Université Paris-Ouest Nanterre La Défense
École doctorale : Economie, Organisations, Société
Doctorat nouveau régime
Discipline : Sociologie
Jacques AMAR
LES IDENTITES RELIGIEUSES CONTEMPORAINES DANS LE MIROIR DES DROITS
DE L'HOMME
CONTRIBUTION A UNE SOCIOLOGIE DES DROITS DE L'HOMME
Thèse dirigée par M. le professeur Shmuel Trigano
Présentée et soutenue publiquement le 5 décembre 2012
Devant un jury composé de :
Monsieur Arnaud Raynouard, Professeur de droit privé, Université Paris-Dauphine
Madame Dominique Schnapper, Directrice d’études à l’EHESS
Madame Perrine Simon-Nahum, Directrice de recherches au CNRS
Monsieur Shmuel Trigano, Professeur en sociologie, Université Paris-Ouest Nanterre
L’Université Paris-Ouest Nanterre La Défense n’entend donner aucune approbation ni
improbation aux opinions émises dans cette thèse. Ces opinions doivent être considérées
comme propres à leur auteur.
REMERCIEMENTS
Que soient ici remerciés :
- le professeur Shmuel Trigano pour avoir accepté de diriger ce travail ;
- les différentes personnes qui, par leurs conseils ou aides techniques, m’ont aidé à mener à bien
ce travail ;
- ma sœur Stella Amar ;
- l’équipe de l’Institut Droit Dauphine pour m’avoir laissé mener les recherches comme je
l’entendais ;
Même si c’est un travail relevant d’une discipline profane, que l’Eternel tout puissant trouve ici
l’expression de ma reconnaissance.
A Stéphanie
A mes enfants, Ezra, Myriam, Touvia et Noam
A mes parents
Sommaire
INTRODUCTION .................................................................................................................... 6
PARTIE PRELIMINAIRE : LE DROIT COMME OBJET D’ETUDE SOCIOLOGIQUE ..................... 14
Chapitre 1 : Intérêt d’une étude sociologique fondée sur un phénomène juridique ................ 16
Chapitre 2 : Considérations méthodologiques ........................................................................................ 51
PREMIERE PARTIE : LES DROITS DE L’HOMME COMME VECTEUR D’EXPRESSION DE L’IDENTITE
RELIGIEUSE ........................................................................................................................ 79
Chapitre 1 : L’identité religieuse comme identité universelle : mise en perspective de la référence à
l’universel ............................................................................................................................................................... 81
Chapitre 2 : La dynamique du droit communautaire dans la consécration de l’identité religieuse de
l’homme moderne .............................................................................................................................................124
Chapitre 3 : La Cour européenne des droits de l’homme comme réceptacle et expression des
prétentions religieuses des individu .........................................................................................................156
Conclusion de la première partie ................................................................................................................190
DEUXIEME PARTIE : ANALYSE DE LA REFERENCE AUX DROITS DE L’HOMME POUR EXPRIMER
L’IDENTITE RELIGIEUSE .................................................................................................. 193
Chapitre 1 : Essai de généalogie des droits de l’homme ....................................................................196
Chapitre 2 : Des facteurs de dissémination des droits de l’homme...............................................245
Chapitre 3 : L’expression de l’identité religieuse par le biais des droits de l’homme selon la religion
du requérant .......................................................................................................................................................260
Conclusion de la deuxième partie ...............................................................................................................284
TROISIEME PARTIE : ESSAI DE SYSTEMATISATION : SOCIETE DU LITIGE ET SOCIETE DU DIFFEREND
........................................................................................................................................ 288
Chapitre premier : Eléments distinctifs entre société du litige et société du différend : l’approche
institutionnelle ...................................................................................................................................................294
Chapitre 2 : Eléments distinctifs entre société du litige et société du différend : l’approche
substantielle ........................................................................................................................................................320
Conclusion Troisième Partie.........................................................................................................................355
CONCLUSION ................................................................................................................... 358
INTRODUCTION
Droits de l’homme et religion : Pourquoi les textes relatifs aux droits de l’homme
occupent-ils aujourd’hui une si grande place tant dans le contentieux que dans les débats
médiatiques ? Comment expliquer que ces mêmes textes servent à présent de support pour
formuler les manifestations contemporaines de l’identité religieuse ?
Pour paraphraser P. Fauconnet dont l’étude sociologique sur la responsabilité constitue
le modèle à partir duquel a été mené le présent travail, en substituant l’expression droits de
l’homme au mot responsabilité, « il y a des faits de responsabilité droits de l’homme. Ce
sont des faits sociaux et, dans le genre social, ils appartiennent à l’espèce des faits
juridiques et moraux »1. Nous complétons : il y a dans ces faits droits de l’homme une
manière d’exprimer l’identité religieuse. L’auteur continue : « les règles et les jugements de
droits de l’homme responsabilité sont évidemment des faits : ils tombent sous l’observation,
on peut les décrire, les raconter, les situer, les dater. Et ce sont assurément des faits
sociaux ». La présente thèse a pour objet d’étudier ces faits sociaux, c’est-à-dire les
manifestations de l’identité religieuse en France à partir de données juridiques.
Différents faits justifient d’entreprendre une telle démarche. Sur le plan individuel, il y a
la contestation des standards de la carte d’identité2 sur le fondement de prétentions
religieuses articulées à partir des textes consacrés aux droits fondamentaux. Pour ne
prendre qu’un exemple parmi tant d’autres, nous reproduirons le considérant présent dans
une décision de la Cour administrative d’appel de Nancy en date du 2 juin 20053 que l’on
retrouve de façon quasi-identique dans toutes les décisions consacrées à ce problème : « Le
port du voile ou du foulard, par lequel les femmes de confession musulmane peuvent
entendre manifester leurs convictions religieuses, peut faire l'objet de restrictions
notamment dans l'intérêt de l'ordre public ; que les restrictions que prévoient les
dispositions précitées du quatrième alinéa de l'article 4 du décret du 22 octobre 1955, qui
visent à limiter les risques de falsification et d'usurpation d'identité, ne sont pas
1
P. Fauconnet, La responsabilité, Etude sociologique, 1928, ed. uqac, p. 33.
2
Décret n°55-1397 du 22 octobre 1955 instituant la carte d’identité, article 4 : Sont également produites à
l'appui de la demande de carte nationale d'identité deux photographies de face, tête nue, de format 3,5 x 4,5
cm, récentes et parfaitement ressemblantes.
3
Cour administrative d’appel de Nancy, n°01NC00831, 2 juin 2005, Mme Delphine N.
-6-
disproportionnées au regard de cet objectif et, par suite, ne méconnaissent pas les
stipulations de l'article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme
et des libertés fondamentales ». La circonstance, invoquée par la requérante, que la
détention de la carte nationale d'identité est facultative ne fait pas obstacle à ce que le
pouvoir réglementaire décide de subordonner la délivrance de cette carte au respect de
prescriptions particulières4.
Sur le plan collectif, la question avait été expressément soulevée par l’Union des
Organisations islamiques de France lors de l’intervention du Ministère de l’Intérieur en
2003 : les responsables avaient à l’époque proposé que la réglementation en la matière soit
modifiée. Depuis, plusieurs faits divers ont exprimé le conflit entre la norme étatique et la
norme religieuse, le plus symbolique étant celui sur le respect du principe de laïcité et son
relais contemporain, le débat sur l’interdiction de la burqa. A chaque fois, nous assistons à
une contestation de la norme étatique par l’individu fondée sur les droits de l’homme.
Ce conflit a même pris une dimension nationale avec le débat lancé par le Ministre de
Intérieur et de l’identité nationale à propos précisément de la volonté par celui-ci de fixer
les contours de cette identité. Dans le passage 1.8 de la circulaire consacrée à l’organisation
de ce débat, les questions parfaitement orientées rendent compte du conflit précédemment
exposé : « les signes ostentatoires d’appartenance religieuse sont-ils compatibles avec les
valeurs de l’identité nationale ? Dans quelle mesure ? La République doit-elle aller plus
loin dans la lutte contre le communautarisme ? » Le paragraphe 1. 13, conclusion de la
série de questions constitutive du débat revient même sur ce point en posant la question de
« l’équilibre entre revendication identitaire et communauté nationale » 5. En même temps,
le débat qui portait sur un sentiment collectif s’est transformé sur un débat sur la perception
individuelle d’une nouvelle réalité : la manifestation religieuse dans l’espace public.
4
Pour d’autres décisions similaires, Tribunal administratif de Grenoble, n° 0302352, 30 mars 2005, Mme
Dalila T., Tribunal administratif de Caen, n° 0400352, 21 décembre 2004, Mme Kadriye B., Tribunal
administratif de Cergy-Pontoise, n°0204976/3, 0205546/3 et 0205547/3, 5 février 2004, M. et Mme Chain S,
Cour administrative d'appel de Marseille, n°00NT00416, 30 octobre 2002, Mme Kadriye B., CE, n°216903,
27 juillet 2001, Fonds de défense des musulmans en justice : Les restrictions que prévoient les dispositions
précitées de l'article 4 du décret du 22 octobre 1955 dans sa rédaction issue de l'article 5 du décret du
25novembre 1999, qui visent à limiter les risques de falsification et d'usurpation d'identité, ne sont pas
disproportionnées au regard de cet objectif et, par suite, ne méconnaissent aucune des dispositions
susmentionnées et ne portent atteinte ni à la liberté religieuse ni à la liberté de conscience que ces
dispositions garantissent.
5
Pour le texte de la circulaire du 2 novembre 2009, on renverra au site www.débatidentitenationale.fr.
-7-
Ces quelques exemples témoignent de l’imbrication permanente entre différents corps de
règles, règles juridiques, règles religieuses. Cette imbrication brouille les frontières :
- le même fait, comme il se répète, constitue un fait sociologique dont on peut
s’interroger sur la nouveauté au regard d’une comparaison avec les pratiques religieuses
passées ;
- le même fait dépend intrinsèquement des règles de droit qui contribuent à son
émergence. Nous sommes donc confrontés à un fait social qui pose immanquablement une
question de causalité que nous pouvons résumer ainsi : comment caractériser le rôle de la
règle dans la constitution des revendications religieuses et donc du fait social que nous
cherchons à appréhender ?
Ce problème de causalité n’est pas dissociable, en l’espèce de la question de l’identité.
L’identité se définit en effet comme la résultante d’une interaction. Etudier l’identité
revient soit à analyser les facettes de cette interaction soit, précisément, le résultat de cette
interaction. A l’aune du fait social combinant droits de l’homme et religion, vouloir étudier
l’identité religieuse, c’est vouloir rendre compte à partir de données juridiques, de la
volonté de l’individu d’imposer la propre représentation qu’il a de soi à partir de la religion
qu’il pratique aux normes étatiques générales et indifférenciées qu’il est censé respecter.
Cette imbrication des règles en présence rend difficile l’identification d’un fait social
univoque susceptible d’aboutir à la détermination d’une causalité tangible. Tout dépend
finalement de l’interaction entre l’individu et la norme qu’il invoque. L’analyse
sociologique d’un phénomène juridique soulève en effet des problèmes de délimitation de
l’objet social à étudier en raison du constat simple suivant : tout phénomène social est un
phénomène juridique. Notre étude se situe donc délibérément à l’interstice entre sociologie
et droit.
Plusieurs propositions de méthode ont été avancées afin d’aboutir à une description
susceptible de produire une analyse de cette dimension sociale tout en maintenant une
autonomie de chacune des disciplines. Toutes présentent des avantages et des inconvénients
pour exposer les multiples facettes du substrat social en raison précisément de la difficulté
conceptuelle à séparer le phénomène juridique du phénomène social. L’optique retenue ici
met l’accent sur le droit pour essayer de mieux en faire la sociologie en soulevant en
permanence la question de la neutralité juridique et de ses limites. Tout n’est que question
d’interprétation tant dans l’une que dans l’autre discipline ; tout n’est également toutefois
que question d’interprétation en fonction de la perspective retenue. A ce titre, nous
rappellerons la synthèse rédigée par C. Bouglé, autre auteur qui accompagne cette
recherche, sur les relations entre droit et sociologie à partir de l’ouvrage d'E. Durkheim
précité « De la division du travail social ». C. Bouglé énonce la règle suivante : « Pour la
-8-
sociologie, il saute aux yeux qu'elle ne saurait se passer de l'étude des lois et coutumes, et
qu'elle devrait inscrire sur la maison qu'elle veut édifier : 'que nul n'entre ici s'il n'est
juriste' ».
C. Bouglé poursuit : « la réflexion sur le système des lois demeure l'initiatrice
nécessaire : par lui sont précisées et sanctionnées les obligations essentielles, celles qui
fournissent des garanties aux prétentions reconnues légitimes, celles qui permettent à la vie
sociale de durer dans la paix, celles qui constituent comme l'armature d'une société (…) le
fait juridique est l'aspect réglementé de toutes les choses sociales, que l'esprit des lois est le
rapport que les lois soutiennent avec la mentalité collective tout entière, et qu'en un sens, la
sociologie juridique est toute la sociologie »6 (c’est nous qui soulignons). Compte tenu du
relatif oubli dans lequel cet auteur7 est tombé, dans une partie préliminaire, nous
montrerons ce que nous retenons des apports conceptuels de chacun.
Nous ajouterons dès maintenant quelques outils extraits de la « boîte à outils »
conceptuels8 utilisés pour mener cette recherche. De façon générale, dans le débat sur les
méthodes en sciences sociales, nous souscrivons pleinement à l’assertion de H.-G.
Gadamer : « l’herméneutique juridique peut faire retrouver aux sciences humaines leur
manière réelle de procéder» 9 . Il y a un enjeu de compréhension du sens des textes pour
comprendre la société dans laquelle ils sont invoqués, enjeu très présent dans la sociologie
des pères fondateurs comme E. Durkheim, P. Fauconnet ou C. Bouglé qui paraît
aujourd’hui oublié. Il y a en outre un enjeu à ne pas limiter le droit à sa dimension
6
C. Bouglé, Bilan de la sociologie française contemporaine, 1935, p. 66. Ed. disponible sur le site de
l’Université du Quebec, uqac.
7
Nous signalerons toutefois que l’ouvrage de C. Bouglé a fait l’objet d’une réédition avec une présentation de
S. Audier aux éditions Le bord de l’eau, en 2007 et que les principaux ouvrages de cet auteur sont disponibles
en téléchargement sur Amazon.
8
Comp. le constat dressé par V. de Gaulejac, Sociologues en quête d'identité, Cahiers internationaux de
sociologie, n° 111, 2001, p. 355-362, spéc. p. 355 : « Ce fameux « retour du sujet » conduit un certain nombre
d’entre eux à reconsidérer les rapports entre sociologie et psychologie dans la mesure où ils ont besoin
d’outils pour saisir la dynamique du sujet du côté du vécu, du personnel et de la subjectivité. Dans ce
contexte, les notions d’identité et de sujet deviennent incontournables, mais difficiles à cerner pour les
sociologues qui ne disposent pas des outils conceptuels et méthodologiques permettant de comprendre la
mystérieuse « boîte noire » que constitue une existence humaine ».
9
H.-G. Gadamer, Vérité et méthode, Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Seuil, 1976, p.
170.
-9-
technique, à l’inscrire dans une dynamique d’ensemble. Plus particulièrement, deux auteurs
seront sollicités : M. Foucault, N. Luhmann. En dépit des différences substantielles existant
entre ces deux auteurs, l’un comme l’autre n’ont eu de cesse de minorer le rôle de
l’individu dans les sociétés modernes, soit dans une optique critique, soit dans une optique
davantage programmatique visant à expliquer le fonctionnement d’ensemble des sociétés.
Dès lors, l’un comme l’autre, tentent de donner aux différents textes, dont ceux relatifs aux
droits de l’homme, une signification et une portée qui sont autant d’orientations pour
comprendre l’expression religieuse de l’identité moderne. La tentative sociologique de N.
Luhmann consiste même à lire la société à travers le droit et non l’inverse quitte, pour cela,
en exagérant le trait à ignorer le rôle et la subjectivité de l’individu. Le droit est ici envisagé
comme un champ autonome disposant d’une logique propre de propagation ou
dissémination10. La recherche ici présentée s’inscrit donc pleinement dans cette perspective
en ce qu’elle permet, d’identifier l’identité religieuse au miroir des droits de l’homme. En
contrepoint, elle montrera l’intérêt que présentent les travaux de G. Tarde qui emploie
également l’image du miroir11 pour rendre compte d’un phénomène juridique12.
Il s’agit donc, pour utiliser une expression dans un sens distinct du sens originel
de « prendre les droits au sérieux » 13, de s’interroger sur leur capacité à générer des faits
sociaux, surtout quand, comme en matière de droits de l’homme, la norme présente une
dimension positive, politique et morale. La règle de droit est qualifiée de structurante, en ce
qu’elle pose les fondements de l’action de l’individu. Le point mérite tout particulièrement
attention à partir du moment où l’appellation droits de l’homme couvre aujourd’hui des
textes d’origine historiques et sociologiques diverses. Adopter une perspective sociologique
des différents textes revient ainsi à se défaire du tropisme juridique de l’identité de termes
utilisés. C’est pourquoi l’identification du fait social étudié, l’expression religieuse sur le
10
Les deux termes seront utilisés alternativement afin de limiter les lourdeurs de style. Nous montrerons dans
la deuxième partie pourquoi nous avons retenu, dans le droit fil des concepts propres à la philosophie de J.
Derrida, celui de dissémination.
11
G. Tarde, Les transformations du droit, étude sociologique, Berg international, 1993, p. 188 : « le Droit,
parmi les autres sciences sociales, a ce caractère distinctif d'être, comme la langue, non seulement partie
intégrante mais miroir intégral de la vie sociale ».
12
Le rapprochement n’est pas hasardeux. N. Luhmann reconnaît lui-même qu’il s’est inspiré des travaux de
G. Tarde. Cf pour une synthèse C. Borch, Niklas Luhmann, Routledge, 2011, p. 66-93. Ne lisant pas
l’allemand, nous avons pris connaissance du travail de ce sociologue à partir des écrits traduits en français et
des versions anglaises de son travail.
13
Expression du juriste américain R. Dworkin pour expliquer le fonctionnement des démocraties modernes.
- 10 -
fondement des droits de l’homme, nécessitera à partir des précisions apportées concernant
les options méthodologiques retenues, à recenser ces différents textes et jurisprudence qui
font des droits de l’homme non seulement un fait social en soi, mais en plus, un fait social
religieux (Première partie).
Le fait social ici dépend de la conjonction d’un élément structurant, la règle de droit, et
de l’interaction résultant de la manière dont les individus l’interprètent ou se l’approprient.
Mettre l’accent sur les droits de l’homme en tant que fait social en général, en tant
qu’expression de l’identité religieuse en particulier, pose dans un second temps la question
de la signification et de la portée de ces règles : pourquoi les textes relatifs aux droits de
l’homme qui bénéficiaient d’une forte antériorité – 1789 ou 1948 – ne deviennent-ils des
références constantes du quotidien et du contentieux qu’à partir véritablement des années
1990 ? Déchiffrer la société à travers ses textes dont certains présentent une forte dimension
symbolique permet de mesurer, - de vérifier empiriquement – l’adéquation entre les idées
générales et leur expression concrète par le biais notamment du nombre d’action en justice,
celle-ci étant le témoin de la réceptivité sociale du texte.
Certains auteurs, de façon générale, ont évoqué une « crise » de la sociologie des
religions14 ; d’autres parlent de « désécularisation » 15 pour expliquer une sorte de
retournement de tendance par rapport à ce qui avait pu être observé par les pères fondateurs
de la sociologie. Enfin, sans prétendre à l’exhaustivité en la matière, l’appel d’un auteur en
faveur d’une « une sociologie interculturelle et historique de la laïcité » 16 a suscité comme
14
F. Gauthier, Sociologie des religions, Revue du MAUSS permanente, 24 juin 2008 [en ligne].
http://www.journaldumauss.net/spip.php?article369 : « En demeurant sociologie des religions dans sa
dénomination malgré les profondes transformations socioreligieuses du XXe siècle (plutôt que de se refaire
sociologie religieuse, de la religion ou du religieux, par exemple), il ne serait peut-être pas exagéré de dire
que ce champ d’études au sein des sciences sociales est aujourd’hui en crise, malgré toute la retenue que
j’éprouve à utiliser ce terme (…) La sociologie des religions a suivi son objet, les grandes religions instituées,
dans les marges, au point de devenir une sociologie des minorités. Et ainsi, du même coup, de se marginaliser
elle-même ».
15
Cf les évolutions de la pensée du sociologue P. Berger telles qu’en rend compte J.-P. Willaime, La
sécularisation : une exception européenne ?. Retour sur un concept et sa discussion en sociologie des
religions, Revue française de sociologie, n° 47, 2006, p. 755-783, spec., p. 774.
16
J. Baubérot, Pour une sociologie interculturelle et historique de la laïcité, Archives de sciences sociales des
religions n° 146, 2009, p. 183-200.
- 11 -
réponse la nécessité, au contraire d’articuler « une sociologie transnationale de la laïcité
dans l'ultramodernité contemporaine »17 .
Le constat sociologique n’en est que plus paradoxal : la religion, reléguée auparavant
dans la sphère privée, redevient un mode complet d’organisation sociale à une époque où le
nombre de personnes se déclarant pratiquantes ne connaît pas d’évolution significative. Il
reviendra, conformément au plan de travail énoncé par P. Fauconnet, d’esquisser, à défaut
d’une théorie des droits de l’homme similaire à celle de la responsabilité18, une généalogie
selon les termes mêmes de M. Foucault des droits de l’homme et des liens que ces droits
entretiennent avec la religion. La deuxième partie tentera ainsi d’analyser cette référence
aux droits de l’homme de façon à dessiner la figure de l’homme religieux auquel ce texte se
réfère.
La vérification empirique repose sur une quantification des données. Nous essaierons de
combiner d’un côté la neutralité inhérente à la règle de droit dans un système laïc qui n’est
pas censé distinguer les religions les unes des autres et, de l’autre, le poids contentieux de
chacune des religions. L’analyse cherchera ainsi à identifier le rôle de chacune des grandes
religions dans les mutations en cours.
Nous mettrons ici en avant la spécificité radicale de notre époque sur deux plans
distincts qui sont toutefois en constante interaction : les droits de l’homme, de textes à
dimension politique, sont à présent devenus une norme juridique susceptible d’être
invoquée dans n’importe quel type de conflit ; les religions, par le biais des droits de
l’homme, justifient la modification des règles en vigueur dans la société sans que cette
modification prenne la forme, comme par le passé, d’un combat politique.
Nous essayerons alors, dans une troisième partie, de systématiser cette rupture tout en
maintenant notre hypothèse : partir des textes pour comprendre la société.
Comparativement, E. Durkheim dans « De la division du travail social » partait d’un fait
social pour distinguer entre la solidarité mécanique et la solidarité organique. A l’inverse, à
partir de la manière dont le contentieux s’exprime, nous pensons qu’il est possible
d’interpréter cette spécificité radicale comme l’émergence d’une nouvelle configuration
sociale que nous définirons ainsi : la société du différend, distincte de la société du litige.
Nous confirmerons notre choix d’effectuer une lecture sociologique des textes et du
17
J.-P. Willaime, Pour une sociologie transnationale de la laïcité dans l'ultramodernité contemporaine,
Archives de sciences sociales des religions, n° 146, 2009, p. 201-218.
18
P. Fauconnet, op. cit, p. 34. « L’objet de notre travail est de chercher, dans l’analyse de ces faits sociaux,
les éléments d’une théorie de la responsabilité ».
- 12 -
contentieux afin de dépasser une image trop sommaire de société contentieuse pour décrire
la société présente. Le fait qu’il y ait des conflits semblables à toutes les époques ne signifie
nullement que les individus perçoivent les situations de la même manière. Nous essayerons
ainsi de construire deux figures idéal-typiques de sociétés en fonction des modalités du
contentieux sur la base de l’exemple français. Nous tenterons alors d’une part de rendre
compte de l’influence croissante des textes sur les individus, d’autre part d’appréhender des
problématiques aujourd’hui courantes comme celles du multiculturalisme ou du
communautarisme à travers leur source même : l’expression de l’identité religieuse par les
droits de l’homme.
Ce n’est qu’une fois ce cheminement effectué que nous pourrons essayer d’esquisser une
typologie des identités religieuses contemporaines dont le critère sera non pas le degré de
pratiques mais la perception des normes par les individus19. L’analyse ici présentée déduira
les catégories à partir des textes et de la jurisprudence de façon à éviter de plaquer un
modèle d’interprétation préalable à la lecture des données brutes collectées. Elle sera en
cela conforme à la neutralité de principe de la règle juridique et évitera de distinguer entre
les pratiques de façon à éviter les erreurs liées à la méconnaissance des différents
mouvements religieux.
Partie préliminaire : Le droit comme objet d’étude sociologique
Première partie : Les droits de l’homme comme vecteur d’expression de l’identité
religieuse
Deuxième partie : Analyse de la référence aux droits de l’homme pour exprimer
l’identité religieuse
Troisième partie : Essai de systématisation : société du litige et société du différend.
19
Comp. pour une démarche fondée sur la base d’une série d’entretiens, D. Schnapper, Juifs et israélites,
Gallimard, 1980.
- 13 -
PARTIE PRÉLIMINAIRE : LE
D’ÉTUDE SOCIOLOGIQUE
DROIT COMME OBJET
Il peut paraître surprenant de consacrer une partie préliminaire pour justifier une étude
sociologique d’un phénomène juridique. Le droit constitue un objet d’étude sociologique
comme d’ailleurs n’importe quel phénomène social ; il existe une sociologie du droit, étant
entendu en outre que l’appellation est consacrée depuis M. Weber. Dès lors, à s’en tenir à
ce simple constat, l’étude ici proposée peut légitimement s’inscrire dans un cadre déjà tracé
sans qu’il soit besoin de préciser en tous points les postulats méthodologiques.
Par delà cette évidence, nous avons pu cependant constater que les développements
contemporains de la sociologie du droit réalisés tant par des juristes que par des sociologues
créent de facto une ambigüité sur la méthode sociologique d’appréhension d’un phénomène
juridique. Plus largement, quand bien même il est légitime d’autonomiser le droit comme
objet d’étude, cette autonomisation rencontre des limites en raison de la porosité du
phénomène juridique, porosité que nous pourrions résumer ainsi : un fait social comporte
nécessairement une dimension juridique et vice-versa. Dès lors, sauf à essayer d’identifier
une causalité impossible pour déterminer l’origine première des règles, nous pensons, au
contraire qu’il convient d’appréhender la règle de droit comme un phénomène structurant
susceptible de générer non seulement d’autres règles mais aussi les faits sociaux euxmêmes. C’est parce que l’interaction est permanente, la causalité non unique, que nous
adopterons comme perspective les seules règles pour identifier, analyser et systématiser le
fait social étudié : l’expression de l’identité religieuse par le biais des droits de l’homme.
Cette perspective se justifie d’autant plus que les droits de l’homme constituent une
matière éminemment plastique dont l’étude crée en permanence une tension entre une
dimension positiviste et une dimension normative. Cette tension est présente tant dans le
discours juridique que dans l’analyse sociologique au risque, en permanence de brouiller
les contours du fait social à identifier. Mener une étude sociologique en droit oblige donc à
renouveler en permanence la réflexion épistémologique en la matière.
La présente partie préliminaire tente d’engager cette réflexion sur la base aussi bien des
textes des pères fondateurs de la sociologie que des choix méthodologiques qui peuvent
être retenus en matière d’analyse sociologique d’un phénomène juridique. Elle cherche
ainsi à montrer comment les outils techniques contemporains permettent finalement de
renouer avec la méthode sociologique classique de façon à remettre l’étude du droit au sein
de la sociologie et non d’en faire une discipline autonome. Aussi, après avoir rappelé
l’intérêt de réaliser une étude sociologique sur un phénomène juridique afin de produire un
- 14 -
discours susceptible de décrire un phénomène social (Chapitre 1), nous exposerons les
considérations méthodologiques qui vont guider la présente recherche (Chapitre 2).
- 15 -
CHAPITRE 1 : INTÉRÊT D’UNE ÉTUDE SOCIOLOGIQUE FONDÉE SUR
UN PHÉNOMÈNE JURIDIQUE
Le problème est le suivant : appréhender les faits sociaux indépendamment de leur
dimension juridique, n’est-ce pas faire preuve d’un anti-juridisme au risque d’atrophier
notre perception des dits faits sociaux20 ? De façon générale, le phénomène juridique est
singulièrement absent des nouvelles recherches sociologiques21. Peut-être est-ce lié, ces
nouvelles sociologies accordent également peu d’importance à la sociologie des religions22.
Il reste toutefois surprenant que les sociologues de formation aient écarté le champ
juridique de leur champ d’investigation.
Si on s’en tient à présent à notre objet d’étude, l’expression de l’identité religieuse par
l’invocation des droits de l’homme, l’enjeu sociologique n’en est que plus criant. Il suffit de
rappeler ici les critiques classiques adressées par E. Burke ou J. de Maistre à l’abstraction
de l’homme des droits de l’homme pour en dénoncer la logique. Mais, si les droits de
l’homme sont des éléments constitutifs de l’identité religieuse, nous sommes confrontés à
une nouvelle perspective : contrairement à la critique que l’on pourrait qualifier de
sociologique des règles par ces deux auteurs du fait de leur supposé attachement aux
situations concrètes, la règle elle-même deviendrait l’expression du particularisme religieux
sous une appellation générale à travers la référence à l’universel. Autrement dit, l’analyse
ne porte plus sur l’inadéquation de la règle aux faits mais davantage sur la conception du
monde que dessine les nouvelles règles.
Peut-être tout cela ne fait-il que refléter une idéologie dominante qu’il reviendrait au
sociologue de déchiffrer ? Ou alors, peut-être que la logique propre au champ juridique
sécrète une nouvelle conception des relations sociales ? C’est précisément cette hypothèse
que nous comptons explorer : la diversité des règles, nationales et internationales dispose
d’une dynamique propre dont la mise à jour constitue un enjeu social de la compréhension
des sociétés modernes qui ont pour caractéristique de disposer d’un corpus de règles et de
jurisprudence toujours en pleine expansion.
20
J. Caillosse, Pierre Bourdieu, juris lector : anti-juridisme et science du droit, Droit et société, n°56-57,
2004, p. 17-34.
21
P. Corcuff, Les nouvelles sociologies, entre le collectif et l'individuel, A. Colin, 2011.
22
R. Keucheyan et G. Bronner (dir.), La théorie sociale contemporaine, P.U.F., 2012.
- 16 -
Il s’agit donc tout simplement de renouer avec ce qui a constitué le matériau des
premières études sociologiques, le droit. Le phénomène juridique a en outre été érigé en
objet de recherche majeur pour les pères fondateurs de la discipline, que ce soit E.
Durkheim ou M. Weber. Pour l’un comme pour l’autre, la sociologie du droit constitue une
modalité centrale d’une théorie sociale générale. On mesure ainsi l’enjeu d’inscrire le
présent travail dans une conception de la sociologie plus classique et de se démarquer des
tendances contemporaines de ce que l’on appelle la sociologie du droit. Pour cela, nous
rappellerons pourquoi l’approche classique du droit positif bloque toute compréhension des
relations sociales (Section Première). Nous montrerons alors pourquoi la sociologie du
droit n’est pas dissociable d’une théorie sociale générale (Section 2).
SECTION 1 : LIMITES D’UNE APPROCHE CLASSIQUE DU DROIT POSITIF
Notre étude porte sur la matière juridique. Mais, elle ne saurait se limiter à une
exposition, voire une systématisation des textes et de la jurisprudence. Elle part des limites
du positivisme pour rendre compte des évolutions de la société et justifier ainsi une
approche sociologique d’un phénomène social sur la base de son expression juridique.
Le positivisme se définit vulgairement par opposition au droit naturel. Faire du droit
positif revient à s’attacher exclusivement aux mots utilisés dans les textes pour, à partir de
leur interprétation, trouver une solution à la question de droit soulevée. Pour reprendre la
présentation du philosophe L. Strauss : « le positivisme affirme que la seule forme de
connaissance authentique est la connaissance scientifique. La physique est le modèle de
toute science et par conséquent en particulier de la science politique »23. Il n’en va pas
différemment en droit si ce n’est que le raisonnement prend pour objet les textes. Très
logiquement, une telle approche a peu à voir avec les enjeux sociologiques inhérents aux
questions posées.
Il y a dans la technique juridique qui structure le monde juridique francophone24 une
recherche de stabilité – ce qui est désigné par le terme de sécurité juridique -, voire d’atemporalité. La recherche de stabilité s’exprime entre autres choses par le recours aux
adages latins pour continuer de fonder les méthodes d’interprétation ou par la stigmatisation
des revirements comme étant contraires à la sécurité juridique que les individus seraient
légitimement en droit d’attendre. Quant au sentiment d’a-temporalité, il découle d’analyses
qui se servent de l’identité de mots ou de phénomènes pour gommer les différences
historico-sociologiques. Par exemple, beaucoup d’auteurs en droit de la consommation font
23
L. Strauss, Sur « le Banquet », la philosophie de Platon, éd. l’éclat, 2005, p. 12.
24
Nous ne sommes pas en mesure de comparer avec les pratiques dans les autres pays.
- 17 -
remonter les origines de ce corps de règles aux Tables d’Hammourabi25. La doctrine
juridique réduit ainsi indirectement le droit à une simple superstructure qui évolue en
fonction des techniques et des besoins économiques ce qui, d’une part, écarte la question de
l’interaction entre l’individu et la règle, d’autre part, ignore la dimension sociologique
d’une telle évolution.
Le mode d’interprétation retenu d’un arrêt s’inscrit également dans une recherche de
neutralisation de la solution rendue en dépit de la dimension polémique du sujet. Tout cela
culmine dans la doctrine du positivisme juridique qu’un auteur a résumé ainsi : « par la
logique formelle, le juriste ne dispose ni de la règle de droit, qui lui est fournie en majeure
par le système juridique, ni des faits, qui lui sont donnés en mineure par les parties qui en
font état et en prouvent la véracité, ni de la solution découlant univoquement du
raisonnement de logique formelle. Le jugement est bon dès lors qu'il est valide. Ainsi la
vérité se consume dans la validité et nul reproche de fond, quant au contenu de la solution
dégagée, ne peut être fait au juriste »26. A titre d’illustration, là où beaucoup de
commentateurs extérieurs perçoivent dans une interprétation retenue par le Conseil d’Etat
une mutation substantielle des règles relatives à la laïcité27, un auteur, dans son expression
la plus classique, écarte le débat ; il conclut son commentaire de la façon suivante :
« l'orientation de la jurisprudence du Conseil d'État n'est-elle pas finalement conforme à
l'esprit du régime de la séparation, structuré par une dialectique aux combinaisons
variables, et parfois subtiles, entre le principe de neutralité et les libertés de conscience et
des cultes ? »28. Il est évident que des paramètres d’interprétation qui reposent sur « une
dialectique aux combinaisons variables, et parfois subtiles » permettent dans bien des cas
de tout justifier. Très logiquement, parler de justification revient à parler de droit29.
25
Y. Picod, H. Davo, Droit de la consommation, A. Colin, 2005, n°1, p. 1 : « Le droit de la consommation
puise sans doute certaines sources d’inspiration dans l’histoire lointaine : Tables d’Hammourabi, Bible, droit
romain ou police médiévale des foires et marchés… C’est toutefois au cours de la seconde moitié du XXème
siècle avec le développement des formes et techniques de distribution, que le droit de la consommation s’est
imposé en tant que tel ».
26
M.-A. Frison-Roche, La rhétorique juridique, Hermes, n°16, 1995, p. 73-84, spéc. p. 73-74.
27
J.-M. Baylet et G. Pellous, Libération, mardi 30 août 2011.
28
J.-F. Amédro, Les collectivités territoriales et les cultes : le Conseil d'État précise la portée et les limites de
la règle de non subventionnement de l'exercice du culte, J.C.P., Collectivités territoriales n° 39, 26 Septembre
2011, 2307.
29
Cf L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification - Les économies de la grandeur, Gallimard, 1991.
- 18 -
Nous utilisons le mot technique pour deux raisons : accentuer la possibilité d’envisager
la règle de droit différemment ; montrer que « la question de la technique », pour reprendre
l’expression la plus triviale de la philosophie de M. Heidegger, ne se limite plus aux seules
applications recouvertes par le sens commun. En même temps qu’il y a prétention à
disposer d’une science juridique, il y a réduction du droit à sa seule facette technique
indépendamment des évolutions du sens d’un même terme à travers l’histoire.
C’est précisément parce que le droit peut se réduire à la technique qu’une démonstration
sociologique à partir d’éléments juridiques se réduira à identifier une instrumentalisation de
la règle. Effectivement, il est possible de soutenir qu’une règle peut être instrumentalisée ;
il serait cependant problématique de limiter l’analyse sociologique du droit à cette seule
facette. On peut même s’interroger sur sa pertinence : l’instrumentalisation dénoncée ou
mise à jour n’est rien d’autre qu’une manière d’interpréter le texte. Une telle approche
reviendrait à confondre la dimension structurante de la règle avec sa réduction à une simple
superstructure. Cette ambigüité quant à la perception des règles constitue l’une des raisons
qui justifie la tentative de déchiffrer un fait social à travers ses règles et non de concevoir
les règles comme l’expression du fait social.
Par cette simple critique s’exprime en outre la dimension polymorphe de l’objet « droits
de l’homme » et sa fonction polémogène. Les droits de l’homme permettent d’exprimer
juridiquement la subjectivité de l’individu par delà les déterminismes sociaux de celui-ci.
En même temps, derrière cette apparente neutralité que retranscrit l’analyse positiviste
traditionnelle, les droits de l’homme soulèvent en permanence non plus des questions de
droit mais des questions relatives aux valeurs de notre société – droit à la vie, droit à la
mort, droit de porter des signes religieux dans la sphère publique... Or, cette problématique
est délibérément mise de côté dans les ouvrages consacrés aux droits de l’homme de façon
à se contenter d’une synthèse opérationnelle conforme à une analyse formelle dans laquelle
l’interprétation des termes présents dans les textes est détachée de tout enjeu de valeur30.
L’argumentation formelle classique en droit à partir du mode de raisonnement syllogistique
et de la recherche de l’adéquation des faits aux textes se transforme en argumentation sur la
substance même des faits – le droit devient ainsi l’habillage du politique lorsqu’il s’exprime
non dans la sphère publique mais dans la sphère judiciaire.
30
Frédéric Sudre, Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme, Paris, PUF, coll. Thémis,
janvier 2009, p. 2 : « Même si l’on peut toujours critiquer une jurisprudence ici ou là trop « constructive »,
dénoncer son influence parfois destabilisante sur le droit national, s’interroger sur la légitimité de la création
du droit par le juge (notamment quand il est européen), on ne saurait nier que le droit de la CEDH a
profondément rénové le domaine des droits et libertés ».
- 19 -
Une partie de la doctrine « ose » s’interroger sur l’exigence de neutralité scientifique que
s’imposerait la doctrine juridique. A travers notamment la question du commentaire du
statut des juifs de Vichy, elle dénonce cette neutralité qui, sous couvert de science, ne voit
pas que le droit qu’elle commente peut être singulièrement injuste – sans compter bien
évidemment la dimension politique qu’il véhicule ou incarne. Cette doctrine est cependant
très minoritaire. Quant à l’analyse des droits de l’homme, est plus précisément questionnée
le décalage entre les exigences textuelles et la réalité quotidienne31. Bref, par un phénomène
inverse, le chercheur qui dénonce le positivisme abstrait trouve dans les droits de l’homme
une justification permanente à ses critiques et combats au point de ne plus disposer du recul
nécessaire pour mesurer que les principes qu’il invoque ne bénéficie pas forcément de
l’assise textuelle qu’il croit.
Il y a ici une mutation parfaitement révélatrice de la différence entre la tradition
juridique française et le mode de raisonnement qu’impose la référence aux droits de
l’homme. Cette mutation, parce qu’elle touche le cœur du droit français – il est courant de
dire que le Code civil est la véritable constitution de la France32 -, porte en elle un
changement de société qui n’est pas réductible à la simple notion de revirement de
jurisprudence.
C’est pourquoi il est indispensable de distinguer entre l’étude de la jurisprudence et
l’étude des phénomènes sociaux à partir du champ juridique :
- d’un côté, la systématisation juridique qui tient compte des caractéristiques de la règle
de droit ainsi que des méthodes d’interprétation propres à cette discipline ;
- de l’autre, le comportement de l’individu en société en tant qu’il est déterminé par ses
normes, en tant également qu’il influe sur ses normes.
31
D. Lochak, Les droits de l’homme : ambivalences et tensions, Revue internationale de Psychosociologie
n° 23, 2004, p. 25-45.
32
Cf la synthèse sur le sujet par P. Mazeaud, Le code civil et la conscience collective française, Pouvoirs,
n°110, 2004, p. 152-159, spec. p. 155 : « À la suite de Demolombe qui, le premier, a qualifié le code civil de «
Constitution de la société civile française », le doyen Carbonnier, à qui doit tant la rénovation du droit de la
famille, développait cette idée : « La véritable constitution de la France, c’est le code civil…
sociologiquement, il a bien le sens d’une constitution, car en lui sont récapitulées les idées autour desquelles
la société française s’est constituée au sortir de la Révolution et continue de se constituer de nos jours
encore, développant ces idées, les transformant peut-être, sans jamais les renier. » On ajoutera que la solidité
de cette « constitution civile » a grandement aidé la société française à traverser une histoire mouvementée,
longtemps caractérisée par l’instabilité des constitutions politiques ».
- 20 -
Nous retrouvons ici les règles de méthode esquissées, comme on s’en doute avec des
nuances, par E. Durkheim comme par M. Weber qui justifie le projet d’inscrire la
sociologie du droit comme élément central d’une théorie sociale générale.
SECTION 2 : LA SOCIOLOGIE DU DROIT COMME ELEMENT CENTRAL D’UNE
THEORIE SOCIALE GENERALE
L’étude des règles de droit – ou pour bien marquer la nuance avec la démarche
précédemment exposée de systématisation de la jurisprudence, le phénomène juridique -,
loin d’être un domaine de la recherche sociologique parmi tant d’autres, en constitue un
élément central. D’ailleurs, le premier ouvrage de sociologie, si on en croit la présentation
de R. Aron33 et de E Durkheim même, s’intitule De l’esprit des lois de Montesquieu34. Dès
l’époque, il apparaît d’un côté que la prise en compte du droit est indispensable pour
expliquer la société et, de l’autre, qu’il est difficile d’autonomiser l’analyse du phénomène
juridique pour interpréter les évolutions sociales.
Le commentaire d'E. Durkheim sur Montesquieu mérite attention : « Sans doute, dans
cet ouvrage, Montesquieu n'a pas traité de tous les faits sociaux, mais d'un seul genre
parmi ceux-ci, a savoir : des lois. Toutefois la méthode qu'il emploie pour interpréter les
différentes formes du droit, est valable aussi pour les autres institutions sociales et peut
leur être appliquée d'une façon générale. Bien mieux, comme les lois touchent à la vie
sociale toute entière, Montesquieu aborde nécessairement celle-ci à peu près sous tous ses
aspects : c'est ainsi que pour exposer ce qu'est le droit domestique, comment les lois
s'harmonisent avec la religion, la moralité, etc., il est obligé de considérer la nature de la
famille, de la religion, de la moralité, si bien qu'il a, au vrai, écrit un traité portant sur
l'ensemble des faits sociaux »35 (c’est nous qui soulignons).
33
R. Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1967.
34
E. Durkheim, La contribution de Montesquieu à la constitution de la science sociale, 1892, p. 46. Toutes
les citations d'E. Durkheim proviennent des œuvres mises en ligne par l’université du Québec, uqac. « .Si
donc il n'a pas expressément tiré les conclusions qui étaient impliquées dans ses principes, il a du moins
ouvert la voie à ses successeurs, qui, en instituant la sociologie, ne feront presque rien de plus que de donner
un nom à un genre d'études qu'il a inauguré ».
