala en matière d’adoption d’enfants de religion musulmane. Autrement dit, les juges sont amenés de plus en plus à déterminer le poids qu’ils accordent à l’expression de l’identité religieuse au regard 333 Cass. Crim., 25 juin 1990, 88-83420. 334 Cass. Soc. 9 décembre 1993, 90-12333. 335 Cass. Civ, 1ère, 24 octobre 2000, 98-14386 : suppression du droit de visite à la mère d’un enfant à partir du moment où elle commence à porter le foulard islamique - non-violation de l’article 9 de la Convention. 336 Cass. Civ. 1ère 6 mars 2001, 99-10928 : atteinte à la vie privée en raison de la déconsidération d’un individu aux yeux de la communauté musulmane-non-violation de l’article 9 de la Convention. 337 Cass. Civ. 3ème, 8 juin 2006, 05-14774 à propos de l’interdiction de construire une cabane en bois pendant une semaine pour respecter la fête juive de Souccot - non-violation de l’article 9. - 185 - d’autres dispositions. Et cette dynamique, quand bien même elle ne trouverait pas d’écho positif au niveau juridictionnel, est pratiquement sans limite. Parallèlement à cela, la base Lexis Nexis recense 89 décisions de justice rendues entre le 1 janvier 2001 et le 31 décembre 2011 sur un total de 191 rendues entre le 1er janvier 1960 et le 31 décembre 2011, soit près de 46 % - qui soulèvent un problème de diffamation des religions. Sont ici incluses exceptionnellement les décisions de cours d’appel338. L’expression de l’identité religieuse dans la sphère publique a donc pour corollaire un débat permanent sur la liberté d’expression. er S’agissant à présent du contentieux émanant de la juridiction administrative, Légifrance identifie 53 arrêts sur la base des mêmes mots que ceux utilisés précédemment. Plus de la moitié – 34 – a été rendue au cours de la décennie entre le 1er janvier 2001 et le 31 décembre 2011. Cette référence n’intervient qu’à titre exceptionnel durant les années 1980 – un seul arrêt ayant pour objet la contestation de l’obligation de payer les cotisations sociales339 – ; elle commence à se diffuser à compter des années 1990. Nous remarquons les points suivants : - l’article 9 est invoqué par des organismes au statut ambigu à l’instar de l’Eglise de scientologie, ce qui permet d’articuler une argumentation en termes de victime du système. En même temps, l’enjeu n’est rien d’autre que le changement institutionnel de la place religions dans l’espace public sur la base d’une comparaison avec ce qui existe dans les autres pays européens340. - l’article 9 est invoqué par des requérants dont les demandes ne présentent pas forcément de lien avec l’appellation classique du terme religion – 9 arrêts portent sur un problème de contestation de la décision implicite par laquelle un préfet a refusé de procéder au retrait de sa propriété du périmètre de l'association communale de chasse341. Il faut croire 338 Le contentieux en matière de diffamation implique une forte appréciation des éléments de fait pour éventuellement caractériser cette infraction qui réduit d’autant la compétence de la Cour de cassation. 339 CE, 21 octobre 1983, 23120, 23153. 340 Pour un exemple plus moderne, CE, 21 décembre 2007, 282190 à propos de la contestation de l’utilisation d’un psychotrope utilisé dans le cadre du culte d’une église d’Amérique latine. 341 Arrêts en date du 10 mai 1995. - 186 - cependant que, pour les requérants, il existe un lien évident entre refus de la chasse et religion puisqu’un Allemand a soulevé un problème similaire devant la Cour européenne342. Nous retrouvons en outre les principaux types de contentieux identifiés précédemment : - des individus demandent une modification de la norme étatique à l’aune de leurs pratiques religieuses et notamment des spécificités de leur calendrier - une association conteste l’arrêté relatif au programme scolaire en raison de l’introduction de l’apprentissage de la Marseillaise pour les élèves du primaire343 ; - les sikhs sont, bien évidemment très présents puisque la recevabilité de la requête devant la Cour européenne impose comme préalable l’épuisement des voies de recours en droit interne344. Deux types de contentieux présentent, à notre avis, une particularité tant au regard du droit français qu’à l’aune de ceux identifiés sur la base de la jurisprudence de la Cour européenne. Premièrement, c’est précisément sous l’influence de l’article 9 que la portée du principe de laïcité a été réduite. On ne voit pas pourquoi, dans le cas contraire, le Conseil d’Etat aurait placé la Convention européenne dans le visa de l’arrêt dans lequel il se prononce sur ce point alors qu’il n’en fait aucune mention dans le corps de l’arrêt par lequel il modifie le droit positif345. Deuxièmement, la jurisprudence administrative a validé les choix de l’administration concernant le refus d’attribution de la nationalité en raison d’une pratique religieuse estimée trop radicale - «elle a cependant adopté une pratique radicale de sa religion, incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, et notamment avec le principe d’égalité des sexes »346. Cet arrêt établit un lien entre nationalité et religion. Alors que toute la logique des droits de l’homme reformulée dans le cadre onusien et européen vise à disjoindre le lien entre nationalité et citoyenneté, l’expression publique de la religion facilitée par l’argumentation fondée sur ces mêmes textes est en train de modifier notre perception de la nation. 342 CEDH, Herrmann v. Germany, 26 juin 2012 ( 9300/07). 343 CE, 23 décembre 2011, N° 350541 – non-violation. 344 CE, 5 décembre 2007, n° 295671, 285394, 285395, 285396 ainsi que CE, 15 décembre 2006, 289946 et CE, 6 mars 2006, 289946. 345 CE, 19 juillet 2011, 308544. 346 CE, 27 juin 2008, n°286798. - 187 - Nous rappellerons pour conclure cette présentation que la contestation des règles relatives au mariage par exemple à travers les revendications homosexuelles ou transsexuelles constitue l’autre face de ce contentieux : l’expression de la volonté de s’affranchir de toute norme religieuse au nom des droits de l’homme. A moins que les revendications homosexuelles ou transsexuelles ne soient l’expression d’une autre forme de religion. C’est du moins ce qui ressort d’études sociologiques sur les manifestations institutionnelles et rituelles qui caractériseraient ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler la communauté gay347. D’ailleurs, l’un des livres en France qui a le plus contribué à asseoir dans l’opinion publique l’idée d’une culture gay, « Réflexions sur la question gay » 348, ne se comprend véritablement qu’à l’aune du modèle religieux et des « Réflexions sur la question juive » de J.-P. Sartre. Nous serions donc devant une recomposition complète de la religion dont le contentieux ne serait pas l’expression mais la cause. La religion n’a pas d’objet ; elle se caractérise uniquement par certaines manifestations ; le contentieux contribue à brouiller les distinctions habituelles en la matière. Nous pouvons reprendre la systématisation du principe de liberté religieuse à partir des notions phare de discrimination et de liberté. Le contentieux reflèterait ainsi l’expression individuelle de la recherche d’une liberté qui s’exprimerait sur plusieurs niveaux : - liberté de ne pas subir de discrimination à cause d’une religion ; - liberté de pratiquer sa religion sans contrainte ; - liberté de vivre dans une société qui n’accorde aucune préférence à une religion particulière ; - liberté de bénéficier du respect dû à sa religion349. Ainsi, l’essai de typologie des différentes formes de l’expression religieuse à l’époque contemporaine par le biais des droits de l’homme nous a conduit d’un côté à distinguer les évolutions institutionnelles qu’elles impliquent et, de l’autre, le changement dans les relations que les individus entretiennent entre eux ou avec les institutions. In fine, cela aboutit à l’émergence d’un questionnement social sur le poids que la religion doit occuper 347 Pour une synthèse sur le sujet, B. Coulmont, Jeux d'interdits ? Religion et homosexualité, Archives de sciences sociales des religions, 136, 2006. 348 D. Eribon, Réflexions sur la question gay, Fayard, 1999. 349 D. Robertson, A Dictionary of Human Rights, Europa Publications, 2004, p. 192. - 188 - dans l’espace public et dans les relations individuelles avec pour résultat indirect la reformulation de la question nationale à l’angle de la problématique religieuse. Paradoxe de l’époque moderne : les droits de l’homme sont tout à la fois vecteur d’émancipation et vecteur du renforcement de l’influence du lien religieux sur l’individu. - 189 - CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE Au terme de cette première partie, nous pouvons synthétiser les principales composantes du fait social étudié : l’expression de l’identité religieuse par le biais des droits de l’homme et dresser le portrait de l’homme contemporain concerné par les textes relatifs aux droits de l’homme. Il s’agit ni plus ni moins d’une mutation de la religion comme initialement reléguée dans la sphère privée pour devenir un élément de la vie publique tant pour les individus que pour les institutions. Nous sommes partis d’une conception du fait social selon laquelle il n’est pas possible de procéder à l’identification d’un phénomène social sans préalablement étudier les règles qui le structurent. En raison de la particularité du champ juridique, nous avons opté pour une méthode radicale : la compréhension par l’étude de la régularité des contentieux sur la base à la fois de l’idée que les règles ont une faculté à modifier par leur propagation les relations sociales et, plus largement, sur le principe selon lequel notre époque se caractérise par un phénomène permanent d’auto-engendrement des normes. Cet auto-engendrement, nous en avons précisé une modalité : la capacité d’auto-justification dont dispose l’individu pour articuler ses prétentions en invoquant les textes relatifs aux droits de l’homme. Cette capacité nous a permis de caractériser la forme d’expression des droits subjectifs à notre époque. Nous avons alors suggéré que, loin de correspondre à un processus de rationalisation, ce processus d’auto-justification traduit une part d’irrationalité dans la croyance que le droit est susceptible de résoudre tous les problèmes. Nous avons montré, à titre général, comment la référence aux droits de l’homme s’est imposée dans la pratique juridique de façon déterminante au cours des années 1990 et, plus encore, durant la décennie 2000-2010. A titre particulier, cette référence s’est également imposée pour faciliter l’expression des revendications religieuses, c’est-à-dire ce qui constitue le socle de l’identité religieuse. Certes, à travers la méthode de quantification retenue, il est difficile d’estimer que les chiffres obtenus présentent, de prime abord, un caractère spectaculaire. A notre décharge, nous avons relevé à plusieurs reprises les limites des outils techniques que nous avons choisi d’utiliser sans pouvoir suppléer à ces défaillances par d’autres moyens. Il reste que les questions traitées reflètent une dimension de la question religieuse dans les sociétés modernes qui complètent l’analyse classique fondée sur les seuls sondages relatifs aux croyances des individus. Textes et jurisprudence attestent d’une double nouveauté : l’expression juridique de problèmes politiques ; la situation particulière de l’islam au regard du droit positif. - 190 - Cette construction du fait social énoncé s’est articulée autour de trois catégories de textes qui renvoient à trois niveaux de formulation de l’identité religieuse et de la compréhension du fait social religieux. S’agissant des textes émanant des instances internationales, nous avons pu montrer que le fait social religieux dans son expression juridique présente une triple particularité : l’homme des droits de l’homme est un homme religieux ; la religion dispose à présent d’un mode d’expression juridique qui influe à l’échelon national sur la perception que les individus ont de leur identité ; la référence à l’universel procède davantage d’une mystification que d’une conception unitaire de l’humanité. Ainsi, un fait social religieux ne peut être appréhendé abstraction faite de sa dimension internationale. La question n’est plus de savoir si l’homme des droits de l’homme est anglais ou russe mais plus radicalement s’il est chrétien, musulman ou juif. S’agissant des textes et jurisprudence relevant du droit communautaire, leur étude a confirmé la mutation initialement opérée d’une conception de la religion propre à la sphère privée de l’individu à une conception où l’individu est en droit de faire valoir ses prétentions dans la sphère publique. L’imbrication des textes est en soi un facteur clé de cette interaction entre normes internationales et communautaires. Une nuance majeure est toutefois apparue : les institutions ont, à compter des années 1990, validé l’idée selon laquelle l’expression publique de la religion concerne non seulement les individus mais également les groupes, les minorités. Il ressort en effet des textes rédigés par le Conseil de l’Europe la nécessité de promouvoir un nouvel équilibre entre les religions et les droits des individus appartenant à une minorité sous l’égide d’une référence aux droits de l’homme. En cela, ces textes ont confirmé l’hypothèse formulée initialement : les institutions jouent aujourd’hui un rôle majeur dans la conception d’ensemble des relations sociales. Le multiculturalisme est tout à la fois une réalité sociale que la construction résultant de l’interaction entre les normes et les individus. Dans ce cadre, même si les textes étudiés sont adoptés sur des périodes similaires, cette recomposition d’ensemble a trouvé son expression la plus aboutie à travers la présentation du contentieux émanant de la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Nous avons pu montrer que la mutation d’ensemble introduit de façon permanente et nouvelle le facteur religieux comme mode d’appréciation des comportements, soit pour les justifier, soit au contraire pour s’en affranchir. Là encore, la décennie 2001-2011 est apparue déterminante et a enclenché un processus dont les manifestations sont aujourd’hui quotidiennes. En cela, à travers le phénomène exposé dans sa dimension institutionnelle et par le biais de ses manifestations contentieuses, nous avons pu préciser les nouvelles formes d’expression que présente l’identité religieuse à notre époque. Ainsi donc, notre société - 191 - marquée par un recul des croyances individuelles n’aura jamais autant été traversée par des débats sur la place qu’elle doit accorder à la religion ainsi que par l’influence renouvelée de celle-ci en raison de la consécration institutionnelle de ses différents représentants par les organes officiels. La société multiculturelle expressément visée par les juges implique peutêtre la consécration de la répression du blasphème. Nous avons utilisé pour rendre compte de ce contentieux le terme symbolique : les mots du conflit excèdent leur sens juridique ; les enjeux du conflit dépassent de loin la question soumise au juge. A l’aune de ce paradoxe et du constat de l’expression de l’identité religieuse avec pour fondement les droits de l’homme, nous allons essayer à présent d’analyser tant les mutations sociales propres à cette omniprésence des droits de l’homme dans le discours juridique que dans l’une de ses modalités : la liberté religieuse dans les sociétés contemporaines. - 192 - DEUXIÈME PARTIE : ANALYSE DE LA RÉFÉRENCE AUX DROITS DE L’HOMME POUR EXPRIMER L’IDENTITÉ RELIGIEUSE A travers l’étude des manifestations juridiques de l’expression de l’identité religieuse, nous avons pu constater que les droits de l’homme constituent un cadre général d’appréhension des problèmes juridiques dans lequel la religion, soit dans son affirmation, soit dans sa contestation, occupe une place symbolique non négligeable. Tous les débats, même ceux apparemment les plus éloignés à l’instar des problématiques fiscales, s’articulent à notre époque à l’aune de ceux relatifs aux droits de l’homme et, plus particulièrement, selon les termes de l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, autour du « droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ». Nous avons identifié ce fait social en mettant l’accent sur ce que nous avons appelé « la pensée des institutions ». Ce faisant, par delà la pertinence des facteurs avancés comme le rôle des organisations non-gouvernementales ou la rupture résultant de la chute du communisme, s’il existe un fait social « droits de l’homme » qui se décline notamment en matière d’expression de l’identité religieuse, il importe à présent d’essayer d’en saisir toute la dimension. Pour paraphraser ce qu’écrivait P. Fauconnet en introduction à son étude sur la responsabilité en substituant le terme droits de l’homme à celui de responsabilité, « Le problème des responsabilité droits de l’homme est une question de justice : le résoudre, c’est élaborer une théorie de la justice, du droit, de la moralité. Généralement les théories de ce genre consistent exclusivement dans une dialectique de concepts ; mais si elles sont inductives, il faut que les faits qu’elles interprètent soient du même ordre que les résultats qu’elles visent, donc qu’ils soient des faits moraux et juridiques. La notion de responsabilité droits de l’homme reste au fond chez (ces auteurs) ce qu’elle était aux mains des philosophes et semble commander l’interprétation des faits plutôt qu’être régénérée par leur étude » 350. Comme tout fait social défini objectivement par le biais des règles juridiques qui le déterminent, le phénomène précédemment examiné a nécessairement un impact sur notre conception et notre appréhension du lien social. Il oblige en effet à renouveler la réflexion 350 P. Fauconnet, La responsabilité, Etude sociologique, 1925, p. 33 ed. uqac. - 193 - sur les droits de l’homme. La critique sociologique classique issue de la Révolution française à l’encontre de leur abstraction perd de sa pertinence en raison d’une part de la consécration positive de la religion comme élément de l’identité et d’autre part de celle progressive de l’éventuelle appartenance de l’individu à une minorité dont les pratiques rituelles doivent être protégées. Pour cela, nous ferons quelques incursions dans les droits étrangers pour esquisser une comparaison en matière de réception des droits de l’homme par les systèmes juridiques et les individus qui en relèvent. Le changement des règles comme des moyens contentieux pose un double problème tant en terme de compréhension du fait social qu’en terme d’évolution de la société. Construite sur la base de postulats méthodologiques qui érigent les institutions en éléments centraux de « la construction sociale de la réalité », nous continuerons dans cette partie à développer notre propos à travers cette seule dynamique. Nous voulons éviter de sombrer dans ce que nous dénonçons : la construction d’un fait social indépendamment des règles qui le structurent. Surtout, il ne nous revient pas de distinguer entre les bonnes et les mauvaises pratiques religieuses. De même, nous n’étudierons pas le contexte sociologique dans lequel peut s’élaborer un texte relatif à notre problématique : cette démarche revient bien souvent à signifier l’arbitraire pour se réfugier derrière l’apanage moral des droits de l’homme sans questionner les manifestations sociologiques du principe d’égalité351. Il s’agit ici de poser un cadre d’interprétation valable tant pour rendre compte de l’évolution du droit que de la manière dont la société traite ces questions. Nous voudrions ici expliquer la rupture pratique et sociologique résultant de la mutation de la place des droits de l’homme et, par extension, de la religion, dans la vie quotidienne. Pour cela, nous partirons de la césure que constituent les années 1990 et, plus encore la décennie 2001-2011. L’idée de droits de l’homme peut bien être présente dans la Déclaration comme dans les discours philosophiques, elle n’en reste pas moins d’une faible portée pratique. Si dynamique il y a eu, ce fut d’avantage sur la base des idées égalitaires. Or, même si on s’en tient à l’existence de cette dynamique, la question de la causalité de l’existence de ces idées sur le substrat social, est loin d’être évidente. Pour reprendre la 351 Toute une partie des commentaires intervenus après le vote de la loi sur la laïcité en 2004 a dénoncé « une entreprise politique ». Cf entre autres, F. Lorcerie, La « loi sur le voile » : une entreprise politique, Droit et société n° 68, 2008, p. 53-74 et pour une approche plus globale, sous la direction du même auteur, La politisation du voile : L'affaire en France, en Europe et dans le monde arabe, L’harmattan, 2005. Or, on ne voit pas comment qualifier autrement le processus législatif. A moins, ce sera un enjeu de cette partie que la référence à la règle de droit pour soutenir la sociologie des religions n’est rien d’autre qu’une entreprise de dépolitisation de la sphère publique. - 194 - conclusion de C. Bouglé à son étude sociologique précisément sur « les idées égalitaires », l'idée de l'égalité « résulte logiquement des transformations réelles de nos sociétés ; ce n'est pas prouver du même coup qu'elle doit moralement les commander » 352. A l’identique, que les droits de l’homme soient la production des transformations de nos sociétés n’implique pas que depuis leur promulgation, ils aient concrètement régenté la vie quotidienne des individus. Bouglé en déduit l’impossibilité théorique de réfuter les idées égalitaires en raison des conditions de production sociale de leur propagation. De même, le cadre historique de la promulgation des droits participe d’une production de sens particulière qui évolue au fur et à mesure et dont les différentes expressions textuelles sont les témoins. Il n’est donc pas question de tenter de réfuter les droits de l’homme à l’image des critiques formulées par E. Burke ou J. de Maistre, seulement d’essayer de comprendre leur propagation pratique contemporaine. Pour cela, nous esquisserons une généalogie des droits de l’homme. Nous essayerons ainsi d’expliquer le lien entre droits de l’homme et religion (Chapitre 1). Dans un second temps, nous exposerons les facteurs objectifs qui ont contribué à faire des droits de l’homme un cadre quasi « unidimensionnel » uniquement au cours de ces dernières années alors même que les textes bénéficiaient d’une forte antériorité. (Chapitre 2). Ces facteurs exposés, nous approfondirons la typologie générale de contestation des normes précédemment exposée sur la base cette fois des réalités démographiques propres à chaque religion ainsi que de leurs caractéristiques. Nous expliquerons alors pour l’islam est devenu ces dernières années la religion qui a le plus bénéficié du tournant juridique des droits de l’homme (Chapitre 3). 352 C. Bouglé, Les idées égalitaires, Etude sociologique, 1925, ed. uqac p. 119. - 195 - CHAPITRE 1 : ESSAI DE GÉNÉALOGIE DES DROITS DE L’HOMME Par généalogie, nous entendons nous inscrire dans la lignée déjà précitée de M. Foucault. « Certes, la sociologie a en principe affaire au présent, elle tente de comprendre des configurations problématiques actuelles. Mais si le présent n’est pas seulement le contemporain, il faut faire une histoire du présent, c’est-à-dire réactiver la charge de passé présente dans le présent : donc faire quelque chose comme une généalogie du présent, ou une problématisation historique des questions actuelles »353. Dans le cas présent, cette problématisation historique est indispensable pour analyser le décalage entre le discours sur les droits de l’homme et l’expression de prétentions en droit positif sur la base des droits de l’homme. Le problème est en effet le suivant : les philosophes n’ont eu de cesse de théoriser les effets de la Déclaration de 1789 alors même que le texte n’apparaît véritablement dans le champ juridique qu’à compter des années 1980 et, principalement, durant les années suivantes, en raison de l’influence de la jurisprudence émanant de la Cour européenne de sauvegarde des droits et libertés fondamentales. Il apparaît ici un fait social historique – le discours sur les droits de l’homme – et une réalité : la référence positive aux droits de l’homme. Notre époque consacrerait alors l’adéquation entre la représentation collective et la dimension positive du droit. Etablir la généalogie des droits de l’homme cherche donc à identifier les éléments qui ont favorisé ce rapprochement. Pour cela, nous procéderons à une relecture institutionnelle de la comparaison entre la révolution française et la révolution américaine (section 1) pour ensuite s’attacher à identifier les raisons qui ont conduit à faciliter l’expression de l’identité religieuse sur le fondement des droits de l’homme (section 2). En contrepoint, nous critiquerons la présentation par H. Arendt de ces questions en raison de l’importance des thèses de cet auteur dans les débats contemporains. Une fois cette perspective posée, nous préciserons la conception contemporaine des droits de l’homme et montrerons le lien que notre époque a établi tant entre droits de l’homme et non-discrimination qu’entre droits de l’homme et droit pénal (section 3). 353 R. Castel, Présent et généalogie du présent, une approche non évolutionniste du changement, in Au risque de Foucault, Centre Pompidou, Paris, 1997, pp. 161-168 spéc. p. 165. - 196 - SECTION 1 : ESSAI DE RELECTURE INSTITUTIONNELLE DE LA DISTINCTION ENTRE LA REVOLUTION FRANÇAISE ET LA REVOLUTION AMERICAINE Les droits de l’homme, terme générique, sont d’abord et avant tout le produit de révolutions. Sont rangés cependant sous cette appellation des textes aussi divers que l’habeas corpus de 1679, la Déclaration d’Indépendance des Etats-Unis de 1776 prolongée par le Bill of Rights adopté le 21 août 1789 et la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789. A la suite de différents travaux, il est devenu classique d’opposer la logique propre des textes américains au texte français. Ainsi, « c’est la Révolution Française et non la Révolution Américaine qui mit le feu à la terre entière » 354. Ou encore, « la réussite des fondateurs des Etats-Unis tient sans doute au fait que leur intention était de créer une démocratie du possible et non cette démocratie de l’impossible qui ne sera jamais qu’une impossible démocratie » 355. Cette opposition, nous paraît excessive. La nuance se situe plutôt ici : le corpus juridique des droits de l’homme a été directement intégré au droit positif aux Etats-Unis là où en France il relevait essentiellement du discours utopico-politique. Le passage des droits de l’homme de la sphère politique à la sphère juridique est l’élément central de l’américanisation de la société française. L’écrivain P. Bénichou a parfaitement synthétisé le discours utopico-politique dans son livre « Le temps des prophètes, doctrines de l’âge romantique 356». Il qualifie ces discours de « crédo humanitaire » qu’il définit de la façon suivante : « est « humanitaire », en ce temps, tout ce qui pose comme valeur suprême l’accomplissement final du genre humain » 357 . Le mot Humanitaire entre dans le dictionnaire Robert en 1833. Ce crédo humanitaire culmine dans la conception d’une « démocratie humanitaire » 358, terme qui ne dépareille pas avec certaines prétentions d’organisations non-gouvernementales contemporaines. Pourtant, les rédacteurs du Code civil ne conçoivent pas les règles quotidiennes, sauf peutêtre en matière successorale afin de limiter le poids du passé sur les enfants, à l’aune de la Déclaration de 1789. L’homme des droits de l’homme, dans sa vie quotidienne est un être veule, incapable de s’engager. Les propos de Portalis, l’un des principaux rédacteurs du Code civil sont extrêmement éloquents pour dénoncer le caractère sophistique de « toutes les fausses doctrines qui, dès le début de la Révolution, avaient été consignées dans une 354 H. Arendt, Essai sur la révolution, Gallimard, 1985, p. 77. 355 G. Gusdorf, Les révolutions de France et d’Amérique, la violence et la sagesse, Perrin, 1988, p. 253. 356 P. Bénichou, Le temps des prophètes, doctrines de l’âge romantique, Gallimard, 1977. 357 Op. cit., p. 381. 358 Id. - 197 - déclaration solennelle connue sous le nom de déclaration des droits » 359. Autrement dit, durant toute la période post-révolutionnaire et bien plus tard encore, les droits de l’homme sont restés un symbole, un thème de discours politique mais non un enjeu juridique. Ce décalage va se maintenir pendant quasiment tout le XIXème siècle jusqu’à la seconde guerre mondiale. C’est une hypothèse que nous ne pouvons que formuler sur la base de quelques recherches dans des manuels de droit public et de droit privé. L’exemple de L. Duguit mérite une mention particulière en raison des liens qu’entretenait ce professeur de droit public avec E. Durkheim et C. Bouglé. Son Manuel de droit constitutionnel évoque à quelques reprises la Déclaration de 1789 pour fonder ses démonstrations. Son analyse confirme la force symbolique du texte et les débats sur sa positivité. A l’instar de Bouglé, il insiste davantage cependant sur le principe d’égalité que sur les droits eux-mêmes. L’auteur conclut, de façon prophétique à l’inconstitutionnalité des textes qui contrediraient ce principe à une époque où un tel contrôle n’existe pas encore en droit positif360. Il refuse toutefois dans le même mouvement de qualifier la liberté et la propriété de droits subjectifs, c’est-à-dire d’en faire le fondement de revendications individuelles361. Plus encore, même lorsqu’il s’agit d’affaires médiatiques, la référence aux droits de l’homme n’est pas centrale, contrairement à ce à quoi nous assistons aujourd’hui. A titre d’illustration, dans le célèbre « J’accuse » de Zola, l’auteur évoque « la grande France libérale des droits de l’homme ». Il conclut son article par une demande de justice qu’il fonde non pas sur la Déclaration de 1789 mais sur « la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation » afin de faire éclater la vérité. Et l’auteur d’ajouter, dans le droit fil de la doctrine humanitariste, « Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme. Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour ! ». Dans ce cadre, nous ferons deux remarques. En premier lieu, nous écarterons comme explication sur la différence entre les textes français et américain l’argumentation fondée 359 Citation de Portalis rapportée par X. Martin, dont les différents travaux sur les travaux du Code civil éclairent parfaitement le décalage entre le discours et la pensée institutionnelle. Pour une synthèse des travaux de cet auteur X. Martin, Nature humaine et Révolution française : Du siècle des Lumières au Code Napoléon, éd. Dominique Martin Morin, 2002. Le Code civil s’inspire davantage de ce que Z. Sternhell a appelé « les Anti-Lumières » que de la pensée des Lumières. 360 L. Duguit, Manuel de droit constitutionnel, Fontemong, 1923, 4ème éd. n°57. 361 Idem. - 198 - sur la différence habituellement mise en avant selon laquelle la prétention universelle du texte français serait la cause de son échec. La lecture sociologique proposée par C. Bouglé nous paraît faire justice de cette interprétation : « Ce n’est pas par accident que la Déclaration des Droits de l’Homme précède la Déclaration des Droits du Citoyen. L’idée que les Français invoquent pour exiger telle réforme égalitaire n’est pas l’idée que seuls au monde les Français sont égaux entre eux, tandis que les Américains ou les Allemands seraient inégaux, c’est l’idée plus générale qu’un homme vaut un homme. Et qu’on ne croie pas que seul le « rationalisme français » était capable de remonter à ces notions universelles, M. Janet a justement remarqué que la Déclaration d’indépendance des Américains et surtout les Déclarations des Droits de leurs États contenaient de nombreuses maximes de Droit naturel. Toute réforme nationale délibérée est la mise en oeuvre d’un syllogisme pratique, dont la majeure, exprimée ou sous-entendue, contient des propositions qui touchent à l’humanité » 362 (c’est nous qui soulignons). En second lieu, effectuer une critique de la Révolution française sous prétexte qu’elle n’aurait intégré ni les femmes ni les étrangers ou analyser la situation antérieure en Europe à la seconde guerre mondiale à l’aune des droits de l’homme revient à prendre les discours pour les réalités : l’affirmation des principes s’est réalisée dans un contexte non-juridique. Un auteur a même relevé que Victor Schoelcher, le militant anti-esclavagiste, ne cite qu’une seule fois dans ses écrits la Déclaration des droits de l’homme de 1789363. La Déclaration n’a peut-être eu pour seul objet que le changement de régime, non l’abolition des distinctions jugées naturelles comme celles à l’égard des femmes, des enfants ou des esclaves. H. Arendt, tant dans sa critique de la Révolution française que dans son analyse sur les origines du totalitarisme illustre parfaitement cette méconnaissance du contexte culturel dans lesquels ses évènements se sont produits. Elle lit les textes de la Révolution française mais n’accorde strictement aucune importance au fait qu’ils ne bénéficient d’aucune traduction dans le Code civil ; elle confond en permanence droit positif et droit naturel. Ainsi, ce paradoxe très sartrien dont l’exagération confine à la bêtise lorsqu’elle parle des droits de l’homme et qui témoigne d’une pensée profondément anti-juridique : « même dans les conditions de la terreur totalitaire, les camps de concentration ont parfois été les seuls endroits où existaient encore quelques traces de liberté de pensée et d’expression » 362 C. Bouglé, Les idées égalitaires, Etude sociologique, 1925, p. 25, ed. uqac. 363 A. Girollet, Victor Schoelcher, abolitionniste et républicain, Khartala, 2000, p. 208 : « Paradoxalement, Schoelcher ne fait pas de référence explicite à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, à une exception près dans la conclusion de son ouvrage sur Toussaint-Louverture ». - 199 - 364 . Ce faisant, son analyse d’ensemble, théoriquement séduisante est pratiquement fausse par son refus conceptuel de considérer les textes autrement que dans une optique politique. A l’inverse, si différence il y a entre les deux Révolutions, elle nous paraît davantage résider dans le fait suivant relevé par Tocqueville et qui a été plus que confirmé depuis : la spécificité du pouvoir judiciaire aux Etats-Unis, élément totalement ignoré par H. Arendt. Le chapitre complet, bien souvent oublié par les lecteurs philosophes ou sociologues de Tocqueville, est pourtant fondamental, dans l’esprit même de l’auteur. « Ce qu'un étranger comprend avec le plus de peine, aux États-Unis, c'est l'organisation judiciaire. Il n'y a pour ainsi dire pas d'événement politique dans lequel il n'entende invoquer l'autorité du juge ; et il en conclut naturellement qu'aux États-Unis le juge est une des premières puissances politiques. Lorsqu'il vient ensuite à examiner la Constitution des tribunaux, il ne leur découvre, au premier abord, que des attributions et des habitudes judiciaires. À ses yeux, le magistrat ne semble jamais s'introduire dans les affaires publiques que par hasard; mais ce même hasard revient tous les jours » 365. La raison qui ne trouve pas d’équivalent en dehors de la démocratie américaine est, selon Tocqueville, la suivante : les Américains ont reconnu aux juges le droit de fonder leurs arrêts sur la constitution plutôt que sur les lois. En d'autres termes, ils leur ont permis de ne point appliquer les lois qui leur paraîtraient inconstitutionnelles. Si les commentateurs de Tocqueville se sont attachés à voir dans le concept de « tyrannie de la majorité » le risque majeur qui pèse sur toute démocratie, ils ont ainsi oublié le remède énoncé par Tocqueville lui-même : « Le pouvoir accordé aux tribunaux de se prononcer sur l’inconstitutionnalité des lois, forme encore une des plus puissantes barrières qu’on ait jamais élevée contre la tyrannie des assemblées politiques » 366 . Aussi, à l’encontre de la présentation classique, peut-être faut-il estimer que le vocable « Révolution » ne permet pas forcément de décrire dans un même mouvement ce qui s’est passé en France et aux Etats-Unis. Par exemple, J. Monnerot dans son important ouvrage intitulé « Sociologie de la Révolution », compare les révolutions anglaise, française et russe et ne mentionne quasiment pas la révolution américaine, ce qu’il justifie en écrivant que « les Etats-Unis d’Amérique ne furent qu’une Angleterre exagérée » 367. Cette analyse trouve une justification historique dans la colonisation de l’Amérique par les Anglais. La 364 H. Arendt, Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jerusalem, Gallimard, 2002 p. 598 note 32. 365 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome 1, Première partie, chapitre 6, ed. uqac. 366 A. de Tocqueville, op. cit. id. 367 J. Monnerot, Sociologie de la Révolution, Fayard, 1968, p. 58. - 200 - comparaison des textes français et américains ne prend alors sens qu’à l’aune de l’habeas corpus dont l’objet premier est l’encadrement des arrestations arbitraires. Cela a deux conséquences importantes : d’une part, lorsque les Américains se révoltent contre les Anglais à propos de l’augmentation des taxes, ils disposent déjà, à la différence des Français368, d’un corpus juridique leur permettant de dénoncer l’arbitraire ; d’autre part, la Révolution est ici intimement liée à la revendication d’Indépendance et ne s’inscrit nullement dans un processus de changement complet des titulaires du pouvoir. Si tout dépend de la Cour suprême alors bien évidemment, l’étude de nombreux faits sociaux est largement conditionnée par l’analyse du cadre juridique dans lequel ils s’exercent. Comme nous l’avions exposé précédemment, les études de sociologie du droit ne prennent pas du tout la même forme de l’autre côté de l’Atlantique que celles qui se sont développées en France. Nous relèverons, dans le droit fil de l’optique retenue, à savoir la préséance des institutions organiques sur les comportements des individus que différentes études démontrent comment la Cour suprême américaine structure la vie quotidienne et les comportements des individus369. Ainsi, ce que les sociologues français appellent fait de société, à l’image des préoccupations environnementales, s’expriment aux Etats-Unis en débats juridiques : reconnaissance d’une voie de droit pour la nature et les animaux, reconnaissance d’une discrimination positive pour les minorités370…. Tout phénomène social peut se résumer à une histoire de l’accession d’une catégorie d’individus au droit ; l’approche est identique pour l’histoire des minorités comme pour celle des handicapés par exemple371. 368 Cf l’adage de l’Ancien Régime : « Que Dieu nous garde de deux maux : la peste et l’équité des juges ». Comp. la description que A. de Tocqueville fait du système anglais dans L’ancien Régime et la Révolution, 1856, éd. uqac : Cependant il n'y a pas de pays au monde où, dès le temps de Blackstone, la grande fin de la justice fût aussi complètement atteinte qu'en Angleterre, c'est-à-dire où chaque homme, quelle que fût sa condition, et qu'il plaidât contre un particulier ou contre le prince, fût plus sûr de se faire entendre, et trouvât dans tous les tribunaux de son pays de meilleures garanties pour la défense de sa fortune, de sa liberté et de sa vie. Dans le même sens, M. Weber, Sociologie du droit, Puf, 1986, p. 230-231. 369 Cf parmi de nombreux ouvrages, J. Rosen, The Supreme Court : The Personalities and Rivalries That Defined America, Times Books, 2007. 370 371 Cf R. Posner, The problem of Jurisprudence, Harvard University Press, 1990. Cf pour une illustration, F. Pelka, What We Have Done, An Oral History of the Disability Rights Movement, Compelling first-person accounts of the struggle to secure equal rights for Americans with disabilities, University of Massachussetts Press, 2012. - 201 - L’évolution juridique contemporaine que connaît aujourd’hui la France procède donc d’une acculturation : tant les textes que les institutions jouent un autre rôle que celui qui leur étaient assignés à l’origine en raison de l’influence d’une culture ou d’une institution étrangère. Ce n’est donc pas un hasard si l’impulsion première est venue d’une cour de justice extérieure au système judiciaire français. Les droits de l’homme deviennent le vecteur de l’expression de toutes les prétentions car ils sont également le vecteur de l’appréciation des règles à l’aune desquelles les comportements sont appréhendés. La portée des règles et le sens des mots utilisés changent parce les institutions ne sont plus les mêmes. L’explosion du contentieux et l’émergence d’une société complètement judiciarisée sont des caractéristiques du processus d’américanisation de la France372. La relecture sous un angle institutionnel de l’opposition classique entre Révolution française et Révolution américaine permet ainsi d’expliquer pourquoi la promulgation de la Déclaration de 1789 ne s’est matérialisée que tardivement par une évolution d’ensemble du droit. Une lecture substantielle permet d’établir les racines du lien entre religion et droits de l’homme. SECTION 2 : ESSAI D’EXPLICATION DU LIEN ENTRE DROITS DE L’HOMME ET RELIGION Si Tocqueville nous aide à comprendre les différences institutionnelles fondamentales entre la France et les Etats-Unis, force est de constater que ses ouvrages sont singulièrement silencieux sur la problématique des droits de l’homme. L’auteur consacre uniquement quelques réflexions sur les droits de l’humanité dans la droite lignée de l’humanitarisme de l’époque mais évoque rarement expressément ni la Déclaration de 1789 ni le Bill of Rights américain. Ce silence exprime l’absence des droits de l’homme dans le débat public ou contentieux. La démocratie est caractérisée à l’époque par l’égalité et non par la reconnaissance de droits. Deux éléments nous paraissent cependant jouer un rôle important : la spécificité de la situation française ; la spécificité du texte américain. Pour rendre compte de cette spécificité, les débats sur la portée des droits de l’homme à l’égard des juifs sont symptomatiques de la difficulté de séparer droits de l’homme et religion. Le choix ne doit pas étonner : la question juive est un élément récurrent, peut-être le seul, qui, depuis 1789, fait la jonction entre l’affirmation des principes posés par les textes et leurs critiques. C’est pourquoi après avoir exposé la place de la religion lors de la 372 Peut-être d’ailleurs faut-il considérer les manifestations anti-américaines comme l’expression d’un refus de remise en cause des catégories établies par la pensée institutionnelle française. - 202 - Révolution française (paragraphe 1), nous montrerons à travers la situation des juifs comment s’est établi le lien entre religion et droits de l’homme (paragraphe 2). PARAGRAPHE 1 : LA RÉVOLUTION FRANÇAISE ET LA RELIGION Contrairement à la présentation classique de H. Arendt, la Révolution française n’a nullement mis fin à l’emprise de la religion sur la vie quotidienne des Français. C’est uniquement sur une simple lecture des textes que peut s’imposer une interprétation et une conception de la révolution française en contradiction avec la réalité sociologique constatée notamment par Tocqueville que l’histoire postérieure a largement confirmé. Pour reprendre le titre du chapitre 2 du livre « L’ancien régime et la révolution », « l'objet fondamental et final de la Révolution n'était pas, comme on l'a cru, de détruire le pouvoir religieux et d'énerver le pouvoir politique ». Schématiquement, quand bien même les révolutionnaires ont clairement et expressément affirmé leur volonté de se débarrasser de l’influence de la religion, ils n’ont pu atteindre cet objectif. L’auteur dresse ici un constat sans appel sur ce qu’il qualifie lui-même de « pouvoir religieux » : « à mesure que l'oeuvre politique de la Révolution s'est consolidée, son oeuvre irréligieuse s'est ruinée ; à mesure que toutes les anciennes institutions politiques qu'elle a attaquées ont été mieux détruites, que les pouvoirs, les influences, les classes qui lui étaient particulièrement odieuses ont été vaincues sans retour, et que, pour dernier signe de leur défaite, les haines mêmes qu'elles inspiraient se sont alanguies; à mesure, enfin, que le clergé s'est mis plus à part de tout ce qui était tombé avec lui, on a vu graduellement la puissance de l'Église se relever dans les esprits et s'y raffermir » 373. Tocqueville va même jusqu’à considérer que la Révolution française a procédé de la même manière que les révolutions religieuses. La conception abstraite de l’homme issue de la Révolution française est similaire à celle propre à l’homme religieux. Comme la doctrine religieuse, la doctrine révolutionnaire ne se comprend qu’au regard d’un objectif d’universalité qui favorise une pratique religieuse similaire indépendamment du lieu et du temps. Au passage, nous mesurons aussi bien avec la lecture tocquevillienne que celle précédemment exposée de C. Bouglé374 qu’une mise en perspective sociologico-historique 373 A. de Tocqueville, L’ancien Régime et la Révolution, 1856, p. 37, ed. uqac. 374 C. Bouglé, par delà sa filiation durkheimienne affirmée, s’inscrit peut-être davantage dans la continuité de A. de Tocqueville. Cf S. Audier, Tocqueville retrouvé, Genèse et enjeux du renouveau Tocqueville, Vrin, EHESS, 2004. Nous rappellerons que S. Audier est à l’origine de la réédition de l’ouvrage de C. Bouglé sur les idées égalitaires. - 203 - des textes évite des contresens importants sur l’interprétation des différences entre les évènements. La société française est restée imprégnée de religion. Il y a eu une nouvelle articulation des pouvoirs en son sein qui ne s’est pas forcément inscrite dans un processus automatique de sécularisation. Tocqueville, en juriste positiviste, ne mentionne que rarement les droits de l’homme car il sait que leur impact en droit est faible. Il explique en outre parfaitement pourquoi le christianisme correspond aux mœurs démocratiques : « Mahomet a fait descendre du ciel, et a placé dans le Coran, non seulement des doctrines religieuses, mais des maximes politiques, des lois civiles et criminelles, des théories scientifiques. L'Évangile ne parle, au contraire, que des rapports généraux des hommes avec Dieu et entre eux. Hors de là, il n'enseigne rien et n'oblige à rien croire. Cela seul, entre mille autres raisons, suffit pour montrer que la première de ces deux religions ne saurait dominer longtemps dans des temps de lumières et de démocratie, tandis que la seconde est destinée à régner dans ces siècles comme dans tous les autres » 375. La référence à la figure de Mahomet n’est pas anodine à l’aune du contexte contemporain. La coïncidence entre christianisme et droits de l’homme est également soulignée par l’historien A. Mathiez dans des termes très virulents376. Ainsi, un auteur peut justement écrire que « le chrétien moderne est partout chez lui, dans l’Eglise et surtout dans l’Etat » 377 . On peut ainsi comprendre pourquoi la question religieuse s’est muée en question juive et non en question chrétienne ; sur la base de la situation des juifs s’est établi le lien entre religion et droits de l’homme à partir de laquelle il est également possible de mesurer la différence entre le texte français et le texte américain. PARAGRAPHE 2 : LA QUESTION JUIVE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE De nombreux travaux ont exposé l’intensité des débats durant la Révolution française concernant le traitement à réserver aux juifs. Paradoxalement, les juifs ou le judaïsme sont 375 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, T.II, 1840, p. 28-29, ed. uqac,. 376 A. Mathiez, La Révolution française, La chute de la Royauté, la Gironde et la Montagne, la Terreur, La Manufacture Lyon, 1989, p. 78 : « Le catholicisme gardait en effet son caractère de religion dominante. Seul il émargeait au budget. Seul il déroulait ses cérémonies sur la voie publique. Les protestants et les juifs durent se contenter d’un culte privé, dissimulé. Les juifs de l’Est, considérés comme des étrangers, ne furent assimilés aux Français que le 27 septembre 1791, quand l’Assemblée allait se séparer ». 377 S. Trigano, La République et les Juifs, ed. Presses de la Cité, 1982, p. 85. - 204 - en revanche singulièrement absents de l’œuvre de Tocqueville. Pour les juifs, plus que pour les tenants d’une autre religion, ces débats sont révélateurs de la difficulté d’articuler la reconnaissance de droits individuels à un « fait historique » collectif378. Tous portent en creux la question des droits de l’homme et leur possible extension aux juifs compte tenu de la situation historique : l’incapacité, dans la logique originelle du contrat social, de consacrer un droit des minorités religieuses, problématique dont nous assistons à la reformulation contemporaine. A ce stade, peut-être faut-il préciser en quoi la position de J.-J. Rousseau sur ce sujet ne correspond pas forcément à celle usuellement présentée. Comme l’explique la philosophe S. Goyard-Fabre, l’extrapolation des thèses rousseauistes pour expliquer des évènements historiques comme la Terreur procède d’une lecture extrêmement critiquable379 : les révolutionnaires se réfèrent à Rousseau mais le modèle que celui-ci promeut procède davantage d’une utopie, à l’image des écrits de son époque, qu’à une doctrine applicable en tous points. C’est ce qui ressort de la place particulière que Rousseau réserve aux juifs dans son œuvre. Pour cet auteur, la situation des juifs est érigée en modèle : ils témoignent de la possibilité pour des individus de fonder une nation alors même qu’ils ne disposent pas de territoire, ce qui valide la possibilité d’aboutir à un contrat social sur la base du consentement des participants. Au titre des grands législateurs comme Lycurgue ou Solon, une place à part est réservée à Moïse en raison de la persistance de la législation qu’il a introduite par delà les siècles et les problèmes résultant de la dispersion du peuple. La nécessité d’une religion civile pour faire lien entre les individus dans le contrat social s’inspire ainsi directement de l’attachement des juifs à leur législation380. Très logiquement, 378 Op. cit, p. 245. 379 S. Goyard Fabre L’État moderne. Regards sur la pensée politique de l’Europe occidentale entre 1715 et 1848, Vrin, 2000, p. 223. 380 Nous fondons ici notre démonstration sur un passage peu commenté de l’œuvre de J.-J. Rousseau, Fragments politiques, IV, 24, « [Des Juifs] », O.C. III, 3- Du Contrat Social, Ecrits politiques, Gallimard, la Pleïade, 2003, 1978 pp. 499-500 dont nous trouvons cependant des échos tant dans Du contrat social à travers la place que Rousseau accorde à Moïse en tant que législateur que dans les Considérations sur le Gouvernement de Pologne et sur sa réformation projetée (1770-1771), op. cit. p. 956-957. Nous reproduisons ci-après un passage dénué de toute ambigüité : « Moïse osa faire de cette troupe errante et servile un corps politique, un peuple libre, et tandis qu'elle errait dans les déserts sans avoir une pierre pour y reposer sa tête, il lui donnait cette institution durable, à l'épreuve du temps, de la fortune et des conquérants, que cinq mille - 205 - puisque les juifs constituent un peuple disposant d’une législation spécifique, Rousseau s’étonne que les juifs n’aient toujours pas d’Etat pour eux381. La réflexion sur le contrat social n’est donc pas antinomique avec celle sur les conditions de possibilité d’un Etat juif : Rousseau pose seulement en arrière fond la question de la survivance d’une entité politique une fois celle-ci constituée sur un territoire. Plus largement, il conditionne l’existence d’une société à une identité homogène de ces habitants qui seraient ainsi tous liés par une même religion civile. La référence à l’Etre suprême dans la Déclaration de 1789 s’inscrit pleinement dans cette perspective. Dans ce contexte idéologique relatif à la reconnaissance de la nation juive en tant que telle, la célèbre phrase de Clermont-Tonnerre peut faire l’objet d’une double lecture : « Il faut tout refuser aux juifs en tant que nation et tout leur accorder en tant qu'individus ; il faut qu'ils ne fassent dans l'État ni un groupe politique ni un ordre : il faut qu'ils soient individuellement citoyen »382. Premièrement, l’homme doit primer sur le Juif ; deuxièmement, il n’est pas possible dans un environnement culturel homogène d’admettre l’expression d’une religion différente de la religion dominante, celle-ci faisant office de religion civile383. A l’opposé, E. Burke, célèbre contempteur de la Révolution française et ans n'ont pu détruire ni même altérer, et qui subsiste encore aujourd'hui dans toute sa force, lors même que le corps de la nation ne subsiste plus . Pour empêcher que son peuple ne se fondît parmi les peuples étrangers, il lui donna des mœurs et des usages inalliables avec ceux des autres nations; il le surchargea de rites, de cérémonies particulières ; il le gêna de mille façons pour le tenir sans cesse en haleine et le rendre toujours étranger parmi les autres hommes, et tous les liens de fraternité qu'il mit entre les membres de sa république étaient autant de barrières qui le tenaient séparé de ses voisins et l'empêchaient de se mêler avec eux. C'est par là que cette singulière nation, si souvent subjuguée, si souvent dispersée, et détruite en apparence, mais toujours idolâtre de sa règle, s'est pourtant conservée jusqu'à nos jours éparse parmi les autres sans s'y confondre, et que ses mœurs, ses lois, ses rites, subsistent et dureront autant que le monde, malgré la haine et la persécution du reste du genre humain ». 381 Jean-Jacques Rousseau, Emile, Livre IV, (O.C.) Gallimard, Pléiade, 2003, p. 621. 382 Comte Stanislas de Clermont-Tonnerre, cité dans L. Poliakov, Histoire de l'antisémitisme, tome III. De Voltaire à Wagner, Calmann-Lévy, 1968, p. 234. 383 Cf J.-J. Rousseau, Lettre à Christophe de Beaumont, citée dans le numéro de Commentaire, n°136, 2011, p. 1000 : « Je crois qu’un homme de bien, dans quelque religion qu’il vive de bonne foi, peut être sauvé. Mais je ne crois pas pour cela qu’on puisse légitimement introduire en un pays des religions étrangères sans la permission du souverain ; car si ce n’est pas directement désobéir à Dieu, c’est désobéir aux Lois et qui désobéit aux Lois désobéit à Dieu. Quant aux religions une fois établies et tolérées dans un pays, je crois - 206 - critique de l’abstraction de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne cesse d’employer dans son livre des expressions péjoratives à l’égard des juifs qui les maintient dans une condition d’opprimé384. H. Arendt qui reprend à son compte une bonne partie des critiques que Burke adresse à la Révolution française ne relève pas cette contradiction inhérente à la tradition conservatrice385. Il est vrai que, contrairement à J.-J. Rousseau, elle ignore complètement la figure de Moïse comme législateur pour ne retenir que les penseurs grecs dans sa conception de la tradition politique. Faute de consécration dans les règles du quotidien, un auteur a montré, de façon polémique, le peu d’impact de la Déclaration de 1789 sur l’émancipation des juifs386 – pratiquement, nous avons déjà relevé que le texte n’a pas eu de traduction en droit positif. L’émergence de l’égalité de droits, si elle est consubstantielle à la Déclaration, ne prend véritablement sa portée qu’à travers les dispositions du Code civil qui unifient le droit applicable à l’ensemble du territoire français. Autrement dit, le « dilemme » de l’époque peut être résumée de la façon suivante : soit le maintien de l’héritage de la tradition revient à maintenir les positions de corps de chaque minorité ainsi que les préjugés antisémites environnants ; soit l’abstraction révolutionnaire s’effectue au détriment des situations historiques existantes. Sans qu’il soit pour nous possible de privilégier une interprétation sur une autre, à travers la difficulté de consacrer positivement « le fait social » juif de façon autonome, nous mesurons la tension introduite par la Révolution française quant à la situation des juifs en Occident. Cette tension ne fait que s’exprimer de façon plus radicale dans le célèbre ouvrage de Marx, de la question juive. Si, effectivement l’enjeu des droits de l’homme concerne la consécration de droits individuels par delà les prédéterminations religieuses alors la question posée par Marx est somme toute logique : « quel est l'élément social particulier qu'il faut pour supprimer le judaïsme ? Car la capacité d'émancipation du Juif d'aujourd'hui est le rapport du judaïsme à l'émancipation du monde d'aujourd'hui. Ce rapport résulte nécessairement de la situation spéciale du judaïsme dans le monde actuel qu’il est injuste et barbare de les y détruire par la violence … On ne doit ni laisser établir une diversité de cultes ni proscrire ceux qui sont une fois établis car un fils n'a jamais tort de suivre la Religion de son père ». 384 F. de Bruyn, Anti-Semitism, Millenarianism, and Radical Dissent in Edmund Burke's Reflections on the Revolution in France, Eighteenth-Century Studies, 2001, p. 577-600. 385 Id. 386 P. Girard, La Révolution française et les Juifs, Robert Laffont, 1989. - 207 - asservi »387. Marx prend ici le contrepied de Bruno Bauer pour qui l’essence du judaïsme rend impossible l’émancipation résultant de la reconnaissance de droits de l’homme aux individus. Le débat prend une tonalité nouvelle à deux niveaux : d’une part, il s’inscrit dans une critique radicale des droits de l’homme en tant que droits de l’individu bourgeois ; d’autre part, il érige le juif en figure symbolique tant du capitalisme que du système juridique. Marx critique les droits de l’homme en introduisant ce que, précisément, la norme juridique admet difficilement : le symbole. De la suppression du lien symbolique à celle des juifs afin de réaliser l’idéal révolutionnaire, il n’y a malheureusement qu’un pas, toute question devant entraîner une réponse388. De cette brève présentation, nous pouvons conclure, dans la lignée d’importants travaux, sur le caractère central de la figure juive dans la modernité : soit en tant que fondement de la nécessité d’une religion civile commune à tous et d’une population homogène pour que les droits de l’homme se réalisent, aspect bien souvent ignoré ; soit en tant que limite du processus d’individualisation des droits résultant de la Déclaration des droits de l’homme389. Ou du moins, peut-être faut-il distinguer entre l’Europe et les Etats-Unis, ce que ne font pas forcément les auteurs qui accentuent l’opposition entre droits de l’homme et judaïsme. Car à la différence institutionnelle fondamentale déjà relevée par Tocqueville, nous pouvons en identifier une seconde expressément formulée dans la Déclaration des droits des Etats-Unis de 1791 en son premier article : « Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de la parole ou de la presse, ou le droit qu’a le peuple de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour le redressement de ses griefs ». Il n’existe donc pas de texte de principe pour que la formulation de la contradiction entre individus et communauté juive trouve un quelconque fondement théorique. Le fait social juif est implicitement consacré. Techniquement, la Cour suprême a vocation à en protéger l’expression390. En cela, l’expression positive de la religion par les droits de l’homme procède de la tradition américaine et non européenne. 387 K. Marx, La question juive, 1843, ed. uqac, p. 28. 388 Pour une analyse beaucoup plus approfondie de l’ouvrage de K. Marx, S. Trigano, Le judaïsme et l’esprit du monde, Grasset, 2011, p. 890-915. 389 Cf S. Trigano, L’idéal démocratique à l’épreuve de la Shoah, Odile Jacob, 1999 ; R. Marientras, Être un peuple en diaspora, Maspéro, 1975. 390 L’histoire du judaïsme américain est donc logiquement une histoire parsemée de conflits devant les tribunaux, cf J. Serna, American Judaïsm, A History, Yale University Press, 2005. - 208 - Nous pouvons ici dégager deux racines clairement distinctes à la référence aux droits de l’homme pour faire valoir son identité religieuse : - la racine anglo-saxonne qui consacre cette dimension en raison de la possibilité pour tout individu de se tourner vers la Cour suprême en cas de conflits, y compris ceux portant sur des questions religieuses sur le fondement de l’article 1er de la Déclaration précitée ; - la racine européenne d’inspiration rousseauiste se déployant en deux branches dont nous trouvons aujourd’hui des exemples dans le droit positif contemporain précédemment exposé : - la branche relative à la religion civile présente dans la formulation des énoncés des chartes régionales africaine ou arabe des droits de l’homme ou la jurisprudence relative à la visibilité des religions majoritaires en Europe ; - la branche relative à l’opposition irréductible entre l’émancipation de l’individu résultant des droits de l’homme qui s’exprime aujourd’hui à travers l’incompatibilité énoncée par la jurisprudence entre certaines revendications religieuses et les exigences d’une société démocratique - le droit positif renoue, à sa façon, avec la discussion initiée à propos des juifs par B. Bauer dont on trouve des réminiscences dans les modalités d’appréciation de l’assimilation d’un individu lors des débats sur l’acquisition sur la nationalité. L’islam remplace ici le judaïsme. L’époque moderne voit ainsi la généralisation tant du mode institutionnel américain que, indirectement, des règles substantielles de cette démocratie. A la distinction proposée par J. Talmon entre démocratie totalitaire et démocratie libérale qui traduisait les supposées origines philosophiques du contexte post-seconde guerre mondiale391, nous privilégions donc une distinction fondée sur la place institutionnelle reconnue à la religion en démocratie. Dans ce cadre, comme ce n’est cependant pas sur la base des règles de droit mais sur celles des principes que la discussion sur la question juive a été menée, il est faux d’écrire « les droits de l’homme, en principe inaliénables, se sont révélés impossible à faire respecter – même dans les pays dont la constitution se fondait sur eux – chaque fois qu’y sont apparus des gens qui n’étaient plus citoyens d’un Etat souverain392 » (c’est nous qui soulignons). Aucun pays européen ne s’était engagé à les respecter. Hormis aux Etats-Unis dont la politique migratoire était favorable aux nouveaux arrivants au début du XXème 391 J. Talmon, Les Origines de la démocratie totalitaire, Calmann-Lévy, 1966. 392 H. Arendt, op. cit., p. 595. - 209 - siècle, il n’y a pas, sauf erreur de notre part, de pays au début du siècle dont la Constitution repose sur les droits de l’homme393. A partir du moment où les droits de l’homme ne constituent qu’un argument rhétorique peu encore usité avant la seconde guerre mondiale, il est erroné de vouloir rétrospectivement analyser une situation sur la base de règles qu’elle ne connaît pas. Cela revient à des-historiciser les concepts pour fonder une approche normative qui correspond davantage à un schéma pré-établi qu’à une analyse des situations394. Si fait sociologique des droits de l’homme il y a avant la seconde guerre mondiale, il est extrêmement restreint. Certes, dans le cas de la France, existe la Ligue des droits de l’homme. Son action ne se situe cependant pas sur le terrain juridique395. Sans compter qu’elle est traversée durant toute la période antérieure à la seconde guerre mondiale par des débats internes entre engagement pro-Staline ou pro-Hitler qui paralysent l’efficacité de son action. Une analyse en détail des règles sous la troisième République montre en plus que ce régime a peut-être consacré les libertés sans pour autant en assurer une véritable protection juridique étant en outre précisé que ses dirigeants et juristes étaient par principe opposés, hormis Duguit avec les nuances exposées, à un contrôle constitutionnalité sur le fondement des droits de l’homme396. Bref, sur cette période aux augures tragiques, il faut vraiment être un « fou de la République » pour consacrer un culte à 1789397. 393 Pour rappel, en France, la Troisième République n’a pas de Constitution. 