35
Art. préc. p. 7.
- 21 -
Comme le dira le philosophe A. Kojève de façon lapidaire : « il est impossible d’étudier
la réalité humaine sans se heurter tôt ou tard au phénomène du droit » 36. Que ce soit en
effet E. Durkheim comme M. Weber, l’appréhension du phénomène juridique constitue un
axe majeur de leurs travaux sous deux aspects :
- il n’est pas possible d’étudier la société sans étudier les règles qui y sont présentes ;
- il difficile de limiter l’appréhension d’un fait social à sa seule dimension juridique –
c’est ce point que nous nuancerons par la suite.
Revenir à E. Durkheim comme à M. Weber permettra ainsi de montrer en quoi l’étude
du droit dans l’appréhension du fait social est un élément central de la démarche
sociologique (Paragraphe 1) ; nous distinguerons ensuite notre présente démarche de celle
généralement qualifiée de sociologie du droit ou de socio-histoire37 (Paragraphe 2).
PARAGRAPHE 1 : LA PLACE DU DROIT DANS LA SOCIOLOGIE DE E.
DURKHEIM ET M. WEBER
Comme indiqué, le phénomène juridique est indissociable de tout phénomène social.
C’est pourquoi, les textes fondateurs de la sociologie sont imprégnés de références
juridiques au point que l’on peut se demander si, d’un côté, E. Durkheim n’accorde pas une
plus grande importance au droit (1) que M. Weber (2).
1) E. DURKHEIM, SOCIOLOGUE DU DROIT ?
Pour E. Durkheim, les premières leçons de sociologie qu’il dispense ont pour sous-titre
Physique des mœurs et du droit. Quant à l’ouvrage De la division du travail social, il pose
les bases de ce que l’on pourrait qualifier de sociologie du droit si, comme nous le
montrerons par la suite, cette qualification n’avait pas été dévoyée. L’exposé des débats
provoqués par une telle approche nous permettra d’affiner notre manière d’appréhender le
phénomène juridique dans l’optique qui est la notre : l’influence de la référence aux droits
36
A. Kojeve, Esquisse d’une phénoménologie du droit, Tel Gallimard, 2005, p. 10. Et l’auteur de poursuivre,
« Notamment si l’on considère l’aspect politique de cette réalité », ce qui rejoint l’analyse proposée par M.
Weber. A. Kojève est cependant le grand absent des ouvrages de sociologie du droit.
37
Comp. J. Commaille, P. Duran, Pour une sociologie politique du droit : présentation, L'Année
sociologique, n°59, 2009, p. 11-28, spec. p. 15 : « Le droit est ici conçu comme constitutif de la réalité sociale
et non pas comme relevant d’une sphère autonome dont il conviendrait d’observer les relations avec le social
». Nous sommes quand même atterrés de constater qu’il a fallu attendre 2009 pour que des sociologues
retrouvent cette évidence !
- 22 -
de l’homme sur l’identité religieuse. Nous exposerons à cet effet la place du droit dans la
sociologie de E. Durkheim (1) ainsi que les critiques que lui ont adressées G. Tarde (2) et
M. Foucault (3), critiques que nous reprendrons à notre compte afin de définir une méthode
de recherche adéquate.
a) La place du droit dans la sociologie de E. Durkheim
Le droit constitue un élément central de la définition classique selon laquelle « les faits
sociaux doivent être traités comme des choses ».
L’auteur explique pourquoi le phénomène juridique présente un angle d’étude objectif
de la société - « Pour soumettre à la science un ordre de faits, il ne suffit pas de les
observer avec soin, de les décrire, de les classer ; mais, ce qui est beaucoup plus difficile, il
faut encore (…) trouver le biais par où ils sont scientifiques, c'est-à-dire découvrir en eux
quelque élément objectif qui comporte une détermination exacte, et, si c'est possible, la
mesure. On verra, notamment, comment nous avons étudié la solidarité sociale à travers le
système des règles juridiques ; comment, dans la recherche des causes, nous avons écarté
tout ce qui se prête trop aux jugements personnels et aux appréciations subjectives, afin
d'atteindre certains faits de structure sociale assez profonds pour pouvoir être objets
d'entendement, et, par conséquent, de science»38 (c’est nous qui soulignons). D’autre part, il
nous explique comment procéder de façon à ne pas se cantonner à une simple démarche
positiviste : « Puisque le droit reproduit les formes principales de la solidarité sociale,
nous n'avons qu'à classer les différentes espèces de droit pour chercher ensuite quelles sont
les différentes espèces de solidarité sociale qui y correspondent. Il est dès à présent
probable qu'il en est une qui symbolise cette solidarité spéciale dont la division du travail
est la cause. Cela fait, pour mesurer la part de cette dernière, il suffira de comparer le
nombre des règles juridiques qui l'expriment au volume total du droit »39. Ainsi, la
dimension juridique est intrinsèquement liée à la définition du fait social mais l’analyse du
fait social dépasse l’analyse des règles qui le constituent : la causalité n’est pas la même ; le
droit est un élément éminemment quantifiable pour rendre compte des phénomènes
sociaux.
Dans l’ouvrage, Les règles de la méthode sociologique, E. Durkheim se réfère une
nouvelle fois à l’intérêt « objectif » d’étudier les règles de droit afin d’« aborder le règne
social par les endroits où il offre le plus prise à l'investigation scientifique ». C'est
seulement ensuite qu'il sera possible de pousser plus loin la recherche, et, par des travaux
38
E Durkheim, De la division du travail, 1893, p. 45.
39
E. Durkheim, op. préc., p. 71.
- 23 -
d'approche progressifs, « d'enserrer peu à peu cette réalité fuyante dont l'esprit humain ne
pourra jamais, peut-être, se saisir complètement »40. Encore une fois, il faut partir de ce que
l’on peut objectivement constater en tant qu’éléments qui s’impose à l’individu
indépendamment de lui pour ensuite approfondir la perception du fait social.
A l’époque, mise à part la controverse avec G. Tarde sur laquelle nous reviendrons, E.
Durkheim est principalement critiqué en raison principalement de l’importance qu’il
accorde aux règles juridiques pour identifier un fait social. G. Palante, résume ainsi la
méthode durkheimienne : « Comme nos sentiments sont variables et discutables, nous
devons chercher dans le monde extérieur des phénomènes fixes, vraiment objectifs qui nous
serviront à mesurer les phénomènes sociaux. Les règles juridiques par exemple rempliront
ce rôle. En considérant les variations du nombre des règles relatives à certains délits dans
certaines sociétés nous pourrons étudier objectivement les variations de la solidarité
sociale »41. Le débat continue de structurer la discussion sociologique. L’auteur aujourd’hui
redécouvert et classé comme philosophe nietzschéen de gauche, stigmatise précisément cet
aspect de la méthode durkheimienne en raison du peu de place qu’elle laisse à la liberté
individuelle ignorant ici que la règle est la condition préalable de la liberté. Ce mouvement
de « retour » à G. Palante participe peut-être d’une tentative de maintenir une sociologie
détachée de toute prise en compte du phénomène juridique dans la détermination d’un fait
social global de façon à se limiter à des micro-faits sociaux42.
D’autres écrits de E. Durkheim confirmeront l’intérêt que présente l’étude du droit pour
véritablement faire œuvre de sociologue. Certains textes traitent d’ailleurs parfaitement de
l’influence des textes sur le comportement et peuvent être qualifiés de monographies
sociologiques de phénomènes juridiques. C’est le cas par exemple de l’étude sur « Le
divorce par consentement mutuel » qui expose les conséquences de l’introduction d’une
telle règle sur les individus43 ou des études davantage ethnographiques sur « Le droit
40
E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1893, p. 38.
41
G. Palante, Précis de sociologie, Alcan, 1921, p. 19, consulté sur le site de la Bibliothèque de France,
Gallica.
42
Pour un exemple de référence à l’œuvre de G. Palante par un sociologue dont les travaux n’accordent pas
une grande importance à l’influence des règles dans la détermination des comportements en dépit de la
revendication de l’héritage durkheimien, F. de Singly, Les Uns avec les autres : quand l'individualisme crée
du lien, Armand Colin, 2003.
43
E. Durkheim, Le divorce par consentement mutuel, 1906, p. 15. « Que, comme toute règle, la règle
matrimoniale puisse être dure parfois dans la manière dont elle est appliquée aux individus, rien n'est plus
- 24 -
matrimonial juif », ou au Japon publiées en 1905. L’auteur, enfin, n’a eu de cesse de
montrer l’importance de l’évolution de la loi pénale comme l’illustrent ses réflexions sur le
droit pénal pour distinguer les mutations sociales44.
Ces points rappelés, la méthode ici proposée soulève une question majeure autour de
laquelle il est possible de structurer les principales critiques adressées à E. Durkheim : la
méthode sociologique exposée est-elle suffisante pour rendre compte des évolutions sur le
comportement de l’individu ?
Autrement dit, au regard de la perspective qui est la notre, s’il nous est possible
d’identifier une référence massive aux droits de l’homme tant dans le droit que dans le
discours contemporain, cette simple approche doit être complétée pour mesurer l’éventuelle
mutation sociale que cela implique.
En cela, il nous paraît utile de revenir sur le débat entre G. Tarde et E. Durkheim ainsi
que sur les critiques que le philosophe M. Foucault a adressées à E. Durkheim. C’est sur la
base de ce double corpus théorique que nous justifierons notre démarche pour ensuite la
distinguer d’autres approches du phénomène juridique.
b) Le débat entre G. Tarde et E. Durkheim ou comment identifier l’influence de
la règle de droit sur les changements sociaux
Si, comme nous l’avons montré, le droit occupe une place centrale dans l’appréhension
du fait social proposée par E. Durkheim, il est légitime de reprendre, sous cet angle, la
controverse avec G. Tarde.
G. Tarde est juriste de formation. En 1891, c’est-à-dire avant la parution de l’ouvrage
d'E. Durkheim sur la division du travail social, il publie un ouvrage intitulé « Les
transformations du droit, étude sociologique ». Pour autant, si E. Durkheim connaît et
critique en permanence l’œuvre de Tarde au point que celui-ci estimera que le livre sur le
suicide est intégralement dirigé contre lui45, il paraît ignorer – délibérément ? – le travail de
vraisemblable ; ce n'est pas une raison pour l'affaiblit. Les individus eux-mêmes seraient les premiers à en
pâtir ».
44
Cf la conclusion de E. Durkheim, Deux lois de l’évolution de la loi pénale, 1901 : « Nous sommes arrivés
au moment où les institutions pénales du passé ou bien ont disparu ou bien ne survivent plus que par la force
de l'habitude, mais sans que d'autres soient nées qui répondent mieux aux aspirations nouvelles de la
conscience morale ».
45
G. Tarde, Contre Durkheim, à propos de son suicide, 1897, in M. Berlandi, M. Cherkaoui (dir.), Le Suicide
un siècle après Durkheim, p. 219-255, PUF, 2000.
- 25 -
Tarde sur le droit. Nulle mention de cet ouvrage ni dans De la division du travail social, ni
dans un texte de 1893 consacré à L’origine de l’idée de droit, ni dans celui consacré aux
Deux lois de l’évolution pénale (1900). E. Durkheim se concentre essentiellement sur la
critique du concept d’imitation qui empêcherait l’élaboration de la sociologie comme
science en raison de sa dimension psychologisante. Près de 100 ans plus tard, les auteurs se
réclamant de E. Durkheim continuent en quelque sorte le combat : ainsi, pour L. Pinto46, il
s’agit ni plus moins encore et toujours de fonder la sociologie comme science par
opposition au simple psychologisme. Il ne faut donc pas s’étonner si, en parallèle à cette
vigoureuse défense de la sociologie, cet auteur s’emploie à discréditer la référence moderne
à G. Tarde de façon à instiller un soupçon sur les méthodes utilisées par cet auteur47.
Peut-être qu’indirectement, l’ouvrage « Le suicide » marquerait le basculement d’une
sociologie originellement fortement ancrée dans l’analyse des phénomènes juridiques vers
une sociologie finalement détachée de toute prise en considération du phénomène juridique
dans la perception du fait social. Or, l’approche de G. Tarde en la matière mérite le plus
grand intérêt d’un double point de vue :
- le problème du respect de l’obligation au culte commun pour des populations d’origine
différente – ce que nous appelons aujourd’hui multiculturalisme - « L'une des plus
rigoureuses obligations de droit, en tout pays théocratique (et presque toute société
commence par là), est l'obligation de croire. Or, à l'origine, elle est un simple héritage
physiologique. Vous êtes né de parents musulmans ou chrétiens, vous devez croire à la loi
de Mahomet ou de jésus, comme, sous les Mérovingiens, les familles franques, wisigothes,
romaines, entremêlées sur le sol gaulois, suivaient chacune sa législation propre. Mais plus
tard, c'est le fait d'habiter un pays musulman ou chrétien, qui, indépendamment de toute
parenté, crée l'obligation de croyance musulmane ou chrétienne, comme la soumission à la
législation nationale, la même pour toute une population parente ou non » 48.
- l’absence de caractère inéluctable du processus de laïcisation – soit, en termes
médiatiques, le retour du religieux : L’auteur conteste cette loi à partir d’une analyse de
l’œuvre de J. Bodin et conclut sur ce point : « Et toutefois, comme il faut bien que chaque
époque érige à cet égard ses préférences ou ses habitudes en lois, il (J. Bodin) a tendance à
46
L. Pinto, Le collectif et l’individuel. Considérations durkheimiennes, Seuil, Éditions Raisons d’agir, 2009,
spéc. p. 39-54.
47
L. Pinto, op. préc., p. 73-93.
48
G. Tarde, Les transformations du Droit, étude sociologique, Berg International, 1993, note 5, p. 121.
- 26 -
regarder, dans chacune de ses couples de transformations, l’une comme normale et l’autre
comme anormale, mais il se trouve que son choix est précisément l’inverse du notre » 49.
Plus largement, peut-être n’est-il pas possible d’étudier un phénomène juridique sans
indirectement retrouver le postulat de l’individualisme méthodologique, c’est-à-dire
recourir à l’analyse des actions des individus et de leur interaction pour expliquer un
phénomène collectif. C’est ce dont témoigne l’interprétation renouvelée qui a pu être
proposée de l’ouvrage de P. Fauconnet sur la responsabilité : ce livre porterait en germe, en
dépit de sa filiation expressément durkheimienne, le postulat de l’individualisme
méthodologique50.
Ce point mis à part, l’approche de G. Tarde, la critique qu’il formule à l’égard de la
conception du fait social propre à E. Durkheim favorisent une analyse moins mécaniste de
l’influence des règles sur la société. Or, c’est précisément cette absence de mécanicité
qu’introduit l’invocation des normes religieuses par le biais des droits de l’homme, absence
de mécanicité qui nuance de facto les perspectives irénistes suggérées par E. Durkheim - «
Les vieux idéaux et les divinités qui les incarnaient sont en train de mourir, parce qu'ils ne
répondent plus suffisamment aux aspirations nouvelles qui se sont fait jour, et les nouveaux
idéaux qui nous seraient nécessaires pour orienter notre vie ne sont pas nés » 51.
Il ne s’agit pas de trancher la controverse entre ces deux auteurs mais de montrer la
nécessité d’affiner les méthodes d’identification du fait social à partir du moment où
l’appréhension de celui-ci dépend de normes. Car, là peut-être se situe la différence
d’approche entre E. Durkheim et G. Tarde : E. Durkheim conceptualise les mutations
sociales à partir des normes sans prendre en compte les caractéristiques de la dynamique
contentieuse ; il raisonne sur un modèle dans lequel le législateur se situe au centre avec
pour point d’ancrage le droit pénal et la dimension d’automaticité des peines résultant de la
commission d’une infraction. Il relativise de la sorte la dynamique judiciaire du droit
49
G. Tarde, op. préc., note 10, p. 75.
50
T. Tirbois, Paul Fauconnet (1938-1974) Aux fondements de la sociologie juridique française, in Petite
anthologie des auteurs oubliés, Anamnèse, L’harmattan, 2005, n°0, vol. 1, p. 45-54 ; adde la présentation
qu’en donne R. Karsenti, « Nul n'est censé ignorer la loi » Le droit pénal, de Durkheim à Fauconnet,
Archives de philosophie, n°67, 2004 p. 557-581, spéc. p. 557 : « Comment, dans un cadre déterministe qui
met au premier plan contrainte sociale exercée sur l’individu, l’expérience de la responsabilité est-elle
concevable ? Ne doit-on réduire cette expérience à une pure illusion, s’il est vrai que c’est l’instance sociale
qui agit en l’individu même, alors que celui-ci se reconnaît et est reconnu comme la source de ses actes ? ».
51
E. Durkheim, L’avenir de la religion, 1914, p. 9.
- 27 -
singulièrement absente de ses travaux et sa faculté naturelle de propagation – une fois une
décision rendue sur un thème, pourquoi une autre ne serait pas également rendue sur un
thème similaire, pourquoi un autre individu ne chercherait-il pas à obtenir le même
résultat52 ?
En cela, sans pour autant sombrer dans le psychologisme, notre approche ne se contente
par uniquement des textes mais prend en compte les évolutions du contentieux relatifs à la
mise en œuvre de ces textes. A partir du moment où ces contentieux introduisent des
questions religieuses en raison des différences de culture de l’individu, ils posent
explicitement la question de la croyance en la force de la norme. Pour reprendre les
analyses de J. Monnerot formulées dans le sillon creusé par G. Tarde, il convient de
dissocier au sein de l’individu sa nature de sujet de droit de celle de sujet de la religion.
L’étude d’une situation donnée nécessite l’appréhension aussi bien de l’aptitude
psychologique envers les rites qu’envers les règles. Il n’y a donc pas retour du religieux,
seulement un changement de comportement induit par un ensemble de facteurs
indépendamment du caractère fixe des règles tant civiles que religieuses53.
On comprend ainsi l’enjeu d’une identification du fait social tant à partir des différentes
règles que du contentieux qu’elle génère. A s’en tenir à une approche conforme à tradition
durkheimienne, l’état du droit nous donne un indice des formes de la société ; la dynamique
contentieuse est singulièrement absente. Pratiquement, cela revient à supposer dans l’étude
sociologique des règles un sens objectif alors que le sens n’est que le produit de
l’interprétation intervenant à la suite d’un conflit dans laquelle chacune des parties
argumente la justesse de ses prétentions. Bref, le droit est une voie d’entrée principale pour
52
Cf G. Tarde, op. cit. p. 94 : « Parmi les innombrables interprétations, dont les textes de Lois - comme les
versets de l'Écriture, sont susceptibles, le juge doit choisir ; et, s'il choisissait arbitrairement, dans chaque
affaire, sans se préoccuper de ses solutions passées, ni des arrêts rendus dans des espèces analogues, par des
Cours supérieures, l'unité de législation n'empêcherait pas l'anarchie juridique. Aussi le juge est-il
nécessairement, essentiellement routinier ; cette sainte routine, qui s'appelle sa jurisprudence, est l'objet de
son culte le plus fervent. Mais il n'est pas toujours soucieux au même degré de ne pas se contredire, de ne pas
dévier de sa ligne et de la ligne de ses prédécesseurs ; il l'est de moins en moins quand l'esprit de
conservation et de tradition baisse dans la société ambiante ; et alors, il a bien plutôt, et de plus en plus,
souci de décider comme la plupart des autres juges, ses contemporains, ne fussent-ils même pas ses
supérieurs hiérarchiques ».
53
Cf J. Monnerot, Les faits sociaux ne sont pas des choses, Gallimard, 1949.
- 28 -
appréhender un fait social ; il génère toujours davantage de contentieux54 ; il devient donc
réducteur d’écarter la logique de l’imitation pour analyser un fait social.
Dans ce cadre, la critique que M. Foucault formule à l’encontre de E. Durkheim permet
de compléter notre approche méthodologique en ce qu’elle rappelle que, par delà
l’apparente neutralité technique, le droit présente nécessairement une dimension politique.
c) Les critiques de M. Foucault ou la nécessité de prendre en compte la
dimension politique des règles
Toutes choses étant égales par ailleurs, nous reprenons à notre compte la critique de M.
Foucault de la sociologie d’inspiration durkheimienne pour compléter notre méthode
d’appréhension du fait social que représente la référence constante aux droits de l’homme
et, plus particulièrement, à propos des questions religieuses.
Préalablement, nous soulignerons que la référence à M. Foucault s’inscrit pleinement
dans le débat sociologique moderne. A ce titre, le sociologue B. Lahire utilise son œuvre
pour exposer la spécificité du travail sociologique et le distinguer ainsi du travail
philosophique55. L’œuvre de M. Foucault constitue une réflexion sur les règles, sur notre
relation aux règles et sur l’évolution de celles-ci. L’approche de M. Foucault conforte la
critique de G. Tarde, même s’il n’y fait pas référence ; elle confirme l’intérêt d’une
approche sociologique du contentieux. Elle constitue un élément de notre démarche qui
consiste à proposer une analyse sociologique d’un phénomène juridique qu’il n’est pas
possible de cantonner à une simple évolution du droit positif pour la simple raison qu’il est
intimement lié à une logique politique non formulée. Là encore, la référence à la norme
juridique constitue un fil directeur de l’œuvre de cet auteur.
La majeure partie du corpus de « L’histoire de la folie à l’âge classique56 » porte sur la
catégorisation des fous émanant des institutions. L’auteur fonde logiquement sa démarche
sur un édit royal du 27 avril 1656 à l’origine de la création de l’hôtel Dieu. Un règlement
administratif plus que « le Discours de la méthode » pour comprendre une époque. C’est
dans Surveiller et punir, que M. Foucault critique E. Durkheim et considère que celui-ci a
élaboré une théorie qui ne rend pas compte des pratiques et de l’impact de celles-ci sur le
54
Pour un exposé de cette conception du droit, L. Cadiet, Le spectre de la société contentieuse, in Écrits en
hommage à Gérard Cornu, PUF, 1994, p. 29-50.
55
B. Lahire, L’esprit sociologique de M. Foucault in B. Lahire, L’esprit sociologique, La découverte, 2005, p.
112-128.
56
M. Foucault, L’histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1964.
- 29 -
changement des règles. L’objectif annoncé est le suivant : « Prendre les pratiques pénales
moins comme une conséquence des théories juridiques que comme un chapitre de
l’anatomie politique »57. M. Foucault contredit ici la perspective introduite par E. Durkheim
davantage centrée sur les correspondances entre formes sociales et règles de droit
indépendamment de l’interprétation judiciaire, pour reprendre l’optique de G. Tarde. Il
introduit une nouveauté : la dimension politique du phénomène juridique.
Dans ce cadre, le programme de recherche fixé par M. Foucault permet de délimiter
parfaitement l’intérêt de s’attacher à étudier l’importance que joue un corps de règles à un
moment donné - « L’histoire de la subjectivité, c’est-à-dire des rapports entre sujet et
vérité (est) la très longue, la très lente transformation d’un dispositif de subjectivité défini
par la spiritualité du savoir et la pratique de la vérité par le sujet, en cet autre dispositif de
subjectivité qui est le nôtre et qui est commandé, je crois, par la question de la
connaissance du sujet par lui-même, et de l’obéissance du sujet à la loi » 58. De façon
anecdotique, nous pouvons relever chez cet auteur, une construction de la subjectivité à
partir des droits de l’homme dès 1981 alors même que les textes relatifs à ces droits ne
participent pas du discours juridique59. Le programme est plus précisément défini en 1982
dans un texte intitulé Le sujet et le pouvoir dans lequel l’auteur énonce : « il nous faut
promouvoir de nouvelles formes de subjectivité en refusant le type d’individualité qu’on
nous a imposé pendant plusieurs siècles » 60. Dans cette perspective, si on met de côté
l’enjeu philosophico-politique, la réflexion sur l’individu et son identité passe par l’étude
de la perception par l’individu des droits de l’homme, par l’exposé du contexte
sociologique dans lequel s’effectue la référence quotidienne à ces textes.
M. Foucault, dans un texte expressément consacré à la vérité juridique, illustre
parfaitement la nécessité d’une étude des textes pour saisir la construction de l’individu, ce
qu’il appelle le sujet et sa subjectivité « un sujet qui n’est pas donné définitivement, qui
n’est pas ce à partir de quoi la vérité arrive à l’histoire, mais (...) qui se constitue à
l’intérieur même de l’histoire, et qui est à chaque instant fondé et refondé par l’histoire » 61.
On mesure ainsi comment la norme juridique par le biais des droits de l’homme peut servir
57
M. Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 23.
58
M. Foucault, L'Hermeneutique du sujet : Cours au Collège de France (1981-1982), Seuil, 2001 p. 305.
59
M. Foucault, Contre les gouvernements, les droits de l’homme, in Dits et Ecrits IV, Gallimard, 1994, p.
701.
60
M. Foucault, op. préc., p. 232.
61
M. Foucault, La vérité et les formes juridiques, in Dits et écrits II, Gallimard, 1994, p. 542.
- 30 -
à l’étude de l’identité et plus uniquement des mutations sociales. Autrement dit, il y a une
autonomie du phénomène juridique dont l’étude, droit positif mis à part, peut permettre
l’appréhension sociale sur un mode inversé à celui élaboré par E. Durkheim : le droit ne se
résume pas à une simple technique ; le droit constitue le fait social.
Notre propos s’inscrit ainsi dans des travaux historiques récents sur l’identité inspirés de
la démarche initiée par M. Foucault, à une nuance près, il s’agit pour nous, comme nous le
justifierons par la suite de comprendre une réalité contemporaine et non de rendre compte
d’une période de l’histoire. L’exemple du traitement du féminisme illustre parfaitement les
enjeux que soulève l’appréhension de l’identité religieuse sur la base des droits de
l’homme. Dans le cas de la confrontation des principes relatifs aux droits de l’homme à la
situation réelle des femmes à travers l’histoire, se pose en filigrane la question de
l’universalisme de la référence aux droits de l’homme pour identifier les fondements du
républicanisme mais également la problématique de l’affirmation de la différence de la
femme pour se voir reconnaître des droits62. A l’identique, si les droits de l’homme servent
de vecteur de l’identité religieuse alors, dans le même mouvement, il devient nécessaire de
repenser la place des religions dans la société tant au regard du principe d’égalité entre les
individus qu’au regard de la référence commune au principe de laïcité – cela s’inscrit
communément dans la problématique contemporaine du multiculturalisme.
Ainsi, à travers ce rapide exposé de la pensée d'E. Durkheim et de deux de ses critiques,
nous avons essayé de montrer que la prise en compte de la dimension juridique d’une
situation est une démarche préalable à la définition d’un fait social. Plus encore,
l’appréhension de cette dimension est indispensable pour cerner la problématique moderne
de l’identité et du sujet. Enfin, elle peut même se révéler suffisante pour constituer le fait
social lui-même à partir du moment où, au titre de la réalité sociale, s’impose la figure de la
société contentieuse, soit la société dont la définition procède du jeu des règles.
Ces bases méthodologiques posées, l’exposé succinct de la place du droit dans la
sociologie d’inspiration wéberienne permettra non seulement d’approfondir la démarche
mais aussi de justifier les critiques que nous adresserons par la suite à ce qu’il est
notamment convenu d’appeler la sociologie du droit.
2) MAX WEBER ET LA SOCIOLOGIE DU DROIT
62
J. W. Scott, Only paradoxes to offer. French Feminists and the Rights of Man, Harvard University Press,
1996.
- 31 -
Il y a un paradoxe Weber tout comme il y a un paradoxe Durkheim. Pour E. Durkheim,
en dépit d’une référence constante à la nécessité de connaître les règles juridiques pour
comprendre un fait social, cette dimension nous paraît avoir été singulièrement éclipsée des
études se réclamant aujourd’hui de cet auteur63, contrairement en cela à ses plus proches
disciples, P. Fauconnet et C. Bouglé. M. Weber, en dépit ou à cause d’un double doctorat
en droit – droit des affaires et histoire du droit -, délimite le droit comme objet d’étude
sociologique mais n’en fait pas pour autant un élément central de sa conception de la
sociologie. Cette délimitation n’en reste pas moins essentielle pour une étude précisément
fondée sur l’appréhension de règles et de jurisprudence d’autant qu’elle introduit un
élément fondamental – à notre avis – absent ou peu explicite dans la pensée d'E. Durkheim.
Cet élément, c’est tout simplement, et le passage mérite d’être reproduit in extenso, le
fait que la règle n’est pas dissociable de sa représentation, ce qui en termes techniques
renvoie aux multiples interprétations qui peuvent en être faites : « les représentations que
les hommes se font de la « signification » et de la « validité » de certaines propositions
juridiques jouent un rôle important. Elle ne va pas au-delà de la constatation de la
présence effective de telles représentations portant sur la validité sauf
1) qu’elle prend également en considération la probabilité de la diffusion de ces
représentations ;
2) qu’elle réfléchit au fait qu’il règne chaque fois empiriquement dans la tête d’hommes
déterminés certaines représentations sur le « sens » à donner à une « proposition
juridique » reçue comme valable, d’où il résulte que, dans certaines circonstances
déterminables, l’activité peut s’orienter rationnellement d’après certaines « expectations »
et donner des chances déterminées à des individus concrets » 64.
Nous retrouvons ici un point déjà évoqué par G. Tarde : la dynamique juridique, ce que
le sociologue N. Luhmann dans une optique plus large appelle le caractère auto-poïétique
du système juridique, c’est-à-dire « d’un système qui est capable de se reproduire à partir
de ses propres éléments et dont l’essentiel de l’activité est consacré à la régénération de
ceux-ci »65. Le second point présente, dans la perspective qui est la nôtre, une importance
63
Cf Pour une illustration, L. Pinto, op. préc.
64
M. Weber, Essai sur la théorie de la science, éd. Presses Pocket, 2000, p. 319-320.
65
J. Clam, op. cit. p. 248. Nous ne cacherons pas que notre connaissance de l’œuvre du sociologue N.
Luhmann tient pour une bonne part de l’interprétation d’ensemble proposée par cet auteur avec l’assentiment
exprès de N. Luhmann.
- 32 -
considérable : il détache la règle de toute « conscience morale » pour reprendre la
terminologie durkheimienne de façon à éviter de plaquer une conception normalisatrice sur
l’étude d’un phénomène juridique. Or, c’est précisément ce point qui fait défaut en matière
de droits de l’homme66 notamment en doctrine juridique : pour citer la doxa dominante, si
les droits sont déclarés, n’est-ce pas qu’ils doivent s’imposer à nous ?
Pour prendre un exemple parmi tant d’autres, voici comment un éminent auteur dans
l’encyclopédie Dalloz, généralement considérée comme une référence par le monde
universitaire introduit la rubrique Droits de l’homme : « Parce que l'homme est partout le
même, les mêmes règles doivent valoir pour tout homme, à toute époque et en tous lieux.
L'universalité des droits de l'homme tient à ce que partout est perçue cette exigence
fondamentale que quelque chose est dû à l'être humain parce qu'il est un être humain. La
Déclaration universelle incarne cette vocation d'universalité (le concept d'universalité des
droits de l'homme n'est cependant pas admis par tous et n'est pas… universel) et proclame
que les droits de l'homme sont des prérogatives que chaque ordre juridique reconnaît non
seulement à ses ressortissants mais à tout homme. Le droit international des droits de
l'homme, dont la Déclaration jette les bases, prétend exprimer des valeurs communes dignité de l'homme, égalité des hommes - transcendant les intérêts étatiques »67. Le propos
souligné par nous est révélateur d’une approche juridique de la matière foncièrement
contradictoire puisque l’universalité juridique affirmée est finalement sociologiquement
contredite. A ce simple constat commun depuis E. Burke et de J. de Maistre s’ajoute une
autre perspective : l’universel n’a pas forcément le sens que l’on veut bien lui prêter.
L’approche wéberienne justifie en outre le recours à l’histoire pour rendre compte d’un
phénomène juridique. Comme l’explique C. Colliot-Thélène68, la recherche d’une
éventuelle différence entre le passé et le présent porte non sur un éventuel sens à donner à
une évolution mais sur le champ d’application d’un instrument juridique et sur sa nature.
L’identité de termes ou d’instruments à l’instar du contrat ne préfigure en rien à travers
l’histoire une identité de sens et de portée. Pour citer une nouvelle fois M. Weber, « Quand
elle est obligée d'utiliser dans ce cas ou dans d'autres le même terme que la science
juridique, le sens qu'elle vise n'est cependant pas celui qui est reconnu comme «juste » du
point de vue juridique. C'est le destin inévitable de toute sociologie, d'être obligée d'utiliser
très souvent, au cours de l'étude de l'activité réelle qui, manifeste partout de constantes
66
N. Luhmann propose une lecture fonctionnaliste des droits fondamentaux de façon à mettre l’accent sur
leur dimension contingente du point de vue du sociologue. Cf J. Clam, op. cit, p. 81-85.
67
F. Sudre, Article Droits de l’homme, Encyclopédie Dalloz, Droit international, 2010.
68
C. Tolliot-Thélène, Etudes wébériennes : Rationalités, histoires, droits, PUF, 2001, p. 272.
- 33 -
transitions entre les cas « typiques », les expressions rigoureuses du droit parce que
fondées sur une interprétation syllogistique des normes, quitte à leur substituer par la suite
son propre sens, radicalement différent du sens juridique »69. Autrement dit, ce n’est pas
parce que les droits de l’homme sont inscrits dans les textes depuis 1789 qu’ils présentent
aujourd’hui le même sens et la même portée qu’auparavant.
Ce point ressort parfaitement de l’ouvrage intitulé Sociologie du droit. Pour M. Weber,
il s’agit d’abord et avant tout de décrire un processus pour rendre compte des
manifestations de phénomènes juridiques comme le contrat et les droits subjectifs à travers
l’histoire. Nous sommes ici plus proches d’une anthropologie juridique qui porterait sur le
Droit avec majuscule que d’une véritable approche sociologique du droit. Cette démarche
compréhensive ne s’accomplit pleinement que dans une sociologie de l’Etat ; elle illustre
dès l’origine la difficulté d’autonomiser le phénomène juridique comme objet d’étude
scientifique du phénomène politique. L’étude du droit se situe alors entre la sociologie, la
philosophie et sa dimension technique. En cela, elle n’est peut-être pas dissociable des
Principes de la philosophie du droit de Hegel70.
Ce point plus traité sous l’angle philosophique que sociologique ou juridique est
pourtant fondamental. Parler des droits de l’homme concerne à l’origine la procédure
pénale, soit la relation que l’individu entretient face à l’éventuel arbitraire étatique71. Parler
des droits de l’homme, ce n’est pas parler de droits mais de pouvoir, d’une conception
politique de celui-ci et de la nature des relations qu’il doit entretenir avec les individus. Non
seulement cela entrave le processus de neutralisation juridique mais cela oblige en plus à
s’interroger sur la dimension politique de cette référence.
Ainsi, nous avons montré la légitimité et l’importance de la prise en compte des textes et
jurisprudence dans l’identification d’un fait social. Cette démarche sociologique est, somme
toute, classique ; nous l’avons extrapolé en combinant à la fois l’enjeu d’identification du
fait social et celui de la dynamique contentieuse. A ce titre nous avons cité le sociologue N.
Luhmann, pour qui « le droit est un système social72 », soit un ensemble articulé qui
fonctionne selon ses propres règles dont la compréhension s’effectue indépendamment du
comportement des individus, uniquement sur la base des règles et des décisions de justice
que le système sécrète.
69
M. Weber, Essais sur la science, op. préc.
70
Cf C. Colliot-Thélène, Le désenchantement de l’Etat, de Hegel à M. Weber, éd. Minuit, 1999.
71
Cf l’habeas corpus, premier texte à consacrer les droits de l’individu face à l’arbitraire du pouvoir royal.
72
N. Luhmann, Le droit comme système social, Droits et société, n° 11-12, 1989, p. 53-67.
- 34 -
Cette approche diffère foncièrement de ce qu’il est convenu d’appeler en France
sociologie du droit ainsi que des tentatives de créer une socio-histoire ou de l’analyse du
champ juridique proposé par P. Bourdieu.
Nous voudrions donc préalablement nous démarquer de ces conceptions avant de
préciser la méthode retenue pour déchiffrer le système social.
PARAGRAPHE 2 : CRITIQUE DES CONCEPTIONS CONTEMPORAINES DE
L’ANALYSE SOCIOLOGIQUE DES PHÉNOMÈNES JURIDIQUES
A partir des thèses précédentes des pères fondateurs de la sociologie, il est légitime
d’affirmer que la sociologie du droit est un élément d’analyse du fait social dont
l’autonomisation, la tentative d’ériger le droit en objet d’étude comme les autres, soulèvent
de nombreux problèmes épistémologiques en termes de causalité – comment en effet,
encore et toujours, véritablement isoler l’élément causal premier ? C’est cette ambivalence
du phénomène juridique qui fonde la tentative de N. Luhmann de construire une sociologie
du droit sur la seule compréhension des règles en raison de ce qu’il a qualifié d’autopoïèse
ou auto-engendrement, capacité de la règle de générer d’autres règles.
Comparativement, tant ce qu’il est communément appelé sociologie du droit en France
(a) que socio-histoire (b), voire plus largement le cadre d’analyse proposé par P. Bourdieu
(c) ne permettent finalement pas de mener correctement l’étude en général d’un phénomène
juridique et, en particulier de ce qui nous préoccupe : l’expression des prétentions
religieuses par le biais des droits de l’homme.
1) CRITIQUE DE LA CONCEPTION FRANÇAISE DE LA SOCIOLOGIE DU DROIT
Il existe en France une conception de la sociologie du droit qui reste fortement
dépendante des présupposés méthodologiques du positivisme. Elle n’échappe pas à la
critique déjà présente chez M. Weber : autonomiser son champ d’étude du politique. Elle
diffère singulièrement des pistes ouvertes par différents auteurs anglo-saxons que nous
exposerons succinctement.
L’histoire de la sociologie du droit à la française retracée par F. Soubiran-Paillet73
illustre parfaitement l’ambigüité propre à cette discipline : la difficulté de se constituer
comme véritable science. Certes, il y a eu des tentatives à l’instar de celles de G. Gurvitch
pour qui la sociologie du droit sur « l’étude de la plénitude la réalité sociale du droit, qui
73
F. Soubiran-Paillet, Quelles voix (es) pour la recherche en sociologie du droit en France aujourd'hui?,
Genèses, n° 15, 1994, p. 142-153.
- 35 -
met les genres, les ordonnancements et les systèmes de droit, ainsi que ses formes de
constatation et d’expression, en corrélations fonctionnelles avec les types de cadres
sociaux appropriés ; elle recherche en même temps les variations de l’importance du droit,
la fluctuations de ses techniques et doctrines, le rôle diversifié des groupes de juristes,
enfin les régularités tendancielles de la genèse du droit et des facteurs de celle-ci à
l’intérieur des structures sociales globales et partielles »74. L’ambition du programme a
très tôt empêché l’identification d’un objet précis. Les anglo-saxons ne manqueront pas de
reprocher à G. Gurvitch –la critique reste pertinente – de ne pas suffisamment distinguer ce
qu’il entend par droit au point de confondre normes, morale, et régulation. Par
comparaison, dans les écrits d'E. Durkheim les champs ont toujours été mentionnés de
façon distincte75. Une telle démarche revient à confirmer la dimension tentaculaire – voire
totalitaire - de la règle de droit. Il est à ce titre symptomatique que, dans l’ouvrage paru aux
éditions Que-Sais-Je consacré à la Sociologie du droit par H. Levy-Bruhl, le chapitre le plus
important porte sur les sources du droit, c’est-à-dire sur l’articulation des règles les unes par
rapport aux autres, base du programme de première année de droit76.
Le doyen J. Carbonnier, initiateur également d’un courant de « sociologie juridique »
s’essaiera à dissocier les phénomènes sociaux en fonction de leur juridicité, c’est-à-dire,
leur capacité à relever de la règle de droit. Dans son ouvrage de « sociologie juridique », il
commence cependant dès l’introduction à montrer la porosité entre une approche de
sociologie générale, l’étude d’un phénomène, et celle de sociologie du droit77.
Paradoxalement, l’ouvrage ne mentionne pas une catégorie centrale dans la pensée de cet
auteur : le non-droit alors même que la troisième partie est entièrement consacrée à un essai
d’identification d’un critère de juridicité. L’expression zones de non-droit78 qui,
contrairement au sens médiatique retenu, ne désigne nullement une zone géographique qui
a basculé dans la violence mais, plus simplement, la limite conceptuelle de la règle du droit
74
G. Gurvitch, Problèmes de sociologie du droit in Traité de sociologie, tome II, puf, 1968, p. 191.
75
N. S. Timasheff, Eléments de sociologie juridique by G. Gurvitch, American Journal of Sociology, Vol. 46,
1940, p. 396-398.
76
H. Levy-Bruhl, Sociologie du droit, Puf QSJ, 1961.
77
J. Carbonnier, Sociologie juridique, Puf, 1994, p. 14.
78
Cf J. Carbonnier, Essais sur les Lois, Defrénois, 1995, p. 320, « L'hypothèse est que, si le droit est
écarté, le terrain sera occupé, est peut-être même déjà occupé d'avance, par d'autres systèmes de régulation
sociale, la religion, la morale, les mœurs, l'amitié, l'habitude. Mais ce n'est plus du droit ». Plus largement,
du même auteur, Flexible droit, Pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, 1998.
- 36 -
pour rendre compte des phénomènes sociaux. Cette approche a néanmoins fait l’objet d’une
critique sévère en raison de la dimension systématique du droit et de la difficulté de
démontrer que des situations échappent véritablement à l’emprise du droit79. Là encore,
pour citer le philosophe A. Kojève, « le système sera « absolu » s’il contient des normes
juridiques rendant effectivement impossible tout acte susceptible de modifier ce système ou
de le supprimer »80. Autrement dit, un système juridique est toujours en puissance complet.
Qu’il subisse des influences en raison du rôle d’un individu ou d’un phénomène social, nul
ne le niera. Reste que notre époque se caractérise par un recours toujours plus croissant aux
textes. La référence constante aux droits de l’homme à tous les niveaux contentieux rend en
outre difficile l’unification autour d’un fait social ; elle justifie la tentative ici menée de
renverser les perspectives : s’en tenir aux évolutions des textes pour comprendre la société.
La problématique retenue par l’auteur diffère en cela de celle ici adoptée. Nous avons
privilégié, au contraire, l’hypothèse d’une imbrication suffisamment forte entre le droit et la
société pour développer une approche centrée principalement sur les règles. Tous les
phénomènes sociaux sont juridiques, ou du moins pose la question de l’existence de la
norme qui régit les relations entre les individus – le critère de juridicité de cette norme
procède d’un débat qui oscille en permanence entre sociologie, philosophie et théorie du
droit. Il faut donc se rendre à l’évidence : à partir du moment où le droit ne se résume pas à
une technique, il est logique que l’appréhension d’un phénomène social sous son angle
juridique implique des considérations de philosophie que l’on peut qualifier de politique.
Là où l’approche sociologique prend sens au regard de l’approche juridique, c’est dans sa
recherche de la signification des mots utilisés selon les époques. Pour utiliser des
barbarismes, nous dirons que la sociologie du droit recontextualise là où la logique
juridique a-temporalise.
La sociologie du droit ne saurait être confondue avec la sociologie juridique, objet
expressément visé par J. Carbonnier. La différence entre les deux est simple : « pour être
accueillie dans l’univers juridique, la sociologie doit justifier de son utilité »81. La
sociologie du droit a un objectif de compréhension – ou sociologie compréhensive pour
reprendre l’expression de M. Weber ; la sociologie juridique réduit le droit à sa simple
dimension technique. Dès lors, il est légitime d’estimer que la sociologie du droit à la
79
Alain Sériaux, Question controversée : la théorie du non droit, Revue de la recherche juridique, droit
prospectif, 1995-1, p. 13-30 et M. Douchy, La notion de non-droit, Revue de la recherche juridique, droit
prospectif, 1992-1, p. 433-450.
80
A. Kojève, op. préc., p. 12.
81
J. Carbonnier, Sociologie juridique, op. cit., p. 227.
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française n’a pas réussi à élaborer des outils scientifiques pour précisément, à l’instar des
recommandations wébériennes, autonomiser l’objet juridique – point que nous
complèterons par une suggestion : cette autonomisation n’est peut-être que véritablement
achevée que dans la conception proposée par N. Luhmann.
L’analyse par F. Soubiran-Paillet des recensions publiées dans l’Année sociologique
confirme cet usage abusif du terme de sociologie : ces recensions sont le fait d’un
professeur de droit et ont pour objet des ouvrages de droit ou de théorie du droit. Plus
encore, le laboratoire de sociologie juridique créée par l’université Paris II s’affiche
clairement comme l’instrument du politique pour mesurer l’impact des réformes juridiques.
Comme l’écrit l’auteur, « Le Laboratoire de sociologie juridique de Paris II n'apparaît pas
comme un lieu de rencontre entre juristes et sociologues. Il s'agit pour les juristes d'y
oeuvrer autour de l'un de leurs objets de prédilection: le processus législatif »82.
Le juriste n’a pas renoncé à muer en législateur en dépit de l’expérience pour le moins
fâcheuse de la collaboration vichyssoise. il a ainsi réduit la sociologie du droit à une
sociologie législative dont l’objectif est l’effectivité de la règle – dans le droit fil de la
distinction entre droit et non-droit propre à J. Carbonnier - et non sa compréhension. On
comprend aisément dans un tel contexte la difficile réception de la sociologie du droit dans
le cadre plus large de la sociologie qu’elle que soit d’ailleurs l’esprit dont ses auteurs se
revendiquent. Nous pouvons ainsi remarquer que le mot Droit est absent de l’important
Dictionnaire Critique de la sociologie rédigé sous la direction de R. Boudon et de F.
Bourricaud83 en dépit, pourrions-nous dire, du préjugé favorable de ces auteurs à l’égard
d’une approche fondée sur les droits et sur l’individu. Le point est d’autant plus
remarquable que R. Boudon et F. Terré, professeur de droit à l’origine des recensions
juridiques précédemment évoquées, sont tous les deux membres de l’Académie des
Sciences morales et politiques et ont participé ensemble à différents ouvrages collectifs84.
La sociologie, même dans son expression la plus favorable à la problématique de
l’interaction entre les normes et les individus a finalement évacué la réflexion sur le droit,
dimension quasi-absente du traité de sociologie dirigé par R. Boudon.
82
A. Sériaux, préc. p. 136.
83
Dictionnaire critique de la sociologie, R. Boudon et F. Bourricaud (dir.), PUF, 3ème éd. 2011.
84
R. Boudon a participé à l’ouvrage collectif édité en hommage au professeur F. Terré, Raymond Boudon,
Penser la relation entre le droit et les mœurs, p. 11-24, in L'avenir du droit, Mélanges en hommage à
François Terré, Dalloz, 1997 ; les deux auteurs ont également participé à un colloque dans le cadre de
l’Académie de sciences morales et politiques, Raymond Boudon (dir.), Durkheim fut-il durkheimien ?,
Armand Colin, 2011.
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La sociologie a écarté le droit de son champ d’investigation, ce qui explique sa difficulté
à traiter sereinement la question des droits de l’homme. Nous pouvons ainsi lire la réflexion
menée par cette école de pensée en parallèle à celle développée par F. Terré. Très
logiquement, à partir du moment où les textes relatifs aux droits de l’homme s’imposent de
l’extérieur, il n’hésite pas à dénoncer « l’idéologie droit de l’hommiste » et écarte ainsi
toute réflexion sur la dimension sociologique de telles normes85. Il est vrai que la question
de l’effectivité des droits de l’homme se pose différemment à partir du moment où ils sont
le propre de tous les hommes ; elle n’est pas réductible à une éventuelle modification
législative.
Plus largement, même des auteurs inscrivant leurs travaux dans le cadre d’une
conceptuel de la sociologie de l’action, ignorent la dimension juridique. Par exemple, le
Traité de sociologie dirigé par R. Boudon et F. Bourricaud ne consacre aucune rubrique au
phénomène juridique, contrairement à l’entreprise originelle évoquée de G. Gurvitch. Il ne
contient qu’une référence unique aux droits de l’homme dans l’article de J. Baechler, auteur
de la contribution intitulé « Groupe et sociabilité ». Cet auteur dénonce l’utopie d’une
humanité unifiée et prolonge ainsi, sans la questionner, la tradition conservatrice en la
matière86. On comprend alors la difficulté sociologique de percevoir l’identité sous un
prisme juridique, c’est-à-dire comme le produit d’une interaction avec les règles. Dans un
tel cadre conceptuel, il ne faut pas s’étonner de constater que cette perspective est
singulièrement absente des recherches menées précisément sur l’identité ou sur l’individu87.
Au regard de notre objet d’étude, la conception française de la sociologie du droit se
heurte à l’objet même des textes. A partir du moment en effet où la référence textuelle aux
droits de l’homme n’est par nature pas limitée, il n’est pas possible de rendre compte de
l’éventuelle logique du système à travers la simple étude disparate de jurisprudence. Dans
le cas contraire, cela revient à présupposer que l’homme des droits de l’homme n’est pas le
même selon qu’il agit en tant que consommateur, associé d’une société, salarié…Ainsi, la
démarche positiviste ne parvient pas à expliquer l’appropriation des textes par les individus
par delà leur champ supposé originel. Elle dénonce une instrumentalisation des textes face à
ce bouleversement des catégories alors même que l’argumentation juridique ne prend sens
85
F. Terré, On ne peut pas tout attendre du droit, Le Figaro, 3 juin 2011.
86
J. Baechler, Groupes et sociabilité in Traité de sociologie, R. Boudon (dir.), puf, 1993.
87
P. Corcuff, C. Le Bart et F. de Singly (dir.), L’individu aujourd'hui. Débats sociologiques et contrepoints
philosophiques, PU Rennes, 2010 ; M. Surdez, M. Voegtli, B. Voutat, Identifier-s’identifier. A propos des
identités politiques, Antipodes, 2010.
- 39 -
que dans la mobilisation de tous les moyens pour obtenir gain de cause – ce que M. Weber
appelle la représentation de la règle.
Le débat français entre juristes et sociologues prolonge la polémique menée par M.
Weber à l’égard de R. Stammler : la sociologie ne peut se développer véritablement que si
elle s’autonomise tant par rapport au psychologisme – point en France à l’origine de la
controverse entre G. Tarde et E. Durkheim - que par rapport au champ juridique88. Cette
autonomisation, si elle est liée au développement de l’Etat moderne, n’implique nullement
que la sociologie joue un rôle de servante. C’est en cela que nous essayons par le présent
travail de renouer avec une conception plus conforme à la sociologie que celle qui a pu se
développer par la suite sous l’appellation sociologie du droit.
Il existe d’autres courants français de sociologie. De nombreux auteurs cherchent ainsi à
confronter la démarche sociologique classique à l’étude de phénomènes juridiques89. Ils
n’ont cependant pas – encore ? - réussi à véritablement s’imposer en dépit des tentatives
répétées de vouloir ré-insérer la sociologie du droit dans le cadre plus général de la théorie
sociale. Bref, non plus autonomiser l’objet mais l’identifier en tant qu’élément central,
voire constitutif des faits sociaux.
Le mouvement anglo-saxon en sociologie du droit montre, à l’inverse, que la sociologie
du droit ne doit ni être exclue ni constituer une branche autonome du champ d’étude
sociologique. Les ouvrages de sociologie du droit sont extrêmement diversifiés. Preuve
finalement de la différence entre la méthode française et la méthode anglo-saxonne, la
réédition de l’ouvrage en la matière de N Timasheff, auteur russe francophone formé à
l’université de Strasbourg. Il a systématisé la distinction entre une approche qui revient à
effectuer un simple travail doctrinal en droit en dépit de sa qualification de sociologie du
droit et une approche fondée sur la compréhension du phénomène social sur la base des
interactions entre les normes et les individus90.
Plus encore, sous l’impulsion de cette nouvelle approche, nous pouvons effectivement
observer en France des recherches qui s’inscrivent délibérément dans cette perspective.
L’enjeu d’une approche distincte de celle précédemment exposée est double :
88
M. Weber, Rudolf Stammler et le matérialisme historique, Cerf, 2002 avec l’introduction de M. Coutut,
Aux origines de la sociologie wébérienne.
89
L. Israël, Question(s) de méthodes, Droit et société, n° 69-70, 2008, p. 381-395.
90
N. S. Timasheff, An introduction to the sociology of law, Binding Paperback, 2001, réed. de l’ouvrage
publié en 1939.
- 40 -
- sortir la sociologie du droit de la simple analyse du phénomène criminel qui, il est vrai,
bénéficie naturellement de l’attention des pouvoirs publics ainsi que, par le biais des
statistiques, des moyens pour rendre compte d’un phénomène sociologique en raison de sa
manifestation juridique – le crime n’existe qu’au regard de la violation d’une norme ;
- rendre compte aussi bien de phénomènes intrinsèquement liés à l’existence de règles
positives que d’autres à l’origine de la sécrétion de normes autonomes. Les manuels en la
matière se dispensent de règles méthodologiques trop tranchées et incitent finalement à
l’innovation. La méthode que nous exposerons par la suite se veut une réponse à cette
invitation91.
Il ne saurait ainsi être question à présent de réduire la sociologie du droit à l’expression
qu’elle a pu prendre sous l’influence du professeur F. Terré même si, à notre avis, cette
conception restera encore longtemps dominante en raison tout simplement de sa connexité
avec la pensée juridique positiviste. Nous exprimerons toutefois deux critiques à l’égard de
ce nouveau développement de la sociologie du droit en France : d’une part, elle a du mal à
se départir de l’approche contestable développée par P. Bourdieu et continue de maintenir
comme prisme d’analyse l’idée de domination et donc d’arbitraire de la norme92 ; d’autre
part, et c’est l’effet inverse, l’autonomisation trop grande du droit comme objet d’étude
ignore le point souligné à maintes reprises par E. Durkheim : le droit est un élément du fait
social ; son étude est indispensable à l’élaboration de celui-ci comme une chose, pour
reprendre l’expression consacrée93.
Dans ce cadre, avant d’exposer la méthode que nous adopterons, nous critiquerons les
travaux de sociologie du droit s’inspirant de l’analyse du champ juridique effectuée par P.
Bourdieu.
2) CRITIQUE DE L’ANALYSE DU CHAMP JURIDIQUE DE P. BOURDIEU
La méthode sociologique développée par P. Bourdieu nous paraît doublement critiquable
au regard de notre recherche sur l’identité à partir d’un fait social doté d’une forte
dimension juridique.
91
Cf R. Banakar, M. Travers, Theory and Method in Socio-Legal Research, Oxford, 2005.
92
Cf Infra.
93
C’est la limite, à notre avis, de la démarche méthodologique de L. Israël. Il n’y a pas une invention du droit
à partir du moment où les textes préexistent au comportement des individus sans que l’on puisse, par nature,
leur attribuer une fonction précise qui serait ensuite détournée. Il nous paraît donc abusif de parler de
mobilisation militante du droit pour identifier les stratégies des avocats.
- 41 -
En premier lieu, nous reprenons à notre compte la critique récemment formulée à
l’encontre du modèle sociologique issu des travaux de P. Bourdieu. Celui-ci présenterait
une difficulté intrinsèque à penser l’individu en raison de son incapacité structurale à sortir
de l’illusion selon laquelle l’individu est placé dans sa condition de sujet et ne cherche
finalement pas à en sortir. La référence même à l’identité devient suspecte94 ; elle entrave le
raisonnement fondé, au contraire, sur un postulat d’interchangeabilité des individus95. A
l’inverse, tenir compte des règles, c’est essayer d’appréhender leur influence mais
également la façon dont l’individu se les approprie.
En second lieu, l’auteur procède avec le droit comme avec d’autres disciplines à l’instar
de la linguistique96 ou de la philosophie97 au point de discréditer la pratique de ces autres
disciplines98 ou du moins leurs prétentions scientifiques99. Il évite toute référence aussi bien
à G. Gurvitch mais également, de façon plus surprenante à E. Durkheim si ce n’est pour
nous expliquer que le droit, comme le social, s’interprète par le prisme du droit. En cela, en
94
Cf R. Brubaker, Au-delà de l’«identité», Actes de la recherche en sciences sociales 2001/3, 139, p. 66-85,
spéc., p. 66 : « Identité » est un mot clé dans le vernaculaire de la politique contemporaine et l’analyse
sociale doit en tenir compte. Mais cela ne veut pas dire qu’il faille utiliser l’« identité » comme catégorie
d’analyse ou faire de l’« identité » un concept renvoyant à quelque chose que les gens ont, recherchent,
construisent et négocient. Ranger sous le concept d’« identité » tout type d’affinité et d’affiliation, toute forme
d’appartenance, tout sentiment de communauté, de lien ou de cohésion, toute forme d’auto-compréhension et
d’auto-identification, c’est s’engluer dans une terminologie émoussée, plate et indifférenciée ».
95
P.Verdrager, Ce que les savants pensent de nous et pourquoi ils ont tort. Critique de Pierre Bourdieu, Les
empêcheurs de penser en rond, La découverte, 2010. La critique que l’auteur développe à l’encontre de
l’incapacité de la sociologie de P. Bourdieu à véritablement sortir des stéréotypes pour rendre compte de la
situation des homosexuels peut parfaitement être transposée à l’encontre de la théorie de la religion proposée
par cet auteur.
96
La comparaison avec la linguistique est clairement mentionnée dès l’introduction du célèbre article de P.
Bourdieu, La force du droit, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 64, 1986. p. 3-19.
97
Cf P. Bourdieu, L’ontologie politique de M. Heidegger, Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 1,
n°5-6, novembre 1975. p. 109-156.
98
Cf la critique de J.-C. Milner, Introduction à une science du langage, Points Seuil, 1995, p. 145 : « Si la
sociologie est une science et si elle peut s’occuper des objets de langue, alors la linguistique n’existe pas. Si
en revanche Bourdieu a tort et si la linguistique existe, alors elle est seule à rencontrer son objet ».
99
P. Bourdieu, art. préc., p. 18 où le mot « science » est mis entre guillemets à propos précisément cette fois
du droit.
- 42 -
dépit de la filiation revendiquée avec cet auteur, la démarche adoptée par P. Bourdieu
revient à ignorer la place que E. Durkheim accorde à l’appréhension du champ juridique
dans l’identification des mutations des sociétés contemporaines. Car, si le champ juridique
justifie sa propre sociologie, pourquoi étudier les règles de droit pour définir un fait social ?
Une telle conception complète celle exposée précédemment en matière de sociologie du
droit : juristes et sociologues ont justifié leur mise à l’écart respective.
Le raisonnement présente une forte systématicité au prix toutefois d’un contresens.
L’auteur définit l’autonomie du champ juridique sur la base du stare decisis, c’est-à-dire
pour reprendre la définition qu’il en donne, « la règle qui commande de s'en tenir aux
décisions juridiques antérieures ». Mais, si ce principe vaut dans le droit anglo-saxon, il
n’est pas consacré en droit français qui privilégie au contraire le principe d’autorité de
chose jugée. Certes, l’auteur expose la distinction entre les deux traditions juridiques mais
ne leur confère pas une portée décisive. Par delà les nuances, l’article se veut en effet une
mise à jour du fonctionnement du champ juridique afin uniquement d’en dénoncer le fait
qu’il constitue « un reflet direct des rapports de force existants, où s'expriment les
déterminations économiques, et en particulier les intérêts des dominants »100 (c’est nous qui
soulignons). La logique du reflet contredit l’autonomie du champ juridique et réduit la
norme à sa seule dimension super-structurale. Or, si on s’en tient cependant à la différence
de conception de l’autorité de chose jugée selon les systèmes juridiques, l’identité de
comportements entre les communautés de juristes ne conditionne nullement des résultats
similaires ni des modes de domination semblables.
Dans cette perspective, la sociologie du droit selon P. Bourdieu se confond avec une
dénonciation de l’arbitraire - « Forme par excellence du discours légitime, le droit ne peut
exercer son efficacité spécifique que dans la mesure où il obtient la reconnaissance, c'està-dire dans la mesure où reste méconnue la part plus ou moins grande d'arbitraire qui est
au principe de son fonctionnement »101. Le sociologue se pose ici, un peu comme le juriste
en doctrine et avec l’utilisation des mêmes mots, comme la seule personne capable de
dénouer l’écheveau des relations humaines - « L'antagonisme entre les détenteurs d'espèces
différentes de capital juridique, qui investissent des intérêts et des visions du monde très
différentes dans leur travail spécifique d'interprétation, n'exclut pas la complémentarité des
fonctions et sert en fait de base à une forme subtile de division du travail de domination
symbolique dans laquelle les adversaires, objectivement complices, se servent
100
Art. préc. p. 3.
101
Art. préc., p. 15.
- 43 -
mutuellement » (c’est nous qui soulignons). C’est un peu comme si la conclusion de l’étude
devait s’imposer avant même qu’elle ne soit menée.
Cela conduit logiquement à une impasse :
- nous vivrions dans une société fortement judiciarisée mais la sociologie se limiterait à
l’étude des processus de soumission disjoints de l’existence des normes par l’identification
de faits sociaux déconnectés de leur dimension juridique ;
- l’étude de l’identité religieuse, singulièrement absente des récents colloques déjà
précités sur l’individu ou l’identité, resterait cantonnée à la classification de pratiques
indépendamment tout à la fois du contexte normatif qu’elle véhicule et de la nouvelle
expression juridique des prétentions qu’elle exprime dans la sphère publique ; en même
temps, en dépit des travaux de G. Le Bras, ce type d’études sociologiques ignore la
dimension foncièrement normative de la pratique religieuse, la rupture que représente la
prétention de celle-ci de s’incarner dans la sphère publique, soit le passage du normatif au
juridique. Définir la religion en tant qu’élément de la sphère privée correspond à une
conception même de la religion propre à la modernité ; elle ne reflète en rien la capacité de
celle-ci à régenter sphère publique et sphère privée.
Cette conception, apparemment objective qui accorde une grande place à la position
extérieure du chercheur, trouve en outre ses limites à propos précisément des textes relatifs
aux droits de l’homme. C’est du moins ce qui ressort des travaux des chercheurs se
réclamant de ce courant de pensée.
Soit en effet, ils subissent l’attrait des textes qu’ils étudient. Par exemple, on ne peut que
constater que la référence aux textes relatifs aux droits de l’homme émanant de l’ONU, la
Déclaration de 1948 comme les Pactes de 1966, est présente dans les recherches sur
l’identité et l’intégration du sociologue A. Sayad dès 1983102, bien avant que ces textes ne
deviennent des références pour les juristes surtout, alors même qu’ils ne disposent pas de
valeur normative. L’existence de ces textes suffit en-elle-même à justifier pour l’auteur une
contestation de la politique d’immigration menée par la France « comme si le sociologue
pouvait décider de décréter l’état du monde égalitaire » 103. Pourtant, si on s’en tient à la
dimension symbolique et arbitraire propre à l’analyse exposée du champ juridique, il n’y a
102
A. Sayad, Y a-t-il une sociologie du droit de l'immigration ? in Le droit et les immigrés, Edisud, janvier
1983, p.98-104.
103
Nous reprenons ici la critique de certains travaux sociologiques formulés par B. Lahire, L’esprit
sociologique, La découverte, 2005, p. 125 note 36.
- 44 -
pas de raison de considérer que les textes relatifs aux droits de l’homme seraient moins
dénués d’arbitraire que d’autres. Malgré cette critique, nous observons à travers le travail
mené par ce sociologue ce qui constitue une constante de la référence aux droits de
l’homme : il ne s’agit pas tant de rendre compte des faits que de chercher à transformer le
politique en se parant des atours d’une pseudo-neutralité juridique104.
Soit l’analyse institutionnelle se concentre sur les logiques de domination à l’œuvre au
sein des organes à l’instar travaux menés dans le cadre de la revue Actes de la Recherches
en sciences sociales consacrés indirectement au droit pénal international105 ; soit la
référence à l’universel fait que le chercheur confond son objet de recherche avec l’idéal
qu’il porte - « la seule affaire de compétence universelle à avoir débouché sur une
condamnation et une incarcération est « l’affaire des quatre de Butare », déposée contre
des figures du génocide au Rwanda réfugiées en Belgique et sans protection immunitaire. À
ce titre, ce résultat est très au-dessous de la revendication d’une compétence universelle
absolue et inconditionnelle »106. Encore et toujours, nous restons dans une optique
d’inadéquation des faits au droit sans s’interroger sur la dimension sociologique des textes
invoqués.
En somme, la dénonciation de l’arbitraire aboutit à accorder une force de principe aux
textes relatifs aux droits de l’homme et notamment au principe d’égalité. P. Bourdieu, plus
conséquent, avait davantage pris soin de séparer la référence aux droits de l’homme dans le
cadre de ses engagements politiques de l’analyse sociologique pouvant être menée à l’égard
de ces principes. Ses successeurs ou disciples sont sur ce point majeur moins rigoureux.
Cela apparaît tout particulièrement dans ce qu’il est convenu d’appeler la socio-histoire.
104
Cf A. Sayad, Etat, Nation et Immigration : l’ordre national à l’épreuve de l’immigration, Peuples
méditerranéens, avril-septembre 1984, p. 191 : « L’immigré est dissocié de tout ordre national […] ; cette
dissociation a fait de lui un homme abstrait […], une espèce d’homme qui serait hors de toutes les
déterminations ou appartenances […], l’homme « ‘idéal« » en somme, celui-là que postule paradoxalement
l’expression 'les Droits de l’Homme' ». Nous sommes ici en pleine absurdité juridique : l’immigré dispose de
la nationalité du pays qu’il quitte et ne peut donc être décrit de la sorte sauf à vouloir induire une mauvaise
conscience pour le lecteur situé dans le pays d’accueil.
105
P. Bourdieu J., Dezalay, F. Poupeau, Prologue de la rédaction Pacifier et Punir, Actes de la recherche en
sciences sociales n° 173, 2008, p. 4-5 : « Les enjeux des interventions armées, (qui) sont tout autant le produit
de luttes impériales que des réactions face à la recomposition des modes de domination ».
106
J. Seroussi, La cause de la compétence universelle, Note de recherche sur l’implosion d’une mobilisation
internationale, Actes de la recherche en sciences sociales n° 173, 2008, p. 98-109, spéc. p. 109.
- 45 -
3) CRITIQUE DE LA MÉTHODOLOGIE PROPRE À LA SOCIO-HISTOIRE
La socio-histoire couvre aujourd’hui un champ très particulier circonscrit par les
tentatives de définition de certains auteurs. Elle ne doit cependant pas être confondue avec
l’appellation plus large de sociologie historique. Comme l’écrit P. Veyne, « l’histoire fait
faire des découvertes sociologiques et la sociologie résout de vieilles questions historiques
et en pose de nouvelles » 107. Notre critique portera donc principalement sur le courant dont
G. Noiriel est l’instigateur.
Nous reprenons la définition qui a été donnée de cette démarche méthodologique par ses
initiateurs : « La sociologie est née à la fin du XIXe siècle, en développant la critique d’une
autre forme de réification, inscrite celle-ci dans le langage, qui consiste à envisager les
entités collectives (l’entreprise, l’État, l’Église, etc.) comme s’il s’agissait de personnes
réelles. L’objet de la sociologie est de déconstruire ces entités pour retrouver les individus
et les relations qu’ils entretiennent entre eux (ce que l’on appelle le lien social). La sociohistoire poursuit le même objectif, mais elle met l’accent sur l’étude des relations à
distance. Grâce à l’invention de l’écriture et de la monnaie, grâce aux progrès techniques,
les hommes ont pu nouer entre eux des liens dépassant largement la sphère des échanges
directs, fondés sur l’interconnaissance. Des « fils invisibles » relient aujourd’hui des
millions de personnes qui ne se connaissent pas. Le but de la socio-histoire est d’étudier
ces formes d’interdépendance et de montrer comment elles affectent les relations de face-àface »108. C’est donc très logiquement que ces recherches accordent une place importante
aux textes de droit ainsi qu’à la problématique de l’identité puisque celle-ci découle de
relations intersubjectives.
Cette démarche qui se réfère aussi bien à P. Bourdieu qu’à M. Weber procède davantage
d’une déconstruction au sens que le philosophe J. Derrida a donné à ce terme que d’une
véritable analyse des faits – l’enjeu est clairement la mise à jour de l’arbitraire. La
démarche est à notre sens singulièrement biaisée en ce qu’elle sort des textes de leur
contexte ou écarte l’approche quantitative d’inspiration durkheimienne au bénéfice d’une
démonstration à l’aune d’un objectif ambigu : se délier du pouvoir politique pour tenter de
lui imposer une pseudo-neutralité juridique.
Les études de G. Noiriel, l’un des principaux promoteurs de cette démarche sont
révélatrices de cette ambigüité. Nous nous attacherons plus particulièrement à un article qui
porte précisément sur la problématique de l’identification en ce qu’elle cherche à mettre en
107
P. Veyne, Le pain et le cirque, sociologie historique d’un pluralisme politique, Points Seuil, 1995, p. 12.
108
G. Noiriel, M. Offerlé, Introduction à la socio-histoire, Paris, La Découverte, 2006, p.5.
- 46 -
évidence le rôle des institutions en la matière. En conclusion de son article relatif à
l’identification des citoyens, G. Noiriel précise : « mettre en relief, comme nous l’avons fait,
les incompréhensions, les refus, les souffrances, qu’a entraîné la construction étatique du
lien civil, ce n’est donc ni le dénoncer, ni en contester la nécessité »109. Pour autant, l’auteur
prend moins de précautions lorsqu’il procède, cette fois, à « la socio-histoire du concept de
nationalité » : « si le terme « nationalité » s’est néanmoins maintenu jusqu’à aujourd’hui,
c’est sans doute en raison de la force d’inertie qui caractérise le langage, mais aussi parce
que les ambigüités sémantiques du terme favorisent les entreprises de manipulation
politique auxquelles, en France, le problème de « l’identité nationale » a constamment
donné lieu » 110 (c’est nous qui soulignons). La pensée de l’auteur peut se résumer
abusivement de la façon suivante : il faut dissocier la question de l’identification des
individus de celle de la nationalité. L’identification est une procédure administrative qui
devient policière à partir du moment où elle porte sur la nationalité.
A ce stade, nous retrouvons un projet de recherche qui ne se comprend qu’à l’aune d’un
seul objectif : se débarrasser du politique. Nous ne sommes plus dans la démarche
scientifique, par delà les apparences mais dans un projet idéologique qui repose tout
simplement sur la négation de son objet même d’étude.
S’agissant de la recherche sur le concept de nationalité, l’auteur écrit que la richesse
sémantique du concept « permet de l’envisager comme un concept politique » 111. On se
demande bien alors ce qu’il entend par politique. L’auteur se paie en effet le luxe d’ignorer
un texte connu de tous pour fonder sa démonstration « scientifique » : la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen de 1789 dont la formulation est, on ne peut plus claire :
« Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée nationale… En
conséquence, l’Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices
de l’Être Suprême, les droits suivants de l’homme et du citoyen ». Quant à l’article 3, il
énonce : « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul
corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément ». S’en tenir à
la démonstration de G. Noiriel revient à considérer que les constituants ne savaient pas de
quoi ils parlaient, ce qui revient aussi à effacer de l’histoire le propos célèbre de Clermont-
109
G. Noiriel, L'identification des citoyens. Naissance de l'état civil républicain, Genèses, n°13, 1993.
L'identification, p. 3-28, spéc., p. 28.
110
G. Noiriel, Socio-histoire d'un concept. Les usages du mot « nationalité » au XIXe siècle, Genèses, n°20,
1995, p. 4-23.
111
Art. préc. p. 6.
- 47 -
Tonnerre sur les juifs selon lequel « Il faut tout refuser aux juifs comme nation et tout
accorder aux juifs comme individus » ainsi que la bataille de Valmy.
S’agissant du texte précité de l’auteur sur l’identification, il est fascinant, là encore, de
mesurer comment l’auteur tronque les textes pour effectuer sa « démonstration ». Que l’on
soit clair : il ne s’agit pas d’un conflit d’interprétation sur les normes juridiques au sens que
M. Weber a suggéré mais de relever un véritable escamotage des références. L’auteur se
réfère ici à un décret du 20 septembre 1792. Or, ce texte n’est que le pendant d’une loi en
date du même jour consacrée au divorce. Il ne faut pas s’étonner dans ce contexte, comme
si c’était une découverte, que « la laïcisation n’est pas le véritable objet du débat »112 (sic).
En outre, l’année 1792 est également marquée par un texte important en matière
d’identification des citoyens : le décret de la Convention nationale du 7 décembre 1792
relatif aux passeports à accorder à ceux qui seraient dans le cas de sortir du territoire
français pour leurs affaires. Ce texte s’inscrit parfaitement dans la problématique de
l’auteur d’autant plus qu’il est encore visé par les textes récents sur la carte d’identité
nationale113. Il pose la question de la nation et de la nature du lien avec la citoyenneté. Bien
évidemment, G. Noiriel se garde d’y faire référence. L’auteur parachève naturellement sa
réécriture de l’histoire de la France en dénonçant la référence politique à l’identité
nationale.
A l’aune d’une telle démarche foncièrement biaisée, il ne faut pas s’étonner que les
travaux qui s’inscrivent dans cette perspective présentent des défauts similaires. Une étude
consacrée à la carte d’identité ne tient pas compte de l’appellation complète de celle-ci :
carte nationale d’identité114 pour établir une filiation douteuse avec le régime de Vichy ; une
thèse récente consacrée à Assimilation et naturalisation, socio-histoire d’une injonction de
112
G. Noiriel, L’identification…, art. préc., p. 5.
113
Cf Décret no 2010-506 du 18 mai 2010 relatif à la simplification de la procédure de délivrance et de
renouvellement de la carte nationale d’identité et du passeport, J.O., 19 mai 2010.
114
P. Piazza, Septembre 1921, la première « carte d’identité de Français » et ses enjeux, Genèses, 2004, 1,
n°54, p. 76-89. L’auteur a poursuivi ces travaux en continuant à dénoncer le lien entre identité et nationalité,
ce qui relève pour nous d’un contresens – le tout est bien évidemment placé sous la thématique initiée par G.
Noiriel, X. Crettiez et P. Piazza, Introduction, in Du papier à la biométrie. Identifier les individus, Presses de
Sciences Po, 2006, p. 11-26, spéc., p. 17 : « Reliées à des fichiers, les cartes d’identité deviennent des
instruments de procédures étatiques de contrôle mobilisées à des fins de protection d’une communauté définie
à partir du critère de la nationalité ». Ce genre de propos ne tient que si, pratiquement, on oublie que le projet
qui a été débattu dès 1921 portait précisément sur l’identification nationale. On peut le déplorer ou le
critiquer. Du moins, aimerait-on pour éviter ce genre de propos que les textes étudiés le soient avec attention.
- 48 -
l’Etat115 discrédite littéralement le débat résultant de la contestation de la norme nationale
par la norme religieuse en le rattachant à une rémanence de l’héritage colonial. C’est
somme toute logique : si l’identité est disjointe de la nationalité alors la question de la
contestation des normes nationales par la religion ne se pose même pas. Non seulement il
n’y a pas débat mais l’existence même du débat est suspecte, de sorte que l’analyse
sociologique se révèle incapable d’expliquer la tenue d’un tel débat et son déplacement vers
la question religieuse sans sombrer dans l’invective politique. La conclusion est incluse
dans les postulats qui sous-tendent la recherche.
Dès lors, même si la socio-histoire repose sur une hypothèse forte, l’influence de la
norme juridique sur l’identification des individus, les méthodes qu’elle utilise permettent de
douter des résultats qu’elle prétend obtenir. Pour ne prendre qu’un dernier exemple, la thèse
de E. Saada sur le fait colonial souffre là encore d’un défaut de recension des règles
applicables qui contrediraient le mouvement de sa démonstration sur les usages du droit
dans les colonies : pas de mention par exemple ni du statut de dhimmi pour rendre compte
de la situation des juifs, ni des justifications contextuelles à l’origine du décret Crémieux
sur la naturalisation des juifs d’Algérie. Quant aux références aux écrits émanant de
professeurs de droit, se pose néanmoins la question de savoir s’ils représentent l’expression
majoritaire de la doctrine, voire plus largement, si nous ne sommes pas tout simplement en
présence d’une conséquence d’un positivisme exacerbé similaire à celui qui conduira
certains professeurs à commenter le statut des juifs sans sourciller116. Le travail
sociologique révèle ici un point aveugle : la manière dont il définit la démocratie avec
comme postulat implicite : toute distinction est une discrimination117.
Plus largement, toutes les études sur le principe de laïcité ont montré que la célèbre loi
de 1905 n’a nullement fait l’objet d’une application uniforme dans les colonies. Certaines
publications de l’époque ne dépareilleraient d’ailleurs pas avec la polémique actuelle
relative à la place accordée à l’islam dans la société française. Quid en effet au regard de la
thèse soutenue par E. Saada d’un ouvrage intitulé « Une honte : la séparation en Algérie.
115
A. Hajjat, Assimilation et naturalisation, socio-histoire d’une injonction de l’Etat, thèse EHESS, 2009
avec dans le jury, bien sûr, G. Noiriel.
116
Cas tristement célèbre du professeur M. Duverger rapporté par Danièle Lochak, La doctrine sous Vichy ou
les mésaventures du positivisme, in Les usages sociaux du droit, CURAPP-PUF, 1989, p. 252-269.
117
Le lien entre sociologie et démocratie ressort parfaitement de l’ouvrage de J.-M. Vincent, Max Weber ou
La démocratie inachevée, éd. Le Félin, 2009, préf. C. Colliot-Thélène.
- 49 -
Le Français humilié devant l’Arabe, vexation au culte catholique, protection au culte
musulman »118.
Nous ne pouvons ici que regretter que la méthodologie retenue par la socio-histoire ne
prenne sens qu’à l’aune d’un projet politique – la contestation de la nation et des
distinctions y afférentes –, ce qui aboutit à donner aux textes un sens et une portée qu’ils
n’ont pas forcément. D’ailleurs, au nom de quoi en effet les droits de l’homme devraient-ils
échapper à une mise en perspective sociologique ?
En résumé, une relecture des textes fondateurs de la sociologie nous a permis de fonder
l’intérêt d’une étude sociologique d’un phénomène juridique, étude qui ne saurait être
enferrée dans les cadres pré-établis en matière de sociologie du droit, de sociologie fondée
sur le modèle construit par P. Bourdieu et dans celui nouvellement dessiné de sociohistoire. Nous avons montré que ces modèles s’écartent tellement des conceptions
originelles qu’ils favorisent une dénaturation des concepts. En outre, du point de vue qui est
le notre, ces modèles sont d’autant moins satisfaisants qu’ils révèlent finalement leurs
limites précisément à propos des textes relatifs aux droits de l’homme. A chaque fois, et les
analyses sociologiques précitées en témoignent, s’opère, comme d’ailleurs en matière de
droit positif une confusion en matière de droits de l’homme entre faits et valeurs.
Dès lors, c’est parce que nous estimons incomplets les conceptions classiques et
insatisfaisantes les approches plus modernes du phénomène juridique que nous devons
essayer de délimiter un cadre méthodologique adéquat à notre champ d’investigation :
l’invocation des prétentions religieuses par le biais des droits de l’homme.
118
Ouvrage de P. Gael paru en 1908 cité par R. Achi, Laïcité d’empire, les débats sur l’application du régime
de séparation à l’islam impérial, in P. Weil (dir.), Politiques de la laïcité au XXe siècle, PUF, 2007, p. 237263.
- 50 -
CHAPITRE 2 : CONSIDÉRATIONS MÉTHODOLOGIQUES
Il s’agit ici de définir des principes méthodologiques qui tiennent compte à la fois des
critiques formulées précédemment et de la plasticité des règles de droit. Cette plasticité est
d’autant plus forte que les textes relatifs aux droits de l’homme ne présentent pas les
mêmes caractéristiques que d’autres textes en droit tout simplement en raison de leur
capacité intrinsèque à faciliter la confusion entre faits, normes et valeurs. C’est pourquoi la
méthode retenue ici ne saurait reposer sur un seul axe et s’inspirera tant de E. Durkheim
que de M. Weber dont les travaux seront néanmoins mis en perspective avec ceux
précédemment cités de M. Foucault, N. Luhmann et G. Tarde.
Pour cela, avant toute chose, nous rappellerons plus en détail que la règle de droit ici est
appréhendée comme une dimension structurante de l’activité humaine (Section 1).
Une fois ce cadre rappelé, dans le droit fil de l’injonction durkheimienne, nous
proposerons une méthode de quantification des règles afin de mesurer le poids de la
référence aux droits de l’homme dans notre système juridique, et par là-même, dans notre
système social. Nous exposerons les limites d’une enquête fondée sur la base d’entretiens
ou de recherches sur le terrain. Nous montrerons ainsi la rupture fondamentale qu’introduit
le recours aux bases de données pour identifier à notre époque un fait social (Section 2).
L’origine différente des textes en la matière tant sur le plan historique qu’institutionnel
oblige à s’interroger sur l’éventuelle différence que présente notre époque avec celles qui
l’ont précédées. Il ne serait en effet pas forcément venu à l’idée des révolutionnaires de
1789 d’ériger en droits de l’homme le droit de pratiquer sa religion, qui plus est en public.
Autrement dit, notre approche sociologique implique une remise en perspective historique
(Section 3)
Reste la question la plus délicate, celle qui constitue l’une des différences entre M.
Weber et E. Durkheim : la détermination de la perception des règles afin de cerner leur
influence et les mutations sociales qu’elles induisent. Nous privilégierons ici une étude de
la pensée institutionnelle sur la base des formulations retenues par les institutions ellesmêmes afin de mettre en évidence l’influence des textes sur la détermination des faits
sociaux (section 4).
SECTION 1 : POSTULAT : LA REGLE DE
STRUCTURANTE DE L’ACTIVITE HUMAINE
- 51 -
DROIT COMME DIMENSION
Etudier les interactions entre les règles et les individus pose la question classique de la
place de la liberté humaine au regard d’une sur-détermination institutionnelle et, de manière
plus forte encore, présuppose une conception de la règle de droit. Là se situe à notre avis la
limite des méthodes précédemment critiquées : le droit est un phénomène social mais son
autonomisation en tant qu’objet d’étude aboutit à le déconnecter des faits sociaux étudiés
ou à le réduire à sa simple dimension technique. Par dimension structurante de l’activité
humaine, nous nous situons plutôt dans une double perspective : il y a d’une part, à travers
ce qualificatif, une description de l’évidence : toute activité humaine s’inscrit dans un cadre
juridique. Ce simple constat prend d’autant plus de résonance que la question religieuse
présente une dimension normative qui influe sur le comportement de l’individu et dont
l’expression juridique est la traduction publique. Il y a d’autre part, dans l’emploi du terme
structural l’expression d’une conception de la causalité concernant l’interaction entre les
individus et les règles de droit.
Nous voudrions ici montrer en complément des points déjà soulevés pour justifier notre
choix de lire la société à travers ses règles que la rupture entre sociologie et sociologie droit
constitue une évolution nouvelle de cette discipline au regard des conceptions qui pouvaient
prévaloir lors de l’émergence de cette discipline. A P. Fauconnet, disciple de E. Durkheim à
qui l’étude sur la responsabilité précitée est dédiée s’ajoutent les écrits tout aussi importants
de C. Bouglé, fondateur avec E. Durkheim et M. Mauss de la revue L’Année sociologique.
La démonstration de C. Bouglé conserve plus que jamais sa pertinence : « Ce n'est pas
la découverte de la vapeur, en soi, qui a entraîné foules les transformations sociales qu'on
dit être les conséquences du machinisme : cette découverte a été, de par le droit établi,
exploitée dans certaines conditions, par exemple au profit des possesseurs de capitaux ;
voilà ce qui a déterminé telles ou telles transformations des rapports entre classes. Elles
eussent été tout autres si le droit établi eût été différent. Ainsi, bien loin de n'être que des
conséquences, des dérivées des catégories économiques, les catégories juridiques leur
préexistent ; et leur mouvement n'obéit pas toujours aux seuls intérêts matériels : les idées
sont, capables de le diriger »119 (c’est nous qui soulignons). La réhabilitation de la place
des institutions juridiques dans la compréhension d’un fait social renoue avec les raisons
mêmes de l’émergence d’une science sociale : lutter contre la tentation de l’économisme –
dont la version moderne se pare des vertus de la dénonciation de l’arbitraire, comme mode
d’interprétation unique des phénomènes sociaux. Selon J. Freund, cela serait aussi un des
119
C. Bouglé, Qu'est-ce que la sociologie ? La sociologie populaire et l'histoire, Les rapports de l'histoire et
de la science sociale d'après Cournot. Théories sur la division du travail. (1925), uqac, p. 27.
- 52 -
piliers de la sociologie de M. Weber120. A l’inverse, si le travail sociologique a pour
principal objectif la dénonciation de l’arbitraire et l’existence permanente d’inégalités
devant la loi, il se contente de reproduire à l’infini avec des nuances la critique marxiste du
droit qui réduit celui-ci à une simple superstructure de l’infrastructure économique.
Mettre l’accent sur la dimension structurante de la règle de droit pour comprendre les
phénomènes sociaux vise à rappeler une autre évidence. Les faits sociaux peuvent influer
sur l’émergence ou la modification d’une règle en vigueur ; les faits divers sont de plus en
plus souvent les détonateurs de processus législatifs. Pourtant, les comportements se
définissent par rapport aux règles institutionnelles, soit pour modifier celles-ci –
phénomène de dépénalisation par exemple – soit pour engendrer celle-ci. C. Bouglé donne
à ce propos un exemple très significatif : « Le nombre croissant des individus, d'une part,
et, d'autre part, leur variété croissante, l'affluence des gens de toutes races, tissaient entre
les habitants de Rome une quantité de relations sociales que le droit ancien n'avait pas
prévues. Il fallut que les arrêts des préteurs réglassent au jour le jour tous ces rapports «
hors la loi » ; et lorsque ces arrêts, que leur rôle même empêchait d'être exclusifs et
traditionnels, eurent pris force de loi à leur tour, un droit romain se trouva constitué, sous
la pression des circonstances sociales, plus large, plus souple, et en quelque sorte plus
humain, comme préparé pour la conquête des peuples »121. La règle adoptée par les
institutions constitue donc le pivot autour duquel s’articulent les comportements, voire les
identités.
Pour cette raison, décrire la règle de droit comme structurant les comportements,
présente certaines coïncidences avec la méthode structurale. S’en tenir au maximum aux
règles, étant entendu que le terme règle couvre génériquement les règles de droit, c’est
reconnaître qu’elles sont « indépendantes de la nature des partenaires (individus ou
groupes) dont elles commandent le jeu » ; c’est poser comme principe qu’un changement
120
Cf J. Freund, Introduction à M. Weber, Essais sur la science, 1904, éd. uqac, p. 41 « Tout vrai qu'il est que
les concepts et institutions juridiques ont été établis pour des raisons économiques et comportent en
conséquence des aspects économiques, on ne saurait cependant privilégier ceux-ci, car en réduisant tout le
droit à une manifestation de forces de production on tombe dans un système qui est directement en
contradiction avec les postulats de l'explication scientifique ».
121
C. Bouglé, Qu’est-ce que la sociologie ?, art. préc. p. 21.
- 53 -
ne peut être détaché du système dans lequel il s’insère – « tout changement observé en un
point sera rapporté aux circonstances globales de son apparition »122.