394 Nous reprenons en partie la critique de J. Monnerot, Le communisme peut-il être pensé dans le registre de la religion ?, Revue du MAUSS, n°22, 2003, p. 44-50, spéc. p. 44-45. « Une telle démarche, au petit bonheur, est tout à fait caractéristique de l’essai comme genre littéraire. Les idées y ressemblent à une monnaie qui n’aurait pas de cours déterminé. Chacun peut lui attribuer la valeur ou les valeurs successives qu’il souhaite. Cette monnaie est naturellement inconvertible étant donné que les faits et les objets ne sont pas exprimés par de telles valeurs fluctuantes ». Une nuance toutefois : le communisme présente des manifestations religieuses ; il ne dispose pas forcément d’une essence religieuse. 395 H. Arendt, qui n’est pas à une contradiction près, s’en prend d’ailleurs violemment à cette association. Op. cit, p. 579, note 28 : « Si les droits de l’homme devenaient l’objet d’un organisme caritatif particulièrement inefficace, le concept de Droits de l’Homme ne pouvait qu’en être un peu plus discrédité ». 396 Cf la synthèse de J.-M. Mayeur , La vie politique sous la troisième République, 1870-1940, Points Seuil 1984, spéc. p. 97-113 avec la conclusion sans appel : « Au temps de la République militante, l’Etat républicain n’est pas toujours un Etat de droit ». 397 P.Birnbaum, Les fous de la République, Histoire politique des Juifs d’Etat de Gambetta à Vichy, Points Seuil, 1994, spéc. p. 143-162. - 210 - A l’identique, la charte de la société des nations ne fait aucune référence à l’existence de droits inaliénables. Tout au plus, les Etats se sont mis d’accord pour ratifier une Charte pour la prévention de la peine de mort et des traitements inhumains et dégradants. Dès lors, parler des droits de l’homme comme une réalité juridique est un contresens ; les concevoir comme une dimension sociologique structurante n’a pas plus de sens puisque cette référence est le propre de ceux qui l’utilisent sans pour autant bénéficier de l’effet de diffusion contemporain. Dans ce contexte historique, le changement radical de la référence et du recours aux droits de l’homme pour justifier ses prétentions est la conséquence du mouvement de défiance à l’encontre des Etats nés au sortir de la seconde guerre mondiale. SECTION 3 : LA CONCEPTION CONTEMPORAINE DES DROITS DE L’HOMME De prime abord, si on s’en tient à la seule nature des actes adoptés, nous soulignerons qu’après la seconde guerre mondiale, les Etats commencent à parler de droits de l’homme dans les textes internationaux. Formellement, cela crée une énorme différence avec les textes émanant de la défunte Société des nations. Les Etats n’ont pas pour autant souhaité consacrer les droits des individus. Nous rappellerons que la Déclaration universelle ne dispose, compte tenu de son statut de résolution, d’aucune valeur normative intrinsèque et que la ratification de la Convention européenne repose, à l’origine, sur un mécanisme exclusivement inter-étatique. Nous formulerons ici l’hypothèse suivante : la mutation des droits de l’homme intervenue après la seconde guerre mondiale est la conséquence non du fait qu’ils aient été bafoués – on ne peut bafouer des droits qui ne sont pas positivement reconnus – mais de la consécration institutionnelle d’un bouleversement complet du lien antérieur entre nationalité, citoyenneté et religion. Ainsi, de discours à portée sociale réduite, les droits de l’homme sont progressivement devenus une réalité juridique supposée permettre aux individus de se protéger contre les Etats et surtout, de contester leurs prérogatives politiques pour leur substituer une approche exclusivement juridique. Au même titre que la recherche généalogique des droits de l’homme s’inscrit dans la lignée des travaux de M. Foucault, cette mise en abîme des liens entre nationalité, citoyenneté et religion vise à esquisser un dispositif au sens que cet auteur a donné à cette notion, c’est-à-dire « un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, - 211 - morales, philanthropiques ; bref, du dit aussi bien que du non-dit » 398. La définition connaît aujourd’hui un certain succès en sciences sociales. Nous rappellerons, cependant par delà l’utilisation actuelle éparse399, que le terme dispositif est particulièrement adéquat pour rendre compte de la dimension sociale d’un phénomène juridique dans notre cas pour deux raisons : il s’agit, comme dans la présentation originelle d’exposer une corrélation entre la manifestation la plus patente de l’individualisme, les droits de l’homme et les bouleversements qu’elle engendre. Le terme dispositif possède en outre un sens juridique extrêmement important : il désigne l’énoncé du jugement par lequel celui-ci exprime sa conception de la loi au regard de l’affaire soulevée. Sous ces deux aspects, identifier la logique d’un dispositif revient à essayer de mettre à jour une dimension non forcément exprimée de l’ordre social400. Compte tenu des nombreuses différences déjà relevées entre la Déclaration de 1789 et celle de 1948, compte tenu également des différences importantes de signification que des mots identiques peuvent revêtir selon les époques, la mise à jour de ce dispositif passe logiquement par une reformulation de toutes les notions issues de la Révolution française : de la question juive en raison de la création de l’Etat d’Israël (paragraphe 1), du lien entre citoyenneté et nationalité (paragraphe 2) mais également du principe d’égalité (paragraphe 3) et, plus largement, de l’existence de la religion civile comme condition d’exercice des droits de l’homme (paragraphe 4). PARAGRAPHE 1 : UNE REFORMULATION DE LA QUESTION JUIVE A TRAVERS LA CRÉATION DE L’ETAT D’ISRAËL La reformulation de la question juive à notre époque procède de la conception de la Charte des Nations Unies et de la Déclaration universelle des droits de l’homme comme réponse formelle aux drames engendrés par la seconde guerre mondiale. Le rapport de la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée401 – conférence de Durban - nous servira de fil conducteur 398 M. Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », Dits et écrits, T. II., 1994, Gallimard, pp. 298-329. 399 F. KESSLER, La cinématographie comme dispositif (du) spectaculaire, Cinémas, 14, 2003. 400 L’article 452 du Code de procédure civile ne dit pas autre chose : « Le jugement prononcé en audience est rendu par l'un des juges qui en ont délibéré, même en l'absence des autres et du ministère public. Le prononcé peut se limiter au dispositif ». Traduction : les plaideurs doivent connaître sur quel fondement le ou les juges ont tranché le litige ; les juges ne sont pas obligés de leur expliquer les raisons de leur choix. 401 Rapport de la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée, Durban, 31 août-8 septembre 2001, A/CONF.189/12. - 212 - pour illustrer cette reformulation. Il synthétise la pensée institutionnelle des Nations Unies à un moment qui nous est apparu crucial : le tournant des années 2000. Comme l’énonce le rapport de la Conférence, « ce n’est que récemment que s’est achevé un siècle au cours duquel d’abominables souffrances ont été causées à des millions d’êtres humains. Au cours de ce siècle, un abominable holocauste a été infligé au peuple juif (…) Cependant, ce même siècle nous a aussi donné un instrument mondial sous la forme de la Déclaration universelle des droits de l’homme » 402. On ne saurait mieux exprimer le lien entre Déclaration universelle et génocide. De façon générale, le préambule de la Charte fixe des objectifs nettement plus ambitieux que ceux de la Société des Nations : « Réaliser la coopération internationale en résolvant les problèmes internationaux d'ordre économique, social, intellectuel ou humanitaire, en développant et en encourageant le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinctions de race, de sexe, de langue ou de religion ». Quant à la Déclaration, son préambule est encore plus explicite : « Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l'homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l'humanité et que l'avènement d'un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l'homme ». Si elle est universelle et consacre un droit à la nationalité, c’est pour éviter que n’émerge à nouveau la question des réfugiés (article 15) ; si elle proclame le droit à la liberté de conscience, de pensée et de religion (article 18), c’est parce que la simple déclaration de 1789 n’était peut-être pas suffisamment explicite – « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi ». La religion n’est plus une opinion mais un droit supposé protégeable en tant que tel. Partant du principe que l’interprétation d’un texte dépend des travaux qui l’ont précédé, dire que le génocide juif constitue le cadre de référence de la Déclaration universelle a deux conséquences majeures : - il s’est imposé comme la référence pour contester toutes les atteintes aux droits de l’homme, étant sous-entendu que ne rien faire reviendrait à prendre le risque d’un nouveau génocide – nous rappellerons que le mot génocide a été construit par un juriste pour pouvoir qualifier les crimes commis par le régime nazi ; il est mis aujourd’hui sur le même 402 Op. préc. p. 134. - 213 - plan que d’autres comportements criminels distincts403. Durban consacre pour les juifs le terme contestable d’holocauste qui, de jure, sort le génocide juif des catégories du droit international pour l’ériger en symbole moral. Encore et toujours une démarche semblable à celle initiée par Marx pour discréditer le système juridique. Toutes choses étant égales par ailleurs, au discours humanitaire sans portée pratique du XIXème siècle a succédé au XXème siècle le discours sur l’holocauste et la Shoah vidé de toute substance concrète404. - la proclamation de la Déclaration universelle pose dès le départ la question de la légitimité de l’Etat juif du point de vue des droits de l’homme pour les raisons suivantes : adoptée en décembre 1948, soit après la proclamation et la reconnaissance de l’Etat d’Israël, il y a un consensus historique pour s’accorder sur le rôle déterminant de René Cassin, membre éminent de l’Alliance universelle israélite. Or, compte tenu de la doctrine de l’Alliance universelle israélite à l’égard du sionisme405, on peut se demander si la rédaction de la Déclaration n’a pas eu pour objet d’assurer aux juifs qu’ils n’étaient pas obligé d’aller s’installer en Israël pour vivre en paix. Les conditions de rédaction de la Déclaration universelle renvoient ainsi à l’interprétation que B. Lazare donnait de la Déclaration de 1789 : « il parut qu'un trône avait été renversé et des guerres européennes déchaînées, uniquement pour que le Juif pût acquérir rang de citoyen, et la déclaration des Droits de l'Homme sembla n'avoir été que la déclaration des droits du Juif » 406. Vu sous cet angle, l’engagement contemporain de S. Hessel en faveur de la question palestinienne s’inscrit parfaitement dans la logique originelle du texte de 1948. Autrement dit, la Déclaration universelle des droits de l’homme propose une nouvelle version de l’opposition entre homme et Juif en visant cette fois l’Israélien. 403 Op. préc. p. 7 : « Nous reconnaissons que l’apartheid et le génocide constituent des crimes contre l’humanité au regard du droit international et sont d’importantes sources et manifestations du racisme, de la discrimination raciale, de la xénophobie et de l’intolérance qui y est associée ». 404 Nous retrouvons ici, avec une perspective différente, la thèse soutenue par S. Trigano, Les Frontières d'Auschwitz : Les ravages du devoir de mémoire, Livre de Poche, 2005. 405 Cf S. Levi, futur président de l’Alliance, « Je ne suis pas sioniste. Je suis juif d'origine et de sentiment français avant tout. J'ai tâché de m'élever par l'élude à une conception internationale et vraiment humaine et c'est en me replaçant à ce point de vue élevé que je voudrais vous présenter quelques observations concernant le problème juif envisagé par rapport à la Palestine », cité par A. Chouraqui, L'Alliance israélite universelle et la Renaissance juive contemporaine, 1860-1960, P.U.F., 1965, p. 223-227.. 406 B. Lazare, L’antisémitisme, son histoire et ses causes, 1894, nombreuses rééditions et disponible sur Internet, sur Gallica, p. 108. - 214 - Sur le plan historique, nous pouvons relever que le lendemain de la proclamation de la Déclaration universelle, soit le 11 décembre 1948, est adoptée la résolution onusienne suivante : l’Assemblée générale des Nations Unies a décidé « qu’il y a lieu de permettre aux réfugiés qui le désirent de rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible » et que « ceux qui décident de ne pas rentrer dans leurs foyers » devaient recevoir des indemnités à titre de compensation pour la perte de leurs biens. La résolution a créé la Commission de conciliation pour la Palestine chargée notamment de faciliter le rapatriement des réfugiés, leur réinstallation, ainsi que leur réinsertion économique et sociale. Depuis cette date, la question juive, par le biais de la situation des Palestiniens, est une préoccupation récurrente des Nations Unies, le seul thème qui revient chaque année en débat407. Aussi, dans le rapport rédigé à la suite de la conférence de Durban, Israël n’est mentionné qu’à travers le prisme palestinien408. L’Etat d’Israël déplace la question juive vers la question sioniste, point que la Charte arabe des droits de l’homme énonce avec véhémence en appelant à l’élimination du sionisme. Il établit, sur le modèle de 1789, la jonction entre nationalité, citoyenneté et religion que la Déclaration universelle de 1948 a profondément remodelée. Il est donc logique que la référence croissante aux droits de l’homme version 1948 depuis les années 1990-2000 se traduise par une critique toujours plus virulente d’Israël dont la conférence de Durban de 2001 fut l’expression la plus significative. En même temps, ce tournant des années 1990-2000 coïncide avec la reformulation du lien entre nationalité et citoyenneté. PARAGRAPHE 2 : UNE REFORMULATION DU LIEN ENTRE NATIONALITÉ ET CITOYENNETÉ 407 Cf les statistiques établies par M. Marcovich, La marche au bannissement d’Israël : les origines diplomatiques du rapport Goldstone, Controverses, 13, 2010, p. 213-240. 408 Rapport de la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance qui y est associée, op. préc., p. 91 : « Nous sommes préoccupés par le sort du peuple palestinien vivant sous l’occupation étrangère. Nous reconnaissons le droit inaliénable du peuple palestinien à l’autodétermination et à la création d’un État indépendant, ainsi que le droit à la sécurité de tous les États de la région, y compris Israël, et engageons tous les États à soutenir le processus de paix et à le mener à bien rapidement. (c’est nous qui soulignons). Quelques lignes plus loin : « Nous reconnaissons le droit des réfugiés de regagner librement leurs foyers, dans la dignité et la sécurité, et de recouvrer leurs biens et prions instamment tous les États de faciliter ce retour ». - 215 - Nous avons déjà relevé la quasi-disparition du terme citoyen de la Déclaration universelle, caractéristique également présente dans le rapport précité de la conférence de Durban. Cette disjonction entre nationalité et citoyenneté se situe maintenant au cœur de la dynamique européenne avec la notion de citoyenneté européenne qui subsumerait les identités nationales. A rebours cependant du schéma posé par H. Arendt dans les origines du totalitarisme, nous assistons à travers le prisme des droits de l’homme davantage à une subjectivisation de la nationalité qu’à l’émergence d’une nouvelle forme d’organisation politique. H. Arendt n’a à notre connaissance pas consacré d’études à la Déclaration universelle en dépit des nombreuses contributions qu’elle a rédigées sur l’actualité, en dépit des nombreuses préfaces qu’elle a écrites à la suite des nouvelles éditions des Origines du totalitarisme postérieures à 1948. La contradiction est ici patente : les textes relatifs aux droits de l’homme avant la seconde guerre mondiale se limitent à la Déclaration française et américaine ; ils constituent l’un des pivots de l’analyse des origines du totalitarisme en dépit de leur absence d’universalité ; une fois les droits proclamés à l’échelon universel, l’auteur écrit comme si le texte n’existait pas. Elle ne mentionne pas non plus la Déclaration universelle dans son livre consacré au procès Eichmann tout en se permettant des insinuations douteuses sur l’apparente proximité entre les lois de l’Etat d’Israël et les lois nazies409. Tout le livre repose d’ailleurs sur l’antinomie entre revendication juive et humanité systématisée par Marx que H. Arendt trouve légitime410. Par ces aspects, Arendt anticipe ce qui constituera l’un des éléments clés de la contestation de la légitimité de l’Etat d’Israël, soit le lien entre nationalité et religion. Nous mesurons au passage que le lien entre la question des réfugiés et l’effondrement des Etats-nations tel qu’exposé par H. Arendt est loin d’être évident. Il est d’ailleurs symptomatique que l’auteur ne mentionne quasiment pas l’effondrement de l’empire ottoman dans les causes de décomposition de l’Europe après la première guerre mondiale. De même, il nous paraît faux d’écrire que, historiquement, l’Etat-nation est en contradiction avec l’universalisme des droits de l’homme411. Contrairement à la période d’avant-guerre, le droit international est composé depuis 1951 d’une branche spécialement consacrée aux droits des réfugiés sans pour autant que ces situations trouvent une solution. Il est à présent 409 H. Arendt, op. cit, p. 1024-1025. Une biographie récente de A. Eichmann a mis à jour toutes les erreurs et contresens commises par H. Arendt, sans compter ses préjugés antisémites, dans le livre qu’elle a consacré au procès Eichmann. Cf D. Cesarani, Adolf Eichmann, Taillandier, 2011. 410 H. Arendt, op. cit., p. 258 : « Marx, si souvent et si injustement taxé d’antisémitisme ». 411 D. Lochak, Les droits de l’homme, La Découverte, 2010, p. 91. - 216 - possible d’arguer, comme le fait H. Arendt, de la contradiction entre ce que les textes préconisent et leur réception par les Etats d’autant plus que tout individu, selon la Déclaration universelle, a droit à une nationalité412. L’existence des textes n’a ni mis fin à la question des réfugiés ni remis en cause les prérogatives des Etats en la matière durant la période 1950-2000. Comparée à l’époque contemporaine, la multiplication des textes en matière de droits de l’homme, le poids croissant des organisations internationales permet pour la première fois de faire coïncider un fait social avec un corps de règles adéquat. A la critique théorique, et c’est l’une des caractéristiques de la conception contemporaine des droits de l’homme, peut s’ajouter une vraie dimension pratique. Force est de constater que cette dimension pratique a peu à voir avec la réflexion contemporaine sur l’émergence d’une citoyenneté disjointe de la nationalité, conclusion à laquelle peut conduire l’œuvre de H. Arendt. Les solutions contentieuses participent davantage d’une subjectivisation des droits que d’une consécration d’une telle mutation. Nous reproduisons ci-après les principales étapes du raisonnement tenu par les juges européens sur ces questions : - un étranger résidant légalement dans un pays peut souhaiter continuer à y vivre sans forcément en acquérir la nationalité413 ; - il n’est pas exclu qu’un refus arbitraire d’octroyer la nationalité puisse, dans certaines conditions, poser un problème sous l’angle de l’article 8 de la Convention en raison de l’impact d’un tel refus sur la vie privée de l’individu414. La nationalité devient un attribut de la vie privée ; si problème il y a en matière de droits de l’homme, il se situe quasi-exclusivement sur le terrain de la lutte contre les discriminations en raison de la différence de situations créée entre les nationaux et les autres notamment quant à l’accès effectif à un tribunal. Les Etats gardent néanmoins leurs prérogatives en la matière en dépit des textes et des voies de recours. Par extension, comme la religion constitue également un élément de la vie privée, le refus de la nationalité sur ce fondement, comme a pu le juger le Conseil d’Etat, est loin d’être conforme au droit européen. En revanche, des systèmes juridiques qui attribuent la nationalité en fonction de la religion facilitent cette logique de privatisation qui doit avoir pour corollaire un 412 Cf J.-C. Hataway, The Rights of Refugees under International Law. Cambridge University Press, 2005. 413 Cour EDH, G.C. 26 juin 2012, Kurić et autres c. Slovénie, Req. n° 26828/06, § 357. 414 Cour EDH, 4e Sect. 11 octobre 2011, Genovese c. Malte, Req. n° 53124/09, § 30 - 217 - renforcement de la protection des minorités415. L’invocation des droits de l’homme pour contribuer à la protection des minorités trouve ici toute sa logique au détriment une nouvelle fois du principe d’égalité des individus. On peut in fine se demander si l’introduction des droits de l’homme dans le débat philosophique initiée par H. Arendt n’a pas vocation à être sujet à une critique similaire à celle réalisée par Sokal et Bricmont concernant l’emploi de termes scientifiques déconnecté de tout contenu dans des ouvrages philosophiques416. La philosophie politique raisonne en faisant abstraction de l’existence du pouvoir judiciaire au même titre que la sociologie d’inspiration durkheimienne ignore tout l’apport de la jurisprudence dans la diffusion des normes dans une société. Or, tout l’enjeu du principe de non-discrimination en tant que vecteur de réalisation de l’égalité, c’est qu’il s’inscrit nécessairement dans une perspective de lutte dans laquelle le contentieux joue un rôle déterminant. Il convient donc à présent d’exposer en quoi cette perspective de lutte conforte la référence aux droits de l’homme tout en modifiant en profondeur l’intégralité du droit positif. PARAGRAPHE 3 : UNE REFORMULATION DU PRINCIPE D’ÉGALITÉ A TRAVERS LA CONSÉCRATION DU PRINCIPE DE NON-DISCRIMINATION L’une des causes à notre avis de l’extrapolation de l’analyse de la situation d’avant la seconde guerre mondiale sur la base des droits de l’homme repose sur une méprise concernant la portée du principe d’égalité. La consécration des « idées égalitaires », pour parler comme C. Bouglé dans la lignée revendiquée de Tocqueville, n’empêche nullement le maintien de distinction entre les individus. Si question il y a, elle porte sur les critères de distinction et sur la manière de les contester. Aussi, toujours en réponse à la période d’avant-guerre qui a vu prospérer les distinctions entre les individus sur les fondements les plus critiquables, la Déclaration universelle complète le principe d’égalité par celui de nondiscrimination (1) et en modifie significativement la portée (2). 1) DISTINCTION ENTRE PRINCIPE D’ÉGALITÉ ET PRINCIPE DE NON-DISCRIMINATION 415 C’est l’une des facettes de la construction du statut juridique de dhimmi comme idéal-type pour rendre compte de la situation des minorités religieuses en terre d’islam. Cf Bat Yeor, Les Chrétientés d'Orient entre Jihâd et Dhimmitude: VII-XX siècle, Cerf, 1991. 416 Cf pour une démonstration complète du caractère problématique des références mathématiques dans les écrits des philosophes contemporains comme J. Derrida ou A Badiou, J. Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie. De l'abus des belles lettres dans la pensée, Raisons d'agir, Seuil, 1999. - 218 - Il convient ici d’expliquer pourquoi la proclamation du principe d’égalité dans la Déclaration de 1789 n’a pas empêché le maintien d’inégalités. Conformément à l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Le texte vise à mettre fin à la répartition sociale tripartite entre clergé, aristocratie et royauté. Il fonde également la suite des articles de la Déclaration à l’instar de l’égalité devant la loi, l’égalité quant à l’accès aux emplois publics et l’égalité devant l’impôt. Ces trois extensions sont fondamentales en ce qu’elles donnent une traduction juridique à la Révolution, au sens que J. Monnerot a donné à ce terme - « changement violent à première vue radical et complet de régime politique… La révolution politique, ce changement de nom des dépositaires et des maîtres de la puissance publique permet, assure, et signifie une transformation qui ne se limite point à la sphère du personnel de gouvernement et de l’appareil d’Etat, mais intéresse de proche en proche toute ou presque toute la société » 417. Mais, nous pourrions dire : le principe juridique d’égalité s’arrête là. A la limite, il trouve son expression achevée dans l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme en date de 1793 : Tous les hommes sont égaux par la nature et devant la loi (c’est nous qui soulignons). Tout dépend donc de la loi418. A s’en tenir à cette dimension, en parallèle à l’article 1er précité peuvent se maintenir la distinction entre hommes et femmes, entre riches et pauvres ou entre hommes libres et esclaves. La loi est la même pour tout le monde et ne porte pas atteinte au principe d’égalité : à situations identiques, traitement identique, à situations différentes, traitement différent. Que l’on soit clair : nous sommes en plein artifice juridique ; le combat politique consiste précisément à subvertir ces distinctions pour faire progresser l’égalité, ce dont témoigne parfaitement la déclaration de 1791 des droits de la femme et de la citoyenne 417 J. Monnerot, Sociologie de la révolution, Fayard, 1968, p. 148. 418 Cette interprétation fondée sur la logique juridique contredit frontalement la logique présente dans le texte de 1789. Le philosophe A. Philonenko en rend compte de la manière suivante : « Ce qui nous déconcerte, c’est le mouvement des idées : ce qui valait en 1789 ne valait plus en 1791, et ce qui valait en 1793 ne valait pas de la force d’un mouvement précis en 1791 en 1789.(…).La réalité juridique était le présent de la norme, la normativité pourait-on dire, et les révolutionnaires ne se sentaient pas plus liés à 89 que les constituants à la vieille féodalité » La mort de Louis XVI, Bartillat, 2000, p. 256. - 219 - rédigée par Olympe de Gouge419. Toute l’ambivalence de la Révolution française réside dans la double face de l’expression du principe d’égalité : l’égalité juridique ne coïncide pas avec l’égalité politique. Faute d’être dotée d’une dimension juridique, les droits de l’homme peuvent parfaitement s’accommoder d’inégalités à partir du moment où les critères de distinction maintiennent un semblant d’objectivité. Celestin Bouglé analyse parfaitement le hiatus que cela peut susciter : « lorsque nous organisons une association, conformément à certains principes universels, à l’aide des moyens particuliers que, nous trouvons à notre disposition, en un cercle limité, nous ne nions nullement les droits du reste des hommes à organiser, conformément aux mêmes principes, des associations en d’autres cercles. Autre chose est ne pas établir de rapports juridiques avec eux, autre chose établir de tels rapports sur un pied d’inégalité »420. Par extension, il n’y a aucune atteinte aux droits de l’homme lorsqu’un Etat distingue entre les réfugiés et les nationaux mais seulement une variation du principe d’égalité, moralement contestable mais juridiquement, voire politiquement, fondée. H. Arendt, - involontairement compte tenu du caractère non-juridique de son analyse – décrit cette différence entre une approche fondée sur les droits de l’homme et celle sur l’idée d’égalité en assénant un véritable paralogisme. « D’une manière surprenante, cette catégorie d’apatrides trouve un avantage à commettre un acte criminel car il semble plus facile de priver d’existence légale une personne totalement innocente que quelqu’un qui a commis un méfait » 421. Pour le dire différemment, la personne ne dispose pas de droits de l’homme – ce qui dans notre optique est logique - mais, en dépit de son statut de nonnational, ne se voit pas privé des garanties fondamentales du procès. Il n’y a donc ni atteinte au principe d’égalité ni aux droits de l’homme. La vraie rupture, c’est quand, contrairement à l’article premier, les textes nationaux établissent une distinction systématique en fonction des origines de naissance de l’individu puisque cela contredit textuellement l’article premier. Nous ne sommes pas dans ce cas en présence d’un traitement différent d’une situation différente mais en présence d’un rapport d’inégalité. D’où le caractère extrêmement contestable de la doctrine antisémite de Vichy – l’argument positiviste ne tient pas à partir du moment où le critère même de la règle de 419 Cf article 1er de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne de 1791 : « La femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». 420 C. Bouglé, op. cit. p. 26. 421 H. Arendt, op. cit., p. 597. - 220 - droit n’est pas respecté422 - et le fait que la légalité républicaine, une fois rétablie, ne saurait être tenue par ces textes. La leçon de la seconde guerre mondiale peut ainsi être formulée : le principe d’égalité n’est pas suffisant pour faire respecter les droits s’il n’y a pas une limite à la capacité du politique d’établir des distinctions423. Les textes relatifs aux droits de l’homme après la seconde guerre mondiale enregistrent cette donnée fondamentale : - préambule de la Constitution française du 27 octobre 1946 : le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. 422 Toute la force des rhétoriques des commentateurs a consisté à vouloir soutenir qu’il y avait protection et non atteinte au principe d’égalité : cf D. Lochak, La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme in Les usages sociaux du droit, CURAPP-PUF, 1989, p. 252 qui reproduit un commentaire de J. Carbonnier, l’un des fondateurs de la sociologie du droit en France : « Si le préfet voulait, pour assurer l'application de la législation relative aux juifs, être à même de suivre leurs déplacements dans les hôtels, l'obligation générale faite aux voyageurs d'indiquer leur religion n'était, à cette fin, ni suffisante, ni nécessaire. Elle n'était pas suffisante car on pouvait être juif (...) sans professer la religion israélite. Surtout, elle n'était pas nécessaire ; sa généralité imposait à la très grande majorité des voyageurs un trouble inutile. C'était assez de la question précise : Etes-vous de race juive ? ». D. Lochak de poursuivre : « Et finalement, le seul regret de l'auteur, c'est que le Conseil d'Etat n'ait pas profité de l'occasion pour réaffirmer plus nettement que le principe de la liberté de conscience demeurait intangible nonobstant les vicissitudes politiques, en rappelant que, lors de l'élaboration de la législation touchant les juifs, ses auteurs avaient pris soin d'affirmer à plusieurs reprises que cette législation avait une portée purement raciale (sic) et qu'elle ne devait aucunement être interprétée comme une atteinte à la liberté religieuse ». 423 H. Arendt, dans un texte polémique, a utilisé, sans s’en rendre compte, le même type d’arguments que ceux mis en avant par les hommes politiques de l’avant-guerre pour justifier les lois que l’on qualifierait aujourd’hui de discriminatoires. Cf H. Arendt, Reflections on Little Rock, Dissent, 1959, p. 45-56, spec. p. 46 à propos de la segregation : The American Republic is based on the equality of all citizens" and while equality before the law has become an· inalienable principle of all modern constitutional government, equality as such is of greater importance in the political life of a republic than in any other form of government. The point a t stake, therefore, is not the well-being of the Negro population alone, but, a t least in the long run, the survival of the RepubIic”. Où l’on comprend que le refus conceptuel de prendre en compte la dynamique juridique des situations aboutit non seulement à des contresens mais aussi à l’expression d’énormités. - 221 - - Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 : Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. La nuance qu’introduit le texte onusien est le suivant : il ne se contente pas de rappeler le principe acquis depuis la Révolution française - Tous sont égaux devant la loi et ont droit sans distinction à une égale protection de la loi. Il ajoute en plus dans le même article que « Tous ont droit à une protection égale contre toute discrimination qui violerait la présente Déclaration et contre toute provocation à une telle discrimination ». Il introduit ici la possibilité de contester les distinctions politiques qui seraient établies sur un motif considéré comme illégitime à l’instar de ceux énoncés dans le Préambule424. Ce mode de contestation ne se contente pas de compléter le principe d’égalité ; il en renouvelle radicalement la portée et induit des conséquences sur l’ensemble de la société et des règles de droit qui la structurent. 2) CONSÉQUENCES SOCIOLOGIQUES DU PRINCIPE DE NON-DISCRIMINATION Dans son ouvrage sur les idées égalitaires, C. Bouglé a montré le lien entre la complication sociale et le développement des idées égalitaires pour établir un lien entre cette évolution sociale qu’il distingue d’une simple différenciation sociale. La dynamique de cette idée d’égalité, c’est progressivement de supprimer la persistance institutionnelle d’inégalités. L’étude explique ainsi non seulement pourquoi ces idées qui trouvent leur expression la plus manifeste dans l’article 1er précité de la Déclaration de 1789 se sont d’abord développées en Occident – cause de la complication des sociétés – mais aussi comment ces idées modifient la teneur des rapports sociaux – conséquence de la propagation des idées égalitaires et non du simple principe d’égalité compte tenu du fait 424 Notre approche diffère en cela de la perspective retenue par D. Schnapper. Cf D. Schnapper, « Les enjeux démocratiques de la statistique ethnique », Revue française de sociologie, n°49, 2008, p. 133-139, spéc. p. 136. « La lutte contre les discriminations s’inscrit dans les valeurs communes d’égalité devant la loi ainsi que devant les « places » et les « emplois publics », pour reprendre les termes de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. C’est un des éléments de l’exigence démocratique et, à ce titre, on comprend qu’elle s’impose de plus en plus ». - 222 - qu’il a pénétré toutes les strates sociales. A la dynamique ascendante et imprégnée de morale propre à cet auteur, le principe de non-discrimination oppose un autre mouvement qui introduit aujourd’hui une dialectique avec le principe d’égalité et contribue à la complexification – terme propre à la sociologie de N. Luhmann425 – et non plus à la complication. Cette complexification, c’est d’une part, tout simplement l’impossibilité de distinguer clairement sur la base de la contestation des droits de l’homme et de sa modalité, le principe de non-discrimination, le champ politique du champ juridique et, d’autre part, un bouleversement d’ensemble de l’articulation des branches du droit. C’est ce que nous montrerons en distinguant la généralisation de la lutte contre les discriminations (a) et en établissant une corrélation entre le développement des droits de l’homme et le recours toujours plus croissant au droit pénal pour régler les problèmes quotidiens (b). a) Conséquences de la généralisation de la lutte contre les discriminations sur le combat pour l’égalité La discrimination est devenue un critère général d’appréciation des comportements comme si toute distinction était devenue illégitime, par delà les critères posés par les textes. L’exposé des différentes formes de discriminations permettra de montrer en quoi la lutte contre les discriminations peut se révéler antinomique avec le combat pour l’égalité. Il y a tout d’abord la discrimination directe et la discrimination indirecte. Pour reprendre les définitions posées par les textes, « Constitue une discrimination directe la situation dans laquelle, sur le fondement de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie ou une race, sa religion, ses convictions, son âge, son handicap, son orientation sexuelle ou son sexe, une personne est traitée de manière moins favorable qu'une autre ne l'est, ne l'a été ou ne l'aura été dans une situation comparable ». Est sanctionné l’individu qui manifeste une attitude de rejet, ignorant ainsi délibérément les caractéristiques de la personne envers laquelle elle agit. La discrimination directe renforce en somme la lutte contre les préjugés et les attitudes de rejet que, par exemple, spontanément un employeur peut avoir à l’égard d’une femme revêtant un symbole religieux. Cette définition est complétée par celle de la discrimination indirecte : « Constitue une discrimination indirecte une disposition, un critère ou une pratique neutre en apparence, mais susceptible d'entraîner, pour l'un des motifs mentionnés au premier alinéa, un désavantage particulier pour des personnes par rapport à d'autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un 425 Nous signalerons au passage que si N. Luhmann nous aide à comprendre la dynamique contemporaine avec le concept d’autopoïèse, la conceptualisation originelle de C. Bouglé n’en est pas très éloignée. - 223 - but légitime et que les moyens pour réaliser ce but ne soient nécessaires et appropriés » 426. Dans ce cas, c’est par analyse de la situation et recoupement que la discrimination va finalement être démasquée à l’instar d’une mesure apparemment neutre qui porterait systématiquement préjudice à la même catégorie de personnes. Ensuite, le juriste a appris en quelques années à identifier les discriminations à rebours – cas où la personne ne rentre pas dans la situation qui lui permettrait de se prévaloir du principe de non-discrimination – mais aussi les discriminations par ricochet – cas où une personne est victime par exemple d’une mesure de licenciement en raison de l’adhésion de son conjoint à une secte427. Et puis, de façon structurante à présent dans le débat politique ressurgit la proposition d’introduire en droit positif le principe de discrimination positive de façon à favoriser ce qui, pour des raisons sociologiques, partiraient dans certaines situations avec un désavantage au regard de la majorité. Ainsi, la discrimination non seulement combat les distinctions nécessaires à l’application du principe d’égalité mais également l’idée même d’égalité. Pour reprendre l’exemple sur la visibilité de la religion majoritaire, cette reconnaissance ne peut se faire que si elle ne crée pas de discrimination à l’encontre des discriminations minoritaire. Dans ce cadre, tout n’est que question de lutte contre les discriminations. Le changement de vocable illustre la différence avec la logique d’égalité qui s’inscrit, elle, dans un combat pour l’égalité (c’est nous qui soulignons). Par exemple, si tout le monde est traité à égalité, comme par exemple à travers la loi sur l’interdiction des insignes religieux dans les établissements scolaires, est-ce que ce n’est pas une discrimination indirecte à l’encontre de ceux qui ne participent pas de la culture dominante ? Le principe d’égalité, bras armé de l’émancipation dans la conception républicaine française, est ici contesté au nom de ce qu’il combat : le maintien de sa différence individuelle envers et contre tous. La condamnation de la loi sur les signes religieux repose sur cette conception des choses au niveau du Conseil des droits de l’homme dont les propos sont dénués de toute ambigüité. Cette instance « engage instamment tous les États à veiller à ce que tous les agents publics, en particulier les membres des services de maintien de l’ordre, les militaires, les fonctionnaires et les enseignants, respectent toutes les religions et convictions et s’abstiennent de toute discrimination pour des raisons de religion ou de conviction dans l’exercice de leurs fonctions officielles et à faire en sorte que toute l’éducation ou la 426 Article 1er de la Loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations 427 S. Detraz, La discrimination « par ricochet » : un aspect latent du délit de discrimination, Droit pénal, juin 2008, étude 10. - 224 - formation nécessaire et appropriée leur soit dispensée; Souligne que, comme le prescrit le droit international relatif aux droits de l’homme, chacun a droit à la liberté de religion et que l’exercice de ce droit comporte des obligations et des responsabilités particulières et peut donc être soumis à certaines restrictions, mais uniquement celles qui sont prévues par la loi et nécessaires au respect des droits ou de la réputation d’autrui, ou à la protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public, de la santé ou de la morale publique » 428. L’invocation du principe de non-discrimination sert ici clairement à combattre les objectifs recherchés d’une politique fondée sur le principe d’égalité. Compte tenu de ce que nous avons démontré sur les influences institutionnelles, il est logique que ce type de raisonnement trouve de façon explicite ou implicite un écho dans les délibérations qui peuvent être rendues par cet organe429. Par delà même l’enjeu culturel, l’idée même de combat pour l’égalité sociale est en train d’évoluer, voire de régresser si on prend pour critère d’appréciation la dynamique mise à jour par C. Bouglé. A titre d’illustration, la distinction homme-femme peut également être constitutive d’une discrimination en dépit du fait que, sauf erreur de notre part, la grossesse continue de rester l’un des attributs de la féminité. Dès lors, il faut accorder aux hommes les mêmes avantages, c’est la version positive du principe de non-discrimination. Ou alors, version négative, il faut supprimer les avantages dont bénéficient les femmes de façon à mettre fin à une situation discriminatoire. D’où le débat sur la bonification des retraites des femmes ou comment la réforme des retraites repose sur une argumentation du gouvernement qui invoque les valeurs de l’égalité pour remettre en cause un acquis social. Vu sous cet angle, le concept de « démocratie providentielle »430 qui aurait pour objet l’intervention croissante de l’Etat pour satisfaire des revendications sociales illimitées nous paraît incomplet : il minore, à notre avis, la dynamique du principe de non-discrimination. Nous pensons plutôt que si le principe de non-discrimination participe du combat et de la revendication pour l’égalité, il change la logique de ce combat pour survaloriser l’identité sur l’égalité. L’égalité par la différenciation comme par le nivellement résultant du principe 428 Conseil des droits de l’homme, Résolution 7/19. La lutte contre la diffamation des religions, séance du 27 mars 2008, la résolution a été adoptée par 21 voix contre 10, avec 14 abstentions. 429 Cf Pour un exemple de motivations d’une délibération de la Halde à partir de la CEDH, E. Tawil, Pour la Halde, les établissements scolaires ne peuvent pas interdire aux mères d'élèves le port du foulard islamique, Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales n° 26, 25 Juin 2007, 2171. Le Tribunal administratif de Montreuil - Tribunal administratif de Montreuil, 22 novembre 2011, n° 1012015, Mme O - ne s’est pas rangé à cet avis. La question n’est pas définitivement tranchée. 430 D. Schnapper, La Démocratie providentielle. Essai sur l'égalité contemporaine, Gallimard, 2002. - 225 - de non-discrimination induit un changement d’ensemble de la logique d’égalité et de son impact social. C’est ce dont témoigne la propagation du principe de lutte contre les discriminations par le biais d’un plan médiatique qui ne se résume pas comme sous la troisième République à des commémorations ponctuelles de l’égalité et de la fraternité. Ce fut tout l’enjeu de la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité dont les attributions ont été transférées à une autorité disposant aujourd’hui d’un fondement constitutionnel : le Défenseur des droits (art. 71-1 de la Constitution). Au titre des initiatives qui favorisent ce réflexe permanent de lutte contre les discriminations, nous relèverons une campagne de publicité télévisuelle incitant les individus à se prendre dans les bras les uns et les autres indépendamment de leurs différences mais, également, en rupture complète avec la conception classique de l’égalité l’étude des manuels scolaires sur le fondement suivant : « En transmettant des savoirs, les manuels scolaires proposent des représentations de la société. Ils peuvent véhiculer des représentations stéréotypées qui peuvent être à l’origine des discriminations. Cette étude a pour objectif d’une part, d’évaluer comment est traitée la question de l’égalité et des discriminations. D’autre part, elle s’attache à repérer la présence de stéréotypes renvoyant à des critères de discrimination comme l’origine, le sexe, le handicap, l’orientation sexuelle et l’âge » (présentation du rapport présenté par la HALDE). La substitution du Défenseur des droits à la HALDE ne modifie en rien cette évolution. A la limite, le vocable utilisé confirme la dynamique moderne des droits de l’homme : une technique de contestation systématique de l’autorité étatique. La lutte contre les discriminations fait partie de ses attributions431 et son représentant a clairement affirmé se situer dans la logique de l’autorité antérieure432. Cet organe dont la légalité, contrairement aux débats qui avaient accompagné le fonctionnement de la HALDE433, n’est plus 431 Cf article 4 de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative Au défenseur des droits : « Le Défenseur des droits est chargé : De lutter contre les discriminations, directes ou indirectes, prohibées par la loi ou par un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France ainsi que de promouvoir l’égalité. » 432 Cf D. Baudis, Rapport du Défenseur des Droits, 2011, Editorial, « Une société blessée par le « fléau des discriminations », dont le président de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde), E. Molinié, rappelait qu’« elles sont une forme d’injustice particulièrement révoltante qui mine le pacte républicain. » 433 Cf J. Amar, La HALDE, entre lutte contre les discriminations et normalisation des comportements, Controverses, n°12, 2009, p. 77-93. - 226 - contestable sont considérables – nous soulignerons ici tout particulièrement que la loi organique a confirmé le droit antérieurement reconnu à la HALDE d’intervenir dans les tribunaux ou de participer à la résolution d’un conflit. Il s’est en outre fixé comme mission d’assurer « le suivi de respect des obligations internationales de la France et au suivi de l’exécution des arrêts de la Cour européenne des Droits de l’homme condamnant la France pour violation de la Convention européenne ». Dans une simple approche positiviste, il n’y aurait ici qu’un transfert de compétence auparavant exercée par le Médiateur de la République dont la fonction a également été absorbée par le Défenseur des droits. Ce serait, à notre sens, une erreur : là où le Médiateur de la République n’intervenait que dans les conflits avec les services publics, le Défenseur dispose d’un droit d’agir et de prérogatives beaucoup plus larges. Les termes de la mission ne doivent pas donner le sentiment inverse : il s’agit de l’ensemble de la jurisprudence de la Cour – « Elle participe d’une volonté d’accroître la sensibilisation des autorités nationales aux standards de la Convention, à l’autorité de chose jugée attachée aux arrêts de la Cour. Elle l’incite à mener une veille jurisprudentielle permettant de garantir l’effectivité des droits et, ainsi, éviter les condamnations répétitives ». Nous pouvons donc estimer que le changement institutionnel de 2011 ne se limite pas à une simplification du droit ; il participe d’une mutation plus profonde dont la terminologie est le reflet à travers notamment la généralisation de l’emploi des mots lutte, défense434 et les attributions de l’institution le vecteur de la diffusion en France du nouvel ordre international décrit dans la première partie. La diffusion des droits de l’homme, pilier du mode de transmission des savoirs dans l’enseignement, se confond donc avec le principe de lutte contre les discriminations. En cela, la dimension juridique induit un changement politique profond. Si toute distinction pose problème, il devient impossible de discriminer le national et l’étranger. En effet, cette distinction est une discrimination en ce qu’elle repose nécessairement sur un critère illégitime435. Bref, nous changeons de conception de la politique pour évoluer dans 434 La comparaison avec le droit fiscal est ici éloquente à travers l’emploi du terme pendant quelques années de bouclier fiscal. 435 Délibération de la Halde n° 2009-15 du 26 janvier 2009 : « Compte tenu de ce qui précède, la non- admission d’adhérents étrangers en qualité de représentants d’associations de parents d’élèves au sein des commissions locales des bourses de l’établissement public français caractérise une discrimination fondée sur l’origine nationale dans le droit à la liberté d’association, contraire à l’article 11 de C.E.D.H. combiné avec son article 14 ». - 227 - un contexte juridique déterritorialisé et dénationalisé, soit tout le contraire de la conception républicaine du droit. Il en découle un nouvel équilibre du champ juridique par rapport au champ politique tant sur le plan national qu’international : le principe de non-discrimination n’est rien d’autre qu’un mode de contestation de l’action politique, ce que l’on peut traduire comme une restriction ou un abandon de souveraineté, à l’image des conséquences induites par la dynamique de la construction européenne. Il faut se rendre à l’évidence : si notre conception de l’égalité évolue, il est logique qu’en tant que soubassement de tout le droit positif, cela se répercute sur l’ensemble des règles, ce qu’énonce clairement le défenseur des enfants dans son rapport 2011436. b) Conséquences sur l’articulation entre les différentes branches du droit : la lutte contre les discriminations comme vecteur majeur de la pénalisation de la société Nous savons depuis E. Durkheim que l’analyse de l’évolution des règles de droit et, plus particulièrement du droit pénal permet d’identifier les changements sociaux. Durkheim fondait son raisonnement sur la nature des peines prononcées à travers l’histoire pour distinguer les types de société437. Il est vrai qu’à son époque, le droit pénal issu de la Révolution française présentait une certaine stabilité. L’un des changements majeurs du tournant du siècle, ce fut le passage d’une conception de la responsabilité pour faute à une responsabilité pour risque, ce que F. Ewald a qualifié de « nouveau contrat social ». Dans une perspective similaire, nous avons montré comment se sont imposées les références aux droits de l’homme et à la lutte contre les discriminations. Si, comme nous pensons l’avoir exposé, nous sommes en présence d’une rupture conceptuelle avec le principe classique d’égalité, il est légitime d’estimer que la présentation systématique des conflits par le prisme des droits de l’homme et la généralisation de la lutte contre les discriminations438 436 Rapport Défenseur des droits, précit. p. 32 : « Au plan juridique par ailleurs, si le Médiateur de la République et la Cnds ont travaillé dans un environnement très largement stabilisé (droit public et droit pénal), le Défenseur des enfants et la Halde ont exploré et investi de nouveaux paysages du droit (droits de l’enfant, droit de la lutte contre les discriminations) ». 437 Cf E. Durkheim, Deux lois de l’évolution pénale, 1899-1900, ed. uqac. 438 Nous rappellerons que nous avons montré dans la première partie à propos du droit communautaire comment le principe de non-discrimination cantonné aux relations de travail est à présent l’objet d’un texte de portée générale. - 228 - portent en elles une mutation complète de l’équilibre du droit positif439. Cette mutation peut être synthétisée à travers l’expression de pénalisation440 de la société. Nous partons du constat suivant : en même temps que la référence aux droits de l’homme s’impose comme cadre juridique commun à tous les litiges, la norme pénale a connu une telle croissance que la doctrine parle à ce propos d’ « inflation pénale441 », voire d’hyperinflation pénale. Les auteurs à l’origine de ce constat limitent généralement leur étude aux seules modifications du droit pénal et aboutissent déjà à des résultats impressionnants : De 2002 à 2008, on a ainsi pu montrer que le Code pénal a été l’objet en moyenne d’une modification tous les deux-trois mois442. Comparativement, le Code pénal de 1810 faisait partie de l’héritage législatif le plus stable depuis la Révolution française ; il n’a quasiment pas été modifié jusqu’à la seconde guerre mondiale. Sur la période 19942009, ce ne sont pas moins de 200 textes de lois qui ont été adoptés en la matière. En outre, les textes adoptés dans les autres matières contiennent bien souvent de nombreuses dispositions pénales. Le simple reflet quantitatif du droit pénal permet donc de conclure à une recomposition des valeurs de la société française. Certes, la multiplication des infractions donne l’impression extérieure d’un « inventaire à la Prévert» de sorte qu’il peut paraître malaisé d’établir une corrélation avec les textes relatifs aux droits de l’homme. Nous remarquerons toutefois que la diversité des revendications sur la base des droits de l’homme nous a amené à exposer des situations de prime abord saugrenues. Il y a ici une forme d’homologie comme si le renforcement de l’individualisme par l’auto-justification constante résultant de la référence aux droits de l’homme entraînait une perception différente des enjeux de sécurité. A l’aune de cette 439 Cf Rapport Défenseur des droits, 2011, op. cit. p. 33 : « Il appartiendra au Défenseur des droits de continuer à rapprocher ces cultures professionnelles pour en tirer le meilleur profit au service de la protection des droits et libertés individuels » ( les cultures professionnelles sont celles issues d’une répartition classique des branches du droit qui doivent donc se recomposer en vue d’atteindre l’objectif fixé. 440 Le mot pénalisation concerne à l’origine le milieu des compétitions sportives et dérive de pénalité. Il s’est néanmoins imposé pour décrire l’extension du droit pénal dans la société contemporaine. Cf pour une première utilisation du mot dans ce sens : M.-A. Frison-Roche (sous la direction de), La pénalisation de la vie économique, Dalloz, 1996. 441 Cf C. Lazerges, La tentation du bilan 2002-2009 : une politique criminelle du risque au gré des vents, Revue de Sciences Criminelles, 2009, p. 689-701. 442 Art. préc. - 229 - homologie, il nous paraît légitime d’établir une relation entre les deux phénomènes – augmentation du droit pénal, augmentation du nombre de références au droits de l’homme. Préalablement, nous soulignerons qu’il s’agit d’une mutation d’ensemble qui n’est pas forcément corrélé à une augmentation de la délinquance. Une étude récente a en effet montré qu’il était difficile de conclure, après analyse des données statistiques sur le sujet, que nous avions véritablement assisté à « une très forte flambée de la délinquance dans les toutes dernières années du XXe siècle » 443. En revanche, les individus identifient la délinquance « comme problème de société, global, abstrait en quelque sorte de la situation personnelle du répondant » 444. Les auteurs soulèvent deux questions pour rendre compte des préoccupations des personnes interrogées : « Faut-il y voir une réévaluation des priorités qu’elles assignent à l’État, de la conception même qu’elles s’en font ? Faut-il y lire un recul de la solidarité nationale, une montée de l’indifférence envers le malheur des autres ?»445 Nous pensons que la corrélation droit pénal/droits de l’homme constitue un élément de réponse. Nous avancerons pour cela les éléments suivants. Tout d’abord, comme il n’est pas possible pour un Etat d’admettre une discrimination – comme dit la Déclaration universelle, l’Etat doit protéger contre toute provocation à la discrimination – l’extension du principe de non-discrimination a nécessairement pour corollaire un versant pénal. Plus le domaine de la lutte contre les discriminations s’étend, plus se multiplient les infractions. Ensuite, la ré-articulation de l’ensemble des prétentions en termes de droits de l’homme a contribué à l’émergence dans le discours politique et dans les mots utilisés dans les lois adoptées, un droit à la sécurité qui serait la traduction contemporaine du droit à la sûreté de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (art. 2). Nous sommes en présence d’un discours qui transcende les clivages politiques446 et de textes qui érigent le 443 P. Robert et M.-L. Pottier, Les préoccupations sécuritaires : une mutation ?, Revue française de sociologie, n°45, 2004, p. 211-241, spéc. p. 240-241. 444 Ibid. 445 Ibid. 446 M. Aubry, 16 novembre 2010 dans une tribune du Monde, « Pour nous, le droit à la sécurité est une exigence absolue. Partout et pour tous » ; dans le même sens, B. Hortefeux – 23 juin 2009 – Lors de sa prise de fonctions, « Le droit à la sécurité partout et pour tous ». - 230 - droit à la sécurité des individus en principe directeur de la nouvelle politique pénale447. Il n’y aurait donc pas ici un mouvement de « frénésie sécuritaire » mais l’expression de l’influence des droits de l’homme sur la société, voire une modalité de la dynamique juridique enclenchée par la référence aux droits de l’homme. Nous pouvons mettre cette évolution en parallèle à celle décrite récemment par un auteur d’une transformation de l’Etat social à l’Etat pénal448. Lier démocratie et répression, ou plutôt nécessité de penser différemment la répression, participe de la logique même du travail de Tocqueville : il part en Amérique pour étudier le système pénitentiaire, à la suite de quoi, il écrit « De la démocratie en Amérique ». A ce titre, Tocqueville soulignait que « la législation civile et criminelle des Américains ne connaît que deux moyens d'action : la prison ou le cautionnement. Le premier acte d'une procédure consiste à obtenir caution du défendeur, ou, s'il refuse, à le faire incarcérer; on discute ensuite la validité du titre ou la gravité des charges. Il est évident qu'une pareille législation est dirigée contre le pauvre, et ne favorise que le riche ». Pour Tocqueville, cette législation qu’il imputait à l’héritage britannique, contredisait l’esprit démocratique américain. En même temps, subtil, il notait quelques phrases plus loin : « Les lois civiles ne sont familières qu'aux légistes, c'està-dire à ceux qui ont un intérêt direct à les maintenir telles qu'elles sont, bonnes ou mauvaises, par la raison qu'ils les savent. Le gros de la nation les connaît à peine; il ne les voit agir que dans des cas particuliers, n'en saisit que difficilement la tendance, et s'y soumet sans y songer »449. Il y a donc bien dès l’origine un danger peut-être plus grave que la fameuse « tyrannie de la majorité » : le recours systématique au droit pénal pour trancher les affaires quotidiennes. Tocqueville ne paraît pas envisager que la démocratie puisse développer en son sein une forte législation pénale. Il va même jusqu’à parler d’application bénigne de la loi pénale aux Etats-Unis. Comme nous l’avons précédemment souligné, l’auteur identifie avec une 447 Cf article 1er alinéa 1er des lois du 21 janvier 1995 « la sécurité est un droit fondamental »; l’aliéna 2 précise « l’Etat a le devoir d’assurer la sécurité » ; L’article 1er, alinéa 2, de la loi n° 2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne, précise « qu’elle (la sécurité) est un devoir pour l’Etat, qui veille, sur l’ensemble du territoire de la République, à la protection des personnes, de leurs biens et des prérogatives de leur citoyenneté, à la défense de leurs institutions et des intérêts nationaux, au respect des lois, au maintien de la paix et de l’ordre publics ». 448 Cf les thèses de L. D. Wacquant. Pour une synthèse, L. D. Wacquant, The Penalization of Poverty and the Rise of Neoliberalism.” European Journal on Criminal Policy and Research, special issue on Criminal Justice and Social Policy, 9-4, 2001, 401-412. 449 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, T. I, op. préc. p. 62. - 231 - remarquable prescience le lien entre démocratie, individualisme et rôle des tribunaux. Il ne peut cependant imaginer, comme tous les auteurs de sa génération450, que les droits de l’homme, de normes politico-morales vont devenir une norme positive suprême d’expression des prétentions et d’appréciation des comportements. Vu sous cet angle, d’un côté l’Etat pénal prolonge l’état du droit américain originel. Or, nous avons vu que la configuration américaine a tendance à s’étendre aux droits européens et notamment à la France. L’Etat pénal traduit une mutation d’ensemble qui correspond parfaitement aux valeurs modernes de l’individualisme contemporain. Le lien entre droit pénal et droits de l’homme peut ainsi être formalisé comme suit : d’une part, le droit pénal est parfaitement conforme aux valeurs libérales en raison du principe de responsabilité personnelle ; d’autre part, dans un procès civil, chacune des parties à un procès estime être dans son bon droit en raison du processus d’auto-justification propre à l’argumentation fondée sur les droits de l’homme. Dans un procès pénal, le problème n’est plus de savoir qui a raison mais d’identifier un éventuel responsable en fonction d’une nouvelle dichotomie : la position de victime et celle de coupable. Bref, l’une des meilleures façons pour un individu de démontrer qu’il a raison, c’est de faire condamner l’autre par l’Etat. Le discours sur la nécessaire reconnaissance des droits des victimes en tant que droits de l’homme ne dit pas autre chose451. Différents éléments textuels confirment ce lien entre droit pénal et droits de l’homme : la réécriture du Code pénal s’est faite avec pour cadre de référence les droits de l’homme452 ; le législateur a changé l’ordre initial pour que l’énoncé des premières infractions concerne les infractions relatives aux personnes et non plus aux biens. Ces infractions sont classées dans deux titres : Des crimes contre l'humanité et contre l'espèce humaine ; des atteintes à la personne humaine. La dignité humaine a également fait son entrée dans le Code pénal – 8 infractions consacrent cette expression. Enfin, au titre des circonstances aggravantes, les peines ont été alourdies chaque fois que l’infraction présente un lien avec un mineur ou avec la traite des êtres humains. 450 Cf P. Bénichou, Le temps des prophètes, Doctrines de l’âge romantique, Gallimard, 1977. 451 Nous renverrons ici aux rapports annuels de la Commission nationale consultative des droits de l’homme. 