Nous retrouvons l’intérêt de la systématisation radicale de N. Luhmann pour rendre
compte de la dimension sociologique d’un phénomène juridique. Comme Tarde, il introduit
dans l’analyse la dynamique du champ juridique, aspect moins conceptualisé chez les
tenants de l’école durkheimienne. Le droit défini comme constituant un système social123,
cet auteur a en somme décrit radicalement l’articulation entre les différentes normes en les
détachant de toute dimension morale avec pour seule finalité d’auto-alimenter ledit système
social. Notre environnement est tellement empreint de règles que celles-ci disposent de leur
propre capacité d’évolution et d’adaptation. L’analyse sociologique ici proposée porte
précisément sur ses évolutions et adaptation.
Nous confirmons ainsi une nouvelle fois notre défiance à l’égard de la conception
actuelle de la sociologie juridique ou sociologie du droit ; nous affermissons en outre notre
démarche visant à identifier un fait social par sa dimension juridique. Cette démarche ne
constitue en rien un simple dérivé d’une analyse juridique mais un fondement légitime pour
contribuer à une analyse sociologique.
Qu’il n’y ait cependant pas méprise : les différents auteurs précités sur lesquels nous
fondons notre postulat renvoient à des corps de pensée distincts. Ces différences renvoient
toutefois à un dénominateur commun négligé dans la sociologie contemporaine : la
nécessité de tenir compte de la centralité de la règle de droit dans l’appréhension des faits
sociaux contemporains à l’inverse de nombreuses études sociologiques. Peut-être peut-on y
lire un critère de distinction entre les différents courants se réclamant de E. Durkheim,
l’interprétation retenue par C. Bouglé et P. Fauconnet fortement centrée sur l’importance
des normes ayant finalement peu à voir avec celle de M. Halbwachs par exemple.
Nous retrouvons la différence entre la sociologie du droit d’inspiration française et celle
développée par les anglo-saxons : le contexte juridique dans lequel ses disciplines se sont
122
C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, Agora, 1974, pp. 328-378. Le rapprochement entre C.
Bouglé et C. Levi-Strauss n’est pas surprenant : C. Bouglé a dirigé le mémoire d’études de philosophie de C.
Levi-Strauss.
123
N. Luhmann, Law as a social system, Oxford University Press, 2004. Les anglo-saxons ne distinguent pas
toujours entre le genre, c’est-à-dire le droit, et l’espèce, c’est-à-dire la loi. Sur cet auteur, J. Clam, Droit et
société chez Niklas Luhmann, « la contingence des normes », P.U.F, 1998. En utilisant le mot norme, peutêtre trouve-t-on un compromis acceptable : qui dit droit, ou loi présuppose une influence sur le comportement
des individus, soit l’impact générique d’une norme.
- 54 -
développées est radicalement distinct ; le droit n’est pas dévalorisé ; il est tout simplement,
« pris au sérieux », ce qui influe sur la manière même d’appréhender les interactions entre
règles et individus124. En cela, la réflexion sur les courants sociologiques s’inscrit dans ce
qui constitue un axe majeur de la recherche ici proposée : l’importance de la pensée
institutionnelle dans le comportement des individus.
Dès lors, sur la base du postulat selon lequel la règle de droit est structurante de l’activité
humaine contemporaine, nous allons essayer de définir une méthode d’appréhension du fait
social avec pour finalité une description la plus objective possible par delà les interactions
inhérentes propres aux comportements des individus.
Nous partirons pour cela d’une quantification du phénomène juridique sur une période
donnée de façon à identifier les éventuelles ruptures au cours de la période récente et
surtout, compte tenu de la difficulté d’analyser les interactions entre règles et individus,
nous essayerons de déchiffrer la pensée des institutions.
SECTION 2 : TECHNIQUE : LA QUANTIFICATION DU PHENOMENE JURIDIQUE
Pour reprendre l’injonction durkheimienne, nous souhaitons « aborder le règne social
par les endroits où il offre le plus prise à l'investigation scientifique ». A la différence de
l’époque de E. Durkheim, nous disposons aujourd’hui d’outils de recherche plus diversifiés
que la statistiques et nettement plus performants. C’est dans cette perspective que nous
souhaitons justifier l’intérêt d’une quantification d’un phénomène juridique en vue de
préciser les contours d’un fait social.
La quantification des références en sciences sociales ou bibliométrie constitue une
méthode d’évaluation ; elle sert d'appui pour soutenir des recherches en sociologie de la
connaissance125 ; elle introduit une technique de perception de l’intérêt que peut ou qu’a pu
susciter à un moment donné un thème ou un auteur126. Ce recours à la technique devient un
outil de connaissance et de compréhension en matière de diffusion du savoir scientifique.
124
Peut-être peut-on y voir la cause du développement de l’éthnométhodologie.
125
Pour un exemple, S. Mosbah-Natanson, La sociologie comme « mode » ? Usages éditoriaux du label
« sociologie » en France à la fin du XIXème siècle, Revue française de sociologie, 2011, p. 103-132.
126
Sur la bibliométrie et les critiques qu’elle soulève, L. Coutrot, Sur l’usage récent des indicateurs
bibliométriques comme outil d’évaluation de la recherche scientifique, Bulletin de méthodologie
sociologique, n°,100, 2008.
- 55 -
A l’identique, l’approche sociologique d’un phénomène juridique nous paraît pouvoir
reposer sur une quantification. Par le recours aux nouvelles technologies, l’objectif n’est
plus de synthétiser une interprétation d’un texte mais de repérer les fluctuations quant au
recours contentieux de ce texte et de mesurer indirectement son impact sur la vie
quotidienne. Autrement dit, là où la quantification en sciences sociales nous fournit le reflet
du monde scientifique d’une époque, la quantification des données juridiques nous permet
de définir la manière dont une société se vit tant sur le plan institutionnel que juridictionnel.
Nous distinguerons pour cela les statistiques officielles fournies par les institutions (1) et
l’intérêt que présente l’utilisation les bases de données juridiques (2).
1) LES STATISTIQUES JUDICIAIRES OFFICIELLES
Recourir à des éléments statistiques est une constante du travail sociologique depuis le
travail fondateur d'E. Durkheim. L’enjeu est simple : disposer d’un outil de description de
la réalité sociale non-soumis aux interprétations individuelles. Mais, et les débats suscités
par les travaux d'E. Durkheim, restent toujours d’actualité : d’une part, se pose toujours la
question de l’élaboration des statistiques étant entendu que seule une institution,
généralement publique, dispose des moyens nécessaires pour collecter les données
nécessaires à l’élaboration statistique ; d’autre part, une fois les statistiques obtenues, leur
interprétation peut bien évidemment être critiquée127. Dans ce cadre, force est de constater
que l’existence de nombreuses statistiques judiciaires réalisées par les juridictions ellesmêmes ou par le Ministère de la Justice ne nous sera cependant pas d’une grande utilité.
La source principale est l’annuaire statistique de la Justice disponible sur le site du
Ministère, publication annuelle dont la dernière édition sur les données de 2010 date de
février 2012. La collecte des sources comme leur traitement permet de disposer d’une
approche chiffrée du contentieux. Cette publication présente en outre l’intérêt de fournir
une analyse selon certains types de contentieux ou certaines procédures administratives.
Les services de l’Etat sont ainsi à même de mesurer quantitativement la manière dont les
problèmes inter-individuels s’expriment sur le plan judiciaire.
Voici la liste des thèmes retenus : acquisition de la nationalité française, protection des
mineurs, protection des majeurs, affaires familiales, redressements et liquidations
judiciaires, contentieux locatifs, contentieux de l'impayé, procédures devant le juge
d'exécution.
127
M. Borlandi et M. Cherkaoui (dir.), Le Suicide un siècle après Durkheim, PUF., 2000.
- 56 -
Si on s’en tient à notre objet d’étude, les choix retenus par le Ministère sont, de prime
abord, éloignés de nos préoccupations. Les droits de l’homme sont tellement multiformes
qu’ils peuvent être présents à des degrés divers dans tous ces contentieux. De façon plus
particulière, la question religieuse n’est, sauf exception, jamais posée de façon expresse.
Nous soulignerons toutefois que la dimension religieuse est présente dans le processus
d’acquisition de la nationalité, soit parce que le mariage endogame maintient l’ancrage
religieux par delà le discours d’intégration des populations, soit en raison des critères
d’acquisition renforcés de la nationalité française128. A ce titre, la référence aux pratiques
religieuses peut justifier un refus d’octroi de la nationalité française. Les données ici
recueillies permettent donc d’envisager le lien entre nationalité, religion et droits de
l’homme.
Les statistiques permettent de quantifier les différentes manières, par exemple, dont une
personne peut acquérir la nationalité – décret, naturalisation, mariage…- Elles montrent
parfaitement qu’à une réalité apparemment unique, le statut de national, correspond
différents types de processus. Cela confirme notre critique de la démarche socio-historique
sur ces questions : la critique de la socio-histoire porte sur les difficultés d’acquisition du
statut sans s’interroger ni sur la mutation ni sur la porosité des catégories juridiques
d’acquisition de la nationalité. C’est précisément par le biais d’une désubstantialisation du
caractère politique des règles sans toujours en distinguer les nuances qu’il est en conclusion
possible de dénoncer le caractère politique de la notion de citoyenneté.
Hormis ces chiffres résultant de procédures, nous soulignerons que la statistique
judiciaire concerne pour une large part la justice pénale et la politique répressive mises en
œuvre par le gouvernement. La démarche est aussi bien quantitative que qualitative
puisque, dernièrement a été menée une enquête sur la satisfaction judiciaire des victimes
d’infractions129. En dépit de ce semblant d’évolution, nous pouvons estimer que la
statistique judiciaire reste marquée par une conception de la sociologie du droit qui a moins
pour objectif une compréhension d’un phénomène social qu’une assistance du travail du
législateur. C’est peut-être également l’un des axes qui permet d’expliquer la controverse
entre E. Durkheim et G. Tarde compte tenu des positions respectives de chacun.
C’est donc uniquement à la suite d’un changement global de perspectives que la
modification des conditions de collecte des données permettrait l’élaboration de statistiques
susceptibles de rendre compte du fait social que nous nous proposons d’étudier. Preuve que
128
M. Tribalat, La dynamique démographique des musulmans de France, Commentaire, n° 136, 2012.
129
Infostat, Justice 112, 22 février 2011.
- 57 -
la question religieuse peut justifier un tel changement, une telle démarche a failli être mise
en œuvre. Le décret à l’origine de la création de l’observatoire de la laïcité en date du 25
mars 2007 prévoyait que celui-ci réunît « Les données, produit et fait produire les analyses,
études et recherches permettant d'éclairer les pouvoirs publics sur la laïcité ».
L’Observatoire n’a cependant jamais été mis en place.
A une question ministérielle sur ce sujet130, il a été répondu que le gouvernement avait
délibérément privilégié d’autres organes existant comme le Défenseur des enfants ou le
Haut conseil à l’intégration131. Mais, sauf erreur de notre part, quand bien même les
rapports de ces instances recourent à des statistiques, ils n’incluent pas les statistiques
judiciaires. Nous restons dans une logique centralisatrice, à l’instar des travaux
durkheimiens, qui ignore la propagation par le recours aux tribunaux. Il faut donc se rendre
à l’évidence : les statistiques judiciaires émanant des autorités françaises ne peuvent nous
servir de support d’études. En revanche, il est indispensable d’étudier, comme nous le
préciserons, la pensée des institutions pour mesurer un fait social à forte teneur juridique.
Comparativement, l’appareil statistique mis en place au niveau de la Cour européenne de
sauvegarde des droits et libertés fondamentaux se révèle nettement plus opérationnel pour
mesurer comment s’effectue ce qu’un auteur a appelé « l’intégration par les droits de
l’homme »132 et donc l’expression religieuse par le biais des droits de l’homme.
C’est pourquoi l’essentiel de notre travail portera sur la quantification obtenue par des
recherches sur différentes bases de données ainsi que sur ses travaux européens sur lesquels
nous reviendrons lorsque nous étudierons plus en détail le contentieux de ces institutions.
2) LE RECOURS AUX BASES DE DONNÉES
Il s’agit ici de préciser la méthode utilisée pour appréhender le fait social par le prisme
du contentieux ou des textes institutionnels133. Avant de présenter ces outils (b), nous
exposerons les difficultés que rencontre toute approche sociologique d’un phénomène
juridique (a).
130
Question écrite n° 12320 de M. Y. Bodin, JO Sénat du 04/03/2010, p. 487.
131
Réponse du Ministère de l'intérieur, de l'outre-mer et des collectivités territoriales, JO Sénat du 19/08/2010
- page 2163.
132
133
L. Scheek, Les cours européennes et l’intégration par les droits de l'homme, thèse. IEP Paris, 2006.
Pour une synthèse métholodologique, R. Melot, J. Pelisse, Prendre la mesure du droit : enjeux de
l'observation statistique pour la sociologie juridique, Droit et société, n° 69-70, 2008, p. 331-346.
- 58 -
A) LIMITES DES MÉTHODES CLASSIQUES D’ENQUÊTE EN MATIÈRE JURIDIQUE
Les sciences sociales disposent de nombreuses techniques de quantification, la plus
simple et la plus usitée en matière de bibliométrie reposant sur l’identification du nombre
de fois qu’un article est cité dans le milieu universitaire. Il n’est cependant pas possible de
raisonner à l’identique en droit. La matière juridique peut et doit, à notre sens, se prêter à
cette recherche de citations ou de références, c’est-à-dire pour ce qui nous concerne les
textes relatifs aux droits de l’homme. Les résultats devront toutefois être appréhendés avec
circonspection.
Le contentieux, quand bien même il influerait sur les faits sociaux, est d’un maniement
difficile : soit parce que, surtout si l’analyse porte principalement sur les arrêts des cours
suprêmes, il ignore la masse des jugements pouvant être intervenus préalablement par les
juges du fond ; soit, parce que, dans bien des situations, il se peut que le conflit ait trouvé
une solution non-contentieuse entre les parties. L’interaction est difficile à prouver, que,
l’on peut poser comme hypothèse que la solution de compromis n’est que la conséquence
de la perception du droit par les individus en présence. Les travaux de N. Luhmann sur la
capacité du système juridique à s’auto-alimenter, en l’occurrence à influer sur les attentes
des individus, confortent cette hypothèse.
Etudier en outre un contentieux sur la base de références aux textes ne permet pas
toujours d’identifier la nature du litige en cause. La simple référence peut s’inscrire dans un
arsenal d’arguments très diversifiés : tous les arguments sont bons pour gagner un procès,
même invoquer un texte apparemment totalement étranger au conflit.
Pour ne pas se contenter d’une simple analyse des références certains textes
nécessiteraient enfin une recherche précise sur l’identité des requérants, leurs
caractéristiques et leurs motivations. La démarche statistique fondée sur la quantification a
pour avantage d’éviter toute considération psychologique propre au processus juridique qui
pourrait venir atténuer la perception objective du fait social ; nous sommes toutefois
conscients qu’elle n’est pas exempte de critiques. Elle présente néanmoins une
caractéristique majeure : elle permet d’essayer d’esquisser une causalité intrinsèque à un
fait social communément admis : la dimension contentieuse de la société contemporaine.
Par comparaison, les différentes options qui s’offrent à nous sont loin d’être exemptes de
critiques avec le risque d’aboutir à un résultat inconsistant. Nous pourrions ainsi distinguer
trois techniques :
1) soit catégoriser les individus qui invoquent ces textes afin de faire avancer leurs
prétentions – il faudrait cependant pour cela que la rédaction des arrêts précise
préalablement les caractères sociologiques des requérants, ce qui contredirait la prétention à
- 59 -
la neutralité recherchée par le droit. Si tant est en effet, qu’il soit possible à la lecture des
faits à l’origine d’un litige d’identifier les requérants, il ne sera jamais possible de disposer
d’une part d’une information complète, d’autre part de disposer d’une information
homogène. Comme cela a pu être relevé à propos de la mise en place d’une telle démarche
en matière de contentieux administratif, « réaliser un portrait sociodémographique des
usagers des tribunaux administratifs est une tâche difficile car cette juridiction ne possède
aucun instrument de connaissance interne (le requérant doit juste mentionner ses nom,
prénom et adresse)» 134 . Tout au plus, pourra-t-on classer les contentieux en fonction du
sexe et du caractère individuel ou collectif de l’action. Partant du principe qu’une partie du
contentieux relatif aux vêtements concerne principalement les femmes, les résultats ne
seront en rien probants ;
2) soit effectuer une enquête auprès des juges de façon à clarifier la conception qu’ils se
font des droits de l’homme pour dessiner les contours éventuels d’une idéologie. Là encore,
la démarche serait par nature inopérante : les juges sont le réceptacle de l’interprétation des
textes que leur soumettent les requérants. Quand bien même ils ne sont pas neutres au sens
où ils sont influencés par leurs origines sociales et le contexte dans lequel ils évoluent, les
règles de procédure les empêchent de trop s’écarter des demandes qui leur sont soumises.
Dans cet enchevêtrement, le fait d’identifier médiatiquement des juges « rouges » en raison
de leur option sociale ne se traduit pas nécessairement par exemple, par une évolution
jurisprudentielle qui reflèterait leur conception du monde. C’est tout l’enjeu du formalisme
judiciaire que de réduire les dissonances – le requérant invoquerait alors l’impartialité
subjective du juge pour obtenir justice. D’où la sensation in fine que les auteurs comme B.
Latour ou D. Schnapper qui ont essayé de procéder à une analyse sociologique d’un corps
particulier de juges au sein d’une juridiction – respectivement le Conseil d’Etat ou le
Conseil constitutionnel – se sont retrouvés pris dans les mailles de la rhétorique juridique,
au point de justifier tous les raisonnements tenus par les institutions auxquelles les juges
objet de l’enquête appartenaient. C’est pourquoi, les recherches ethnographiques qui ont pu
être menées peuvent donner l’impression d’une absorption de leur auteur par son objet,
point d’ailleurs explicitement mentionné : « On aurait du mal à définir la notion de
contexte social sans recourir aux véhicules du droit »135.
3) soit réfléchir sur la compréhension de la perception des règles par les individus. La
répartition des contentieux obligerait cependant à opérer plusieurs types de distinction :
134
A. Spire, K. Weidenfeld, Le tribunal administratif : une affaire d'initiés ? Les inégalités d'accès à la
justice et la distribution du capital procédural, Droit et société, n°79, 2011, p. 689-713.
135
B. Latour, La Fabrique du droit, Une ethnographie du conseil d'État, La Découverte, 2002, p. 278.
- 60 -
- selon les niveaux de juridiction : la réflexion et la formation d’un juge d’une juridiction
dite suprême en raison de sa compétence délimitée aux seules questions de droit diffèrent
de celles d’un juge dit du fait qui intervient au premier niveau ou deuxième niveau
judiciaire du litige.
- selon que le contentieux relève de la juridiction judiciaire ou de la juridiction
administrative : de façon schématique, le droit privé dispose d’une base textuelle ; le droit
administratif se veut autonome, c’est-à-dire que les juges sont en droit de s’affranchir des
textes pour trancher un conflit.
- selon les affaires pénales et les affaires civiles : cette distinction est d’ailleurs cardinale
dans la présentation faite par E. Durkheim. Encore faut-il rester dans un cadre statique :
comme en droit, les distinctions ne sont tranchées qu’en apparence, d’autres considérations
peuvent rentrer ligne de compte : par exemple, un plaideur peut choisir la voie civile pour
obtenir réparation du dommage causé par une infraction ou tout simplement se tromper de
tribunal et voir ensuite son action jugée irrecevable.
A ces contraintes structurelles s’ajoute un élément qui introduit un autre paramètre de
troubles pour clarifier la manière dont les individus s’approprient les textes : la procédure
judiciaire implique généralement la présence d’un avocat dont la mission consiste à mettre
en forme les prétentions des individus. Dès lors, il ne faut pas exclure qu’indépendamment
de la perception que les gens se font des droits de l’homme, une bonne part de
l’argumentation repose sur le travail d’interprétation des avocats136. C’est donc la logique
même de la judiciarisation des relations quotidiennes qu’il est difficile de cerner.
Une étude a été menée sur l’accès aux tribunaux administratifs. Les conclusions méritent
ici d’être rappelées pour justifier, a contrario, notre démarche :
- le contentieux est massivement le fait de classes socio-professionnelles supérieures : il
s’agit du tribunal administratif donc du tribunal compétent en matière de contestation des
rectifications fiscales ; une bonne partie de la population, notamment les plus pauvres, n’est
pas assujettie ;
- les auteurs distinguent ceux qui savent s’orienter dans le contentieux et identifient à ce
titre l’existence d’un capital procédural ; le résultat est intéressant ; il n’en reste pas moins
très relatif si l’on envisage, non plus la procédure fiscale mais la question des droits de
l’homme. Dans ce cas, le problème ne porte plus sur une question technique mais sur une
question de principe qui dépasse la dimension procédurale ;
136
Cf infra sur les origines du vocable droits fondamentaux.
- 61 -
- les auteurs, enfin, estiment que la décision de justice n’est pas le principal objectif du
contentieux, le plaideur cherchant davantage à renouer le contact avec l’administration –
c’est effectivement un objectif propre à un contentieux technique comme le contentieux
fiscal qui définit une phase de conciliation préalable au contentieux alors que l’invocation
des droits de l’homme vise au contraire une reconnaissance judiciaire de la prétention
soutenue par le requérant137. Apparemment, les auteurs de l’étude n’ont pas envisagé ce
paramètre.
Dès lors, tant la matière juridique en général que notre objet d’étude en particulier rend
difficile le recours à une démarche sociologique classique : la plasticité des règles est
susceptible de tromper tant la perception des attentes que l’analyse des résultats. C’est
pourquoi, malgré les limites inhérentes à cette démarche, nous privilégierons la
quantification par références sur le modèle de la bibliométrie.
B) PRÉSENTATION SOMMAIRE DES BASES DE DONNÉES
Il convient ici de prendre la mesure de l’enjeu scientifique que peut représenter
l’utilisation des bases de données en droit pour rendre compte d’un phénomène
sociologique.
L’étude de l’évolution des contentieux, de l’évolution des moyens de droit invoqués
bénéficie de nos jours de moyens sophistiqués : des bases de données dotées de moteurs de
recherche très efficaces. Sur le plan quantitatif, il est aujourd'hui possible de dessiner les
fluctuations globales des contentieux. A titre d’illustration, si le concept de société
judiciarisée s’impose pour décrire notre société contemporaine, c’est précisément parce que
nous pouvons constater en l’espace d’un clic une multiplication des contentieux. Sur le plan
qualitatif, une analyse des contentieux en eux-mêmes traduit et auto-alimente les
préoccupations sociales et la manière dont elles sont prises en compte138. Ainsi, nous
pouvons à partir de mots clés ou de références d’articles de textes dessiner sur une période
donnée le nombre de fois qu’un texte particulier est invoqué au soutien des prétentions.
La sociologie dispose ici d’outils techniques très performants. Pour la France, la base de
données publique officielle Légifrance existe depuis 1998. Pour reprendre son propre
descriptif, la base contient les décisions de la Cour de cassation :
137
138
A. Spire, K. Weidenfeld, art. préc.
Pour une illustration, J. Morri, Quand les sciences sociales se font expertes : le cas de la justice
administrative, Tracés 3/2009 (n° HS-9), p. 87-98.
- 62 -
- « publiées au Bulletin des chambres civiles depuis 1960,
- publiées au Bulletin de la chambre criminelle depuis 1963,
- ainsi que l'intégralité des décisions, publiées ou non, postérieures à 1987.
- des décisions des cours d'appel et des juridictions de premier degré ;
- une sélection de décisions du Tribunal des conflits publiées au Bulletin depuis 1993.
- une sélection de jugements de tribunaux de grande instance et de Cour d’appel ».
La base Légifrance contient également sur la même période l’ensemble des arrêts rendus
par le Conseil d’Etat avec également une sélection de jugements rendus par les tribunaux
administratifs. En outre, il existe des bases de données similaires sur le plan européen, tant
au niveau de la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales que de la Cour de Justice des Communautés européennes aujourd’hui Cour
de Justice de l’Union européenne.
La base de données privée Lexis Nexis nous est, comparativement apparue comme la
plus performante comparée aux autres bases de données privées comme celles mises en
ligne par Dalloz ou Lextenso. D’une part, elle couvre aussi bien le droit interne que le droit
communautaire tant dans sa phase contentieuse qu’institutionnelle ; d’autre part, elle est
réputée pour diffuser le nombre le plus important de décisions rendues par les juges du
fond. Enfin, la base de données Factiva contient aussi bien des comptes-rendus
institutionnels que des fils infos ou des articles de quotidiens. Elle permet de mesurer tant la
dimension médiatique que juridique d’une affaire en raison de la diversité des sources
recensées sur le plan interne et international.
Il s’agit donc de proposer une lecture sociologique d’une masse de données juridique. La
démarche entreprise n’est de prime abord pas différente de celle utilisée à partir du droit
pénal pour identifier la gradation des valeurs défendues par la société139 ou, toujours en
matière pénale, mesurer l’effectivité des sanctions prévues par les textes à travers les
jugements rendus. C’est en somme une traduction appliquée des thèses exposées par E.
Durkheim dans De la division du travail social à propos cette fois de la problématique de
l’identité religieuse dans une perspective dynamique fondée sur le contentieux et non
simplement statique à partir de la seule lecture des textes. Nous sommes, grâce aux
différents moteurs de recherche, en mesure d’esquisser une éventuelle mutation sociale sur
139
S. Snacken, Justice et société : une justice vitrine en réponse à une société en émoi? : l’exemple de la
Belgique des années 1980 et 1990, Sociologie et sociétés, vol. 33, 2001, p. 107-137.
- 63 -
des bases quantitatives objectives différentes d’études statistiques classiques. L’analyse
sociologique de données juridiques vise ainsi à dépasser l’apparente identité de termes
utilisés par les individus pour faire valoir leurs causes ou trancher des litiges pour identifier
à travers les fluctuations les mutations sociales contemporaines.
Ces résultats pourront paraître maigres si on les compare à l’intégralité des arrêts
référencés par Légifrance – plus de 400 000 uniquement pour la jurisprudence judiciaire, ce
qui de facto, pourrait conduire à invalider la méthode et réduire la portée de l’analyse. Pour
autant, si la quantification permet de faire apparaître des fluctuations importantes alors elle
nous fournit un indice sur l’état de notre société. On doit en effet s’interroger sur la
signification d’une judiciarisation des relations humaines quant au processus de
rationalisation et de subjectivisation du droit. Ce point est valable pour tous les contentieux
et a fortiori en matière de droits de l’homme. Par comparaison, en matière d’inexécution de
contrat, constater une augmentation du contentieux permet de réfléchir sur la bonne foi en
ce domaine ; analyser les causes de ce contentieux classique permettrait d’identifier la
conception de la bonne foi que se font les individus et celles que défendent les juges.
Autrement dit, l’apparence technique de l’analyse ne doit pas masquer une réflexion sur la
conception des relations humaines en société. Et peut-être qu’à travers cette réflexion se
dégagera une proposition de modification des textes soit pour réduire ce contentieux, soit
pour combattre ce qui aurait pu être perçu comme une injustice. Ou alors, de façon moins
ambitieuse, nous serons à même de mieux comprendre les processus contractuels dans une
société moderne140. La quantification est donc le vecteur du passage d’une synthèse
doctrinale juridique à une réflexion sociologique sur la signification des conflits étudiés au
regard des normes en présence.
En matière de droits de l’homme, même si le contentieux relatif à la religion n’est pas
forcément abondant, il présente une forte dimension symbolique. D’abord, précisons que,
comme il s’agit de transformer son litige en question de principe, il n’y a pas suffisamment
d’intérêts financiers en jeu pour supporter une longue procédure. C’est pourquoi la
réflexion juridique sur les droits de l’homme est toujours amplifiée par l’action des
organisations non-gouvernementales ; le contentieux reste naturellement limité dans son
développement. Mais surtout, comme il s’agit d’une question de principe, ce contentieux
140
Cf à partir d’études ethnologiques le livre de G. Davy, La foi jurée, Étude Sociologique Du Problème Du
Contrat : la Formation Du Lien Contractuel, Alcan, 1922, p. 2 : « C'est en effet parce que nous sommes
civilisés, et seulement dans la mesure où nous le sommes vraiment, que nous nous imposons le respect et que
nous exigeons du droit la sanction de la foi que nous avons jurée ». Nous doutons qu’il soit encore possible
de soutenir à notre époque une telle assertion.
- 64 -
interroge les fondements mêmes des sociétés démocratiques puisque celles-ci ont érigé ces
textes en normes fondamentales. Aussi, notre démarche de quantification ne cherche pas à
obtenir des résultats chiffrés spectaculaires mais seulement à servir d’indices pour
appréhender la logique de subjectivisation propre aux sociétés modernes.
M. Weber a consacré un chapitre aux « formes de création des droits subjectifs » dans
son ouvrage Sociologie du droit 141. L’auteur montre comment l’émergence de l’Etat
moderne s’accompagne d’un changement tant de la perception que du contenu des droits.
Comme le résume un auteur, « dans la mesure où les sphères juridiques particulières ne
peuvent exister que par la grâce de l’État, le seul sujet de droit réel est l’individu en tant
que tel, c’est-à-dire abstraction faite de ses diverses appartenances communautaires,
quelle qu’en soit la nature (famille, profession, communauté religieuse, etc.) »142. A fortiori,
l’époque marquée par les droits de l’homme renforce cette détermination du sujet par le
droit.
Il ne s’agit donc pas seulement de commenter les textes mais de les situer au regard d’un
continuum d’autres textes pour discerner les tendances dans lesquelles ils s’inscrivent ou
les ruptures qu’ils introduisent dans le système juridique et dans la société.
En cela, la démarche implique une périodisation. La technique bibliométrique pour
importante qu’elle soit ne prend sens que dans le cadre d’une sociologie dont le fait social
présente une composante juridique à l’aune d’une perspective historique.
SECTION 3 : DE
LA NECESSITE DE DISTINGUER LES PERIODES EN DROIT
POUR IDENTIFIER LES EVOLUTIONS SOCIOLOGIQUES
La recherche entreprise repose sur un constat paradoxal : les droits de l’homme,
généralement présentés comme une des modalités de l’émancipation et donc de la religion
sont ici considérés comme des vecteurs de la réalisation de l’identité religieuse. Le même
droit ne s’inscrit plus dans la même dynamique. Ce simple constat justifie la nécessité
d’une approche historique de façon à distinguer à partir de quel moment s’est imposée une
conception différente des règles et de leur utilisation. Pour reprendre le propos de J.-C.
Passeron, « le raisonnement sociologique est condamné à mêler la sémantique du récit
historique à la grammaire du modèle expérimental »143. Pour cela, après avoir rappelé la
141
M. Weber, Sociologie du droit, Puf, 1986.
142
C. Colliot-Thélène, Pour une politique des droits subjectifs : la lutte pour les droits comme lutte politique,
L'Année sociologique, n° 59, 2009, p. 231-258.
143
J.-C. Passeron, Le raisonnement sociologique, Albin Michel, 2006, p. 162.
- 65 -
logique d’articulation des textes en droit, nous préciserons comment nous avons identifié
les ruptures.
La présentation des textes en droit repose sur le principe de hiérarchie des normes qui
revêt deux formes :
- une forme statique qui prend la forme d’une pyramide pour classer les textes selon leur
origine et les distinguer les uns des autres : les textes inférieurs doivent être conformes aux
textes supérieurs - la forme pyramidale est la conséquence du fait que l’ensemble culmine
au niveau de la loi fondamentale, en l’occurrence, la Constitution ; l’ensemble se comprend
également à l’aune d’une hiérarchie des organes en fonction de leur légitimité, le Parlement
disposant d’une légitimité supérieure à l’administration ;
- une forme dynamique : puisque les textes inférieurs comme par exemple les
règlements, doivent être conformes aux textes supérieurs, ici la loi ou la Constitution, il est
possible de contester l’application de ces textes sur ce fondement.
En raison du principe de hiérarchie des normes, le justiciable a intérêt à fonder ses
prétentions sur un texte disposant d’une légitimité internationale. C’est à la fois une
technique de contestation mais également un mode d’affirmation de l’individu face à la
norme étatique. Pour cette raison, nous partirons des textes relatifs aux droits de l’homme
émanant de l’ordre international en accordant une place particulière à la Convention de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales également appelée
convention européenne des droits de l’homme.
Il est ici logique de distinguer les périodes en fonction de la date de transposition de ce
texte en droit interne pour deux raisons :
- à l’origine, lorsque le texte est ratifié par les Etats, son application repose sur un
mécanisme inter-étatique – chaque Etat était supposé dénoncer les atteintes aux droits de
l’homme commises dans un autre Etat. Dès lors, le texte n’a quasiment pas été invoqué
jusqu’à ce que les Etats reconnaissent la possibilité pour les individus eux-mêmes de saisir
la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La
reconnaissance du droit de recours tel que consacré à l’article 26 codifié en 2010 à l’article
34 marque ainsi une véritable rupture dans la logique de saisine de cette juridiction : ce
- 66 -
n’est plus un Etat qui s’en prend à un autre Etat144 mais un individu qui conteste la manière
dont il a été jugé sur le plan interne145.
- le principe posé dès l’adoption de la Convention, c’est que les Etats doivent se
conformer aux décisions de la Cour européenne. Il est cependant logique qu’un tel principe
ne revêt pas la même portée selon que les individus disposent ou non de la possibilité de
saisir la Cour. A partir en effet du moment où un arrêt est rendu, la solution a vocation à se
répandre dans tous les pays qui ont ratifié la Convention, faute de quoi les individus ne
manquent pas de s’en prévaloir ensuite devant les juridictions internes pour qu’elles se
prononcent conformément aux juges européens, voire de saisir sur un problème similaire
une nouvelle fois la Cour européenne.
Il y a ici une double dynamique : contestation des normes étatiques au nom des droits de
l’homme ; uniformisation des droits des différents Etats parties. Les décisions rendues par
la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales sont
en somme, soit intégrées par les juges, soit invoquées par les justiciables, l’invocation
d’une même norme devant conduire à une application uniforme par delà les spécificités
nationales.
Cette approche a cependant une limite : l’imbrication et les influences réciproques entre
les jugements rendus par les juridictions internationales et les juridictions internes. Le
justiciable invoque tous les textes sans se soucier du classement des sources du droit propre
à l’approche pédagogique. En somme, une fois qu’il est possible d’invoquer un texte
international dans un contentieux, celui-ci se confond avec le droit interne d’autant plus
144
Cf l’article 44 de l’ancienne version de la CEDH : « Seules les Hautes Parties contractantes et la
Commission ont qualité pour se présenter devant la Cour ».
145
Article 26 CEDH : « La Commission ne peut être saisie qu'après l'épuisement des voies de recours
internes, tel qu'il est entendu selon les principes de droit international généralement reconnus et dans le délai
de six mois, à partir de la date de la décision interne définitive ». Comp. rédaction actuelle : « La Cour peut
être saisie d'une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout
groupe de particuliers qui se prétend victime d'une violation par l'une des Hautes Parties contractantes des
droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s'engagent à
n'entraver par aucune mesure l'exercice efficace de ce droit ».
- 67 -
que, dans de nombreux cas, les textes peuvent renvoyer à des problématiques similaires –
encore et toujours le phénomène d’imitation propre aux analyses de G. Tarde146.
Aussi, nous avons supplée la distinction entre les périodes en fonction des évènements
institutionnels importants comme par exemple la ratification du Traité d’Amsterdam ou
l’introduction de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales sur une périodisation plus basique à partir d’une distinction entre les
décennies écoulées.
Comme nous le montrerons, de nombreux textes consacrent le droit à pratiquer
librement sa religion. Pour autant, il serait réducteur de limiter le phénomène sociologique
que nous voulons cerner à ce seul contentieux. Dans bien des cas, derrière des affaires
relatives à la vie privée, se cache un problème de pratique religieuse. De même, le
contentieux relatif à la liberté d’expression concerne directement ou indirectement la
pratique religieuse. S’en tenir à une simple approche formelle exclurait de facto toute une
partie du contentieux. Il conviendra donc d’adopter une lecture large des contentieux, avec
les risques de dilution que cela implique, pour saisir non seulement toutes les facettes de
l’expression religieuse mais également la manière dont l’invocation des droits de l’homme
influe sur cette expression.
Ces points clarifiés, et compte tenu des difficultés signalées propres à la sociologie du
contentieux, nous avons estimé, sur la base des banques de données, que la mesure de
l’influence des règles sur les comportements des individus pouvait être complétée à partir
de l’analyse des textes émanant des institutions.
SECTION 4 : L’IDENTIFICATION DES MUTATIONS SOCIALES PAR LE BIAIS DE
L’ANALYSE DE LA PENSEE DES INSTITUTIONS
Le caractère amphibologique du mot institutions oblige dans un premier temps à en
préciser la teneur. Dans un second temps, il sera possible, à partir d’exemples, d’affirmer la
légitimité de la démarche. L’analyse de la pensée des institutions constitue une autre
technique méthodologique pour essayer de disposer d’un facteur objectif au sens où il
s’impose aux individus par delà leur volonté pour préciser les contours du fait social à
146
Comp. N. Luhmann, La légitimation par la procédure, Cerf, 2001, p. 25-26 : « Nous voulons dire par là
que les personnes concernées adoptent la décision à titre de prémisses de leur propre comportement et
restructurent en conséquence leurs attentes, quelles que soient leurs raisons. (…) Quoiqu’il en soit, au
fondement de la reconnaissance se trouve un processus d’apprentissage, c’est-à-dire une modification des
prémisses d’après lesquelles l’individu traitera par la suite ses expériences, choisira ses actions et se
représentera lui-même ».
- 68 -
identifier. A ce titre, N. Luhmann va même jusqu’à estimer que le rôle prépondérant que
jouent les textes et les institutions dans la société moderne réduisent la capacité d’autodétermination des individus.
La référence à l’influence des institutions dans la détermination des faits sociaux est
présente, dès les premiers travaux fondateurs de l’école durkheimienne. Nous pouvons
toutefois constater qu’à une définition large susceptible d’englober les institutions
administratives, nous sommes progressivement passés à une définition plus restreinte, ce
qui a peut-être contribué à réduire l’intérêt d’étudier le droit pour identifier un fait social.
Selon P. Combessie, c’est sous l’influence de M. Mauss et P. Fauconnet, deux auteurs
dont les œuvres se singularisent par l’importance que le droit joue dans la constitution des
faits sociaux que E. Durkheim aurait introduit la notion d’institution pour rendre compte de
l’idée de contrainte exposée dès la première édition des « Règles de la méthode
sociologique ». P. Combessie ne cite cependant pas exactement la définition que ces
éminents auteurs donnent du terme institution mais seulement une des caractéristiques
qu’ils identifient au titre de l’institution : « Mais, dans les sociétés supérieures, il y a un
grand nombre de cas où la pression sociale ne se fait pas sentir sous la forme expresse de
l'obligation : en matière économique, juridique, voire religieuse, l'individu semble
largement autonome. (…) Il serait bon qu'un mot spécial désignât ces faits spéciaux, et il
semble que le mot institutions serait le mieux approprié »147. Comparativement, voici la
définition explicite de l’institution de M. Mauss et P. Fauconnet : « Nous entendons donc
par ce mot aussi bien les usages et les modes, les préjugés et les superstitions que les
constitutions politiques ou les organisations juridiques essentielles; car tous ces
phénomènes sont de même nature et ne diffèrent qu'en degré » (c’est nous qui soulignons).
Effectivement, E. Durkheim adopte une définition plus restreinte : « toutes les croyances et
tous les modes de conduite institués par la collectivité ; la sociologie peut alors être définie
: la science des institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement »148. Il n’y a
cependant pas contradiction car dans les pages précédentes, E. Durkheim a précisément
rappelé que le mot institution couvre également les institutions juridiques et la nécessité de
les étudier pour rendre compte des faits sociaux ! « Dans l'état actuel de la science, nous ne
savons véritablement pas ce que sont même les principales institutions sociales, comme
147
P. Combessie, Paul Fauconnet et l’imputation pénale de la responsabilité : une analyse méconnue mais
aujourd’hui pertinente pour peu qu’on la situe dans le contexte adéquat, in Trois figures de l’école
durkheimienne : Célestin Bouglé, Georges Davy, Paul Fauconnet, Anamnèse, L’Harmattan, n° 3, 2007, pp.
221-246, spéc. p. 233.
148
E. Durkheim, op. cit, préface à la second édition p. 16.
- 69 -
l'État ou la famille, le droit de propriété ou le contrat, la peine et la responsabilité ; nous
ignorons presque complètement les causes dont elles dépendent, les fonctions qu'elles
remplissent, les lois de leur, évolution ; c'est à peine si, sur certains points, nous
commençons à entrevoir quelques lueurs. Et pourtant, il suffit de parcourir les ouvrages de
sociologie pour voir combien est rare le sentiment de cette ignorance et de ces
difficultés »149 (c’est nous qui soulignons). L’étude de P. Combessie sur P. Fauconnet
n’échappe pas à ce tropisme : faute de tenir compte de la dynamique institutionnelle
organisée, il rend compte du travail de P. Fauconnet en ignorant la place que cet auteur, en
bon connaisseur des débats propres au droit pénal de l’époque, accorde au Ministère public,
c’est-à-dire à l’organe chargé de mener les poursuites pour réprimer les atteintes à l’ordre
social. Bref, la présentation faite par P. Combessie dissocie la fonction de la responsabilité,
notamment pénale, de l’institution chargée de mettre en œuvre les procédures qui
aboutiront à une sanction.
Nous rappellerons, dans la même perspective, que C. Bouglé avait adopté une
conception similaire de l’institution à celle que nous re-découvrons aujourd’hui dès 1908
dans son étude sur les castes en Inde150 ; cet auteur renvoie d’ailleurs dans le corps du texte
à un article de J. W. Powell au titre emblématique : Sociology : Science of Institutions, paru
en 1899, soit exactement la définition présente dans l’ouvrage précité d'E. Durkheim.
Citons Powell pour bien mesurer les points de convergence ainsi que la rupture que
consacre l’orientation sociologique française : « I prefer to define sociology as the science
of institutions rather than as the science of law, because in sociology I wish to include a
study of the law itself and also a consideration of the manner in which it originates and the
agency by which it is enforced, whether by sanctions of interest, sanctions of punishment,
or sanctions of conscience » 151. Là encore, nous pouvons constater que la connaissance de
la dimension juridique est indissociable de l’appréhension et de la compréhension d’un fait
social ; cette connaissance implique que soit connu le fonctionnement des institutions. De
façon plus anecdotique, l’exemple anglo-saxon auquel nous avons déjà fait référence révèle
que la place qu’occupent les normes dans une société, en l’occurrence la société
américaine, a peut-être contribué à façonner la manière de mener les études sociologiques.
149
E. Durkheim, op. cit., préface à la seconde édition p. 12.
150
C. Bouglé, Essai sur le régime des castes, 1908, ed. uqac.
151
J. W. Powell, Sociology : Science of Institutions, 1899, Disponible sur Google Books, p. 8.
- 70 -
Dans ce cadre, si nous reprenons l’expression popularisée par l’anthropologue Mary
Douglas152, nous nous concentrerons toutefois sur la pensée des institutions définies au sens
organique et non comme cela est généralement fait sur, pour reprendre la définition du
terme institution proposée par le Dictionnaire critique de sociologie « des manières de
faire, de sentir et de penser « cristallisées », à peu près constantes, contraignantes et
distinctives d’un groupe social donné ». C’est précisément ce hiatus sur la signification du
terme institution qui rend ambivalent nombre de recherches en sociologie : elles
déconnectent l’identification du fait social de son cadre juridique de façon à révéler les
processus et les discours de légitimation qui contribuent à la justification des actions des
individus comme si ces mêmes processus et discours existaient par eux-mêmes153. D’où
dans certains cas un discours sociologique qui fait abstraction du cadre juridique dans
lequel évolue l’institution154.
C’est pourquoi nous ne privilégierons pas cette conception : la règle de droit dispose
d’un caractère structurant ; elle n’est pas dissociable de l’institution qui l’émet. Le terme
institution renvoie donc aux structures juridiques. Ces institutions sont également
152
M. Douglas, Comment pensent les institutions, éd. la Découverte, 1999.
153
M. Calvez, L’analyse culturelle de Mary Douglas : une contribution à la sociologie des institutions,
Sociologies [En ligne], Théories et recherches, http://sociologies.revues.org/index522.html : « Les institutions
sont définies comme des manières d’être et de faire plus ou moins stabilisées par l’usage et reconnues comme
légitimes au sein d’un groupe social. Elles fournissent aux individus des principes qui leur permettent d’agir
avec les autres d’une façon qui puisse être comprise et acceptée par eux et qui les conduisent à revendiquer
des autres des conduites à tenir au nom du mode de vie dont l’institution est porteuse ».
154
P. Bourdieu, A propos de la famille comme catégorie réalisée, Actes de la Recherche en Sciences Sociales,
n°100, 1993, p. 32 : « La famille, (…) tend toujours à fonctionner comme un champ, avec ses rapports de
forces physique, économique et surtout symbolique (liés par exemple au volume et à la structure des capitaux
possédés par les différents membres), ses luttes pour la conservation ou la transformation de ces rapports de
forces (avec des stratégies spécifiques de sociodicée, dont participe la représentation dominante de la
famille), etc.: les forces de fusion (affective notamment) doivent sans cesse contrecarrer ou compenser les
forces de fission ». A rapprocher d'E. Millard, Famille et droit, retour sur un malentendu, Informations
sociales, 73-74, 1999, spéc. p. 73 : « Dire que la famille n’existe pas dans le droit positif français peut
surprendre. Si recourir au concept de famille n’est pas indispensable juridiquement, en revanche, s’y référer
n’est pas neutre politiquement. La famille est juridiquement construite par l’activité publique, et se mesure à
ses effets. Le droit procède à partir des individus, et non à partir du groupe familial ; il privilégie les
fonctions individuelles sur la forme collective ».
- 71 -
productrices d’une pensée, ce qu’un auteur a appelé L’esprit des institutions155. Et, c’est
parce que ces institutions pensent que s’exerce une influence sur les individus. Une
institution au sens administratif du terme se caractérise donc par sa production normative.
L’individu ne fait que s’insérer dans un cadre préétabli, constat commun auquel nous
rajoutons le rôle déterminant des règles produites par les institutions156.
La démarche semble aujourd’hui acquise en histoire. Elle a fait l’objet d’une
conceptualisation à partir des archives notariales pour expliquer par exemple l’évolution du
statut de la femme au cours des siècles157. Schématiquement, c’est parce que les termes
utilisés changent selon les époques pour le même type d’actes qu’il est possible de repérer
les moments clés d’une mutation sociale.
Notre démarche n’est ici en outre pas différente de celle menée par A. Farge ou F.
Ewald dans la continuité des travaux de M. Foucault. Par exemple, pour A. Farge, les
archives judiciaires permettent de définir la manière dont les individus construisent leur
identité. Les décisions de justice sont tout à la fois un préalable indispensable à l’analyse
des représentations propres à l’époque mais également l’expression la plus tangible de la
construction d’une nouvelle réalité sociale158. Pour F. Ewald, l’analyse des textes et des
débats relatifs à l’assurance permet de conceptualiser les nouvelles relations entre individus
propres à la modernité, ce qu’il dénomme de façon très provocatrice, le nouveau contrat
social.
La différence fondamentale avec les recherches effectuées par A. Farge ou celle de F.
Ewald, c’est d’une part l’étude de l’époque actuelle et, d’autre part, le recours accru aux
bases de données. Là où, en effet, le chercheur devait passer un temps considérable pour
justifier le caractère scientifique de sa démarche pour écrire l’histoire159, la technologie
actuelle permet en fonction des mots recherchés d’obtenir un résultat quasi-instantané sur
une masse considérable de documents. Tout l’enjeu du présent travail consiste à exploiter
155
156
D. Richet, La France moderne : l’esprit des institutions, Paris, Flammarion, 1973.
L’approche ici proposée n’est pas très différente de celle retenue par P. Legendre pour analyser le
processus de filiation et estimer que l’individu est l’enfant… des textes ! P. Legendre, Leçons IV.
L'Inestimable Objet de la transmission. Étude sur le principe généalogique en Occident, Fayard, 1985
157
A., Daumard, F. Furet, Méthodes de l'Histoire sociale : les Archives notariales et la Mécanographie,
Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, n° 4, 1959. pp. 676-693.
158
A. Farge, Le goût de l'archive, Seuil 1989.
159
A. Daumard, F. Furet, art. préc, p. 674 : « Scientifiquement, il n’est d’histoire sociale que quantitative ».
- 72 -
ses données sur des bases quantitatives pour en dégager les principaux axes à partir d’une
référence cardinale : les droits de l’homme. Nous prendrons ainsi en compte l’une des
caractéristiques majeures de notre époque : la production permanente et continue de textes.
L’intégration de la France dans l’Union européenne rajoute à la production normative
française la production européenne et permet ainsi de confronter des pensées
institutionnelles distinctes. Sans compter bien évidemment que la référence aux droits de
l’homme trouve dans les sources internationales une réserve également impressionnante de
textes. Pratiquement, il n’est peut-être plus possible d’envisager un simple travail sur papier
à base d’archives. Pour reprendre l’expression de J.-C. Passeron, nous ne pouvons que
constater « la convergence épistémologique entre histoire et sociologie » 160.
Notre démarche vise donc à mettre à jour comment pensent les institutions au sens non
pas de catégories sociales mais de structures administratives et politiques. Nous pourrons
saisir toute la dynamique propre au champ juridique : les textes disposent d’une dimension
performative : leur seule existence modifie non seulement l’ordonnancement juridique mais
également les références sociales.
L’emploi d’un terme propre à la linguistique pour exposer cette dynamique ne doit pas
surprendre – la théorie des actes de langage a été élaboré à partir d’un dialogue entre
linguistes et juristes161. Les ressemblances entre les deux disciplines avaient en outre été
décrites par G. Tarde dans « les transformations du droit » : « Pour un corps de Droit,
donc, comme pour un corps de langue, le problème de l'évolution consiste à s'adapter avec
soi-même autant que faire se peut en s'adaptant à une société qui jamais ne s'adapte très
bien avec elle-même. Il consiste, autrement dit, à faire du logique avec de l'illogique » 162.
La référence constante de P. Bourdieu aux travaux de la linguistique pour dénoncer
l’arbitraire des qualifications en droit procède d’une logique foncièrement distincte. P.
Bourdieu érige la sociologie en technique de mise à jour de cet arbitraire et assigne aux
travaux en la matière la conclusion auxquels ils doivent aboutir. A l’inverse, G. Tarde pose
le problème de la communication en droit et de l’inter-subjectivité, c’est-à-dire de la
nécessité de se mettre d’accord sur les termes que nous employons. Or, là est précisément
le problème : par définition, le lien entre les mots et les choses est arbitraire ; le constat de
l’arbitraire ne conduit pas nécessairement à une impossibilité de communiquer sur un sens
160
161
C’est l’un des apports majeurs du livre de P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Seuil, 1996.
Pour une présentation de ce cadre, S. Laugier, Performativité, normativité et droit, Archives de
Philosophie, n° 67, 2004, p. 607-627.
162
G. Tarde, Les transformations du droit, étude sociologique, 1995, Berg International, p. 188.
- 73 -
commun. Si, en revanche, une fois ce constat posé, les mots s’accumulent et renvoient
selon les lieux et les personnes à des sens distincts, c’est la logique même du droit en tant
que vecteur de réalisation de l’inter-subjectivité qui est remise en cause. La sociologie du
droit devient alors une réflexion sur les conditions de possibilité de la règle même.
Il paraît difficile d’échapper à cette tension nominaliste dans un processus de
description des phénomènes sociaux. Tocqueville illustre parfaitement cette démarche
lorsqu’il s’interroge sur l’évolution de l’emploi de certains termes à l’instar de celui de
gentleman163. Dans cette perspective, pour reprendre la critique des thèses de G. Noiriel,
comment soutenir la relativité du concept de nation164 alors que dès les travaux
préparatoires du Code civil est prévu un titre spécial intitulé « Des étrangers revêtus d’un
caractère étranger de leur nation » ? Cette section est consacrée aux ambassadeurs en tant
que personnes représentant de nations étrangères. La nation existe dans la perception des
institutions. C’est un mot récurrent dans les travaux parlementaires de l’époque avec pour
enjeu l’identification des étrangers165. En revanche, la religion ou la référence à la religion
est beaucoup moins présente à cette époque. Nous mesurons ainsi la nouveauté
contemporaine de l’émergence de la religion dans le discours institutionnel.
Vu sous cet angle, effectivement, l’analyse ne repose plus sur des entretiens quantitatifs
ou qualitatifs – la compétence juridique devient, dans nombre de domaines, un préalable à
l’étude sociologique conformément en cela aux souhaits de C. Bouglé. Mais, il faut se
rendre à l’évidence : à partir du moment où des juges ou des fonctionnaires sont les
destinataires de questions, compte tenu de l’obligation de réserve des fonctionnaires, il ne
faut pas exclure que les enquêtes menées sur la base d’entretiens de catégories de personnes
travaillant dans le même secteur aboutisse à des résultats différents de ceux provenant de
l’étude des textes émanant des institutions pour lesquelles ils travaillent. L’étude réalisée
par B. Massignon pour exposer les relations entre religions et laïcité lors de la construction
163
A. de Tocqueville, L’ancien régime et la Révolution, 1856, ed. uqac, p. 100 : « suivez à travers le temps et
l'espace la destinée de ce mot de gentleman, dont notre mot de gentilhomme était le père. Vous verrez sa
signification s'étendre en Angleterre à mesure que les conditions se rapprochent et se mêlent. A chaque siècle
on l'applique à des hommes placés un peu plus bas dans l'échelle sociale. Il passe enfin en Amérique avec les
Anglais. Là on s'en sert pour désigner indistinctement tous les citoyens. Son histoire est celle même de la
démocratie ».
164
G. Noiriel, A quoi sert l’identité nationale ?, Agone 2007.
165
La consultation du recueil complet des travaux préparatoires du Code civil est ici édifiante. Elle contredit
singulièrement toutes les constructions intellectuelles de la socio-histoire, sauf à soutenir que les institutions
n’ont vraiment pas conscience de ce qu’elles édictent.
- 74 -
européenne166 fournit, à notre sens, un exemple d’un travail de ce genre. Cette étude
s’inscrit dans ce processus méthodologique. L’auteur a donc réalisé toute une série
d’entretiens avec des fonctionnaires européens. Elle a ensuite élaborée une typologie très
précise – près de 7 catégories pour rendre compte des 27 pays européens sur la base du
concept de laïcité. Ce à quoi nous objecterons qu’une classification fondée sur trop de
critères perd sa dimension opérationnelle ; une classification fondée sur la notion de laïcité
n’est pas adéquate pour traduire le langage de la production normative de la Commission
européenne. Nous constatons ici pleinement le décalage existant entre l’étude des textes et
la perception distincte aussi bien de celle des acteurs que de l’interprète qui recueille leurs
propos.
On pourrait nous objecter de réduire un concept à son expression juridique et lui refuser
la possibilité d’exister de façon autonome dans un domaine distinct. Peut-être faut-il
distinguer exactement entre les termes utilisés et leur champ d’application. A partir du
moment où le terme est présent en droit positif, il existe un risque que de description, sa
reprise sociologique porte en germe l’expression d’une volonté normative de l’auteur du
texte.
C’est précisément la limite de la référence aux droits de l’homme ou à la laïcité dans le
discours sociologique. A titre d’illustration, le sociologue J. Baubérot a érigé la laïcité en
catégorie d’analyse pour décrire les relations que les cultures ont construites entre la
religion et le pouvoir – il y aurait donc de la laïcité dans tous les pays et quasiment à toutes
les époques comme l’attesterait la culture sunnite167. Cette démarche nous paraît
méthodologiquement contestable : le fait de ne pas utiliser le même mot pour désigner une
réalité apparemment similaire témoigne d’une différence de sens et donc d’une différence
de valeurs. Or, le mot laïcité au sens du droit français est difficilement traduisible dans les
autres langues. Nous reproduisons à cet effet les conclusions d’une communication sur le
sujet : L’analyse des traductions du concept de « laïcité » dans les langues anglaise,
166
X. Icaina, B. Massignon, Des Dieux et des fonctionnaires. Religions et laïcités face au défi de la
construction européenne, Rennes, P.U.R., 2007, préface de J.-P. Willaime.
167
Nous reproduisons ici un passage de l’introduction de l’étude qu’a consacrée cet auteur à l’échelon
international : J. Baubérot, Les laïcités dans le monde, Puf. « Que sais-je ? », 2009, p. 3 « Il est donc possible
d’étudier différentes laïcités existant sur notre planète en se montrant attentif aux processus historiques de
laïcisation qui les ont constituées, aux fondements philosophiques qui les ont légitimées et à leur réalité
sociale actuelle. Cela ne signifie pas que ces laïcités soient équivalentes ; au contraire, puisqu’il est possible
de les évaluer par rapport à des indicateurs. Cela implique toutefois qu’un seuil minimal de laïcité ait été
franchi ». Le raisonnement est tautologique : la laïcité découle des processus historiques de laïcisation.
- 75 -
néerlandaise, espagnole et arabe nous a permis de mettre en évidence plusieurs types de
difficultés. Une première difficulté consiste à cerner l’extension exacte du concept de «
laïcité » et à le distinguer clairement de celui de « sécularisation » d’une part et de «
laïcisme » d’autre part. (…). Ainsi, en anglais, l’idée de « secularization » apparaît être en
deçà de celle de « laïcité », alors que celle de « secularism », peut selon les nuances, aller
audelà. En arabe, le terme « almania », qui est celui le plus souvent proposé, a une
extension très large (sécularité, laïcité, laïcisme) et certains auteurs lui préfèrent celui de «
dunyawiya », mais ce dernier peut aussi, selon le contexte, être associé tant aux idées de
sécularité, laïcisme que de modernité etc. En ce qui concerne l’espagnol, l’académie royale
ne reconnaît pas le terme « laicidad » qu’elle juge équivalent à celui de « laicismo », alors
que d’autres dictionnaires distinguent les deux, mais même dans ce cas, les définitions
données à « laicidad » peuvent parfois apparaître plus proches en français de l’idée de «
laïcisme » que de celle de « laïcité » etc168. Dès lors, la perspective devient trop large ; elle
se confond in fine avec les manifestations du politique au point de favoriser une confusion
avec les modalités du régime démocratique169. Nous constatons ainsi qu’il peut être
extrêmement hasardeux d’étendre une notion marquée par sa positivité.
Plus largement, sortir une notion de son champ juridique soulève de nombreux
problèmes. En quoi serait-il légitime d’accepter des interprétations sociologiques des textes
de droit qui reposent sur des véritables contresens tant historiques que juridiques et de
rejeter avec la plus grande vigueur les erreurs statistiques170 ? C’est pourquoi,
l’interprétation de la dimension institutionnelle constitue l’élément objectif par excellence
dans l’analyse de faits sociaux à forte teneur juridique.
Rétrospectivement, les discussions sur les statistiques étudiées par E. Durkheim dans son
ouvrage consacré sur Le suicide peuvent être lues comme le reflet d’un problème
institutionnel : elles ont été fournies par G. Tarde en raison de sa position au sein du
Ministère de la Justice et E. Durkheim mentionne clairement leur dimension officielle.
C’est logique : qui, à part des institutions peut avoir intérêt à tenir de telles statistiques ?
168
Colloque AFEC- CIEP « Éducation, religion, laïcité. Quels enjeux pour les politiques éducatives?, Quels
enjeux
pour
l'éducation
comparée?
»
(Sèvres,
19-21
octobre
2005),
actes
disponibles
sur
http://afecinfo.free.fr/ERL05/textes/pdf/14-Wolfs-ElBoudamoussi-DeCoster-Baillet.pdf
169
J. Bauberot, op. préc. p. 3 : « Le sociologue mexicain Roberto Blancarte propose de définir ce seuil
minimal comme « un régime social de coexistence, dont les institutions politiques sont essentiellement
légitimées par la souveraineté populaire et non plus par des éléments religieux ».
170
Cf la dénonciation par J.-C. Passeron de « l’illusion expérimentaliste » dans « le raisonnement
sociologique », op. cit. p. 540.
- 76 -
D’ailleurs, à la racine du mot statistique se trouve le mot Etat. Qui plus est, l’élaboration de
ces statistiques découle de la procédure judiciaire lors de la découverte d’un cadavre. Bref,
la qualification de suicide est, avant même qu'E. Durkheim ne se penche sur le problème, le
résultat d’un travail de l’institution qui a estimé que le cadavre trouvé n’avait pas pour
origine un crime ou un homicide involontaire.
En somme, c’est une sociologie par la quantification des textes et des contentieux que
nous proposons d’élaborer pour rendre compte d’une éventuelle mutation sociale dont le
contentieux, loin d’être le reflet constitue une face d’un jeu de miroir. Comparativement
avec le travail phare de E. Durkheim sur la division du travail, nous déplaçons le curseur du
droit pénal vers les droits de l’homme et, sur une facette, particulière : le droit de
pratiquer la religion dans les sociétés contemporaines.
Notre approche n’en reste pas moins distante tant de celle de M. Foucault que de celle
des adeptes de la socio-histoire qui revendiquent également cet héritage : il ne s’agit pour
nous ni de poser comme postulat que les droits de l’homme vont permettre d’affranchir
l’individu de la société, ni de glorifier une pseudo-neutralité juridique pour dénoncer les
différences présentes au sein de notre société. Plus prosaïquement, notre approche des
textes vise à identifier la place de cette référence dans un contentieux, de prime abord,
paradoxal, pour s’interroger ensuite sur sa signification. Il y a ici une première phase de
description de l’état des règles et du contentieux qui porte moins sur l’état du droit positif
que sur l’évolution de celui-ci durant ces dernières années sur la base d’un essai de
quantification de la référence aux droits de l’homme dans les textes. Passée cette première
phase, nous essayerons compte tenu des données recueillies d’identifier ou non une rupture
dans la manière dont s’expriment les problèmes en droit afin d’en proposer une
interprétation. Les droits de l’homme ne sont pas appréhendés ici comme une norme dont
l’invocation dispose d’une force morale mais comme une éventuelle donnée forte
structurante de la société. C’est une fois ce travail effectué que nous pourrons esquisser les
traits d’une société dans laquelle la religion devient une préoccupation constante.
Pour cela, nous identifierons les droits de l’homme comme vecteur de l’identité
religieuse (Première partie). Nous analyserons ensuite les données collectées tant par
rapport aux droits de l’homme que par rapport à l’expression des différentes religions pour
essayer de préciser les causes objectives de la dynamique contemporaine du contentieux en
la matière. Nous procéderons alors à une généalogie des droits de l’homme (Deuxième
partie). Ce cadre posé, interviendra la phase de systématisation en fonction du changement
de perception du conflit que sécrète la référence aux droits de l’homme dans un
contentieux : nous distinguerons à cet effet entre société du litige et société du différend
(Troisième partie).
- 77 -
Première partie : Les droits de l’homme comme vecteur de l’expression de l’identité
religieuse
Deuxième partie : Analyse de la référence aux droits de l’homme pour exprimer
l’identité religieuse
Troisième partie : Essai de systématisation : société du litige et société du différend
- 78 -
PREMIÈRE PARTIE : LES DROITS DE L’HOMME
COMME VECTEUR D’EXPRESSION DE L’IDENTITÉ
RELIGIEUSE
Pour rendre compte de la mutation paradoxale de l’invocation des droits de l’homme,
nous avons distingué les textes et contentieux en fonction de leur origine. De cette manière,
nous tenons compte de la place croissante des textes internationaux en droit interne.
Une précision toutefois : tous les textes internationaux ne disposent pas de la même
valeur normative. Certains sont d’applicabilité directe, ce qui signifie qu’ils peuvent être
invoqués par les individus indépendamment de leur transposition en droit interne ; d’autres,
au contraire, nécessitent une procédure pour pouvoir être directement applicables en droit
interne. Reconnaître qu’un texte est applicable en droit interne, c’est donc reconnaître une
nouvelle voie de droit pour les individus. Autrement dit, plus les textes faisant référence
aux droits de l’homme pénètrent l’ordre interne, plus le justiciable est en mesure d’invoquer
de nouveaux moyens de droit pour s’opposer à un texte de droit interne.
Dans ce cadre, le choix retenu d’une présentation par les textes ne doit pas induire en
erreur : contrairement à une étude juridique, nous ne poserons aucune thèse ou fil
conducteur qui permettrait d’exposer de façon cohérente l’ensemble du droit positif sur la
question – bref, nous ne nous ferons pas « faiseur de système » pour reprendre l’expression
du professeur J. Rivero pour décrire la logique du travail doctrinal.
Bien au contraire, nous exposerons au fur et à mesure les résultats obtenus compte tenu
des choix méthodologiques retenus ainsi que les conséquences qui en découlent quant à
l’identification du fait social que nous cherchons à cerner. L’idée selon laquelle en
sociologie l’interprétation accompagne tant les choix méthodologiques que les orientations
de recherche est d’autant plus pertinente que notre objet d’étude porte sur des textes de
droit et que ces textes ne valent que par l’interprétation des individus171. En cela, les textes
sont lus ici et mis en perspective au regard des différences de terminologie qu’ils
contiennent, ce qui correspond de prime abord à une simple analyse juridique. Ainsi, à une
synthèse sur les droits de l’homme sur la base de l’interprétation des différents textes, nous
préférons, quitte à nous répéter dans l’exposé des idées, à une présentation texte par texte.
171
B. Lahire, L’esprit sociologique, La découverte, 2005.
- 79 -
Ces différences de terminologie sont cependant ici abordées à l’aune de la conception
sociologique qu’elles impliquent. Nous disposons ainsi d’une double grille de lecture :
d’une part, l’identité des mots ne renvoie pas forcément à travers l’histoire à une identité de
sens ; les différences de mots sont révélatrices d’une conception différente de la société.
Cette exposition se justifie d’autant plus qu’elle fait suite à un constat paradoxal : nous
disposions en droit interne de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789
qui n’a cependant pas eu de répercussion proprement juridique avant l’époque
contemporaine. Il est donc indispensable pour mesurer l’évolution des contentieux
contemporains ainsi que l’évolution sociale dont ils sont l’expression de bien distinguer
entre l’invocation des textes internes et le recours aux textes internationaux. Car, si la
référence aux droits de l’homme s’impose au cours de la dernière décennie, c’est
principalement le fait de l’application de textes internationaux et non de textes propres au
droit interne. Il y a ici une évolution dont il faudra mesurer la portée.
Compte tenu d’une part de la nécessité de distinguer selon le caractère directement
applicable des textes et, d’autre part, du fait que les individus disposaient déjà de la
possibilité d’invoquer les droits de l’homme dans le contentieux interne, nous identifierons
et quantifierons la référence aux droits de l’homme au cours des dernières décennies en
distinguant les textes de la façon suivante :
- la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et les autres textes dotés
d’une dimension universelle en raison de leur consécration du droit de manifester sa
religion en public – nous montrerons ainsi que l’identité religieuse est aujourd’hui une
composante universelle de l’identité de l’individu (Chapitre 1) ;
- le droit communautaire en raison du caractère particulier dont bénéficie sa mise en
œuvre au regard des autres textes internationaux et de la dynamique qu’il a engendré pour
promouvoir l’identité religieuse dans la sphère publique (Chapitre 2) ;
- la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, en
dépit de son rôle central dans le contentieux, ne sera traitée qu’après ces textes car elle se
veut le réceptacle local de la Déclaration universelle et accentue l’impact de la construction
européenne sur la vie quotidienne des individus. Le contentieux résultant de son
interprétation se présente comme la traduction la plus pertinente de l’expression des
prétentions religieuses par le prisme des droits de l’homme (Chapitre 3).
En raison du caractère récent de l’introduction en droit français de la question prioritaire
de constitutionnalité – mars 2010 -, des aléas procéduraux de ce mécanisme ainsi que de
l’influence que les jurisprudences de la Cour européenne exercent sur les juges français, il
ne nous a en revanche pas paru pertinent de chercher à identifier le fait social étudié à partir
des décisions rendues par le Conseil constitutionnel.
- 80 -
CHAPITRE 1 : L’IDENTITÉ RELIGIEUSE COMME IDENTITÉ
UNIVERSELLE : MISE EN PERSPECTIVE DE LA RÉFÉRENCE À
L’UNIVERSEL
Il s’agit à présent d’étudier la référence aux textes dont la portée se veut universelle lors
des conflits portant sur des questions religieuses. Ces textes ont une particularité
commune : contrairement au droit communautaire, ils ne disposent pas d’applicabilité
directe sauf transposition expresse. Il est donc logique que le contentieux en la matière ne
soit pas très fourni.
Pour autant, il faut se demander si leur simple existence ne modifie pas notre perception
des situations. Il faut également s’interroger sur une éventuelle évolution de la perception
même de ces textes depuis leur date de promulgation. C’est pourquoi – et c’est ce qui
distingue notre approche d’une simple réflexion juridique - nous ne nous contenterons pas
uniquement du contentieux et explorerons également d’autres sources à l’instar des
questions parlementaires. Dans ce cadre, nous distinguerons les textes universels relatifs
aux droits de l’homme (Section 1) des textes particuliers à dimension universelle (Section
2). Nous exclurons cependant de notre étude les textes universels dont la mise en œuvre
repose sur l’existence de sanctions pénales en droit interne en raison du caractère
pathologique et exceptionnel que peut encore représenter le droit pénal en droit
international.
Ces textes présentés, nous exposerons les différentes modalités de diffusion des droits de
l’homme mis en place par les institutions. Nous montrerons alors comment se propage le
principe selon lequel la pratique religieuse relève des droits de l’homme (Section 3).
SECTION 1 : LES TEXTES UNIVERSELS RELATIFS AUX DROITS DE L’HOMME
Deux textes définissent le cadre juridique dans lequel s’affirme l’universalité des droits :
la Charte des Nations unies et le conseil des droits de l’homme d’une part (paragraphe 1) ;
la Déclaration universelle des droits de l’homme d’autre part (paragraphe 2). Celle-ci a
pour corollaire les pactes internationaux en date de 1966 (paragraphe 3).
PARAGRAPHE 1 : LA CHARTE DES NATIONS UNIES ET LE CONSEIL DES
DROITS DE L’HOMME
La Charte des Nations Unies est le traité qui sous-tend l’Organisation des Nations Unies.
De prime abord, ce texte concerne les relations inter-étatiques et a peu à voir avec la
consécration de droits individuels. On peut cependant identifier à compter de la chute du
- 81 -
mur de Berlin et de la fin de la guerre froide un tournant institutionnel au bénéfice des
individus, tournant institutionnel qui, progressivement va se concrétiser par la possibilité
d’exprimer ses prétentions religieuses sur la base de textes relatifs aux droits de l’homme.
Nous exposerons ici les textes sur le fondement desquels va s’opérer cette ré-orientation en
mettant tout particulièrement l’accent sur la création du Conseil des droits de l’homme.
Préalablement, nous soulignerons qu’il n’existe pas une base de données permettant de
procéder, comme pour le droit interne, à des recherches sur la base de mots-clés. Les textes
sont en ligne mais leur intitulé ne correspond pas toujours à leur contenu ou peut facilement
porter sur un thème annexe important. Par ailleurs, en raison du tropisme positiviste, ces
textes sont quasiment ignorés par la doctrine juridique mais présents dans le discours
sociologique ! Nous sommes donc en présence du paradoxe suivant : une production
normative qui serait supposée ne pas avoir d’impact sur l’ordre juridique ; une production
normative sollicitée tant par le discours sociologique que par les Parlementaires. C’est donc
sur la base d’une lecture transversale des textes produits par les institutions onusiennes que
nous avons travaillé tout en étant conscient des limites de notre approche.
La Charte des Nations unies adoptée en 1945 énonce comme objectif : « Réaliser la
coopération internationale en résolvant les problèmes internationaux d'ordre économique,
social, intellectuel ou humanitaire, en développant et en encourageant le respect des droits
de l'homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinctions de race, de sexe, de
langue ou de religion ». A l’instar de la Convention européenne de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales, elle ne prévoit pas lors de sa promulgation de
mécanisme de recours individuel.
Pour autant, il faut se rendre à l’évidence : la simple référence aux droits de l’homme
justifie dès les premières années d’activités de l’Organisation des Nations Unies que
l’Assemblée générale adopte des résolutions générales visant à condamner les violations
des dits droits172. En dépit de l’absence de portée normative des textes, jusqu’en 1966, la
majorité des résolutions consacrées aux droits de l’homme, pour le moins épisodiques – 1 à
deux par an – concerne l’élaboration des pactes relatifs aux différents droits consacrés par
la Déclaration. Après 1966, la référence est certes plus fréquente – 4 à 5 résolutions - mais
sans réel impact. Nous noterons au passage dès cette époque l’ambigüité de cette référence
puisqu’elle vaut à l’identique tant pour les démocraties occidentales que pour les
« démocraties populaires » sous tutelle de l’Union soviétique. Petit à petit, nous constatons
que cette référence s’impose soit directement – à compter des années 1980, près de 10 %
des résolutions de l’Assemblée générale des Nations par session s’inscrit dans cette
172
Cf Résolution 540/VI, A.N., 4 février 1952, Respect des droits de l’homme.
- 82 -
problématique – soit indirectement comme par exemple à travers de nombreux thèmes
comme la promotion d’une culture de la paix, le financement d’une mission au Kosovo, le
financement d’un tribunal international ad hoc comme celui du Rwanda. Sans compter que
dans le même temps, l’Assemblée générale adopte différentes résolutions de façon
constante visant soit à rappeler le principe de lutte contre les discriminations religieuses,
soit à promouvoir les droits des minorités religieuses et l’obligation pour les Etats à faciliter
l’expression de leur identité. Autrement dit, de façon progressive, les droits de l’homme
sont devenus un critère d’appréciation de l’ensemble des situations internes et
internationales au titre desquelles se trouve la question de la pratique religieuse des
individus.
Un texte nous paraît synthétiser la conception institutionnelle des droits de l’homme
promue par les Nations Unies : le rapport rendu lors de la conférence de Vienne relative à
une convention mondiale sur les droits de l’homme initiée par la résolution de l’Assemblée
générale des Nations unies 45/155 du 18 décembre 1990. Ce rapport esquisse une
conception globale des droits de l’homme propre à l’ère post-guerre froide dont les Nations
Unies ne se sont depuis pas départies173. Quatre points méritent ici d’être soulignés :
- le caractère universel des droits de l’homme n’exclut pas un certain relativisme - « S'il
convient de ne pas perdre de vue l'importance des particularismes nationaux et régionaux
et la diversité historique, culturelle et religieuse, il est du devoir des Etats, quel qu'en soit
le système politique, économique et culturel, de promouvoir et de protéger tous les droits
de l'homme et toutes les libertés fondamentales ».
- l’affirmation de principe du droit de pratiquer sa religion en même temps que la prise
en compte de minorités par delà les individus : « Les personnes appartenant à des
minorités ont le droit de jouir de leur propre culture, de professer et de pratiquer leur
propre religion et d'utiliser leur propre langue, en privé et en public, librement et sans
immixtion ni aucune discrimination que ce soit ».
- le nécessaire développement de l’éducation pour faciliter l’expression religieuse des
individus ou des minorités - « L'éducation devrait favoriser la compréhension, la tolérance,
la paix et les relations amicales entre les nations et entre tous les groupes raciaux ou
religieux ».
- l’introduction des questions religieuses dans la sphère publique : « La Conférence
mondiale sur les droits de l'homme demande instamment aux Etats et à la communauté
internationale de promouvoir et de protéger, conformément à ladite Déclaration, les droits
173
A.G. A/CONF.157/24 (Part I), Conférence de Vienne, 13 octobre 1993.
- 83 -
des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et
linguistiques.
Les mesures à prendre, s'il y a lieu, devraient consister notamment à faciliter la pleine
participation de ces personnes à tous les aspects, politique, économique, social, religieux et
culturel, de la vie de la société et au progrès économique et au développement de leur pays
».
Le programme d’action de Vienne affirme en parallèle la nécessité de lutter contre les
pratiques religieuses contraires par exemple aux droits des femmes tout en appelant en
parallèle à une plus grande tolérance réciproque entre les individus, surtout à l’égard des
travailleurs migrants. Quand bien même il ne constitue qu’un ensemble de
recommandations, il fait très tôt l’objet d’une reprise à l’échelon communautaire qui met
tout particulièrement l’accent sur les droits de minorités ethniques et religieuses174. Les
différentes résolutions de l’Assemblée générale adoptées dans le prolongement de ce
programme d’action entérinent ainsi une conception des droits de l’homme fortement
ancrée sur le respect du particularisme des minorités. Nous remarquerons que le texte est
adopté en 1993, soit bien avant que les pays européens s’interrogent sur la viabilité du
multiculturalisme.
Point le plus notable, cette résolution est à l’origine de la création du Conseil des droits
de l’homme en 2006. Cet organe prolonge l’ancienne Commission des droits de l’homme.
Par delà l’apparence de continuité, cet organe constitue une mutation profonde des
institutions. Tout d’abord, il se veut indépendant et impartial, soit les attributions
apparentes d’une juridiction, ce qui de facto l’érige en organe distinct susceptible de donner
une portée pratique aux textes relatifs aux droits de l’homme. La transformation de la
Commission des droits de l’homme en Conseil des droits de l’homme a en effet pour cause
la volonté d’ériger au sein des Nations Unies un organe dont les orientations seraient moins
politiques175 comme si s’était dégagé sur le plan international un consensus autour des
droits de l’homme après la chute du communisme. Se manifeste ici l’idée d’une neutralité
de la norme juridique par delà les motivations non-avouées des Etats. Or, il y a
174
Résolution sur les droits de l'homme dans le monde en 1993/1994 et la politique de l'Union en matière de
droits de l'homme, Journal Officiel du 22 mai 1995, n° C 126 - Page 15 : A deux reprises est mentionné
l’objectif de mise en oeuvre de la Déclaration sur les droits des personnes appartenant à des minorités
nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques.
175
B. Godet, La création et le fonctionnement du Conseil des droits de l'homme, Relations internationales, n°
136, 2008, p. 91-100.
- 84 -
nécessairement une dimension politique à l’émergence d’un nouvel organe dans la sphère
internationale. Ensuite, tous les Etats, indépendamment de leur régime politique
démocratique ou dictatorial, sont soumis aux mêmes critères d’appréciation. Cela confirme
de façon explicite le principe d’un jugement permanent des Etats à l’aune des droits de
l’homme avec l’instauration d’un examen périodique universel de chacun des Etats.
La résolution à l’origine de la mise en place de cet examen repose sur « l’idée que tous
les Etats doivent poursuivre les efforts menés au niveau international pour approfondir le
dialogue et favoriser une meilleure entente entre les civilisations, les cultures et les
religions, et soulignant que les Etats, les organisations régionales, les organisations non
gouvernementales, les organismes religieux et les médias ont un rôle important à jouer
dans la promotion de la tolérance, du respect des religions et des convictions et de la
liberté de religion et de conviction » (c’est nous qui soulignons). En cela, l’appréciation de
la politique d’un Etat n’est pas dissociable d’un jugement de valeur sur la manière dont il
respecte le droit de pratiquer sa religion dans l’espace public. Dès lors, le Conseil des droits
de l’homme devient le vecteur d’appréciation de l’expression de la religion des individus
dans l’espace public. Il est donc logique qu’à compter de 2007, les sessions de l’Assemblée
générale des Nations unies consacrent moins de temps qu’avant cette date à l’examen de la
situation des droits de l’homme dans les différents pays membres.
La procédure en la matière dépasse de loin le simple jeu des institutions. Truisme parmi
les truismes pour rendre compte d’une étude sur les droits de l’homme, l’explosion des
moyens de communication à notre époque érige toute atteinte aux droits de l’homme en
scandale limite planétaire – c’est ce dont témoigne le succès de la brochure de S. Hessel
traduite dans le monde entier176 dont la légitimité découle de la participation de l’auteur,
selon ses dires, à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948.
Plus encore, les résultats de l’examen mené au sein du Conseil bénéficient à travers les
organisations non-gouvernementales non seulement d’une plus forte médiatisation mais
également d’une répercussion sur le plan interne. Or, ces organisations ont accepté l’idée
que l’appréciation de la politique d’un Etat sur le fondement des droits de l’homme ne doit
pas varier en fonction du régime politique de celui-ci177. Les textes et les institutions
génèrent donc une dynamique sociale qui ne paraît pas trouver d’équivalent avec ce qui a
pu exister les époques précédentes : l’appréciation des sociétés et des Etats ne dépend plus
de leur niveau de développement ; il n’est plus fait aucune distinction entre les sociétés
176
177
S. Hessel, Indignez-vous, Indigène éditions, 2010.
E. Poinsot, Vers une lecture économique et sociale des droits humains : l’évolution d’Amnesty
International, Revue française de science politique, n°54 2004, p. 399-430.
- 85 -
selon les différences que présentent leurs structures institutionnelles ; seul un critère
prévaut : les droits de l’homme.
On pourrait nous objecter que le caractère indivisible et indissociable des différents
droits de l’homme rend pour le moins artificiel la seule focalisation sur le lien entre droits
de l’homme et religion. Nous répondrons d’une part que l’affirmation de ce lien est
présente dans la résolution fondatrice – comparativement, depuis les années 1990,
l’assemblée générale des Nations unies adopte chaque année une résolution sur le lien entre
pauvreté et droits de l’homme ; cela n’a cependant pas justifié une quelconque mention de
cette préoccupation dans le texte fondateur du Conseil des droits de l’homme ; d’autre part,
c’est assurément le lien le plus polémique car il exprime pleinement la contradiction entre
l’objectif de tolérance religieuse et celui de lutte contre l’intolérance religieuse.
Contrairement à d’autres droits et à d’autres objectifs, comme la lutte contre les
discriminations en fonction de l’âge ou du handicap, la préoccupation religieuse et le
principe selon lequel cette dimension de l’individu doit s’exprimer publiquement oblige en
permanence à confronter deux corps de règles différentes. La religion est la seule référence
porteuse d’un changement global du droit des sociétés dans lesquelles vivent les individus.
Nous avons donc bien dans cette configuration une expression de la religion par le biais des
droits de l’homme qui mérite d’être distinguée des autres droits de l’homme consacrés par
les textes.
Plusieurs points institutionnels attestent cette mutation. Sur le plan international,
jusqu’en 2000, les rapports rédigés sous l’égide du Haut commissariat des Nations unies
aux droits de l’homme portent sur l’intolérance religieuse de façon à dénoncer les
politiques étatiques ; à compter de 2000, ils visent la liberté de religion et mettent
davantage l’accent sur les droits individuels. Ce changement de perspective ne doit pas être
sous-estimée : il constitue un élément fondamental de la mutation d’ensemble des sociétés
contemporaines et, plus particulièrement, de la société française. Nous assistons également
durant cette période à un renforcement de l’Organisation pour la Conférence Islamique
aujourd’hui renommée Organisation pour la Coopération Islamique - un organisme animé
d’une doctrine religieuse participe également à cette propagation des droits de l’homme.
Sur le plan interne, la France a ainsi fait l’objet d'une double critique : le Conseil des droits
de l’homme a évalué les textes relatifs au port du foulard sur la base des textes relatifs aux
droits de l’homme pour les dénoncer178. La critique a été relayée à l’époque par
l’Organisation pour la Conférence islamique au point d’ériger cette question interne en
178
Rapport du Rapporteur spécial sur la liberté de religion ou de conviction, M. Heiner Bielefeldt, 15
décembre 2010, A/HRC/16/53.
- 86 -
véritables questions internationales. Compte tenu du poids politique de cette instance,
l’O.C.I. essaie depuis plusieurs années d’influencer le Conseil des droits de l’homme pour
faciliter au sein des Etats la condamnation de la diffamation des religions au nom du
respect de la tolérance.
Il n’est pas possible de mesurer le poids quantitatif des textes du Conseil des droits de
l’homme en matière de religions comparé à l’ensemble des textes débattus. Reste l’enjeu
symbolique que confirme l’action de l’O.C.I. : à force de vouloir lier droits de l’homme et
religion se crée une interaction entre les normes en présence qui peut en altérer la portée.
Or, quand bien même un raisonnement similaire pourrait être tenu à propos d’autres droits,
la restriction envisagée ici s’effectue au nom d’un ordre supérieur et non au nom d’autres
règles restrictives adoptées conformément au principe selon lequel les droits s’exercent
dans le cadre qui les réglementent. En cela, il y a bien un enjeu à étudier la religion sous
l’angle de sa manifestation juridique et non uniquement sur le plan de la pratique.
Le basculement du politique vers le juridique par le vecteur des droits de l’homme
apparaît ici comme une mutation majeure de l’ordre international sur laquelle il faudra
revenir. A titre d’illustration, des études ont montré que la dénonciation de la torture durant
la guerre d’Algérie avait peu à voir avec la condamnation de la violation des droits de
l’homme179. A l’identique, la dénonciation de la guerre du Vietnam ne se fonde pas sur les
atteintes aux droits de l’homme commises par l’armée américaine. Cette mutation dépasse
donc de loin le seul domaine juridique. Nous soulignerons donc à ce stade de notre
recherche uniquement un point caractéristique du fait social soumis à examen : notre
problématique interne n’est pas dissociable du contexte international.
Cela ressort pleinement de la répercussion de ses débats au sein de l’Assemblée
nationale française. De 2008 à 2011, ce ne sont pas moins de quatorze questions
parlementaires qui sont posées à ce sujet. A titre d’illustration, le gouvernement ne manque
pas de rappeler comment l’Organisation de la Conférence Islamique essaie chaque année
d’imposer sa conception des religions sous l’égide des droits de l’homme180.
L’étude sommaire de ces textes internationaux fait ainsi clairement apparaître comment
la problématique des droits de l’homme s’est imposée à la fois comme référence textuelle
179
Cf J.-P. Rioux, J-P. Sirinelli, La Guerre d'Algérie et les intellectuels français, éd. Complexe, 1991 où il
apparaît que la référence première du livre de H. Alleg, membre de la ligue des droits de l’homme, n’est
nullement la Déclaration des droits de l’homme mais le livre de Jonas !
180
Assemblée nationale, Question écrite n° 77028 JO Assemblée nationale du 14 septembre 2010, Question
de Mme Marietta Karamanli.
- 87 -
mais également comme critère général de jugement. Dès 1993 a été défini un véritable
programme d’action qui permet de rendre compte de toute l’évolution postérieure. Le droit
à pratiquer sa religion, alors qu’il s’insère dans un corpus de droits extrêmement variés,
dispose d’un traitement privilégié. Ainsi, l’individu par delà les normes nationales, peut
arguer d’une légitimité internationale pour contester des normes internes qui restreindraient
sa pratique religieuse.
C’est en cela que, même si le texte fondateur, la Déclaration universelle des droits de
l’homme, constitue une simple résolution, la constance référence à ses principes révèle en
parallèle une mutation de la perception des normes par les individus.
PARAGRAPHE 2 : LA DÉCLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L'HOMME
La Déclaration universelle des droits de l’homme est une résolution de l’Assemblée
générale des Nations unies adoptée le 10 décembre 1948. En dépit de son appellation, ce
texte ne vaut bien évidemment pas pour les Etats qui n’ont pas ratifié les textes postérieurs.