452 R. Badinter, Présentation du projet de réforme du Code pénal, Dalloz, 1989, p. 32 : « Le nouveau Code pénal doit prendre pour fin première la défense de la personne humaine et tendre à assurer son plein épanouissement en la protégeant contre toutes les atteintes qu'elles visent sa vie, son corps, ses libertés, sa sûreté, sa dignité. Pour exprimer les valeurs de notre temps, le nouveau Code pénal doit être un code humaniste, un code inspiré par les droits de l'homme». - 232 - En d’autres termes, l’une des méthodes pour un Etat de manifester son attachement au respect des droits de l’homme consiste à définir toujours plus d’infractions pour réprimer lesdites atteintes aux droits de l’homme. Ou alors, comme l’illustrent certains débats médiatiques à l’instar de celui sur l’euthanasie, ou sur la prostitution, la revendication sur les droits de l’homme a pour finalité la suppression d’une infraction. Nous voyons donc cohabiter dans la même dynamique droits de l’homme et droit pénal. Pour paraphraser Durkheim avec une différence fondamentale, la substitution du mot individuel à celui de collectif, « là où le droit pénal est très volumineux, la morale commune est très étendue : c'est-à-dire qu'il y a une multitude de pratiques collectives (individuelles) placées sous la sauvegarde de l'opinion publique453. La coïncidence contemporaine du discours sur les droits de l’homme avec la pratique juridique permet d’y voir une morale commune dont l’expression de toutes les revendications sous le prisme des droits de l’homme est l’apanage. Cette morale toute centrée sur l’individu a pour conséquence, en rupture avec l’évolution décrite du passage d’une solidarité organique fondée sur la différenciation à une solidarité mécanique résultant de la complication sociale, une pénalisation accrue des relations sociales. L’évolution du droit international confirme également ce lien de plusieurs manières. En dépit de l’expérience de Nuremberg, il faut attendre l’année 1998 pour que soit signé le statut de Rome à l’origine de la création de la Cour pénale internationale – la Cour pénale internationale a été officiellement créée le 1er juillet 2002. Or, comme l’indique le préambule, cette instance se présente comme la continuation des principes de la Charte des Nations Unies - Réaffirmant les buts et principes de la Charte des Nations Unies -. Sauf à estimer normal le délai de plus de 50 ans entre la promulgation de la Charte et la création d’une juridiction internationale, cette évolution découle de la mutation complète des valeurs propres à la fin des années 2000 au bénéfice de la référence aux droits de l’homme, largement amplifiée au cours de la dernière décennie. Plus encore, le statut de Rome a également défini de façon très extensive les infractions sur lesquelles la Cour peut être amenée à se prononcer, ce qui étend d’autant le champ d’application du droit pénal. L’extension peut-être la plus significative concerne l’infraction de crime contre l’humanité qui couvre à présent des comportements aussi divers que la mise en esclavage ou l’apartheid. La définition auparavant classique donnée par A. Frossard – crime d’être né – est reléguée à un alinéa rédigé de la sorte : « Persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste ». Peut-être pouvons nous y lire 453 E. Durkheim, De la division du travail social, 1893, ed. uqac, p. 203. - 233 - l’aboutissement de la reformulation de la question juive à la suite de la seconde guerre mondiale et de la Déclaration universelle des droits de l’homme : les juifs ne seraient pas morts en tant que juifs mais en tant qu’êtres humains. Ce point souligné, depuis l’installation de cet organe, le débat doctrinal relatif à la Cour pénale internationale, à l’instar par exemple du postulat retenu lors de la rédaction du rapport Goldstone relatif au conflit israélo-palestinien, porte à présent sur son éventuelle compétence pour se prononcer pour l’intégralité des atteintes aux droits de l’homme, Déclaration universelle et Pactes de 1966 compris. Le mouvement d’extension de la référence aux droits de l’homme se conjugue donc ici aussi avec une plus grande emprise du droit pénal454. Cette évolution du droit pénal international se répercute en droit interne avec la reconnaissance pour les juridictions françaises de plus en plus d’hypothèses du principe de compétence universelle. Les juges français peuvent, dans certains cas, se prononcer sur des infractions qui n’ont pas été commises sur le territoire national et sont aucun rapport avec une personne, auteur ou victime de l’infraction, de nationalité française. Cette déterritorialisation du droit pénal marque une rupture conceptuelle avec la conception classique de celui-ci et s’inscrit dans le processus plus général de dépolitisation de l’Etatnation sous l’égide de la référence à la Déclaration universelle de 1948. En parallèle à cette évolution, la notion de lutte contre les discriminations occupe de plus en plus une place centrale. Elle constitue à présent un élément de toutes les conventions internationales. Mais, surtout, afin de renforcer la dimension illicite du comportement, il est de plus en plus fréquent de voir le mot discrimination remplacé dans le discours tant médiatique que scientifique par le mot apartheid. La situation israélienne par rapport aux Palestiniens est connue. Nous pouvons y ajouter la description polémique des mesures en matière de protection de l’environnement à l’encontre des populations pauvres455. Bien évidemment, on pourrait nous objecter que tout cela ne relève que du discours et n’a pas d’impact juridique. Le discours en matière juridique présente toutefois une particularité : il peut devenir effectif et sa portée ne doit donc pas forcément être relativisée. On peut enfin estimer que si les droits de l’homme ont mis autant de temps à passer du simple discours au droit positif, le contexte médiatique propre à notre époque favorise la propagation d’un mot ou d’une expression qui dépasse de loin ce que nous avons pu connaître durant les époques précédentes. 454 Cf J. Amar, S. Amar, Crimes de guerre et crimes contre l’humanité dans le rapport Goldstone, Controverses, n°13, mars 2010. 455 M. J. Hall, D. C. Weiss, Avoiding Adaptation Apartheid: Climate Change Adaptation and Human Rights Law, Yale Journal of International Law, 2012, p. 308-366. - 234 - Ironie des choses ou force du dispositif ou encore confirmation de l’importance des normes et du rôle des institutions dans « la fabrique de l’individu moderne » 456, ce basculement du droit vers le pénal place les individus à égalité devant la loi. Se cumulent la justice par l’égalité et par la répression. Mais, à supposer qu’il soit lié à l’extension positive des droits de l’homme, il nous resterait à expliquer le lien avec la question religieuse. Ce lien procède de la reformulation contemporaine de la notion de religion civile à l’aune de la nouvelle conception des droits de l’homme. PARAGRAPHE 4 : UNE REFORMULATION DE LA NOTION DE RELIGION CIVILE L’expression « religion civile » est par nature ambivalente. De condition de réalisation du contrat social selon Rousseau, elle est devenue une manière d’expliquer le lien social à travers l’identification des caractéristiques qu’une société présente et entretient pour unifier ses membres. Elle est en revanche singulièrement absente, sauf erreur de notre part de l’œuvre de M. Foucault à partir de laquelle nous avons en partie fondé notre démarche. Foucault accorde une place aux droits de l’homme dans la construction de la subjectivité moderne mais il ignore le rôle de la religion tant dans la représentation de ceux-ci que dans leur conception. Est-ce lié à la démarche ? Foucault cherche à décrypter un processus et non à analyser un fait social qu’il aurait préalablement identifié. L’option retenue de détacher les droits de l’homme de tout contexte religieux n’en reste pas moins surprenante à l’aune des autres travaux de cet auteur457. C’est pourquoi, nous ne pensons pas déstabiliser l’architecture d’ensemble du présent travail fondée en partie sur différents concepts introduits par M. Foucault en estimant que la religion constitue un élément du dispositif contemporain propre à l’étude des droits de l’homme. Il en va de la dimension religieuse pratique résultant du contentieux précédemment examiné mais également la conception de religion civile présente à travers l’invocation de l’Etre suprême en 1789. En l’occurrence, à s’en tenir à la conception originelle de la religion civile, la logique de la Déclaration universelle introduit une rupture fondamentale qui contribue à alimenter le processus de pénalisation précédemment décrit. 456 Nous reprenons ici à notre compte une expression utilisée par P. Legendre à propos de l’homme occidental. 457 Cf l’article écrit par M. Foucault, A quoi rêvent les Iraniens ?, Dits Ecrits, T. III, Gallimard, 1994, p. 245. L’auteur relève la présence de militants de droits de l’homme au côté de l’imam avec qui il discute durant la révolution iranienne. Plus largement, nous renverrons à M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1972. - 235 - La rupture intervient à deux niveaux. Premièrement, le raisonnement de J.-J. Rousseau à travers historiquement l’exemple du peuple juif et, concrètement, l’analyse de la situation de la Corse et de la Pologne repose sur l’hypothèse que l’instauration d’un droit politique a pour préalable une population homogène. Cette homogénéité s’incarne dans la Nation458. Le chapitre sur la Religion civile accentue en outre le lien entre religion et nation ; il s’ouvre précisément sur un passage de l’ancien Testament qui atteste la dimension nationale du Dieu d’Israël. Par voie de conséquence, il ne faut pas s’étonner, sauf à transposer une définition moderne de la citoyenneté et juger rétrospectivement le passé à l’aune de nos propres conceptions459, que dès 1790 les Révolutionnaires réglementent le statut des étrangers. Deuxièmement, la religion civile est nécessaire en raison du risque de guerre auquel a vocation à être confronté tout Etat - « Survient-il quelque guerre étrangère, les citoyens marchent sans peine au combat; nul d'entre eux ne songe à fuir; ils font leur devoir, mais sans passion pour la victoire; ils savent plutôt mourir que vaincre » 460. Par comparaison, la Charte des Nations Unies se fixe comme objectif, préserver les générations futures du fléau de la guerre et se donne comme moyen : Développer entre les nations des relations amicales tandis que la Déclaration universelle énonce en son article 26 que l’éducation « doit favoriser la compréhension, la tolérance et l'amitié entre toutes les nations et tous les groupes raciaux ou religieux, ainsi que le développement des activités des Nations Unies 458 Cf G. Gusdorf, Le cri de Valmy, Communications, 45, 1987. pp. 117-155 spec. p. 125. « Sans doute le moment décisif dans l'affirmation de la conscience nationale française peut-il être fixé à la célébration solennelle de la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790, première « fête nationale », au sens rigoureux du terme, dans l'histoire de la France. L'idée de « fédération » correspond à l'affirmation de l'unité et de l'homogénéité entre toutes les parties constituantes du pays, jusque-là dotées de statuts politiques et administratifs très différents, hérités des vicissitudes de l'histoire ». 459 Pour un exemple de ce genre, S. Wahnich, L'impossible citoyen. L'étranger dans le discours de la Révolution française, Albin Michel, 1997, spec. p. 73 pour qui la souveraineté se définit « comme l’ensemble des membres de la société qui jouissent du droit de citoyen ». Dans un article, l’auteur va encore plus loin dans la démarche qui consiste à lire le passé à l’aune du présent et écrit « Éditorial. La nationalité ne fait pas le citoyen », L'Homme et la société, n°175, 2010, p. 5-8. : « Il faut dire qu’en 1789, la notion de nationalité n’existe pas. Ni le mot nationalité, ni le mot citoyenneté n’étaient employés, on leur préférait des expressions telles que « le droit du citoyen ». Pour une lecture des mots et des textes, à notre sens, davantage conforme à l’histoire, P. Weil, Qu’est-ce qu’un Français ?, Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Grasset, 2002. 460 J.-J. Rousseau, Du contrat social, Livre IV, chapitre 8, 1762, p. 95, ed Uqac. - 236 - pour le maintien de la paix ». La religion civile au sens de J-J. Rousseau n’a plus lieu d’être ; elle renvoie à une conception politique des relations humaines à laquelle doit se substituer une conception uniquement centrée sur les règles juridiques461. Le projet porté par la Déclaration universelle peut se résumer de la façon suivante : il n’y a plus de religion civile dans les Etats ; chaque individu doit être libre de pratiquer la religion de son choix. Le concept de religion civile dégagé par la suite en sociologie nous paraît ignorer cette condition d’homogénéité comme si l’homogénéité était une conséquence de l’existence d’une religion civile alors qu’elle en est une composante, une condition préalable. L’article de référence de R. N. Bellah illustre parfaitement ce point462. Pour Bellah lorsqu’il étudie les Etats-Unis, comme pour Rousseau, la population américaine dans sa grande majorité à l’époque, est religieusement homogène, ce qui facilite pratiquement l’identification des valeurs communes par delà la diversité des croyances. En outre, la réflexion sur la religion civile s’inscrit dans un contexte de guerre, la guerre du Vietnam, ce qui explique l’intérêt de renouer avec cette notion pour décrire la manière dont la population réagit. Enfin, comme chez Rousseau, on ne peut qu’être frappé par la récurrence et l’importance des renvois du texte de R. Bellah à l’Ancien Testament, c’est-à-dire à la conception d’un Dieu exclusif pour cimenter la nation. La sacralisation des éléments tend ainsi à conforter une identité déjà existante et non à suppléer les défaillances des références anciennes. A l’inverse, les réflexions d’inspiration française partent d’une situation sociale dans laquelle la religion est affaiblie et le contexte de guerre inexistant – parler de guerre scolaire ne correspond en rien à la situation de guerre visée par Rousseau463. A titre d’illustration, J. Baubérot, à défaut de réelle assise religieuse – il utilise l’expression de 461 Comparativement, cela explique la limite du dispositif fourni par M. Foucault. Cet auteur généralise la réalité de la guerre pour l’étendre également à l’intégralité relations civiles. D’un côté, cela permet d’expliquer l’enjeu du processus de disciplinarisation ; de l’autre, cela introduit une telle rupture avec le sens commun et la perception que les individus peuvent se faire des situations que cela perd de sa force opératoire. Foucault procède ici à la fois d’une conception anti-juridique et d’une conception anti-politique qu’il subsume à travers le principe du bio-politique. 462 R. N. Bellah., La Religion civile en Amérique (Civil Religion in America). In: Archives des sciences sociales des religions. N° 35, 1973. pp. 7-22. 463 J.-P. Willaime, La religion civile à la française et ses métamorphoses, Social Compass, 993, vol. 40, no 4, pp. 571-580 ; J. Bauberot, L’évolution de la laïcité en France : entre deux religions civiles, Diversité urbaine, vol. 9, n° 1, 2009, p. 9-25. - 237 - religion civile catho-laïque464 -, identifie au titre des caractéristiques de la religion civile française, la laïcité et les droits de l’homme465. La démarche retenue est néanmoins sujette à caution : elle s’effectue sur une base psychanalytique – l’auteur parle d’impensé de la culture française, ce qui revient à transformer le sociologue en psycho-sociologue au mépris des approximations inhérentes à cette discipline. De son côté, J.-P. Willaime a, très tôt démontré un processus de recomposition éthique de la religion civile française autour « d’un certain œcuménisme des droits de l’homme466 », expression tellement vague qu’elle ne décrit en rien l’éventuelle religion civile. La démonstration à partir notamment des célébrations du Bicentenaire de la Révolution française se heurte néanmoins à une objection : dès 1789, les droits de l’homme, conçus sous les auspices de l’Etre suprême, sont pensés comme la religion civile de la France - En conséquence, l’Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être Suprême, les droits suivants de l’homme et du citoyen. Vu sous cet angle, la question n’est pas de savoir si les droits de l’homme relèvent de la religion civile mais plutôt pourquoi leur dimension religieuse a-telle finalement été occultée pendant autant de temps. Nous pouvons donc estimer que la différence institutionnelle entre le modèle américain et le modèle français se prolonge de façon substantielle au niveau des difficultés que soulève en France la tentative d’identifier les caractéristiques de la religion civile. La Déclaration universelle ignore cette dimension de religion civile propre au fonctionnement, voire à l’existence des sociétés selon Rousseau. Quant à la lutte contre les discriminations, elle permet la contestation de la distinction entre nationaux et étrangers. La consécration progressive d’un droit des minorités met aussi fin au schéma traditionnel et 464 Nous reproduisons ici la réponse de J. Baubérot à la question suivante : « Alors, existe-t-il aujourd’hui en France implicitement une religion civile catho-laïque ? Oui et non. Oui, car le catholicisme, en France, aujourd’hui, comporte plusieurs caractéristiques qui facilitent son intégration dans une laïcité jouant le rôle d’une religion civile. Non parce que les groupes de pression laïques, dont l’influence déborde le nombre, se situent toujours dans une optique de guerres de religions civiles et parce que les questions de bioéthique (tout ce qui a trait à la procréation assistée, à l’euthanasie par exemple) et les questions de mœurs (le récent conflit sur le Pacs et maintenant, les divergences sur le mariage homosexuel) provoquent de nouveaux conflits ». http://www.reforme.net/dossiers.php?id=82 Au passage, s’il existe une telle religion, il est normal qu’elle s’oppose aux autres formes de spiritualités. 465 J. Baubérot, Existe-t-il une religion civile républicaine ?, in French Politics, Culture & Society, Volume 25, Number 2, 2007, pp. 3-18. 466 J.-P. Willaime, La religion civile à la française et ses métamorphoses, Social Compass, 1993, vol. 40, no 4, pp. 571-580. - 238 - favorise la disjonction entre religion et nation. Ainsi, à la disjonction du lien entre nation et religion s’ajoute la critique permanente de toute conception de substitution qui aboutirait à une discrimination. Ces deux facteurs nous paraissent contribuer fortement au développement contemporain du droit pénal. Si la religion civile est, comme nous pensons l’avoir montré, une condition d’homogénéité des individus et des croyances dans une société pour que celle-ci puisse se maintenir, son affaiblissement peut être analysé comme une expression de l’anomie, au sens que E. Durkheim a donné à ce terme467. Deux des causes qu’avance Durkheim pour identifier les facteurs sociaux de l’anomie peuvent à l’identique être transposés à notre époque : - ou bien les gens sont déplacés d'un milieu socioculturel à un autre – situation des personnes se référant à une religion minoritaire - ; - ou bien la collectivité culturelle à laquelle ils appartiennent est soumise à de profondes mutations – situation des personnes se référant à la religion majoritaire dont la position dominante est contestée. L’anomie provoque une modification substantielle des règles qui correspond à la tentative du législateur d’essayer de retrouver un équilibre social. Cet équilibre social s’exprime à notre sens parfaitement par l’augmentation de la production de droit pénal constatée au cours de ces dix dernières années. Plus les valeurs dominantes sont contestées, plus l’homogénéité sociale s’estompe, plus les normes répressives augmentent. Il y a ici une double corrélation : - d’un côté entre l’augmentation récente du nombre de normes répressives et les évolutions sociales quant aux valeurs dominantes dont le qualificatif de religion civile reflète leur importance ; 467 Nous retiendrons ici une définition très minimaliste posée dès les premières pages de l’ouvrage de E. Durkheim, De la division du travail social, 1893, Livre I, p.15, édition uqac : « si l'anomie est un mal, c'est avant tout parce que la société en souffre, ne pouvant se passer, pour vivre, de cohésion et de régularité. Une réglementation morale ou juridique exprime donc essentiellement des besoins sociaux que la société seule peut connaître ; elle repose sur un état d'opinion, et toute opinion est chose collective, produit d'une élaboration collective. Pour que l'anomie prenne fin, il faut donc qu'il existe ou qu'il se forme un groupe où se puisse constituer le système de règles qui fait actuellement défaut ». (c’est nous qui soulignons). - 239 - - de l’autre, entre l’intensité nouvelle de la répression appréciable notamment par la multiplication des peines et l’homogénéité sociale de la population. A titre d’illustration, la réaction pénale intervenue à la suite des attentats du 11 septembre aux Etats-Unis peut être interprétée uniquement comme une réaction à l’agression tant symbolique que physique des valeurs américaines. Le problème, ce n’est pas uniquement la sécurité ; c’est la mutation de la religion civile d’une condition substantielle du pacte social à une fonction de maintien de celui-ci. Dire qu’il y a reformulation de la religion civile revient donc à dire que l’équilibre majorité/minorité non plus politique mais religieuse ou culturelle n’est plus comparable à ce qui pouvait prévaloir antérieurement. Le débat sur l’adoption de la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public constitue en France, dans cette perspective, un révélateur de la difficulté de formuler cet équilibre, de formuler finalement les caractéristiques contemporaines de la religion civile. En raison du principe de non-discrimination, il n’a pas été formellement possible de désigner expressément l’objectif premier de la loi : l’interdiction du port du voile intégral dans la pratique de l’islam. Les discussions ont porté sur les fondements juridiques susceptibles de justifier l’interdiction générale d’une pratique au regard du principe selon lequel la liberté est la règle, la restriction l’exception. Le rapport du Conseil d’Etat a, après un examen des différents arguments en présence, estimé qu’il était néanmoins possible de sanctionner un tel comportement sur le fondement de l’ordre public qu’il a défini comme suit : « le socle d’exigences réciproques et de garanties fondamentales de la vie en société » 468. De façon toutefois à relativiser la cause première du texte, il a estimé pouvoir déduire de l’article 5 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 cette extension de l’ordre public : - La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas ». La doctrine a évoqué à ce propos l’existence d’un « ordre public immatériel ». Nous soulignerons toutefois que, de l’avis même du Conseil d’Etat, « une telle conception, juridiquement sans précédent, serait exposée à un sérieux risque de censure constitutionnelle ou conventionnelle, ce qui interdit de la recommander. De même, l’ordre public, limité à ses composantes traditionnelles, ne pourrait pas davantage autoriser une interdiction générale, mais constituerait un fondement solide à une interdiction partielle ». Le Conseil constitutionnel a exceptionnellement été saisi par les présidents des Assemblées et non par les parlementaires de l’opposition. C’est la première fois depuis 1958 que les 468 Rapport, Conseil d’Etat, Etude relative aux possibilités juridiques d'interdiction du port du voile intégral, Documentation française, 2010. - 240 - présidents d’assemblée usent de cette prérogative, preuve du caractère hautement symbolique du débat, comme s’il avait fallu que toutes les institutions de la République se mobilisent pour justifier l’adoption du texte et en même temps se justifier aux yeux du monde. Nous rappellerons qu’en arrière fond du débat, la commission nationale consultative des droits de l’homme n’a pas manqué de rappeler dans un avis les critiques émises par le Conseil des droits de l’homme à l’encontre de la France en matière de discrimination religieuse469. Le Conseil constitutionnel a momentanément clôturé le débat en considérant la loi conforme à la Constitution en raison notamment de l’article 5 précité470. Il est une nouvelle fois difficile d’admettre, comme l’a fait d’ailleurs le Conseil d’Etat par delà la logique juridique de l’interprétation, que les Révolutionnaires avaient à l’esprit le principe selon lequel la République impose que les individus avancent à visage découvert dans l’espace public. Pour reprendre la critique d’un commentateur, le texte dans sa recherche de neutralité peut justifier que soit poursuivi une personne qui aurait le malheur de se couvrir la tête en période de grand froid avec une écharpe trop grande pour son visage471. En outre, le glissement dans l’argumentation est sensible : il n’est finalement plus question de laïcité pour fonder les restrictions à la pratique religieuse472 quand bien même les parlementaires s’évertuent à rappeler leur attachement aux valeurs républicaines. « L’ordre public immatériel » n’est peut-être rien d’autre que la religion civile indispensable à l’existence du contrat social. De là à dire que tout cela est franchement hypocrite, il n’y a qu’un pas qu’une majorité des auteurs de doctrine a aisément franchi473. Cette hypocrisie cristallise deux phénomènes distincts : l’impossibilité de résoudre juridiquement un problème politique – le raisonnement d’apparence juridique est en fait aporétique ; l’impossibilité contemporaine de formaliser les éléments de la religion civile 469 CNCDH, Avis sur le port du voile intégral, Adopté par l’Assemblée plénière du 21 janvier 2010. 470 Décision n° 2010-613 DC du 07 octobre 2010, Loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public. 471 Cf D. Rousseau, P.-Y. Gadhoun, Chronique de jurisprudence constitutionnelle 2010, Revue de droit public, 2011, p. 255. 472 Cf Résolution sur l'attachement au respect des valeurs républicaines face au développement de pratiques radicales qui y portent atteinte adoptée par l'Assemblée nationale le 11 mai 2010, TA n° 459. 473 Cf le compte-rendu des débats d’une table ronde entre six professeurs de droit public par O. Cayla, Dissimulation du visage dans l'espace public : l'hypocrisie du juge constitutionnel trahie par la sincérité des circulaires ? Recueil Dalloz 2011 p. 1166. - 241 - propre à la société française sur la base de la religion majoritaire. A présent, nous pouvons mieux cerner la spécificité de la situation contemporaine par rapport aux années 1930 et montrer pourquoi la comparaison entre les deux périodes ne tient pas474. Pendant les années 1930, l’antisémitisme repose principalement sur les accusations suivantes : les juifs sont accusés d’être des corps étrangers à la Nation. Il n’a cependant jamais été reproché aux juifs de vouloir substituer leur culte à la religion dominante. A l’inverse, A notre époque, les attaques formulées contre les tenants de religions minoritaires et notamment l’islam reprochent précisément à ceux qui se réclament de cette religion de vouloir la consécration d’une place dans la société française et modifier ainsi en profondeur tant son image que son identité, c’est-à-dire sa religion civile. D’où des interrogations nouvelles sur le contenu même du calendrier au regard de la répartition des jours fériés compte tenu de leur symbolique chrétienne qui n’aurait eu aucun sens avant la seconde guerre mondiale. Nous aboutissons ainsi à la réalisation de la logique des droits de l’homme dont la référence contribue à favoriser une dimension fonctionnelle de la religion en ignorant sa finalité première qu’elle retrouve par l’extension du droit pénal à tous les domaines de la vie quotidienne. Mis en perspective avec la notion de religion civile, le débat contemporain sur la place de la pratique religieuse dans la société et son lien avec le développement du droit pénal présente ainsi une triple facette : - soit la situation d’anomie conduit le législateur à réglementer toujours davantage de comportements afin de réprimer ce qu’il est convenu d’appeler des incivilités, comme l’attroupement dans le hall d’un immeuble ou le harcèlement dans la rue dont les femmes seraient victimes475. Le terme incivilité désigne parfaitement la perte de valeurs commune résultant d’une population dont l’homogénéité décline – ce qui était normal avant ne l’est 474 Le professeur S. Trigano propose une analyse différente qui aboutit à des résultats similaires en étudiant les différents discours politiques qui mettent en permanence sur un pied d’égalité juifs et immigrés de façon, dans la logique propre à la Déclaration universelle, à discréditer toute critique de la place de la religion musulmane dans la société. Cf S. Trigano, La démission de la République : Juifs et Musulmans en France, Puf, 2003, spéc. p. 22 à propos du slogan de l’association SOS Racisme, Juifs = Immigrés : « Il exprimait la quintessence de l'alchimie qui a placé les Juifs au coeur de la scène politique française. La figure du Juif invoquée en l'occurrence draine bien évidemment la charge de la Shoah et de l'antisémitisme mais aussi de Vichy et du nazisme. Mise en équation avec l'immigré menacé par le racisme, elle fut érigée au rang du symbole de la lutte contre le fascisme, du critère suprême de la morale des droits de l'homme qui se voyait appeler à lutter contre (…) En somme, c'est au nom de la lutte contre l'antisémitisme que l'on appelait à lutter contre le racisme anti-arabe ». 475 Cf Art. 126-1 à 126-3 du Code de l’habitation et de la construction. - 242 - plus maintenant476. D’ailleurs, selon l’auteur de référence en France sur le sujet, la lutte contre les incivilités doit constituer un objectif majeur des pouvoirs publics s’ils ne veulent pas assister à une appropriation de l’espace public par des personnes relevant de minorités477. - soit le législateur réaffirme des symboles qui participent de la religion civile de la France à l’encontre de comportements de minoritaires comme en témoigne l’article 433-5-1 du Code pénal sur l’outrage au drapeau, ce qui pose la question de l’atteinte à la liberté d’expression ; - soit la religion minoritaire n’est jamais expressément mentionnée mais constitue l’objectif du texte : le débat oppose une argumentation de l’individu sur le fondement des droits de l’homme et une réglementation caractérisée par une logique d’interdiction à l’instar de la loi sur les signes ostentatoires ou de répression, comme l’illustre la loi du 11 octobre 2010. En résumé, nous avons essayé de systématiser le contexte dans lequel s’est produit ce basculement en faveur d’une argumentation fondée à présent de façon systématique sur les droits de l’homme pour mettre à jour la logique qui le structure, ce que nous avons appelé le dispositif. Ou comment les droits de l’homme, de discours sont devenus une réalité juridique. Dans un premier temps, nous avons confirmé notre approche institutionnelle en systématisant la distinction classique entre Révolution française et révolution américaine sur la base de la compétence respective des tribunaux dans chacun de ces pays. Dans un second temps, il est apparu que ce dispositif repose ni plus ni moins sur la remise en cause des articulations existant dans le passé entre nationalité, religion et citoyenneté. Il en découle une profonde recomposition des règles autour d’un principe cardinal : la lutte contre les discriminations. Ce principe, loin d’être le bras armé de l’égalité, le vecteur de la mise en œuvre du principe d’égalité, favorise dans un même mouvement une subjectivisation toujours plus grande des droits reconnus à l’individu au point de ramener la nationalité à un élément de la vie privée et un re-déploiement conséquent de l’Etat dans le domaine pénal. 476 S. Roché, Le frisson de l’émeute, Seuil, 2006, p. 112-113 « On remarque que les plus délinquants sont ceux qui ont la plus mauvaise opinion de la police et des autres autorités. Et aussi ceux qui s’engagent dans les violences urbaines. (...) Il est donc logique que les minorités, plus délinquantes, aient une perception dégradée des forces de l’ordre, tout comme on doit attendre que ces dernières aient un préjugé défavorable en direction des jeunes étrangers ou d’origine étrangère ». 477 Ibid. - 243 - Cette subjectivisation comme cette pénalisation se sont révélées intimement liées à la problématique religieuse : soit à travers les débats récurrents sur la question juive depuis la Révolution française et surtout en raison du fait que la Déclaration universelle des droits de l’homme se veut une réponse au génocide juif ; soit à travers la difficulté également récurrente d’identifier les éléments constitutifs de la religion civile ; soit surtout à travers la réaction sociale liée à la contestation permanente sur le fondement des droits de l’homme des signes de la religion majoritaire. La mutation des droits de l’homme en droits de l’homme religieux et ensuite droits de l’homme appartenant à une minorité a ainsi pour corollaire l’émergence d’un Etat pénal par lequel l’Etat essaie d’assurer le respect de la religion civile tout en s’inscrivant dans un processus législatif où les causes des choses ne peuvent plus être nommées. Le droit pénal devient l’autre face d’une société dans laquelle l’argumentation religieuse repose sur les droits de l’homme et le principe de lutte contre les discriminations. Ce cadre posé, et compte tenu du fait que cette évolution est, comme nous l’avons montré, le résultat de la transposition d’une conception des droits différente de celle propre au droit français, se pose nécessairement la question suivante : pourquoi a-t-il fallu attendre le tournant des années 1990-2000 pour que les droits de l’homme s’imposent comme une référence positive alors que les textes étaient présents dans le corpus juridique soit depuis 1789, soit depuis 1948 ? - 244 - CHAPITRE 2 : DES FACTEURS DE DISSÉMINATION DES DROITS DE L’HOMME Le problème est classique en histoire. Le livre de P. Hazard sur « la crise de la conscience européenne » montre que le cadre intellectuel de la Révolution française existe dès la fin du XVIIème siècle. Pourtant, il faudra attendre cent ans pour que l’Ancien Régime, moribond à cette époque, soit balayé. De même, Tocqueville essaie d’identifier dans « l’Ancien régime et la Révolution » les causes de la rupture ; il éprouve des difficultés à expliquer pourquoi les évènements ont pris le cours qu’ils ont pris à ce moment là et pas à un autre478. Le développement contemporain de la référence aux droits de l’homme soulève un problème identique sous deux aspects distincts : pourquoi maintenant et pas avant ? Surtout, pourquoi maintenant comme vecteur d’expression de l’identité religieuse alors que les sondages sur les pratiques religieuses témoignent davantage d’un recul de la religion ? Le phénomène observé ici procède d’une mutation d’ensemble et non d’un évènement soudain à l’instar des révolutions. C’est pourquoi nous avancerons au titre des causes susceptibles d’expliquer cette mutation une série de facteurs structurels. Les éléments suggérés ici ne peuvent bien évidemment qu’être partiels et nécessiteraient pour chacun des recherches approfondies qui dépasseraient de loin le cadre de cette thèse ainsi que l’optique retenue de s’en tenir à la dimension juridique des phénomènes sociaux. Il reste que, sur la base d’études empiriques menées par des auteurs originaires de pays anglo-saxons, ces éléments présentent une base tangible indéniable. Nous retiendrons à cet effet deux phénomènes démographiques liés : - l’accession à la culture d’un nombre plus important d’individus (section 1) ; - les phénomènes migratoires (section 2). La formulation de la question religieuse en termes de droits de l’homme s’inscrit alors dans cette dynamique (section 3). 478 A. de Tocqueville, L’ancien régime et la Révolution, 1856, edition Uqac, p. 50 : « Si elle n'eût pas eu lieu, le vieil édifice social n'en serait pas moins tombé partout, ici plus tôt, là plus tard; seulement il aurait continué à tomber pièce à pièce au lieu de s'effondrer tout à coup. La Révolution a achevé soudainement, par un effort convulsif et douloureux, sans transition, sans précaution, sans égards, ce qui se serait achevé peu à peu de soi-même à la longue ». - 245 - Nous utilisons à dessein le terme dissémination pour décrire l’ambivalence du phénomène car, même et surtout parce qu’il s’agit de droits de l’homme, « le premier effet de la dissémination, c'est que les valeurs de responsabilité ou d'individualité ne peuvent plus dominer » 479. Ce que nous complèterons, dans le droit fil de la pensée de cet auteur « dans la religion, le tout autre fait la loi et prescrit la réponse et la responsabilité480». SECTION 1 : L’ELEVATION DU NIVEAU DE VIE DES POPULATIONS L’idée est somme toute simple : les droits de l’homme de discours sont devenus un élément central de la pratique juridique car les populations sont aujourd’hui plus éduquées que dans le passé. Le phénomène d’auto-poïèse par lequel s’effectue la dissémination de cette référence ressort parfaitement des recommandations en matière d’éducation formulées à l’échelon international. Que philosophiquement l’homme s’interroge sur sa nature et sur les perspectives d’un monde meilleur sur la base d’une meilleure compréhension de ce qu’il est, cela ne porte pas à conséquence. Tout du moins, une telle réflexion reste nécessairement cantonnée à une catégorie de population très particulière, philosophes, théoriciens politiques et éventuellement juristes. Déclarer les droits de l’homme constitue, pour parler comme Condorcet, un progrès de l’esprit humain. Pour autant, la France post-révolutionnaire reste davantage régie par le Code civil – la véritable constitution de la France selon le doyen J. Carbonnier – que par les droits de l’homme. Il suffit de mesurer le décalage entre la perception de l’évènement et le contexte dans lequel il s’est déroulé : le procès de Louis XVI se déroule en latin au sein d’une population massivement analphabète, ce qui n’en constitue pas moins une cassure dans l’histoire de France. L’histoire des revendications en matière de droits de l’homme est traversée de figures qui feront office de précurseurs à l’instar de Olympe de Gouges ou de Condorcet. Ils ont su mesurer l’impact pratique de la simple déclaration théorique pour essayer d’en tirer des conséquences sociales importantes481. Mais, ces personnes se heurtaient à un mur d’incompréhension : les gens à qui ils s’adressaient ne disposaient pas du langage pour 479 J. Derrida, La Dissémination, Seuil, 1972, p. 12. 480 J. Derrida, Foi et Savoir, suivi de Le Siècle et le Pardon, Seuil, 2000, pp53-4. 481 Cf Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 1794-1795, p. 240 – consulté en ligne : « Après de longues erreurs, après s’être égarés dans des théories incomplètes ou vagues, les publicistes sont parvenus à connaître enfin les véritables droits de l’homme, à les déduire de cette seule vérité, qu’il est un être sensible, capable de former des raisonnements et d’acquérir des idées morales ». - 246 - mesurer l’ampleur de ce qui venait d’être déclaré sous le titre Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Dans ce cadre, effectivement, la chute du communisme constitue une date importante. Elle intervient d’ailleurs à la suite de revendications centrées sur les atteintes aux droits de l’homme. Peut-être peut-on néanmoins estimer que cet évènement n’a fait qu’accélérer un processus inéluctable en raison de la multiplication des textes sur le sujet depuis 1948 : l’appropriation de la référence aux droits de l’homme par une population distincte de ceux pour laquelle elle constituait un sujet de réflexion, un sujet d’action mais non une arme contentieuse. La dynamique institutionnelle participe pleinement à cette démarche par le lien structurant établi entre renforcement de l’éducation et expansion des droits de l’homme. L’Unesco définit le droit à l’éducation comme « un droit fondamental de l’homme, indispensable à l’exercice de tous les autres droits de l’homme. Il promeut la liberté individuelle et l’autonomisation et apporte des bénéfices importants en matière de développement ». Le rapport du PNUD de 2000 considère que « si le développement humain se concentre sur le renforcement des capacités et des libertés dont jouissent les membres d’une communauté, les droits de l’homme constituent eux, les créances que les individus ont sur le comportement des agents individuels et collectifs et sur la structure des dispositifs sociaux, en vue de faciliter ou de garantir ces capacités et ces libertés » 482. Non seulement le droit à l’éducation est une condition des autres droits mais aussi le vecteur par lequel l’individu va accroître sa subjectivisation. La socialisation par les droits de l’homme est une individualisation dans la condition déterminée de l’individu qui aboutit au résultat suivant : plus l’individu se voit reconnu dans ses droits plus l’individu invoque les droits de l’homme. Dès lors, constater l’émergence des droits de l’homme dans le débat juridique coïncide avec l’émergence d’un public davantage informé et susceptible à présent de comprendre la rupture conceptuelle d’un tel texte. Les droits de l’homme se diffusent et interagissent avec le développement de l’individualisme contemporain pour en renforcer les manifestations. Un juriste américain, L. Friedman, a confirmé cette hypothèse pour rendre compte de l’évolution de la référence aux droits de l’homme aux Etats-Unis483. En France, la thèse de Friedman trouve dans l’évolution de l’engagement médiatique d’un sociologue comme P. 482 PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 2000. Droits de l’homme et développement humain, De Boeck Université, p. 20 483 L. Friedmann, The Human Rights Culture: A Study in History and Context, Quid Pro, LLC, 2011. - 247 - Bourdieu une illustration partielle. Nous avons déjà relevé que ce sont des sociologues appartenant à cette école qui ont invoqué dans leurs travaux la Déclaration universelle des droits de l’homme bien avant son intégration dans le discours juridique484. En 1993, P. Bourdieu dirige l’ouvrage « La misère du monde », ouvrage par lequel il cherche à démocratiser les enseignements résultant de la pratique sociologique. Le livre est un succès éditorial avec 80 000 exemplaires vendus, une adaptation au théâtre et une émission de télévision. En 1996, P. Bourdieu écrit un essai grand public sur la télévision qui se fixe comme objectif « faire en sorte que de plus en plus de gens remplissent les conditions nécessaires pour s’approprier l’universel » 485. La publication de ce pamphlet intervient après les grèves de 1995 ; elle s’inscrit dans un ensemble de prises de positions politiques du sociologue dont le grand public ne prend véritablement connaissance qu’au cours des années 1990486. Certes, P. Bourdieu fonde rarement ses interventions publiques sur les textes relatifs aux droits de l’homme487 même quand le débat prend une forte tonalité juridique488. Il est vrai que cet auteur, son anti-juridisme écarté, était trop conscient des pesanteurs de l’ordre social pour croire qu’une simple invocation des droits de l’homme pût être suffisante pour entraîner un profond changement. L’auteur inscrit cependant pleinement sa démarche dans une volonté de comprendre la réalité489 et accompagne à sa manière le tournant des années 1990. 484 Cf les travaux de A. Sayad. 485 P. Bourdieu, Sur la télévision, Seuil, Raisons d’agir, 1996, p. 77. 486 P. Bourdieu, Interventions, 1961-2001, Science sociale et action politique, Textes choisis et présentés par F. Poupeau, T. Discepolo, Agone, 2002. 487 Pour une exception, mais c’est un texte collectif et non signé uniquement par P. Bourdieu, Lettre ouverte aux membres de la mission de l'ONU en Algérie : « Seules des politiques d'ouverture fondées sur le respect des droits de l'homme et des libertés démocratiques peuvent permettre le retour à la paix et la marginalisation des extrémistes, conditions indispensables à l'essor de l'Algérie et à la stabilité de la région : nous espérons que vous pourrez faire entendre ce message », op. préc. 488 Cf P. Bourdieu, Sur l'affaire du foulard " islamique ", Interventions, op. préc. 489 Cf P. Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Seuil 2004, p. 20 : « A propos de l’Ecole Normale Supérieure durant les années 1950 : « La propriété la plus importante, et aussi la plus invisible de l’univers philosophique de ce lieur et de ce moment – et peut-être aussi de tous les temps et de tous les pays – est sans doute l’enfermement scolastique qui, même s’il caractérise aussi d’autres hauts lieux de la vie académique, Oxford ou Cambridge, Yale ou Cambridge, Yale ou Harvard, Heidelberg ou Todaï revêt une de ses formes les - 248 - Ce tournant trouve peut-être également une illustration dans l’expression contemporaine de la sympathie à l’égard de la cause palestinienne. L’opposition à Israël, nous l’avons noté, est une constante depuis sa création. Nous avons en outre suggéré que cette opposition peut être rattachée à la logique d’ensemble de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. La conclusion serait ici la suivante : plus les individus en France et dans les sociétés européennes disposent d’une éducation centrée sur les droits de l’homme, plus ils adhèrent aux multiples manifestations en faveur de la cause palestinienne. La critique de ces comportements à partir du rapprochement entre antisionisme et antisémitisme ne permet alors pas de modifier ni d’influer sur les comportements. La polysémie des termes droits de l’homme compte tenu de leur dimension philosophique, morale et maintenant pratique déplace nécessairement leur étude sur les comportements. Il ne s’agit plus, comme dans une approche de sociologie du droit classique, de s’interroger sur leur effectivité. Ces règles sont devenues consubstantielles à l’individu qu’il est à présent toujours en mesure d’estimer qu’il subit une atteinte à ces droits. De même, la recherche de la mise à jour des motivations des individus perd de sa force : la mise à jour du caractère arbitraire de l’ordre social ne s’effectue que sur l’hypothèse régulatrice d’un ordre meilleur qui trouve dans la Déclaration des droits de l’homme son expression achevée. Soutenir que les faits et motivations politiques ne correspondent pas à la règle précitée revient à retenir une interprétation unique, voire unilatérale de ladite règle et jouer en permanence sur l’ambivalence entre sa dimension juridique et sa dimension politique490. Par l’éducation, nous sommes en présence d’un processus cognitif qui modifie les perceptions d’ensemble des individus. A titre d’illustration, sur un sujet très sensible au cœur de la problématique de la diffusion des droits de l’homme, nous pouvons dresser une plus exemplaires avec le monde clos, séparé, arraché aux vicissitudes du monde réel, où se sont formés, autour des années cinquante, la plupart des philosophes français dont le message inspire aujourd’hui un campus radicalism planétaire, à travers notamment les cultural studies. Les effets de l’enfermement, redoublés par ceux de l’élection scolaire et de la cohabitation prolongée d’un groupe socialement très homogène, ne peuvent en effet que favoriser une distance sociale et mentale à l’égard du monde qui ne se voit jamais aussi bien, paradoxalement, que dans les tentatives souvent pathétiques pour rejoindre le monde réel, notamment à travers des engagements politiques (stalinisme, maoïsme, etc.) dont l’utopisme irresponsable et la radicalité irréaliste attestent qu’ils sont encore une manière paradoxale de dénier les réalités du monde social ». 490 Cf pour une illustration d’un travail qui joue sur cette ambivalence, G. Noiriel, La tyrannie du national : le droit d’asile en Europe (1793-1993), Calmann Levy, 1991. - 249 - analogie avec un phénomène opposé : les mariages forcés. Une étude récente conclut que « le mariage non consenti va souvent de pair avec un faible niveau d’instruction, aussi bien chez les parents que chez les intéressées elles-mêmes » 491. Si on voulait faire une comparaison, les droits de l’homme jouent un rôle similaire à celui du marché dans les transformations sociales contemporaines. Plus le domaine du marché, d’une approche fondée en permanence sur la comparaison et la substituabilité, s’étend, plus il remet en cause les hiérarchies anciennes. A l’identique, plus les droits de l’homme deviennent l’élément central du discours quotidien et juridique, plus l’autorité étatique ou traditionnelle est contestée et l’individualisme renforcé. Pour paraphraser P. Bourdieu, les droits de l’homme permettent « de donner à chacun les moyens de fonder sa propre rhétorique, comme dit Francis Ponge, d’être son propre porte-parole vrai, de parler au lieu d’être parlé » 492. Nous avons ici la manifestation la plus tangible de la dynamique institutionnelle exposée à travers précisément le recours de plus en plus fréquent des instructions administratives à la nécessité d’enseigner les droits de l’homme. Cette dynamique modifie notre perception des choses, voire notre terminologie et alimente ce qu’il est convenu d’appeler le political correctness. Dans une communication de l’Unesco, le lien est clairement revendiqué au nom de la dignité humaine493. Dans ce cadre, les phénomènes migratoires, élément extrinsèque à l’évolution structurelle résultant de la multiplication des textes en matière de droits de l’homme, ne sont plus uniquement appréhendés à l’aune de la distinction entre nationaux et étrangers mais à travers les principes mêmes de la Déclaration des droits de l’homme. Ces phénomènes deviennent 491 C. Hamel, Immigrées et filles d’immigrés : le recul des mariages forcés, Populations et sociétés, n°479, 2011, p. 4. 492 P. Bourdieu, L’art de résister aux paroles, in Questions de sociologie, Minuit, 1981, p. 29. 493 I. Kuçuradi, Political Correctness: Its Concept and Some of its Implications in the XXIst Century, Unesco, 18 novembre 2010 : “I think, its most basic condition is the awareness of our human identity which is the only common identity of all human beings. It is the awareness of human dignity. What we call ‘human dignity’ denotes the awareness of the value of the human being, i.e. its special place in the universe. It is this value that makes every human being worthy (digne in French) to be treated so as he or she has the possibility to actualize certain potentialities of the human being –i.e. to be treated, well as treat other human beings, in accordance with the demands of human rights– and be in peace with himself or herself. It is the subjective correlative of the objective value of the human being”. Document consulté en ligne. L’auteur est titulaire de la chaire de philosophie de l’Unesco. - 250 - ainsi des éléments centraux du discours sur les droits de l’homme et des facteurs des mutations sociales contemporaines. SECTION 2 : LES PHENOMENES MIGRATOIRES Les phénomènes migratoires postérieurs à la seconde guerre mondiale disposent à présent d’un corpus juridique. L’existence de ce corpus ne signifie nullement que la situation des immigrés ou des personnes en situation irrégulière puisse être considérée comme satisfaisante. Tout au moins, il est aujourd’hui légitime de prendre à partie les Etats sur le fondement de ces textes en raison de l’interaction que ceux-ci créent avec la situation des individus et contester les manifestations de la religion majoritaire ou religion civile. La spécificité de ce corpus confirme l’identité de l’homme des droits de l’homme à l’homme religieux. Les phénomènes migratoires permettent de donner corps à la disjonction du lien entre nationalité et citoyenneté issue de la Déclaration universelle de 1948. Cette disjonction tend à caractériser l’identité de l’individu par sa religion. Comme le lien entre nationalité et citoyenneté est disjoint, la comparaison des processus d’intégration des vagues d’immigration intervenues avant et après la seconde guerre mondiale n’est pas tenable. Ceux qui sont arrivés avant la première guerre mondiale ne disposaient ni de droits ni de textes, ni d’exemples, susceptibles de légitimer leurs revendications. A l’inverse, les immigrés de l’après-seconde guerre mondiale vont s’inspirer des textes ou des pratiques observées à l’étranger à l’instar, par exemple de la marche des beurs en France. En cela, la différence de cadre conditionne l’émergence d’un discours différent tant de la part des immigrés que de ceux qui s’opposent à l’immigration. Là encore, la dynamique juridique se manifeste par un processus permanent d’engendrement des normes qui réduit d’autant la dimension politique du phénomène national en disqualifiant la distinction entre national et étranger. L’évolution des termes utilisés confirme la mutation d’ensemble déjà maintes fois relevées. En 1978, la juridiction consacre au titre des principes généraux du droit, « le droit de mener une vie familiale normale ; (…) ce droit comporte, en particulier, la faculté, pour ces étrangers, de faire venir auprès d’eux leur conjoint et leurs enfants mineurs ». Il est toutefois précisé que l’exercice de ce droit s’effectue « sous réserve des engagements internationaux de la France »494. Le bouleversement résultant de l’introduction de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales rattache à présent ce droit à1’article 8 de ce 494 CE, Ass., 8 décembre 1978, Gisti, CFDT, CGT, n° 10097 , 10677, 10679, Dr. soc. 1979, p. 57, concl. Dondoux - 251 - texte : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ». Si restrictions il y a, cette ingérence doit être « prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ». Le droit de l’étranger s’apprécie à compter des années 1990-2000 à l’aune des valeurs d’une « société démocratique ». En parallèle, deux évolutions textuelles notables modifient ou ont vocation à modifier les prérogatives politiques des Etats en matière de droits des étrangers. D’une part, l’émergence d’une citoyenneté européenne qui se superpose à celle traditionnellement attachée à la nationalité des pays membres de l’Union européenne influe sur les possibilités pour les Etats membres d’influer sur les conditions d’attribution de la nationalité495. D’autre part, l’adoption de la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille en date du 18 décembre 1990 et entrée en vigueur le 1er juillet 2003, non ratifiée pour l’heure par la France496 se veut l’aboutissement de la conjonction de la Déclaration universelle de 1948, de la convention de lutte contre toutes les formes de discrimination raciale ou à l’égard des femmes ainsi que de la convention relative aux droits de l’enfant. Pour la première fois, au nom du principe de non-discrimination, ce n’est plus uniquement la distinction entre nationaux et immigrés qui est contestée mais également celles entre migrations régulières et migrations irrégulières au cœur des prérogatives politiques étatiques - Considérant que les problèmes humains que comportent les migrations sont encore plus graves dans le cas des migrations irrégulières-. C’est pourquoi le principe de non-discrimination interdit que le critère de la régularité de la présence sur le sol d’un Etat permette la promulgation de réglementations distinctes. 495 S. Corneloup, Réflexion sur l'émergence d'un droit de l'Union européenne en matière de nationalité, Clunet, juillet 2011, doctr 7, spéc. p. 15 : « Selon l'arrêt Rottmann, lorsque le retrait d'une naturalisation emporte la perte de la citoyenneté européenne, le droit de l'Union européenne exige que l'État membre se fonde sur un motif d'intérêt général et qu'il respecte le principe de proportionnalité. Afin d'apprécier le respect de ce dernier principe, la Cour formule toute une série de consignes précises à destination du juge national. Celui-ci doit vérifier notamment si la perte de la citoyenneté européenne « est justifiée par rapport à la gravité de l'infraction commise (...), au temps écoulé entre la décision de naturalisation et la décision de retrait ainsi qu'à la possibilité pour l'intéressé de recouvrer sa nationalité d'origine ». 496 C’est la raison pour laquelle nous ne l’avons pas exposé dans la partie consacrée à la recension de l’expression juridique de l’identité religieuse au niveau des textes internationaux. - 252 - Dans le droit fil des textes internationaux est rappelé le principe de non-discrimination en matière religieuse. La nuance qui permet de rattacher la problématique religieuse à celle des phénomènes migratoires se situe dans la rédaction du droit consacré précisément à la liberté religieuse. Nous le reproduisons in extenso pour en faire un bref commentaire sociojuridique : 1. Les travailleurs migrants et les membres de leur famille ont droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté d'avoir ou d'adopter une religion ou une conviction de leur choix, ainsi que la liberté de manifester leur religion ou leur conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu'en privé, par le culte et l'accomplissement des rites, les pratiques et l'enseignement. D’apparence ce texte se veut le décalque de l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, il n’en est pas moins distinct sur un point fondamental : n’est pas reproduite une phrase capitale : « ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ». Ce texte confirme totalement le fait que l’homme des droits de l’homme n’est pas un être abstrait ; il est maintenant pensé comme un être religieux par nature. Il peut adopter une religion mais ne peut en changer et se rattache ainsi davantage à sa communauté qu’à l’humanité. 2. Les travailleurs migrants et les membres de leur famille ne peuvent subir aucune contrainte pouvant porter atteinte à leur liberté d'avoir ou d'adopter une religion ou une conviction de leur choix. 3. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l'ordre, de la santé ou de la moralité publics ou des libertés et droits fondamentaux d'autrui. L’alinéa 2 renforce pour une catégorie particulière un droit général reconnu à tous et établit ainsi un lien entre phénomènes migratoires et religion. Autrement dit, le migrant vient avec une religion distincte de celle du pays dans lequel il se rend, ce qui crée des nouvelles obligations pour les Etats. 4. Les Etats parties à la présente Convention s'engagent à respecter la liberté des parents, dont l'un au moins est un travailleur migrant, et, le cas échéant, des tuteurs légaux de faire assurer l'éducation religieuse et morale de leurs enfants conformément à leurs propres convictions. Ce quatrième alinéa explique finalement pourquoi ne peut être consacré le droit de changer de religion. Les Etats doivent permettre aux migrants d’éduquer leurs enfants - 253 - comme ils l’entendent et, pour reprendre la terminologie de Kant, les maintenir dans leur état de minorité. Nous pouvons donc résumer l’évolution suivante : bien évidemment, il n’y a aucune surprise à constater que les phénomènes migratoires ne sont pas uniquement des phénomènes démographiques - ce point est acquis en sociologie depuis les travaux de M. Halbwachs. En même temps que les individus changent de pays, ils portent avec eux leur culture et leur religion. La Déclaration de 1948 a exprimé formellement la disjonction entre nationalité et citoyenneté. La construction européenne a, dans une zone restreinte, commencé à imprégner cette rupture en justifiant une restriction des prérogatives politiques des Etats au nom de l’émergence d’une citoyenneté indifférente aux logiques nationales. L’évolution du droit international concrétiserait, par principe, cette mutation, en substituant à l’identité nationale la seule identité religieuse que les Etats devraient s’engager à respecter. Les phénomènes migratoires jouent donc un rôle déterminant dans l’expression de l’identité religieuse par le prisme des droits de l’homme car ils favorisent la contestation des manifestations des religions majoritaires des pays qui accueillent les immigrés. Il devient ainsi logique d’établir un lien entre la nationalité des individus et leurs religions : la religion s’est substituée à la nationalité comme identifiant de l’individu. En même temps, si nous croisons les deux phénomènes structurants identifiés, l’élévation du niveau de vie et la prise en compte des phénomènes migratoires, nous aboutissons à un effet réflexe permanent qui entretient non seulement la référence grandissante aux droits de l’homme mais aussi les débats sur la place de la religion dans la société contemporaine. Plus les individus deviennent cultivés, plus ils prennent conscience de leurs droits, ce qui en fait un terrain propice pour accueillir au nom des droits de l’homme les revendications religieuses distinctes de la religion culturellement dominante. C’est donc très logiquement que la majorité des pays qui a ratifié la convention susmentionnée sont principalement des pays d’émigration dont les populations disposent d’une religion différente de celle des pays d’accueil. A s’en tenir à ce constat, la situation exposée n’en est apparemment que plus paradoxale : pourquoi encore et toujours parler de religion alors que les individus n’ont plus peur, à notre époque d’affirmer qu’ils ne croient en aucune transcendance ? Le fait de s’en référer aux règles de droit diffère en cela d’autres normes de régulation sociale : le droit ne vaut que pas sa capacité dont dispose l’individu d’en demander sa reconnaissance. La consécration progressive des droits de l’homme comme droits de l’homme religieux implique donc la réalisation de ceux-ci. Ce sont ses modalités de réalisation du droit qui permettent d’expliquer la place contemporaine de la question religieuse. - 254 - SECTION 3 : LA REALISATION DES DROITS DE L’HOMME RELIGIEUX Il s’agit ici d’esquisser pourquoi la mutation de l’homme des droits de l’homme en homme religieux maintient constante la question religieuse dans une société comme la France dont la population s’affirme majoritairement incroyante tout en dégageant la spécificité de l’époque contemporaine. Au cours des 20 dernières années, nous avons assisté à un phénomène unique : la transformation de la contestation religieuse de la norme civile d’une dimension politique à une dimension juridique. Or, la religion, dans l’histoire de France, et notamment depuis la Révolution française, a toujours été perçue comme une menace politique devant faire l’objet d’une surveillance, voire d’une répression. Nous pouvons donc constater une imprégnation des relations civiles par la problématique religieuse en raison du droit reconnu aux minoritaires de conserver leurs pratiques dans un contexte politique surdéterminé par la dimension juridique des droits de l’homme. Préalablement, peut-être faut-il nuancer l’idée selon laquelle la place de la religion décline sous prétexte que les individus expriment des doutes sur leurs croyances. D’une part, les modes de recensement en la matière ne sont pas exempts de critiques et peuvent aboutir à survaloriser une catégorie de personnes par rapport à une autre. D’autre part, même si les statistiques confirment un processus de sécularisation, la religion de la majorité de la population continue d’occuper une place dominante et de jouer un rôle dans la construction de l’identité des individus qui s’y réfèrent497. Quant à ceux qui, selon l’expression statistique seraient en retrait par rapport à cette dimension, encore faut-il saisir la distance qui les sépare des autres. Comme l’écrit P. Veyne, « si l’on interroge l’indifférence, elle se révèle souvent partiale en faveur de la religion qui lui inspire du respect, de la bienveillance, de l’affection, une sympathie de principe et plus de curiosité que bien d’autres sujets … cette partialité majoritaire tient à un fait (…) : nous ne sommes pas insensibles à des valeurs (religieuses, artistiques, éthiques…) que nous ne faisons qu’entrevoir dans le lointain » 498. Si on s’en tient à cette approche, l’appréhension de la place d’une religion dans une société doit tenir compte du passé de celle-ci et du poids qu’elle a pu jouer dans la formation du cadre présent. A partir du moment où l’identité religieuse devient consubstantielle à l’expression juridique de l’identité de l’individu, la question dépasse celle de la pratique pour se 497 P. Bréchon, Les attitudes religieuses en France : quelles recompositions en cours ?, Archives de sciences sociales des religions, n° 109, janvier-mars 2000. 498 P. Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Livre de Poche, 2010, p. 176-177. - 255 - déplacer vers celle de « la réalisation méthodique des droits », expression classique en droit depuis H. Motulsky pour désigner l’accomplissement des droits subjectifs499. Cette réalisation des droits est l’un des vecteurs majeurs des transformations sociales contemporaines sous l’influence religieuse. Par exemple, le processus d’élaboration des textes sur l’interdiction des signes religieux tant à l’école que dans l’espace public procède d’abord d’un questionnement juridique sur les droits de l’individu. Autrement dit, les questions juridiques sont imprégnées de problématiques religieuses car celui qui les exprime dans une dimension contentieuse est de plus en plus, dans la logique même des textes le sujet d’une religion. C’est le double corollaire ignoré de la traduction juridique du sujet politique de la modernité en sujet disposant de droits subjectifs : ceux-ci ne valent que si les individus voient leur effectivité consacrée judiciairement ; ceux-ci maintenant reconnaissent l’individu dans sa particularité et non par le biais d’une abstraction. Cette double facette alimente la dynamique contentieuse, absente de la conceptualisation sociologique de E. Durkheim, esquissée chez M. Weber mais non reprise par ses interprètes500 ; elle est précisément le nœud du déploiement de l’expression de l’identité religieuse d’autant plus que les textes sur le sujet influent sur le formalisme apparent des règles en consacrant l’individu dans sa particularité religieuse. P. Bourdieu avait essayé de désamorcer la dynamique contentieuse dans la constitution et l’appréhension des faits sociaux. Il présente en cela une critique complète du processus juridique. Il écrit à ce propos, en visant expressément H. Motulsky, que « le contenu pratique de la loi qui se révèle dans le verdict est l'aboutissement d'une lutte symbolique entre des professionnels dotés de compétences techniques et sociales inégales, donc inégalement capables de mobiliser les ressources juridiques disponibles, par l'exploration et l'exploitation des «règles possibles», et de les utiliser efficacement, c'est-à-dire comme des armes symboliques, pour faire triompher leur cause ; l'effet juridique de la règle, c'està-dire sa signification réelle, se détermine dans le rapport de force spécifique entre les professionnels, dont on peut penser qu'il tend à correspondre (toutes choses égales par 499 H. Motulsky, Principes d’une réalisation méthodique du droit privé (La théorie des éléments générateurs des droits subjectifs), Sirey, 1948, Préf. P. Roubier, rééd Dalloz, 2002, préf. M.-A. Frison-Roche. 500 Cf par exemple C. Colliot-Thélène, Pour une politique des droits subjectifs : la lutte pour les droits comme lutte politique, L'Année sociologique, n°59, 2009, p. 231-258. - 256 - ailleurs du point de vue de la valeur en pure équité des causes concernées) au rapport de force entre les justiciables correspondants » 501. Cette critique ne nous paraît pas pertinente. Le propos est en effet contradictoire : - identifier les luttes symboliques, dénoncer l’instrumentalisation de celles-ci – P. Bourdieu parle « de mobiliser les ressources juridiques disponibles » - revient à présupposer un sens pur des règles altéré par les intérêts particuliers qu’il reviendrait au sociologue de décrypter – le sociologue se mue ici en juriste. Seul problème : ce qu’il constate n’est rien d’autre que la transcription quotidienne de la logique juridique502 et la critique qu’il formule repose de façon quasi-systématique sur une conception des droits de l’homme dénuée des évolutions concrètes exposées503 ; - dénoncer les inégalités économiques au sein d’un procès ne permet pas de rendre compte de l’enjeu symbolique de celui-ci – si l’individu gagne, par principe, c’est parce qu’il a de l’argent ; s’il gagne alors qu’il dispose de peu de moyens, c’est parce qu’il est manipulé. Ce faisant, une telle approche ignore que le conflit peut ériger l’enjeu symbolique en finalité ultime indépendamment des intérêts économiques en jeu précisément pour créer une rupture dans le système juridique, ce que représente aujourd’hui l’argumentation religieuse au même titre que celle de K. Marx à propos des droits de l’homme. Notre époque diffère en cela des précédentes : le langage juridique a pour objet de se prononcer sur des symboles, soit sur des mots dont le sens complet ne se 501 P. Bourdieu, La force du droit, Actes de la recherche en sciences sociales, n°64, 1986. p. 3-19. 502 Cf pour une illustration de cette tendance, les travaux de L. Israël, Usages militants du droit dans l'arène judiciaire : le cause lawyering, Droit et société, n°49, 2001, p. 793-824. Comp. H. Motulsky, op. préc. n°4, p. 7 : « La méthode de réalisation, toutefois, « ne donne de directives que quant à l’utilisation de la matière juridique : elle ne crée pas celle-ci et même se désintéresse aussi bien de la façon dont s’est faite cette création que de son résultat. Elle enseigne l’art de se servir des moules dans lesquels est coulée la matière : elle ne les fournit pas ; et encore moins est-elle responsable de leur contenu... Elle ne fait subir aucune altération à la matière vivante ; elle se borne à la manier telle qu’elle la trouve ». (c’est nous qui soulignons). 503 Cf les travaux de A. Sayad, disciple de P. Bourdieu, s’inscrivent dans cette tendance. A. Touraine explique également qu’il fonde sa pratique sociologique sur les droits de l’homme. A. Touraine, L’étude de l’action sociale, Commentaire, n°136, 2011-2012, p. 1083 : « Contre les forces économiques globalisées et donc devenues incontrôlables par les institutions nous avons été obligés de faire appel à des forces universelles, celle de la science, et celle des droits de l’homme… Et l’auteur de poursuivre. Tel est l’objet central de la sociologie aujourd’hui : la lutte contre les pouvoirs les plus massifs et la défense la plus radicale des droits de chaque individu et de chaque collectivité ». - 257 - réduit pas à une simple définition mais à l’expression d’une médiation entre l’individu et quelque chose qui lui est extérieur ; - cette critique présuppose enfin que les prétentions se moulent dans un formalisme abstrait de la règle de droit. Or, l’évolution contemporaine consacre une conception sociologique de la règle et de l’individu : la règle, comme nous pensons l’avoir montré à travers le cadre religieux en arrière-fond se fragmente entre les femmes, les minorités et les handicapés par exemple, ce qui change la dimension interprétative des règles. L’abandon progressif du formalisme juridique change en profondeur la perception de « l’efficacité symbolique du droit » 504 et oblige à placer le processus judiciaire au cœur des évolutions contemporaines. Dans ce cadre marqué d’un côté par la rémanence de la référence religieuse comme élément indissociable du contexte social, ce que nous avons appelé tout simplement la religion civile et de l’autre, la réalisation des droits de l’homme religieux comme conséquence même de leur reconnaissance, la religion retrouve une place centrale dans la société indépendamment des croyances des individus. Cette place centrale découle de la dynamique contentieuse propre aux droits de l’homme : en tant que normes qui portent en elles aussi bien l’affirmation de droits que d’une morale, leur invocation contentieuse systématique favorise leur dissémination tout en changeant progressivement les règles du système. Cette dynamique découle des nouvelles caractéristiques, précédemment identifiées, que prend la religion sous l’influence multiples textes relatifs aux droits de l’homme : premièrement, la religion n’est plus pensée comme un élément de la sphère privée de l’individu mais comme un élément consubstantiel de la vie publique des individus ; deuxièmement, la religion, à la différence des autres droits, est en mesure de fournir un système de règles de substitution aux règles en vigueur. La prétention religieuse ne vise pas seulement à corriger un excès mais à rééquilibrer les relations entre religion et pouvoir étatique. Dire qu’il y a atteinte à une prérogative religieuse devant les tribunaux, ce n’est pas uniquement argumenter en faveur de la sanction d’un abus, c’est affirmer la légitimité d’un autre ordre de règles sur celui supposé être à l’origine de l’abus. Le phénomène ne sous semble pas trouver d’équivalent avec d’autres phénomènes historiques. Contrairement aux autres phénomènes politiques, il s’effectue en marge du processus démocratique. En outre, il ne s’inscrit pas expressément dans un programme révolutionnaire. Nous sommes ici confrontés à un rééquilibrage subreptice, par touches 504 Expression de P. Bourdieu, art. préc. - 258 - distinctes en fonction des résultats judiciaires qui, progressivement, peut signifier une mutation d’ensemble des relations sociales. Le multiculturalisme, notion sur laquelle nous reviendrons, se veut la modalité descriptive de cette mutation. Le cadre juridique, qualifié généralement de formel, des droits de l’homme dont les principales facettes ont été exposées dans la première partie, aboutit à changer la nature conflictuelle des relations entre politique et religion. L’autre nuance fondamentale qui contribue à caractériser notre époque et dont le fait social identifié, l’expression de l’identité religieuse par le biais des droits de l’homme, c’est que pour la première fois, la discussion relative à la place de la religion dans la société implique la co-existence de plusieurs religions. - 259 - CHAPITRE 3 : L’EXPRESSION DE L’IDENTITÉ RELIGIEUSE PAR LE BIAIS DES DROITS DE L’HOMME SELON LA RELIGION DU REQUÉRANT Compte tenu de l’approche méthodologique retenue, la détermination du fait sociologique à travers la récurrence des règles, de l’option d’identifier les comportements sous le prisme exclusif des règles, les religions en tant que telles, christianisme, islam ou judaïsme, n’ont pas vocation à être expressément mentionnées. C’est l’effet principal de la neutralité apparente de la règle de droit largement dénoncé en sociologie afin de démasquer les intérêts en présence, de sa prétention à absorber les différences sous un statut unique. Le discours juridique s’interdit donc de désigner expressément une religion au point d’aboutir à des situations caricaturales à l’instar de celle résultant de l’adoption de la loi sur l’interdiction d’avancer masqué dans l’espace public : l’islam (« puis qu’il faut l’appeler par son nom ») n’est jamais expressément visé. Nous pourrions ici dresser une homologie entre la neutralité juridique et la difficulté conceptuelle que rencontre la sociologie des religions pour définir son objet505. Du moins, dans le prolongement de la perspective institutionnelle ici adoptée, la « recomposition du croire » pourrait trouver dans son expression juridique un critère d’identification de l’objet de la sociologie des religions. A partir du moment où les religions retrouvent la possibilité de régenter les relations sociales, celles-ci ont tendance à se manifester comme des doctrines de symboles dont l’expression individuelle ou collective s’inscrit soit dans un processus de changement des règles régissant la société, soit dans une logique contentieuse pour influer indirectement sur l’ensemble de la société. Le croire se combine ici avec le comportement pour saisir l’interaction avec la sphère publique. A l’inverse, les pratiques qui n’ont aucun impact sur l’état du droit positif nécessitent davantage de surveillance. C’est le cas par exemple du satanisme qui fait l’objet d’une attention toute particulière des pouvoirs publics à travers la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires. Il y aurait donc les religions qui s’inscrivent avec des nuances dans ces processus de changement social et les pratiques qui, au contraire, refusent ce processus. 505 D. Hervieu-Léger, Faut-il définir la religion ? Questions préalables à la construction d'une sociologie de la modernité religieuse, Archives des sciences sociales des religions, n° 67, 1987. pp. 11-30. - 260 - L’évolution des textes oblige en effet à présent à tenir compte des caractéristiques propres de l’individu au titre desquels la religion occupe une place centrale. Un premier examen du contentieux a essayé de systématiser l’interaction entre les prétentions de l’individu et les normes qu’il conteste en invoquant les textes relatifs aux droits de l’homme – il s’agissait de montrer l’existence d’un fait sociologique particulier : non seulement la référence systématique aux droits de l’homme mais aussi la dimension religieuse de cette expression. A présent, à l’aune du dispositif précédemment exposé sur l’émergence d’une conception religieuse de l’homme des droits de l’homme, il est légitime de mesurer le poids respectif de chacune des religions dans cette mutation. Nous exposerons pour cela, le cadre général dans lequel se moulent les prétentions religieuses qui se caractérise par le relativisme induit par la logique juridique (section 1). Nous distinguerons entre les religions présentes dans la société française en fonction de leur poids démographique compte tenu du fait précédemment rappelé : la démographie n’est pas neutre à partir du moment où elle porte en elle la contestation de la culture dominante (section 2). SECTION 1 : APPROCHE GENERALE : LE RELATIVISME RELIGIEUX INDUIT PAR LA LOGIQUE JURIDIQUE L’abstraction propre à la règle de droit et au raisonnement juridique fait que les juges ne distinguent pas entre les religions. Cela induit un relativisme présentant une double facette : relativisme juridique, bien évidemment, mais également relativisme dans l’appréhension des faits sociaux ayant pour cause une personne dont la religion est clairement identifiable. Si liberté religieuse il y a, elle vaut indistinctement que la religion soit minoritaire ou majoritaire, contestée ou acceptée à l’instar des jurisprudences relatives au témoin de Jehovah506, de la secte Moon507 ou de la Scientologie508. Qui plus est, comme l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales relatif à la liberté religieuse vise la liberté de manifester sa religion ou ses convictions (c’est nous qui soulignons), il peut également être invoqué lorsqu’indépendamment de toute référence à une quelconque transcendance, l’individu invoque devant le juge la cohérence des valeurs 506 CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c. Grèce, A n°260, CEDH, 30 juin 2011, Association Les Témoins de Jéhovah c. France (8916/05). 507 Requête n°8652/79, X c. Autriche, (1981) DR26, p. 89. 508 Requête n° 7805/77, X et Eglise de Scientologie c. Suède, (1979), DR16, p. 68. - 261 - qui justifient qu’il conteste la norme étatique. Ce fut ainsi le cas pour des convictions pacifistes509, athées510 ou communistes511. Il n’y a pas eu de tentative jurisprudentielle de délimiter le champ d’application de l’article 9 sur la base d’une conception autonome de la religion. Est seulement mis en avant une atteinte au « for intérieur » des convictions de l’individu ou une atteinte à la possibilité de réaliser un rite à plusieurs, cette atteinte n’étant constatable que sur la base de pratiques établies que l’Etat chercherait à restreindre ou à connaître. Vu sous cet angle, la distinction sociologique entre religion et idéologie n’a pas lieu d’être en droit. On ne peut toutefois s’empêcher de penser que les juges retiennent comme pratiques religieuses la conception propres aux religions dominantes ou pour reprendre l’expression de P. Veyne précitée, témoignent à leur égard d’« une sympathie de principe et plus de curiosité que bien d’autres sujets ». A titre d’illustration, les requêtes formulées par les personnes se revendiquant du mouvement wicca n’ont pu être jugées recevables en raison des difficultés pour les requérants de décrire leurs pratiques, le contenu de leur « religion »512. Les religions établies servent ainsi de cadre implicite de référence et d’instrument permanent de comparaison, démarche somme toute d’inspiration sociologique, à l’image de la comparaison de l’idéologie communiste avec l’islam réalisée en son temps par J. Monnerot. Les mouvements hier interdits ou, plus largement minoritaires, invoquent les droits de l’homme pour exprimer leur identité religieuse et s’opposer ainsi aux restrictions étatiques qui peuvent leur être opposées. Par l’appréciation des éventuelles restrictions à la liberté religieuse en fonction des valeurs d’une société démocratique s’exprime de façon sousjacente l’idée qu’une société démocratique doit accepter même ce qui peut lui nuire en affrontant « ouvertement la possibilité de son autodestruction » 513. Toutes les revendications religieuses sont finalement acceptables dans une certaine mesure. Il revient ainsi au juge de définir cet équilibre qui, compte tenu des intérêts en présence, laissera toujours insatisfait celui dont les revendications n’auront pas été admises au titre de la liberté religieuse. 509 Requête n°10491/83, Angelini c. Suède, (1986), DR51, p. 41. 510 Requête n°7050/75, Arrowsmith c. Royaume-Uni, (1978) DR19, p. 5 511 Requêtes n° 16311/90, 16312/90 et 16313/90, Hazar, Hazar et Acik c. Turquie, (1991) DR72, p. 200. 512 Commiss. eur. DH, X c; Royaume-Uni, req. N°7291/75, D.R. 11 (1978), p. 55. 513 C. Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, Tome III, Le Monde morcelé, Seuil, 1990, pp. 417-418. - 262 - En même temps, cette judiciarisation de la prétention religieuse modifie notre manière de rendre compte des faits sociaux religieux. A un discours juridique d’apparence sociologique neutre s’ajoute un discours sociologique qui se pare des vertus de la neutralité juridique pour favoriser la contestation de l’ordre social. C’est le postulat sous-jacent à toute la démarche socio-historique développée par G. Noiriel. Il incombe alors au législateur de faire comme s’il y avait uniformité du fait social religieux et dégager une norme générale et abstraite, comme l’illustre la loi sur les signes religieux dans l’espace public, qui ignore délibérément la dimension politique de la revendication religieuse. La jurisprudence subsume, autant que faire se peut, les différences pour dépolitiser les ambivalences de l’expression de la question religieuse dans la société. La référence aux droits de l’homme pour exprimer l’identité religieuse matérialise ici l’une des techniques majeures du raisonnement juridique : la fiction. Peut-être sommes nous en effet en présence avec la conception de la religion propre à la Cour européenne de « décision où l'on qualifie les faits contrairement à la réalité pour obtenir le résultat souhaitable qui serait conforme à l'équité, à la justice ou à l'efficacité sociale » 514. Que l’on soit clair : le raisonnement juridique en matière de fiction porte généralement sur des techniques visant à simplifier les raisonnements comme en matière de preuve ou à faciliter la réalisation d’opérations. Par exemple, la notion de personne morale ou d’Etat donne corps à des entités de façon à rendre possible les mécanismes de représentation propre à l’expression de ces organes dont l’existence dépend de bouts de papiers. L’ordre juridique en cela est une fiction. Il revient alors au sociologue de mettre à jour, par exemple, les intérêts qui peuvent entretenir cette fiction515. A l’instar du terme dispositif réhabilité par Foucault pour rendre compte des processus de subjectivisation du pouvoir, le terme fiction a fait l’objet d’une étude récente, de prime abord consacrée à l’art mais d’une portée plus générale pour démontrer le rôle central de ce procédé pour rendre compte de la réalité sociale. Ainsi, l’auteur constate l’inefficacité des cours d’éducation civique pour modifier les comportements individuels à partir du moment où la transmission de ces règles de savoir-vivre dépend de l’environnement social et familial516. 514 C. Perelman, Ethique et Droit, Ed. de l'Université de Bruxelles, 1985, p. 593. 515 Cf la démarche de P. Bourdieu, Sur l’État, Cours au Collège de France, 1989-1992, Raisons d’agir/Le Seuil, 2012. Comp. dans une optique moins radicale, E. Durkheim, L’Etat, Publication posthume d’un cours datant de 1900-1905, ed. uqac. 516 J. M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Seuil 1999, p. 127. - 263 - La théorie de la fiction est la version philosophique du phénomène sociologique d’imitation conceptualisé par G. de Tarde. L’individu – Shaeffer désigne pour décrire le processus cognitif les enfants – « s'immergent mimétiquement dans des modèles exemplifiants : ces modèles, une fois assimilés sous forme d'unités d'imitation, de mimèmes, peuvent être réactivés à volonté ultérieurement »517 (c’est nous qui soulignons). Mettre l’accent sur les droits de l’homme en tant qu’homme religieux ou membre religieux renvoie donc l’enfant au modèle de ses parents, ce qui crée un obstacle à la transmission de « la morale laïque ». Même si les sondages expriment un recul de la religion, ce recul ne signifie en rien une perte d’influence de celle-ci sur les comportements. Suggérer qu’en plus la perception juridique de la religion devient également une fiction vise alors à considérer que la judiciarisation de questions politiques par leur formulation en termes de droits de l’homme oblige en permanence le juge, dans un premier temps, et le législateur dans un second temps, à étendre le mode de raisonnement fondé sur l’illusion. La démarche sociologique ici menée revient alors à essayer de dissiper l’illusion. La différence avec les travaux qui ont pu être menés sur l’Etat, c’est que nous catégorisons comme fiction non plus un mécanisme régulateur mais une notion supposée au fondement de l’ensemble des autres règles de droit. En cela, un ordre juridique sans fondement, ou un ordre dont le fondement est illusoire peut s’effondrer à tout moment car, sans cesse, devient légitime la dénonciation de l’arbitraire. Nous mesurons ainsi comment s’auto-entretient l’illusion sociale quant à la place de la religion dans la société : - le processus de diffusion des droits de l’homme repose sur les programmes scolaires ; il n’a jamais été démontré que la finalité première de l’enseignement, l’émancipation de la tutelle religieuse ; comme l’explique le philosophe J. Bouveresse dans le même sens, le renforcement de l’enseignement de la philosophie et la spécificité du cursus scolaire français n’empêchent pas que la France connaisse sur le plan politique l’expression d’opinions d’extrême-droite similaires à celle observée dans d’autres pays européens ; - le processus de diffusion des droits de l’homme est d’autant moins à même de modifier la place de la religion dans la société que les textes obligent l’enseignement à renforcer l’identité religieuse de l’individu. S’ensuivent les conséquences suivantes : 517 Op. cit., p. 120. - 264 - - la socialisation par le processus pédagogique repose sur un apprentissage du relativisme en raison de la généralisation de la démarche juridique comme démarche interprétative et explicative des phénomènes religieux ; - la recherche judiciaire de l’équilibre entre l’expression de la revendication religieuse et sa prise en compte par les autorités étatiques porte en elle des modifications d’ensemble des relations sociales, ce que la consécration des expressions minoritaires illustre parfaitement. Si nous prenons par exemple les débats sur le statut de la scientologie, une fois consacrée comme religion, il devient plus difficile pour l’Etat de démontrer d’éventuels abus de faiblesse réalisés par les représentants de ce mouvement. Cela l’oblige en contrepoint à renforcer une législation pénale beaucoup plus générale qui ne peut, formellement, se contenter de la désignation de mouvements sectaires518. Le droit pénal est d’ailleurs d’autant plus nécessaire qu’il devient l’arme juridique pour contrer la contestation violente de l’arbitraire. L’approche générale fondée sur la liberté religieuse modifie non seulement la perception de phénomènes marginaux mais également l’équilibre d’ensemble des droits et obligations des individus ; l’approche particulière centrée sur les religions dites « institutionnelles » en fonction du poids démographique des religions, a fortiori, est le révélateur de la reconfiguration d’ensemble des relations sociales contemporaines. SECTION 2 : APPROCHE PARTICULIERE : LE ROLE DES RELIGIONS EN FONCTION DE LEUR POIDS DEMOGRAPHIQUE DANS LA DISSEMINATION DES DROITS DE L’HOMME Essayer de définir le rôle des religions en fonction de leur poids démographique dans le processus de revendication de l’identité religieuse par le biais des droits de l’homme s’inscrit dans un cadre classique, celui de la morphologie religieuse comme dimension de la morphologie sociale. Il n’en soulève pas moins de nombreux problèmes méthodologiques (paragraphe 1). Après avoir exposé ce cadre, nous analyserons le poids socio- 518 L’état du droit positif trouve dans un texte de 2001 son expression la plus achevée en la matière - Loi no 2001-504 du 12 juin 2001 tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l'homme et aux libertés fondamentales, JORF n°135 du 13 juin 2001 p. 9337 commenté par J. Amar, La lutte contre les sectes, éditions Jurisclasseur Pénal, 2001. Nous pouvons rétrospectivement constater qu’à l’époque sur ce sujet, la réflexion sur la base de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ne constituait pas un préalable systématique à l’étude d’un phénomène juridique. L’accent était mis sur la dangerosité des mouvements plus que sur les droits de l’homme. - 265 - démographique de chacune des religions à partir de la représentation que s’en font les institutions, dans le droit fil des principes méthodologiques précédemment définis (paragraphe 2). PARAGRAPHE 1 : ENJEUX DES DISCUSSIONS RELATIVES À L’APPRÉHENSION DE LA MORPHOLOGIE RELIGIEUSE DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE Nous reprenons ici l’une des facettes de la recherche sociologique : la nécessité de tenir compte de la démographie des groupes religieux dans la définition des phénomènes sociologiques et plus largement de celle du fait social. Comme l’expliquait M. Halbwachs, « lorsqu'un groupe religieux augmente ou diminue, s'il présente des caractères démographiques qui le distinguent des autres, quant aux mariages, aux naissances, aux décès, son extension relative plus ou moins grande n'est pas sans entraîner des effets directs dans la population en général et dans sa structure » 519. Halbwachs approfondissait ainsi la notion de « substrat social » exposée par E. Durkheim dans « les règles de la méthode sociologique » : « sans doute, il peut y avoir intérêt à réserver le nom de morphologiques aux faits sociaux qui concernent le substrat social, mais à condition de, ne pas perdre de vue qu'ils sont de même nature que les autres. Notre définition comprendra donc tout le défini si nous disons : Est fait social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l'étendue d'une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations individuelles » 520. La religion fait ici figure de « contrainte extérieure » au même titre d’ailleurs que la règle de droit. Une fois ce postulat posé, la principale question de méthode porte sur l’identification du poids démographique de chacune des religions dans la société française. Le Conseil constitutionnel a censuré une disposition législative qui voulait introduire la possibilité de réaliser des statistiques ethniques521. La censure a été prononcée sur le fondement de l’article 1er de la Constitution et non sur les droits de l’homme. Elle illustre parfaitement la différence substantielle entre une approche juridique formelle et l’enjeu d’une recherche 519 M. Halbwachs, La morphologie religieuse, 1935, ed. uqac, p. 5. 520 E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1894, ed. uqac, p. 24. 521 Conseil Constitutionnel, Décision n° 2007-557 DC du 15 novembre 2007 : « Considérant que, si les traitements nécessaires à la conduite d'études sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la discrimination et de l'intégration peuvent porter sur des données objectives, ils ne sauraient, sans méconnaître le principe énoncé par l'article 1er de la Constitution, reposer sur l'origine ethnique ou la race ». - 266 - sociologique. Elle témoigne du hiatus sur lequel se situe le présent travail : quand bien même il est fait état de l’existence de communautés, il n’est juridiquement pas possible de consacrer formellement cette dimension sociologique sans mettre fin à la logique formelle qui structure l’ordre juridique dit républicain par opposition à un ordre juridique confessionnel ou communautariste. A titre d’illustration, et dans le prolongement des discussions sur les juifs dans la Révolution française, les débats récurrents sur l’éventuel caractère antisémite d’une agression n’ont juridiquement aucun sens : les juifs ne peuvent en tant que tels disposer d’un statut particulier qui permettrait de sanctionner spécifiquement l’antisémitisme : dire qu’un acte est antisémite procède d’un raisonnement sociologique qui n’a pratiquement aucun écho en droit positif522. Cette différence de logique marquée institutionnellement par les discussions juridiques qu’elle soulève influe sur la recherche en sciences sociales. Compte tenu en parallèle des défiances méthodologiques soulevées en sociologie à l’égard des recherches sur l’identité religieuse, il n’est peut-être pas surprenant que la question de la place des religions dans la société ait été abordée de manière plus directe par des démographes523, voire des géographes524. Nous soulignerons d’ailleurs que dès 1890, le sociologue G. Tarde dont nous avons déjà exposé l’importance conceptuelle dans l’optique d’une recherche fondée en partie sur la jurisprudence, dénonçait les recherches statistiques de son temps : « l'école positiviste n'a-t-elle fait jusqu'ici que glaner quelques aperçus épars dans le champ où un faisceau d'idées fécondes attend son moissonneur. Elle est muette ou dénigrante sur l'effet des croyances religieuses ; il serait pourtant bien peu vraisemblable que révélé statistiquement même, en fait de divorces, de séparations de corps ou de suicides, cet effet fût nul ou sans nulle manifestation statistique en fait de délits » 525. Un auteur contemporain a qualifié ce phénomène de « déni de cultures ». Nous trouvons cette dimension à travers les débats entre démographes qui renvoient à deux conceptions de la discipline : soit effectivement le démographe inscrit sa recherche dans l’optique morphologique et soulève la question des implications sociales des 522 J. Amar, A la recherche de l’acte antisémite, Controverses, n°10, 2009, p. 62-67. 523 M. Tribalat, J.-E. Kaltenbach, La République et l'Islam : Entre crainte et aveuglement, Gallimard, 2002. Nous soulignerons dans le même sens le rôle prépondérant que C. Caldwell attribue à la démographie. C. Caldwell, Une révolution sous nos yeux : comment l'islam va transformer la France et l'Europe, Ed. du Toucan, 2011. 524 C. Guilluy, Fractures françaises, Françoise Bourin, 2010. 525 G. Tarde, Philosophie pénale, 1890, ed. uqac, p. 60. - 267 - évolutions démographiques qu’il observe ; soit il affine la méthode de sa discipline pour renforcer la scientificité de son propos de façon à discréditer les recherches menées en fonction des origines ethniques ou religieuses526. En filigrane, à ces recherches et débats, nous ne manquerons pas de souligner la dimension structurante de la référence à la lutte contre les discriminations, c’est-à-dire le corollaire du poids croissant qu’a pris la référence aux droits de l’homme à l’époque contemporaine527. Autrement dit, nous commençons à voir émerger en France un phénomène bien connu du côté anglo-saxon : la référence à la norme et au débat juridique conditionne, explique, voire structure les débats en sciences sociales. A l’aune de ces débats, il est possible d’identifier différents outils statistiques pour mesurer le poids démographique des religions dans la société. Pour autant, ces outils même s’ils s’inscrivent de façon plus ou moins directe dans une problématique socio-juridique528 – la reconnaissance des droits de l’homme pris en tant qu’individu religieux et pour lequel doivent être affinées les mesures de lutte contre les discriminations -, ne posent qu’indirectement la question de la confrontation des règles religieuses à la norme émanant des autorités instituées. C’est pourquoi, nous mesurerons le poids respectif de chacune des religions dans la dissémination des droits de l’homme sur la base de documents institutionnels. PARAGRAPHE 2 : MÉTHODE RETENUE ET ANALYSE DU RÔLE DES DIFFÉRENTES RELIGIONS DANS LA DISSÉMINATION DES DROITS DE L’HOMME La référence aux documents institutionnels présente l’avantage de concilier démarche juridique et démarche sociologique. Par la référence à l’expression institutionnelle, nous maintenons la caractéristique de la logique juridique : la neutralité dans la description des religions conformément au principe constitutionnel d’égalité rappelé par le Conseil constitutionnel. La récurrence de la référence aux religions ou la classification formulée dans le cadre d’un travail institutionnel permet en outre d’estimer que la simple description 526 M. Tribalat, «L'impossible descendance étrangère» d'Hervé Le Bras, Population, 53e année,, n°3, 1998 pp. 655-656, article par lequel l’auteur essaie de clore une polémique très violente dont la revue Populations a été le vecteur toute l’année 1997. 527 Pour un exemple parfaitement révélateur, H. Le Bras, Quelles statistiques ethniques ?, L’Homme, 184, 2007, p. 7-24, spec. p. 7 : « Face aux discriminations, de nombreuses voix s’élèvent pour demander la collecte de statistiques ethniques ». 528 Cf la perspective adoptée par un économiste, Y. Cusset « La discrimination et les statistiques “ethniques” : éléments de débat », Informations sociales 4/2008, p. 108-116. - 268 - indifférenciée n’est plus suffisante pour expliquer les conflits contemporains. C’est donc encore et toujours un problème de causalité : quid de l’influence des normes dans l’identification du fait social ou de l’influence du fait social dans la création des normes. Certes, il est toujours possible d’objecter que la construction institutionnelle est ellemême une expression arbitraire émanant des élites qu’il convient de dénoncer. Reste que cette dénonciation s’effectue, comme nous l’avons montré, à travers le prisme des droits de l’homme, ce qui la place dans l’impossibilité de saisir que ces mêmes droits sont le vecteur de l’identité religieuse ou alors aboutit à justifier le relativisme religieux au nom des droits de l’homme. Il devient alors impossible de dénoncer la violence résultant de la contestation de l’ordre établi et de l’illusion précédemment constatée. Notre démarche causale fondée sur les textes se veut une tentative méthodologique pour sortir de cette contradiction. Car, et c’est la rupture contemporaine liée au cadre institutionnel des droits de l’homme et au principe de non-discrimination, nous savons que nous masquons un fait social religieux sous les apparats de la neutralité pour justifier des évolutions juridiques majeures. La rédaction de la loi sur l’expression religieuse dans l’espace public ou l’évolution de la jurisprudence en matière de financement des lieux de cultes sont deux illustrations majeures des contradictions inhérentes à une approche « unidimensionnelle », ou approche fondée sur les droits de l’homme : les évolutions s’effectuent sans que soient expressément mentionnées leurs causes sous-jacentes. C’est pourquoi, nous partirons du constat formulé par un rapport officiel sur le poids démographique respectif de chacune des religions (1) pour expliquer comment les individus, en fonction de leur religion contribuent à entretenir la référence aux droits de l’homme pour justifier leurs prétentions (2). 1) LE POIDS DÉMOGRAPHIQUE DES RELIGIONS DÉFINI PAR UN RAPPORT OFFICIEL SUR LE FINANCEMENT DES CULTES Le rapport rendu par la Commission de réflexion juridique sur « les relations des cultes avec les pouvoirs publics » ou rapport Machelon529, du nom du professeur de droit qui l’a présidé porte précisément sur l’éventuelle influence de la nouvelle morphologie religieuse de la France pour justifier une modification du droit positif. Pour cela, le rapport commence par un état de lieux des religions en France. Il témoigne d’une prise en compte institutionnelle de la diversité religieuse qui ne nous paraît pas avoir eu d’équivalent au niveau des pouvoirs publics. 529 J.-P. Machelon, Les relations des cultes avec les pouvoirs publics, La documentation française, 2006. - 269 - Ce rapport participe classiquement d’une conception de la causalité fondée sur l’importance des faits au regard des modifications de textes. Cela n’en contredit pas pour autant l’approche que nous avons retenue depuis le début de cette recherche, à savoir la prise en compte d’une causalité davantage fondée sur la détermination des faits sociaux par l’influence de la règle de droit sur les comportements : ce rapport n’aurait pas eu lieu d’être si ne s’était pas développée la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en faveur des droits de l’homme religieux530 ; ce rapport ignore tout le corpus de droit international issu de la Déclaration de 1948 et par là-même, les interactions et l’influence que ces textes peuvent exercer sur les individus. Enfin, se pose la question du financement des lieux de culte en raison de la discrimination « historique » que subirait l’islam par rapport au catholicisme : les chrétiens disposent de nombreuses églises, résultat de l’histoire de France ; les musulmans, faute de cet héritage, se retrouvent dans une position différente qu’ils contestent au nom du principe de non-discrimination. C’est toute l’ambiguïté du propos : le fait sociologique religieux est important mais peut-être doit-on en parallèle se poser la question suivante : si les textes n’avaient pas permis à l’individu religieux d’exprimer judiciairement ses prétentions, ce fait aurait-il entraîné la mutation sociale à laquelle nous assistons : une plus grande prise en compte de la religion dans un contexte sécularisé. La question est d’ailleurs implicitement soulevée dès le début du rapport. Il dresse avec beaucoup de précautions stylistiques en raison de l’absence de statistiques ethniques une estimation chiffrée du nombre de personnes susceptibles d’être rattachées à un mouvement religieux ou anti-religieux. La démarche est cohérente : s’il faut modifier les règles de financement, la démographie constitue le seul critère cohérent démocratique. Le rapport distingue alors (p. 10) : - le catholicisme : « En 2006, selon un sondage IFOP-La Croix, 65 % des Français se déclaraient catholiques, alors qu’ils étaient, au début des années soixante-dix, plus de 80 % à le faire et 90 % en 1905. Si les catholiques pratiquants réguliers sont de moins en moins nombreux, leur identité s’est affermie, grâce notamment aux « communautés nouvelles » et aux mouvements charismatiques ». En d’autres termes, le recul de la religion dominante ne signifie pas que cette religion perde de son influence dans la société ; - L’agnosticisme progresse. Le nombre des personnes ne s’identifiant à aucune religion (plus de 25 % des Français) augmente, en particulier chez les jeunes. Toutefois, se dire « 530 Op. prec., p. 42 : « Il convient de signaler toutefois qu’une interprétation trop rigide de l’article de la loi de 1905 pourrait entraîner des difficultés du côté de la Cour européenne des droits de l’homme, en ce qui concerne le principe de non-discrimination en fonction des convictions ». - 270 - sans religion » ne signifie pas nécessairement que l’on se sente athée ou que l’on se désintéresse des questions dites « spirituelles ». Par ailleurs, cette tendance n’empêche pas la progression parallèle de formes de sacralité diffuses ou sectaires. - l’islam est, pour sa part, qualifié de « deuxième religion de France »531 ; Viennent ensuite : - le protestantisme, les chrétiens historiques, le judaïsme, le bouddhisme et les mouvements religieux atypiques. Nous ferons ici deux remarques générales : - à partir des estimations chiffrées des religions, catholicisme mis à part, les mouvements religieux ne concerneraient approximativement que 8 millions de personnes, ce qui est loin de représenter une majorité de personnes tant au regard de l’ensemble de la population française que du corps électoral. Il faut donc se rendre à l’évidence : le renouveau religieux, quand bien même il prendrait des formes nouvelles constitue une rupture avec la morphologie religieuse antérieure en raison de la possibilité reconnue aux individus d’exprimer publiquement leur identité, ce qui oblige les pouvoirs publics à envisager une modification de législation ; - le rapport confirme par sa présentation le nouveau cadre dans lequel s’inscrit l’expression de l’identité religieuse sur la base des droits de l’homme : il distingue entre religion majoritaire et religions minoritaires et montre bien en cela la facette polémogène du contentieux en termes de droits de l’homme : la contestation des manifestations de la religion majoritaire dans la vie quotidienne et des règles qui en sont historiquement l’émanation par les religions démographiquement minoritaires. Ce cadre établi, il est à présent possible d’apprécier le rôle de chacune des religions identifiées dans le processus de dissémination des droits de l’homme. 2) APPRÉCIATION DU RÔLE RESPECTIF DE CHACUNE DES RELIGIONS DANS LE PROCESSUS DE DISSÉMINATION DES DROITS DE L’HOMME La distinction entre religion majoritaire et religion minoritaire s’impose à présent non seulement en tant que constat quantifié du nombre de fidèles mais aussi en raison de la 531 Certains auteurs comme A. Besançon y voient plutôt la première religion de France : ils pondèrent la donnée démogaphique quantitative avec la donnée qualitative du pourcentage de croyants au sein de chaque religion. - 271 - prégnance contemporaine du principe de non-discrimination. En effet, le principe de nondiscrimination est le mode régulateur d’appréhension des différences de situation et de contestation de la légitimité des distinctions établies ; il contribue donc à favoriser le relativisme religieux non plus uniquement pour les mouvements perçus comme extrémistes mais aussi entre les religions établies bénéficiant d’une forte assise démographique. En cela, la distinction entre religion majoritaire et religion minoritaire permet d’identifier les religions qui portent en elles une forte logique contentieuse et par là-même trouvent dans les droits de l’homme un mode d’expression favorable à leurs revendications. Cette distinction nous paraît également présenter un caractère cardinal d’un point de vue méthodologique. La recherche de neutralité dans l’emploi de la terminologie juridique et l’absence de définition du terme religion rendent difficiles une démarche de quantification similaire à celle menée pour identifier cette dimension du fait social religieux. En outre, cette démarche est malaisée à mener dans le cas présent en raison de la mention de l’agnosticisme au titre des courants religieux représentés en France – l’agnosticisme ne revendique pas d’église et recouvre une réalité non uniforme, ce qui rend difficile de quantifier un contentieux et de le rattacher globalement à ce courant. Nous sommes donc obligés de partir du constat démographique précédemment cité pour définir le rôle des religions dans la dissémination contemporaine des droits de l’homme. Si changement il y a, il procède du cadre juridique, en raison de l’influence des textes sur les comportements, conformément à l’angle de recherche retenu, et du fait d’un changement démographique de la morphologie religieuse. Compte tenu cependant de l’antériorité des textes invoqués, Déclaration universelle de 1948 avec son prolongement régional, la Convention européenne de 1950, ce mouvement de contestation de la religion majoritaire par les religions démographiquement minoritaires n’a peut-être pu se développer que parce qu’il a trouvé un terreau favorable à sa croissance. C’est ce que nous montrerons en distinguant l’influence de l’agnosticisme (a), du catholicisme (b), de l’islam (c), des autres religions (d) et du judaïsme (e) dans le processus de référence aux droits de l’homme. Préalablement, nous rappellerons que la globalisation en fonction de la croyance religieuse est une conséquence tant de la perception institutionnelle que de l’émergence d’un droit des minorités. Il est cependant bien évident, sans que nous ayons à le rappeler à toutes les étapes, que les comportements individuels peuvent différer de celui exprimé lors d’un contentieux. Paradoxe suprême de la référence aux droits de l’homme à notre époque : un pratiquant se prévaut des droits de l’homme devant les tribunaux, ce qui conduit à opposer la religion à laquelle il appartient indépendamment des nuances et des courants qui peuvent s’exprimer en son sein. a) L’influence de l’agnosticisme - 272 - Assimiler indirectement l’agnosticisme à un culte découle de la neutralité de principe posé tant par la règle de laïcité que par la jurisprudence rendue sur le fondement de l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Le poids reconnu à l’agnosticisme, mentionné en deuxième position dans le rapport Machelon, permet d’expliquer qu’au titre des droits de l’homme soient à présent soutenus le principe du mariage homosexuel ou l’euthanasie. Dans un cas comme dans l’autre, nous sommes en présence de réglementation émanant des conceptions religieuses de la famille et de la vie. Faute d’adhérer à ces conceptions, il est logique que les personnes estimant ne plus être liées comme avant à une Eglise soient favorables à ce que ces réglementations soient modifiées532. « Ainsi la normativité ambiante, consacrée au niveau d’une raison publique libérale, constitutivement agnostique, impose-t-elle une « tolérance répressive » à l’égard de pratiques renvoyant une image de l’humanité, que d’aucuns ressentent comme dégradante, presque insupportable. Il s’agit surtout de gestes ou d’actions touchant directement au rapport de la personne à elle-même. Mais il peut même s’agir d’activités impliquant un rapport aux animaux, rapports pourtant légaux, mais estimés barbares ou inutilement cruels, ou attentatoires à une harmonie naturelle » 533. L’agnosticisme oppose à l’homme religieux des droits de l’homme la seule figure de l’homme qui souffre, contribuant par là-même à dévaloriser d’autant la règle en posant pour corollaire la reconnaissance des droits de l’animal. Ce cadre général contribue à modifier l’influence du catholicisme dans la société française en dépit de son poids démographique. b) L’influence du catholicisme Historiquement, nombre de réglementations aujourd’hui contestées sont la résultante du poids que le catholicisme a exercé sur la société française. Cette inspiration religieuse de nombreuses réglementations permet d’expliquer pourquoi, sauf exceptions, les catholiques pratiquants n’ont aucun intérêt à contester la norme 532 Cf M. Barthélemy, G. Michelat, Dimensions de la laïcité dans la France d'aujourd'hui, Revue française de science politique, n°57, 2007, p. 649-698, spéc. 690 : « La plus forte adhésion à la laïcité considérée sous ses deux facettes, à la fois républicaine et séparatiste, demeure une affaire d’irréligion et d’athéisme, voire d’hostilité à la religion ». 533 J.-M. Ferry, Expérience religieuse et raison publique, Revue d'éthique et de théologie morale, n°252, 2008, p. 29-68, spec. p. 38. - 273 - dominante puisqu’elle est bien souvent le reflet de leur conception du monde. Comme l’écrit un auteur à propos des différences de traitement médiatique dont font l’objet les religions, « on se moque plus facilement de ceux qui ont été en position de force pendant longtemps, plutôt que des minorités qui en leur temps ont souffert parfois durement »534. L’intérêt à agir propre à la procédure se confond ici avec l’intérêt pratique. A la limite, les catholiques ne sauraient même se plaindre de faire l’objet de discriminations535. Il est vrai qu’en tant que majoritaires, les catholiques ne peuvent bénéficier du basculement progressif des droits de l’homme vers les droits de l’homme membre d’une minorité. Ce basculement se traduit par un conflit entre les deux conceptions précédemment identifiées des droits de l’homme : celle de 1789 et celle de 1948 : les droits de l’homme de 1789 dont on a pu souligner leur adéquation avec le christianisme en raison de l’homogénéité religieuse de la population lors de leur promulgation deviennent le nouveau fondement de la réglementation contemporaine de l’espace public ou du mariage ; il est peu probable que les Révolutionnaires de 1789 aient un jour pensé que ces textes joueraient un tel rôle, déjà qu’ils avaient du mal à envisager une traduction juridique contentieuse du texte de 1789. Les droits de l’homme version 1789 permettent ainsi de « défendre la société », pour reprendre une expression de M. Foucault contre l’infiltration des valeurs étrangères qui prennent aujourd’hui le nom d’universalisme et sur le fondement desquels la France est systématiquement l’objet de critiques sur le principe du fondement de nondiscrimination536. 534 P. de Charentenay « Médias », Études n°414, 2011, p. 538-539, spéc. p. 539. 535 La discussion sur l’éventuelle discrimination à l’égard des catholiques pratiquants est semblable à celle menée à propos de l’existence d’un « racisme anti-blanc ». Cf M. Kokoreff « La banalisation raciale. À propos du racisme « anti-blancs » », Mouvements, n° 41, 2005, p. 127-135. 536 Nous détournons ici la perspective de M. Foucault sur la base du conflit de normes résultant des points de vue distincts adoptés par la Déclaration de 1789 et celle de 1948 : M. Foucault, Il faut défendre la société, in Dits et Ecrits, T. III, Gallimard, 1994, texte n°187 : « Le sujet qui parle dans ce discours ne peut occuper la position du juriste ou du philosophe, c'est-à-dire la position du sujet universel. Dans cette lutte générale dont il parle, il est forcément d'un côté ou de l'autre; il est dans la bataille, il a des adversaires, il se bat pour une victoire. Sans doute, il cherche à faire valoir le droit; mais c'est de son droit qu'il s'agit -droit singulier marqué par un rapport de conquête, de domination ou d'ancienneté: droits de la race, droits des invasions triomphantes ou des occupations millénaires. Et s'il parle aussi de la vérité, c'est de cette vérité perspective et stratégique qui lui permet de remporter la victoire. On a donc là un discours politique et historique qui prétend à la vérité et au droit,mais en s'excluant lui-même et explicitement de l'universalité juridicophilosophique ». - 274 - Les exceptions du côté catholique concernent les mouvements minoritaires ou scissionnistes comme ceux désignés par le terme d’intégristes. Par définition, ils bénéficient pleinement du mouvement de relativisme religieux qu’invoquent les églises jusqu’à maintenant considérées comme suspectes. Qui plus est, ils incarnent la persistance des luttes au sein de la société française de la contestation historique des mesures étatiques par l’Eglise. On comprend dans ce contexte que la mise sur le même pied de toutes les Eglises au sein du catholicisme par le droit positif mais surtout la possibilité pour ceux qui étaient en marge d’exprimer publiquement au nom des droits de l’homme leur identité favorise les tendances unitaires au sein de l’Eglise catholique. La radicalisation de l’Eglise catholique, ou pour reprendre la terminologie consacrée, le renouveau conservateur voire charismatique, est le moyen dont dispose celle-ci de renoncer en apparence à sa position de majoritaire pour adopter une posture de minoritaires et bénéficier des mêmes droits que les autres religions dont le poids démographique est moindre. Dans la dynamique religion majoritaire-religion minoritaire, une place à part doit être réservée à l’islam. c) L’influence de l’islam L’islam est démographiquement la deuxième religion en France. Ce constat se double d’une progression tant qualitative que quantitative537. Cette religion bénéficie d’un triple point de vue de sa position de minoritaire : il y a bien évidemment la dimension démographique ; il y a ensuite les phénomènes migratoires et la rédaction favorable des textes internationaux à la protection de la religion des migrants contre les démarches de l’Etat d’accueil ; il y a enfin le fait que ce statut de minoritaire qui, dans la logique des textes, favorise les discriminations se double de celui « d’indigènes de la République » dont nombre des adeptes de cette religion peuvent se prévaloir538 . Si nous ajoutons dans le même mouvement les discours et textes sur le passé esclavagiste de la France, nous disposons d’une population mieux éduquées que la génération précédente à même de se poser en victimes permanentes de la société française et donc de la religion majoritaire539, ce que confirment parfaitement les enquêtes statistiques540. 537 Cf M. Tribalat, Le nombre de musulmans en France : qu’en sait-on ?, in Y. C. Zarka (dir.), L’ islam en France (Cités hors série, mars 2004) 538 Cf O. Pétré-Grenouilleau, Les identités traumatiques, Le Débat, n° 136, 2005, p. 93-107 qui évoque « l’intrusion d’arguments islamistes » dans le Manifeste des indigènes de la République mais ne les cite pas. 539 Id. - 275 - Plusieurs facteurs permettent en outre de voir dans l’islam une religion parfaitement en phase avec la logique instillée par la Déclaration universelle de 1948. Premièrement, de nombreux pays musulmans disposent d’un droit de la nationalité qui accorde une place prépondérante à la religion : l’islam facilite ainsi le basculement d’une approche nationale à un critère religieux pour identifier l’individu semblable à celui déjà présent dans les textes précédemment étudiés541. C’est pourquoi, lors du débat durant la campagne pour l’élection du président en 2012 relatif à la remise en cause du principe de double nationalité, les parlementaires visaient, implicitement et uniquement les personnes relevant de ces pays542. Deuxièmement, l’islam présente un corpus cohérent de principes qui ne sont pas compatibles avec les réglementations d’inspiration catholique à l’instar de celles sur le calendrier, la nourriture ou les vêtements. Les musulmans pratiquants disposent donc d’un intérêt à agir et peuvent estimer que ces textes favorisent les discriminations à leur encontre. Troisièmement, les débats internationaux au sein des Nations Unies sur l’islamophobie émanent principalement d’initiatives de l’Organisation de la Communauté islamique dont l’argumentation repose sur les principes de 1948 pour contester ceux de 1789. Il y a ici une interaction permanente entre les normes et les individus que la diffusion médiatique auto-entretient. En même temps, le décalage entre les processus cognitifs propres à l’enseignement scolaire et ceux résultant de l’influence du milieu familial n’en est que plus grand : les changements de diffusion des modes d’information et la réception satellitaire contribuent grandement à accroître l’incompréhension. Quatrièmement, la logique universelle de l’islam liée à sa dimension prosélyte permet également à cette religion de se fondre dans la dynamique de ce qu’il est convenu la mondialisation et de lui proposer un modèle complet de substitution comme en témoigne le développement de la 540 C. Beauchemin, C. Hamel, M. Lesné, P. Simon, Les discriminations : une question de minorités visibles, Populations et sociétés, n°466, 2010, p. 2 « Dans presque tous les groupes fortement affectés par les discriminations, les fils et filles d’immigrés rapportent plus de discriminations que les immigrés eux-mêmes. L’écart est particulièrement fort pour les fils ou filles d’immigrés algériens, turcs, et originaires d’Asie du Sud-Est. Nés et socialisés en France, ils ont sans doute plus souvent tendance à interpréter en termes de discriminations des traitements défavorables, auxquels les immigrés se montrent plus résignés du fait de leur statut et de leur histoire ». 541 Cf pour une illustration, Séverine Labat, Les binationaux franco-algériens : un nouveau rapport entre nationalité et territorialité, Critique internationale, n° 56, 2012, p. 77-94. 542 Cf la critique des positions adoptées durant ce débat par H. Fulchiron, Dalloz, 2011 p. 1915, La nationalité française entre identité et appartenance, (réflexions sur la loi n° 2011-672 du 16 juin 2011 relative à l'immigration, à l'intégration et à la nationalité) - 276 - finance islamique. Formellement, la conciliation entre droits universels et religion est matérialisée par la Charte arabe des droits de l’homme. Autrement dit, indépendamment de toute considération sur la nature belliqueuse de l’islam dont on trouve des traces en sociologie dès l’émergence de cette discipline dans les travaux de G. Le Bon543, l’islam présente les particularités adéquates pour se développer et s’étendre en Europe. Le conflit prend toutefois une nature particulière en France compte tenu du principe de laïcité. Il connaît des variantes similaires dans les autres pays européens au regard de la distinction religion majoritaire-religion minoritaire. Sa dimension globalisante pourrait alors correspondre à la réalisation d’un projet idéologique dont les fondements se trouveraient dans les écrits de dignitaires religieux impliqués dans des mouvements politiques. Nous ne sommes pas en mesure, dans le cadre du présent travail d’apprécier la pertinence de cette vision d’ensemble. Ce qui est sûr, c’est que nous assistons à une mutation d’ensemble des relations sociales sur la base d’arguments typiquement ancrés dans le droit occidental résultant de l’après-seconde guerre mondiale544. Pour autant, si la réalisation de ce projet idéologique se manifeste par différentes actions politiques, il n’est pas certain que les individus qui ont été amenés à s’expliquer devant les tribunaux avaient une claire conscience des buts qu’ils défendaient hormis leur intérêt personnel. La dimension idéologique de l’approche contentieuse ne s’est donc, à notre avis, formalisée qu’une fois certaines décisions judiciaires favorables rendues. Elle procède de la médiatisation des affaires dans lesquelles sont contestées les normes inspirées de la religion majoritaire. Cette médiatisation est d’autant plus forte qu’elle porte finalement sur des manifestations de l’homogénéité culturelle antérieure de la population française. Si idéologie il y a, avec toutes les nuances et précautions stylistiques que nécessite le recours à ce terme545, elle s’inscrit pleinement dans le phénomène de propagation propre à la jurisprudence européenne dans un contexte de circulation généralisée de l’information. Comparativement, les autres religions, mêmes minoritaires, jouent un rôle moindre. Nous réserverons toutefois un traitement à part au judaïsme. d) L’influence des autres religions 543 G. Le Bon, La civilisation des arabes, 1884, ed. uqac. 544 Cf C. Caldwell, op. cit. 545 Cf P. Veyne, « L’idéologie existe-t-elle ? » op. cit. p. 195-215. - 277 - Au titre des autres religions, sont identifiés le protestantisme, les chrétiens orthodoxes le protestantisme, les chrétiens historiques, le judaïsme, le bouddhisme et les mouvements religieux atypiques. Hormis le judaïsme, sur lequel nous reviendrons, les tenants des autres courants ne paraissent pas se distinguer particulièrement dans l’invocation des droits de l’homme pour revendiquer leur identité religieuse. Il est vrai que les protestants, comme les chrétiens historiques, - coptes, maronites, orthodoxes -, même s’ils sont démographiquement minoritaires peuvent, en dépit des différences qui structurent leur mouvement, être grossièrement assimilés à des catholiques sur le plan des valeurs dominantes et des réglementations qui en découlent. Pour les bouddhistes, il est difficile de considérer que ce corps de pensée puisse justifier une contestation de la norme étatique. Les bouddhistes ne sont pas hors-droit mais a-droit, ce qui n’exclut cependant pas qu’ils soient concernés par les règles à partir du moment où ils créent des institutions pour collecter des sommes d’argent. Selon le rapport Machelon, la majorité des pratiquants de cette religion serait d’origine étrangère. A la différence toutefois de l’islam, tant la faiblesse démographique que la nature des rites permettent d’estimer que cette religion est absente du processus de dissémination de l’identité religieuse par le biais des droits de l’homme. Quant aux mouvements religieux atypiques, comme les Témoins de Jehovah, nous avons déjà montré que les personnes se réclamant de ce mouvement ont pleinement eu recours aux dispositions de la Cour européenne des droits de l’homme afin d’obtenir une reconnaissance institutionnelle. Il n’y a pas eu, en revanche, la question de l’objection de conscience mise à part, de contestation profonde de l’ordre établi au nom de la religion. Les liens spirituels que ce courant entretient avec le catholicisme permet de le ranger lui aussi du côté des tenants de la religion majoritaire. Dans cette perspective, l’émergence de l’islam dans la sphère publique atteste tout à la fois de la modification de la morphologie religieuse de la France et de la particularité de cette religion si on la compare aux différents courants qui, bouddhisme mis à part, d’une manière ou d’une autre, se rattachent au christianisme. Le judaïsme n’en constitue pas moins un cas de figure distinct dans le panorama dressé. e) L’influence du judaïsme Voici le constat dressé par le rapport Machelon sur le judaïsme et la manière dont il est distingué des autres religions : « Le judaïsme a traversé une indéniable période d’expansion. Il compte environ 600 000 personnes qui sont, pour une notable majorité, d’origine séfarade à la suite de l’arrivée en métropole des juifs d’Afrique du Nord dans les - 278 - années soixante. Un fort mouvement de renouveau de l’identité, des études et de la pratique marque le judaïsme français » 546. Même s’il est minoritaire, le judaïsme n’est cependant pas réductible aux autres courants religieux et souffre d’une assimilation contestable à l’islam. Il reste aujourd’hui comme en 1789 ou en 1948 le révélateur des tensions contemporaines. Par rapport aux autres courants plus ou moins d’inspiration chrétienne et en accord avec la religion majoritaire, la pratique juive renvoie à des règles qui, au contraire, vont à l’encontre des normes dominantes. Il en va du calendrier, des problèmes de nourriture et d’abattage rituel, du rite de la circoncision ou, dans une certaine mesure également de l’habillement. Il peut donc y avoir logiquement une contestation de la norme étatique sur le fondement des droits de l’homme pour faciliter l’expression de l’identité juive. D’ailleurs, l’antériorité historique de la présence juive sur le territoire français permet d’expliquer pourquoi certaines questions récurrentes comme celles relatives au conflit entre les dates d’examen universitaires et les fêtes religieuses ou le respect du chabbat ont d’abord été posées par des juifs pour être ensuite reformulées par des musulmans. L’identité de problèmes que rencontre le pratiquant juif avec le pratiquant musulman ne doit cependant pas conduire à mettre systématiquement les deux religions sur le même plan. Première différence de nature et non de degré, les données historiques et démographiques ne sont pas les mêmes. La présence du judaïsme sur le sol français n’a pas pour origine la déconnexion entre territoire et nationalité propre au phénomène migratoire : soit les juifs étaient français parce que présents sur le sol français depuis des siècles, comme en témoignent les débats que suscite leur statut durant la Révolution française ; soit les juifs étaient massivement français parce qu’ils ont été naturalisés dès l’époque de la colonisation lorsqu’ils sont arrivés sur le sol français. En dépit de leur situation de minorité, cette antériorité ne les a pas conduits à cumuler les arguments et les positions leur permettant d’estimer être victime en permanence d’un processus de discrimination. Schématiquement, les juifs s’inscrivent dans une logique d’égalité à laquelle ils sollicitent des aménagements ; les musulmans procèdent davantage d’une logique de discrimination afin de provoquer des changements de réglementation. Car, deuxième différence, l’identification entre religion et nationalité, si elle est présente à travers le principe de la loi du retour définie par l’Etat d’Israël, reste circonscrite à une zone géographique bien précise distincte en cela de l’oumma musulmane. Faute de dimension prosélyte, faute de projet universel, le judaïsme, à la différence de l’islam, ne 546 Rapport préc. p. 10. - 279 - présente pas les caractéristiques d’une religion aujourd’hui conforme au cadre juridique de la Déclaration universelle. L’évolution de la conception des droits de l’homme depuis 1948 peut se résumer de la façon suivante : nous sommes passés d’une conception de la Déclaration universelle qui avait pour arrière-fond le juif errant comme homme universel à une conception qui, progressivement, semble aujourd’hui adopter pour modèle le musulman déterritorialisé en raison des phénomènes migratoires. Enfin, troisième différence là encore de nature et non de degré, les musulmans peuvent se référer à la Charte arabe des droits de l’homme pour à la fois démontrer qu’ils respectent les droits de l’homme et fonder leur hostilité au sionisme. Or, quand bien même le lien entre religion et nationalité serait géographiquement circonscrit, il n’en existe pas moins. Mettre sur le même plan musulmans et juifs revient d’un côté à valoriser les droits de l’homme, de l’autre, à justifier au nom même des droits de l’homme une opposition de principe aux valeurs de l’autre. Il y a ici une contradiction entre les textes qui oblige à nuancer l’idée selon laquelle l’Etat français maintiendrait encore et toujours un espace public laïcisé547. Paradoxalement, le discours politique cherche en permanence le référent juif pour justifier les prétentions musulmanes548. Comme s’il existait un modèle institutionnel juif dont les musulmans pourraient s’inspirer pour réaliser leurs aspirations. Nous serions en somme en présence d’une manifestation de la loi de l’imitation définie par G. Tarde. Le phénomène est cependant loin d’être unilatéral : les juifs qui aujourd’hui se prétendent victimes de discrimination s’inspirent des résultats obtenus par les musulmans dans la revendication de leurs prétentions dans le droit fil des lois de l’imitation mises à jour par G. Tarde. A travers les figures des juifs et musulmans, nous pouvons lire l’expression des deux courants qui traversent les déclarations des droits de l’homme. Nous serions en présence d’un « duel logique social », toujours pour reprendre Tarde, c’est-à-dire « dans chacun de ces combats pris à part, dans chacun de ces faits élémentaires de la vie sociale édités à innombrables exemplaires, les jugements ou les desseins en présence sont toujours au nombre de deux » 549. Dans le cas présent, il y a la religion majoritaire et les religions minoritaires tandis qu’au sein des religions minoritaires, il y a celles pouvant se rattacher au christianisme et les autres et, au sein des autres, celle qui a intérêt à supplanter l’autre pour 547 Cf les différentes contributions dans le numéro de la Revue française de sociologie n°523, 2011. 