Ce texte consacre à plusieurs reprises la religion comme élément constitutif de l’identité de
l’individu et fait donc de celle-ci un droit de l’homme. Il génère une situation doublement
paradoxale :
- en dépit cependant de sa faible portée normative, il n’en constitue pas moins une
référence fondamentale dans le débat politico-juridique français (1) ;
- à cause des chartes régionales, le caractère affirmé de l’universel paraît de moins en
moins crédible (2) ;
1) PORTÉE PARADOXALE DE LA DÉCLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L’HOMME
EN FRANCE
La portée de la Déclaration universelle en France s’articule autour d’un double
paradoxe : sa prétention à l’universel et, de façon plus particulière, sa consécration du droit
de pratiquer sa religion, ce que nous appellerons les modalités techniques de l’universel (a)
; sa référence dans le débat politico-juridique en l’absence de toute transposition dans
l’ordre juridique interne (b).
a) Les modalités techniques de l’universel
La Déclaration universelle introduit dès 1948 des termes dont les individus et les
institutions ne découvriront véritablement la portée quotidienne qu’à partir des années
1990.
Préalablement, nous relèverons l’ambition de l’emploi du terme universel. Peut-on en
effet estimer qu’un texte en date de 1948 fige les droits sous prétexte qu’il se veut
- 88 -
universel ? Qu'en est-il du droit de l’environnement ou du nouveau contexte créé par le
développement de l'informatique ? Le principe même d’une critique sociologique du texte
en raison de son éventuelle inadaptation aux faits est acquis dans la doctrine juridique. Ce
qui est en revanche de façon beaucoup moins pris en compte, c’est la rupture des sens par
delà l’identité des termes utilisés.
En premier lieu, plusieurs articles de la Déclaration portent sur la religion.
Comparativement, hormis la référence à l’Etre suprême dans celle de 1789, le principe
d’égalité fondé sans distinction de religion ou de race n’apparaît en droit français qu’en
1946. La Déclaration de 1948 introduit cependant une perspective différente :
- article 2 : impossibilité de distinguer les situations en tenant compte notamment de la
religion : « Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés
dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de
sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine
nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation ». Nous trouvons
ici mention de la religion au même titre que d’autres éléments objectifs comme la race ou
subjectif comme l’opinion. Or, il n’est pas certain que la religion soit réductible à une
simple opinion – ou du moins, concevoir la religion comme une opinion revient à estimer
que le processus de sécularisation qu’aurait connu le XXème siècle a abouti à réduire la
religion à une simple croyance ;
- l’article 16 consacre le droit de se marier abstraction faite des restrictions pouvant être
édictées par la religion - « A partir de l'âge nubile, l'homme et la femme, sans aucune
restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, ont le droit de se marier et de
fonder une famille. Ils ont des droits égaux au regard du mariage, durant le mariage et lors
de sa dissolution ».
- l’article 18 est le plus novateur : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de
conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de
conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en
commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et
l'accomplissement des rites ». Nous soulignerons dès maintenant le principe de la
reconnaissance de la liberté de manifester sa religion en public, en rupture complète avec la
conception française de la laïcité. L’homme de la Déclaration universelle peut donc être un
homme religieux, lecture que l’on peut faire en 1948 ; aujourd’hui, au regard des textes
régionaux, nous pourrions plutôt dire qu’au titre des éléments universels de l’humanité, il y
a la religion.
En second lieu, ces articles s’inscrivent en outre dans une logique nouvelle : l’homme
est détaché de la citoyenneté, ce qui signifie que ses droits ne sont pas dépendants de l’Etat
- 89 -
dans lequel il se situe. D’ailleurs, le mot Etat est quasi-absent de ce texte alors même que la
Déclaration repose, par nature, comme tout texte international, sur la signature des Etats.
Nous pouvons donc déjà relever que la différence sémantique est loin d’être neutre ; elle
permet d’expliquer pourquoi certains sociologues ont privilégié et continuent de privilégier
la référence au texte de 1948 plutôt que celle à 1789.
Cette dynamique est aujourd’hui particulièrement présente dans les pays anglo-saxons
dans lesquels sont situés des mouvements qui combinent un projet politique – l’abolition
des frontières et des nations – avec une forte ambition sociologique. Ainsi des mouvements
« societies without borders » ou « sociologists without borders » dont on trouve les
publications universitaires sur des sites internet. A titre d’illustration, un auteur, et non des
moindres au regard de ses nombreuses publications universitaires dans des collections
prestigieuses, écrit : « Citizenship is fundamentally a western political and legal concept ; it
is also a concept relevant specifically to a national polity. By contrast human rights have
been, since their formal proclamation in 1948, promoted as universal rights. The
relationship between the social rights of national citizenship and the human rights of the
Declaration provides a useful case study in which to discover whether sociology can
provide concepts and theories that function across conceptual boundaries and territorial
borders. Furthermore, human rights discourse may prove to be the primary candidate for
sociology to operate as an effective discourse of global social reality »181. Il ne s’agit plus
de décrire pour ensuite interpréter les données collectées mais de fournir un cadre
idéologique pour accompagner la transformation de la nouvelle situation contemporaine. La
dynamique de ce cadre, c’est la simple mention du mot universel.
Le propos peut paraître excessif. Il illustre en tous les cas l’imbrication constante de la
norme juridique dans l’analyse sociologique émanant des pays anglo-saxons ; il a en outre
le mérite, contrairement aux sociologues français qui invoquent la Déclaration de 1948
pour justifier leurs analyses en dépit de son absence de portée normative, d’énoncer sans
ambigüité la finalité d’un tel discours : l’émergence d’un monde sans frontières. Il y a ici
une dimension symbolique de la norme qui dépasse de loin la simple analyse juridique ou
sociologique que l’on pourrait faire du texte.
En dernier lieu, les droits reconnus ont une particularité : ils sont fondamentaux Considérant que dans la Charte les peuples des Nations Unies ont proclamé à nouveau leur
foi dans les droits fondamentaux de l'homme. En outre, les droits se voient complétés par
des libertés fondamentales. Le point est important car il se retrouve dans le texte de la
181
B. S. Turner, Global sociology and the nature of rights, Societies Without Borders 1, 2009, p. 41–52. Cet
auteur a publié au Cambridge Press en 2006, The Cambridge Dictionary of Sociology.
- 90 -
Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Schématiquement, l’exercice du droit de pratiquer sa religion est la conséquence de la
liberté fondamentale inhérente à l’individu de disposer d’une religion. La logique ici
instillée se déploiera complètement durant les années 1990-2000. Elle permet une double
contestation contentieuse des textes étatiques soit parce que restrictifs de droits, soit parce
qu'ils sont attentatoires à une liberté. Il serait difficile de prétendre que cette approche ait
été envisagée dès 1948, soit au début de la guerre froide. Comme nous le verrons, à travers
cette double dimension, il est possible de déduire l’obligation pour les Etats de favoriser
l’exercice de la liberté religieuse en plus du simple respect des droits. C’est en cela que
l’identité de la référence à la Déclaration, texte antérieur à tous les mouvements
contemporains de contestation qui s’en réclament, doit être distinguée de sa représentation
et de son invocation contentieuse.
Nous disposons ici du fondement de la possibilité pour un individu d’estimer que
l’atteinte à ses prétentions religieuses constitue une violation d’un des droits dont il dispose
en raison de sa qualité d’homme. Sur la base d’un simple argument technique, l’absence de
ratification du texte par le Parlement, la contestation d’une norme nationale sur la base d’un
de ces textes n’est pas recevable182. D’un strict point de vue juridique, cela n’a finalement
plus d’importance : la ratification des pactes de 1966 confirme expressément les droits
déclarés en 1948. Pour autant, non seulement ce texte est présent dans le contentieux mais
en plus, il constitue une référence au sein même des instances dirigeantes.
b) Les manifestations de l’universel dans l’ordre juridique interne
L’invocation de la Déclaration universelle des droits de l’homme dans l’ordre interne
prend différentes formes. Nous distinguerons les manifestations contentieuses de
l’expression institutionnelle. L’absence de portée normative du texte rend logiquement la
recherche peu probante et les résultats peu pertinents. C’est pourquoi nous mettrons plus
particulièrement l’accent sur un mot présent dans la Déclaration universelle qui,
aujourd’hui, est lié à toute revendication pour les droits et l’égalité : le terme de
discrimination.
S’agissant du contentieux, la Déclaration est mentionnée dans 26 arrêts de la Cour de
cassation et 55 fois au titre de la jurisprudence administrative dont 25 du Conseil d’Etat. La
182
CE, 4 août 2006, n° 286734, Treptow : Juris-Data n° 2006-070680, « la seule publication au Journal
officiel du 9 février 1949 (de son texte) ne permet pas de (la) ranger au nombre des engagements
internationaux, qui, ayant été ratifiés et publiés, ont une autorité supérieure à celle de la loi en vertu de
l'article 55 de la Constitution française de 1958 ».
- 91 -
grande majorité de ces arrêts concerne la dernière décennie – 16 sur 26 pour la
jurisprudence judiciaire, 49 sur 55 pour la jurisprudence administrative ont été rendus après
le 1er janvier 2000. Nous pouvons donc dès maintenant constater que la décennie 20002010 constitue un tournant dans la justification des prétentions juridiques : celles-ci
s’expriment à présent sur le fondement des droits de l’homme. Ce point devra être confirmé
pour tous les autres textes et, surtout, pour ceux bénéficiant d’une invocabilité directe en
droit interne, à l’instar de certains textes communautaires.
Au titre des 26 arrêts rendus par la Cour de cassation, 12 émanent de chambres civiles
dont 4 de la Chambre sociale spécialisée dans les conflits entre employeurs et salariés et 14
de la Chambre criminelle. Sur ces 26 affaires, 4 arrêts concernent l’expression de
prétentions liées à la religion : 2 sur l’objection de conscience183, 1 sur le refus d’un
pharmacien de vendre des produits contraceptifs184 ; 1 sur l’atteinte à la liberté de religion
d’une minorité sectaire185. Bien évidemment, ces chiffres ne sont pas significatifs si on les
compare, par exemple, aux 408654 arrêts de la base rien que pour la partie judiciaire. Se
pose néanmoins une question : pourquoi citer un texte qui n’a pas de portée pratique pour
justifier ses prétentions ? C’est ici que se situe à notre avis la rupture : les droits de
l’homme, à défaut de disposer d’une force normative, se voient doter d’une valeur
performative et deviennent les vecteurs de l’auto-justification de l’individu dans ses
prétentions.
Au titre de la jurisprudence administrative, nous pouvons dénombrer 55 décisions. Nous
retrouvons cette démarche d’auto-justification de l’individu avec même des situations
caricaturales comme cet étudiant qui prétendait que son refus d’inscription pour une
troisième année de DEUG constituait une atteinte aux textes relatifs aux droits de
l’homme186. La réponse est cependant la même depuis 1997 : « la seule publication au
Journal Officiel du 9 février 1949 du texte de cette déclaration ne permet pas de ranger
celle-ci au nombre des traités ni accord internationaux qui, ayant été ratifiés et publiés ont,
aux termes de l'article 55 de la Constitution du 4 octobre 1958 « une autorité supérieure à
celle de la loi, sous réserve, que chaque accord ou traité, de son application par l'autre
partie »187. Nous soulignerons toutefois la diversité des situations : problème de reconduite
183
Cass. Crim., 14 décembre 1994, 2 arrêts : 93-80.563, 93628.
184
Cass. Crim., 21 octobre 1998, 97-80.981.
185
Cass. Civ., 7 janvier 2009, 07-21.701.
186
Cour administrative d'appel de Marseille, 16 décembre 1997, n° 96MA11762.
187
C.E., 29 décembre 1997, Picot c/Ministère de l’Intérieur, n° 184429.
- 92 -
à la frontière, contestation d’imposition, contestation d’une décision de refus de prolonger
un poste d’assistant dans une faculté, problème de liquidation de retraite…Cet inventaire
peut même se poursuivre à travers l’étude des textes cités, certains requérants n’hésitant pas
à renvoyer à la Déclaration des droits de l’homme de 1793188.
Pour autant, en dépit de ce florilège, la question religieuse est très peu invoquée. Soit
elle est présente au titre des discriminations189, soit elle constitue un élément mis en avant
lors des procédures de reconduite à la frontière. Nous noterons à cet effet que 16 des 55
arrêts portent sur une contestation d’une de ces mesures. Ce faible contentieux ne permet
toutefois pas de tirer de conclusion : il serait pour le moins critiquable de déduire que la
tendance que nous cherchons à identifier n’existe pas sur la base de résultats obtenus à
partir d’un texte inapplicable.
Par exemple, dans une affaire fortement médiatisée sur un refus d’accorder la nationalité
française en raison du défaut d’assimilation de la personne identifié sur la base de sa
pratique religieuse intégriste, la requérante avait fondé son argumentation sur la Convention
des droits de l’homme et des libertés fondamentales et non sur la Déclaration universelle.
Nous conserverons donc seulement ici la perception d’une tendance contentieuse : la
tendance à l’auto-justification par l’individu de ses prétentions par le recours aux droits de
l’homme, phénomène particulièrement criant à travers l’invocation d’un texte que les juges
de façon constante se refusent à appliquer. En cela, nous pouvons dire que la Déclaration
universelle, à compter des années 1990, a fortement contribué à accentuer le phénomène de
subjectivisation identifié au début du XXème siècle par M. Weber.
Cette dimension se double d’une réalité institutionnelle beaucoup plus étonnante : la
Déclaration universelle constitue une référence tant des parlementaires que des différents
gouvernements dans les réponses qu’ils donnent aux questions posées. Comme le précise la
documentation consultable sur le site internet de l’Assemblée Nationale, « les réponses du
gouvernement aux questions des parlementaires n’ont aucune valeur juridique, néanmoins
celles-ci sont un moyen d’identifier les orientations politiques choisies mais également
celles-ci permettent de faire état du droit positif. Cet état du droit concerne parfois des et
sujets pointus, ces réponses constituant la seule littérature juridique sur le sujet. Ces
questions de par leur nombre, constituent donc une matière brute et riche, qui par un
travail de sélection, peut permettre de faire état de certains thèmes, tant au niveau politique
que juridique ». Une recherche effectuée sur les réponses ministérielles renvoie à 83
188
C.E., 28 décembre 2005, Jiandong A c/ Ministre de l’Intérieur, n° 274171.
189
C.E., 7 avril 2011, SOS Racisme c/Ministre de l’immigration et de l’identité nationale, n° 343387.
- 93 -
occurrences. Précisons dès maintenant qu’il peut y avoir, de temps en temps, des doublons
selon les références – l’enjeu est donc purement quantitatif au regard de la période étudiée
car, même avec les supposés doublons, les chiffres obtenus peuvent être significatifs.
Les résultats peuvent être classés de la façon suivante :
- de nombreuses réponses portent sur le contenu des programmes éducatifs et sur la
nécessité d’informer les enfants dès le primaire sur l’importance du respect des droits de
l’homme – 19 résultats dont 9 depuis 2000. Nous relèverons ainsi que la commémoration
du bicentenaire de la Révolution française a coïncidé avec le début de l’instruction civique
et l’introduction dans les programmes de la Déclaration universelle au détriment peut-être
de la Déclaration de 1789190.
- d’autres portent sur la politique étrangère, donnant ainsi l’impression qu’il est plus
simple d’invoquer la violation de la Déclaration universelle pour dénoncer ce qui se passe
dans certains pays que pour rendre compte du droit interne ; de 1989 à 1995, toutes les
réponses qui mentionnent la Déclaration universelle concernent la situation dans des pays
étrangers (12 réponses sur cette période, soit la quasi-totalité) ;
- les réponses qui portent sur des questions de droit interne. Nous retrouvons également
au niveau des questions parlementaires un processus d’auto-justification par l’invocation
des droits de l’homme191.
En 1996, un député de droite apparenté RPR invoque, apparemment pour la première
fois, ce texte pour dénoncer les atteintes au principe d’égalité hommes-femmes192. La
190
Question écrite n° 2849, Ministère de l'Education nationale, JO Sénat, 22 décembre 1988, Lecture d'un
extrait de la Déclaration universelle des droits de l'homme dans les écoles primaires. La réponse ne
mentionne pas la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
191
Par exemple, Assemblée nationale, Question écrite n° 87257, JO Assemblée nationale, 1er mars 2011,
Ministère de l'Intérieur, de l'Outre-mer, des Collectivités territoriales et de l'Immigration Armes-DétentionRéglementation « Ainsi, l'article 2 de la déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789 lui
reconnaît le statut de droit naturel et imprescriptible de l'Homme, tandis que l'article 5 de la convention
européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, l'article
3 de la déclaration universelle des droits de l'Homme du 10 décembre 1948, l'article 9 du pacte international
relatif aux droits civils et politiques du 19 décembre 1966 et l'article 6 de la charte des droits fondamentaux
de l'Union européenne du 7 décembre 2000, disposent que 'toute personne a droit à la liberté et à la sûreté' ».
192
Question écrite n° 41417, JO, Assemblée nationale, 22 juillet 1996, Ministère du Travail et des affaires
sociales, Retraites : généralités-Pensions de reversion -Conditions d'attribution-égalité des sexes.
- 94 -
réponse rendue en revanche n’argumente pas sur le fondement juridique invoqué. A partir
de cette période, bien évidemment, la référence à la Déclaration universelle continue d’être
présente à propos des atteintes commises par des pays étrangers. C’est par exemple au
regard des atteintes au droit de pratiquer sa religion qu’est critiquée la politique
iranienne193. Nous sommes donc en présence d’un phénomène juridique atypique car,
comme nous l’avions indiqué, ce texte en tant que résolution, n’a pas de valeur normative.
Mais, de façon plus surprenante, le texte, en complet décalage avec la position
jurisprudentielle, devient même une référence pour les gouvernements successifs. Dans
bien des cas, le Garde des sceaux évite de se prononcer sur l’applicabilité de la Déclaration
universelle. Mais, dans certaines réponses, il énumère ce texte au même titre que d’autres
sans distinguer en fonction de l’applicabilité respective de chacun194. Ou alors, il va jusqu’à
apprécier la compatibilité d’un texte de droit interne à l’aune de la Déclaration universelle
de 1948 - « ces dispositions ne sont aucunement contraires aux principes énoncés dans la
Déclaration universelle des droits de l'homme proclamée par l'Assemblée générale des
Nations unies le 10 décembre 1948. En effet, l'exercice des droits prévus aux articles 12 et
18 de celle-ci, lesquels prohibent les immixtions arbitraires dans la vie privée ou la
correspondance et proclament le droit de toute personne à la liberté de pensée de
conscience et de religion, ne peut se concevoir concrètement sans un certain nombre de
limitations. L'édiction de celles-ci par la loi est expressément envisagée par l'article 29 de
la Déclaration, et elle peut être autorisée notamment pour assurer la reconnaissance et le
respect des droits et libertés d'autrui et la prise en considération des exigences de l'ordre
public dans une société démocratique »195. Autrement dit, le Garde des sceaux juge de la
compatibilité d’un texte à partir d’un autre texte qu’un justiciable ne saurait invoquer
devant un tribunal sans prendre le risque de voir sa demande jugée irrecevable.
Contrairement aux juges, les institutions parlementaires et gouvernementales confèrent
ainsi à la Déclaration universelle une valeur normative. Le texte est aussi bien invoqué par
193
Question écrite n° 3530, JO Sénat, 16 décembre 1993, Ministère des Affaires étrangères, Respect des
droits civiques de la communauté Baha'ie en Iran.
194
Réponse du Garde des Sceaux, Ministère de Justice, JO Assemblée nationale, 19 octobre 1998 « Sur le
plan international, outre la Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948 qui en
prohibe la pratique, plusieurs conventions auxquelles la France est partie, proscrivent l'esclavage et les
autres formes d'asservissement. Il en est ainsi notamment de la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l'homme et des libertés fondamentales de 1950, du Pacte des Nations unies relatif aux droits civils et
politiques de 1966 et de convention des Nations unies relative aux droits de l'enfant de 1989 ».
195
Réponse du Garde des sceaux, JO Sénat, 6 février 2003.
- 95 -
des parlementaires de droite que des parlementaires de gauche et les réponses émanent tant
de gardes des sceaux appartenant à un gouvernement de droite qu’à un gouvernement de
gauche. Ce décalage entre la pensée institutionnelle – les institutions pensent que le texte
s’applique – et la pratique jurisprudentielle ne trouve pas d’équivalent pour d’autres textes.
S’est ainsi développée au cours de la dernière décennie un mode d’appréhension des
situations par le prisme des droits de l’homme au sein desquels se trouve le droit de
pratiquer sa religion.
Ce tournant des années 1990 apparaît de façon flagrante à travers l’emploi du mot
discrimination. La Déclaration universelle établit un lien entre le principe d’égalité et celui
de non-discrimination. Ainsi, à l’article 7, « Tous ont droit à une protection égale contre
toute discrimination qui violerait la présente Déclaration et contre toute provocation à une
telle discrimination ou encore à l’article 23, Tous ont droit, sans aucune discrimination, à
un salaire égal pour un travail égal ». Là encore, le changement de vocable qui tend à
considérer toute distinction comme une discrimination n’est pas neutre et ne s’est imposé
que récemment.
Comparativement, le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 utilise dans un
sens similaire le mot distinction. Selon le Littré (1872-1877), le terme « discrimination »
relève de la psychologie et renvoie à la faculté de distinguer de tout individu. Le
dictionnaire de l’Académie française de 1932 définit la discrimination comme « l’action de
distinguer avec précision ». Le mot n’est donc, contrairement à la manière dont il est
aujourd’hui utilisé196, en rien ni connoté ni corrélé avec le respect du principe d’égalité.
A travers le recours aujourd’hui systématique au terme de discrimination pour désigner
une distinction illégitime et justifier ainsi d’une action en justice, le contentieux permet, à
notre avis, de rendre compte d’une mutation linguistique et sociologique intrinsèquement
liée à l’expression de prétentions en raison d’une supposée atteinte aux droits de l’homme.
Certes, et comme nous le montrerons par la suite, ces fluctuations terminologiques sont la
conséquence directe du recours systématique des instances communautaires à ce mot. Nous
estimons toutefois que ce mouvement se rattache aux revendications en matière de droits de
l’homme et plus particulièrement à la Déclaration universelle pour trois raisons :
196
Comp. D. Loschak, La notion de discrimination, Confluences Méditerranée, n°48, p. 13-24, spéc. p. 15 :
« Le mot discrimination est chargé, toutefois, au-delà de son sens premier, étymologique, d’une connotation
négative : discriminer, dans le langage courant, ce n’est pas simplement séparer mais en même temps
hiérarchiser, traiter plus mal ceux qui, précisément, seront dits victimes d’une discrimination ».
- 96 -
- ce texte est intégré au corpus des références communautaires par le biais de la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
en son article 14 ;
- la Convention est le dérivé régional de la Déclaration universelle ;
- autre aspect de la puissance symbolique de la Déclaration universelle, les organisations
non-gouvernementales à vocation humanitaire continuent de se référer quasi-exclusivement
à ce texte sur leur site internet ou dans leurs différents rapports pour dénoncer les atteintes
aux droits de l’homme.
Pour s’en tenir à la jurisprudence judiciaire à partir de la base Légifrance :
- du 1er janvier 1960 au 31 décembre 1970 : 120 occurrences – le mot est essentiellement
utilisé comme synonyme du mot distinction ;
- du 1er janvier 1971 au 31 décembre 1980 : 92 occurrences – idem ;
- du 1er janvier 1981 au 31er décembre 1990 : 297 occurrences ;
- du 1er janvier 1991 au 31 décembre 2000 : 924 occurrences ;
- du 1er janvier 2001 au 31 décembre 2011 : 1877 occurrences.
A partir des années 1990, le mot discrimination désigne toute distinction entre deux
situations identiques sur la base d’un critère illégitime. Au titre des critères illégitimes, il y
a, conformément à l’inspiration originelle de la Déclaration, la référence à la nationalité –
ce qui confirme l’aspiration exposée d’une contestation du lien entre nationalité et
citoyenneté – et à la religion – c’est ici le corollaire du droit reconnu de pratiquer sa
religion.
En résumé, la Déclaration universelle des droits de l’homme constitue le fondement du
droit de pratiquer sa religion. Une simple approche jurisprudentielle, même si elle a pu
mettre en avant une évolution importante du contentieux durant la décennie 2000-2010, n’a
pas pu démontrer pour des raisons objectives de non-applicabilité, la contestation des
normes internes par la norme religieuse par le biais des droits de l’homme. Elle a toutefois
permis de faire apparaître la capacité d’auto-justification que secrète l’invocation des droits
de l’homme pour soutenir ses prétentions.
Une approche institutionnelle, à partir de l’analyse des questions et réponses
parlementaires a, paradoxalement, permis de montrer que pour le Parlement comme pour le
gouvernement, il n’est plus possible de s’abstraire d’une légitimation de ses positions par
l’invocation des textes relatifs aux droits de l’homme. Plus encore, le versant pédagogique
- 97 -
des droits de l’homme contribue à ériger ses textes en une référence permanente pour
apprécier les comportements des individus. Il n’y a donc pas de raison d’exclure que les
comportements religieux soient appréhendés de cette manière.
Ce point ressort d’ailleurs parfaitement des déclarations régionales des droits de
l’homme.
2) LE
CARACTÈRE UNIVERSEL DES DROITS DE L’HOMME À L’ÉPREUVE DES CHARTES
RÉGIONALES
L’évolution des textes en matière de droits de l’homme est la conséquence d’une
approche régionale de la matière. C’est de prime abord une simple conséquence initiale de
l’absence de portée normative du texte de 1948 ; c’est à présent pratiquement une rupture
avec le sens commun ainsi que l’expression du lien sur le plan international entre religion et
droits de l’homme.
L’émergence de déclarations régionales découle initialement de la logique même du
texte de 1948. A l’origine, il s’agit de conférer une effectivité limitée à la Déclaration, ce
qui explique dès 1950, la ratification de la Convention européenne des droits de l’homme et
des libertés fondamentales comme l’indique le Préambule - « Considérant la Déclaration
universelle des droits de l'homme, proclamée par l'Assemblée générale des Nations Unies
le 10 décembre 1948 ». Sur ce fondement, la Convention reconnaît comme droit de
l’homme le droit de pratiquer sa religion. Nous avons vu qu’un texte non transposé était
malgré tout devenu une référence dans l’ordre juridique interne. Il est donc logique que la
dynamique des droits de l’homme ait bénéficié sur la base de la Convention d’une plus
grande force une fois la possibilité reconnue aux requérants de l’invoquer en droit interne.
Nous reviendrons donc plus en détail sur cette dynamique par la suite.
Mais si ce texte se veut le décalque de la Déclaration universelle, il n’en va pas
forcément de même des autres déclarations régionales.
S’agissant de la Charte africaine des droits de l’homme ratifiée le 27 juin 1981, elle
mentionne bien évidemment la Déclaration universelle de 1948 mais précise qu’il faut tenir
compte « des vertus de leurs traditions historiques et des valeurs de civilisation africaine
qui doivent inspirer et caractériser leurs réflexions sur la conception des droits de l'homme
et des peuples ». Ce faisant, elle réduit de jure la dimension universelle du texte ; elle
justifie une atténuation des droits reconnus en fonction du lieu de leur exercice. Compte
tenu du fait que toute société est marquée par le fait religieux, on peut légitimement lire ce
texte comme une introduction de la religion dans la prise en compte de l’appréciation de la
légitimité des droits de l’homme. Le renversement est ici complet.
- 98 -
S’agissant de la Charte arabe des droits de l’homme rédigée sous l’égide de la ligue
arabe en 1994, le préambule concilie dans un même mouvement Déclaration universelle et
prééminence de l’Islam : « Proclamant de la foi de la nation arabe dans la dignité
humaine, depuis que Dieu a privilégié cette nation en faisant du monde arabe le berceau
des révélations divines et le lieu des civilisations qui ont insisté sur son droit à une vie
digne en appliquant des principes de liberté, de justice et de paix ;
Concrétisant les principes éternels définis par le droit musulman et par les autres
religions divines sur la fraternité et l'égalité entre les hommes ;
Se glorifiant de ce que la nation arabe a instauré, à travers sa longue histoire, des
fondements et des principes humains qui ont joué un grand rôle dans la diffusion des
sciences en Orient et en Occident, ce qui lui a permis d'attirer les chercheurs du savoir, de
la culture et de la sagesse ;
Croyant à son unité du Golfe à l'Atlantique, le monde arabe restant attaché à ses
convictions, luttant pour sa liberté, défendant le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes
et de leurs richesses, affirmant la primauté du droit, considérant que le droit de la
personne à la liberté, à la justice et à l'égalité des chances montre le degré de modernité de
chaque société ;
Refusant le racisme et le sionisme qui sont deux formes d'atteinte aux droits de l'homme
et qui menacent la paix mondiale ;
Confirmant le lien étroit entre les droits de l'homme et la paix mondiale ;
Réaffirmant leur attachement à la Déclaration universelle des droits de l'homme, aux
Pactes internationaux relatifs aux droits de l'homme et à la Déclaration du Caire sur les
droits de l'homme en islam ».
Comparativement, l’Organisation de la Conférence islamique a en 1990 adopté la
Déclaration du Caire. Ce texte se dispense de toute référence à la Déclaration universelle
tout en affirmant que la Ummah islamique a légué à l’humanité une civilisation universelle.
Le texte précité combine dans un même mouvement la légitimité de l’islam comme
fondement des droits de l’homme ainsi que sa dimension universaliste. Le terme Ummah a
ici le mérite d’indiquer dans une version plus concise les deux logiques universelles de
l’islam.
Ces deux chartes régionales confirment le lien entre droits de l’homme et religion ; ils
sont révélateurs du caractère incomplet et biaisé d’une simple référence aux droits de
l’homme. C’est une nouvelle illustration de la difficulté de sortir les mots des textes
desquels ils sont issus. Invoquer indistinctement les droits de l’homme comme s’il y avait
- 99 -
un consensus terminologique sur le sujet revient pour le locuteur à projeter aussi bien sa
conception du droit que celle qu’il se fait de l’universel. Le problème n’est plus, comme
dans la critique classique, s’il est cohérent sociologiquement d’envisager une humanité
unifiée ; il porte à présent sur la fragmentation textuelle de l’humanité au nom de
l’universelle. Si on s’en tient à la logique de la régionalisation, ces deux textes n’ont pas
vocation à entrer dans la prise en compte du fait social que nous cherchons à identifier. Les
choses ne sont cependant pas si simples.
Premièrement, il faut tenir compte de la logique internationale dans la définition du fait
social à base de droits de l’homme, voire peut-être de toute revendication. A titre
d’illustration, lorsque le gouvernement a promulgué les ordonnances relatives au Contrat
Première Embauche en 2005, la contestation sociale a pu trouver dans les normes
internationales – en l’occurrence les normes émanant de l’Organisation Internationale du
Travail - un fondement à ses prétentions. A l’identique, rien n’empêche techniquement un
individu de se prévaloir des chartes régionales pour justifier son comportement. D’une part,
certains, on l’a vu ne sont pas rebutés par le caractère non-applicable de la Déclaration
universelle – a fortiori, pourquoi le serait-il à propos d’un autre texte ? D’autre part, la
technique juridique pour favoriser un changement de jurisprudence consiste à reposer
plusieurs fois la même question au juge.
Deuxièmement, à partir du moment où la Déclaration universelle de 1948 disjoint
l’humanité du citoyen, elle facilite l’identification de l’homme par sa religion. Dès lors,
compte tenu du fait que des individus de tradition ou de religions différentes vivent sur le
territoire français, ils sont directement concernés par les textes précités. Le point est
particulièrement marqué avec la Déclaration du Caire et sa référence à l’Ummah. Une
recherche sur Lexis Nexis montre d’ailleurs que ces textes sont intégrés dans les références
juridiques de l’Union européenne.
Voici les trois références que nous avons pu identifier :
- Résolution du Parlement européen du 8 mai 2008 sur le rapport annuel 2007 sur les
Droits de l'homme dans le monde et la politique de l'Union européenne en matière de Droits
de l'homme (2007/2274(INI)) qui cite indistinctement au titre du fondement de cette
défense197 : « vu les instruments régionaux relatifs aux droits de l'homme, notamment la
Convention européenne relative aux droits de l'homme, la Charte africaine des droits de
l'homme et des peuples et les résolutions adoptées par la commission africaine sur les
droits de l'homme et les droits des peuples concernant les défenseurs des droits de
197
JOCE, 12 novembre 2009, n° C 271E, p. 7.
- 100 -
l'homme, la Convention américaine sur les droits de l'homme et la Charte arabe des droits
de l'homme » ;
- Résolution du Parlement européen du 7 mai 2009 sur le rapport annuel sur les droits de
l'homme dans le monde 2008 et la politique de l'Union européenne en la matière
(2008/2336(INI))198 : considérant repris à l’identique ;
- Résolution du Parlement européen du 17 juin 2010 sur la politique de l'UE en faveur
des défenseurs des droits de l'homme (2009/2199(INI))199 : considérant repris à l’identique.
Nous ne sommes pas capables d’expliquer pourquoi le Parlement a cru bon de faire
référence à ce texte dans ces trois résolutions. Les textes auraient pu être mentionnés dans
les résolutions précédentes. Plus encore, les références se contredisent entre elles tant sur le
plan formel – comment parler d’universel pour en même temps pondérer cela par le
particularisme religieux – que sur le plan substantiel - « nécessité de donner une dimension
de genre à la mise en oeuvre des orientations, à travers des actions ciblées au bénéfice des
défenseurs des droits de l'homme de sexe féminin et d'autres groupes particulièrement
vulnérables tels que les journalistes et les défenseurs oeuvrant à la promotion des droits
économiques, sociaux et culturels, des droits des enfants ainsi que des droits des minorités
- en particulier des droits des minorités religieuses et linguistiques -, des peuples indigènes
et des personnes LGBT »200. Enfin, il n’est pas très cohérent de cumuler dans un même
considérant toutes les déclarations régionales compte tenu de la finalité même de celle-ci –
rendre effective sur le plan local la Déclaration universelle.
Nous retrouvons ici un élément structurant relatif aux droits de l’homme : le simple fait
de les proclamer change la perception des règles ainsi que la manière d’y faire référence.
L’existence de ces chartes renvoie en outre à une triple ambigüité :
- la référence dans le discours médiatique, voire universitaire aux droits de l’homme est
soit inconsistante, soit signe de contresens : faute d’indiquer précisément le texte sur le
fondement duquel l’individu articule son discours sur les droits de l’homme, nous avons ici
une source permanente de confusion et de contresens, ce qui confirme la difficulté de
mener des entretiens sur le sujet ;
- il est parfaitement légitime d’estimer compatible droits de l’homme et religion ;
198
JOCE, 5 août 2010, n° C 212 E, p. 60.
199
JOCE, 12 août 2011, n° C 236E, p. 69.
200
Résolution 2010 préc.
- 101 -
- pour reprendre la critique classique adressée à un auteur comme T. Ramadan, il n’y a
pas double discours à invoquer dans un même mouvement les droits de l’homme et la
charia.
Les discours des trois femmes récipiendaires du prix Nobel de la paix de 2011, deux
originaires du Libéria et une du Yémen, constituent peut-être l’expression la plus parfaite
de cette ambigüité. Toutes dénoncent le sort particulièrement cruel réservé aux femmes lors
des conflits. Pour autant, aucune des trois ne souligne le rôle de la religion au titre des
causes de l’oppression qu’ont pu et peuvent continuer de subir les femmes tant au Yémen
qu’au Libéria. Aucune non plus n’évoque la place de la religion dans le nouvel ordre
juridique qu’elles appellent de leurs vœux. Enfin, toutes également expriment le vœu d’un
monde plus juste respectueux des droits de l’homme et par extension de ceux des femmes
mais ne mentionnent pas que la Déclaration universelle des droits de l’homme ne dispose
pas d’une portée normative de principe.
Le discours de Tawakull Karman, récipiendaire du prix militante au sein du mouvement
les Frères musulmans, se distingue clairement de ceux des deux autres récipiendaires par sa
forte dimension religieuse. En premier lieu, il commence comme la récitation d’une sourate
du Coran – l’expression Dieu miséricordieux est la traduction du verset qui précède la
récitation des sourates du Coran dans les prières quotidiennes. En second lieu, Tawakull
Karman cite le Caliph Omar ibn al-Khattab, c’est-à-dire, l’élève converti de Mahomet qui a
le plus contribué à l’expansion de l’islam au 7ème siècle. Cette référence est parfaitement
conforme à la doctrine des Frères Musulmans. Or, sauf à présumer le caractère égalitaire de
l’islam, ce renvoi paraît incongru et même paradoxal. En troisième lieu, le discours de
Tawakull Karman reprend à l’identique l’esprit de la Charte arabe des droits de l’homme
sur la primauté de principe de la religion sur les droits de l’homme - « Our youth revolution
is peaceful and popular and is motivated by a just cause, and has just demands and
legitimate objectives, which fully meet all divine laws, secular conventions and charters of
international human rights ». Enfin, c’est le seul des trois discours à mentionner comme
objectif la construction d’un Etat sur les ruines de l’ancien avec pour support une nouvelle
politique familiale201.
201
Article 7. 2 Charte arabe des droits de l’homme : « La peine de mort ne peut être infligée à une femme
enceinte avant qu’elle n’accouche ».
- 102 -
Cet exemple institutionnel a été largement médiatisé sur la base d’un consensus des
récipiendaires sur les droits de l’homme202. Mais ce consensus n’a pas forcément la même
portée selon le texte de référence des auteurs des discours.
Ces Chartes n’ont fait l’objet d’aucune étude systématique en droit. C’est ce qui ressort
d’une recherche bibliométrique sur Lexis Nexis dont les quelques mentions doctrinales - 4
renvois pour la Charte arabe, 4 renvois pour la Charte africaine – se limitent à de simples
références détachées de toute analyse. Il y a peut-être ici le ferment de l’incompréhension
que peut susciter une référence commune aux droits de l’homme. Non seulement les
individus parlent le même langage sans utiliser le même sens mais en plus il n’existe pas de
vrai corpus sur le sujet susceptible de réduire cette incompréhension. Peut-être faut-il y voir
le reflet d’un tropisme occidental sur la thématique des droits de l’homme qui justifie
finalement qu’elle soit considérée comme l’expression d’un néo-colonialisme.
Nous pouvons ainsi constater que la référence à la religion par le biais des droits de
l’homme inscrit à présent ceux-ci dans la sphère publique. Cette dimension se retrouve
logiquement dans les pactes de 1966 adoptés dans le prolongement de la Déclaration
universelle des droits de l’homme de 1948.
PARAGRAPHE 3 : LES PACTES DE 1966 ADOPTÉS DANS LE PROLONGEMENT DE
LA DÉCLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L’HOMME DE 1948
Le jour même où l’Assemblée générale des Nations Unies proclamait la Déclaration, elle
a chargé la Commission des droits de l’homme de rédiger un pacte pour rendre effectif les
règles qu’énonce ladite Déclaration. Conséquence du caractère inapplicable a priori de la
Déclaration, la Commission a adopté deux textes : le Pacte international relatif aux droits
civils et politiques, entré en vigueur le 16 décembre 1976, ratifié par la France le 4
novembre 1980 ; le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels,
entré en vigueur le 3 janvier 1976, ratifié par la France le 4 novembre 1980. Ces deux
textes peuvent donc être invoqués dans le cadre d’un contentieux interne. Aussi, après avoir
exposé les droits que ces textes consacrent en matière religieuse, nous présenterons la
manière dont juges et institutions les appréhendent.
202
Cf Actualité de l’ONU, 7 octobre 2011 : « Avec cette décision, le Comité norvégien du Nobel envoie un
message clair : les femmes comptent pour la paix. C’est un témoignage du pouvoir de l’esprit humain et cela
souligne un principe fondamental de la Charte des Nations Unies : le rôle crucial des femmes pour faire
avancer la paix et la sécurité, le développement et les droits de l’homme », a ajouté le Secrétaire général dans
une déclaration écrite publiée peu après.
- 103 -
Dans le pacte international relatif aux droits civils et politiques, la religion intervient à
trois niveaux distincts :
- interdiction des discriminations sur la religion de l’individu ;
- affirmation du droit de pratiquer sa religion si ce n’est que ce droit, - en complément à
ce qui était mentionné dans la Déclaration universelle ? – est nuancé – art. 18 : 2. « Nul ne
subira de contrainte pouvant porter atteinte à sa liberté d'avoir ou d'adopter une religion
ou une conviction de son choix. 3. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne
peut faire l'objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à la
protection de la sécurité, de l'ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés
et droits fondamentaux d'autrui.
4. Les Etats parties au présent Pacte s'engagent à respecter la liberté des parents et, le
cas échéant, des tuteurs légaux de faire assurer l'éducation religieuse et morale de leurs
enfants conformément à leurs propres convictions ».
- consécration du droit des minorités ethniques ou religieuses – art. 27 : « Dans les Etats
où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, les personnes appartenant
à ces minorités ne peuvent être privées du droit d'avoir, en commun avec les autres
membres de leur groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre
religion, ou d'employer leur propre langue ». C’est une nouveauté car nous passons d’une
logique individuelle à une logique collective. Le gouvernement français a émis une réserve
à son encontre en raison du principe d’indivisibilité de la République, ce qui explique
pourquoi cet article ne peut théoriquement pas être invoqué dans une logique contentieuse.
Puisque les deux textes sont depuis 1980 applicables en droit interne, il est possible de
mesurer, depuis cette date, et dans une optique décennale, la manière dont ils sont
progressivement devenus des armes contentieuses. Il est indispensable de distinguer entre le
contentieux judiciaire et le contentieux administratif en raison d’une part de la différence
entre les affaires traitées et, d’autre part, en raison de la question récurrente de l’application
d’un texte de ce genre dans les relations entre personnes privées.
Nous nous limiterons au contentieux des juridictions suprêmes pour deux raisons :
- il n’est matériellement pas possible de mesurer l’évolution au niveau du contentieux de
première instance puisque toutes les décisions ne sont pas répertoriées ;
- les fluctuations de ce contentieux sont révélatrices du phénomène d’auto-justification
propre à l’argumentation en terme de droits de l’homme : plus le contentieux augmente au
niveau des cours suprêmes, plus il est possible d’y lire l’intensité des conflits en présence.
- 104 -
Enfin, dans un cas comme dans l’autre, nous tiendrons compte des décisions publiées
comme de celles non-publiées. Cette distinction, importante en droit pour mesurer la portée
d’une décision, n’a pas d’intérêt dans l’optique retenue : mesurer une éventuelle mutation
sociale.
Jurisprudence judiciaire :
- de 1980 au 31 décembre 1990 : 28 arrêts de cassation parmi lesquels 20 rendus par les
différentes chambres civiles et 8 par la chambre criminelle ;
- du 1er janvier 1991 au 31 décembre 2000 : 80 arrêts de cassation parmi lesquels 62
rendues par les différentes chambres civiles et 38 par la chambre criminelle ;
- du 1er janvier 2001 au 31 décembre 2010 : 57 arrêts de cassation parmi lesquels 30
rendus par les différentes chambres civiles et 27 par la chambre criminelle.
Cette évolution doit être pondérée par le fait que sur les 165 arrêts, 95 arrêts invoquent
également sur la même affaire la convention européenne des droits de l’homme et des
libertés fondamentales. Ce n’est qu’à travers l’étude de ce contentieux que l’on pourra
véritablement mesurer les fluctuations de l’utilisation des droits de l’homme d’autant plus
que ce n’est qu’à compter de 2009 que les juges ont estimé que les pactes étaient
applicables dans les relations entre personnes privées.
S’agissant plus particulièrement de la problématique religieuse, seul un arrêt porte sur le
droit de pratiquer sa religion – le moyen n’a cependant pas été retenu203.
Jurisprudence administrative
- de 1980 au 31 décembre 1990 : 4 arrêts ;
- du 1er janvier 1991 au 31 décembre 2000 : 28 arrêts ;
- du 1er janvier 2001 au 31 décembre 2011 : 117 arrêts.
Sur un total de 149 arrêts, 132 font également référence à la Convention européenne des
droits de l’homme et des libertés fondamentales. Compte tenu cependant de la rédaction des
articles du pacte, le Conseil d’Etat a, à plusieurs reprises estimé que les prétentions des
requérants devaient être rejetées204.
203
Cour de cassation, civile, Chambre civile 3, 7 janvier 2009, 07-21.501.
204
CE, 7 juin 2006, n° 285576.
- 105 -
L’évolution du contentieux est ici patente mais non significative : les individus tentent
leur chance en invoquant ces textes mais privilégient la Convention européenne des droits
de l’homme et des libertés fondamentales. Comparativement, sur la période concernée, la
base renvoie à plus de 20 000 arrêts faisant mention de la Convention européenne.
Sur ces arrêts, un seul soulève à titre autonome, sans l’appui de la Convention, la
question de l’identité religieuse. Aucun n’invoque le droit des minorités religieuses sur le
fondement de ce texte. Nous mesurons ici encore le bouleversement majeur provoqué par
l’introduction de la Convention européenne en droit interne.
S’agissant des réponses ministérielles, la base de données Lexis Nexis ne permet
d’identifier les mots qu’à compter de l’année 1988. Les résultats sont les suivants : les
parlementaires ont invoqué 22 fois ces textes : 6 fois avant 2000 sur la période 1990-2000
et 18 fois après l’an 2000. Sur ces 22 fois, 7 combinent la référence aux pactes et à la
Déclaration universelle.
Nous soulignerons le paradoxe suivant : les parlementaires font davantage référence à la
Déclaration universelle qu’aux pactes alors même que les pactes ont été ratifiés. En outre,
comme pour la Déclaration universelle, les années 2000 marquent un tournant : les
institutions françaises s’imprègnent elles aussi des références constantes aux droits de
l’homme. Sur la même période, la base Lexis Nexis fournit 388 occurrences pour
convention européenne de sauvegarde des droits et libertés fondamentaux sur la période
2000-2010 sur un total de 522 sur toute la période recensée.
A s’en tenir à ces quelques données, nous pouvons dégager les enseignements suivants :
- le processus de régionalisation des droits de l’homme commencé dès 1950 joue à
présent pleinement – il y a donc bien eu une mutation de la perception et de l’utilisation des
règles à partir du moment où a été consacré le droit de recours individuel en 1980 ;
- compte tenu de ce processus de régionalisation, il n’y a pas de raison qu’il en aille
différemment dans les autres régions du monde : le lien entre droits de l’homme et religion
en sort indirectement renforcé ainsi que l’ambigüité de cette référence dans les discours sur
les droits de l’homme.
- les années 2000 marquent un tournant institutionnel dans la perception des droits de
l’homme.
Dans ce cadre très général, deux textes nous paraissent devoir compléter ce tableau des
éléments objectifs constitutifs du fait social étudié : la convention sur les droits de l’enfant
et celle contre toutes les formes de discrimination.
SECTION 2 : LES TEXTES PARTICULIERS A DIMENSION UNIVERSELLE
- 106 -
Indépendamment des mentions déjà présentes dans le texte originel et dans les deux
pactes précités, les Etats ont estimé devoir compléter le socle juridique international en
matière de droits de l’homme posé par deux textes particuliers : l’un relatif aux droits de
l’enfant et l’autre à la situation des femmes.
Nous confirmerons à travers la présentation des deux textes – la convention sur les
droits de l’enfant (paragraphe 1) et la convention sur l’élimination de toutes les formes de
discrimination à l’égard des femmes (paragraphe 2) – le lien entre reconnaissance des droits
et affirmation de la religion et, dans le même mouvement, la perte de sens commun du mot
universel.
PARAGRAPHE 1 : LA CONVENTION SUR LES DROITS DE L'ENFANT
La convention sur les droits de l’enfant a été adoptée par l'Assemblée générale des
Nations unies le 20 novembre 1989 ; elle est entrée en vigueur le 2 septembre 1990. La
France l'a ratifiée le 8 août 1990. Ce texte présenté, nous mesurerons comme
précédemment sa réception tant en termes contentieux qu’institutionnel.
Préalablement, ce texte est une nouvelle illustration de l’existence d’une dynamique
institutionnelle indépendante du comportement des individus – il est bien évident que les
enfants n’ont jamais réclamé le moindre droit ! Il s’inscrit en effet dans le prolongement
d’une Déclaration sur les droits de l’enfant du 20 novembre 1959 qui avait pour origine une
Déclaration de Genève du 26 septembre 1924. Nous pouvons donc clairement constater :
- que le processus juridique a connu une évolution autonome en la matière : les textes
ont été adoptés sans que l’on trouve vraiment de traces sur l’intérêt de consacrer des droits
aux enfants hormis dans les travaux de J. Korschack ;
- comment la religion s’est progressivement imposée dans le débat juridique.
- en 1924 : nulle mention de la religion de l’enfant ;
- en 1959 : seul est mentionnée l’interdiction des discriminations envers les enfants
fondées sur la religion ;
- en 1989 : la religion est consacrée aux trois niveaux déjà identifiés dans le pacte
relatif aux droits civils et politiques de 1966 : principe de non-discrimination, droit de
pratiquer sa religion, droit des minorités religieuses.
Ce texte est suivi par une Déclaration mondiale sur l’éducation pour tous adoptée le 9
mars 1990 par 155 pays publié par l’Unesco dans laquelle sont mentionnés les principes
suivants :
- 107 -
- principe de tolérance à l’égard des religions différentes de la sienne : « se montrer
tolérants envers les systèmes sociaux, politiques ou religieux différents du leur, en veillant
à ce que les valeurs humanistes communément admises et les droits de l'homme soient
sauvegardés, et d'œuvrer pour la paix et la solidarité internationales dans un monde
caractérisé par l'interdépendance » – c’est exactement le même terme et la même optique
qui sera durant les années 2000 employé dans le programme « Alliance des civilisations »
sous l’égide des Nations Unies ;
- implication des organismes religieux dans l’éducation.
Là encore, l’évolution des termes utilisés mérite attention : la Déclaration renvoie au
texte de 1948 en dépit de la régionalisation des mécanismes de protection des droits de
l’homme. Contrairement à la Convention, elle ne mentionne pas une seule fois le rôle de
l’Etat pour assurer la réalisation des objectifs proclamés. L’ambigüité de la relation droits
de l’homme/Etat présente dès 1948 se prolonge précisément en raison de l’objet de la
convention : l’enfant ne peut être citoyen mais doit se voir reconnaître une nationalité. Des
auteurs estiment que ce texte est le premier à avoir consacré le multiculturalisme comme
principe de société à l’échelon mondial205. Bref, le multiculturalisme est d’abord le fruit
d’une conception institutionnelle à l’origine d’une dynamique sociale.
En outre, nous retrouvons également à propos des droits de l’enfant l’émergence de
chartes régionales à l’instar de la Charte africaine sur les droits et le bien-être de l’enfant en
date du 29 novembre 1999. Comme pour la Charte africaine des droits de l’homme, ce texte
érige en préambule les valeurs de la civilisation africaine en source d’inspiration et de
réflexion sur les droits et le bien-être de l’enfant. Autre manifestation du tropisme
occidental ? Nous n’avons trouvé aucun commentaire en droit français de ce texte ; les
initiatives relatives à la vie des affaires en Afrique - L'Organisation pour l'Harmonisation en
Afrique du Droit des Affaires – font pour leur part l’objet de davantage d’attention en
doctrine.
Sur le plan contentieux, les multiples références du texte de la convention de 1989 à
l’Etat comme garant et vecteur de la réalisation des droits de l’enfant ont suscité de
nombreux débats judiciaire et doctrinaux sur la possibilité pour les requérants de s’en
prévaloir dans un contentieux.
De façon générale, le texte est très souvent invoqué par les plaideurs. Mais, par
définition, le contentieux familial pose d’abord et avant tout des questions de fait,
205
Cf J.-M. Eriksen, F. Stjernfelt, Les pièges de la culture ; les contradictions démocratiques du
multiculturalisme, Mètis Presses, 2012.
- 108 -
notamment en matière de garde d’enfants, ce qui limite d’autant l’intérêt de recours en
cassation. Le contentieux est donc structurellement peu important.
Jurisprudence judiciaire :
- 1990 au 31 décembre 2000 : 93 arrêts ;
- 1er janvier 2001 au 31 décembre 2011 : 222.
Sur l’ensemble, seuls 54 arrêts ne mentionnent pas la Convention européenne de
sauvegarde des droits et libertés fondamentaux.
De façon particulière, il est difficile d’identifier la revendication du droit de l’enfant de
pratiquer sa religion pour la simple raison qu’il n’est pas partie au procès. La discussion
porte sur l’intérêt supérieur de l’enfant sans que l’on puisse identifier à la lecture de l’arrêt
la dimension religieuse de cet intérêt. La discussion sur la reconnaissance au nom de cet
intérêt de la procédure dite kafala en droit musulman par les juges français pour valider des
mécanismes d’adoption d’enfants issus de pays comme l’Algérie ou le Maroc illustre
cependant bien une tentative, au nom des droits de l’homme et des droits de l’enfant de
valider une prétention religieuse (4 arrêts de la Cour de cassation sur ce point par lesquels
la Haute juridiction a refusé de recevoir la kafala comme technique d’adoption en droit
français206).
- jurisprudence administrative
Dans le cadre des conflits avec les autorités étatiques, la question de l’effet direct revient
de façon récurrente : comme le texte vise les Etats, les juges s’interrogent sur la possibilité
de lui conférer une valeur positive en fonction de la rédaction de chacun des articles de la
convention. Dans cette perspective, le Conseil d’Etat a estimé que l’article 9 relatif au droit
de l’enfant de pratiquer sa religion ne dispose pas d’effet direct, position qui, compte tenu
de celle retenue à propos d’autres articles, est susceptible d’évoluer.
- de 1990 au 31 décembre 2000 : 70 arrêts ;
- du 1er janvier 2001 au 31 janvier 2010 : 511 arrêts.
206
Pour une synthèse, J. Massip, L'adoption prononcée à l'étranger doit, pour se voir reconnaître en France
les effets d'une adoption, établir un lien de filiation entre l'adoptant et l'adopté, La Semaine Juridique
Notariale et Immobilière n° 30, 29 Juillet 2011, 1230
- 109 -
Sur ces 581 arrêts, seuls 30 ne font pas référence à la Convention européenne des droits
de l’homme et des libertés fondamentales.
Le point notable ici, c’est l’augmentation des recours que l’on peut lire comme la
conjonction d’une part de modes d’accès simplifiés au juge et, d’autre part, comme la
tendance déjà observée d’auto-justification sur la base des droits de l’homme. Le
contentieux des étrangers en situation irrégulière occupe ici une place prépondérante que
nous pouvons expliquer de la manière suivante : les requérants essaient d’interpréter pour
obtenir gain de cause la contradiction entre le droit à la nationalité de l’enfant reconnu par
la convention207 et l’impossibilité pour les étrangers de se prévaloir du droit de la nationalité
du pays. L’intérêt supérieur de l’enfant réside alors dans l’attribution d’un titre de séjour
pour les parents.
La revendication religieuse est néanmoins présente mais toujours couplée à d’autres
textes. Comme pour la jurisprudence émanant des juges judiciaires, la prise en compte de la
religion dans l’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant n’est pas détaillée. Nous
relèverons toutefois quelques questions symptomatiques en dépit de l’absence d’effet direct
du texte :
- contestation de la laïcité au regard du rythme scolaire imposé à l’enfant en
contradiction avec les prescriptions de sa religion208 ;
- contestation des règles en matière d’hospitalisation209 ;
- contestation d’une reconduite à la frontière ;
- contestation du programme d’éducation sexuelle.210
Il n’est cependant pas certain qu’une telle forme de contestation fût présente dans
l’esprit des rédacteurs du texte.
Au niveau institutionnel, la référence à la Convention des droits de l’enfant est en
revanche nettement plus marquée. Sur un total de 539 réponses sur la base des mots
« convention internationale» et « droits de l’enfant », nous pouvons distinguer :
207
Article 7-1 : L'enfant est enregistré aussitôt sa naissance et a dès celle-ci le droit à un nom, le droit
d'acquérir une nationalité et, dans la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et être élevé par eux.
208
Conseil d'Etat, Assemblée, du 14 avril 1995, 157653.
209
Conseil d'Etat, 1 / 4 SSR, du 3 juillet 1996, 140872.
210
Conseil d'Etat, 3 SS, du 29 septembre 2000, 215869.
- 110 -
- 1990 au 31 décembre 2001 : 202 références ;
- du 1er janvier 2001 au 31 décembre 2011 : 337 références.
Nous signalerons toutefois le caractère relatif des résultats obtenus : la convention n’est
pas toujours désignée de la même manière par les parlementaires. Certains parlent de
convention internationale, d’autres de convention de New-York, d’autres encore des droits
reconnus aux enfants et mélangent à ce titre la convention internationale et la convention
européenne.
Nous trouvons également mention de ce texte dans différents documents administratifs –
10 documents identifiés – , ce qui nous renvoie à la même logique que celle identifiée à
propos de la Déclaration universelle de 1948 : les gouvernements font référence à la
convention quand bien même les juges ne confèrent pas forcément d’effet direct à toutes
ses dispositions. De même, en contradiction avec la jurisprudence, il est arrivé au
gouvernement de consacrer en droit positif l’article 14 sur le droit à la liberté d’opinion et
de religion de l’enfant.211 Bref, une fois ratifié, le texte dispose d’une force performative en
raison de sa simple consécration de droits, le paradoxe ici étant que ses droits ne peuvent
pas forcément être invoqués par leurs titulaires.
Nous préciserons la nature de cette force performative à partir de la double
caractéristique des règles identifiées par N. Timasheff dans le droit fil des travaux de M.
Weber : une dimension éthique et impérative de coordination qui a pour corollaire
l’obéissance à la loi en raison de convictions éthiques et de la peur d’être sanctionné. C’est
en effet parce que l’invocation des droits de l’homme revêt la cause invoquée d’une
dimension de justice qu’elle peut se déployer et faciliter l’auto-justification. Cette
dimension performative explique peut-être pourquoi les questions parlementaires qui se
réfèrent à ce texte n’invoquent pas systématiquement un article précis de la convention
pour justifier leur interrogation. Pour autant, à travers les questions relatives à la
discrimination, les droits de l’enfant, dans le sillage des droits de l’homme, participent
progressivement à la consécration de l’identité religieuse de celui-ci par un vecteur
indirect : les critiques qu’adresse à la France le Comité des droits de l’enfant.
Ce comité, organe attaché aux Nations Unies reçoit des rapports détaillés des pays ayant
ratifié la convention et émet des recommandations sur les points qu’il estime nécessaire
d’améliorer. Au titre des points soulevés, le rapport 2009 rendu à propos de la situation en
France met particulièrement l’accent :
211
Question écrite n° 5688, Garde des Sceaux, ministère de la justice, JO Sénat du 28 juillet 1994.
- 111 -
- sur l’atteinte au droit de l’enfant de pratiquer sa religion en raison de la loi sur les
signes manifestant une appartenance religieuse – « il faut absolument veiller à ce que cette
interdiction n’ait pas pour effet d’empêcher des filles d’exercer leur droit à l’éducation et
de participer à tous les aspects de la société française (CEDAW/C/FRA/CO/6, par. 20),
ainsi que celles du Comité des droits de l’homme notant que, pour respecter une culture
publique de laïcité, il ne devrait pas être besoin d’interdire le port de ces signes religieux
courants » (CCPR/C/FRA/CO/4, par. 23) ». (c’est nous qui soulignons).
- sur l’obligation pour la France de respecter davantage les minorités présentes sur son
territoire en dépit des réserves expressément formulées par le gouvernement concernant
l’applicabilité de l’article 30 de la Convention en raison du principe de laïcité – « l’égalité
devant la loi peut ne pas être suffisante pour garantir que les groupes minoritaires et les
peuples autochtones des départements et territoires d’outre-mer, exposés à une
discrimination de fait, jouissent de leurs droits sur un pied d’égalité. Il se déclare en outre
préoccupé par l’absence de validation des connaissances culturelles transmises aux
enfants appartenant à des groupes minoritaires, en particulier les Roms et les gens du
voyage, et par la discrimination dont ils sont victimes, notamment en ce qui concerne les
droits économiques, sociaux et culturels, y compris le droit à un logement convenable, à un
niveau de vie suffisant, à l’éducation et à la santé ».
Sur le plan institutionnel, ce rapport en date de 2009 est une référence constante des
parlementaires lorsqu’ils questionnent le gouvernement. Nous pouvons ainsi constater une
nouvelle fois que l’identification d’un fait social interne n’est plus dissociable de ses
influences extérieures. Mais, surtout, nous pouvons lire ces multiples questions comme une
subversion de l’ordre interne sur la base de la légitimité onusienne. Tout cela contribue à
ériger la référence aux droits de l’homme, même pour les enfants, en norme autour de
laquelle peuvent s’articuler toutes les prétentions. Dans un tel cadre, les droits de l’enfant
servent également à façonner l’identité religieuse quitte pour cela, - et nous avions déjà
relevé cette logique lors de la présentation du principe de hiérarchie des normes – à
contester et à légitimer la contestation de la laïcité à la française.
A travers la convention internationale relative aux droits de l’enfant, nous avons donc
confirmé ce que nous avions pu suggérer à propos de la Déclaration universelle :
- contrairement à un constat fréquent en matière sociologique, ce n’est pas la sociologie
qui est relativiste mais les règles de droit elles-mêmes qui portent en elles le relativisme212 ;
- la définition d’un fait social comporte nécessairement une dimension internationale ;
212
Cf Revue européenne de sciences sociales, XLI-126 | 2003 : Sociologie et relativisme.
- 112 -
- la question permanente de l’interaction entre les institutions et les individus trouve
dans le recours à la dimension performative des textes un élément important de réponse.
Reste cependant en suspens une interrogation : quel sens donner à l’émergence d’un texte
comme référence commune dans la société alors même qu’il n’est pas forcément consacré
par les juges ? – Pour reprendre ce qu’écrivait E. Durkheim en matière de religion, « le
concept, qui primitivement est tenu pour vrai parce que collectif tend à ne devenir collectif
qu’à condition d’être tenu pour vrai – nous lui demandons ses titres avant de lui accorder
notre créance »213.
Ce constat de décalage au sein même des institutions est une nouvelle limite à
l’approche du champ juridique par P. Bourdieu. Comment en effet vouloir rendre compte
d’un phénomène subtil de domination symbolique quand les institutions elles-mêmes
favorisent la propre remise en cause de leurs compétences, à l’exemple des questions des
parlementaires sur l’applicabilité de textes qui limitent par nature la compétence du
Parlement ? Qui plus est, résumer le droit aux droits de l’homme, c’est procéder à une
simplification du droit qui en facilite l’accès au plus grand nombre et porte en soi la
contestation permanente de l’ordre établi par delà les mécanismes de domination
symbolique.
Dans cette perspective, la ratification de la convention sur l’élimination de toutes les
formes de discrimination à l’égard des femmes confirme le renoncement à l’universel tout
en introduisant une nouvelle dynamique textuelle.
PARAGRAPHE 2 : LA CONVENTION SUR L'ÉLIMINATION DE TOUTES LES
FORMES DE DISCRIMINATION À L'ÉGARD DES FEMMES
La convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des
femmes a été adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies le 18 décembre 1979.
Elle est entrée en vigueur le 3 septembre 1981 et a été ratifiée par la France en 1983.
Ce texte est antérieur à la convention relative aux droits de l’enfant. Certes, les
catégories « enfant » et « femme » présentent une réalité que l’on peut qualifier
d’universelles au sens où elles se retrouvent dans toutes les cultures et civilisations. La
convention de 1979 s’inscrit cependant dans une perspective différente de celle étudiée
précédemment. Il ne s’agit plus de reconnaître des droits à une catégorie – l’égalité
hommes/femmes est proclamée par la Déclaration de 1948 – mais de constater que
l’affirmation de ce principe doit être renforcé par d’autres textes. Autrement dit, la
proclamation d’un idéal universel ne suffit pas : il faut tenir compte du caractère effectif de
213
E. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, 1912, ed. uqac, p. 624.
- 113 -
réalisation des droits, c’est-à-dire introduire une dimension sociologique dans la norme. Il y
a ici une rupture conceptuelle qu’il convient d’exposer afin d’en mesurer la portée.
Comme pour les droits de l’enfant, existe au sein des Nations Unies le Comité pour
l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes qui, en vertu d’un protocole
additionnel adopté par l'Assemblée générale le 6 octobre 1999, et entré en vigueur le 22
décembre 2000, étend la compétence de ce Comité à l'examen de communications
individuelles. La France l'a ratifié le 9 juin 2000. Nous retrouvons la dynamique de
l’influence des normes internationales sur l’appréciation de la situation des femmes si ce
n’est que nous sommes passés d’un examen sur les conditions juridiques de possibilité de
réalisation d’un droit à un examen des conditions sociologiques dans lesquelles les femmes
évoluent lorsqu’elles se prévalent de droits.
La rupture que nous qualifions ici de sociologique se traduit dans le texte de la façon
suivante : le texte ne consacre aucunement de nouveaux droits mais veut inciter les Etats à
lutter contre les pesanteurs sociales qui empêchent les femmes de réaliser les droits qui leur
sont reconnus par la Déclaration et les Pactes précédemment étudiés. Ainsi, « les Etats
prennent les mesures appropriées pour modifier les schémas et modèles de comportement
socioculturel de l’homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés et
des pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui sont fondés sur l’idée de l’infériorité
ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d'un rôle stéréotypé des hommes et des
femmes » (article 5).
Trois points méritent d’être soulignés.
Premièrement, la convention évite de désigner expressément la religion comme cause
socioculturelle des préjugés qui justifient habituellement le statut différencié des femmes
dans les sociétés. Dès lors, sauf à démontrer que les religions reposent sur un postulat
d’égalité hommes/femmes, ce qui contredirait toute l’analyse sociologique et rituelle du
phénomène religieux, un Etat peut ratifier dans un même mouvement une convention
contre les discriminations et une charte fondée sur des principes religieux. Certains Etats,
conscients de la contradiction insurmontable comme l'Arabie Saoudite, Bahreïn, les
Émirats arabes unis et Oman, ont subordonné l'application de la convention à sa conformité
aux normes de la loi islamique. En l’état actuel, pour les Etats moins « cohérents », les
études juridiques contemporaines constatent plutôt une régression du statut personnel des
femmes214.
214
H. Ludsin, Relational Rights Masquerading as Individual Rights, Duke Journal of Gender Law &
Policy, 2008, pp. 195-221..
- 114 -
Deuxièmement, pour que se réalisent les droits des femmes, les Etats peuvent adopter ce
que nous appelons maintenant des discriminations positives – « L’adoption par les Etats
parties de mesures temporaires spéciale visant à accélérer l’instauration d'une égalité de
fait entre les hommes et les femmes n'est pas considéré comme un acte de discrimination tel
qu'il est défini dans la présente Convention, mais ne doit en aucune façon avoir pour
conséquence le maintien de normes inégales ou distinctes; ces mesures doivent être
abrogées dès que les objectifs en matière d’égalité de chances et de traitement ont été
atteints.(art. 4) ». Or, cette logique est, dans la logique onusienne, indépendante du régime
politique du pays qui ratifie la convention. Le mouvement en faveur du principe de nondiscrimination procède soit ainsi d’une dynamique de l’égalité – côté positif -, soit au
contraire de l’atténuation des principes fondateurs en raison de considérations
sociologiques – côté négatif -. Nous pencherions davantage vers le côté négatif compte tenu
de la dynamique propre aux normes juridiques précédemment exposée sur la base d’une
part de la dimension performative des règles et, d’autre part, sur la logique d’autoengendrement qu’elles secrètent.
Troisièmement, à partir du moment où les institutions tiennent compte des conditions
sociologiques de réalisation des droits, il est logique que d’autres textes viennent compléter
cet édifice. Nous pouvons par exemple relever l’existence d’une Convention relative aux
droits des personnes handicapées, adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies le 13
décembre 2006 entrée en vigueur en France le 20 mars 2010. Dès lors, à l’aune de cette
même dynamique, il ne faut pas exclure qu’une autre convention vienne renforcer le droit
de l’individu de pratiquer sa religion, ce qui ne serait que la consécration des critiques
énoncées par exemple par le Comité des droits de l’enfant.
S’agissant à présent de la réception de ce texte, comme il ne porte que sur les conditions
de réalisation des droits, il est en effet plus efficace de citer directement les pactes de 1966
déjà étudiés ou, bien évidemment, la Convention européenne des droits de l’homme et des
libertés fondamentales. Pour autant, la convention ratifiée depuis 1983, fait l’objet, comme
les autres textes, sur le plan institutionnel – réponses ministérielles - de davantage de
références à compter des années 2000 – 91 références à compter de l’année 2000 sur 98
depuis 1988 -. Ces références portent dans leur grande majorité sur l’Arabie Saoudite, ce
qui indirectement témoigne de l’hypocrisie internationale au niveau des Nations Unies à
dissocier la question des discriminations envers les femmes et la religion. En revanche,
cette contestation des religions comme vecteur de discrimination nous est apparue
extrêmement rare au niveau des recommandations européennes. Par exemple, l’Europe
dénonce pratiques de mutilations, crimes d’honneur mais ne les rattache jamais aux
- 115 -
pratiques religieuses215. Il y a ici une ambigüité révélatrice des contradictions
contemporaines que soulève la question religieuse dans les sociétés occidentales et, plus
particulièrement, dans la société française.
Enfin, à multiplier les textes supposés faciliter la réalisation des droits consacrés dans la
Déclaration universelle, il faut se demander si, progressivement, ne se dessine pas comme
critère d’identification de l’homme, sa seule souffrance. Dans cette perspective, la
Déclaration universelle des droits de l’homme a vocation à avoir pour corollaire une
déclaration des droits des animaux.
Tout cela pourrait se limiter à un débat juridique. Nous avons toutefois exposé les
limites de l’approche juridiques pour expliquer leur dissémination. Ces textes disposent, de
par leur existence même, d’une force performative qui se double d’un processus d’autoalimentation en raison de leur diffusion par les institutions mêmes.
SECTION 3 : INFLUENCE
SUR L’EXPRESSION DE L’IDENTITE RELIGIEUSE
DANS LA SOCIETE
Comment l’existence de textes émanant d’organes internationaux a priori noninvocables de façon systématique en droit interne peut-elle avoir un impact sur la vie des
individus ? Nous exposerons quelques vecteurs de diffusion des droits de l’homme et de la
contribution de ceux-ci à la réalisation de l’identité religieuse des individus.
On peut bien évidemment discuter à l’infini de la causalité entre l’influence des
comportements sur les textes ou, à l’inverse, de l’influence des textes sur les
comportements. Il est bien évident également que cette interaction n’est pas dissociable de
la situation économique et sociale de chacun des pays. Pour autant, on ne saurait sousestimer un élément objectif de l’analyse : les textes existaient mais personne ne s’y
référaient vraiment en Occident en dépit des mouvements sociaux. A l’inverse, les textes
des dissidents de l’époque, à l’instar de la Charte 77 ou de l’action de Sakharov en URSS
dès 1972, contestent le pouvoir en raison des atteintes répétées aux droits de l’homme
commises par celui-ci. A l’époque, le combat est politique. Une fois ces régimes remis en
cause, s’est progressivement opéré un glissement du combat politique à la généralisation de
l’argumentation juridique et, plus encore, phénomène nouveau, à l’extension de la référence
aux droits de l’homme à toutes les sphères de l’activité sociale. Trois facteurs nous
paraissent devoir être relevés.
215
Cf par exemple Résolution du 20 septembre 2001 sur les mutilations génitales féminines, JO C 77 E du
28.3.2002, p. 126.
- 116 -
En premier lieu, nous avons déjà souligné l’évolution du rôle des organisations nongouvernementales. Celles-ci contribuent non seulement à façonner ce nouvel
ordonnancement mais aussi à le diffuser par les actions qu’elles mènent. Une enquête
récente a ainsi démontré comment la critique permanente des Etats est un élément de la
stratégie de prise de conscience des populations de leurs droits afin de faciliter leurs
revendications.216 Elle ne lève cependant pas l’ambigüité sur la diversité des textes relatifs
aux droits de l’homme.
En second lieu, ces textes se traduisent par de nombreux programmes tant au niveau des
Etats que des organismes internationaux. La logique institutionnelle est particulièrement
marquée : tous les organismes administratifs ou collectivités territoriales sur le plan interne
comme sur le plan international s’engagent à favoriser le respect des droits de l’homme au
point que l’on peut se demander si ce n’est pas un axe majeur d’attribution des subventions
aux projets individuels.
Par exemple, le programme Alliance des civilisations lancé par les Nations Unies à la
suite des attentats commis en Espagne en 2005 a pour objectif de favoriser un
rapprochement entre islam et Occident. Nous reprenons ici la définition donnée par K.
Annan, secrétaire général des Nations Unies et reprise dans le bulletin d’actualité de
l’ONU : « L'alliance des civilisations s'entend… comme un mouvement pour promouvoir le
respect mutuel pour les croyances et traditions religieuses et comme une réaffirmation de
l'interdépendance croissante de l'humanité dans tous les domaines - de l'environnement à
la santé, du développement économique et social à la paix et à la sécurité » 217. Le site
internet consacré à ce programme qui regroupe une centaine de pays annonce clairement
que « L’Alliance appuie un large spectre d’initiatives qui ont pour objectif de construire
des ponts entres diverses cultures et communautés, avec l’appui de gouvernements
nationaux et locaux, d’organisations internationales et régionales, et de groupes de la
société civile ». Quant au rapport émis dans le cadre de cette institution, il définit
expressément celle-ci comme un groupe de pression qui doit intervenir pour orienter les
politiques en fonction des buts définis sur la base des principes des droits de l’homme218.
Nous pouvons également citer le programme mené de 2005 à 2011 intitulé Business and
Human Rights qui a conduit à l’élaboration de principes directeurs pour guider l’action des
216
D. R. Davis, A. Murdie, C. Garnett, Steinmetz, Makers and Shapers: Human Rights INGOs and Public
Opinion, Human Rights Quaterly, p. 199-224.
217
Centre d’actualité de l’ONU, 14 juillet 2005.
218
Alliance of civilizations, Research Papers on migration, disponible sur le site du programme.
- 117 -
entreprises en la matière. Là encore, est rappelée la nécessaire prise en compte des
particularismes religieux dans la gestion de l’entreprise au nom des droits de l’homme219.
De façon plus anecdotique, une rapide recherche sur Internet permet de saisir une
facette de cette réalité : en matière cinématographique, se sont développés au cours des 10
dernières années, un Festival International des droits de l’homme, un Festival des droits des
femmes, des festivals qui consacrent une partie de leur temps aux droits de minorités…
Autrement dit, les droits de l’homme s’insèrent dans une logique dans laquelle ils autoalimentent en permanence la dynamique. L’homo festivus de P. Murray n’a jamais aussi
bien porté son nom.
Qu'en est-il de l’initiative individuelle dans cette dynamique ? On peut légitimement
penser que si les institutions n’affichaient pas leurs souhaits de financer de tels
programmes, ceux-ci n’auraient jamais pu exister ou connaître un quelconque écho
médiatique. Ainsi, indépendamment de toute approche contentieuse, nous évoluons dans un
environnement médiatique et institutionnel qui véhicule comme référence majeure les
droits de l’homme et par extension le droit de pratiquer sa religion comme droit de
l’homme.
En troisième lieu, la diffusion passe par l’institution scolaire. C’est d’ailleurs l’un des
vecteurs qui a été parfaitement identifié pour expliquer la préséance de l’institution sur
l’individu ainsi que sa capacité à se légitimer. Pour reprendre ce qu’écrivait C. Bouglé sur
ce point, « Un système pédagogique est l'ensemble des institutions à l'aide desquelles une
société essaie consciemment, et principalement par la parole, de former les idées, les
sentiments et les habitudes de ses membres encore jeunes »220. La question de l’interaction
entre individus et textes est loin d’être aisée. Une bonne partie des réformes découle de
rapports rédigés par des experts. Ensuite, ces travaux remis aux autorités peuvent soit être
oubliés, soit tout simplement constituer un socle d’idées qui fera son chemin par la suite. Il
219
Principes John Ruggie, p. 10 : « Pour montrer aux entreprises la voie à suivre pour respecter les droits de
l’homme, il faudrait leur indiquer les résultats escomptés et les aider à partager les meilleures pratiques. Il
faudrait leur conseiller des méthodes adaptées, s’agissant notamment de la diligence raisonnable en matière
de droits de l’homme, et de la manière d’examiner efficacement la problématique hommes-femmes et les
questions de vulnérabilité et de marginalisation, en reconnaissant les problèmes particuliers auxquels
peuvent se heurter les peuples autochtones, les femmes, les minorités nationales ou ethniques, les minorités
religieuses et linguistiques, les enfants, les personnes handicapées, les travailleurs migrants et leur famille ».
220
Cf C. Bouglé, Qu'est-ce que la sociologie ? La sociologie populaire et l'histoire. Les rapports de l'histoire
et de la science sociale d'après Cournot, Théories sur la division du travail, (1925), éd. Uqac, p. 13.
- 118 -
n’en devient que plus difficile pour repérer qui de l’institution ou de l’individu joue un rôle
central lorsque l’on analyse une mutation sociale à travers le prisme des règles juridiques.
Le constat formulé en 1967 sur le sujet reste parfaitement valable même si les moyens
techniques dont nous disposons facilitent la recherche : « Cerner ce qu'est la conception de
l'homme à former dans un système de normes déterminé est toujours une tâche complexe
»221.
Nous citerons un exemple à notre sens, symptomatique. Dans un rapport de 1985, rédigé
par P. Bourdieu et remis au président F. Mitterrand, l’auteur souligne, après avoir rappelé
l’enjeu de l’éducation pour lutter contre le fanatisme que « Tout en respectant les
particularismes culturels, linguistiques et religieux, l'Etat doit assurer à tous le minimum
culturel commun qui est la condition de l'exercice d'une activité professionnelle réussie et
du maintien du minimum de communication indispensable à l'exercice éclairé des droits de
l'homme et du citoyen »222. Il serait bien évidemment hasardeux de faire de cette
préconisation un élément central de la construction d’un fait social alliant religion et droits
de l’homme. Nous remarquerons toutefois qu’il s’agit d’une nouvelle illustration de la
référence aux droits de l’homme par des sociologues à une époque où ceux-ci sont quasiabsents du débat juridique et que cette référence, comme celle précédemment relevée,
émane d’une sociologie foncièrement anti-juridique. Quand en plus cette référence s’inscrit
dans une démarche singulièrement relativiste, « le seul fondement universel que l'on puisse
donner à une culture réside dans la reconnaissance de la part d'arbitraire qu'elle doit à
son historicité »223 – elle n’en est que plus révélatrice de l’ambigüité que constitue la
référence aux droits de l’homme pour fonder ou articuler des prétentions quelles qu’elles
soient.
En 2010, le rapport du Haut Conseil à l’intégration remis au Premier Ministre relatif à
l’expression religieuse dans les espaces publics de la République intitulé « Les défis de
l’intégration à l’école » s’inscrit dans une logique différente de celle du rapport Bourdieu.
Pourtant, la référence aux droits de l’homme véhicule les mêmes ambigüités que celles
exposées précédemment. Nous relèverons :
221
J. Chobaux, Un système de normes pédagogiques. Les instructions officielles dans l'enseignement
élémentaire français, Revue française de sociologie. 1967, p. 34-56, spéc. p. 38.
222
Rapport du Collège de France, Paris, Editions de Minuit, 1985, il est indiqué qu’il a été remis par P.
Bourdieu à F. Mitterrand.
223
Op. cit.
- 119 -
- un renvoi aux « principes fondateurs de la Déclaration universelle des droits de
l’homme et du citoyen » (p. 5), soit une contradiction dans les termes mêmes qui en plus
ignore l’existence des déclarations régionales ;
- une affirmation de la nécessité de développer une culture des Droits de l’homme pour
apprécier la diversité des cultures : être le creuset où se fabrique le « vivre ensemble », audelà de la simple coexistence ou tolérance des différences, en s'appuyant sur le partage des
principes communs inaliénables de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen
(p.111).
Nous mesurons ainsi le caractère structurant de la référence aux droits de l’homme dans
la définition des programmes scolaires avec à chaque fois le paradoxe d’un fort enjeu
pédagogique combiné à une imprécision lourde sur le contenu desdits droits. Mystique des
droits de l’homme depuis le basculement des années 1980 ?
C’est en tous les cas dans ce cadre qu’intervient la définition des programmes scolaires
et la difficulté de clairement faire la part des choses entre les individus et les institutions. Si,
le problème de l’analyse des programmes scolaires est classique, deux autres paramètres
compliquent l’analyse :
- la nécessité pour les pouvoirs publics de tenir compte des recommandations
européennes notamment lorsque les institutions européennes décident de consacrer une
année à un thème précis comme le dialogue inter-culturel224 ;
- une difficulté technique : les Bulletins officiels de l’Education nationale antérieurs à
2008 ne sont pas aisément disponibles. Si on s’en tient cependant aux informations
obtenues à partir de la base de données du Ministère de l’Education nationale Mentor et
ensuite sur Lexis Nexis, il y aurait sur la période 1978 à 2012, 78 textes émanant de ce
Ministère relatifs aux droits de l’homme.
Pour ces 78 documents, il convient de procéder à une approche quantitative et
qualitative :
- la décennie 2001-2011 : 23 références ;
- la décennie 1990-2000 : 28 références ;
224
Rapport de la Commission au Conseil, au Parlement européen, au Comité économique et social européen
et au Comité des régions-Evaluation de l'Année européenne du dialogue interculturel (2008)/
COM/2010/0361 final.
- 120 -
- 1978-1990 : 27 références.
Au titre de ces Bulletins officiels, il y a des informations récurrentes comme
l’organisation du Prix René Cassin pour les droits de l’homme présent dès 1978 ou la
commémoration tous les 10 ans de l’anniversaire de la Déclaration universelle de 1948.
Bien évidemment, il en va de même pour la Déclaration de 1789 et l’organisation du
bicentenaire - c’est ce qui explique la quasi-identité du nombre de références selon les
décennies car la majeure partie des B.O adoptés durant la décennie 1980 concerne
l’organisation de cet évènement. Nous noterons toutefois une évolution dans la définition
du prix René Cassin : il ne porte plus uniquement sur la résistance mais également sur la
réalisation des droits dans le monde contemporain.
Les nuances, à notre sens, importantes, interviennent dans la définition des programmes
scolaires. Compte tenu des textes recensés, voici les nouveautés que nous pouvons
identifier qui témoignent d’une modification de la perception des règles par les institutions
et de la nécessité d’en imprégner davantage les programmes scolaires :
- B.O. 31 mars 1994 : avis sur l’instauration d’une semaine contre le racisme - que l’on
soit clair : nous ne soutenons pas qu’avant cette date, la préoccupation de lutte contre le
racisme soit absente des programmes scolaires, de même que celle de l’antisémitisme ;
nous constatons seulement qu’à compter de cette date, cette préoccupation s’inscrit dans le
cadre plus large des droits de l’homme.
- une réflexion similaire peut être formulée à propos de la visite de camp de
concentration - également au B.O. du 31 mars 1994 - ou à propos à de la journée de lutte
contre la misère - B.O. 12 novembre 1998.
Sur cette même période, nous constatons que le mot discrimination utilisé
antérieurement uniquement à propos des discriminations sexuelles vise toute distinction
illégitime. La circulaire adoptée à propos de la laïcité en 1994 - B.O. du 29 septembre 1994
- ne fait aucune référence aux droits de l’homme. En revanche, elle sera relayée par une
circulaire intitulée « initiatives citoyennes pour apprendre vivre ensemble » dont le
communiqué de presse du 4 décembre 1998 énonce, par delà les termes utilisés dans la
circulaire, une conception permettant de concilier nation et droits de l’homme – « la Nation
et l’ouverture à l’universel ».
C’est peut-être sur la base de documents de ce genre que l’on mesure d’une part une
conception nouvelle des droits de l’homme, non plus comme seule référence du passé mais
comme règles structurantes de la société française. S’inscrivent ainsi dans le prolongement
de ce texte :
- 121 -
- la journée de la mémoire de l’Holocauste et de la prévention des crimes contre
l’humanité dont l’instruction pédagogique fait expressément le lien avec le respect des
Droits de l’homme – B.O. 19 décembre 2002 ;
- les journées de commémoration de la traite négrière, de l’esclavage et de leur abolition
– B.O. 20 avril 2006.
Quant à la diffusion du lien entre religion et droits de l’homme, nous nous contenterons
de citer la dernière instruction pédagogique : « Comprendre l'unité et la complexité du
monde par une première approche : - des droits de l'homme - de la diversité des
civilisations, des sociétés, des religions (histoire et aire de diffusion contemporaine) - du
fait religieux en France, en Europe et dans le monde en prenant notamment appui sur des
textes fondateurs (en particulier, des extraits de la Bible et du Coran) dans un esprit de
laïcité respectueux des consciences et des convictions »225.
Bref, les influences se croisent et s’auto-alimentent et contribuent à entretenir une
véritable dynamique ou phénomène de propagation. Le concept d’imitation de G. Tarde,
valable pour rendre compte de la jurisprudence, se révèle ici insuffisant mais
complémentaire avec celui développé par N. Luhmann d’auto-poïese.
Au terme de ce panorama des textes internationaux et de cet essai de mesure de leur
influence sur les individus et sur la manière dont ils perçoivent les normes, notre recherche
nous permet de dégager les points suivants :
- nous avons assisté ces dernières années à un recours toujours plus massif à ces textes,
recours révélateur non seulement d’une mutation progressive de l’ordre juridique mais
aussi, plus largement des relations sociales – si les individus changent leurs normes de
références, il est logique d’estimer que cela préfigure des changements sociaux ;
- ce recours toujours plus massif aux textes faisant référence directement ou
indirectement aux droits de l’homme s’accompagne d’une véritable modification du
vocabulaire et des manières de percevoir les règles : c’est ce que, schématiquement, nous
avons désigné par la dimension performative de ces normes par delà les règles habituelles
de transposition. En même temps, plus les références aux droits de l’homme augmentent,
plus également augmente le recours à la notion de discrimination. Il faudra donc
nécessairement se demander s’il y a équivalence entre revendication d’égalité et lutte contre
les discriminations ;
225
Circulaire n° 2011-238 du 26-12-2011. L'instruction dans la famille, 2011-238 BO Education nationale du
19 janvier 2012, n° 3.
- 122 -
- cette évolution, généralement considérée comme une caractéristique des régimes
démocratiques, nous a paru avoir pour origine la dynamique même des normes
indépendamment du régime politique – il y a ici un problème de causalité à préciser : ce
n’est pas parce que la démocratie accueille plus facilement ce type de revendications
qu’elle les a secrétées à l’origine. C’est ce que nous avons pu montrer à travers le principe
de consécration des droits de l’enfant ou de la méthode de discrimination dite aujourd’hui
positive qui trouvent leur socle dans des textes antérieurs aux débats qu’a pu susciter leur
recours dans la vie publique ;
- cette évolution participe d’une mutation majeure des sociétés et des règles de droit : la
consécration du relativisme culturel dans les règles et non comme fait social
indépendamment des cadres juridiques dans lesquels évoluent individus.
Ainsi, nous avons commencé à rendre compte de l’imbrication de la religion dans les
droits de l’homme et de l’influence de cette imbrication sur l’évolution sociale.