548 Sur l’analyse du discours politique et l’assimilation malsaine des immigrés aux juifs, cf S. Trigano, La démission de la République : Juifs et Musulmans en France, Puf, 2003. 549 G. Tarde, Les lois de l’imitation, 1895, ed. uqac, 1895, p. 115. - 280 - affirmer son statut de minoritaire distinct. Les poussées de violence entre les tenants de ces deux religions sont la conséquence du duel dont Tarde définit trois voies de dénouement : - « la suppression de l'un des deux adversaires (…) par le simple prolongement naturel des progrès de l'autre, sans secours extérieur ni interne (…) » ; c’est la solution qui a été adoptée à l’époque où le judaïsme correspondait à la seule religion véritablement distincte du catholicisme sur le territoire français. - « si le besoin de lever cette contradiction est senti avec une énergie suffisante, on prend les armes, et la victoire a pour effet de supprimer violemment l'un des deux duellistes ( ...) ». C’est l’hypothèse de la guerre civile en raison cette fois du choc entre une religion majoritaire et une religion minoritaire qui chercherait à imposer ses normes. - « on voit très souvent les antagonistes réconciliés, ou l'un d'eux politiquement et volontairement expulsé par l'intervention d'une découverte ou d'une invention nouvelle » 550 - on reconnaîtra ici la perspective offerte aux juifs de France de quitter le territoire national pour aller s’installer en Israël et l’échec même du projet initial de 1948 de couper les juifs d’Israël. Bref, même si bien évidemment les juifs sont en droit de se référer aux droits de l’homme pour fonder leurs revendications religieuses, ce type d’argumentation reflète la difficile conciliation entre droits de l’homme et judaïsme ainsi que les tensions présentes dans les relations entre religions minoritaires. Vouloir « sanctuariser le territoire français » ou plus modestement « les établissements scolaires » 551 relève alors du vœu pieux qui, dans un monde où la règle de droit est déterritorialisée, chercherait à détacher le territoire de toute influence juridique étrangère. Dans tous les cas de figure, quelle que soit la religion en cause et plus particulièrement encore pour les musulmans ou les juifs, la logique des droits de l’homme entretient la dynamique individualiste. Les institutions en la matière ne peuvent plus en aucune manière être représentatives à partir du moment où le contentieux procède d’une logique individuelle – c’est à présent aux institutions religieuses de prendre position sur des questions qu’elles n’ont pas forcément souhaité aborder avec les pouvoirs publics dans un contexte qui leur échappe complètement. L’expression de la logique propre à 1948 par opposition à celle de 1789 rend alors obsolète les tentatives institutionnelles étatiques de créer un islam de France sur le modèle des institutions juives. 550 Idem p. 122. 551 Expression du président N. Sarkozy dans une allocution en date du 28 mai 2009. - 281 - En résumé, afin d’approfondir notre compréhension du phénomène social étudié, la référence aux droits de l’homme pour exprimer son identité religieuse, nous avons essayé de préciser le rôle de chacune des religions dans ce processus de dissémination. Pour cela, nous avons montré le décalage substantiel entre l’approche juridique et celle sociologique de la religion : l’approche juridique refuse finalement de distinguer et range sous cette dénomination tout un ensemble de pratiques au point de favoriser un véritable relativisme en la matière. Ce relativisme se traduit concrètement par une première modification des relations sociales : les mouvements minoritaires auparavant suspects en raison de leur supposée dangerosité comme la scientologie ou les Témoins de Jehovah deviennent des éléments intégrés dans le paysage social. Ce relativisme influe également sur la perception des religions davantage institutionnelles en raison de leur histoire. Compte tenu de la typologie esquissée pour rendre compte des modes de contestation de la norme étatique par les requérants religieux dans la première partie, compte tenu également du lien établi entre droits de l’homme et religion civile précédemment exposé, nous avons estimé que, par delà la neutralité juridique apparente, il était légitime de distinguer entre une religion majoritaire et une religion minoritaire. Tout dépend de la démographie, facteur déterminant de la morphologie religieuse qui devient un élément d’appréciation central des institutions en raison des implications politiques résultant des fluctuations de population. Cette distinction entre religion majoritaire et religions minoritaires nous a permis de fournir un cadre explicatif à l’implication de chacune des religions dans les procédures contentieuses contemporaines. Il en ressort que le catholicisme souffre en quelque sorte de son statut de majoritaire au point de ne pas disposer de véritable intérêt à agir pour contester les réglementations en vigueur. Pour les religions minoritaires, en revanche, la dimension contentieuse devient un prolongement de la pratique surtout quand celle-ci va à l’encontre d’une norme établie. Nous avons alors plus particulièrement distingué l’islam et le judaïsme compte tenu de la spécificité des pratiques propres à ces religions. En dépit de la comparaison constante dont font l’objet les pratiquants de ces deux religions, nous avons dégagé des différences substantielles quant aux logiques qui structurent ces deux religions : si le judaïsme essaie de s’inscrire dans la continuité de 1789, l’islam se situerait davantage dans la logique de non-discrimination instillée par la Déclaration de 1948. Nous aboutissons à une réalité sociale pour le moins éclatée, voire conflictuelle, en raison d’une part d’une forte critique des normes témoignant d’une inspiration religieuse comme celles sur le mariage ou l’interdiction de l’euthanasie et d’autre part d’une constante affirmation des minoritaires de modifier le paysage juridique selon leurs propres critères. Parti méthodologiquement du constat de G. Tarde sur les lois de l’imitation sur la base du - 282 - processus de diffusion des jurisprudences, nous avons retrouvé ici la logique duel social que secrète la logique même de l’imitation. L’expression de la question religieuse en termes juridiques n’est rien d’autre qu’une tentative de dés-historiciser les réglementations en vigueur issue de l’influence directe ou indirecte de la religion majoritaire afin de substituer un autre ordre des choses inspiré cette fois des pratiques minoritaires. Elle porte en elle une forme de violence qui témoigne de l’illusion du processus de judiciarisation de la question religieuse et de la négation de sa dimension politique. - 283 - CONCLUSION DE LA DEUXIÈME PARTIE La présente partie avait pour objet d’analyser le fait social précédemment identifié : d’une part, l’émergence des droits de l’homme comme norme systématique de référence sur le plan contentieux ; d’autre part, la coïncidence entre cette modification du cadre juridique et l’expression de l’identité religieuse en termes de droits de l’homme. En l’occurrence, la grande rupture contemporaine se situe dans le passage de la référence aux droits de l’homme, du discours politique et philosophique à une pratique contentieuse quotidienne. Pour expliquer cette rupture, nous avons prolongé la démarche méthodologique exposée : s’interroger sur l’évolution des sens des mots indépendamment de leur identité ; réfléchir sur le rôle des institutions dans les mutations sociologiques. Pour cela, nous avons systématisé la rupture conceptuelle que représente la Déclaration de 1948 dont la Convention européenne de 1950 est le prolongement direct avec la Déclaration de 1789 à partir d’une mise en perspective historique de ces textes en prenant pour fil conducteur la situation des juifs en raison de la référence constante à cette catégorie de personnes soit pour critiquer, soit pour justifier la logique des textes précités. La mise en perspective historique de la Déclaration de 1789 nous a permis de montrer deux facettes institutionnelles importantes : - le lien entre droits de l’homme et religion procède de la conception à l’époque de la notion de religion civile. Celle-ci n’est pas le reflet fonctionnel des croyances d’une société mais la condition d’homogénéité culturelle de réalisation des droits de l’homme ; - l’une des différences entre le contexte américain et le contexte français se situe précisément, comme l’avait remarqué Tocqueville, dans le rôle et la place que chacun des pays a décidé d’accorder aux tribunaux dans la vie quotidienne. Nous avons ainsi un critère institutionnel pour rendre compte des différences de traitement des situations et, notamment l’absence de référence aux droits de l’homme en France dans le contentieux avant au minimum les années 1960. Comparativement, la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 utilise un langage commun pour soutenir une logique radicalement différente : l’individu peut également être un individu religieux ; la nationalité n’a plus vocation à être liée à la citoyenneté. Ce texte marque le passage d’une conception politique de la question religieuse à une conception juridique. - 284 - Cette évolution constitue à notre avis une véritable rupture : le principe d’égalité se dédouble en principe de non-discrimination tandis que la formulation juridique des questions politiques fait émerger une conception nouvelle de la religion civile comme religion majoritaire en recherche d’équilibre avec les autres religions minoritaires. Conformément au choix méthodologique retenu à partir des recherches de E. Durkheim dans « De la division du travail », nous avons établi une corrélation entre l’augmentation de la référence aux droits de l’homme par le prisme contentieux, l’invocation permanente du principe de non-discrimination et l’accroissement du droit pénal dans notre société contemporaine. Nous serions donc en présence d’une mutation profonde distincte en cela d’une simple réaction sécuritaire. Dans ce cadre, compte tenu non seulement de la radicale nouveauté introduite par la Déclaration universelle de 1948 mais aussi du contexte historique dans lequel la référence aux droits de l’homme s’est imposée comme une norme contentieuse, nous avons essayé de dégager des causes structurelles pour expliquer cette évolution. Pour cela, nous avons écarté l’hypothèse d’une instrumentalisation du droit par une catégorie d’individus en raison du fait que la logique contentieuse consiste précisément pour le requérant à utiliser les textes en vigueur pour obtenir le résultat qu’il souhaite. Nous avons retenu, sans pour autant prétendre à l’exhaustivité et dans une logique structurale moins centrée sur le contexte historique, deux causes majeures : - l’évolution du niveau d’éducation des populations, ce qui permet d’expliquer comment nous sommes passés d’une référence aux droits de l’homme quasi-philosophique dénuée de toute portée contentieuse et porteuse de nombreux contresens historiques à une référence juridique quotidienne ; - les phénomènes migratoires en ce qu’ils sont d’une part une atteinte à la condition initiale d’homogénéité des populations pour que les droits puissent se réaliser et, d’autre part, en ce qu’ils contribuent à alimenter la dynamique de la Déclaration universelle de 1948 en accentuant la dissociation entre nationalité et citoyenneté. Par interaction permanente, les populations migrantes disposent de droits que les populations originellement présentes sont dans l’obligation de leur reconnaître. Mis à part le fait que les phénomènes migratoires n’ont cessé de croître au cours des dernières années, ceux-ci se réalisent dans un contexte juridique propice à la contestation des normes établies. L’antériorité du texte de 1948, de la logique qui le sous-tend permet de soutenir que les règles ont contribué à alimenter la contestation et la création d’autres normes. Nous ne sommes donc pas dans un processus classique d’adaptation du droit au fait. Ou plutôt, le droit s’adapte au fait parce que les règles justifient l’engendrement d’autres règles. - 285 - C’est pourquoi, en dernier point, nous avons approfondi l’examen du contentieux en matière d’identité religieuse pour essayer d’expliquer le poids de chacune des religions dans le processus que nous avons qualifié de dissémination de droits de l’homme à partir des thèses de J. Derrida et du lien que celui-ci a établi entre invocation des droits de l’homme et finalement irresponsabilité. Pour paraphraser C. Bouglé en substituant droits de l’homme aux termes idées égalitaires, « en découvrant les conditions sociologiques du succès des idées égalitaires droits de l’homme, nous n'avons pas encore prouvé que ces idées sont justes ; mais nous avons donné, du moins, la mesure de leur puissance » 552. Nous sommes partis pour cela de l’approche de morphologie religieuse définie par M. Halbwachs pour dégager, compte tenu de la mutation de la conception de la religion civile, l’enjeu, même dans un régime laïc de distinguer la religion majoritaire des religions minoritaires. A partir de cette distinction, nous avons pu montrer la spécificité que l’islam joue dans le processus d’invocation des droits de l’homme pour faire valoir ses prétentions religieuses ainsi que les dangers inhérents à l’adoption politique d’un discours fondé implicitement sur les lois de l’imitation. Contrairement aux apparences, judaïsme et islam renvoient à deux logiques différentes : celle de 1789 et celle de 1948. L’évolution de ces deux religions reflète en creux les mutations de la société française. Bien évidemment, la démonstration à partir des grands courants religieux conduit à ignorer les nuances qui peuvent traverser chacun ainsi que les comportements et réactions des différents pratiquants. C’est d’un côté l’ambivalence de l’approche institutionnelle retenue – il se dégage un relativisme religieux résultant de l’approche juridique ; de l’autre, lorsqu’un requérant se prévaut d’une norme religieuse, il englobe dans la formulation de sa prétention tous les adeptes de sa religion. Reste que l’identification du fait social sur la base de sa dimension juridique, l’identification de l’expression religieuse par le prisme des droits de l’homme nous a permis de mettre à jour une mutation d’ensemble des relations sociales autour des piliers suivants : - le principe de non-discrimination ; - la pénalisation croissante des relations sociales pour maintenir l’illusion de valeurs communes ; - un processus de dépolitisation de la question religieuse nouveau et inédit au regard de l’histoire des religions en France par le recours systématique à l’argumentation juridique : 552 C. Bouglé, Les idées égalitaires, Etude sociologique, 1925, ed. uqac, p. 120. - 286 - ce processus de dépolitisation n’est rien d’autre qu’une tentative dés-historicisation de la place des religions en France qui masque un conflit structuralement lié à la dynamique des lois de l’imitation identifiées par G. Tarde, dont les tenants et aboutissants ne sont pas forcément formulés. Parti des conceptions de Tarde sur les transformations du droit pour compléter l’approche initiée par Durkheim des systèmes juridiques en prenant en compte la dynamique contentieuse et jurisprudentielle, nous retrouvons cet auteur pour expliquer cette fois la logique de duel résultant de l’expression de valeurs antagonistes. Par delà, cette dynamique, nous voudrions essayer à présent de dégager les caractéristiques d’une société dans laquelle les droits de l’homme servent aussi bien à contester un contrôle fiscal qu’à faire valoir son identité religieuse. C’est tout l’enjeu de la distinction entre société du litige et société du différend. - 287 - TROISIÈME PARTIE : ESSAI DE SYSTÉMATISATION SOCIÉTÉ DU LITIGE ET SOCIÉTÉ DU DIFFÉREND : A partir de l’identification d’un fait social dégagé tant d’une évolution des textes que d’une quantification du contentieux relatif à l’expression de l’identité religieuse en termes de droits de l’homme, nous avons montré que cette propagation des droits de l’homme que nous avons désigné par le terme de dissémination a un impact sur l’ensemble des règles de droit et plus particulièrement sur le droit pénal. Cette évolution du droit pénal nous a déjà conduit à rappeler que la conception de l’anomie développée par E. Durkheim reste encore aujourd’hui dotée d’une forte pertinence car elle pose expressément la question de l’acculturation comme facteur contribuant à créer et maintenir cet état social. Nous voudrions à présent systématiser les caractéristiques de la mutation d’ensemble du droit précédemment exposée. Notre analyse se fonde sur l’hypothèse durkheimienne selon laquelle l’analyse du droit positif est un élément central de l’analyse sociologique. Cette hypothèse a pour corollaire que « nous pouvons (donc) être certains de trouver reflétées dans le droit toutes les variétés essentielles de la solidarité sociale… le droit reproduit tous ceux qui sont essentiels, et ce sont les seuls que nous ayons besoin de connaître» 553. (c’est nous qui soulignons en raison de l’hypothèse retenue dans cette recherche de renverser les perspectives). Pour E. Durkheim, les mœurs ne sauraient contredire le droit ; l’évolution du droit pénal sert de révélateur d’une mutation de la solidarité dans les sociétés modernes : le passage d’une solidarité mécanique à une solidarité organique. L’analyse du droit est prépondérante sans que l’auteur nous permette de mesurer clairement l’interaction et la causalité entre l’existence de la règle et la production du fait social, idée parfaitement exprimée par l’emploi du mot « reflet ». Notre réflexion sur la causalité et sur l’influence des normes sur les comportements nous a conduits à élaborer une systématisation à partir des normes elles-mêmes plutôt que d’une hypothèse sous-jacente susceptible d’expliquer la mutation observée – le reflet n’est que la perception de l’image que l’on veut bien voir et fluctue naturellement selon les perspectives adoptées. Cette démarche est doublement justifiée à l’aune même des présupposés durkheimiens pour deux raisons : d’une part, la sociologie de Emile Durkheim ignore la dynamique juridique résultant du contentieux et de l’appropriation des normes par les individus ; d’autre part, l’analyse proposée reste tributaire de son époque : l’auteur écarte 553 E. Durkheim, De la division du travail social, 1894, ed. uqac, p. 55. - 288 - par principe l’organisation internationale et limite la qualification d’institution juridique aux seules organisations nationales554. Or, il n’est plus possible de maintenir à l’écart de la production du fait social les organisations internationales. Si changement social il y a, c’est précisément parce qu’il y a eu extension à l’international d’une logique politique auparavant circonscrite au domaine national : les droits de l’homme. Le changement peut ici être comparé à celui identifié par K. Polanyi dans « La grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps » : « l’étalon-or fut purement et simplement une tentative pour étendre au domaine international le système du marché intérieur » 555. L’effondrement de l’un a entraîné l’effondrement de l’autre. Cette extension des droits de l’homme a également correspondu à un passage d’une conception politique à une conception juridique qui, elle-même a facilité l’identification de l’individu à partir de sa religion. Compte tenu du fait que nous partons de textes disposant d’une certaine ancienneté et que la logique juridique neutralise délibérément les évolutions sociales, il est difficile d’envisager un fait social susceptible d’expliquer le processus causal de cette évolution. Soutenir que l’extension des droits de l’homme serait co-extensive à celle du marché à la suite de l’effondrement du communisme correspond à une conception occidentale des droits de l’homme : elle ignore les références religieuses présentes dans les chartes régionales ainsi que les différences entre les religions en matière d’adoption ou de rejet des processus de rationalité propres à l’extension du marché556. Soutenir que nous serions en présence d’une prise de conscience de l’humanité à la suite de catastrophes écologiques dont nous trouverions également des manifestations dans l’expression contemporaine des préoccupations environnementales permet d’expliquer 554 Cf E. Durkheim, idem, note 1, p. 28 ed. uqac : « Nous n'avons pas à parler de l'organisation internationale qui, par suite du caractère international du marché, se développerait nécessairement pardessus cette organisation nationale; car, seule, celle-ci peut constituer actuellement une institution juridique. La première, dans l'état présent du droit européen, ne peut résulter que de libres arrangements conclus entre corporations nationales ». 555 K. Polanyi, La grande transformation, Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, 1983, préf. L. Dumont, spéc. p. 21. 556 Cf le numéro spécial de Archives de sciences sociales des religions, n°127, 2004, Max Weber, la religion et la construction du social. - 289 - pourquoi nous nous référons à présent à une Déclaration dite universelle. Elle conforte en outre la disjonction entre citoyenneté et nationalité par le qualificatif de citoyen du monde ou de la planète. L’approche n’en reste pas moins partielle pour rendre compte de la généralisation des droits à toutes les catégories de population tant individuelles que collectives à l’image des enfants ou des minorités ainsi que de la diversité des contentieux dans nos sociétés occidentales résultant de l’invocation des droits de l’homme. Autrement dit, le contexte textuel qui s’étale sur plus de 50 ans et continue de croître ne prend une cohérence a postériori qu’à notre époque tandis que la diversité des textes qui le compose oblige à recourir à de multiples paramètres pour définir un fait susceptible d’assurer la jonction entre eux. Si idéologie dominante en la matière il y a, encore faut-il en relativiser la portée. Pour reprendre la critique radicale de P. Veyne à laquelle nous souscrivons, « l’idéologie répond, chez les uns, au besoin incoercible de justifier et, chez l’autre, à celui de se justifier »557. Si en plus on s’en tient à la problématique religieuse, la situation est en outre d’autant plus paradoxale que les enquêtes sur le degré de croyances des individus même menées à l’échelon mondial sont loin de témoigner d’une résurgence de la religion558. Tout au moins peut-on constater que le concept d’anomie a pu servir pour rendre compte également des relations internationales559. La logique d’auto-engendrement des normes constitue enfin un obstacle à l’identification d’un fait d’origine internationale dont l’identification serait susceptible de rendre compte du substrat dont le droit serait le reflet. L’approche retenue par E. Durkheim se concentre d’ailleurs principalement sur une branche du droit, le droit pénal et n’aborde que de façon incidente les autres catégories de règles juridiques. La diversité des hypothèses dans lesquelles les droits de l’homme sont invoqués obligerait plutôt à dégager un fait social dont le caractère polymorphe réduirait l’intérêt pratique. C’est un peu comme si la dimension « unidimensionnelle » résultant d’une perception par le prisme des droits de l’homme la rendait irréductible à tout fait social en raison de la tension permanente entre droit, morale et politique diffractée par cette notion. Une interprétation trop univoque ne peut ici intervenir que sur la base d’une confusion entre ces trois champs distincts et conforter l’auteur qui l’émet dans sa position 557 P. Veyne, Le pain et le cirque, sociologie historique d’un pluralisme politique, Seuil 1995, p. 615. L’auteur poursuit par un long développement qui commence de la manière suivante : « cessons d’avoir à l’esprit l’image dualiste d’un miroir ou d’un masque. » 558 Cf Sondage Gallup, 20 août 2012. 59 % de la population de la population mondiale considère que la religion est très importante dans leur vie. 559 B. Badie, La diplomatie des droits de l’homme, Fayard, 2002, p. 317. - 290 - de déchiffreur de l’idéologie dominante. Nous estimons donc que ces limites générales mais aussi propres tant à notre objet d’étude qu’au postulat de retenir comme origine causale déterminante l’existence des textes pour expliquer les comportements, justifie que nous limitions notre systématisation sur la base de la tension issue de la plurivocité des droits de l’homme. Cette plurivocité découle précisément de la mutation de questions politiques comme la question religieuse en question juridique ainsi que de la dimension éminemment morale d’une prétention religieuse exprimée sous le vocable droits de l’homme. Il en résulte un changement de la perception du contentieux qui traduit une mutation sociale : le passage d’une société du litige à une société du différend. Les termes litige et différend sont présents dans le code civil à propos du contrat de transaction, c’est-à-dire du contrat « par lequel les parties terminent une contestation née, ou préviennent une contestation à naître » (article 2044). L’enjeu de ce contrat, c’est de mettre fin au différend entre les parties, « les transactions ne règlent que les différends qui s'y trouvent compris » (article 2048). Le différend, grâce à la transaction, ne devient pas un litige et perd sa dimension polémogène. Par delà ces définitions formelles, la distinction entre différend et litige procède surtout, dans le cas présent, de la conceptualisation du philosophe J.-F. Lyotard dans son livre intitulé « Le différend » : « à la différence d’un litige, un différend serait un cas de conflit entre deux parties (au moins) qui ne pourrait pas être tranché équitablement faute d’une règle de jugement applicable aux deux argumentations» 560. Le concept de différance propre à J. Derrida nous a semblé moins pertinent561. Il présente une telle plasticité qu’en dépit de son rattachement au processus de dissémination que nous avons emprunté à cet auteur, ce n’est qu’accessoirement qu’il peut signifier la logique de différend. En revanche, nous soulignerons dans la continuité de la référence à M. Foucault qui irrigue la présente recherche, que cet auteur avait théorisé dès 1980 ce qui, maintenant, constitue une évidence dans la pratique judiciaire : « Ce n’est pas parce qu’il y a des lois, ce n’est pas parce que j’ai des droits que je suis habilité à me défendre ; c’est dans la mesure où je me défends que mes droits existent et que la loi me respecte. C’est donc avant tout la dynamique de la défense qui peut donner aux lois et aux droits une valeur pour nous indispensable. Le droit n’est rien s’il ne prend vie dans la défense qui le provoque ; et seule 560 561 J.-F. Lyotard, Le différend, ed. Minuit, 1983, p. 9. Cf J. Derrida, La dissémination, Seuil, 1973, p. 12 : « La différance est un mouvement productif et conflictuel, irréductiblement disséminant, qui inscrit les contradictions sans les relever ». - 291 - la défense donne, valablement, force à la loi. Dans l’expression « Se défendre », le pronom réfléchi est capital. Il s’agit en effet d’inscrire la vie, l’existence, la subjectivité et la réalité même de l’individu dans la pratique du droit ». Deux éléments du livre de J.-F. Lyotard justifient notre essai de systématisation sur la base des définitions posées par cet auteur : - l’auteur identifie la logique du différend à partir des argumentations développées devant le juge lors du procès de R. Faurisson à la suite de la publication par celui-ci d’ouvrages révisionnistes – nous sommes donc clairement dans une logique contentieuse à propos d’une situation relative aux juifs, soit l’élément que nous avons caractérisé comme étant critique et révélateur de la difficulté d’articulation des logiques sous-jacentes aux textes relatifs aux droits de l’homme ; - l’auteur effectue une analyse de la Déclaration de 1789 qui en révèle toute l’ambigüité politique : « le clivage du destinateur de la Déclaration en deux entités, nation française et être humain, correspond à l’équivocité de la phrase déclarative : elle présente un univers philosophique et coprésente un univers historico-politique. … Désormais, on ne saura plus si la loi ainsi déclarée est française ou humaine, si la guerre menée est de conquête ou d’émancipation… La confusion permise par les Constituants et promise à se propager à travers le monde historico-politique fera de tout conflit national ou international un différend insoluble sur la légitimité de l’autorité »562 . J.-F. Lyotard éclaire ainsi la tension permanente qui structure ce texte dans le champ politique. Son déplacement dans le champ juridique avec, depuis 1948, l’ajout du champ lexical de l’universel transpose à l’identique cette tension. C’est en cela que le litige devient différend : les personnes convaincues de leur bon droit ne peuvent admettre la décision qui les condamne. Une personne qui inscrit son action en justice dans une logique d’expression de l’identité religieuse se réfère à un ordre transcendant peu compatible avec sa manifestation mondaine. La société du différend, c’est un peu comme si le juge devait trancher en permanence le conflit entre Antigone et Créon, soit la hantise de Hegel lorsqu’il commente dans « la phénoménologie de l’esprit » la pièce de théâtre de Sophocle. En cela, dire que le fait social identifié, la judiciarisation permanente et systématique des droits de l’homme même en matière religieuse, est révélateur d’une mutation d’ensemble de la société, marque l’aboutissement de notre démarche : le contentieux n’est pas le simple reflet des évolutions sociales ; c’est le moyen d’identifier une mutation sociale dont la judiciarisation est l’élément le plus caractéristique. 562 Idem p. 212. - 292 - Pour cela, nous privilégierons dans un premier temps une approche institutionnelle pour distinguer une société du différend d’une société du litige (chapitre 1er). Dans un second temps, nous montrerons que la tension entre homme et nation propre à la Déclaration de 1789 s’est déplacée avec la Déclaration universelle de 1948 au point d’ériger l’universel comme cause de différend, ce qui nous amènera à exposer une approche substantielle de la distinction entre société du litige et société du différend (chapitre 2nd). Une fois ces distinctions établies, nous proposerons une typologie des pratiques religieuses en fonction de la manière dont les individus perçoivent les règles institutionnelles. A chaque fois nous évoquerons les éventuelles implications sur l’évolution du droit positif du passage d’une société du litige à une société du différend. Cette approche ne doit pas surprendre : elle constitue un corollaire logique de l’analyse sociologique d’un phénomène juridique dont on trouve, peut-être l’exemple le plus éclatant chez P. Fauconnet. Il est vrai que pour cet auteur, la réflexion sur le droit ne se réduit pas à une simple réflexion sur son instrumentalisation ou l’arbitraire de sa mise œuvre563. Ainsi, cet auteur démontrait que les règles en matière de responsabilité pénale conjuguées à la nouvelle réalité sociale des groupes sociaux justifiaient que le principe de responsabilité pénale soit étendu aux personnes morales – la réforme du droit positif sur ce point n’interviendra qu’en 1994. Nous montrerons que l’articulation du droit dans la société du différend a pour corollaire le nécessaire engendrement d’autres règles pour compléter le nouvel édifice d’une société multiculturelle. 563 P. Fauconnet, La responsabilité, étude sociologique, 1928, ed. uqac, p. 315. « Nous sommes aujourd’hui tout pénétrés de cette idée que les groupes sociaux ont une conscience, donc une personnalité et une volonté distinctes de celles de leurs membres. Il n’y a donc aucune raison théorique pour qu’on leur refuse l’aptitude à délinquer. Et comme, d’autre part, les associations de toute nature ont repris dans les sociétés contemporaines un rôle important, il est de plus en plus nécessaire de reconnaître, comme contrepartie à la liberté et aux droits toujours plus étendus que nous leur accordons, leur responsabilité pénale. Aussi un mouvement doctrinal très important, dont on peut prévoir qu’il entraînera la jurisprudence et la législation, s’est-il produit en Allemagne, puis en France, dans les dernières années du XIXe siècle ». (c’est nous qui soulignons : le droit dispose d’une force créatrice qui peut anticiper des changements qui interviendront bien plus tard). - 293 - CHAPITRE PREMIER : ELÉMENTS DISTINCTIFS ENTRE SOCIÉTÉ DU LITIGE ET SOCIÉTÉ DU DIFFÉREND : L’APPROCHE INSTITUTIONNELLE Nous voudrions ici exposer les caractéristiques des sociétés modernes ou « postmodernes » pour reprendre le qualificatif de J.-F. Lyotard sur la base de la distinction entre litige et différend. En somme, la post-modernité commence quand les droits de l’homme quittent le champ politique pour le champ juridique, perdent leur statut de « grand récit » pour devenir des règles apparemment comme les autres. Tant que les textes étaient hors du champ juridictionnel, ils alimentaient « le grand récit » par l’ambigüité politique susrappelée, ce qui nous renvoie au temps des prophètes décrit par l’écrivain P. Benichou ; une fois dans le champ contentieux, ils ne sont plus que l’expression de la privatisation des intérêts du plaignant qui se drape dans sa dignité pour justifier son action en justice et étend les conditions d’appréciation de la recevabilité de son intérêt à agir. Qui dit différend, dit société post-moderne, référence conceptuelle qui nous paraît plus adéquate que celle d’ultra-modernité proposée par J.-P. Willaime. La description qu’en donne l’auteur lui-même est d’ailleurs loin d’être d’une clarté saisissante : « L’ultramodernité, c’est toujours la modernité, mais la modernité désenchantée, problématisée, autorelativisée. En parlant de sécularisation de la modernité, nous entendons désigner un processus de désacralisation de la modernité, de démythologisation d’institutions centrales de la modernité comme le travail, le politique, la famille, l’éducation (…) C’est donc l’hypersécularisation de l’ultramodernité qui permet un certain retour du religieux »564. A supposer que l’on identifie l’hyper par rapport au mouvement simple et l’ultra par rapport au modèle de base, tout cela ne permettrait d’appréhender qu’un « certain retour du religieux », étant entendu que cela présuppose que celui-ci se fût absenté. Paradoxalement, alors que J.-P. Willaime ne rechigne pas à citer des auteurs habituellement classés dans la catégorie des philosophes, il ne discute pas la pertinence de l’ultramodernité comparée à la notion de post-moderne développée par le philosophe J.-F. Lyotard qui a le mérite d’être, à notre avis, plus facilement maniable. Sur la base d’un critère simple – la distinction entre le litige et différend avec pour caractéristique majeure le passage d’un texte politique dans le domaine contentieux, 564 J.-P. Willaime, La sécularisation : une exception européenne ?. Retour sur un concept et sa discussion en sociologie des religions, Revue française de sociologie, n°47, 2006 p. 755-783, spec., p. 777. - 294 - l’identification de ce basculement nécessite au préalable de revenir succinctement sur la distinction entre droit et politique en raison de précisément de la mutation de la problématique religieuse d’une question politique en question juridique. Nous distinguerons à ce titre la juridicisation des relations sociales de la judiciarisation des relations individuelles (section 1). Cette mise au point effectuée, nous montrerons en quoi la dimension contentieuse inhérente à la société du différend a pour corollaire une mutation du rôle du droit pénal, d’un droit des situations pathogènes à un droit de résolution des conflits quotidiens (section 2). A chaque fois, nous essaierons de situer cette distinction entre société du litige et société du différend à l’aune des différences dans l’analyse du lien social entre E. Durkheim et M. Weber afin d’approfondir l’axe méthodologique choisi : le droit n’est pas uniquement le reflet des valeurs d’une société ; il en est l’élément structurant à l’aune duquel il est possible d’identifier une nouvelle manière d’exposer les caractéristiques des sociétés. SECTION 1 : DE LA JURIDICISATION DES RELATIONS SOCIALES A LA JUDICIARISATION DES RELATIONS INDIVIDUELLES Le passage de la société du litige à la société du différend procède du rôle nouveau attribué aux juges pour se prononcer sur des questions dont la technicité formelle masque en fait de vrais choix de société. C’est ce que nous voudrions décrire à travers les termes juridicisation des relations sociales résultant de l’intervention étatique toujours plus grande dans le quotidien et ceux de judiciarisation : le juge est le réceptacle des conflits. Ce basculement, parce qu’il porte sur la place respective des institutions au sein de la séparation des pouvoirs, remet au cœur du débat sociologique la difficulté de distinguer entre droit et politique (paragraphe 1) ; il oblige également à s’interroger sur le fonctionnement actuel de l’institution judiciaire (paragraphe 2). PARAGRAPHE 1 : RETOUR SUR LA DISTINCTION ENTRE DROIT ET POLITIQUE L’analyse des pratiques contentieuses a montré une évolution de la perception des textes relatifs aux droits de l’homme par les individus, évolution que nous avons qualifiée de mutation du domaine politique vers le domaine juridique. Cette qualification permet d’identifier une caractéristique de la société du litige par rapport à celle du différend : la contestation de la suprématie législative au nom de l’intérêt individuel est à présent possible devant l’ensemble des juges, ce qui place tout juge en position de trancher une question politique sous des habits juridiques. Autrement dit, l’émergence d’une solidarité organique a eu pour corollaire une plus grande intervention étatique, ce que nous appelons la juridicisation ; l’avènement d’une société du différend déplace le centre du pouvoir vers le juge et se caractérise par une judiciarisation dans laquelle les questions de principe sont à présent traitées par le juge. Ce changement politique, au sens fort du mot en tant que - 295 - rééquilibrage institutionnel, introduit des nuances importantes dans l’approche du droit et de la politique proposée à l’origine par M. Weber et E. Durkheim. La différence dans la perception du droit comme objet sociologique entre M. Weber et E. Durkheim a pour corollaire une perception différente du politique. E. Durkheim, si on en croit un auteur, réifie l’Etat « en faisant de lui l'incarnation de la seule rationalité, (…) ne parvient plus à élaborer une sociologie du pouvoir politique » 565. L’analyse de l’Etat en tant que tel proposée par E. Durkheim reflète précisément la confusion progressive propre à l’époque moderne entre le domaine étatique et le domaine juridique : « Tandis qu'autrefois l'activité militaire était presque perpétuellement en exercice, aujourd'hui la guerre est devenue un état exceptionnel. Au contraire c'est l'activité juridique qui est devenue presque continue. Les assemblées, les conseils où les lois s'élaborent ne vaquent, pour ainsi dire, jamais. En tous temps on voit le volume des Codes s'enfler progressivement ; ce qui prouve que le droit pénètre dans des sphères de la vie sociale d'où il était antérieurement absent, et y pénètre de plus en plus profondément, soumettant à son action toutes sortes de relations qui lui étaient soustraites. C'est ainsi que l'on a vu progressivement se constituer le droit domestique, le droit contractuel, le droit commercial, le droit industriel, c'est-àdire (l'État) intervenir dans la vie de la famille, dans les rapports contractuels, dans les relations économiques. Et chacun de ces codes spéciaux va de la même manière étendre toujours plus loin son influence566 ». (c’est nous qui soulignons le mot presque pour mettre en évidence la difficulté conceptuelle d’envisager une absorption du politique par le juridique). Cette absorption de l’Etat par le juridique a fondé les travaux de L. Duguit, collègue de E. Durkheim à la faculté de Bordeaux et la tentative par celui-ci de dégager une conception objective du service public pour dépolitiser l’intervention étatique. Ces différents travaux, cette école du service public, a illustré indirectement ce refus du politique en traitant de façon simultanée la question du service public et celle des finances publiques comme si ces champs universitaires n’interagissaient pas les uns sur les autres567. Cela ne signifie pas que la politique est absente de l’œuvre de E. Durkheim ni que l’œuvre 565 P. Birnbaum, La conception durkheimienne de l'Etat : l'apolitisme des fonctionnaires, in Revue française de sociologie, 1976, pp. 247-258, spec. p. 248-249.. 566 E. Durkheim, L’Etat, 1900-1905 ?, ed mise en ligne uqac, p. 6. 567 Cf R. Hertzog, Essai sur la notion de gratuité du service public, th Strasbourg, 1972. - 296 - en soi n’est pas porteuse d’une conception du politique568. Tout au moins est-il possible de soutenir que cette conception n’a pas été déterminante dans la réception de l’œuvre. D’ailleurs, une lecture croisée de l’œuvre de L. Duguit avec celle de E. Durkheim permet de montrer que, dans le droit fil du contexte historique de l’époque précédemment exposé, les droits de l’homme ne sont pas considérés comme une donnée intrinsèque du droit positif569. A l’époque, comme cela ressort de la généalogie que nous avons établie, il est usuel de distinguer le principe d’égalité des droits de l’homme à proprement dit au point de conduire le juriste L. Duguit à les écarter radicalement du droit positif pour privilégier une approche en terme de droit objectif, soit le pendant de l’analyse des faits sociaux considérés comme des choses570. Comparativement, le droit est davantage autonomisé dans l’optique retenue par M. Weber, ce qui permet à cet auteur d’une part de dégager une typologie des phénomènes de domination, d’autre part de mettre l’accent sur une distinction cardinale entre droit et politique : la légalité et la légitimité, distinction dont l’œuvre du juriste controversé C. Schmitt atteste dans un ouvrage précisément intitulé « Légalité et légitimité » écrit en 1919 et traduit en français en 1936. En cela, si L. Duguit est le versant juridique de la sociologie de E. Durkheim, C. Schmitt est le prolongement juridique de la sociologie de M. Weber. Ou du moins, compte tenu des discussions savantes sur le sujet, les deux œuvres peuvent légitimement faire l’objet d’une lecture croisée quitte à les opposer571. C. Schmitt est aussi le juriste qui a dénoncé l’invocation des droits de l’homme dans la logique politique en raison du danger que présentait le renforcement de la légitimité des interventions militaires – il avait ainsi perçu l’ambivalence des droits de l’homme liée à la tension qu’ils génèrent entre droit et morale572. L’œuvre des pères fondateurs de la sociologie moderne ne renvoie 568 Cf B. Lacroix, Durkheim et le politique, FNSP, 1981. L’importance du recours à la psychanalyse pour rendre compte de l’œuvre et de la place qu’y occupe le politique revient à décontextualiser les débats de l’époque dont on trouve l’expression la plus flagrante dans les ouvrages de L. Duguit. Nous renverrons une nouvelle fois à C. Bouglé, Bilan de la sociologie française contemporaine (1935), ed. uqac pour un aperçu des conceptions de L. Duguit et leurs liens avec la sociologie de E. Durkheim. 569 Sur les liens entre E. Durkheim et L. Duguit, cf F. Soubiran-Paillet, Juristes et sociologues français d'après-guerre : une rencontre sans lendemain. Genèses, 41, 2000. pp. 125-142. 570 L. Duguit, L'État, le Droit objectif, la loi positive, Dalloz, 2003, préf. F. Moderne. 571 Cf C. Colliot-Thelène, Le désenchantement de l’Etat, de Hegel à Max Weber, ed. Minuit, 1992. 572 C. Schmitt, La question clé de la Société des Nations. Le passage au concept de guerre discriminatoire, Paris, Pedone, 2009. - 297 - ainsi pas seulement à une manière de percevoir le droit ; elle porte en elle une conception du politique ou plutôt, la difficulté d’autonomiser le politique par rapport au juridique. A sa manière, Luhmann essaie de désamorcer la difficulté de distinguer politique et droit en mettant l’accent sur la logique des systèmes juridiques et leur propension à rendre impossible le décisionnisme anti-juridique des thèses de C. Schmitt. Ce point rappelé, qui dit différend ne doit cependant pas être confondue avec l’extension de « la guerre des dieux » décrite par M. Weber dans le champ juridique : « que la vie a en elle-même un sens et qu'elle se comprend d'elle-même, elle ne connaît que le combat éternel que les dieux se font entre eux ou, en 'évitant la métaphore, elle ne connaît que l'incompatibilité des points de vue ultimes possibles, l'impossibilité de régler leurs conflits et par conséquent la nécessité de se décider en faveur de l'un ou de l'autre 573». D’une part, ce constat n’a pas forcément de conséquence pratique en matière de discussion des valeurs574 ; d’autre part, à l’époque, M. Weber continue de se référer à une conception du droit fondée précisément sur une logique de litige dans laquelle les avocats jouent en quelque sorte les intercesseurs du conflit pour précisément favoriser une solution qui sera acceptée par les deux parties faute pour elles finalement de disposer d’une arme de contestation. A plusieurs reprises, l’auteur décrit le rôle central des avocats et des juristes dans le processus de rationalisation qu’a connu l’Occident. Ainsi, « sans ce rationalisme juridique on ne pourrait comprendre ni la naissance de l'absolutisme royal ni la grande Révolution » 575. L’auteur de poursuivre : « Depuis cette époque, l'avocat moderne et la démocratie ont partie liée » 576. Pour conclure dans une logique de litige – mais il est vrai que la répartition des compétences entre pouvoir judiciaire et les autres pouvoirs repose implicitement sur l’idée que le juge n’est que la bouche de la loi – « Sans nul doute il peut 573 M. Weber, Le savant et le politique, 1919, ed. uqac, p. 25. 574 Jean-Marc Tétaz, « Sens objectif ». La fondation de l’interprétation du sens de l’agir social dans une théorie philosophique du sens, Archives de sciences sociales des religions, n°127, 2004, p. 167-197, spec. p. 180 : « Une telle éthique n’est pas une éthique qui récuserait tout choix de valeur, au profit exclusif d’un réalisme désabusé. Ce qu’elle refuse, c’est une forme d’engagement pour laquelle la fidélité à une valeur (ce que Weber appelle la Gesinnung) dispense de toute discussion des conséquences pragmatiques de cette option axiologique inconditionnelle. C’est ici qu’intervient à nouveau « l’interprétation des valeurs ». Bien qu’elle soit incapable de prescrire la valeur à laquelle l’individu doit se « vouer », elle peut éclairer son choix en dégageant les conséquences inévitables d’une fidélité inconditionnée à telle valeur. Elle fournit ainsi des arguments objectifs pour une discussion rationnelle sur les choix axiologiques ». 575 M. Weber, Le savant et le politique, 1919, ed. uqac, p. 42. 576 Id, p. 43. - 298 - faire triompher et donc « gagner » techniquement une cause dont les arguments n'ont qu'une faible base logique et qui est par conséquent, logiquement « mauvaise », mais il est aussi le seul à pouvoir faire triompher et donc « gagner » une cause qui se fonde sur des arguments solides et par conséquent « bonne » en ce sens » 577. Dans ce cadre conceptuel, nous retrouvons donc la nécessité de croiser les deux approches pour rendre compte de l’évolution sociale contemporaine. Pas de doute en effet du caractère utile de la perspective durkheimienne : nous assistons bien à la poursuite de la dynamique de juridicisation de la société par le prisme des droits de l’homme – les relations sociales s’imprègnent toujours davantage de règles de droit. La différence de taille qui oblige à reprendre la question de la distinction entre politique et juridique, c’est que le constat de cette juridicisation s’effectue sans que soit pris en compte la judiciarisation, c’est-à-dire la transformation contentieuse des règles. En outre, même si le constat d’un éclatement toujours plus grand des disciplines juridiques en fonction de leur objet reste plus que jamais pertinent, il n’en est pas moins insuffisant pour expliquer le recours aux droits de l’homme. La différenciation propre à la division du travail se traduit toujours davantage par une complexification des règles, si ce n’est que les règles désormais s’articulent autour des droits de l’homme dans une dynamique d’autopoïèse par leur logique contentieuse et non plus comme des excroissances du droit civil. Pour le dire autrement, la juridicisation peut bien être liée au processus de différenciation propre à la division du travail : elle s’inscrit dans une logique de litige car la loi, incarnation de l’intérêt général, est supposée suffisante pour régir les intérêts en présence. A l’inverse, le processus de judiciarisation témoigne d’une rupture avec une conception absolue de la loi dans laquelle il est possible de contester la suprématie même du législateur. La légitimité du droit contre la légalité de la règle pour reprendre la distinction de M. Weber ; la légitimité des droits de l’homme contre l’autorité du législateur. Le bouleversement contemporain dépasse toutefois la simple approche en droits subjectifs proposée par M. Weber. L’individu n’a pas uniquement des droits dont il demande judiciairement la reconnaissance ; il dispose d’une légitimité à s’affirmer quitte pour cela à demander que la loi soit écartée. La religion radicalise cette demande en ce qu’elle propose la substitution d’une norme religieuse à la norme contestée. Pour reprendre le critère du droit identifié par A. Kojève, il y a phénomène juridique quand un conflit donne lieu à l’intervention d’un tiers impartial et désintéressé, en 577 Ibid. - 299 - l’occurrence un juge. La mutation des droits de l’homme du politique en juridique signifie que ces textes ont trouvé des juges. L’histoire institutionnelle en France n’est rien d’autre que l’extension du nombre des juridictions susceptibles d’accueillir des prétentions soutenant une violation des droits. Hormis quelques cas résiduels devant le juge pénal durant la décennie 1960-1970578, le seul juge en France susceptible de se référer à la Déclaration des droits de l’homme de 1789 était à l’origine le Conseil constitutionnel. Nous rappellerons qu’à ses débuts, cet organe avait pour seule mission d’assurer le respect des compétences entre le pouvoir réglementaire et le pouvoir législatif. La loi en tant qu’expression de la volonté générale n’avait plus forcément vocation à régenter tous les domaines. Il faudra attendre 1971 pour que cette juridiction découvre la Déclaration des droits de l’homme et le préambule de la Constitution de 1946 pour étendre son contrôle de constitutionnalité et passer d’un contrôle formel à un contrôle substantiel. Pour la petite histoire, à l’époque, le Conseil est saisi par un homme classé politiquement à droite, A. Poher, président du Sénat et l’une des rares personnes habilitées par la Constitution à soumettre une loi à l’appréciation du Conseil. Tous les membres du Conseil ont été nommés soit par le président de la République, en l’occurrence C. de Gaulle et ceux de l’Assemblée nationale et du Sénat – soit G. Monnerville ou J. Chaban-Delmas. L’affaire à l’origine du revirement de jurisprudence porte sur une restriction à la liberté d’association à la suite d’un conflit opposant J.-P. Sartre au gouvernement après l’interdiction d’un communiqué du Front homosexuel d’action révolutionnaire. Dans ce contexte politique tendu, aucun élément ne permettait d’anticiper le revirement de jurisprudence. L’idéologie dominante, si tant est qu’il soit possible d’en identifier une, se caractérise politiquement par un Parlement issu des élections post-1968 massivement en faveur du pouvoir en place et socialement par la prégnance d’idées marxistes révolutionnaires d’inspiration maoïste dont le respect pour la règle de droit est loin d’être une priorité579. On mesure ici l’autonomie du champ juridique par rapport aux autres champs et la manière dont, progressivement il en arrive à conditionner la dynamique 578 Cf P Ferot, La Présomption d'innocence : essai d'interprétation historique, Th Lille, 2007, spéc. 370-395 : cette thèse démontre que la présomption d’innocence, supposé principe cardinal de la procédure pénale, n’est apparue dans le contentieux et dans les textes que très tardivement : ce principe commence à être conceptualisé au début du XXème siècle pour véritablement prendre figure contentieuse après la seconde guerre mondiale. 579 F. Martel, Le rose et le noir : les homosexuels en France depuis 1968, Le Seuil, 2000, p. 40-42. - 300 - des autres champs : les revirements de jurisprudence peuvent intervenir indépendamment du cadre socio-politique dans lequel ils se manifestent580. A partir de ce revirement, l’invocation des droits de l’homme est devenue un moyen de censure qui s’est d’autant plus facilement étendu que la saisine de cette juridiction a été ouverte à 60 parlementaires en 1974. Pourtant, l’évènement passe pour le moins inaperçu dans l’écriture de l’histoire contemporaine. Nulle rubrique « Conseil constitutionnel » par exemple dans Le dictionnaire historique de la vie politique française au XXème siècle paru en 1995581 ; même la notice consacrée à Valery Giscard d’Estaing mentionne les principales réformes de son septennat mais ignore ce qui, rétrospectivement, constitue l’une des causes majeures de la mutation du droit en France. Il est vrai qu’à l’époque, la modification constitutionnelle est adoptée « par indifférence » par les parlementaires de l’opposition pour qui le Conseil constitutionnel reste d’abord et avant tout un organe politique582. En 2010, la loi ouvre la possibilité à tout justiciable de soulever une question prioritaire de constitutionnalité de façon à ce qu’une loi puisse être écartée d’un litige. La réforme constitutionnelle de 2010 s’est imposée comme une évidence ; elle constitue en même temps un facteur majeur d’accentuation de la mutation contemporaine de la société. Elle est le résultat d’une évolution dont la logique d’ensemble paraît rétive à toute systématisation. Pour parler comme une sociologue au Conseil constitutionnel, « tout se passe finalement comme si l’œuvre jurisprudentielle avait acquis sa propre dynamique, qui déroulait ses effets indépendamment de la volonté des acteurs » 583. L’histoire de la réception du droit communautaire en droit interne comme le phénomène de dissémination de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme illustrerait la même dynamique. A chaque fois, des décisions dont sur le moment la portée politique n’est pas forcément perçue ; à chaque fois, une extension des possibilités de 580 Nous écarterons ici une interprétation fonctionnaliste qui soutiendrait que les membres du Conseil constitutionnel ont rendu une décision pour étendre leur pouvoir par rapport aux autres organes institutionnels. C’est une interprétation a postériori qui aboutit à dé-historiciser les décisions rendues et nonsusceptible d’expliquer la manière dont elles se propagent dans tout le système juridique à une époque, comme dans le cas présent, où les droits de l’homme sont absents du discours tant juridique que politique. 581 Dictionnaire historique de la vie politique française au XXème siècle, Sous la direction de J.-F. Sirinelli, Puf, 1995. 582 Cf S. Berstein, P. Milza, Histoire de la France au XXème siècle de 1974 à nos jours, Complexe, 2006, p. 74. 583 D. Schnapper, Une sociologue au Conseil constitutionnel, Gallimard, 2010, p. 309. - 301 - saisine ; à chaque fois, jusqu’à récemment, une perception de l’histoire centrée sur le politique alors que le cœur du débat s’est déplacé vers la formulation juridique de la question politique584. La possibilité de déduire les solutions de l’idéologie des juges n’est empiriquement pas validée : l’analyse sociologique a montré que les divergences politiques des acteurs ne rentrent pas en ligne de compte dans la formulation des décisions585. Quant à l’insertion des décisions rendues dans une logique globale, elle confirme le caractère justificateur de l’idéologie mais en aucun cas l’expression d’une idée précise existant à un moment donné. La sociologie du droit en tant que vérification empirique des thèses qui peuvent être énoncées pour expliquer une tendance jurisprudentielle se heurte automatiquement à la diversité des questions soumises et au fait que les juges n’ont pas la maîtrise des problèmes posés586 : comme ils ne peuvent se saisir des questions qu’ils tranchent, il n’est pas possible de parler de politique jurisprudentielle ni identifier une cohérence d’ensemble aux solutions qu’ils peuvent adopter. L’extension de la dynamique judiciaire est le vecteur principal du passage d’une société du litige à une société du différend. A partir du moment où la question posée porte de façon quasi-systématique sur les droits de l’homme, à partir du moment où elle peut être soulevée devant n’importe quel juge, le changement institutionnel provoqué par l’institution ellemême et dont la prise de conscience est loin d’être instantanée en arrive à secréter une mutation sociale. L’institution absorbe ses membres par delà leurs origines sociales – politiques ou juristes pour reprendre la distinction proposée par D. Schnapper - ; elle les conduit à fondre leurs décisions dans un continuum qui participe à la neutralisation inhérente à la dimension juridique du contexte et de l’affaire ; elle aboutit à rendre des décisions politiques au sens où celles-ci interviennent sur de véritables questions de 584 Pour une démonstration à partir de l’exemple canadien, J.-F. Gaudreault-Desbiens, M.-H. Beaudoin, Changer la société par le droit ? Les vingt-cinq ans du droit constitutionnel et l'égalité entre les sexes au Canada, Revue du droit public et de la science politique en France et à l'Étranger, n° 6, 2011, p. 1751. 585 D. Schnapper, op. cit. 586 Si les juges pouvaient s’auto-saisir, il serait alors possible d’identifier des choix antérieurs aux décisions et décrypter une logique d’ensemble. Comme le remarque cependant M. Troper, sauf exceptions, les cours constitutionnelles n’ont pas le pouvoir de s’auto-saisir car cela contredirait la mission juridictionnelle définie comme le recours à un tiers impartial et désintéressé. - 302 - société ; elle n’est rien d’autre qu’un leurre ou une fiction587, selon la thèse proposée par J.M. Schaeffer. Nous identifions ici une première caractéristique de la société du différend : la loi est à présent l’objet d’un contentieux et d’une possibilité de contestation ouverte à tous les requérants devant n’importe quelle juridiction. Tant que le contentieux constitutionnel était limité et échappait à la dynamique des tribunaux et à la loi de l’imitation propre à la jurisprudence, nous restions encore dans une logique de litige. A partir du moment où la Convention européenne s’est vue reconnaître une supériorité par rapport à la loi, le litige a commencé à muter en différend. Le différend, c’est quand le conflit ne porte plus uniquement entre les parties en présence mais sur les règles mêmes susceptibles d’être invoquées pour y mettre fin. Bref, tout conflit est aujourd’hui à double face. Mais ce n’est pas tout : à partir du moment où les textes relatifs aux droits de l’homme sont susceptibles d’être interprétés par n’importe quel juge, tout conflit porte en lui la résolution d’une question de société, question que l’on peut qualifier de politique en ce qu’elle concerne directement la vie dans la cité. Cette définition du politique est volontairement générale ; elle découle schématiquement de la définition classique selon laquelle l’homme est un animal politique ; elle tient surtout à rendre compte du fait que la jurisprudence ne concerne plus uniquement le conflit tranché entre les parties mais toute la société. Cette conception fondée sur l’essence du phénomène diverge en cela radicalement de l’approche et l’interprétation proposée par M. Weber qui repose sur une séparation des pouvoirs dans lesquels, contrairement, à l’époque actuelle, chacun occupe une fonction clairement délimitée588. 587 Il est ici utile de comparer l’ouvrage précité avec le témoignage de P. Joxe, Cas de conscience, Labor et Fides, 2010, spéc. p. 160. Pour cet homme politique, « c’est une question politique majeure, posant des problèmes constitutionnels évidents, qui a reçu contre mon gré sa réponse politique, revêtue d’un costume juridique plus ou moins élégant, mais taillé sur mesure » 588 Cf M. Weber, Le savant et le politique, 1919, ed. uqac, p. 21 : « Nous entendrons par politique l'ensemble des efforts que l'on fait en vue de participer au pouvoir ou d'influencer la répartition du pouvoir, soit entre les États, soit entre les divers groupes à l'intérieur d'un même État. En gros, cette définition correspond à l'usage courant du terme. Lorsqu'on dit d'une question qu'elle est « politique », d'un ministre ou d'un fonctionnaire qu'ils sont « politiques », ou d'une décision qu'elle a été déterminée par la « politique », il faut entendre par là, dans le premier cas que les intérêts de la répartition, clé la conservation ou du transfert du pouvoir sont déterminants pour répondre à cette question, dans le second cas que ces mêmes facteurs conditionnent la sphère d'activité du fonctionnaire en question, et dans le - 303 - La logique propre à la jurisprudence européenne confirme cette tendance : la solution rendue sur une affaire, même dans un autre pays, implique une modification législative. Bien évidemment, toutes les questions de société ne présentent pas la même importance. On comprendra toutefois que la portée symbolique des questions religieuses place celle-ci au cœur de la logique du différend. La question religieuse oblige en effet le juge à se prononcer sur la portée d’un symbole, ce qui dépasse par nature ses compétences. Si idéologie il y a quant à la mise en œuvre du processus judiciaire, elle découle du fait que les individus ont à présent compris que la dynamique juridique permet de poursuivre un combat politique sans passer par les procédures démocratiques. Du côté des juges, en revanche, l’identification des motivations personnelles qui sous-tendraient un jugement peut rapidement se révéler partielle et insuffisante : rien n’empêche un jugement d’heurter radicalement le sens commun à l’instar des relaxes dans les affaires médiatisées de viol ou de terrorisme. Ou alors, il faudrait montrer que les raisons qui l’ont conduit à adopter un tel jugement portent atteinte à l’impartialité du tribunal. La juridicisation de situations toujours plus nombreuses peut classiquement être interprétée comme le reflet d’un malaise social. Nous n’en restions pas moins dans une logique de litige. Dans la société du litige, il est néanmoins d’usage de dire qu’une mauvaise transaction vaut mieux qu’un bon procès. A l’inverse, la judiciarisation sur la base des droits de l’homme avec une remise en cause potentielle de toutes les règles adoptées caractérise la société du différend. Le procès devient la continuation du conflit par d’autres moyens. Cette judiciarisation contribue à rapprocher le système français du système américain : nous mesurons ici que le constat de l’unification des modes de consommation est peut-être accessoire comparée à cette mutation institutionnelle. Dans cette perspective, la société américaine est dès l’origine une société du différend, une société dans laquelle les questions de droit soulèvent par leur formulation des questions politiques. Elle peut donc indéniablement nous servir de modèle pour comprendre l’évolution de la France. En même temps, la société américaine est également confrontée à des phénomènes similaires à ceux identifiés en matière de dissémination des droits de l’homme, ce qui n’en rend la logique du différend que plus forte. Compte tenu de l’opposition entre le modèle français et le modèle américain exposé précédemment à partir des analyses de A. de Tocqueville, le passage de la société française dernier cas qu'ils déterminent cette décision. Tout homme qui fait de la politique aspire au pouvoir - soit parce qu'il le considère comme un moyen an service d'autres fins, idéales ou égoïstes, soit qu'il le désire « pour lui-même » en vue de jouir du sentiment de prestige qu'il confère ». - 304 - d’une société du litige à une société du différend se répercute sur l’ensemble du système judiciaire français. PARAGRAPHE 2 : CONSÉQUENCES SUR LE SYSTÈME JUDICIAIRE FRANÇAIS La mutation de la fonction juridictionnelle en France rapproche sensiblement le système français du système américain. La judiciarisation est d’ailleurs un travers dénoncé comme étant une manifestation de « l’américanisation de la justice française » 589. Pour autant, elle ne saurait être imputée à une simple influence médiatique des individus ; elle procède d’un changement profond dans la perception des droits de l’homme qui place au cœur de toutes les discussions le système judiciaire dans son intégralité. Il est donc légitime d’estimer que les règles en vigueur quant fonctionnement de la justice ne sont plus adaptées. La France maintient un système juridique à plusieurs niveaux dans lequel s’enchevêtrent en permanence les compétences techniques de chacune des juridictions. A partir du moment où chaque juge peut être amené à trancher non un litige mais un conflit formulé question de principe, il n’est pas certain que les procédures actuelles restent satisfaisantes. Sur le fond, le système juridique français, adéquat à une société du litige, se révèle structuralement en crise à l’heure du différend. Les différentes juridictions sont le reflet des diverses facettes de la juridicisation : tribunal de commerce pour le droit commerce, tribunal de la sécurité sociale pour les litiges en la matière, tribunal administratif pour les conflits avec l’administration….La spécialisation des droits propres à la division du travail a pour corollaire la spécialisation des tribunaux. Il en résulte d’innombrables problèmes de compétences entre les juridictions qui justifient que la France fasse l’objet de condamnation pour manquement au droit de tout individu à un procès équitable, sans compter bien sûr les éventuelles atteintes aux autres droits fondamentaux590. 589 Cf L. Cadiet, L’hypothèse de l’américanisation de la justice française, mythe et réalité, Archives de Philosophie du droit, n°45, 2001, p. 89-115. 590 Voici comment la Cour européenne des droits de l’homme expose cette dimension financière dans un document sur le contentieux en date de 2005 : « Si la plupart des arrêts de condamnation n’entraînent pas de conséquences financières importantes, le coût annuel du contentieux peut augmenter très fortement pour une année en raison d’un unique arrêt. Ainsi en 2005, le ministère de la Justice a été condamné à payer plus de 850 000 euros en application d’un seul arrêt (rendu dans l’affaire Merger et Cros, qui concernait l’inégalité de traitement entre enfants adultérins et enfants légitimes en matière d’héritage). En comparaison, un arrêt de constat de violation relatif à la procédure devant la Cour de cassation coûte en moyenne 1300 euros et un - 305 - En parallèle, l’unification autour des droits de l’homme a justifié que soit instauré en procédure pénale un pourvoi dans « l’intérêt des droits de l’homme591 ». La doctrine estime qu’un tel pourvoi devrait également voir le jour en matière civile592. Autrement dit, la dynamique européenne secrète des modifications profondes du droit internes qui contribuent à entretenir le conflit par delà un processus judiciaire déjà particulièrement long. Quant à la compétence nouvelle du Conseil constitutionnel, elle s’inscrit dans une procédure lourde qui cherche à maintenir les compétences respectives de la Cour de cassation et du Conseil d’Etat. Il y aurait donc au minimum trois Cours suprêmes à même de créer trois types de jurisprudence distinctes et dont l’unification du droit dépendrait finalement des solutions adoptées par la Cour européenne des droits de l’homme. Nous mesurons ainsi que la logique du différend s’immisce judiciairement dans celle du litige ; elle génère un coût financier indifférent aux changements politiques ; elle conduit soit à une radicalisation des positions politiques concernant la justice, soit au contraire à dissoudre la dimension politique des contentieux en privilégiant une approche managériale593. En matière de recrutement des juges, hormis les juges du Conseil constitutionnel qui font expressément l’objet d’une nomination politique, tout dépend de la nature des juridictions. Il est usuel de distinguer les juridictions paritaires comme les conseils de arrêt relatif à la durée d’une procédure judiciaire 7000 euros. Le chiffre indiqué ne concerne que le montant imputé sur le budget du ministère de la justice, d’autres ministères pouvant être également concernés ». 591 Article 626-1 Code de procédure pénale : « Le réexamen d'une décision pénale définitive peut être demandé au bénéfice de toute personne reconnue coupable d'une infraction lorsqu'il résulte d'un arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l'homme que la condamnation a été prononcée en violation des dispositions de la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ou de ses protocoles additionnels, dès lors que, par sa nature et sa gravité, la violation constatée entraîne pour le condamné des conséquences dommageables auxquelles la " satisfaction équitable " allouée sur le fondement de l'article 41 de la convention ne pourrait mettre un terme ». 592 Cf P.-Y. Gautier, De l’obligation pour le juge civil de réexaminer le procès après une condamnation par la Cour européenne des droits de l’Homme, Dalloz, 2005, p. 2773. 593 C. Vigour, Justice : l'introduction d'une rationalité managériale comme euphémisation des enjeux politiques, Droit et société n°63-64, 2006, p. 425-455. A la démonstration de l’auteur liée à la nature institutionnelle de la justice en tant que pouvoir politique, nous ajoutons la dynamique foncièrement politique de la logique du différend. Il nous paraît en effet insuffisant de jouer rhétoriquement sur les oppositions universitaires entre droit, politique et management à partir du moment où, comme nous l’avons souligné, les termes contentieux sont plurivoques et remettent en cause ses distinctions. - 306 - prud’hommes ou les tribunaux de commerce dans lesquels les magistrats sont désignés par leurs pairs et les juridictions de droit commun à l’instar des tribunaux d’instance ou de grande instance dont le recrutement des juges s’effectue par concours. La diversité des procédures de recrutement maintient l’apparence de problèmes séparés alors que tous renvoient en filigrane à l’inadéquation des règles actuelles avec la mutation des contentieux : - pour les juridictions de droit commun : la critique porte d’une part sur le fait que les candidats recrutés par concours n’ont pas forcément conscience de la spécificité de l’activité juridictionnelle – ils passent le concours de l’Ecole nationale de la Magistrature dans la foulée d’autres concours aussi divers que celui de Ecole Nationale de la Santé Publique, l’Ecole Nationale d’Administration594 ; d’autre part, la jeunesse des candidats les rendrait peut-être peu à même à se confronter aux nouvelles questions juridicopolitiques595 ; - pour le Conseil constitutionnel, un homme politique qui a siégé au sein de cette institution estime que l’enjeu politique des questions soulevées implique une modification complète du système des nominations et propose à ce titre des entretiens publics à l’image de ce qui existe aux Etats-Unis pour la Cour suprême596. C’est peut-être le point le plus criant : si notre système bascule vers la consécration d’une cour suprême597, il paraît incongru de maintenir un mode de nomination discrétionnaire dans laquelle les individus ne tirent leur légitimité que de leurs accointances avec les personnes qui les ont nommées. Cette dynamique ressort parfaitement de l’attention accordée, par exemple, à la personnalité des juges américains tant sur le plan 594 Cf M. Boninchi, C. Fillon, A. Lecompte, Devenir juge : Modes de recrutement et crise des vocations de 1830 à nos jours, Puf, 2008. 595 Cette critique récurrente du recrutement des magistrats doit cependant être relativisée à la lecture des rapports de l’Ecole Nationale de Magistrature sur les recrutements extérieurs – l’idée généreuse d’ouvrir le recrutement à des personnes plus âgées venant de milieux professionnels divers se heurte à une difficulté insurmontable : la nécessité de maîtriser le raisonnement juridique. Le journal de l’ENM, ENM Info, la lettre mensuelle de l’Ecole Nationale de la Magistrature, donne un très bon aperçu des différentes options auxquelles est confrontée cette profession. 596 Cf P. Joxe, op. cit. 597 M. Guillaume, Avec la Question Prioritaire de Constitutionnalité, le Conseil constitutionnel est-il devenu une Cour suprême ?, La Semaine Juridique Edition Générale n° 24, 11 Juin 2012, 722 : l’auteur distingue doctement entre Cour constitutionnelle et Cour suprême. - 307 - médiatique que sur le plan institutionnel : tous les juges les plus importants ont droit à une biographie, phénomène pour le moins inédit en France. Pour paraphraser M. Weber, le juge devient une sorte d’oracle vivant du politique598. Le processus de rapprochement entre la France et les Etats-Unis oblige en somme en permanence à prendre maintenant pour référence ce qui a longtemps été considéré comme un contre-exemple du point de vue français. Les juges français se sont évertués à imposer un style particulier dans la rédaction des arrêts pour autonomiser le champ juridique et le détacher fictionnellement des contingences politiques. Ils ont ainsi contribué volontairement à rendre le système hermétique pour continuer le processus de rationalisation juridique décrit par M. Weber. Ils sont à présent confrontés aux techniques de rédaction adoptées par les juges européens typiquement inspirés du modèle anglo-saxon et davantage adaptées à la société du différend : le jugement est accompagné des opinions minoritaires ou dissidentes comme pour indiquer l’état transitoire de la solution rendue et son éventuel changement au cours d’un prochain contentieux. Aussi bien le recrutement que les pratiques judiciaires deviennent ainsi sujets à débat dans un contexte pour le moins particulier : ceux qui sont les plus à mêmes à dénoncer l’influence de la société américaine sur la société française sont également ceux qui ont érigé les droits de l’homme en référence suprême au point d’entretenir le processus d’acculturation du système. Après avoir montré que notre époque marque la formulation juridique de la question religieuse par delà ses implications politiques, nous avons essayé de clarifier cette distinction entre politique et juridique. Loin d’être aisée, cette question nous a conduit à adopter un critère simple : la possibilité de se prévaloir d’un texte devant n’importe quel juge. Nous avons alors pu exposer comment la société française était passée d’une société du litige à une société du différend : la mutation institutionnelle a conduit à la désacralisation de la loi comme expression de la volonté générale incontestable mais surtout à la possibilité reconnu à tous de contester les textes en vigueur en termes de droits de l’homme. Ce faisant, nous avons défini la première caractéristique de la société du différend : la transformation du conflit en question de société pouvant être tranchée par n’importe quel juge. Cette transformation du conflit a un corollaire : un profond changement du fonctionnement du système juridique dont la consécration de la question prioritaire de constitutionnalité est à la fois le vecteur et le reflet. Nous avons ainsi montré que nombre de questions techniques comme celles relatives à l’organisation des juridictions ou la rédaction 598 Cf M. Weber, Sociologie du droit, Puf, 1986, p. 132 à propos du système anglais : « Même Blackstone qualifie encore le juge anglais d’oracle vivant ». - 308 - des arrêts rendus par les tribunaux matérialisent la transition d’une société du litige en une société du différend. Ce n’est pas un hasard si les questions prioritaires de constitutionnalité ayant eu un fort retentissement médiatique concernent le droit pénal et le respect de la présomption d’innocence. Dans un système juridique où les positions respectives se figent sur les droits de l’homme, nous avons montré que le renforcement de leur protection se traduisait par une prolifération du droit pénal. Les débats sur le respect de la présomption d’innocence599 illustrent ici la mutation du droit pénal, d’un droit régissant les situations pathogènes à un droit de résolution des situations quotidiennes. SECTION 2 : LE DROIT PENAL, D’UN DROIT DE SITUATIONS PATHOGENES A UN DROIT DE RESOLUTION DES CONFLITS QUOTIDIENS Le droit pénal est, par définition, l’expression d’un travail législatif en raison du principe de légalité qui traduit, par le biais de l’échelle des peines pouvant être infligées à la suite d’une infraction, la gradation que la société a effectué quant à la dangerosité du comportement de l’individu. Cette dimension intrinsèque permet, à l’époque de E. Durkheim comme maintenant, d’estimer que le droit pénal est le reflet des mœurs de la société. Le constat des changements de modalités de punition constitue d’ailleurs un élément déterminant dans l’identification du passage d’une solidarité mécanique à une solidarité organique. Le passage d’une société du litige à une société du différend ne modifie pas cette perspective. Il révèle en revanche un changement de perception du droit pénal : il n’est plus le droit qui encadre la criminalité définie comme un phénomène social ; il devient le droit par lequel les individus cherchent à résoudre leurs conflits quotidiens précisément en raison de ses caractéristiques. L’approche durkheimienne repose schématiquement sur une quantification des peines pour caractériser les changements d’une société à l’aune du droit pénal et de la distinction entre droit répressif et droit restitutif. Le passage d’une solidarité mécanique à une solidarité organique correspond à un changement dans la nature des peines et dans le poids grandissant du droit restitutif dans la régulation du lien social. Une critique classique consiste à relever que le développement de la solidarité organique ne met pas forcément fin à la solidarité mécanique, ce qui oblige à approfondir la compréhension du lien social d’un 599 Cf Cons. const., déc. 30 juill. 2010, n° 2010-14/22 QPC, « Est contraire à la présomption d'innocence et aux droits de la défense, la garde à vue qui n'est fondée sur aucun critère de gravité des faits qui la motivent et qui ne prévoit pas l'assistance effective de l'avocat ». - 309 - point de vue moins global et davantage centré sur les interactions entre les individus. La conceptualisation proposée par E. Durkheim et prolongée dans d’autres travaux présente ici, malgré ses limites, une différence fondamentale avec la démarche de M. Weber qui autonomise le droit au point de ne pas différencier systématiquement le droit pénal du droit civil : elle nous oblige à réfléchir sur la signification à accorder à la place que le droit pénal occupe dans notre société. Nous exposerons dans cette perspective trois distinctions entre société du litige et société du différend (paragraphe 1) pour ensuite, s’interroger sur les liens entre société du différend et violence en raison du fait que la violence a vocation à entraîner une réaction pénale (paragraphe 2). PARAGRAPHE 1 : ELÉMENTS DISTINCTIFS ENTRE SOCIÉTÉ DU LITIGE ET SOCIÉTÉ DU DIFFÉREND DU POINT DE VUE DE LA LÉGISLATION PÉNALE Il s’agit ici de préciser pourquoi l’expansion du droit pénal dans notre société contemporaine dont les fondements affirmés sont les droits de l’homme correspond à une société du différend et non du litige. En premier lieu, le lien précédemment établi entre développement de la référence aux droits de l’homme dans le contentieux et la pénalisation croissante de la vie sociale permet d’identifier la société du différend en raison des caractéristiques mêmes du droit pénal. Dans une société du litige, le recours à la sanction pénale est la conséquence d’un phénomène déviant. La dénonciation de la dérive sécuritaire repose sur la critique de l’assimilation des problèmes sociaux à des situations de déviance nécessitant un traitement pénal ; elle maintient donc l’illusion d’une société du litige. Pour autant, si la sanction pénale est le corollaire de la logique des droits de l’homme et du principe de non-discrimination, le droit pénal devient alors un autre mode de résolution des conflits. Il est à ce titre de plus en plus fréquent que des comportements répréhensibles puissent faire l’objet tant de sanctions civiles que de sanctions pénales. C’est le cas par exemple des discriminations ou du harcèlement sexuel ou moral en droit du travail. Le déplacement du contentieux civil vers le pénal est plus largement attestée par le renforcement des garanties des individus. A titre d’illustration, l’affirmation absolue d’un principe de droit à la vie privée du salarié dans l’entreprise contre la possibilité pour l’employeur de disposer des informations personnelles contenues sur l’ordinateur professionnel a justifié que le salarié soit à présent poursuivi au pénal pour abus de confiance. Le droit pénal en tant que tel reflète peut-être les valeurs d’une société ; la substituabilité avec la norme civile, les différents débats techniques sur la possibilité de cumuler une action au civil et au pénal, tendent plutôt à montrer que l’expression de ces valeurs dépend pour une large part de la manière dont les individus les perçoivent. A une argumentation en termes de droits de l’homme succède une argumentation pénale en raison de la force symbolique que la norme pénale continue d’incarner : le juge pénal ne se - 310 - prononce pas sur la validité des prétentions mais tranche entre deux qualifications antagonistes : coupable ou victime. L’antagonisme des qualifications pénales se substitue à l’antagonisme des thèses en présence soutenues par les parties au conflit. En second lieu, la croissance du droit pénal s’inscrit dans la dynamique de la société du différend en ce que celui-ci traduit l’impossibilité d’aboutir à une solution juridique acceptable par les parties qui mettrait fin au conflit. L’exemple pris par J.-F. Lyotard pour distinguer litige et différend, même s’il ne porte qu’indirectement sur une question d’identité en raison du caractère antisémite de la démarche de la personne poursuivie, à savoir le procès en responsabilité civile intenté à R. Faurisson pour ses propos révisionnistes, illustre parfaitement cette dynamique (c’est nous qui soulignons). En l’occurrence, l’argumentation de R. Faurisson a pour particularité de rendre la preuve civile impossible : le simple fait qu’un déporté témoigne confirme le postulat de sa thèse : s’il peut parler, c’est bien la preuve que les camps de concentration n’avaient pas pour finalité de tuer tous les juifs et que les récits des survivants ne sont pas une base solide historique pour rendre compte de ce qui s’est passé. Dès lors, dans ce genre de situations, la seule façon de trancher un dialogue impossible revient à imposer pénalement la vérité. Or, c’est précisément l’enjeu de l’argumentation religieuse de vouloir substituer ses prétentions à celles existantes. Le procès pénal permet ainsi de clore l’impossible dialogue en raison de la dangerosité de sa propagation, ce qui n’empêchera pas la personne condamnée de s’estimer victime d’une atteinte aux droits de l’homme. Il est certes bien évident que la facette judiciaire d’un conflit a pu prendre à travers l’histoire récente une dimension médiatico-politique notamment en matière pénale. C’est par exemple le cas de l’affaire Dreyfus, des procès durant la guerre d’Algérie des porteurs de valises ou des procès relatifs à la loi anti-avortement. La dynamique n’est cependant pas la même que celle que nous avons décrite à partir de l’exemple donné par le philosophe J.F. Lyotard. A chaque fois, l’impossibilité d’aller contre une décision de justice nécessite une médiatisation pour aboutir à une solution politique. Nous sommes sur des cas extrêmes ; la logique de rupture avec l’argumentation juridique classique théorisée par l’avocat J. Verges pour dénoncer les conditions mêmes du procès reste l’exception600. Aussi, dans tous les cas précités, le législateur change la loi, le pouvoir est à l’origine d’une procédure spéciale, ce qui permet la clôture de l’affaire. 600 J. Verges, De la stratégie judiciaire, Minuit, 1968. « La présentation est éloquente : En matière de défense politique, il y a toujours eu deux méthodes : les procès de connivence (Dreyfus, Challe) ou les procès de rupture (Socrate, Jésus). Les premiers sauvaient leur tête, les seconds gagnaient leur cause; la nouveauté, c'est qu'aujourd'hui ils peuvent en outre sauver leur tête ». - 311 - Comparativement, la loi sur le révisionnisme intervient en raison de l’impossibilité de trouver une solution judiciaire satisfaisante. Elle a été adoptée avant que le contentieux ne bascule de façon quasi-systématique dans l’invocation des droits de l’homme. Sa contestation ou sa justification permet de montrer comment nous sommes passés d’une argumentation propre à la société du litige à une argumentation caractéristique de la société du différend. La dénonciation de cette loi par ses opposants au nom de la recherche historique ou sa justification au nom des valeurs de la société renvoient à une argumentation propre à la société du litige. La contestation contemporaine sur le fondement des droits de l’homme illustre au contraire la dynamique du différend. Cette loi fait ainsi aujourd’hui l’objet d’une double contestation : - une contestation de principe sur le fondement de la liberté d’expression ; - une contestation liée à la logique européenne du contentieux de la Cour européenne des droits de l’homme : puisqu’il n’y a que sept pays en Europe qui ont adopté une loi contre les thèses révisionnistes, peut-on soutenir que les condamnations prononcées sur ce fondement soient compatibles avec « les exigences de la vie dans une société démocratique » 601 ? Dans la société du différend, nous partons d’un conflit qui oppose deux conceptions radicalement antagonistes des enjeux de la solution qui peut être rendue. Le débat sur l’avortement peut constituer ici un exemple type. Le Conseil constitutionnel a refusé de censurer la loi sur le fondement de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789602. Les opposants ont continué de manifester leur opposition. En 1993, le législateur adopte une norme pénale pour mettre fin au débat impossible et réprimer les manifestations des opposants dans les hôpitaux pratiquant les avortements : le délit d’entrave à l’interruption volontaire de grossesse. Ces conceptions antagonistes renvoient, à présent, de façon récurrente, aux différences de logique entre la Déclaration de 1789 et celle de la Déclaration de 1948. Faute de pouvoir arbitrer, le législateur adopte une norme pénale qui fixe les positions à un moment donné tout en sachant parfaitement que la solution adoptée n’est peut-être que transitoire. 601 Pour une synthèse des arguments en faveur de l’abrogation de cette loi, R. Dhoquois, Les thèses négationnistes et la liberté d'expression en France, Ethnologie française, n°36, 2006, p. 27-33 ; pour l’état du droit positif sur le sujet au niveau de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, D. Roets, Epilogue européen dans l’affaire Garaudy : les droits de l’homme à l’épreuve du négationnisme, D., 2004, pp. 240-244. 602 Décision n° 74-54 DC du 15 janvier 1975. - 312 - A travers ces deux exemples, nous pouvons constater que la société de litige n’exclut pas par principe que des différends puissent s’exprimer. C’est semblable en cela à la persistance de parcelles de solidarité mécanique dans une société alors même que l’analyse de son corpus juridique attesterait davantage d’une solidarité organique. Ces deux exemples permettent aussi de comprendre le lien entre renforcement de l’identité religieuse603 au nom des droits de l’homme et généralisation de la logique de différend au point de modifier la perception de la règle pénale dans la société contemporain. Quoi qu’il en soit, si la logique de différend pouvait être présente dans une société de litige, il n’y a pas de raison que la logique du litige puisse continuer de se manifester dans une société de différend en dépit d’un changement d’ensemble du droit positif604. Nous sommes en présence d’une tension permanente dont la référence aux accommodements raisonnables sur laquelle nous reviendrons se veut un mode de résolution. Tout au moins, et c’est peut-être un troisième facteur de la pénalisation de la société contemporaine notamment pour réprimer les pratiques religieuses, la norme pénale, dans sa composante actuelle, n’admet pas les dérogations. Le droit pénal est l’incarnation de la dimension universelle des droits de l’homme, c’est-à-dire le principe de légitimité qui s’est substitué à la légitimité religieuse605. N’est-ce pas en effet le droit pénal non distinguable du droit civil qui caractérise une législation d’inspiration religieuse avec son échelle de châtiments corporels606 ? Historiquement d’ailleurs, le mouvement des Lumières a pour figure centrale le juriste Beccaria, auteur du traité Des délits et des peines. La structure 603 Sur la loi sur le révisionnisme, même si le propos peut paraître excessif, il correspond à l’expression contemporaine de l’identité juive, cf P. Nora, Mémoire et identité juives dans la France contemporaine, Le Débat , n° 131, 2004, p. 20-34, spec. p. 23. « La Shoah a travaillé dans le sens d’une profonde historicisation – même si elle-même s’est au contraire largement déshistorisée – et d’une intense laïcisation du judaïsme ; dans le sens d’une puissante affirmation de son exigence morale. Elle a fait du foyer même de l’identité juive le noyau central de l’idéologie contemporaine ». 604 Cf E. Durkheim, De la division du travail social, 1893, ed. uqac, note 46, fin du livre 3 : « Mais il peut très bien se faire que, dans une société en particulier, une certaine division du travail et, notamment, la division du travail économique, soit très développée, quoique le type segmentaire y soit encore assez fortement prononcé (...) Et l’auteur de conclure : Le principe que nous avons posé est donc vrai d'une manière très générale, et cela suffit à notre démonstration ». 605 Cf sur cette présentation dont nous ne partageons que l’expression, M. Gauchet, Du bon usage des droits de l'homme, Le Débat, n° 153, 2009, p. 163-168. 606 Cf E. Durkheim, op. cit. - 313 - même du droit pénal avec son échelle des peines fondée sur l’idée de réhabilitation du délinquant caractérise la norme détachée de la religion – il n’y a pas de prédestination dans le droit pénal. Le scandale médiatique que suscite l’approbation par certains dignitaires religieux musulmans de la lapidation est la traduction pratique de cette différence de fondement607. Il est donc logique que cette norme soit le référent de la lutte contre les pratiques religieuses. Ainsi, le droit pénal, loin d’être le simple reflet des valeurs de la société, devient dans la société du différend, la norme qui traduit les conflits de valeurs dans la société608. Nous avons identifié trois causes à cette mutation : l’extension du principe de non-discrimination au nom des droits de l’homme ; la nécessité de trancher le différend afin de mettre fin au conflit ; la logique même de la modernité qui a détaché le droit pénal de sa structuration religieuse pour le rattacher aux droits de l’homme. A ces éléments s’ajoute un phénomène distinct : la violence en raison du fait que, dans un Etat de droit, elle doit logiquement générer une réaction d’autant plus que les comportements violents ont toujours fait l’objet d’une répression. D’où la nécessité de réfléchir sur le lien entre société du différend et violence. PARAGRAPHE 2 : LA VIOLENCE DANS LA SOCIÉTÉ DU DIFFÉREND Nous voudrions montrer en quoi la société du différend sécrète une dynamique de violence susceptible d’accentuer le poids du droit pénal dans la société. Il s’agit ici non pas du droit pénal généré par la société du différend mais de celui résultant de la commission d’infractions constituant les comportements habituellement réprimés dans les sociétés comme les atteintes aux biens et aux personnes. Le différend a pour fondement l’incompréhension réciproque et la défiance à l’égard de la norme commune. Si les individus ne croient plus en la justice, ils deviennent plus enclins 607 On renverra essentiellement au texte à l’origine de cette polémique H. Ramadan, La charia incomprise, Le Monde, 10 septembre 2002 : « Les musulmans savent que la nature leur est soumise autant qu'ils se soumettent à Dieu, mais qu'elle se rebelle en revanche contre eux s'ils enfreignent les lois du Tout-Puissant. Ils ont la certitude que l'homme ne peut se suffire à lui-même, et que la libération des murs est à l'origine d'une incommensurable détresse qui touche des millions d'individus. Qui donc aurait le droit de le leur reprocher ? » (c’est nous qui soulignons). 608 Nous pouvons voir la même logique se déployer à l’échelon international avec le recours à la Cour pénale internationale. Les pays de la Ligue arabe, très influents au sein des Nations Unies refusent massivement d’adhérer au traité de Rome, le droit pénal étant effectivement la traduction des droits de l’homme. - 314 - à la violence. Il y a ici plusieurs manifestations contemporaines de violence propres à la société du différend. Tout d’abord, certains auteurs estiment que des individus adoptent un comportement violent tout simplement car ils ne maîtrisent pas les codes linguistiques communs. Nous sommes clairement dans un processus d’incompréhension. La violence de ces personnes contre les biens et les personnes formaliserait leur réaction à la violence symbolique que leur infligeraient les institutions609. Dans cette perspective, l’identification des auteurs de ces violences avec les populations issues de l’immigration résulterait d’un défaut d’intégration. Nous pensons au contraire que cette analyse participe d’une société du litige et non du différend. En effet, nous avons montré que ces mêmes populations disposent d’un statut quasi-institutionnalisé de victimes tant par leur situations de minoritaires que des prétentions formulées par des mouvements déjà invoqués comme les Indigènes de la République. Pour reprendre la terminologie de J.-F. Lyotard, ces personnes ont subi un tort et non un dommage : il n’y a donc pas de possibilité de réparation, ce qui ouvre logiquement la voie à la violence. Les émeutes ou violences urbaines, pour reprendre le qualificatif usité, trouvent en permanence des instances légitimatrices qui n’en rendent que plus impossible l’acceptation de l’issue du procès. Nous sommes ainsi confrontés aux deux facettes du discours généralement tenus pour rendre compte de la situation de ces personnes : - invocation de la logique juridique des droits de l’homme et de son corollaire la nondiscrimination pour faire valoir ses droits ; - invocation d’une argumentation politique pour dénoncer la répression de leurs comportements. Il y a ici une généralisation de la logique du différend par la confusion auto-entretenue entre le juridique et le politique dont le déploiement facilite la contestation systématique de toutes les règles sociales. Ensuite, la violence peut être l’expression d’un mode de construction de l’identité. Comme l’explique un auteur à partir de travaux issus de la sociologie américaine, « les jeunes placés dans des situations interculturelles sont nécessairement confrontés à un dilemme identitaire lié à leur double appartenance culturelle, ce dilemme pouvant se traduire de manières différentes, dans des stratégies identitaires, l’engagement dans la 609 M. Wieviorka, (sous la direction de), Violence en France, Seuil, 1999. - 315 - délinquance, des pratiques à risque, des souffrances voire des pathologies » 610. L’analyse introduit ici une nuance de degré mais non de nature compte tenu du fait qu’elle porte globalement sur les mêmes personnes mais pas uniquement611. Cette double dimension qui oscille en permanence entre l’explication et la justification des comportements criminels trouve en outre dans l’islam un discours théologique susceptible de cautionner les violences les plus extrêmes. L’adoption d’une conception extensive du dihad permet à tout musulman de se sentir investi d’une mission612. Si nous suivons l’historique du rôle que doit jouer la violence dans l’islam au cours du XXème siècle tel que retracé par G. Kepel, nous ne pouvons que relever la concomitance entre d’un côté un Occident qui change sa perception des droits de l’homme au cours des années 1980 et surtout 1990-2000 et, de l’autre, des religieux qui admettent le recours à la violence face à des buts politiques non-circonscrits à la simple conquête du pouvoir dans un lieu donné. La logique individuelle de l’un a pour contrepoint la logique individuelle de l’autre. Le militant musulman peut être comparé au partisan tel que défini par C. Schmitt : « Le partisan moderne n’attend de son ennemi ni justice ni grâce. Il s’est détourné de l’hostilité conventionnelle de la guerre domptée et limitée pour se transporter sur le plan d’une hostilité différente qui est l’hostilité réelle, dont l’escalade, de terrorisme en contreterrorisme, va jusqu’à l’extermination » 613. Nous mesurons ainsi la capacité de légitimation de la religion dans la justification de la violence. Il est difficile d’identifier l’impact des discours religieux sur les comportements des individus ; il est également difficile d’estimer que le discours religieux contient dès ses origines une cohérence sur la question du recours à la violence. La discussion que rapporte G. Kepel sur les hésitations dans la doctrine islamique en matière de détermination des contours du djihad et de ses modalités614 confirme l’a priori de P. Veyne sur les idéologies : elles servent davantage à justifier et à se justifier. Restent in fine un ensemble de comportements répréhensibles sur lesquels peuvent se greffer différents discours dont la 610 F. Sicot, Conflits de culture et déviances des jeunes de banlieue, Revue européenne des migrations internationales, n°23, 2007, p. 5. 611 Cf E. Bourdieu, Dialogues sur la violence, in sous la direction de P. Bourdieu, La misère du monde, Seuil, 1991, p. 737-751 à propos d’un videur de boîtes de nuit issu d’un milieu social plutôt bourgeois. 612 Cf G. Kepel, Les stratégies islamistes de légitimation de la violence, Raisons politiques, n°9, 2003, p. 81- 95. 613 C. Schmitt, La notion de politique, la théorie du partisan, Calmann-Levy, 1970, p. 213. 614 Idem. - 316 - teneur comme l’expression contemporaine érige la violence en élément constitutif de la société du différend. L’islam dans cette perspective présente une forte plasticité : on peut y voir, bien évidemment, une religion dont la question centrale porte sur la réception des pratiques qu’elle définit dans une société dont elle ne constitue pas la religion majoritaire. On peut aussi y lire un programme de prise de pouvoir pour déchiffrer les comportements religieux de contestation de l’ordre institutionnel ; on peut enfin l’analyser comme une idéologie et faire le chemin inverse de celui réalisé par J. Monnerot : ce n’est plus le communisme qui correspond à l’islam du XXème siècle615 mais le contraire. Les trois niveaux de discours ont tendance à se greffer les uns sur les autres et disposent de soutiens textuels. Les discussions sur les valeurs de cette religion sont alors difficiles à mener au point de renvoyer chacun des protagonistes dans sa sphère. Toutes choses étant égales par ailleurs, la situation n’est pas très différente de celle du parti communiste français face à l’époque aux exactions de l’Union soviétique : toute critique mettait fin à l’unité du dogme. Nous nous retrouvons finalement confrontés à une violence qui couvre aussi bien celle de droit commun que la violence qualifiée pénalement de terroriste. Elle contribue à entretenir le recours au droit pénal par les autorités étatiques afin d’assurer la fonction classique du maintien de l’ordre. Comme cette violence peut en outre présenter différents niveaux de justification, elle constitue une forme de « réponse » à celle qualifiée de symbolique résultant de la mutation de la fonction du droit pénal. D’où un schéma réflexif dans lequel la violence engendre la violence dans un contexte juridique marqué par les droits de l’homme. Nous disposons ainsi d’une nouvelle preuve du caractère fictionnel de plus en plus patent inhérent au processus contemporain de judiciarisation de notre société : ce n’est pas parce que la société est plus imprégnée de droit qu’elle génère moins de violence ; ou du moins à supposer qu’elle en génèrerait moins, les formes que prend celle-ci à notre époque renvoient à des logiques sociales fortes de contestation de l’ordre social indépendamment de tout projet politique que l’on pourrait qualifier de logique de terreur. Nous cumulons donc sur deux plans distincts qui interagissent l’un avec l’autre en permanence la judiciarisation et la pénalisation croissante de notre société. Nous retrouvons à ce stade la logique de l’Etat pénal précédemment exposée : l’Etat pénal est une manifestation de l’ampleur prise par les droits de l’homme dans la société contemporaine. Nous pouvons à présent traduire ainsi : l’Etat pénal est la forme étatique de la société du différend là où l’Etat social ou Etat-providence formalise la société du litige. Par delà la dimension économique, il y aurait un lien entre l’homogénéité de population 615 Cf J. Monnerot, Sociologie du communisme, ed. Libres Hallier, 1979. - 317 - d’un pays et le développement de l’Etat-providence616. A l’identique, le sociologue R. Putnam a, dans une enquête remarquée exposé les corrélations suivantes617 à partir d’une enquête menée auprès de trente mille personnes dans quarante et une localités des ÉtatsUnis. Plus la diversité ethnique est élevée : - moins les citoyens font confiance aux gouvernements, aux dirigeants et aux médias locaux, - moins les taux d’enregistrement sur les listes électorales sont élevés, - moins les gens sont bénévoles ou donnent aux organismes de charité, - moins les citoyens sont enclins à participer à des projets communautaires. Les débats sur l’avenir de l’Etat-providence ne seraient donc pas uniquement liés aux problèmes économiques de financement des dépenses mais aux conditions structurelles d’existence même d’un tel déploiement des activités étatiques. Au terme de ce chapitre, nous pouvons synthétiser les différentes caractéristiques précédemment exposées entre la société du différend et la société du litige. Dans la société du différend, tout conflit se double d’un conflit institutionnel : chaque individu dispose de la faculté de contester la norme applicable devant n’importe quel juge ; le juge devient l’organe susceptible de trancher juridiquement des questions politiques comme en témoigne le passage des droits de l’homme d’un champ à un autre. Il y a donc un déplacement institutionnel qui matérialise le processus de dépolitisation résultant de la mutation des droits de l’homme en règles juridiques et qui se traduit par un processus permanent de judiciarisation. Il induit à terme une modification des règles relatives au fonctionnement de l’institution judiciaire. 616 A. Alesina, E. L. Glaeser, Combattre les inégalités et la pauvreté. Les États-Unis face à l’Europe, Flammarion, 2006, spéc. p. 270, « L’Europe s’étant diversifiée davantage, les Européens se sont montrés de plus en plus réceptifs à la même forme de démagogie raciste et antisociale qui a si bien fonctionné aux ÉtatsUnis. Nous verrons si le généreux État providence européen pourra réellement survivre dans une société hétérogène ». 617 R. Putnam, E pluribus unum : diversity and community in the twenty-first century, Scandinavian Political Studies 30, 2007, pp. 137-174 - 318 - Dans la société du différend, le droit pénal change de fonction. Il est toujours possible d’y lire le reflet des valeurs de notre société. Son utilisation par les individus, son déploiement quotidien en raison du principe de non-discrimination érigent toutefois cette branche du droit en l’un des éléments majeurs de la société du différend par opposition à la société du litige dont les fluctuations en cette matière relèvent des problèmes sécuritaires. A un conflit sur lequel les parties ne peuvent se mettre d’accord tant sur la solution que sur les règles à même d’y mettre fin, le droit pénal substitue une logique binaire imparable : soit la personne est coupable, soit elle est victime. Qui dit extension du droit pénal renvoie non seulement à l’évolution de l’Etat mais aussi à celle de la société : le substrat social se modifie, la dimension politique des relations également. C’est pourquoi, même si l’articulation peut paraître artificielle en raison des interactions permanentes entre les institutions et les individus, les distinctions institutionnelles ont pour pendant de fortes distinctions substantielles entre la société du litige et la société du différend. - 319 - CHAPITRE 2 : ELÉMENTS DISTINCTIFS ENTRE SOCIÉTÉ DU LITIGE ET SOCIÉTÉ DU DIFFÉREND : L’APPROCHE SUBSTANTIELLE Par substance, nous entendrons ce qui est moins tangible que le changement institutionnel précédemment exposé dont la mutation du contentieux comme l’augmentation quantitative des normes pénales constituent des éléments objectivement quantifiables. Il s’agit ici de préciser les contours des nouvelles relations sociales dans une société dans laquelle les textes, notamment ceux en matière de droits de l’homme, jouent un rôle prépondérant. Pour reformuler l’idée de fiction à laquelle nous avons recouru à plusieurs reprises afin d’expliquer le décalage entre le recours croissant à la règle et la réalité, nous dirions que ce ne sont pas les textes qui sont le reflet de la société mais la société qui devient le reflet des textes. L’approche est ici volontairement exagérée en raison du choix méthodologique au fondement de cette recherche : les textes, par leur antériorité, par les valeurs qu’ils incarnent, sont l’élément déterminant à l’origine de la présente mutation618. C’est donc parce que les textes engendrent une nouvelle répartition des pouvoirs mais surtout une extension considérable du droit pénal qu’il en découle une modification de l’articulation entre sphère publique et sphère privée (section 1). Nous nous poserons alors la question de l’éventuelle identité entre société multiculturelle et société du différend de façon à confronter la distinction entre différend et litige aux notions généralement usitées pour décrire la forme de société dans laquelle nous vivons (section 2). SECTION 1 : DE LA MODIFICATION DE L’ARTICULATION ENTRE SPHERE PUBLIQUE ET SPHERE PRIVEE 618 Cf S. A. Salvaggio, Das Luhmann der Gesellschaft De la fin de l’authorship au recyclage cognitif, Recherches Sociologiques, n° 27, 1996, p. 1-8, spec. p. 2 : « La théorie des systèmes sociaux autopoïétiques enseigne à cet égard que la sociologie vise à observer/décrire le système social de la société moderne. Une telle analyse entretient un rapport circulaire avec son objet; elle ne peut en effet advenir que dans la société. Ce projet toutefois ne se fonde encore sur aucune définition de son objet puisque rien n’est dit sur la société et son système alors qu’on se réfère à eux pour définir ce que la sociologie fait ». - 320 - Selon le philosophe J. Freund, la distinction entre sphère publique et sphère privée constitue une des manifestations de l’essence du politique, c’est-à-dire comme une des orientations vitales ou catégoriques de l’existence humaine, sans laquelle l’être humain ne serait plus lui-même » 619. Cette approche phénoménologique transcende les manifestations historiques ; elle oblige à ne pas tenir pour acquis la manière dont un équilibre a pu se figer à une époque donnée. Dans ce cadre, E. Durkheim pose implicitement la problématique de la vie privée, même s’il n’utilise pas expressément et systématiquement cette notion. La question classique, « Comment se fait-il que, tout en devenant plus autonome, l'individu dépende plus étroitement de la société ? » 620 peut ainsi être lue comme une réflexion sur la problématique classique du politique – équilibre sphère privée/sphère publique – à l’heure de la division du travail. A l’identique, à partir du moment où nous estimons que la fonction du droit pénal n’est plus la même en raison des caractéristiques contemporaines de son accroissement, il est légitime de s’interroger sur les nouvelles facettes de l’articulation entre sphère publique et sphère privée. Le droit pénal n’existe en effet que par sa mise en œuvre étatique. Multiplier les infractions revient à multiplier les possibilités d’intervention de l’Etat, ce qui explique la difficulté d’aboutir à une procédure pénale équilibrée notamment en matière de perquisitions et de visites domiciliaires, bref d’hypothèses où l’Etat pénètre dans la sphère privée. Cette interrogation est d’autant plus légitime qu’est à présent admis le principe de l’expression publique de la religion et que les droits de l’homme sont devenus le fondement de la légitimité de la réglementation pénale desdites manifestations. Sur ces deux facettes, nous montrerons que la société du différend, comparée à la société du litige, casse l’illusion de la référence à la laïcité pour rendre compte de l’équilibre entre sphère publique/sphère privée (paragraphe 1) et érige les droits de l’homme en véritable religion séculière (paragraphe 2). PARAGRAPHE 1 : CONSÉQUENCES DE LA NOUVELLE FORMULATION DES QUESTIONS RELIGIEUSES : VERS UNE REMISE EN CAUSE DU PRINCIPE DE LAÏCITÉ Nous avons plusieurs fois souligné que la conception actuelle de la religion a singulièrement évolué : la liberté religieuse ne se limite plus à une simple croyance mais couvre également le droit de pratiquer en public. Il se produit une nouvelle forme de conflit qui repose essentiellement sur la différence de légitimité des parties en présence. L’impossibilité de privilégier l’une sur l’autre aboutit à ce que, d’un côté, le juge prenne des décisions disposant d’un fort impact politique, au sens où elle concerne l’ensemble de 619 J. Freund, L’essence du politique, Sirey, 1965, p. 4-5. 620 E. Durkheim, op. cit. - 321 - la société et, de l’autre, le législateur à imposer une conception des choses pour mettre fin au conflit de légitimité. La laïcité n’est plus adéquate pour rendre compte de ce nouvel équilibre. Elle est clairement le symbole d’une société du litige (1) dont la contestation ou reformulation sont symptomatiques des difficultés d’adaptation à une société du différend (2). 1) LA LAÏCITÉ COMME SYMBOLE D’UNE SOCIÉTÉ DU LITIGE La laïcité permet de caractériser la société du litige ; elle présuppose une suprématie étatique tant par rapport au pouvoir confessionnel que par rapport aux différentes religions621. Elle n’est plus à même aujourd’hui de régir des relations sociales fondées à l’inverse sur la suprématie de l’individu par le biais des droits de l’homme. En premier lieu, nous remarquerons que la laïcité est absente des textes internationaux, tant ceux émanant des Nations Unies que de l’Europe. Il y a ici une exception française que la logique de l’imitation propre d’une part à la comparaison permanente que génère le droit européen entre les pays et, d’autre part la dynamique de propagation jurisprudentielle placent en sursis. En second lieu, il n’est pas certain que les institutions soient pleinement convaincues du principe de laïcité et ne contribuent pas à en faire une source de différend. Il n’est plus possible de soutenir que la religion est une croyance relevant de la sphère privée puisque les droits de l’homme dont dispose l’individu affirment précisément le contraire. Les institutions tentent alors d’imposer une conception normative de la religion qui contribue à alimenter la contestation de la norme étatique. Le rapport de la Commission Stasi en 2003 s’inscrit parfaitement dans cette dynamique. Cette commission avait pour objectif de réfléchir sur « les exigences concrètes » du principe de laïcité. Pour reprendre ses conclusions, la conception de la laïcité ne peut plus se réduire à la neutralité de l'Etat ; « par rapport au contexte de 1905, la société française a changé : l'emprise de l'église catholique n'est plus perçue comme une menace. La laïcité se retrouve au cœur du pacte républicain 621 Sur les critères de cette conception de la laïcité, E. Poulat, Notre Laïcité publique, Berg International, 2003. - 322 - en des termes nouveaux622 ». Tenir compte de ce changement de contexte serait donc indispensable pour « vivre ensemble, construire un destin commun623 ». Selon la Commission Stasi, le corpus juridique de la laïcité découle, pour reprendre le terme consacré, de « la grande loi » du 9 décembre 1905 complétée par celle du 2 janvier 1907 sur l'exercice public des cultes624. Elle ignore cependant que ces deux textes ont pour point d’ancrage la loi du 13 juillet 1906 relatif au repos hebdomadaire fixé en l'occurrence le dimanche. Cette loi marque une rupture capitale dans l'évolution du droit du travail pour les raisons suivantes : le jour du repos est indistinctement accordé à toutes les catégories de travailleurs, hommes, femmes ou enfants ; il échappe à la détermination de l'employeur, ce qui permet au salarié de constituer une sphère privée distincte de sa vie professionnelle. Si l’individu souhaite utiliser son temps de repos pour aller à l'Eglise, il est libre de le faire. Effectivement, l'Etat ne lui impose aucune obligation en la matière. C’est uniquement par ce biais qu’il assure le respect des droits individuels des personnes dans l’association laïque625. A l’identique, ce que l’on a appelé la laïcité ouverte dont la loi de 1959 sur l’école constitue la facette la plus connue626, s’inscrit dans un contexte où, faute de possibilité pour les individus de contester la norme commune, l’Etat aménage les rapports respectifs qu’il entretient avec les cultes et leurs manifestations. Si, certaines communautés, comme la communauté juive, ont pu profiter de ce contexte, c’est d’abord et avant tout en raison d’un cadre que l’autorité étatique pouvait aménager sans avoir à se soucier du respect des multiples intérêts individuels. Bref, pour que la liberté de conscience puisse s'exercer, il faut que l'Etat garantisse les conditions de possibilité d'une sphère privée qui échappe non seulement à son autorité mais également à celle d'autres pouvoirs. A présent, l’expression « laïcité ouverte » est davantage utilisée pour légitimer non l’aménagement des conditions 622 Commission sur l’application du principe de laïcité dans la République, Rapport remis au Président de la République remis le 11 décembre 2003, p. 17. 623 op. préc., p. 17. 624 op. préc., p. 19. 625 Cf C. Kintzler, Laïcité et philosophie, in Archives de philosophie du droit, n°48, 2004, p. 43-56, spéc. p.47. « Dans une cité laïque, la proposition « je ne suis pas comme le reste des hommes » non seulement est possible, mais qu’il faut la placer au fondement de l’association ». Et l’auteur de poursuivre : « en entrant dans l’association, je vous demande de m’assurer que je pourrai être comme ne sont pas les autres, pourvu que je respecte les lois, lesquelles ne peuvent avoir d’autre fin ultime que de m’assurer ce droit ». 626 Sans être exhaustif, on rattachera à cette ouverture, la possibilité pour les représentants du culte d’être salarié par leur congrégation, la possibilité de déduire les dons faits aux congrégations…Pour une synthèse, A Mestre, La Loi de Séparation, Études, n° 402, 2005, p. 607-617. - 323 - d’exercice des cultes mais la reconnaissance de toutes les manifestations individuelles de la religion627. Ou comment, encore et toujours, les mêmes mots changent de sens selon le contexte dans lequel ils sont invoqués. Dans cette perspective, le rapport Stasi participe d’une réflexion sur l’exercice des droits et non sur leurs conditions d’exercice et témoigne du changement d’approche institutionnel. Il autonomise la question religieuse des conditions d’exercice des cultes dans la société. Faute d’établir un lien avec la reconnaissance institutionnelle des conditions d’exercice des droits, ce rapport disjoint la vie privée du temps de repos et favorise l'éclatement du contentieux concernant la pratique religieuse. Certes, les juifs ou les musulmans pratiquants ne sont pas concernés par le repos dominical. Ils n’en sont pas moins les victimes collatérales de ce mouvement de disjonction entre vie privée et repos qui rend incompréhensible la sacralité de leur jour de repos à une époque où les nouvelles technologies permettent de travailler n’importe où et surtout n’importe quand. Cette conception réductrice de l’intervention de l’Etat en matière religieuse permet de comprendre ce que certains auteurs ont systématisé comme la formulation étatique d’une question raciale ou religieuse en substitution à la question sociale. L’idée est la suivante : l’Etat privilégie la dimension culturelle des revendications pour compenser son inaction sociale628. Il est bien évident que l’islam, compte tenu des données démographiques rappelées précédemment, change la morphologie religieuse de la France. Mais, là encore, les pratiquants de cette religion ont évolué dans un cadre juridique différent fondé sur l’individualisation des droits, non sur une conception politique de la question religieuse 627 Cf la définition présente de la laïcité ouverte dans H. Péna-Ruiz, Histoire de la laïcité : textes et documents, Flammarion, 2003 : « Notion polémique tournée contre la laïcité dont elle suggère qu’appliquée rigoureusement elle serait un principe de fermeture. Or c’est le contraire qui est vrai, puisque la laïcité sans épithète délivre la sphère publique de toute tutelle et de toute fermeture dogmatique, en l’affranchissant de la mainmise d’une option spirituelle particulière, qu’elle soit celle de la religion ou celle de l’athéisme. Dans la bouche de certains détracteurs de la laïcité, « ouvrir la laïcité » signifie restaurer des emprises publiques pour les religions. Une confusion est faite entre l’expression des religions dans l’espace public et emprise des religions sur l’espace public. La première est compatible avec la laïcité, comme l’est aussi l’expression des humanismes athée dans l’espace public. La seconde ne l’est pas, car elle consacre un privilège, bafoue la distinction juridique privé- public, et compromet l’universalité de la sphère publique. Il faut donc démystifier cette notion, et saisir le rejet inavoué de la laïcité qu’elle a pour charge de travestir en « rénovation » de celle- ci. Parle-t-on de « droits de l’homme ouverts », de« justice ouverte »? » 628 E. Fassin, D. Fassin, De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, La Découverte, 2006. - 324 - découlant d’une intervention de l’Etat exempte de toute contestation. L’autonomisation de la question religieuse sous l’égide des droits de l’homme renvoie ainsi l’individu à luimême et le disjoint de la collectivité faute pour celle-ci de définir un cadre adéquat à l’exercice de ses droits. La laïcité n’est plus comme dans la société du litige le cadre d’exercice des religions ; elle devient le vecteur normatif des comportements dans la société du différend. 2) LA LAÏCITÉ COMME VECTEUR NORMATIF DES COMPORTEMENTS DANS LA SOCIÉTÉ DU DIFFÉREND Les institutions ont voulu maintenir sous le vocable laïcité une conception radicalement différente de celle initialement conçue en mettant l’accent sur les comportements et non plus sur les conditions d’exercice des religions. C’est ce dont témoigne la proposition faite par la commission Stasi de rendre fériés le jour de Kippour ainsi que la fête de l’Aïd pour les musulmans. De prime abord, la commission cherchait à consacrer la pluralité des identités religieuses présentes sur le territoire français qui ne se reconnaissent pas dans le calendrier républicain rythmé par les fêtes catholiques. Cette proposition n’a pas été retenue ; elle heurtait de front le discours productiviste du gouvernement de l’époque qui ne pouvait d’un côté dénoncer les 35 heures et de l’autre introduire deux nouveaux jours fériés dans le calendrier. C’était cependant son seul aspect positif que de vouloir augmenter le nombre de jours de repos. Car, hormis cette perspective, cette proposition privilégiait de facto une forme de pratique religieuse sur une autre. Pour s’en tenir aux juifs, elle limitait la pratique du judaïsme au seul respect d’un jour de fête dans l’année. Elle érigeait la figure du Juif de Kippour en idéal-type républicain. Cette catégorie de Juif ne marque effectivement de véritable rupture que ce jour dans l’année. Elle ignore les autres fêtes juives du calendrier ainsi que le repos sabbatique hebdomadaire. Elle incarne finalement l’aboutissement d’une conception de la laïcité négatrice des droits de l’individu pratiquant. On comprend mieux pourquoi les instances religieuses ne se sont nullement réjouies de cette « avancée », d’autant plus qu’elles n’avaient rien demandé629. 629 Par cette proposition, la Commission a montré son ignorance de la pratique religieuse. Les obligations religieuses qui incombent au croyant commencent l’après-midi qui précède le jour de jeûne. De sorte que, par définition, le caractère férié de ce jour n’est nullement suffisant pour permettre à une personne qui souhaiterait effectivement marquer la sacralité de ce jour de respecter sa religion. - 325 - Le discours institutionnel sur les religions implique que les individus se conforment à la conception de la religion que la société développe à propos de leurs pratiques. Pour reprendre le propos d’un auteur, « le paradoxe est que le formatage du religieux qui se pratiquait naguère pour mieux assurer la domination, dans une perspective d’homogénéisation territoriale et politique, en général à partir d’un projet national, se fait aujourd’hui dans une perspective de « droits de l’homme630 », de liberté religieuse et de multiculturalisme ». En effet, « démocratisation et théorie des droits de l’homme tendent à uniformiser la définition du religieux (tout comme celle de minorité) pour traiter toute personne sur un pied d’égalité 631». La démonstration mérite cependant d’être nuancée en raison de la dynamique du processus décrit : - nous sommes en présence d’un formatage qui découle d’une logique contentieuse et non d’une mise en place institutionnelle ; - dans une logique contentieuse structurée autour des droits de l’homme, nous perdons tout référent institutionnel ou communautaire – par exemple, les institutions musulmanes peuvent bien se montrer sceptiques sur l’existence d’une obligation religieuse pour les femmes de se vêtir du voile intégral, elles ne peuvent empêcher que des femmes essaient de contester la norme dominante sur le fondement des droits de l’homme632 ; - comme l’institution étatique promeut une conception de la religion conforme à ses visées, elle crée elle-même la logique du différend, c’est-à-dire la contestation de sa légitimité, précisément au nom des droits de l’homme633. La publication en octobre 2011 d’un recueil de textes intitulé « Laïcité et liberté religieuse » constitue une nouvelle étape de cette volonté institutionnelle de formatage ainsi, en même temps, que du caractère contradictoire de l’intervention de l’Etat en la matière. Ce recueil vise, selon la quatrième de couverture, « tous les citoyens, afin qu’ils 630 O. Roy, La sainte croyance, le temps de la religion sans culture, Seuil, 2008, p. 24. 631 Op. cit. p. 241. 632 M. Borghée, Voile intégral en France : sociologie d'un paradoxe, Michalon, 2012, préf. M. Wieworka. 633 Le raisonnement de l’auteur nous paraît biaisé lorsqu’il prend pour exemple de formatage, le judaïsme libéral : c’est un contresens historique puisque la charte de Pittsburgh en date de 1885 promeut explicitement l’adaptation de la religion à la modernité. Dès lors, ce n’est pas la modernité qui a formaté le judaïsme, c’est le judaïsme lui-même qui a secrété sa propre adaptation, adaptation rejetée par l’orthodoxie. Dès lors, si on compare avec l’islam, certains pratiquants pourraient parfaitement effectuer un tournant libéral ; ils ne seraient cependant en rien révélateurs des autres courants de l’islam. - 326 - puissent facilement se référer aux principes et aux normes juridiques qui garantissent leurs libertés et la neutralité religieuse de l’État634 ». Phénomène unique dans les annales de l’histoire administrative, le recueil, à la différence de tous les rapports publiés à la Documentation française, est payant, ce qui limite automatiquement son accès au plus grand nombre. De deux choses l’une : soit le prix à payer, 19 euros, correspond à un droit d’entrée que doit acquitter l’individu pour respecter les règles rappelées – la laïcité devient ici l’apanage de la minorité éclairée, ce qui revient à promouvoir une conception censitaire et élitiste de la démocratie ; soit le prix à payer signifie que la laïcité est un principe en voie de privatisation par les institutions. Il n’est pas certain en tous les cas qu’une telle pratique facilite le renforcement du principe affirmé. Ce recueil articule textes et jurisprudence. Il ne présente cependant aucune systématisation d’ensemble ni une définition de la laïcité susceptible de donner une cohérence aux documents rassemblés – d’où son caractère anonyme : il est l’expression d’une doctrine juridique « voilée ». Il faut donc se rendre à l’évidence : la laïcité en France, comme la religion dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, devient un simple mot au fur et à mesure que le contentieux s’empare de la question religieuse. Ce mot de laïcité se vide de sa substance à partir du moment où il essaie de refléter ce qui lui est antinomique : la logique de contestation sur le fondement des droits de l’homme. Il se résume ainsi à une politique de « formatage » des identités en fonction d’une inversion complète des références : la compatibilité de la religion avec les droits de l’homme où ceux-ci constituent la nouvelle religion séculière. PARAGRAPHE 2 : LES DROITS DE L’HOMME COMME RELIGION SÉCULIÈRE PORTEURS D’UN CONTRÔLE PERMANENT DE L’INDIVIDU Une religion séculière est « un mode de structuration complet des communautés humaines, emportant un type de pouvoir, un type de lien entre les êtres, un mode de disposition dans le temps, une forme des collectifs635 ». Dire que les droits de l’homme se constituent progressivement comme religion séculière ne signifie pas, à l’instar de ceux qui y voient les composantes de la religion civile de la France, que ces droits participent des valeurs de la société française. Le phénomène est plus profond : les droits de l’homme deviennent le pivot autour duquel s’articulent tant les identités que les comportements. Tout cela aboutit à ce qu’il n’y ait plus séparation entre sphère publique et sphère privée mais pénétration de la sphère publique dans la sphère privée soit dans la définition de l’identité 634 Editions Journal Officiel, Laïcité et liberté religieuse, Recueil de textes et de jurisprudence, 2011. 635 Ici également nous reprenons une définition de M. Gauchet dont nous détournons radicalement le sens, M. Gauchet, Religions séculières : origine, nature et destin, Le Débat, n° 167, 2011, p. 187-192, spéc. p. 189. - 327 - religieuse de l’individu, soit dans le processus même de formatage (1). Nous montrerons en contrepoint, pourquoi les cadres interprétatifs proposés par certains auteurs nous paraissent insuffisants en ce que, précisément, ils minorent la dimension politique des droits de l’homme (2). 1) LES DROITS DE L’HOMME COMME VECTEUR DE L’AFFAISSEMENT ENTRE SPHÈRE PUBLIQUE ET SPHÈRE PRIVÉE L’affaissement entre sphère publique et sphère privée procède tant de la nouvelle définition de l’identité religieuse par les droits de l’homme que du corollaire qu’implique le développement de ceux-ci : la pénalisation croissante de la vie quotidienne. Il y a donc bien religion séculière : par le droit pénal, toutes les facettes de la vie de l’individu sont à présent concernées. S’agissant de la définition de l’identité religieuse de l’individu, les différentes typologies élaborées en la matière montrent, à propos des religions minoritaires, que l’identité se construit de plus en plus sur la base du sentiment que les individus ont de la manière dont ils sont perçus par la société ou, plus radicalement, en rupture avec les lois de la République. Dès 1987, nous noterons que R. Leveau et D. Schnapper élaborent une typologie des musulmans maghrebins au sein de laquelle ils distinguent « des militants anti-occidentaux636 ». Ce cas de figure mis à part, une enquête récente a émis l’hypothèse pour rendre compte de l’augmentation de la pratique de la religion musulmane que, « face à la désespérance et au risque de marginalisation, voire de délinquance qui atteint fatalement une population souffrant de l’exclusion sociale, (re)devenir musulman constitue un antidote très efficace. Cette « offre religieuse », réitérée par de multiples canaux, notamment associatifs, a donc rencontré chez les jeunes issus de l’immigration une demande identitaire637 ». Nous serions donc clairement dans la construction d’une identité par rejet du majoritaire que la référence aux droits de l’homme a contribué à disséminer. Dans l’optique qui est la notre de l’influence des règles institutionnelles sur les comportements, nous noterons avec intérêt l’étude de R. Leveau sur l’expression politique de cette rupture. Cet auteur a montré que la suppression de la demande d’autorisation de créer une association que devaient formuler les étrangers auprès de la préfecture en 1991 a joué un rôle important dans le développement d’associations musulmanes créées par des 636 R. Leveau, D. Schnapper, Religion et politique : juifs et musulmans maghrébins en France, Revue française descience politique, 1987. pp. 855-890. 637 C. Dargent, La population musulmane de France : de l'ombre à la lumière ?, Revue française de sociologie, n°51, 2010, p. 219-246. - 328 - immigrés ainsi que dans la diffusion d’un rejet des valeurs occidentales par le biais de financements étrangers638. Comparativement, pour les membres de la religion majoritaire, le phénomène est moins marqué en raison de l’homologie encore conservée entre la croyance et les règles sociales. La typologie porte davantage sur la manière de pratiquer pour établir des distinctions de degré que sur la perception des règles sur la base de laquelle peut apparaître une distinction de nature. Quant à ceux qualifiés médiatiquement d’intégristes ou de « catholiques intransigeants639 » selon la terminologie d’un travail récent, ils ne se construisent pas contre les règles établies mais contre celles qui chercheraient à les modifier sur des points consubstantiels à leurs convictions comme celles relatives au mariage ou à l’adoption. Ils rejoignent ici les tenants de religions minoritaires à la marge mais ne peuvent être identifiés à eux : dans un cas, le rejet est global et les éventuels changements de législation sur des sujets sensibles ne font que rajouter une raison supplémentaire pour légitimer la pratique en rupture ; dans l’autre, le rejet n’est pratiquement que partiel et s’accompagne généralement d’un rejet du minoritaire. Sous ces deux aspects, la subjectivisation de la croyance propre au phénomène religieux se manifeste par la construction de l’identité religieuse soit en opposition, soit en accord avec les normes institutionnelles au titre desquelles interviennent les droits de l’homme. La religion n’est plus simplement une affaire de croire et de transmission ; elle est aussi un mode d’identification de l’individu dans la société dans laquelle la relation aux normes est déterminante. Il n’en va pas différemment pour l’athée dont l’affirmation identitaire découle de la liberté de ne pas avoir de religion. S’agissant du processus de formatage, il ne fait qu’accentuer ce rôle central des droits de l’homme dans la constitution de l’identité religieuse en raison du lien entre droits de l’homme et droit pénal. Schématiquement, la seule manière d’empêcher qu’une religion gagne du terrain consiste à lui opposer une autre religion. L’imposition des droits de l’homme, à défaut d’être naturel, permet ainsi de justifier les atteintes aux pratiques minoritaires. Les poursuites pénales intervenues en Allemagne à l’encontre d’un circonciseur en 2012 pour atteinte à l’intégrité du corps de l’enfant s’inscrivent dans cette dynamique. Nous pensons que la situation aurait pu se produire en France, c’est pourquoi nous nous inspirons 638 R. Leveau, Mouvement associatif et transition ambiguë vers le politique dans l’immigration maghrébine, R. Leveau, C. Wihtol de Wenden (dirs.), Modes d’insertion des populations de culture islamique dans le système politique français, MIRE, 1991. 639 Cf L. Frölich, Les Catholiques intransigeants en France, L'Harmattan, 2002. - 329 - de ce cas type pour développer notre propos. D’ailleurs, la circoncision a déjà fait l’objet de critiques passées à l’époque inaperçue par la Cour européenne des droits de l’homme en 2010640. Tout d’abord, dans cette affaire, nous sommes en présence d’une pratique rituelle qui ne correspond pas à la pratique dominante. Ensuite, est invoqué l’intérêt supérieur de l’enfant, soit un dérivé des droits de l’homme, ce qui rend difficile la critique – la légitimité religieuse se heurte à la légitimité de l’universel des droits de l’homme. Si nous adoptons l’hypothèse qu’existerait une idéologie dominante, nous pourrions dire que le juge a mis à jour que la société allemande avait des valeurs incompatibles avec certaines pratiques rituelles. Enfin, la sanction pénale clôt le débat sur l’éventuelle acceptation de cette pratique rituelle dans la culture commune. Cette affaire synthétise les deux caractéristiques du différend précédemment identifiées : - un juge rend une décision de justice qui prend automatiquement une portée politique alors même que les autres pouvoirs, législatif et exécutif, n’avaient jamais envisagé d’édicter une réglementation qui aurait interdit expressément cette pratique ; - cette décision s’inscrit dans une dynamique pénale qui met fin à l’éventuel débat sur la possibilité pour des minoritaires de pratiquer leur religion. Bien évidemment, il est toujours possible d’établir un lien avec l’Allemagne nazie et de dénoncer les relents antisémites de la décision. Peut-être même qu’il sera démontré que le juge est connu pour avoir tenu des propos antisémites. Pour autant, il paraît difficile de mettre sur le même plan une décision de justice intervenue indépendamment de toute contestation politique de la circoncision et l’adoption de mesures s’inscrivant dans un programme préalablement fixé. La décision de justice n’en est pas moins juridiquement fondée sur la supposée universalité des droits de l’homme en opposition frontale à la légitimité religieuse. Nous soulignerons cependant l’ambigüité du raisonnement retenu : l’intégrité de l’enfant. Sur ce fondement, il ne devrait pas être possible de maintenir un enfant dans un foyer composé de parents fumeurs. A la limite, la dangerosité du comportement des parents devrait conduire le législateur à restreindre leur droit d’avoir des enfants et de consacrer en parallèle le droit pour les parents « d’avoir un enfant sain », point qui paraît d’ailleurs 640 Cf CEDH, 10 juin 2010, Témoins de Jéhovah de Moscou c. Russie (requête no 302/02). L’arrêt a été rendu à l’unanimité mais n’a pas été traduit en français. Il estime que les pratiques religieuses des témoins de Jehovah sont moins dangereuses que les pratiques juives et musulmanes au titre desquelles est particulièrement visée la circoncision. - 330 - acquis641. Ou alors, l’enfant devrait disposer d’un intérêt à agir pour attaquer ses parents en raison de l’atteinte à l’intégrité physique qu’ils lui ont fait subir. Autre exemple, les parents qui, pour des motifs religieux, refusent que leur enfant soit vacciné justifient en contrepoint que leur comportement fasse l’objet de poursuites pénales. Si les droits de l’homme portent en eux une logique hygiéniste, ils deviennent alors non seulement le fondement d’une extension du droit pénal à tous les niveaux de la société mais également une justification à la remise en cause des frontières entre sphère publique et sphère privée. Ils peuvent alors officier comme religion séculière. Nous pourrions lire cette évolution comme un nouveau déploiement du concept de biopolitique élaboré par M. Foucault. Comme pour cet auteur, nous retrouvons ici la recherche par le pouvoir politique de régenter tous les comportements. A la différence toutefois de l’approche retenue par M. Foucault, nous sommes en présence d’une dialectique entre l’individu et l’Etat dans laquelle « la technologie du pouvoir », loin d’être unilatérale, procède d’un jeu de réflexion permanent. Ce que l’Etat interdit, l’individu le lui conteste à l’instar du droit d’avoir un enfant en bonne santé ; ce que l’individu s’autorise, l’Etat le lui interdit au nom du contrôle de l’intérêt de l’enfant, élément central du contrôle des populations. La biopolitique devient le champ d’expression des prétentions antagonistes exprimées sur le fondement des droits de l’homme qui oscille en permanence entre la figure du partisan pour l’individu et celle de l’Etat pénal. L’affaissement de la religion civile en tant que condition d’homogénéité culturelle à la réalisation des droits de l’homme aboutit à ce que ceux-ci traduisent un consensus fictif susceptible d’être rattaché à la catégorie des religions séculières avec le risque de générer en raison notamment du phénomène d’autopoïèse en droit pénal une redéfinition complète de l’articulation moderne entre sphère publique et sphère privée. Dans ce contexte, la dénonciation classique de l’antisémitisme correspond à une pratique propre à la société du litige qui reflète le fait que l’intégration des juifs s’est réalisée en accord avec le modèle de la suprématie étatique642. Les juifs comptent sur l’Etat pour qu’ils modifient les règles en 641 Cf CEDH, G.C. 3 novembre 2011, S. H. et autres c. Autriche, Req. n° 57813/00, « Le désir des requérants de procréer un enfant qui ne soit pas atteint par la maladie génétique dont ils sont porteurs sains et de recourir pour ce faire à la procréation médicalement assistée et au [diagnostic préimplantatoire] » soit regardé comme « relev(ant) de la protection de l’article 8, pareil choix constituant une forme d’expression de leur vie privée et familiale ». 642 Cf P. Birnbaum, Le recul de l'État fort et la nouvelle mobilisation antisémite dans la France contemporaine, Pôle Sud, n°21, 2004, p. 15-29, spéc. p. 19 : « Les Juifs de France ne peuvent pour autant échapper à l’Histoire qui les touche, de nos jours, de plein fouet. Ils se trouvent soudain plongés dans une - 331 - leur faveur ; ils ne tiennent pas compte du rééquilibrage des pouvoirs dans la société du différend au bénéfice du pouvoir juridictionnel dont les représentants sont indépendants et ne peuvent être soumis à des pressions. C’est précisément ce rééquilibrage politique qui est ignoré par les auteurs qui essaient de systématiser les nouvelles manifestations du religieux sur la base d’un phénomène social unificateur. 2) LIMITES DES EXPLICATIONS QUI MINORENT LA DIMENSION POLITIQUE DES DROITS DE L’HOMME L’interprétation ici proposée repose sur la corrélation entre développement des droits de l’homme et droit pénal. Elle met délibérément l’accent sur l’ambigüité des droits de l’homme dont la référence oscille entre l’apparente neutralité juridique et la revendication politique. Force est alors de constater que les cadres interprétatifs contemporains prolongent à leur manière la tentation propre à la sociologie de E. Durkheim d’absorber le phénomène politique par le phénomène juridique. C’est ce que nous voudrions montrer, sans prétendre à l’exhaustivité à travers la critique des thèses de O. Roy et de J. Bauberot. Selon O. Roy, « ce à quoi nous assistons, c’est à la reformulation militante du religieux dans un espace sécularisé qui a donné au religieux son autonomie et donc les conditions de son expansion. La sécularisation et la mondialisation ont contraint les religions à se détacher de la culture, à se penser autonomes et à se reconstruire dans un espace qui n’est plus territorial et donc qui n’est plus soumis au politique643» (c’est nous qui soulignons). Aussi, c’était la conclusion d’un précédent livre de l’auteur dans lequel il esquissait cette hypothèse, ce que l’on dénomme médiatiquement l’islam radical n’est rien d’autre, d’une façon schématique, que l’expression de cette religion sans culture644. Il convient ici de ne pas se méprendre sur la coïncidence entre le développement du marché et celui contemporain des droits de l’homme pour expliquer l’expression religieuse de l’identité religieuse par ce prisme. La logique des droits de l’homme est une logique conjoncture historique dont le ressort leur échappe, tant leurs choix obéissent maintenant à des considérations nouvelles. Les effets pervers du retrait de la logique étatique risquent de se faire sentir durablement, fragilisant leur statut au sein d’une nation devenue enfin plurielle, s’éloignant d’un modèle républicain protecteur mais quelque peu unificateur et réducteur des cultures spécifiques. Les gains et les pertes résultants du contrat républicain antérieur ne seront plus les mêmes ». 643 O. Roy, op. cit., p. 16. 644 O. Roy, L’islam mondialisé, Seuil, 2002. - 332 - politique qui, par delà les manifestations individuelles, se déplace vers le droit pénal. Parler de marché de la religion renvoie à la figure de l’homo oeconomicus. La rationalité de celleci n’est pas dissociable du contexte sociologique dans lequel il agit645. En l’occurrence, faute de précisions sur l’origine sociale des personnes qui consomment le bien religieux, la description proposée ne peut être que partielle, voire fausse. Par exemple, une analyse minutieuse de ce comportement à propos de l’islam a parfaitement montré que la mutation religieuse en cours ne concerne qu’une partie de la population en voie d’embourgeoisement et non les classes sociales défavorisées646. A défaut pour celles-ci d’être touchées par ce phénomène, il n’est pas possible d’identifier une rupture avec la dimension politique du projet que porte cette religion. En outre, comme l’illustre l’exemple du Mecca Cola abondamment cité par les études qui adoptent le marché comme modèle d’analyse, ces personnes, mêmes embourgeoisées donnent une coloration militante à leur action qui renvoie, in fine à un modèle politique647. L’analyse sociologique proposée ne vaut, finalement, que dans un contexte foncièrement dépolitisé sous prétexte que le politique se résume à un simple encadrement du territoire. C’est confondre ici la manière dont est formulée la question religieuse et la signification de cette expression. L’expression de l’identité religieuse par les droits de l’homme traduit en termes juridiques une question politique qui dépasse de loin la réduction de cette dimension de l’existence humaine au simple contrôle des frontières. A ce titre, les multiples exemples fournis par l’auteur de pays qui adoptent des législations pénales pour sanctionner les pratiques prosélytes sont, le pendant autoritaire des mesures pénales qui se profilent dans les sociétés démocratiques dans lesquelles les tenants de la religion majoritaire essaient de maintenir leurs valeurs contre les pratiques minoritaires. Autrement dit, la recomposition du phénomène religieux interagit avec le cadre juridique dans lequel il se produit ; il aboutit à une modification de la répartition sphère publique/sphère privée dont l’intensité dépend du caractère démocratique ou autoritaire du régime politique. 645 Cf P. Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, Le Seuil, 2000, p. 20 : « Les dispositions économiques les plus fondamentales, besoins, préférences, propensions, ne sont pas exogènes, c'est-à-dire dépendantes d'une nature humaine universelle, mais endogènes et dépendantes d'une histoire, qui est celle-là même du cosmos économique où elles sont exigées et récompensées ». 646 P. Haenni, L’Islam de marché, Seuil, , 2005. 647 Le dirigeant de la société productrice de Mecca-Cola a, à plusieurs reprises, indiqué qu’une partie des bénéfices résultant de la vente irait aux organismes de lutte de la Palestine – il est vrai que si on suit la terminologie de O. Roy, cela relève de l’engagement éthique et non politique. - 333 - Selon J. Baubérot, les phénomènes contemporains traduisent le lien inhérent entre droits de l’homme et laïcité. Préalablement, ce lien n’est pas démontré compte tenu de l’absence de référence aux droits de l’homme dans la formulation du principe de laïcité. Pour reprendre la critique d’un auteur, la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 n’est en rien le ferment d’une quelconque laïcité de par sa référence à l’Etre suprême648. Il faut donc passer par la Déclaration de 1948 pour fonder une telle jonction entre laïcité et droits de l’homme, ce qui revient à projeter rétrospectivement les valeurs de 1948 sur celles de 1905. Par delà la critique méthodologique, l’invocation des droits de l’homme au soutien de la laïcité vise à dépolitiser la question religieuse - Autrement dit, c’est la séparation du politique et du religieux qui assure la liberté que proclame l’article 18, et non le fait qu’une religion devrait partager toutes les valeurs d’une société à un moment donné. Le changement religieux provient d’abord de mutations internes. Le seul problème, c’est que cette dépolitisation passe nécessairement par une dépolitisation totale du lien entre nationalité et citoyenneté - : « Est citoyen de l’Union européenne toute personne ayant la nationalité d’un Etat membre. Malgré cette référence à la nationalité, en instaurant ce type de citoyenneté, en lui reconnaissant certains droits, les rapports commencent à se distendre entre nationalité et citoyenneté…Et dans la Déclaration de 1948, la mention du pays relie encore nationalité et citoyenneté649 » (c’est nous qui soulignons). Effectivement, si nous supprimons l’idée de territoire ou, plus largement celle de nation, nous changerions la configuration du monde contemporain – on se demande d’ailleurs à ce stade si les souhaits des auteurs ne décrédibilisent pas leur démarche scientifique. Tout cela présuppose néanmoins, selon les écrits mêmes de l’auteur que les individus adoptent des pratiques religieuses dans « la sérénité650 », ce qui indirectement renvoie au problème de perception des minoritaires par les majoritaires et à la recomposition pénale contemporaine. Nous constatons ainsi qu’en même temps que les droits de l’homme favorisent l’expression religieuse, leur finalité change. Il serait réducteur d’interpréter le contexte contemporain comme le reflet des valeurs individualistes et morales de notre époque en 648 649 Cf E. Poulat, op. cit. J. Baubérot, La laïcité entre citoyenneté et droits de l’homme, in Religion et politique, une liaison dangereuse ?, sous la direction de T. Ferenczi, J. Baubérot, Complexe, 2003, p. 235-244, spéc. p. 240 650 J. Baubérot, J. Cesari, Laïcité, communautarisme et foulard, vrais et faux débats, http://lmsi.net/article.php3?id_article=143 : « En soi, s’il est porté de façon sereine, le foulard ne contredit pas le droit laïque mais plutôt une certaine vision culturelle de la sécularisation qui prend ses racines dans le XIXe siècle, à une époque où l’on pouvait, raisonnablement, avoir une vision linéaire et enchantée du progrès ». - 334 - raison du rôle historique de la Déclaration de 1789651. La recomposition dont ils sont l’objet en raison de textes concurrents a opéré un décentrement au bénéfice de l’individu. Nous avons ainsi pu montrer que, compte tenu de la dimension politique du texte, ce décentrement conduit à une nouvelle articulation entre la sphère publique et la sphère privée. Cette nouvelle articulation, parallèle à l’extension du droit pénal, transforme les droits de l’homme non en religion civile mais en religion séculière. Ils ne sont pas la simple expression de valeurs mais le fondement d’une restructuration complète des pratiques individuelles à même de s’opposer aux prétentions des religions minoritaires. La formulation juridique de la question religieuse par le biais des droits de l’homme déplace la question politique ; la dimension pénale des droits de l’homme maintient une illusion juridique dans un contexte éminemment politique, – le terme politique est ici entendu comme élément touchant la société dans sa globalité en ce qu’il implique un équilibre entre sphère publique et sphère privée. A l’aune de cette distinction, il nous a paru légitime de critiquer différents travaux sur les nouvelles formes d’expression de l’identité religieuse en raison de l’hypothèse implicite de dépolitisation de la société qui les sous-tendent. Dans la perspective de cette nouvelle articulation entre sphère publique et sphère privée, nous voudrions conclure cette présentation de la différence entre société du litige et société du différend en la confrontant à la notion plus usitée de société multiculturelle. SECTION 2 : LA SOCIETE DU DIFFEREND, UNE SOCIETE MULTICULTURELLE ? Il est fréquent de désigner l’évolution des sociétés contemporaines sous le vocable de société multiculturelle. Pour autant, l’imprécision conceptuelle de ce vocable tout comme la manière dont il a évolué nous permettent d’estimer que, si la description à laquelle il renvoie participe de la société du différend, il ne constitue qu’une facette des nouvelles relations sociales contemporaines (paragraphe 1). Ce point précisé, nous nous demanderons si la société multiculturelle n’a pas, compte tenu du processus de judiciarisation précédemment décrit, pour corollaire l’avènement du communautarisme (paragraphe 2). A partir de cette mise en perspective, nous esquisserons une typologie des pratiques religieuses en fonction de la perception des règles par les individus (paragraphe 3). PARAGRAPHE 1 : LES DEUX FACETTES DU MULTICULTURALISME OU LE PASSAGE D’UNE LOGIQUE DE LITIGE À UNE LOGIQUE DE DIFFÉREND 651 Contra J. Baubérot, Existe-t-il une religion civile républicaine ?, in French Politics, Culture & Society, Volume 25, Number 2, 2007, pp. 3-18. - 335 - Le vocable multiculturalisme a connu une évolution semblable au régime de laïcité : d’une approche étatique, il est devenu la manière de rendre compte des revendications individuelles. Qualifier une société de société multiculturelle procède d’une ambigüité : s’il s’agit de formuler un constat de fait, effectivement, de tous temps, des personnes de cultures différentes ont vécu sur un même territoire652. Pour autant, la réflexion sur le vivreensemble n’a jamais porté sur la possibilité pour les minoritaires de revendiquer leurs différences. La revendication était politique et donnait lieu à une réponse politique. C’est du moins comme cela que les religions en Europe se sont structurées jusque dans les années 1980. L’émergence d’une société multiculturelle n’est donc pas dissociable du cadre juridique dans lequel s’expriment les revendications individuelles ou collectives : c’est parce que les individus ou les minorités bénéficient de moyens de contester la norme politique que se pose la question de la consécration d’une nouvelle dénomination pour qualifier la société contemporaine, nouvelle dénomination qui aurait pour corollaire un nouveau corps de règles – à moins que le multiculturalisme contemporain ne soit le produit de l’autopoïese dont le multiculturalisme originel est la source. Nous soulignerons en effet qu’avant de s’imposer comme un terme ambivalent pour décrire les sociétés occidentales, le multiculturalisme semble avoir connu une évolution semblable à celle de la laïcité précédemment citée. Parmi les réflexions et surtout textes fondateurs, il y a la Charte canadienne des droits et libertés promulguée en 1982 dont l’un des inspirateurs a peut-être été … le philosophe J.-F. Lyotard653. Cette Charte mentionne expressément en son article 27 le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens. Il est directement corrélé à la nationalité canadienne. Quant au terme minorité, il concerne exclusivement le choix de la langue entre l’anglais et le français pour les citoyens canadiens. L’Australie, en raison également d’une histoire marquée par l’effacement des minorités nationales, connaît à la même époque un processus d’intégration des mêmes minorités dont les institutions du pays rendent compte en utilisant le vocable de société multiculturelle. En 1999, quand sera réaffirmé le caractère multiculturel de l’Australie, l’accent sera mis sur le lien avec la citoyenneté et non sur son éventuelle 652 Cf M. Doytcheva, Le multiculturalisme, La Découverte, 2011. Présentation : « Depuis l’Antiquité, la réflexion sur le politique a été une interrogation sur le vivre-ensemble : comment faire société, comment concilier unité et pluralité des valeurs et des cultures ? Faut-il araser ou consacrer les différences ? » Dans une telle perspective, il est logique que l’auteur ignore complètement la dimension juridique du fait social. 653 Pour l’anecdote, le livre de J.-F. Lyotard, « le post-moderne expliqué aux enfants » est le fruit d’un rapport remis par cet auteur au gouvernement canadien. - 336 - rupture en raison de l’émergence de groupes ethniques654. La série de droits reconnus ne disjoint nullement la logique de nationalité de celle de citoyenneté et s’inscrit donc dans la dynamique de la Déclaration de 1789. En somme, à l’instar de la laïcité, le multiculturalisme correspond à l’origine à un aménagement par le haut des droits des individus sur des domaines très limités655. Plus précisément, cet aménagement concerne les seules minorités nationales identifiées comme étant celles présentes sur le territoire avant la fondation de l’Etat-nation, disposant d’une histoire, d’une langue et d’une culture distincte que l’Etat656. La problématique contemporaine relative cette fois aux groupes ethniques, voire par extension à toutes les personnes pouvant revendiquer l’appartenance à un groupe en raison de particularités propres comme les homosexuels intervient beaucoup plus tard. Selon un auteur, il faudrait distinguer différentes étapes pour rendre compte de l’évolution des revendications. Dans un premier temps, l’accent est mis sur les inégalités sociales, puis sur les droits des minorités nationales, puis sur celles des groupes ethniques entendus au sens large. En parallèle, les revendications changent de nature : « les discriminations ethniques, religieuses, linguistiques et raciales ne sont plus objets de controverses sur l’égalité socio-économique et politique, mais sur le droit d’exprimer sans préjudice social des orientations culturelles minoritaires, puis, durant les années 1990, sur leurs effets sur le sens d’appartenance à une société657 ». L’évolution de la conception du multiculturalisme coïncide donc avec deux phénomènes distincts et interdépendants : le tournant juridique des droits de l’homme identifié précédemment ; le changement de la morphologie religieuse des démocraties occidentales sous l’impact des phénomènes migratoires. Ce que certains décrivent comme 654 M. Piquet, Le multiculturalisme australien, Pouvoirs, n°141, 2012, p. 65-76. 655 Nous ne pouvons ici que déplorer la version caricaturale du modèle canadien exposée par J. Baubérot qui confond délibérément la problématique des minorités nationales avec celles des groupements ethniques pour ériger le modèle canadien en modèle et ainsi l’opposer au modèle français. Cf J. Bauberot, Les laïcités dans le monde, Puf, QSJ, 2011, p. 85. L’auteur emploie le terme laïcité pour rendre tout simplement compte d’une des caractéristiques du politique : la séparation entre le public et le privé. Or, si la laïcité participe pleinement de cette modalité inhérente du politique, il n’est pas certain que toutes les distinctions entre public et privé puissent être englobées sous le terme laïcité. 656 W. Kimlika, La citoyenneté multiculturelle : une théorie libérale du droit des minorités, La découverte, 2001. 657 D. Helly, Minorités ethniques et nationales : les débats sur le pluralisme culturel, L'Année sociologique, n°52, 2002, p. 147-181. - 337 - la mutation de la question sociale en question raciale658 est une manifestation de cette interdépendance qui traduit le contexte socio-économique dans lequel ces interactions se sont réalisées. Le multiculturalisme pourrait ici apparaître comme le fait social dont les règles de droit précédemment exposées ne seraient que le reflet. Une telle approche nous paraît cependant devoir être nuancée : elle ne permet ni d’expliquer le tournant juridique adopté dans l’interprétation de textes préexistants aux phénomènes migratoires et à l’émergence de groupes ethniques ni l’évolution du multiculturalisme d’une conception étatique à une conception davantage centrée sur les intérêts des groupes. Comme l’ont montré deux auteurs659, cette notion ne se contente pas de déduire mais également d’induire des changements juridiques. Elle absorbe tant les défenseurs des droits des minorités que ceux de la majorité : pour les uns comme pour les autres, les comportements sont surdéterminés par la culture d’origine ; les uns comme les autres cherchent dans la règle de droit le moyen de se protéger ou de justifier leurs revendications. Car, le multiculturalisme ne prend corps non par le respect sans cesse renouvelé du principe d’égalité mais par l’affirmation du principe de non-discrimination. Nous verrons donc plutôt dans le multiculturalisme et les débats qu’ils suscitent le révélateur du rôle structurant de la règle de droit dans les comportements : le débat sociologique n’est plus dissociable du débat juridique. En cela, le multiculturalisme est lié à l’émergence de la société du différend sans pour autant en être l’élément central. Le vocable société du différend vise à rendre compte du changement de perception des conflits pouvant intervenir entre individus ou entre individus et institutions. Ce changement de perception nous a paru intrinsèquement lié à la mutation des droits de l’homme en vecteur de prétentions judiciarisées. Par exemple, la demande de reconnaissance par un individu d’un droit de mourir sur le fondement du droit à la vie privée produit un différend en ce qu’il oppose deux conceptions antinomiques de la vie humaine ainsi que du rôle de l’Etat. La diversité des droits de l’homme multiplie les cas d’incompréhension des parties une fois la solution d’un conflit rendu ; elle n’est pas intrinsèquement liée à la société multiculturelle. En revanche, la société multiculturelle alimente pleinement la logique du différend en ce qu’elle aboutit à la confrontation permanente de prétentions foncièrement antinomiques. Il 658 E. Fassin, D. Fassin, De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, La Découverte, 2006. 659 Cf J.-M. Eriksen, F. Stjernfelt, Les pièges de la culture ; les contradictions démocratiques du multiculturalisme, Mètis Presses, 2012. - 338 - en va bien sûr des prétentions religieuses contre la norme laïque mais aussi des prétentions à des droits collectifs pour les minorités contre la logique individualiste du droit positif. Le multiculturalisme synthétise ainsi non seulement la disjonction entre nationalité et citoyenneté mais aussi celle avec la religion civile comme condition de possibilité de l’exercice des droits. Le multiculturalisme, dans son expression contemporaine, peut être considéré comme le cadre social secrété par les textes ; il est, dans sa dernière expression, le parfait reflet de l’interprétation contemporaine de la Déclaration universelle de 1948. Le rattachement de son développement à l’émergence de l’islam dans les sociétés contemporaines et, plus particulièrement, dans la société française, témoigne de l’homologie qui s’est progressivement dessinée entre l’homme de la Déclaration universelle et la conception propre à l’articulation entre nationalité, citoyenneté et religion dans l’islam. Aussi, mise à part la question récurrente de la causalité entre les textes et les individus, le multiculturalisme dispose d’une dynamique propre compte tenu des éléments exposés : - lié à la Déclaration des droits de l’homme de 1948, il participe pleinement au processus de judiciarisation caractéristique de la société du différend ; - lié à l’émergence de l’islam et aux populations issues de l’immigration dans la société française, même si au stade de la troisième génération ce qualificatif devrait être considéré comme superfétatoire, il génère un double discours d’explication et de justification de la violence dans la société contemporaine. Compte tenu de cette dynamique, le multiculturalisme constitue un cadre descriptif dont les visées normatives obligent à envisager s’il ne favorise pas pour la société du différend la consécration d’une régulation juridique communautariste. PARAGRAPHE 2 : VERS LE COMMUNAUTARISME COMME CONSÉQUENCE DE LA SOCIÉTÉ DU DIFFÉREND ? Le communautarisme, classification philosophique mise à part, est le versant polémique du multiculturalisme. La présence de plusieurs cultures sur un territoire est un fait social aujourd’hui admis par tous. Est cependant sujet à discussion tant sur le plan sociologique, philosophique que juridique, le critère d’adaptation nécessaire des règles pour faire face à cette nouvelle figure sociale. Schématiquement, le débat peut se résumer en ces termes : dans quelle mesure la loi communautaire a-t-elle vocation à primer sur la loi commune au détriment du principe d’égalité ? C’est tout l’enjeu de ce que le philosophe C. Taylor - 339 - appelle la « politique de reconnaissance660 » (1) avec son corollaire juridique, les accommodements raisonnables (2). Nous exposerons à travers ces deux facettes les liens existant entre communautarisme et société du différend. 1) DYNAMIQUE DE LA POLITIQUE DE RECONNAISSANCE L’expression politique de reconnaissance de C. Taylor a le mérite de la clarté : elle s’inscrit précisément dans la dynamique propre aux droits de l’homme. D’une part, le contentieux sur la reconnaissance des droits de l’homme interagit avec le discours sur le caractère multiculturel d’une société pour remettre en cause l’équilibre actuel entre cultures ou religions majoritaires et cultures ou religions minoritaires ; d’autre part, l’évolution des textes nous a permis d’identifier une tendance à la reconnaissance des minorités. Le débat est juridique, les enjeux sont politiques : redessiner les frontières du principe d’égalité. Tout cela alimente une logique de différend à partir de laquelle le communautarisme, c’est-à-dire une fragmentation de la norme commune, peut s’imposer comme une modalité contemporaine pour retrouver une logique de litige. Préalablement, nous signalerons l’ambigüité contemporaine de la critique sociologique du tournant juridique de notre époque. Nous y retrouvons en filigrane la difficulté conceptuelle classique depuis E. Durkheim d’appréhender la dynamique jurisprudentielle dans la sociologie française ainsi que les ferments politiques de la consécration du communautarisme. A titre d’illustration, analyser le passage de la question sociale à la question raciale pour rendre compte des évolutions contemporaines se heurte logiquement à la reconnaissance comme voie de droit du principe de non-discrimination661. Le principe de non-discrimination vise en effet précisément à dénoncer les comportements sociaux problématiques qui engendrent des distinctions sur un critère illégitime au titre desquels il y a la religion, le sexe, la race…L’auteur qui cherche à expliquer cette « invention » ignore l’origine internationale de cette notion. Comme à l’époque de E. Durkheim, le contexte international n’influence pas l’identification des faits sociaux internes. Il se lance dans une présentation pour le moins problématique de l’application du principe de nondiscrimination en prenant pour exemple la situation en Afrique du Sud au temps de l’apartheid662 (sic). Il déploie ensuite des trésors de rhétorique pour minorer l’intérêt du 660 C. Taylor, Multiculturalisme, Flammarion, 1997. 661 Cf D. Fassin, L’invention française de la discrimination, Revue française de sciences politiques, n°52, 2002, p. 403-423. 662 Id. p. 421, note 1 : « Des exemples éloignés, comme celui de l’Afrique du Sud sur lequel Belinda Bozzoli a réuni des analyses d’expériences de lutte (dans Class, Community and Conflict. South African Perspectives, - 340 - recours en justice663 et en dénoncer les limites intrinsèques – les emplois réservés aux nationaux - en raison d’une confusion permanente entre droit et politique. Enfin, il atténue la légitimité judiciaire en mettant en avant les éléments suivants : « Le résultat est jugé, éventuellement les motifs, mais non les prémisses ou les circonstances664 » pour mieux dénoncer le risque d’une « judiciarisation exclusive ». La critique sociologique demande finalement au juge de s’ériger en sociologue et d’adopter les conclusions de l’auteur. S’il revient au juge de dépasser la neutralité inhérente du processus juridique pour se prononcer sur les motifs et les circonstances, il risque au mépris du principe de la présomption d’innocence déjà atténuée en matière de discrimination, de consacrer juridiquement un statut de victime juridique sur la base d’études sociologiques. En raison de l’assimilation permanente d’une catégorie particulière de population à celle de victime, cela reviendrait de facto à lui reconnaître des droits particuliers. Le refus implicite de la norme commune, même quand elle cherche à réparer les dommages mais non les torts au sens de la distinction précédemment rappelée par J.-F. Lyotard ne peut que justifier l’adoption d’une politique communautariste : une loi distincte en fonction des communautés665. A l’identique, l’une des critiques les plus radicales des droits de l’homme porte sur leur incapacité à saisir « le fait social historique » juif666. Dans ce cas, la seule technique Johannesbourg, Ravan Press, 1987), montrent que des groupes victimes de discrimination en raison de leur sexe, de leur classe sociale et de leur race supposée pouvaient combattre cette triple inégalité en s’appuyant à la fois sur les principes communs qui la fondaient et sur les logiques distinctes qui la produisaient. S’ils sont éloignés, on se demande bien l’intérêt d’une comparaison, surtout que l’apartheid procédait d’un choix politique clairement exprimé par les textes alors que le principe de non-discrimination intervient pour réguler des comportements sociaux critiquables ». 663 Id. p. 419, note 1 : « Il ne s’agit pas pour autant de sous-estimer l’importance du travail d’écoute. Nombre de personnes qui se déclarent victimes de discrimination raciale disent également ne pas souhaiter aller audelà de cet échange téléphonique et ne pas vouloir porter leur plainte devant les Commissions départementales d’accès à la citoyenneté. « Cela fait des années que je me sens victime de discriminations et c’est la première fois que je peux en parler », ou simplement « je vous remercie de m’avoir écouté » sont des phrases fréquemment entendues par les écoutants du 114 ». 664 Id. p. 413. 665 Nous retrouvons dans le livre de D. Fassin, La force de l’ordre, Seuil, 2011, le même tropisme. L’auteur en arrive à recommander que les policiers soient de la même origine que les personnes qu’ils contrôlent. 666 Cf S. Trigano, L’idéal démocratique à l’épreuve de la Shoah, Odile Jacob, 1997. - 341 - disponible en droit consiste à créer un statut qui permettrait de présumer antisémite toute agression à l’encontre d’un juif et allègerait ainsi la charge de la preuve des circonstances aggravantes dont l’appréciation judiciaire serait susceptible d’aggraver la sanction du coupable. Autrement dit, plus nous évoluons dans un contexte multiculturel, plus les positions de chaque groupe tendent à s’affirmer, à se comparer et se confronter en vertu des lois de l’imitation. Si le droit positif consacre d’une manière ou d’une autre l’existence d’une communauté, le sociologue ne manquera pas de lui reprocher son atteinte au principe d’égalité ; si le droit positif refuse de distinguer entre l’appartenance des individus, le sociologue mettra à jour son absence de neutralité pour y dénoncer le reflet d’une idéologie dominante dont l’identification reste en permanence sujette à caution. A l’aune de cette limite épistémologique, nous voudrions décrire le communautarisme comme une possibilité logique d’évolution de la société du différend afin de réduire l’écart et le risque de violence que peut générer cette même logique du différend. Nous distinguerons trois modalités compte tenu de ce que nous avons exposé précédemment sur les caractéristiques propres à la société du différend. En premier lieu, le différend peut redevenir litige par le biais du « formatage des religions » à l’aune des exigences démocratiques pour reprendre l’expression de O. Roy. Ce formatage, compte tenu du terme neutre de religion retenue par les juges signifierait également que les individus limitent les recours au nom des droits de l’homme sur la base de questions éthiques dont la solution échappe par nature à la discussion juridique faute de pouvoir véritablement neutraliser complètement morale et politique. Cette procédure est, cependant, par nature aléatoire en raison de la logique individuelle de mise en œuvre des droits de l’homme – le formatage peut concerner les institutions mais pas les individus. Elle n’est pas exempte d’arbitraire : comment distinguer les bonnes pratiques des mauvaises pratiques religieuses ? Paradoxalement, si on en croit O. Roy, les institutions auraient tendance à solliciter les représentants rigoristes plutôt que ceux dont la religion se fondrait avec les exigences démocratiques au risque de prolonger la dynamique du différend667. En second lieu, nous pouvons à l’inverse estimer que la logique du différend va continuer à se déployer par le renforcement du droit pénal. C’est l’expression achevée de la logique originelle des droits de l’homme qui vise ainsi à maintenir un ordre fondé sur la menace en raison du risque réel ou fantasmé de multiplications de partisans – nous préciserons que la logique du partisan couvre ici non seulement le religieux mais également toute personne se faisant l’apôtre d’une cause, voire la posture de celui qui n’a plus rien à perdre. Par exemple, en matière de droit social, la violence des salariés, qu’elle s’exerce 667 O. Roy, op. cit., p. 239-273. - 342 - sous forme de séquestration ou de menaces, combine les deux caractéristiques naguère présentes dans l’exercice du droit de grève. D’une part, elle ne peut qu’être brève pour un résultat maximal alors que la grève tend à s’éterniser pour un résultat décevant. D’autre part, le recours à la violence rappelle une évidence : pour obtenir quelque chose, il faut déranger l’ordre établi, ce que l’exercice du droit de grève dans sa conception classique n’arrive plus à faire. La répression devient ici le pendant de la perte de substance des droits de l’homme susceptible de justifier toutes les violences. En troisième hypothèse se pose l’éventualité du communautarisme, donc d’une réglementation fluctuant en fonction de l’appartenance à une communauté qui serait le corollaire de la lutte pour la reconnaissance. Nous rappellerons que, fait unique dans l’histoire des religions en France, la consécration d’une nouvelle religion, l’islam, s’effectue par des avancées judiciaires en raison d’un cadre juridique qui n’a pas d’équivalent avec ce qui pouvait exister dans le passé. La dynamique juridique s’inscrit en outre dans un contexte international favorable à la reconnaissance explicite des droits des minorités. Cette conjonction de facteurs pose les bases de l’instauration d’un système communautaire susceptible d’atténuer la logique de différend. Pour le communautarisme, comme pour le multiculturalisme et la laïcité, peut-être fautil distinguer entre un aménagement d’inspiration étatique à une revendication d’aspirations individuelles ou collectives. Par exemple, le principe de neutralité des cimetières a été affirmé par la loi du 14 novembre 1881 ainsi que par celle du 5 avril 1884 par l’abrogation de l’obligation faite aux communes d'affecter une partie du cimetière à chaque culte existant dans la commune ou de créer un cimetière spécialement affecté à chaque culte existant dans la commune. Par voie de conséquence, les cimetières sont des lieux interconfessionnels ; l’existence des carrés confessionnels n’est pas compatible avec le principe de laïcité. L’absence de texte législatif n’a cependant pas empêché le gouvernement d’agir par circulaires. En vertu de celle prise par le Ministre de l’Intérieur le 28 novembre 1975, les maires sont invités à « user des pouvoirs qu'ils détiennent pour réserver aux Français de confession islamique, si la demande leur en est présentée et à chaque fois que le nombre d'inhumations le justifiera, des carrés spéciaux dans les cimetières existants » 668. Nous ne sommes pas en présence d’une adaptation du principe de laïcité – les textes originels sont antérieurs à la loi de 1905 - ; la réflexion sur le multiculturalisme est inexistante dans le débat public en France. Il est donc légitime de lire 668 Cf sur ce sujet, O. Guillaumont, Du principe de neutralité des cimetières et de la pratique des carrés confessionnels, La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales n° 50, 6 Décembre 2004, act. 1799 - 343 - ce texte comme un aménagement communautaire par le haut, étant entendu que cela ne touche pas aux symboles de la vie quotidienne comme le calendrier ou l’habillement. De là à prétendre que la France a toujours été régie par le multiculturalisme à fortes tendances communautaristes sur la base de l’étude du modèle colonial, il y a une nuance importante qui nous paraît difficilement pouvoir être effacée669. C’est pourquoi, si la dynamique précédemment décrite joue pleinement, encore faut-il distinguer les éventuelles modalités du communautarisme entre droit civil et droit pénal, distinction sociologique et juridique fondamentale singulièrement absente des débats contemporains. S’agissant du droit civil, une option générale valable pour tout le monde, sans distinguer entre les religions, consisterait à étendre les dérogations aux tribunaux étatiques au bénéfice de juridictions arbitrales régies par un droit choisi par les parties – donc éventuellement un droit religieux - de façon à limiter les hypothèses de différend. Dans ce cas, effectivement, il sera possible d’analyser le droit positif comme le reflet de la situation sociale ; dans ce cas, les droits religieux deviendraient des règles de droit pour ceux qui souhaitent être jugées par elle. Nous passerons juridiquement et politiquement du multiculturalisme au communautarisme – la question est très débattue, par exemple, en Australie ou en Grande-Bretagne670. Bref, pour que les différends deviennent des litiges, il faut retrouver la logique originelle de la transaction telle que définie par le Code civil : tout dépend du consentement des parties et de l’étendue du contrôle autorisé par le juge judiciaire. S’agissant du droit pénal, nous pouvons distinguer trois facettes distinctes. En premier lieu, le fondement ne peut être le même en raison de la difficulté d’admettre le consentement de la victime pour justifier la commission d’une infraction. Il est cependant parfaitement possible que cette limite s’efface. A la suite d’une affaire de pratiques sadomasochistes particulièrement violentes, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que les poursuites pénales n’étaient valides uniquement parce qu’au cours du déroulement des opérations, la femme supposée soumise avait manifesté son refus exprès de subir d’autres opérations sur son corps en criant « Pitié » 671. A contrario, le consentement exprès aurait rendu les poursuites contraires aux principes de la Convention européenne. La 669 Cf sur ce continuum historique abusif, J.-L. Amselle, Vers un multiculturalisme français. L'empire de la coutume, Aubier, 1996. 670 A. Black, Legal Recognition of Sharia Law: Is This the Right Direction for Australian Family Matters?,Family Matters, n° 84, 2010, 64-67. 671 CEDH, 17 février 2005, K.A. et A.D. c. Belgique, Requêtes n °42758/98 et 45558/99) - 344 - frontière tracée entre droit pénal et droit religieux sur la base des différences entre les peines infligées peut ainsi s’estomper et laisser place à une substitution de l’un par l’autre. En second lieu, l’affaire déjà évoquée des poursuites pénales à l’encontre d’un circonciseur pour atteintes à l’intégrité corporelle soulève là encore la question de l’adoption d’un statut particulier pour les personnes rituellement astreintes à cette pratique. Dans ce cas, en effet, il n’est pas possible d’envisager de se référer au consentement de l’enfant. Si invocation des droits de l’homme il y a, elle se confond avec celle relative aux droits des minorités. Dès lors, cette affaire conduirait, pour la première fois, à l’émergence d’une norme qui désamorcerait le droit pénal pour faciliter une pratique minoritaire rejetée par les majoritaires. Le processus de définition de statut distinct est donc bien inhérent à la société du différend. En troisième lieu, après les relations à l’intérieur de la communauté, après les relations entre la communauté et l’Etat, le droit pénal a peut-être vocation à être modifié pour éviter les tensions inter-communautaires. Nous retrouvons ici la corrélation entre droits de l’homme et droit pénal : plus la référence à un droit de l’homme s’impose au quotidien, plus la revendication d’une normalisation pénale se développe. Ainsi, plus l’individu a le droit de manifester sa religion en public, plus il devient en droit de contester la liberté d’expression qui porterait atteinte à sa religion. Il y aurait donc possibilité d’instaurer une interdiction du blasphème au nom précisément des droits de l’homme. Nous avons déjà signalé que cette hypothèse était apparemment compatible avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Elle prolonge l’influence de l’Organisation de la Conférence Islamique sur le droit interne en raison de son activité au sein du Conseil des droits de l’homme. Elle révèle le caractère relatif et contradictoire de la référence aux droits de l’homme dans le débat contemporain. En résumé, constater comme fait social le caractère multiculturel de la société contemporaine oblige à s’interroger sur les éventuels changements nécessaires pour que, selon la terminologie en cours, chaque individu soit reconnu dans sa spécificité. Ces éventuels changements peuvent se résumer en un mot-clé : le consentement. Nous reprendrons ici la distinction élaborée par le professeur M.-A. Frison-Roche entre consentement et volonté « par la volonté, la personne manifeste sa puissance, sa capacité à poser à elle-même sa propre loi, sa liberté » tandis que, « par le consentement, elle - 345 - exprime sa capitulation… La force est du côté de la volonté ; la faiblesse du côté du consentement» 672. A partir du moment où tout individu est supposé libre et consentant, il est parfaitement à même de négocier sur tous ses droits. Contrairement à la logique antérieure du droit français, il n’y aurait plus de raison de protéger les individus contre eux-mêmes. Au nom de la liberté et des droits de l’homme, on peut donc réunir dans un même mouvement les sadomasochistes et la consécration de la religion dans l’espace public. Le raisonnement est finalement implacable : la personne a voulu ce qu’elle a eu ; elle n’a donc pas à se plaindre. Et il serait malséant que les juges imposent des normes morales pour remettre en cause les actes passés. On peut par extension envisager de réduire la protection des individus en fonction du prix qu’ils paient ou de la religion dont ils se revendiquent. Le consentement permet donc de vider de sa substance tous les droits fondamentaux. Il en découle une dernière caractéristique de la société du différend : l’individu se croit libre d’effectuer les choix comme bon lui semble et dispose de deux techniques d’affirmation de sa subjectivité : les droits de l’homme et le consentement. Le communautarisme devient ainsi la résultante non uniquement du multiculturalisme mais de la combinaison de celui-ci avec les principes du marché auto-régulateur dont la logique absorbante mise à jour par K. Polanyi joue encore pleinement : même les critiques formulées par des tenants d’une approche sociale contre l’approche culturelle des faits sociaux peuvent être interprétées comme une justification du communautarisme. Vu sous cet angle, le recours à ce que l’on appelle « les accommodements raisonnables » cherche à trouver l’équilibre impossible entre droits de l’homme, consentement et atteinte au principe d’égalité sur la base du développement du communautarisme. 2) LE COROLLAIRE : LES ACCOMMODEMENTS RAISONNABLES Les accommodements raisonnables constituent à l’origine un standard juridique dégagé par le juge canadien pour préciser les obligations de l’employeur en matière de respect des droits des salariés notamment en matière de pratique religieuse673. L’expression largement 672 M.-A. Frison-Roche, Remarques sur la distinction entre volonté et consentement, Revue trimestrielle de droit civil, 1995, p. 573-580, spec. p. 574. 673 Commission ontarienne des droits de la personne (O’Malley) c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536, spéc. p. 553-554 : « La question (de l’accommodement) n’est pas exempte de difficultés. La thèse selon laquelle chaque personne devrait être libre d’adopter la religion de son choix et d’en observer les préceptes ne pose aucun problème. (…) Le problème se pose lorsqu’on se demande jusqu’où peut aller une personne - 346 - popularisée à la suite des travaux de la Commission Bouchard-Taylor674 permet aujourd’hui de désigner une conception concrète du principe d’égalité en tant que vecteur de prise en compte des différences existant entre les individus. Pour reprendre la présentation d’un auteur, « de moyen visant à rétablir l’égalité dans une situation concrète et individualisée de discrimination, l’accommodement raisonnable semble être devenu un terme générique désignant l’ensemble des arrangements auxquels aboutit la « gestion » des conflits de valeurs ou de droits, particulièrement dans les rapports interculturels » 675. Cette démarche est parfaitement en phase avec les développements juridico-sociaux contemporains ; elle présente des caractéristiques en tous points transposables à la situation française. En premier lieu, initiée par la jurisprudence, la généralisation de la démarche à tous les échelons de la société a favorisé l’émergence de procédures non-contentieuses. L’une des principales missions de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse au Canada consiste à émettre des avis et des recommandations afin d’éviter que le conflit n’adopte une formulation juridique. De cette façon, la Commission essaie d’éviter que le conflit ne s’exprime en termes de différend. Par exemple, la demande d’accommodement raisonnable visant à imposer que la photographie d’identité mise sur la carte d’assuré social soit par principe prise par un agent de sexe féminin est rejetée sur le fondement suivant : la cliente ne peut obtenir une prestation de soin qu’après vérification visuelle de son identité, celle-ci pouvant indifféremment être le fait d’un membre du personnel masculin ou féminin. Il n’est donc pas possible d’estimer que la simple prise de photographie par un agent de sexe masculin constituerait au niveau de la Régie une atteinte au droit pour un individu de pratiquer sa religion. Ainsi, « pour respecter la liberté de religion d’une personne, une directive peut prévoir des accommodements qui pourront être offerts mais elle ne doit pas présumer que dans l’exercice de sa liberté religieuse ? À quel moment, dans la profession de sa foi et l’observance de ses règles, outrepasse-t-elle le simple exercice de ses droits et cherche-t-elle à imposer à autrui le respect de ses croyances ? (…) Pour situer la question dans le contexte particulier de l’espèce : dans sa volonté honnête de pratiquer sa religion, dans quelle mesure une employée peut-elle forcer son employeur à se conformer dans la gestion de son entreprise à ses pratiques ou à faire en sorte qu’elles soient respectées ? Jusqu’où, peut-on se demander, peut-on exiger la même chose de ses camarades de travail et, quant à cela, du public en général ? ». 674 G. Bouchard, C. Taylor, Fonder l’avenir, Le temps de la conciliation, gouvernement du Québec, 2008. 675 P. Bosset, Les fondements juridiques et l’évolution de l’obligation d’accommodements raisonnables, in Les accommodements raisonnables : quoi, comment, jusqu’où ?, Des outils pour tous, Éditions Yvon Blais, 2007, Introduction. - 347 - toute personne portant un symbole religieux requerra un accommodement »676. Il y a donc ici, à travers ces différentes recommandations, une véritable redéfinition de l’articulation entre sphère publique et sphère privée avec une nuance importante : ce n’est pas le juge qui, cette fois, est en charge d’effectuer ce partage ; c’est un organe administratif qualifié d’indépendant. Autrement dit, pour éviter que s’exprime la logique du différend, l’Etat a vocation à dissoudre ses prérogatives dans des autorités administratives indépendantes, pour reprendre l’expression consacrée en droit français. Comparée à l’évolution du droit français, l’attribution par le législateur de l’appellation autorité administrative indépendante concerne à l’origine des organes qui ont pour mission d’apprécier et d’édicter des règles nécessaires à certaines activités techniques comme la banque ou l’assurance. Pour reprendre la distinction d’un auteur, ces autorités marquent le passage d’une approche en termes de réglementation à une approche en termes de régulation, la différence se situant entre autres dans la faculté plus aisée dans le premier cas d’adapter la norme aux différentes situations677. A présent, il n’y a pas un seul domaine qui échappe à la compétence de ces autorités. Le Sénat français a même suggéré de distinguer entre celles qui ont pour mission la régulation de l’activité économique de celles qui seraient des « protecteurs du lien social »678 à l’instar du Haut Conseil de l’intégration. Bref, par delà les discours sur la laïcité dont nous avons montré le caractère ambivalent, France comme Canada cherchent à présent à dépasser la dimension judiciaire du litige pour lui conférer une simple dimension administrative. Dans un cas comme dans l’autre, peut-être faut-il voir dans cette tendance l’impact de la médiatisation des affaires en matière religieuse. C’était en effet le paradoxe de notre démarche de quantification : les contentieux en la matière ne représentent pas une part significative de l’activité judiciaire. Pourtant, ils deviennent des objets médiatiques en raison de leur forte densité symbolique : la contestation des règles de la majorité ; l’obligation faite au juge de se prononcer sur des symboles religieux. Ce point est expressément mentionné dans le rapport Bouchard-Taylor679 au titre des justifications 676 Avis sur les directives de l’assurance-maladie du Québec en matière d’accommodements raisonnables rendu par la Commission des droits de la personne et de la jeunesse en mars 2010 p. 20. 677 A.Supiot, Critique de la régulation, préface de l'édition Quadrige de Critique du droit du travail, Paris, Puf, 2002. 678 Rapport de l'office parlementaire d'évaluation de la législation n° 404 (2005-2006) de M. Patrice GÉLARD, fait au nom de l'Office parlementaire d'évaluation de la législation, déposé le 15 juin 2006, p. 130. 679 Op. cit. p. 15. - 348 - avancées pour promouvoir les accommodements raisonnables. Les médias ont, dans ces différentes affaires dont certaines au Canada sont pour le moins surprenantes680, exposé la dimension politique de la question juridique soulevée devant les juges et ont crée, toujours pour reprendre les termes du rapport Bouchard-Taylor, « une crise des perceptions »681. A l’inverse, devant une commission administrative, les parties ne sont pas là pour s’affronter et obtenir un satisfecit du juge. Elles viennent uniquement exposer leurs points de vue, ce qui marque un nouveau seuil de la dépolitisation des sociétés contemporaines682. A s’en tenir au droit français, nous soulignerons que nombre d’autorités administratives indépendantes disposent d’une compétence normative mais également répressive : l’atténuation de l’expression du différend ne remet donc pas forcément en cause le phénomène concomitant de recours toujours plus croissant à la logique répressive pour régler les problèmes quotidiens. A la limite, ce serait davantage une autre manifestation de l’Etat pénal avec en prime une éventuelle atténuation des garanties judiciaires. En second lieu, la démarche d’accommodements raisonnables peut être interprétée comme une manière d’atténuer le choc culturel résultant des contacts d’un individu en dehors de sa communauté naturelle. S’impose l’idée que la pédagogie sera suffisante pour que chacune des parties en présence accepte des compromis par rapport à ses exigences. A l’extension des procédures d’arbitrage au sein de la communauté répondrait le recours toujours plus grand au contrat de transaction pour les relations inter-communautaires. Comme l’explique le rapport, « si certains comportements et attitudes favorisent l’émergence de solutions mutuellement satisfaisantes, d’autres peuvent entraîner la fermeture, le raidissement des positions et, ultimement, la judiciarisation du processus. Parmi les repères éthiques qui devraient guider toute négociation, citons l’ouverture à 680 Voici la présentation de l’affaire du kirpan par la Commission Bouchard-Taylor, op. cit. p. 65 : « Pour les sikhs, le kirpan (un couteau d’une longueur de 20 cm) représente effectivement un objet symbolique : il n’a donné lieu à aucun incident violent à l’école dans toute l’histoire du Canada. Selon la décision rendue, l’arme devait être portée de telle manière qu’elle ne présente aucune menace (scellée, enfouie sous les vêtements et vérifiée périodiquement par l’école). Par ailleurs, d’autres objets tout aussi dangereux sont admis à l’école (ciseaux, compas, patins, bâtons de baseball…). L’entente que le tribunal a ordonnée était à peu de chose près celle que l’école, au départ, avait conclue avec la famille de l’élève. Enfin, l’éducation au pluralisme faisant partie de la mission de l’école, l’obligation religieuse de porter le kirpan aurait dû être mieux expliquée à ceux qui s’y opposaient ». 681 Id. 682 Ce phénomène touche aujourd’hui toutes les sphères politiques. La nomination d’une commission pour réfléchir sur des problèmes politiques comme le cumul des mandats en donne une illustration saisissante. - 349 - l’autre, la réciprocité, le respect mutuel, la capacité d’écoute, la bonne foi, la capacité à faire des compromis, la volonté de s’en remettre à la discussion pour dénouer les impasses. L’instauration d’une culture du compromis repose en grande partie sur tous ces éléments qui favorisent la coordination des actions ainsi que la résolution pacifique et concertée des différends » 683. Bref, il faut à présent tenter de déjudiciariser les conflits pour mieux les régler684 : le consentement cristallise ainsi tout à la fois le développement du communautarisme et la méthode de résolution des conflits. Démarche de dépolitisation, démarche de négociations, la recherche d’accommodements raisonnables s’inscrit enfin dans le processus de communautarisation précédemment décrit. Elle découle de la généralisation du principe de non-discrimination qui n’est pas, contrairement à la représentation classique, le corollaire du principe d’égalité mais la justification du maintien de l’individu dans sa condition de minorité. En cela, la société du différend est une société traversée par de fortes tendances communautaires dont les règles de fonctionnement vont progressivement se calquer sur la démarche d’accommodements raisonnables. La réflexion contemporaine sur la citoyenneté menée par C. Taylor détachée de la nationalité dans une société multiculturelle consacre tout à la fois le projet de la Déclaration universelle de 1948 que l’expression contemporaine du processus de dépolitisation auquel est confrontée la société moderne685. 683 Op. cit. p. 57. Quand bien C. Taylor critique les thèses de J.-F. Lyotard, dans son ouvrage, Les sources du moi, la formation de l’identité moderne, Seuil, 1998, p. 610-611, il utilise le terme différend exactement dans le sens que lui a donné… J.-F. Lyotard. 684 Au passage, si effectivement il y a un problème à laisser le juge devenir l’organe central qui tranche les questions politiques, ce processus participe en outre de la défiance plus générale que philosophes et sociologues ont tendance à exprimer à l’encontre de la jurisprudence. 685 Cf C. Taylor, Le pluralisme et le dualisme, in A.-G. Gagnon (dir.), Québec : État et société, Montréal, Québec/Amérique, 1994, p. 82 cité par J.-L. Gignac, Sur le multiculturalisme et la politique de la différence identitaire : Taylor, Walzer, Kymlicka, Politique et Sociétés, vol. 16, n° 2, 1997, p. 31-65, spéc. p. 35 : « Un peu partout dans notre monde, les différences ressemblent en degré et en nature à celles qui règnent au Canada plutôt qu'aux États-Unis. Si un modèle de citoyenneté uniforme correspond davantage à l'image classique de l'État occidental libéral, il est aussi vrai qu'il constitue une camisole de force pour bon nombre de sociétés politiques. Le monde a besoin que d'autres modèles soient auréolés de légitimité, afin de permettre que des modes de cohabitation politique plus humains et moins contraignants existent. Plutôt que d'accepter la rupture au nom d'un modèle uniforme, nous nous ferions une faveur tout en servant les intérêts des autres si nous explorions la solution de la diversité profonde. Pour ceux qui apprécient que l'on accorde aux gens la liberté d'être eux-mêmes, cette solution constituerait un gain pour la civilisation ». - 350 - En parallèle, l’institutionnalisation du multiculturalisme a, comme pour la laïcité, connu un basculement entre un choix politique préalablement défini et un déploiement par l’invocation des droits de l’homme qui pose en permanence la question des limites de la reconnaissance des droits des minorités. Dans ce cadre, il ne faut pas exclure que cette dynamique conduise au communautarisme avec pour corollaire l’adoption de règles indifférenciées ou de statuts particuliers visant à ce que les différends redeviennent des litiges. Ce processus ne prend sens que par son rattachement à l’idée que les individus sont consentants et sont ainsi à même de choisir les normes qui les régissent. La dynamique de contestation de la norme étatique se double d’une technique d’affirmation de la subjectivité : le consentement. Il en découle une corrélation entre droits de l’homme et instauration progressive d’un ordre communautariste en parfaite adéquation avec l’adhésion institutionnelle aux principes de l’économie de marché. Il n’y a nulle contradiction structurale avec la perspective retenue ici : comme cela a été montré, « Le droit apparaît comme une figure absolument centrale, en ce qu’il rassemble – et unifie, sur le mode du compromis – les différentes régulations des cités » 686. Les accommodements raisonnables sont de prime abord une manifestation de ce même mouvement. Nous les avons toutefois analysés comme une technique de dépolitisation en raison de la médiatisation dont bénéficient aujourd’hui les procès portant sur des questions symboliques. Dans ce cadre dans lequel la règle joue un rôle central, il nous paraît possible de proposer une typologie des individus fondée non sur le degré de pratiques mais sur la perception qu’ils se font de la règle étatique. PARAGRAPHE 3 : TYPOLOGIE FONDÉE SUR LA PERCEPTION DE LA RÈGLE ÉTATIQUE PAR L’INDIVIDU L’homme des droits de l’homme devient progressivement un homme religieux membre d’une minorité. Il est possible à partir des différentes données collectées de construire une typologie de l’identité religieuse non plus en fonction de l’attachement plus ou moins grand aux rites mais en fonction du positionnement par rapport à la norme étatique. La typologie ici élaborée marque l’aboutissement d’une recherche dont la matière première a été principalement constituée par les textes et la jurisprudence afin de définir un modèle hypothético-déductif. 686 Cf B. Karsenti, Le capitalisme au présent. Une lecture du Nouvel esprit du capitalisme, in Compétences critiques et sens de la justice, Colloque de Cerisy sous la direction de M. Breviglieri, C. Lafaye, D. Trom , Economica, 2009, p. 433. - 351 - Nous pouvons alors distinguer au titre des manifestations religieuses de l’identité au miroir des droits de l’homme avec pour fil conducteur la pratique de la circoncision : - les pratiquants juridicisés : ils respectent les rites en tenant compte du formatage de ces rites passés au crible des droits de l’homme – ils arrêteront de respecter l’obligation de circoncire leur enfant en raison des risques de poursuites et des critiques fondées sur les droits de l’homme à l’encontre de cette pratique. La religion devient une identité sans pratique, un discours culturel qui s’insère parfaitement dans une conception pacifiée de la société multiculturelle. - les pratiquants judiciarisés : leur pratique religieuse n’est plus limitée à la sphère privée ; ils estiment utile et légitime de forcer juridiquement la société à reconnaître son mode de vie - ils poursuivront le combat en justice de façon à obtenir un revirement de jurisprudence en leur faveur ou la reconnaissance d’un statut officiel. - les pratiquants à la frontière de la légalité : ils n’excluent pas de recourir à la violence pour faire valoir ce qu’ils considèrent comme étant leurs droits ; ce sont ceux que nous avons identifiés à partir de la figure du partisan définie par C. Schmitt ; - les pratiquants ghettoisés : ils ignorent les règles étatiques et adoptent une forme de clandestinité pour continuer à pratiquer leur religion comme si de rien n’était. A la limite, peut-être ne comprennent-ils même pas pourquoi leurs pratiques suscitent tant d’interrogation687. Entrent dans cette catégorie aussi bien les pratiquants d’une religion institutionnelle que les personnes dont la réalisation des rites comme le comportement cherchent à éviter l’institutionnalisation. Nous soulignerons toutefois que cette catégorie distincte des pratiquants d’une religion institutionnelle fait l’objet de l’attention la Mission Interministérielle de vigilance et de luttes contre les dérives sectaires. Elle n’échappe pas non plus au processus de juridicisation à partir du moment où ses adeptes décident de créer une association pour recevoir des dons. Même si des pratiques religieuses peuvent commencer par exister en marge des institutions, il est difficile de penser qu’elles peuvent indéfiniment maintenir leur position : la juridicisation ou reconnaissance institutionnelle est un processus inéluctable du développement, voire de visibilité pour n’importe quel mouvement dont la doctrine repose sur des symboles. 687 Cf pour un cas extrême, N. Emboussi, Revisiter l’excision, Une apologie de Hawa Greou, L’harmattan, 2011 : l’auteur expose l’incompréhension d’une personne accusée d’excision en France. - 352 - Les catégories ici définies ne sont pas intangibles ; elles sont mêmes poreuses les unes par rapport aux autres pour les raisons suivantes. - plus l’Etat tend à s’immiscer dans la vie privée par le processus de pénalisation des comportements, plus il est à même de susciter soit des réactions de judiciarisation, soit des réactions de violence, soit un repli vers la ghettoisation. - plus l’individu se rapproche de sa religion dans une quête d’authenticité, plus il peut soit entamer un processus d’auto-justification par rapport aux institutions en entamant une démarche de judiciarisation, soit envisager des actions violentes, soit se réfugier dans une logique de ghettoisation. Les termes communautarisme et multiculturalisme englobent indistinctement ces trois processus. Certes, ils permettent de décrire une réalité sociale. Ils ne peuvent cependant être utiles pour identifier une rupture avec le modèle social actuel qu’à partir du moment où sont clairement identifiés soit les tendances à la ghettoisation, soit celles à la violence. C’est précisément parce que nous ne disposons pas d’une analyse des pratiques par rapport à la norme étatique que ces tendances d’évolution sont perçues comme porteuses d’un risque d’un basculement vers la violence qui alimenterait le processus de pénalisation des comportements avec pour contrepoids le repli dans sa communauté, ou ghettoisation. En marge de cette typologie, il ne faut pas exclure une catégorie beaucoup plus difficile à saisir : les pratiquants en voie de départ, soit des individus qui décident de changer de pays pour trouver ailleurs le contexte légal adéquat à leur conception de la religion. Entrent dans cette catégorie, la figure archétypale des juifs en partance vers Israël, mais également des musulmans qui vont s’installer à Londres ou au Canada, voire à Dubaï pour profiter soit de l’homogénéité religieuse, soit d’une société multiculturelle plus conforme à leurs souhaits, voire des personnes dont la quête de spiritualité ne trouve pas d’accomplissement sur le territoire français. La société du différend voit donc croître en son sein une pratique religieuse dont l’identification découle de la relation à l’institution étatique et non plus seulement aux rites religieux. La société du différend auto-entretient ainsi tant la recomposition actuelle du droit pénal que celle du principe de laïcité. La laïcité était une modalité d’aménagement des conditions de possibilité de l’exercice des religions ; elle devient aujourd’hui un terme vidé de sa substance qui participe essentiellement d’une normalisation des comportements par le biais du droit pénal. En raison de la corrélation établie entre droits de l’homme et droit pénal, nous avons pu montrer que les droits de l’homme sont en passe de devenir une véritable religion séculière. C’est au nom des droits de l’homme qu’il devient légitime de réprimer des pratiques rituelles qui n’avaient pas fait l’objet de contestation depuis la fin de la seconde guerre - 353 - mondiale. La société du différend développe une dimension intrusive dans la vie des individus qui bouleverse complètement les équilibres anciens. Nous avons pu ici identifier un nouvel âge de la biopolitique. Les droits de l’homme deviennent l’élément majeur autour duquel se construit l’identité religieuse selon que les règles étatiques sont acceptées ou refusées. Aux évolutions institutionnelles s’ajoutent donc des évolutions substantielles qui modifient la teneur des liens sociaux. Conséquence de la généralisation du droit pénal, nous assistons à une ré-articulation de la distinction entre sphère publique et sphère privée. La formulation juridique des questions pose en fait de véritables questions politiques tant sur la conception contemporaine de laïcité que sur celle de la fonction des droits de l’homme dans notre société. La laïcité, détachée des conditions d’exercice du droit individuel de pratiquer sa religion, devient le vecteur de la normalisation des comportements – faute de plage de temps définie par le législateur, l’individu voit sa liberté religieuse réduite. Quant aux droits de l’homme, ils deviennent la justification suprême pour favoriser cette normalisation des comportements. Le débat sur l’éventuelle interdiction de la circoncision en Allemagne nous a fourni un exemple significatif des débats contemporains sur les problèmes d’articulation sphère privée/sphère publique et, plus largement sur la question du traitement de la question religieuse à l’aune des droits de l’homme. En même temps, cet exemple nous a servi de fil conducteur pour exposer une typologie des comportements des individus dont le critère de distinction dépend non plus de la pratique mais de la perception des normes étatiques par les individus. A chaque étape, nous avons souligné l’ambigüité d’une approche trop simpliste de la règle de droit : ni reflet, ni instrument, celle-ci reste, dans l’optique qui est la notre, un élément structurant de la vie sociale au point d’engendrer des conséquences imprévues sur la base de revirements jurisprudentiels ou institutionnels dont il est difficile de penser que les effets ont été anticipés par leurs auteurs au moment de leur adoption. Nous avons à ce titre rappelé l’exemple des modifications techniques relatives aux modalités de la saisine du Conseil constitutionnel : l’aboutissement en 2010 est aujourd’hui analysé comme une conséquence logique du fonctionnement des Cours suprêmes. Les conditions historiques d’adoption de la première réforme contredisent néanmoins cette présentation. Ainsi, c’est sur la base de l’analyse des textes que nous avons élaboré cette systématisation entre société du litige et société du différend pour en déduire les changements juridiques et sociaux. Nous avons apparemment terminé, sur l’étude de fait sociaux comme le communautarisme dont l’existence n’est peut-être rien d’autres que la conséquence de la conjonction des textes dans un contexte renouvelé : le changement de la morphologie religieuse de la France et de la manière dont la pratique religieuse se définit par rapport à la norme étatique. - 354 - CONCLUSION TROISIÈME PARTIE Nous avons présenté un essai de systématisation entre, ce que nous avons appelé, à partir des travaux de J.-F. Lyotard, la société du litige et la société du différend. Nous avons ainsi exposé pourquoi la plurivocité des droits de l’homme change la logique d’ensemble de la société à partir du moment où ils pénètrent le champ juridique. Ces changements sont tant institutionnels que substantiels, étant précisé que cette distinction cherche simplement à clarifier une série d’évolutions que la logique même de la thèse articule en permanence en raison du jeu des interactions. Par institutions, nous avons seulement cherché à montrer que notre époque ne peut peut-être pas se passer de la pensée de celles-ci, entendues organiquement et textuellement du fait de la densité du cadre normatif contemporain : nous n’avons jamais été autant l’objet de normes étatiques ; nous n’avons jamais autant recouru aux tribunaux qu’à notre époque. Notre approche fondée sur la conception de la société résultant des textes s’écarte des démarches plus classiques inspirées par E. Durkheim ou M. Weber en matière de sociologie du droit ; elle nous a mené à questionner les conceptions politiques sous-jacentes à ces travaux. Ces changements institutionnels sont de deux ordres : - les questions d’importance politique au sens où elles concernent l’ensemble de la population et bénéficient à ce titre d’un fort relais médiatique peuvent à présent être soulevées devant n’importe quel juge ; il y a ici un basculement institutionnel qui devraient conduire à terme à une refonte complète des modes de fonctionnement de la justice – ce que nous avons appelé le passage d’une juridicisation à une judiciarisation. - la place nouvelle du droit pénal dans nos sociétés qui découle précisément d’un renforcement de la référence aux droits de l’homme : celui-ci envahit toutes les strates de la vie sociale tout simplement parce que la dynamique du différend favorise ce mode de règlement des conflits. Le droit pénal reste en somme la seule norme stable dont l’effacement pourrait être la conséquence d’une prégnance plus affirmée des droits religieux dans notre ordre social. L’Etat providence laisse la place à l’Etat-pénal, ce que confirment en contrepoint les études qui établissent une corrélation entre l’homogénéité des populations et le développement de l’Etat-providence. Bref, encore et toujours, la religion civile, loin d’être - 355 - un concept fonctionnel pour expliquer les valeurs d’une société, apparaît comme une condition préalable aux développements des droits. Compte tenu de cette double évolution institutionnelle, les relations sociales évoluent également. Ce que nous avons appréhendé à travers une approche substantielle. La substance ici, c’est la nature des équilibres entre les individus et entre les individus et les institutions. A terme l’interaction générera d’autres institutions, ce que nous avons essayé d’esquisser tout en étant conscient du caractère relatif de la distinction entre approche institutionnelle et approche substantielle. Nous avons situé la ligne de partage sur le fait qu’il est possible de quantifier l’approche institutionnelle mais non l’approche substantielle. Celle-ci s’auto-alimente des règles sans avoir pour l’heure provoqué un basculement aussi tangible que celui-exposé précédemment. A ce titre, nous avons pu estimer que le recours croissant au droit pénal modifie l’équilibre entre sphère publique et sphère privée. Cet équilibre, consubstantiel à l’essence même du politique, a permis de distinguer la conception ancienne de la conception moderne de la politique. Nous avons continué à utiliser comme fil conducteur les travaux de M. Foucault. Ces travaux nous ont servi aussi bien à préciser notre mode d’appréhension d’un phénomène social par le prisme juridique qu’à mener notre généalogie sur les droits de l’homme. Aussi, nous pouvons lire cette conjonction entre institution judiciaire, droits de l’homme et droit pénal comme une nouvelle phase de la biopolitique, des techniques du contrôle des corps par le pouvoir. Par comparaison avec la société du litige, les règles ne sont plus l’émanation d’une conception de l’autorité étatique ; elles trouvent dans la société du différend une nouvelle dimension. Il en va ainsi de deux notions généralement usitées pour décrire les relations sociales contemporaines : - la laïcité : nous sommes passés d’un mode d’aménagement des conditions d’exercice de la religion à une conception centrée sur les comportements des individus ; - le multiculturalisme : nous sommes passés d’un aménagement des conditions de vie des minorités originellement présentes sur le territoire à un principe général d’aménagement pour toutes les personnes pouvant rattachées leur identité à une minorité. Il en découle un ordre social en transition qui oscille entre communautarisme et droits de l’homme de façon à éviter que la logique du différend ne conduise inéluctablement à la violence ; un ordre social dans lequel l’Etat se re-déploie sur la base d’organes administratifs pour essayer de limiter l’expression judiciaire du différend ; un ordre social qui trouve dans le consentement des individus tout à la fois le vecteur de la soumission de ceux-ci que le moyen d’aboutir à une autre forme de société. Il a pour caractéristique majeure un processus de dépolitisation des Etats dans lesquels l’identité religieuse se - 356 - recompose autour de la perception de la règle étatique par les individus et dont les manifestations oscillent entre juridicisation, judiciarisation, violence ou ghettoisation. Le renforcement des droits des individus a pour corollaire une revendication constante de normalisation des comportements par le droit pénal et un risque permanent de violence. Il ne faut ainsi pas exclure que soit prochainement consacré l’interdiction du blasphème pour limiter les tensions communautaires. La mutation sociale participe alors d’un changement d’ensemble de conception du monde dans lequel les libertés acquises précédemment n’auront été qu’une « invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine »688. 688 M. Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1992, p. 398. - 357 - CONCLUSION La présente thèse a essayé de renouer avec un type de recherche présent dès la naissance de la sociologie française à travers les ouvrages de P. Fauconnet ou C. Bouglé : l’étude sociologique d’une notion centrale du champ juridique, en l’occurrence les droits de l’homme et l’invocation contemporaine par les individus ou les institutions des textes s’y référant pour faire valoir des prétentions religieuses. L’analyse a été menée aussi bien sur un plan général à travers l’appréhension de l’invocation systématique des droits de l’homme à tous les niveaux de la société et, de façon plus particulière, à travers l’expression contemporaine de l’identité religieuse au miroir des droits de l’homme. C’est pourquoi à travers la question religieuse, le présent travail se veut une contribution à la sociologie des droits de l’homme. RAPPEL DES PRINCIPALES ÉTAPES DE LA DÉMONSTRATION Pour mener à bien cette étude, notre travail a d’abord porté sur la méthode la plus adéquate pour traiter sociologiquement un phénomène juridique. Pour cela, nous avons exposé l’insuffisance de l’analyse juridique pour décrire un phénomène social et le caractère réducteur d’une conception de la règle de droit comme simple technique ou expression de la complexité sociale. Nous avons alors rappelé non seulement l’importance de l’étude des règles de droit pour identifier un fait social mais aussi le caractère structurant des règles de droit dans une société. Le terme miroir caractérise l’ambivalence de la causalité en matière de production des faits sociaux : influence des règles dans la production des faits sociaux ou, au contraire, influence des faits sociaux dans la production des règles. A partir d’une conception structurale de la règle, de l’impossibilité matérielle qui en résulte d’exprimer une causalité trop tranchée dans la production des fait sociaux, nous avons écarté de notre démarche l’identification d’une idéologie dominante susceptible d’expliquer pourquoi les droits de l’homme comme indirectement la religion sont devenus des thèmes majeurs du débat social contemporain afin précisément d’éviter ce que nous avons critiqué : la définition du droit comme simple technique. Nous avons retenu comme perspective pour identifier le fait social objet de la présente étude, les manifestations de l’identité religieuse au miroir des droits de l’homme, l’étude sociologique quasi-exclusive des règles. A la différence de la critique sociologique classique des droits de l’homme fondée principalement sur leur abstraction ou l’inadéquation permanente du droit au fait, nous avons privilégié une appréhension de - 358 - l’objet droits de l’homme dans sa signification sociologique même pour décrire le substrat social, pour décrire la conception de la société qui ressort des multiples textes consacrés aux droits de l’homme. Ce choix méthodologique pour appréhender la double face sociale et juridique de tout fait social dispose d’une double légitimité : - la description du phénomène social procède de textes qui lui sont bien antérieurs – les fait sociaux ne sont donc en rien à l’origine des textes dont les manifestations contentieuses ont été étudiées ; soutenir que les règles sont aujourd’hui instrumentalisées revient à ignorer la logique même de la dynamique juridique ; - la difficulté de saisir la dimension sociale d’un phénomène juridique trouve peut-être dans la radicalisation de l’autonomie du champ juridique à laquelle s’est livré le sociologue N. Luhmann la tentative de réponse la plus adéquate face à la nature intrinsèquement neutralisatrice et dés-historicisée du maniement de la règle de droit. L’autonomie ne désigne plus uniquement un champ d’étude dont les contours sont difficiles à préciser ; c’est surtout la caractéristique d’un champ qui s’articule autour des règles qu’il secrète par lui-même et qui détermine l’existence des faits sociaux. En complément, nous avons montré l’intérêt que présentent les travaux de G. Tarde et de M. Foucault pour mener notre étude sociologique. Nous avons ainsi précisé l’enjeu d’une part de compléter le simple constat des règles par l’étude de la jurisprudence et d’autre part, de maintenir une tension constante entre droit et politique pour saisir un fait social dont la manifestation repose sur l’invocation des droits de l’homme. Parti d’une récurrence apparente, la contestation de la norme étatique par la norme religieuse sur le fondement des droits de l’homme, l’identification du fait social, du fait que ce phénomène présente une signification qui dépasse la simple question de droit posée nous a conduit à essayer dans un premier temps de quantifier les textes et le contentieux sur le sujet. Nous avons pour cela privilégié deux orientations méthodologiques : l’apport considérable des bases de données pour saisir une évolution sociale sur une période donnée ; le rôle des institutions, terme entendu ici au sens organique, dans la production d’une pensée susceptible de produire des faits sociaux. Nous avons ainsi tenu compte d’un côté du caractère éminemment contentieux de la société contemporaine et de l’autre du caractère unique de notre époque en matière de production de textes. A partir de ces orientations, notre étude a porté sur les textes et sur la jurisprudence résultant de l’invocation de ces textes par les individus. Nous avons distingué les textes en fonction de leur portée en droit interne. Trois approches ont été ici retenues : le caractère universel de l’identité religieuse à partir de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ; la dynamique du droit communautaire dans la consécration de l’identité - 359 - religieuse contemporaine ; la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme comme réceptacle et expression de l’identité religieuse. Cette recherche nous a permis d’identifier le fait social objet de notre étude ainsi que ses principales caractéristiques. Il est apparu que textes comme jurisprudence sous l’influence de sources internationales reconnaissent à l’individu le droit de faire valoir ses prétentions religieuses sur le fondement des droits de l’homme. De prime abord, les résultats en matière de quantification peuvent statistiquement paraître peu importants. Du moins cela nous a amené à distinguer deux facettes : l’invocation permanente des droits de l’homme dans quasiment tous les types de contentieux devient systématique à compter des années 19902000 ; la dynamique de changement dans la perception des religions en raison de la formulation des prétentions religieuses par le biais des droits de l’homme. La religion présente en effet une particularité par rapport aux autres situations dans lesquelles sont invoqués les droits de l’homme : elle est à même de proposer un système de règles de substitution aux règles en vigueur. Le fait social droits de l’homme s’impose par ses manifestations ; les droits de l’homme sont les droits de l’homme religieux. L’identification de ce fait social a révélé quatre caractéristiques majeures : - il n’est plus possible d’étudier un fait social sans tenir compte de sa dimension internationale ; - la religion n’est plus conçue comme une opinion relevant de la sphère privée mais comme un élément central de la vie publique tant pour les individus que les institutions religieuses ; - nuance sociologique importante à l’analyse juridique : ce n’est pas parce que les termes droits de l’homme sont employés de façon récurrente qu’ils disposent dans toutes les situations de la même signification ; - les droits de l’homme ont acquis une dimension juridique inédite qui permet de transformer des questions à forte teneur politique en question de droit. L’identification du fait social défini s’est conclue sur un double constat : - les manifestations religieuses contemporaines occupent une place importante dans la société en dépit du constat selon lequel les individus seraient de moins en moins croyants ; - le contentieux, par delà sa diversité, consacre véritablement l’islam comme fait social présentant une particularité par rapport aux revendications religieuses qui ont pu se manifester par le passé : tant sur le plan international que national, les musulmans disposent d’un cadre institutionnel inédit pour faire valoir leurs prétentions. - 360 - Le fait social établi et ses caractéristiques précisées, nous avons procédé à une analyse de cette référence aux droits de l’homme avec pour but d’identifier d’un côté les causes du tournant juridique des droits de l’homme intervenu au cours de la décennie 1990-2000 et de l’autre d’expliciter le lien entre religion et droits de l’homme. Pour cela, nous avons établi dans un premier temps une généalogie des droits de l’homme qui a fait apparaître que, par delà l’identité de mots, la Déclaration des droits de l’homme de 1789 ne s’inscrit pas dans la même logique que celle de 1948. La Déclaration universelle, fondement tant des pactes de 1966 que références des chartes régionales comme la Convention européenne des droits de l’homme, introduit une rupture entre nationalité, citoyenneté et religion ; elle participe d’un processus de dépolitisation dont les années 1990-2000 voit la consécration ; elle reformule le principe d’égalité à travers l’affirmation du principe de non-discrimination. Cette rupture du lien entre nationalité, citoyenneté et religion se traduit par un corollaire : un recours toujours plus grand au droit pénal. C’est le dispositif que nous avons mis à jour. Nous avons ici repris à notre compte l’intérêt d’étudier les évolutions de la législation pénale pour comprendre une mutation sociale. Nous avons alors montré que la référence constante aux droits de l’homme modifie l’articulation entre les différentes branches du droit au bénéfice du droit pénal. Dans un second temps, dans l’optique d’identifier cette fois les causes des mutations contemporaines autour des droits de l’homme, nous avons mis l’accent sur deux faits objectifs fruits de l’interaction entre les règles et les individus. Nous n’excluons pas que d’autres facteurs aient pu jouer un rôle dans le processus de dissémination des droits de l’homme. Nous avons toutefois privilégié en raison du poids des institutions dans la détermination de ces faits, le rôle de l’éducation et l’importance des flux migratoires. C’est parce que le niveau culturel des individus s’est élevé que serait peut-être intervenu cette prise de conscience que l’homme dispose de droits dont la réalisation passe par la voie contentieuse. C’est parce que les flux migratoires ont modifié la morphologie sociale de la société que la question religieuse a pris les formes contemporaines. Nous avons ici rappelé que les faits sociaux sont intimement liés à la démographie et à la morphologie religieuse de la société. Dans un troisième temps, nous avons essayé d’exposer le poids respectif de chacune des religions identifiées par les institutions en France. Nous avons alors pu préciser l’impact de la rupture entre nationalité, citoyenneté et religion : la distinction entre religion majoritaire et religions minoritaires, le contentieux ayant pour objet la contestation des règles reflétant la religion majoritaire. A ce titre, nous avons prolongé la différence entre la Déclaration de 1789 et celle de 1948 en estimant que si les juifs s’inscrivent dans la logique de 1789, les musulmans participent davantage de la logique de 1948. Il en découle incontestablement une remise en cause d’ensemble de toutes les règles sociales. - 361 - C’est pourquoi nous avons tenté une systématisation de tous les éléments identifiés à partir de cette réalité contentieuse en distinguant entre société du litige et société du différend. Cette distinction repose sur la différence de perception d’un conflit selon que les parties en présence reconnaissent ou non la légitimité des règles qui ont vocation à trancher le conflit qui les oppose. L’émergence contentieuse de la religion en tant qu’expression de l’identité religieuse de l’individu induit de profondes mutations sociales. Nous avons exposé ces mutations à partir d’une approche institutionnelle fondée sur les éléments objectivement quantifiables précédemment identifiés. Dans la société du différend à la différence de la société du litige, le contentieux concerne non seulement les parties en présence mais également les règles sur la base desquelles ils ont vocation à être jugés ; n’importe quel juge peut être amené à trancher une question dont la formulation juridique masque un vrai problème politique au titre desquels se situe bien évidemment la place de l’expression de l’identité religieuse. Il en résulte, conséquence du processus de dépolitisation, un basculement du pouvoir vers le pouvoir judiciaire et la nécessité de s’interroger sur la pertinence du maintien des structures actuelles. Dans la société du différend à la différence de la société du litige, le droit pénal devient un mode de résolution des situations conflictuelles comme si l’impossibilité de trancher le conflit en raison de l’antagonisme des thèses soutenues par les parties en présence obligeait à figer celles-ci dans les statuts respectifs de coupable et de victime. La logique de subjectivisation radicalisée par la référence constante aux droits de l’homme fait enfin de la violence et donc du recours toujours accru à la norme pénale un élément consubstantiel de la société du différend. Ces mutations institutionnelles changent le substrat social. L’émergence de la religion dans la sphère publique comme la corrélation établie entre le développement des droits de l’homme et le développement du droit pénal induit une recomposition politique au sens de rééquilibrage entre la sphère publique et la sphère privée. Le basculement au bénéfice des individus sur le fondement des droits de l’homme transforme la conception traditionnelle de la laïcité en un vecteur de normalisation des comportements. La conjugaison entre droit pénal et droits de l’homme transforme ceux-ci en véritable religion séculière au point de dessiner une nouvelle biopolitique : la pénalisation croissante des comportements individuels qui s’écarteraient de la norme. Enfin, nous avons en dernier lieu au titre de l’approche substantielle de la distinction entre société du litige et société du différend confrontée cette notion avec celle de société multiculturelle. Nous avons montré les similitudes de l’évolution contemporaine du multiculturalisme et celles de laïcité d’un mode d’organisation des relations organisé par les pouvoirs publics à un mode de contestation des règles édictées par les pouvoirs publics. Nous avons cependant estimé que la notion de société du différend est plus large que celle - 362 - de société multicuturelle. Elle implique pratiquement pour que les oppositions redeviennent des litiges une consécration du communautarisme en tant que dérogation à la loi commune, consécration dont la définition des modalités risque de constituer la fin du modèle de société contemporain avec tout à la fois une recrudescence de la violence et une restriction des dits droits de l’homme. Notre recherche s’est achevée sur un essai de typologie des pratiques religieuses fondée sur la perception des règles étatiques par les individus. Nous avons distingué cinq catégories : les pratiquants juridicisés, les pratiquants judiciarisés, les pratiquants en marge de la légalité et prêts à basculer dans la violence, les pratiquants ghettoisés, les pratiquants qui quittent le territoire pour chercher un cadre mieux adapté à leurs aspirations. PERSPECTIVES DE RECHERCHE Le cadre ici exposé s’articule aussi bien sur la problématique générale de l’invocation des droits de l’homme que sur celle plus particulière de l’expression de l’identité religieuse. Ce double axe n’en connaît pas moins des points de concordance à partir du moment où les chartes régionales, arabe comme africaine, établissent un lien entre droits de l’homme et religion. Il ouvre différentes perspectives de recherche. Nous avons privilégié une sociologie du droit à même de confirmer ou d’infirmer les références juridiques présentes dans de nombreuses études afin de déduire une classification en fonction de la perception des règles. Il pourrait, à l’inverse, être utile de questionner les pratiquants sur la manière dont ils perçoivent les règles étatiques pour vérifier empiriquement si celles-ci jouent le rôle que nous avons pu leur attribuer. A l’identique, dans l’optique adoptée, les droits de l’homme deviennent une rhétorique sur le fondement desquels les juges comme les individus peuvent justifier tout et son contraire. Une vérification empirique du sentiment de justice présent chez les individus permettrait également de mesurer la manière dont ils perçoivent les droits de l’homme et si, véritablement, ils croient encore dans l’idéal affirmé par les textes. L’étude a débuté sur une présentation des textes internationaux. Elle s’est ensuite centrée sur la situation française en raison de la difficulté que présente la maîtrise de corps de règles juridiques distincts. Nous sommes cependant en présence d’un phénomène qui touche au minimum toutes les démocraties européennes : toutes sont soumises aux mêmes impératifs juridiques ; toutes connaissent les deux facteurs objectifs de dissémination de l’identité religieuse que nous avons exposés. Notre étude a confronté ces mutations avec le principe de laïcité. Elle suggère que chacun des pays s’interroge sur les principes qui soustendent son organisation et sa conception de la place de la religion. A l’identique pourrait être confirmé ou infirmé le lien entre développement des droits de l’homme et développement de la réglementation pénale. Le cas italien exposé à travers la question de la - 363 - présence des crucifix dans les écoles constitue un exemple de l’interaction entre les individus et les institutions dans un pays membre de l’Union européenne. A n’en pas douter, selon l’organisation institutionnelle de chacun des pays, d’autres modèles sociaux peuvent peut-être être esquissés que celui proposé et contribuer ainsi à l’émergence d’un modèle européen commun. Nous avons pris comme modèle de société du différend la société américaine. Compte tenu toujours des mêmes facteurs objectifs précédemment cités, il paraît possible d’affermir la comparaison de façon soit à montrer comment continue de se diffuser le modèle américain, soit au contraire comment la logique européenne infiltre le modèle américain. Nous signalerons à cet effet que la présidence B. Obama aura indéniablement été marquée par une véritable révolution institutionnelle qui confirme notre hypothèse. Pour la première fois, les Etats-Unis ont accepté le principe selon lequel le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies établisse un examen universel à partir des principes onusiens et ce, en rupture complète avec l’idée de « manifest destiny » et d’exceptionnalisme américain. Il y aurait donc bien à partir de l’évolution des mutations institutionnelles une possibilité d’établir une sociologie de la mondialisation. Toujours dans une perspective internationale, la rupture intervenue au cours des années 1990-2000 coïncide avec la chute du communisme. Nous pouvons alors suggérer que le terme droits de l’homme est peut-être le pendant de celui de démocratie propre à la guerre froide pour rendre compte d’une nouvelle configuration internationale : chaque région du monde dispose à présent de sa propre conception des droits de l’homme. A moins qu’effectivement, il soit possible d’identifier sociologiquement, par delà les différences textuelles, des comportements universels à même de redonner sens au mot universel. En l’état actuel, nous nous orienterons alors vers une réduction de l’humanité à son plus petit dénominateur commun, la souffrance avec pour corollaire la consécration des droits des animaux. Enfin, deux domaines n’ont pas vraiment été explorés dans le présent travail. En premier lieu, autant que faire se peut, nous n’avons pas traité du champ économique puisque nous avons dès le départ, mis l’accent sur l’autonomie du champ juridique et critiqué l’économisme qui réduit la règle de droit à une simple superstructure. Dans l’optique retenue, il pourrait être pertinent de mesurer l’éventuelle coïncidence entre les manifestations du champ économique au cours de ces 20 dernières années et le passage des droits de l’homme du champ politique au champ juridique. Nous l’avons suggéré in fine avec la notion de consentement au fondement tout aussi bien de l’économie libérale que de la référence actuelle aux droits de l’homme. L’approfondissement de la connaissance des « structures sociales de l’économie », pour reprendre le titre d’un ouvrage de P Bourdieu permettrait de redonner corps aux différences sociales que la référence aux droits de - 364 - l’homme contribue à gommer au bénéfice des différences culturelles. Il s’agirait non pas de proposer une adaptation de la règle aux faits mais d’aboutir à une compréhension plus fine de la question sociale par delà sa réduction à la question culturelle. En second lieu, le terme générique hommes a couvert aussi bien les hommes que les femmes. Nous avons mentionné l’existence d’un texte international spécial en matière de lutte contre les discriminations à l’égard des femmes. Il faut toutefois se rendre à l’évidence : plus augmente la référence aux droits de l’homme et sa concrétisation par le biais de la référence au consentement, plus risque de s’accroître le décalage entre la situation entre les hommes et les femmes. Celles-ci restent bien souvent les premières victimes d’un système fondé sur le consentement dont les discussions sur le statut de la prostitution ou, cas extrême, de la traite des êtres humains, constituent les exemples les plus significatifs. Il revient donc à une sociologie critique de vérifier si, par delà les principes, la situation des femmes, première catégorie de personnes concernée par l’expression publique de la religion, s’améliore ou si la neutralité apparente ne fait qu’accentuer la différence religieuse au fondement de l’humanité entre l’homme et la femme. Le présent travail a finalement essayé de démasquer les ambigüités de la référence aux droits de l’homme tant dans son expression générale que dans son expression particulière. Les droits de l’homme ne constituent plus une référence tangible pour mener une analyse sociologique fondée sur le constat critique d’une inadéquation du droit au fait. Il revient peut-être de dépasser cette phase de la critique pour dégager d’autres perspectives davantage centrées sur la re contextualisation des textes sur la base d’une meilleure compréhension des interactions entre les individus et les textes. - 365 - BIBLIOGRAPHIE I DOCUMENTS INSTITUTIONNELS A Sources onusiennes et internationales - PNUD, Rapport mondial sur le développement humain, Droits de l’homme et développement humain, De Boeck Université, 2000. - Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance, dite Conférence de Durban, 31 août-8 septembre 2001, A/CONF.189/12. - Conseil des droits de l’homme, Résolution 7/19, La lutte contre la diffamation des religions, séance du 27 mars 2008. - Alliance of civilizations, Research Papers on migration. - Business and Human Rights Principles John Ruggie. - Principes de Montréal relatifs aux droits économiques, sociaux et culturels des femmes. 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Durkheim et M. Weber ..................................................... 22 1) E. Durkheim, sociologue du droit ? ............................................................................................................................................ 22 a) La place du droit dans la sociologie de E. Durkheim ........................................................................................... 23 b) Le débat entre G. Tarde et E. Durkheim ou comment identifier l’influence de la règle de droit sur les changements sociaux........................................................................................................................................................ 25 c) Les critiques de M. Foucault ou la nécessité de prendre en compte la dimension politique des règles .............................................................................................................................................................................................. 29 2) Max Weber et la sociologie du droit ......................................................................................................................................... 31 Paragraphe 2 : Critique des conceptions contemporaines de l’analyse sociologique des phénomènes juridiques.................................................................................................................................................................................................... 35 1) Critique de la conception française de la sociologie du droit ........................................................................................ 35 2) Critique de l’analyse du champ juridique de P. Bourdieu ............................................................................................... 41 3) Critique de la méthodologie propre à la socio-histoire .................................................................................................... 46 Chapitre 2 : Considérations méthodologiques ........................................................................................ 51 Section 1 : Postulat : La règle de droit comme dimension structurante de l’activité humaine ................................... 51 Section 2 : Technique : La quantification du phénomène juridique........................................................................................ 55 1) Les statistiques judiciaires officielles ....................................................................................................................................... 56 2) Le recours aux bases de données ............................................................................................................................................... 58 a) Limites des méthodes classiques d’enquête en matière juridique .............................................................................. 59 b) Présentation sommaire des bases de données .................................................................................................................... 62 Section 3 : De la nécessité de distinguer les périodes en droit pour identifier les évolutions sociologiques ...... 65 Section 4 : L’identification des mutations sociales par le biais de l’analyse de la pensée des institutions............ 68 PREMIERE PARTIE : LES DROITS DE L’HOMME COMME VECTEUR D’EXPRESSION DE L’IDENTITE RELIGIEUSE ......................................................................................................79 Chapitre 1 : L’identité religieuse comme identité universelle : mise en perspective de la référence à l’universel....................................................................................................................................... 81 Section 1 : Les textes universels relatifs aux droits de l’homme .............................................................................................. 81 - 392 - Paragraphe 1 : La Charte des nations unies et le Conseil des droits de l’Homme...................................................... 81 Paragraphe 2 : La Déclaration universelle des droits de l'homme ................................................................................... 88 1) Portée paradoxale de la Déclaration universelle des droits de l’homme en France ........................................... 88 a) Les modalités techniques de l’universel.................................................................................................................... 88 b) Les manifestations de l’universel dans l’ordre juridique interne .................................................................. 91 2) Le caractère universel des droits de l’homme à l’épreuve des chartes régionales .............................................. 98 Paragraphe 3 : Les pactes de 1966 adoptés dans le prolongement de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ........................................................................................................................................................................... 103 Section 2 : Les textes particuliers à dimension universelle ..................................................................................................... 106 Paragraphe 1 : La convention sur les droits de l'enfant ..................................................................................................... 107 Paragraphe 2 : La convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes ...................................................................................................................................................................................................................... 113 Section 3 : Influence sur l’expression de l’identité religieuse dans la société ................................................................. 116 Chapitre 2 : La dynamique du droit communautaire dans la consécration de l’identité religieuse de l’homme moderne.................................................................................................................. 124 Section 1 : Les évolutions institutionnelles..................................................................................................................................... 126 Section 2 : Les évolutions liées à la mise en œuvre des principes de libre circulation................................................ 131 Paragraphe 1 : Le droit dérivé dans son acception la plus large .................................................................................... 132 1) La question religieuse dans le droit dérivé : 1990-2001 .............................................................................................. 132 a) du 1er janvier 1990 au 1er janvier 1998 .................................................................................................................. 133 b) du 1er janvier 1998 au 1er janvier 2001 .................................................................................................................. 137 2) La question religieuse dans le droit dérivé : 2001-2011 .............................................................................................. 140 Paragraphe 2 : La jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne ....................................................... 148 Chapitre 3 : La Cour européenne des droits de l’homme comme réceptacle et expression des prétentions religieuses des individu ......................................................................................................... 156 Section 1 : Présentation des particularités de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ............................................................................................................................................................................. 157 Section 2 : Les statistiques produites par la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ............................................................................................................................................................................. 159 Section 3 : Les multiples facettes de la question religieuse ..................................................................................................... 163 Paragraphe 1 : Mesures de la référence aux droits de l’homme dans le contentieux interne ........................... 163 Paragraphe 2 : Le contentieux relatif à l’expression de l’identité religieuse comme vecteur d’une véritable transformation sociale....................................................................................................................................................................... 166 1) Exposé de la spécificité du contentieux religieux en matière de droits de l’homme ....................................... 167 2) Exposé des principaux types de contentieux ..................................................................................................................... 169 - 393 - a) Le contentieux présentant une dimension institutionnelle ou le débat sur la place de la religion dans la sphère publique ...................................................................................................................................................... 169 b) Le contentieux présentant une dimension individuelle ou l’expression de la mutation des revendications individuelles en matière religieuse................................................................................................ 177 c) Le contentieux résultant de l’interaction entre l’institution religieuse et l’individu ou la restriction des droits et libertés au nom de la religion ................................................................................................................ 182 3) Comparaison avec l’évolution de la question religieuse en droit français ........................................................... 184 Conclusion de la première partie................................................................................................................ 190 DEUXIEME PARTIE : ANALYSE DE LA REFERENCE AUX DROITS DE L’HOMME POUR EXPRIMER L’IDENTITE RELIGIEUSE ................................................................................. 193 Chapitre 1 : Essai de généalogie des droits de l’homme .................................................................... 196 Section 1 : Essai de relecture institutionnelle de la distinction entre la Révolution française et la Révolution américaine...................................................................................................................................................................................................... 197 Section 2 : Essai d’explication du lien entre droits de l’homme et religion ...................................................................... 202 Paragraphe 1 : La Révolution française et la religion .......................................................................................................... 203 Paragraphe 2 : La question juive et la Révolution française ............................................................................................. 204 Section 3 : La conception contemporaine des droits de l’homme ......................................................................................... 211 Paragraphe 1 : Une reformulation de la question juive a travers la création de l’Etat d’Israël ........................ 212 Paragraphe 2 : Une reformulation du lien entre nationalité et citoyenneté ............................................................. 215 Paragraphe 3 : Une reformulation du principe d’égalité a travers la consécration du principe de nondiscrimination ....................................................................................................................................................................................... 218 1) Distinction entre principe d’égalité et principe de non-discrimination ................................................................ 218 2) Conséquences sociologiques du principe de non-discrimination ............................................................................ 222 a) Conséquences de la généralisation de la lutte contre les discriminations sur le combat pour l’égalité........................................................................................................................................................................................ 223 b) Conséquences sur l’articulation entre les différentes branches du droit : la lutte contre les discriminations comme vecteur majeur de la pénalisation de la société ..................................................... 228 Paragraphe 4 : Une reformulation de la notion de religion civile .................................................................................. 235 Chapitre 2 : Des facteurs de dissémination des droits de l’homme .............................................. 245 Section 1 : L’élévation du niveau de vie des populations.......................................................................................................... 246 Section 2 : Les phénomènes migratoires.......................................................................................................................................... 251 Section 3 : La réalisation des droits de l’homme religieux ....................................................................................................... 255 Chapitre 3 : L’expression de l’identité religieuse par le biais des droits de l’homme selon la religion du requérant ...................................................................................................................................... 260 - 394 - Section 1 : Approche générale : le relativisme religieux induit par la logique juridique ............................................ 261 Section 2 : Approche particulière : le rôle des religions en fonction de leur poids démographique dans la dissémination des droits de l’homme ................................................................................................................................................ 265 Paragraphe 1 : Enjeux des discussions relatives à l’appréhension de la morphologie religieuse de la société française ................................................................................................................................................................................................... 266 Paragraphe 2 : Méthode retenue et analyse du rôle des différentes religions dans la dissémination des droits de l’homme ................................................................................................................................................................................ 268 1) Le poids démographique des religions défini par un rapport officiel sur le financement des cultes....... 269 2) Appréciation du rôle respectif de chacune des religions dans le processus de dissémination des droits de l’homme .................................................................................................................................................................................................... 271 a) L’influence de l’agnosticisme....................................................................................................................................... 272 b) L’influence du catholicisme ......................................................................................................................................... 273 c) L’influence de l’islam ....................................................................................................................................................... 275 d) L’influence des autres religions ................................................................................................................................. 277 e) L’influence du judaïsme ................................................................................................................................................. 278 Conclusion de la deuxième partie............................................................................................................... 284 TROISIEME PARTIE : ESSAI DE SYSTEMATISATION : SOCIETE DU LITIGE ET SOCIETE DU DIFFEREND ...................................................................................................................... 288 Chapitre premier : Eléments distinctifs entre société du litige et société du différend : l’approche institutionnelle ............................................................................................................................ 294 Section 1 : De la juridicisation des relations sociales à la judiciarisation des relations individuelles.................. 295 Paragraphe 1 : Retour sur la distinction entre droit et politique ................................................................................... 295 Paragraphe 2 : Conséquences sur le système judiciaire français ................................................................................... 305 Section 2 : Le droit pénal, d’un droit de situations pathogènes à un droit de résolution des conflits quotidiens ............................................................................................................................................................................................................................. 309 Paragraphe 1 : Eléments distinctifs entre société du litige et société du différend du point de vue de la législation pénale ................................................................................................................................................................................. 310 Paragraphe 2 : La violence dans la société du différend .................................................................................................... 314 Chapitre 2 : Eléments distinctifs entre société du litige et société du différend : l’approche substantielle........................................................................................................................................................ 320 Section 1 : De la modification de l’articulation entre sphère publique et sphère privée ............................................ 320 Paragraphe 1 : Conséquences de la nouvelle formulation des questions religieuses : vers une remise en cause du principe de laïcité ............................................................................................................................................................. 321 1) La laïcité comme symbole d’une société du litige ............................................................................................................ 322 2) La laïcité comme vecteur normatif des comportements dans la société du différend .................................... 325 - 395 - Paragraphe 2 : Les droits de l’homme comme religion séculière porteurs d’un contrôle permanent de l’individu .................................................................................................................................................................................................. 327 1) Les droits de l’homme comme vecteur de l’affaissement entre sphère publique et sphère privée .......... 328 2) Limites des explications qui minorent la dimension politique des droits de l’homme .................................. 332 Section 2 : La société du différend, une société multiculturelle ? ......................................................................................... 335 Paragraphe 1 : Les deux facettes du multiculturalisme ou le passage d’une logique de litige à une logique de différend................................................................................................................................................................................................... 335 Paragraphe 2 : vers le communautarisme comme conséquence de la société du différend ? ........................... 339 1) Dynamique de la politique de reconnaissance.................................................................................................................. 340 2) Le corollaire : les accommodements raisonnables ......................................................................................................... 346 Paragraphe 3 : Typologie fondée sur la perception de la règle étatique par l’individu ....................................... 351 Conclusion Troisième Partie ........................................................................................................................ 355 CONCLUSION ................................................................................................................... 358 Rappel des principales étapes de la démonstration............................................................................................................. 358 Perspectives de recherche ............................................................................................................................................................... 363 - 396 -