A chaque fois, nous avons constaté que le recours aux textes examinés ci-dessus se
double d’une référence aux normes communautaires. La particularité de ces normes
comparée aux autres normes internationales constitue donc une raison suffisante pour
justifier qu’elles fassent l’objet d’un traitement autonome.
- 123 -
CHAPITRE 2 : LA DYNAMIQUE DU DROIT COMMUNAUTAIRE DANS
LA CONSÉCRATION DE L’IDENTITÉ RELIGIEUSE DE L’HOMME
MODERNE
La définition du caractère particulier du droit communautaire par rapport aux autres
textes internationaux permet de distinguer parfaitement deux périodes : celle où la
problématique religieuse est absente de celle où elle devient une composante du droit
communautaire.
Le droit communautaire au sens de droit de l’Union européenne issu du traité de Rome
du 25 mars 1957 dispose d’une caractéristique unique au regard des autres normes
internationales : il est autonome et prime sur le droit interne en raison du principe
d’application directe selon la rédaction de ces dispositions ou l’origine des textes. Le
problème ici n’est donc pas la date de transposition en droit interne mais le mode de
rédaction du texte.
Le principe d’autonomie a été défini de la façon suivante par les juges européens dans
une décision du 15 juillet 1964 : « à la différence des traités internationaux ordinaires, le
traité de la CEE (aussi appelé traité CE ou Traité de Rome) a institué un ordre juridique
propre intégré au système juridique des États membres (...) et qui s’impose à leur
juridiction. En instituant une Communauté de durée illimitée, dotée d’institutions propres,
de la personnalité, de la capacité juridique, d’une capacité de représentation
internationale et plus particulièrement de pouvoirs réels issus d’une limitation de
compétence ou d’un transfert d’attributions des États à la Communauté, ceux-ci ont limité
leurs droits souverains et ont créé ainsi un corps de droit applicable à leurs ressortissants
et à eux-mêmes ». Par voie de conséquence, « le droit du traité ne pourrait donc, en raison
de sa nature spécifique originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il
soit sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base
juridique de la Communauté elle-même (…). Le transfert opéré par les États, de leur ordre
juridique interne au profit de l’ordre juridique communautaire, des droits et obligations
correspondant aux dispositions du traité, entraîne donc une limitation définitive de leurs
droits souverains contre laquelle ne saurait prévaloir un acte unilatéral ultérieur
incompatible avec la notion de Communauté ». Bref, très tôt, les juges européens ont déduit
une conséquence politique forte – une restriction de souveraineté définitive – à ce qui, de
prime abord, concernait principalement un problème classique de hiérarchie des normes.
Le système est d’autant plus cohérent que, dans un arrêt du 5 février 1963, la Cour de
Justice avait estimé que le texte communautaire « produit des effets immédiats et engendre
- 124 -
des droits individuels que les juridictions internes doivent sauvegarder 226». Ainsi, plus le
texte bénéficie d’une rédaction claire et précise, plus il est possible pour les individus de
s’en prévaloir à l’encontre d’une mesure étatique qui, de façon directe ou indirecte, aurait
pour objet ou pour effet, pour reprendre la terminologie propre au droit communautaire de
restreindre par exemple sa libre circulation. Ces deux principes consacrent ici l’idée forte
qu’il n’est pas possible de se fier aux Etats pour assurer le respect des engagements qu’ils
prennent. Les juges ont, en contrepoint, érigé les individus par le biais des actions en justice
en véritable contre-pouvoir et imposé l’idée que le droit se réalisait par delà les finalités
étatiques. Il y a ainsi au fondement même du droit communautaire la disjonction entre droit
et Etat, logique sous-jacente à la Déclaration universelle des droits de l’homme dont nous
essayons sociologiquement de mesurer les effets à travers le cas particulier de la religion.
Avant d’identifier l’impact d’un tel renversement conceptuel sur le plan de la
construction de l’identité religieuse, nous ferons trois remarques :
- la dynamique juridique que va enclencher une telle conception de l’articulation des
règles les unes par rapport aux autres est loin d’être réductible à certaines présentations
sociologiques de la règle de droit. Le droit n’est pas uniquement le reflet d’une
infrastructure économique ; il est surtout le vecteur d’une mutation permanente de la nature
des relations que les individus entretiennent avec l’Etat ;
- ces arrêts ont été rendus au début des années 1960 – on peut estimer que leur portée
politique ne deviendra un sujet débattu dans la sphère publique qu’en 1978 avec ce qu’il est
convenu d’appeler l’appel de Cochin, surtout lors de la ratification par référendum du
Traité de Maastricht en 1992. La problématique politique a été au cœur du processus de
ratification du Traité constitutionnel en 2005. Dans un tel contexte, on peut légitimement
considérer que :
- l’analyse de données juridiques devient indispensable pour comprendre les
logiques sociales contemporaines – ou, pour le dire autrement, la structuration du champ
juridique n’est pas dissociable des mutations contemporaines et son influence ne saurait
être sous-estimée ;
- l’autonomie du champ juridique a inéluctablement un impact sur les relations
sociales sans qu’il soit d’ailleurs toujours possible de déterminer les causes des options
retenues par les juges ;
226
Pour une présentation d’ensemble, G. Isaac, M. Blanquet, Droit général de l’Union européenne, Sirey,
2010.
- 125 -
- la médiatisation des problèmes relatifs à la construction européenne a pris corps à
travers la notion de « service public à la française » - les opposants à l’Europe ont mis et
continuent de mettre en avant, même si les principales réformes sur le sujet ont été
adoptées, la destruction de la notion de service public sous l’emprise du droit européen.
Compte tenu du principe d’autonomie énoncé, il n’y a pas de raison que, sous l’emprise du
droit européen, nous assistions soit à une mutation, soit à une décomposition du principe de
laïcité dont l’énoncé s’accompagne généralement de l’accolade « à la française ».
Dans ce cadre, la prise en compte de la problématique religieuse en droit
communautaire marque indubitablement une rupture. A l’origine, le Traité de Rome ne
concerne que les libertés de circulation des marchandises, des capitaux, des services et des
personnes. Le mot religion n’est pas présent dans le Traité.
Pour autant, une simple approche formelle serait insuffisante. Ce n’est pas parce qu’un
thème n’est pas évoqué qu’il est automatiquement exclu de la compétence communautaire.
Par exemple, le Traité de Rome de 1957 ne prévoit aucune compétence de la Communauté
en matière de fiscalité directe ; il ne vise expressément que les droits de douane à caractère
fiscal. Or, la libre circulation et la lutte contre les discriminations en la matière ont
progressivement redessiné la fiscalité des pays membres. D’une part, le principe de libre
circulation conduit de facto les opérateurs à comparer les fiscalités des différents pays pour
privilégier les zones les moins imposées ; d’autre part, le principe de non-discrimination a
considérablement réduit la possibilité pour les Etats de distinguer entre les nationaux et les
non-nationaux. In fine, il n’est plus possible d’envisager une réglementation nationale
fiscale sans s’interroger sur sa compatibilité avec le droit communautaire. Il n’est donc pas
possible de se contenter d’une recherche sur le seul emploi des mots pour identifier une
compétence communautaire.
Afin de prendre en compte cette double dynamique dans l’expression de l’identité
religieuse par les droits de l’homme, nous distinguerons :
- Section 1 : les évolutions institutionnelles ;
- Section 2 : les évolutions liées à la mise en œuvre des principes de libre circulation.
SECTION 1 : LES EVOLUTIONS INSTITUTIONNELLES
Au titre des évolutions institutionnelles, nous accorderons une place particulière aux
différences sémantiques entre les traités.
- 126 -
La ratification du Traité d’Amsterdam signé le 2 octobre 1997 et entré en vigueur le 1er
mai 1999 constitue l’évènement le plus notable en matière de construction européenne.
Conformément à son préambule, il est donné portée normative à deux textes :
- la Charte sociale européenne de Turin du 18 octobre 1961 qui prévoyait que « la
jouissance des droits sociaux doit être assurée sans discrimination fondée sur la race, la
couleur, le sexe, la religion, l'opinion politique, l'ascendance nationale ou l'origine sociale
».
- la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs de 1989
dont le préambule contient la mention suivante : « considérant que, pour assurer l’égalité
de traitement, il convient de lutter contre les discriminations sous toutes leurs formes,
notamment celles fondées sur le sexe, la couleur, la race, les opinions et les croyances, et
que, dans un esprit de solidarité, il importe de lutter contre l’exclusion sociale »;
Enfin, l’article 13 de ce Traité prévoit que, « le Conseil, statuant à l'unanimité sur
proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen, peut prendre
les mesures nécessaires en vue de combattre toute discrimination fondée sur le sexe, la
race ou l'origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l'âge ou l'orientation
sexuelle ».
Il y a ici deux changements majeurs par rapport au Traité de Rome en date de 1957.
Premièrement, le Traité de Rome ne mentionnait que l’obligation d’abolir les
discriminations fondées sur la nationalité227 ; le Traité d’Amsterdam consacre à présent un
article à la lutte contre les discriminations fondées sur la nationalité (article 12) et un autre
article relatif à la lutte contre les autres discriminations – l’article 13 précité. Le Traité
prévoit deux procédures distinctes étant entendu que la lutte contre les discriminations
relatives à la nationalité s’inscrit dans l’objectif plus large de la consécration d’une
citoyenneté européenne qui s’ajoute à la nationalité originelle (articles 17 et suivants). La
religion ou la croyance sont mises sur le même plan que d’autres éléments comme le sexe
ou l’âge. Deuxièmement, le Traité d’Amsterdam établit une jonction entre l’union
européenne et les principes dégagés par la Cour européenne de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales228. Sous ces deux aspects, le Traité consacre ainsi
indirectement le droit de pratiquer sa religion comme principe de l’Union européenne.
227 Article 48-2 du Traité de Rome.
228 La jonction est telle qu’un éminent commentateur en droit européen, F. Sudre, a pu écrire à ce sujet, La
Communauté européenne et les droits fondamentaux après le traité d’Amsterdam : vers un nouveau système
- 127 -
Le changement sémantique est pour le moins spectaculaire : jusqu’au Traité
d’Amsterdam, les quatre libertés de circulation qui constituent le pilier du droit européen ne
bénéficiaient ni du qualificatif de droits de l’homme ni de celui de droits fondamentaux.
Certes, il est possible de trouver dans la jurisprudence ancienne de la Cour de Justice des
Communautés européennes mention de l’expression droits fondamentaux229. Pour autant, ce
n’est véritablement qu’à partir du Traité d’Amsterdam et de la jonction qu’établit celui-ci
avec la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
qu’intervient la rupture tant sémantique que conceptuelle.
Le Traité renvoie apparemment à deux conceptions distinctes de la religion comme
élément constitutif de l’identité d’un individu : une approche classique dans laquelle celleci constitue un élément parmi d’autres qui ne doit pas inférer dans le processus décisionnel
d’un employeur ; une approche plus moderne qui repose sur l’article 9 de la Convention
européenne en vertu duquel « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience
et de religion; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi
que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement,
en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des
rites ». L’identité religieuse comme droits de l’homme permet d’éluder l’apparente
contradiction : c’est parce que l’individu dispose du droit de manifester sa religion en
public qu’il ne doit pas subir de discrimination.
L’analyse des textes confirme ici comme précédemment le rôle pivot de la Convention
de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la mutation de
l’argumentation pour faire valoir son identité religieuse. Elle dessine en filigrane un
européen de protection des droits de l’homme ?, Semaine Juridique, ed. Générale, 1998, I, 100 « Le Traité
consacre sans équivoque la volonté de l'Union européenne de construire son propre système de protection
des droits de l'homme, largement bâti sur une absorption de la Convention EDH. Fondé sur les mêmes
valeurs, le système communautaire est nécessairement appelé à concurrencer le système propre de la
Convention EDH, dont la pérennité nous semble désormais, paradoxalement, dépendre de la Cour de justice
des Communautés européennes. Il ne tient en effet qu'à cette dernière d'exploiter à l'avenir pleinement sa
nouvelle compétence de "juge des droits de l'homme" et de reprendre l'incomparable acquis jurisprudentiel
de la CEDH pour développer un véritable droit communautaire des droits fondamentaux... »
229
La première mention de l’expression droits fondamentaux apparaît en 1969 : CJ.C.E., Stauder, 12
novembre 1969 (aff. 29/69, Rec. p. 419) :
« La disposition litigieuse ne révèle aucun élément susceptible de
mettre en cause les droits fondamentaux de la personne compris dans les principes généraux du droit
communautaire ». Pour autant, l’identité des termes donne en droit l’illusion d’une continuité qui n’est peutêtre qu’apparente.
- 128 -
contexte historique : le basculement qui intervient à la fin du XXème siècle quant à la
consécration juridique de la religion comme fait sociologique public et non plus comme fait
uniquement cantonné dans la sphère privée.
Cette dimension prend un aspect paradoxal : d’un côté, lors de la rédaction du Traité
établissant une Constitution pour l’Europe, la question de la mention des « valeurs
chrétiennes » a été longuement débattue pour, finalement ne pas être retenue230 ; de l’autre,
le rôle des églises va être pleinement consacré : « Reconnaissant leur identité et leur
contribution spécifique, l'Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec
ces églises et organisations ». Bref, il n’y a pas d’héritage ou de valeurs communes
d’inspiration religieuse en Europe ; il existe en revanche des églises qui sont érigées en
interlocuteurs institutionnels en plus du fait que le Traité prévoit une procédure de
dialogues entre les institutions et les associations représentatives et la société civile (art.
47).
Le texte, résultat d’un compromis, érige comme valeur juridique le relativisme : le terme
organisation vise les organisations non-confessionnelles qui, à la différence des églises ne
désignent ni ne défendent aucune vérité transcendante. Dès lors, l’invocation des droits de
l’homme peut tout autant contribuer à assurer la défense de la liberté d’expression qu’à
justifier que celle-ci soit restreinte afin d’assurer l’équilibre institutionnel. Se manifeste ici
un fait nouveau à la fin du XXème siècle : non seulement la religion devient un élément
consubstantiel de tout débat à travers le rôle conféré aux institutions mais en plus elle n’a
plus vocation à rester assujettie à des valeurs laïcs.
La rupture est pleinement consacrée lors du Livre blanc du 25 juillet 2001 sur la
gouvernance européenne : « La société civile joue un rôle important en permettant aux
citoyens d'exprimer leurs préoccupations et en fournissant les services correspondant aux
besoins de la population. Les Eglises et les communautés religieuses ont une contribution
spécifique à apporter »231. Le préambule de ce texte fournit les raisons avancées pour
associer toujours davantage les institutions religieuses au processus décisionnel :
- « Les dirigeants politiques de toute l'Europe sont aujourd'hui confrontés à un véritable
paradoxe. D'une part, les citoyens européens attendent d'eux qu'ils apportent des solutions
aux grands problèmes de nos sociétés. D'autre part, ces mêmes citoyens ont de moins en
230
Pour une synthèse sur le sujet, V. Riva, Les débats intellectuels sur l'Europe au prisme du religieux en
France et en Italie, Politique européenne, n°24, 2008, p. 61-81.
231
Gouvernance européenne, Un livre blanc/COM/2001/0428 final/Journal officiel n° 287 du 12/10/2001 p.
1–29.
- 129 -
moins confiance dans les institutions et la politique, ou tout simplement s'en
désintéressent ;
- les gens attendent cependant aussi de l'Union qu'elle soit en première ligne pour saisir
les possibilités de développement économique et humain offertes par la mondialisation et
pour répondre aux défis de l'environnement et du chômage, aux interrogations sur la
sécurité alimentaire, la criminalité et les conflits régionaux ».
Rupture considérable avec la conception française, les avis des institutions religieuses
sur les questions de société ne concernent plus uniquement les croyants mais bien
l’ensemble de la société : ces avis ont vocation à être éventuellement pris en compte dans
l’élaboration des politiques européennes.
Une telle mutation institutionnelle découlerait soit d’une prise en compte de la diversité
des populations européennes, soit d’une mutation plus profonde que les textes auraient par
ce biais enregistré, soit d’une conception idéologique de la société émanant des institutions
européennes. En cela, l’étude des manifestations de cette mutation à travers le prisme du
contentieux des droits de l’homme vise à mieux en saisir la portée. La rupture est
néanmoins considérable : à compter de cette date, l’Europe ne se préoccupe plus
uniquement de questions économiques mais également de religions. Le concept de société
civile n’est en outre désormais plus dissociable de l’intervention desdites institutions
religieuses, ce qui, si on s’en tient aux études qui ont été consacrées à ce concept,
représente une évolution considérable. Dans la conception française, la religion reste un
élément de la sphère privée et non de la société civile.232
En résumé, l’évolution du cadre institutionnel communautaire se caractérise par le
passage d’un droit de prime abord centré sur des questions juridiques propres à la vie des
affaires à un corps de règles propres à intervenir dans tous les domaines de la vie
quotidienne avec comme règles cardinales celles relatives aux droits fondamentaux. En
parallèle à cette évolution, les institutions communautaires ont érigé les religions et leurs
représentants en composants de la société civile et contribué à leur conférer une dimension
publique. A l’identique avec ce qui a pu être observé avec les textes internationaux, nous
pouvons constater un véritable basculement autour des années 1999-2001.
232
Cf le numéro de la revue du C.U.R.A.P.P. publiée par les Puf consacrée à la société civile en 1986 sous la
direction de R. Draï, et plus spéc. l’article de P. Dauchy, Identité individuelle, conception du monde et
réseaux d'appartenance, p. 117-128 qui ne mentionne pas l’éventuelle affiliation à une église comme élément
constitutif de l’identité individuelle ni la place des églises dans la société civile. On retrouve 21 ans plus tard
la même absence, en 2007, dans le numéro 30 de la revue Agir intitulée Sociétés civiles et pouvoir.
- 130 -
L’analyse des évolutions liées à la mise en œuvre des principes de libre circulation
permet de prolonger ce constat à l’aune de problèmes concrets.
SECTION 2 : LES EVOLUTIONS LIEES A LA MISE EN ŒUVRE DES PRINCIPES DE
LIBRE CIRCULATION
Comparée à l’étape précédente qui reposait sur l’analyse de la succession des différents
traités, l’appréhension des évolutions liées à la mise en œuvre des principes de libre
circulation nécessite ici de traiter un ensemble de sources disparates : le droit dérivé et
surtout la jurisprudence.
La quantité des textes et des arrêts rendus depuis les débuts du droit communautaire rend
matériellement impossible une recherche systématique. La recherche est d’autant moins
aisée que la base de données synthétisant les sources communautaires est loin d’être
performante. Nous avons donc décidé de procéder à des recherches par mots clés sur la
base de données Lexis Nexis. Il est bien évident que le résultat obtenu est loin d’être
parfait : si la législation européenne bénéficie d’une reproduction intégrale, il n’en va pas
de même de la jurisprudence – seule les arrêts postérieurs à 1989 sont accessibles.
Pour autant, cela ne devrait pas entamer la pertinence de la recherche compte tenu du
fait qu’en dépit des marges d’interprétation dont disposent les juges, ceux-ci n’en restent
pas moins tenus par les textes. Or, la référence à la religion dans les textes constitutifs
intervient, comme nous l’avons montré, uniquement à compter du Traité d’Amsterdam. Dès
lors, si une jurisprudence antérieure a soulevé un problème d’identité religieuse sous
l’angle des questions de libre circulation, cela relève davantage du caractère anecdotique
que d’un véritable questionnement juridique visant à provoquer une mutation
sociologique233.
Dans ce cadre, le choix des mots clés pose deux problèmes :
- d’une part, le terme « religion » ou « religieux » peut être utilisé comme faisant
référence à un ensemble de pratiques sans pour autant renvoyer à une question d’identité
religieuse ;
- d’autre part, le terme « religion » ou « religieux » peut être utilisé dans le cadre d’une
énumération à l’instar de ce qui ressort en matière de lutte contre les discriminations.
233
Nous reviendrons sur ce point à travers la mutation de la référence aux droits de l’homme dans le
contentieux interne.
- 131 -
Ce n’est donc pas parce que ces termes sont présents dans des textes ou arrêts qu’il y a
véritablement en jeu une question d’identité.
Pour éviter toute interférence avec le droit relatif à l’application de la Convention de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentale, nous avons rajouté les
termes « droit communautaire ». Pour identifier précisément la période au cours de laquelle
la référence à l’identité religieuse est devenue courante, nous avons répété la recherche en
limitant son domaine à des périodes décennales.
Les résultats sont exposés sur la base de la distinction entre droit dérivé (paragraphe 1)
et jurisprudence (paragraphe 2).
PARAGRAPHE 1 : LE DROIT DÉRIVÉ DANS SON ACCEPTION LA PLUS LARGE
Le droit dérivé désigne l’ensemble des textes qui ont pour objet la réalisation des
objectifs communautaires, soit principalement les règlements, les directives et les
recommandations. La base de données Lexis Nexis, sous l’appellation Législation UE
englobe dans une perspective large également les questions parlementaires, les rapports de
la Commission, les propositions de textes depuis la création de la Communauté
européenne… Elle permet donc d’identifier précisément l’émergence de la problématique
religieuse au sein des institutions européennes.
Sur cette base de données, la subdivision par décennie d’une recherche portant sur les
mots « Droit communautaire » et « religion » donnent les résultats suivants :
- de 1957 au 1er janvier 1980 : aucune occurrence ;
- du 1er janvier 1980 au 1er janvier 1990, une occurrence anecdotique à propos d’un litige
en matière de concurrence ;
- du 1er janvier 1990 au 1er janvier 2001, 59 occurrences ;
- du 1er janvier 2001 au 1er septembre 2011, 205 occurrences.
Ces résultats confirment le tournant institutionnel identifié précédemment, ce qui est
somme toute logique puisque le droit dérivé dépend des Traités. L’analyse des différents
textes permet de dégager la conception de la religion que l’Union européenne véhicule.
Nous distinguerons pour cela les deux périodes clés : la période du 1er janvier 1990 au 1er
janvier 2001 (1) et la période du 1er janvier 2001 au 1er septembre 2011 (2).
1) LA QUESTION RELIGIEUSE DANS LE DROIT DÉRIVÉ : 1990-2001
- 132 -
S’agissant de la décennie 1990-2000 avec comme limite le 1er janvier 2001, il nous a
paru judicieux de la scinder en distinguant la période antérieure (a) à la signature du Traité
d’Amsterdam et la période postérieure (b). Les résultats sont les suivants :
a) du 1er janvier 1990 au 1er janvier 1998
Nous dénombrons 28 résultats desquels il faut soustraire deux mentions du Traité
d’Amsterdam. Sur les 26 résultats restants, nous trouvons :
- Rapport annuel relatif à l'exercice 1990 de la Cour des comptes des communautés
européennes, accompagné des réponses des institutions qui fait état du nombre de cours de
religion dispensés dans les écoles européennes de façon statistique sans donner d’autre
précision sur le contenu de l’enseignement234 ;
- cinq questions écrites,
- deux relatives à la nécessité de préciser les orientations politiques de la Communauté
européenne en matière de droits de l’homme – les réponses rappellent le principe de nondiscrimination notamment en matière religieuse235,
- une question relative à l’éventuel rôle reconnu aux Eglises dans le futur Traité
européen ;
- une question relative au respect du principe de non-discrimination dans la
réglementation espagnole236 ;
- une question relative à la liberté d’opinion, de conscience et de religion : « Lors de
l'élaboration de la législation, comment la Commission veille-t-elle à garantir les
convictions sincères des minorités religieuses (et autres) authentiques ? Estime-t-elle qu'il
n'est pas nécessaire de prévoir des dérogations spécifiques dans les règlements et
directives portant sur des questions de conscience ou de croyance car elle escompte que
234
Journal Officiel du 13 décembre 199– n° C 324 – p. 1.
235
Question écrite n° 3029/97 et 3030/97 de Amedeo Amadeo à la Commission Droits de l'homme, Journal
Officiel du 30 avril 1998– n° C 134 – p. 61.
236
Question E-0369/96 posée par Nel van Dijk (V) à la Commission (22 février 1996), Journal Officiel du
26 juillet 1996 – n° C 217– p. 30.
- 133 -
ceux-ci soient appliqués de manière conforme à la liberté d'opinion de conscience et de
religion ? » 237.
- sept mentions à propos de projets de directives dans lesquels le terme religion s’inscrit
dans la perspective plus globale de l’interdiction de diffuser des programmes pouvant
inciter à la haine raciale ou de celle propre à la non-discrimination.
La grande nouveauté institutionnelle et substantielle procède de deux catégories de
textes : les résolutions du Parlement européen et les avis du Comité économique et social.
Nous pouvons dénombrer trois résolutions du Parlement européen en matière de droits
de l’homme en 1994, 1995 et 1997 : le lien entre identité religieuse et droits de l’homme se
manifeste de façon générale par la référence à l’article 9 de la Convention de sauvegarde
des droits de l’homme et des libertés fondamentales et, de façon plus particulière de la
manière suivante :
- 1994 : « l'objection de conscience au service militaire est inhérente à la notion de
liberté de pensée, de conscience et de religion ; condamne les Etats membres qui ne
protègent pas un tel droit et invite instamment les Etats membres à garantir et à protéger
ce droit »238. Autrement dit, - mais compte tenu de ce que nous avons exposé
précédemment, cela ne nous surprend plus -, formellement, le Parlement européen donne
valeur normative à des textes internationaux comme la Déclaration universelle des droits de
l’homme de 1948 alors même que celle-ci ne dispose pas d’une telle force en droit interne –
la référence est d’autant plus surprenante que la Convention de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales a précisément pour objet de donner une force
normative régionale à la Déclaration universelle. Sur le fond, le droit de pratiquer sa
religion permet, grâce à la référence aux droits de l’homme de s’opposer aux exigences
étatiques.
- 1995239 : « la liberté religieuse implique l'abolition de toutes les discriminations entre
les religions, les rites et les cultes et réaffirme sa position demandant que les
gouvernements des États membres n'accordent pas systématiquement le statut
237
Question écrite E-1190/97 posée par Shaun Spiers (PSE) à la Commission (3 avril 1997), Journal
Officiel du 18 octobre 1997– n° C 319 – p. 243.
238
Résolution sur le respect des droits de l'homme dans l'Union européenne (1994), Journal Officiel du 28
octobre 1996– n° C 320– p. 36.
239
Résolution sur le respect des droits de l'homme dans l'Union européenne (1995), Journal Officiel du 28
avril 1997– n° C 132– p. 31.
- 134 -
d'organisation religieuse et envisagent la possibilité de priver les sectes, qui se livrent à
des activités clandestines ou criminelles, de ce statut qui leur assure des avantages fiscaux
et une certaine protection juridique » – nous avons ici le cadre de la contestation du
référendum suisse sur l’interdiction de construire des minarets.
Paradoxalement, lorsque le même Parlement prend une résolution sur la situation en
Algérie en 1997, il se garde bien de mentionner le droit de pratiquer sa religion – « le
Parlement appelle le gouvernement algérien à approfondir le dialogue avec toutes les
forces politiques et composantes démocratiques du pays qui rejettent le recours à la
violence, afin de sortir le pays de la situation tragique dans lequel il est plongé et de
permettre le rétablissement de l'Etat de droit et le respect des droits de l'homme, y compris
la liberté de la presse et le droit de manifester »240.
En 1997, le Parlement prend une résolution sur le racisme et la xénophobie dans laquelle
la religion est énumérée au même titre que d’autres facteurs constitutifs de discrimination
comme « le sexe, la race, la couleur, la langue, les opinions politiques ou toutes autres
opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la
fortune, la naissance ou toute autre situation »241. Nous avons donc sur le plan
institutionnel une cohabitation entre deux conceptions de la religion :
- une conception que l’on peut qualifier de passive : la religion est un élément de
l’identité de la personne qui, au même titre que d’autres éléments, ne doit pas servir à
fonder une discrimination – c’est la conception classique de la religion reléguée à la sphère
privée ;
- une conception que l’on peut qualifier d’active : la religion n’est pas uniquement un
élément de l’identité de la personne, c’est également un facteur qui doit être pris en compte
et justifier des changements sociaux.
Cette double conception apparaît de façon encore plus flagrante au niveau des
résolutions du Comité économique et social. Ce comité dont les avis sont transmis à toutes
les instances européennes se veut le vecteur de l’expression de la société civile sur le plan
institutionnel.
240
Résolution sur la situation politique en Algérie, Journal Officiel du 6 octobre 1997–n° C 304– p. 117.
241
Résolution sur le racisme, la xénophobie et l'antisémitisme et sur l'Année européenne contre le racisme
(1997), Journal Officiel du 24 février 1997– n° C 55– p. 17.
- 135 -
Le premier avis en date de 1994 porte sur les politiques de migration et d’asile242. Deux
phrases méritent ici d’être relevées :
- « Conformément aux traditions européennes les plus nobles, il faut garantir la
protection des êtres humains qui, à cause de leurs convictions politiques, de leur
nationalité, de leur appartenance à une communauté ethnique, raciale ou religieuse, se
voient exposés à des poursuites ou voient leur vie menacée.
- Une politique européenne d'immigration ne peut réussir et donc être utile aux
individus concernés que si les autorités compétentes nationales et internationales font
participer les groupes sociaux, religieux et de défense des droits de l'homme à la
réalisation de ce devoir humanitaire ».
Bref, comme indiqué précédemment une double conception de la religion : d’un côté,
une neutralité politique qui, effectivement, s’inscrit dans la tradition européenne des
Lumières de tolérance ; de l’autre, l’idée que les religions doivent s’investir dans la société
pour réaliser des objectifs humanitaires, ce qui constitue en 1994 une véritable nouveauté,
sans qu’il soit possible de prétexter comme cela sera fait par la suite, la présence de
populations encore fortement attachées aux traditions religieuses. Même si la causalité en
matière de changements sociaux ne saurait être unilatérale, on ne peut donc écarter que la
pensée institutionnelle ait progressivement modifié le substrat social.
Plus encore, là où le texte est singulièrement novateur, c’est qu’il préfigure pleinement
ce que l’on appelle la politique d’accommodements raisonnables à partir de l’exemple
canadien.
- « Le Comité économique et social conçoit l'intégration comme un processus basé sur
la réciprocité. C'est pourquoi une politique globale d'intégration ne peut viser
exclusivement les populations migrantes. Les populations nationales doivent également y
être associées, afin que les mesures d'intégration en direction de la jeunesse, de l'école et
de l'emploi puissent atteindre l'objectif d'améliorer la compréhension réciproque.
- Dans le cadre d'une politique active d'intégration, l'information sur les causes de fuite
et d'immigration ainsi que sur les différences culturelles des immigrants doit être
davantage soutenue, afin de faire accepter l'admission de réfugiés et de migrants.
242
Avis sur la communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen sur les politiques
d'immigration et d'asile (94/C 393/13) Journal Officiel du 31 décembre 1994– n° C 393– p. 69.
- 136 -
Le Comité réitère son point de vue, selon lequel la lutte contre la xénophobie et le
racisme ainsi que la protection des droits fondamentaux de toutes les personnes à
l'intérieur de l'Union européenne sont à la base de la pensée européenne ».
Dès 1994, la réalisation du « devoir humanitaire » se matérialise par la nécessité pour
les Etats de mettre en place une véritable politique fondée sur le relativisme culturel. Les
droits de l’homme sont présentés comme l’un des vecteurs pouvant faciliter cette réalisation
au nom de l’égalité. Il y a bien ici une rupture dans la diffusion des idées : contrairement à
la conception issue de la Révolution française, ce ne sont pas les idées des penseurs qui
influencent le politique mais les institutions qui pré-déterminent le comportement des
individus.
Le deuxième avis porte sur l’importance du rôle des associations de solidarité et
notamment celles d’inspiration religieuse243. Il y a ici confirmation du fait que les
institutions européennes reconnaissent l’importance du facteur religieux dans la société.
Cette tendance va s’accentuer sur les deux années suivantes après la promulgation du
Traité d’Amsterdam.
b) du 1er janvier 1998 au 1er janvier 2001
Durant cette période, l’association des termes « droit communautaire » et « religion »
renvoie à 43 textes que l’on peut classer de la manière suivante :
- Autres (15), rubriques qui contient principalement des rapports rendus par la
Commission auprès des autres institutions européennes – la religion y est appréhendée
uniquement sous l’angle du principe de non-discrimination ;
- Communication de la commission (1)
- Directives (3)
- Décisions (3)
- Position commune du Conseil (2)
- Proposition ou avis (13)
243
Avis du Comité économique et social sur la «Coopération avec les associations de solidarité en tant
que partenaires économiques et sociaux dans le domaine social», Journal Officiel du 9 mars 1998– n° C 73–
p. 92.
- 137 -
- Question écrite (4)
- Résolution législative du Parlement (1).
La majorité des occurrences porte sur le principe de non-discrimination au titre desquels
la religion est un facteur parmi d’autres. En revanche, les textes étudiés ci-après renvoient à
une vraie conception de la société dans laquelle la religion doit jouer un rôle.
Sur les quatre questions écrites, trois portent sur l’invocation des droits des individus
pour faire valoir leurs prétentions religieuses par delà la réglementation nationale. Une des
questions écrites invoque les droits fondamentaux de l’individu pour contester une
disposition législative grecque sur le fondement duquel les églises orthodoxes ont empêché
l’installation d’un centre bouddhiste244. Il y a bien ici une invocation des droits
fondamentaux pour faciliter l’exercice de tous les cultes sans distinction indépendamment
de la culture dominante.
Une deuxième question porte cette fois sur l’imposition d’offrandes de fidèles pour
soulever la question de la compatibilité du droit français à propos du caractère nondéductible des dons effectués au profit des témoins de Jehovah245.
C’est un exemple de la dynamique d’uniformisation résultant du principe de libre
circulation. En dépit des différences de valeurs et de cultures existant entre les pays, la lutte
contre les discriminations religieuses se double pour l’individu par l’entremise de leurs
représentants d’une invocation des droits de l’homme pour imposer leur conception des
choses. A l’aune de ce qui vaut dans un pays, à l’instar du statut de religion pour les
témoins de Jehovah, un requérant conteste la réglementation interne.
Une troisième question posée par le gouvernement anglais conteste le droit du
gouvernement de demander à une femme lors des contrôles d’identité aux frontières de
dévoiler son visage recouvert par une burqa. La formulation de la question introduit une
nuance dans la conception de la religion : « Cet incident intolérable a suscité un profond
émoi dans la famille de l'intéressée, dont les membres se sont ainsi vu dénier le droit à la
liberté de circulation dévolu aux citoyens de l'Union. Force est malheureusement de
constater que les citoyens de l'UE membres de minorités ethniques sont régulièrement
244
Question écrite P-2161/00 posée par Marco Cappato (TDI) au Conseil. Liberté religieuse en Grèce, Journal
Officiel du 20 mars 2001– n° C 089 E– p. 155.
245
Question écrite n° 2283/98 de Raimo Ilaskivi à la Commission. Imposition des offrandes de fidèles,
Journal Officiel du 29 avril 1999– n° C 118 p. 51.
- 138 -
victimes, en voyage, d'incidents analogues »246. Alors que les droits sont supposés
individuels est ici invoquée la qualité de minorités ethniques.
L’Avis Comité des régions sur « Le processus d'élaboration d'une Charte des droits
fondamentaux de l'Union européenne »247 donne véritablement corps à cette idée d’une
nécessaire protection des minorités en tant que telles au regard de leurs pratiques
religieuses - « Droit des minorités à la protection de leur religion, de leur langue et de leur
culture ». La justification avancée est la suivante : « Dans une Union européenne de plus
en plus multiculturelle, multiraciale, multiethnique, le sujet de l'égalité des chances est un
thème "horizontal" qui recoupe un certain nombre de ces droits ». Le renforcement de la
lutte contre les discriminations s’inscrit dans une perspective plus large que celle d’un
simple respect de l’égalité des droits des individus : reconnaître les pratiques religieuses
mais également l’existence d’une société multiculturelle.
La directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d'un cadre
général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail consacre cette
rupture à travers ses dispositions suivantes : « la présente directive est donc sans préjudice
du droit des églises et des autres organisations publiques ou privées dont l'éthique est
fondée sur la religion ou les convictions, agissant en conformité avec les dispositions
constitutionnelles et législatives nationales, de requérir des personnes travaillant pour elles
une attitude de bonne foi et de loyauté envers l'éthique de l'organisation »248.
En parallèle à la consécration du rôle des religions dans l’espace public, c’est donc bien
une autre conception de la société qui s’est progressivement diffusée tant dans les textes
que dans les pratiques sociales, à savoir, pour ce qui nous concerne, la revendication de la
reconnaissance toujours plus grande de la pratique religieuse. Autrement dit, la dimension
purement juridique de la lutte contre les discriminations a permis de véhiculer un vrai
changement de société dont peut-être l’expression la plus aboutie se trouve dans ce texte en
date de 2008 : « faire prendre qu’il est important de considérer les droits de l'homme
comme le fondement premier de la coexistence dans une société multiculturelle. Dans cette
246
Question écrite n° 2892/98 de Susan Waddington à la Commission. Traitement réservé par la police
française des frontières aux détenteurs d'un passeport britannique, Journal Officiel du 29 avril 1999– n° C
118– p. 161.
247
Avis du Comité des régions sur Le processus d'élaboration d'une Charte des droits fondamentaux de
l'Union européenne, Journal Officiel du 6 juin 2000– n° C 156– p. 1.
248
Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d'un cadre général en faveur de
l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail, JO L 303 du 2.12.2000, p. 16–22.
- 139 -
logique, la société civile organisée doit être un moteur important de l'aspiration à instaurer
une société dans laquelle tous jouiraient des mêmes droits (sociaux, politiques et
économiques) et assumeraient les mêmes devoirs »249.
Pour résumer, la période 1990-2000 marque un tournant qui se manifeste de la façon
suivante :
- le Comité économique et social européen définit un véritable modèle de société ;
- la référence aux droits de l’homme s’impose dans les références des institutions, cellesci n’hésitant pas à invoquer des textes qui ne disposent pas de portée normative dans les
droits internes des Etats membres ;
- le principe de non-discrimination au titre desquels intervient l’interdiction de prendre
en compte la religion de la personne ne constitue qu’une facette du discours des institutions
sur la religion ; en parallèle, c’est véritablement la consécration de celle-ci qui est
recherchée, voire encouragée ;
- le principe de libre circulation des personnes justifie la contestation des
réglementations internes en dépit des différences culturelles ;
- le droit de l’homme de pratiquer sa religion ne concerne plus uniquement l’individu
mais les minorités en tant que telles.
La période 2001-2011, période à laquelle on assiste, comme nous l’avons déjà indiqué, à
une véritable explosion de la question religieuse sur le plan européen confirme
naturellement les éléments précédemment identifiés.
2) LA QUESTION RELIGIEUSE DANS LE DROIT DÉRIVÉ : 2001-2011
La base de données Lexis Nexis, toujours à partir des mots « Droit communautaire » et
« religion » renvoie à 205 textes sur la période comprise entre le 1er janvier 2001 et le 1er
septembre 2011. Ces textes se répartissent comme suit :
- Accords avec des pays tiers ou organisation internationale (3), catégorie révélatrice de
la montée en puissance des institutions européennes sans pour autant que les textes relevés
expriment autre chose que le traditionnel principe de non-discrimination en matière
religieuse.
249
Avis du Comité économique et social européen sur la Prévention du terrorisme et de la radicalisation
violente, Journal Officiel du 19 août 2008– n° C 211– p. 61.
- 140 -
- Autres (54)
- Avis des comités (16)
- Communication de la commission (12)
- Directives (12)
- Décisions (13)
- Position commune du Conseil (9)
- Proposition ou avis (64)
- Question écrite (14)
- Rapport de la Cour des comptes (1)
- Règlements (5)
- Résolution législative du Parlement (2)
Dans l’ensemble, la mention de la religion s’effectue dans le cadre du rappel du principe
de non-discrimination avec quelques nuances significatrices des évolutions déjà relevées.
S’agissant des 14 questions écrites, on peut identifier un cas de contestation d’une
réglementation nationale sur le fondement des droits de l’homme – cas du port du turban
des sikhs au regard du principe de laïcité – mais surtout constater que, dans 8 cas sur 14, la
question soulève un problème relatif à l’atteinte du droit d’une minorité et non d’un
membre d’une minorité. La formulation de la question à propos des sikhs est parfaitement
révélatrice de cette tendance : « La Commission est-elle informée de la discrimination dont
fait preuve la France à l'égard des Sikhs, en interdisant le port du turban sur les
photographies d'identité? Estime-t-elle que cette pratique est acceptable de la part des
autorités françaises »250? Enfin, dans un cas, la question porte effectivement sur un
problème de liberté religieuse ; la réponse soulève un problème d’incompétence251.
250
Question écrite E-2663/02 posée par Glyn Ford (PSE) à la Commission. Discrimination de la part des
autorités françaises, Journal Officiel du 12 juin 2003 – n° C 137E– p. 104.
251
Question écrite P-2161/00, posée par Marco Cappato (TDI) au Conseil (22 juin 2000) Objet : Liberté
religieuse en Grèce, Journal Officiel du 20 mars 2001– n° C 089 E– p. 155.
- 141 -
Les 7 autres questions portent davantage sur des problèmes de minorités linguistiques.
Une évolution se confirme à travers les réponses données par la Commission : la référence
par la Commission à l’article 27 du Pacte international relatifs aux droits civils et politiques
sur les droits des minorités alors même que la France a émis des réserves quant au respect
de ce texte252. Nous avons cependant déjà vu que les réserves étatiques n’excluaient pas la
critique d’organes externes.
Pour autant, cela ne signifie pas que le nombre de questions religieuses sur la base des
droits de l’homme ait diminué. En effet, le 1er novembre 1998 est entré en vigueur le
Protocole n°11 relatif au fonctionnement de la Cour européenne de sauvegarde des droits et
libertés fondamentales. En vertu de ce texte, la Cour dispose d’une compétence directe et
exclusive de juger les requêtes individuelles fondées sur une prétendue violation de la
Convention européenne. Il n’est ainsi plus nécessaire de solliciter la Commission
européenne sur ces sujets, ce qui explique pourquoi un tel sujet, à compter de 2004 n’est
plus soulevé dans le cadre des questions écrites. Cette modification, comme nous le
verrons, a été considérable. Pour reprendre le rapport de la Cour européenne sur ce point,
« plus de 93 % des arrêts rendus par la Cour depuis sa création en 1959 l’ont été entre
1998 et 2010 »253. Le contentieux s’est donc déplacé et peut désormais s’exprimer
pleinement sur la base des droits de l’homme et non uniquement grâce au principe de nondiscrimination.
En parallèle, les institutions ont continué à promouvoir leur conception de la société,
principalement dans des documents classés dans la catégorie autres ou dans les avis du
Comité économique et social européen.
Nous pouvons relever 16 avis du Comité économique et social européen dont les avis
articulent une vision de la société très structurée. Sur ces 16 avis :
252
Par exemple, Question écrite E-3768/02 posée par Erik Meijer (GUE/NGL) à la Commission (23
décembre 2002). Objet : Respect des droits linguistiques reconnus à différentes reprises de la minorité slovène
de Carinthie (Autriche) avant l'adhésion de la Slovénie à l'Union européenne, Journal Officiel du 3 juillet
2003– n° C 155 E– p. 185, avec comme réponse : « Les droits des minorités font partie des principes énoncés
dans le premier paragraphe de l'article 6 du traité sur l'Union européenne. Ces principes, qui ont été posés
par diverses conventions internationales, ont été réaffirmés solennellement par la Charte des droits
fondamentaux de l'Union européenne ».
253
La Cour européenne des droits de l’Homme, Faits et chiffres, 2010, Publications du Conseil de l’Europe,
p. 7.
- 142 -
- 9 d’entre eux s’inscrivent dans le cadre de la lutte de la discrimination au regard de
la politique globale de l’Union européenne ;
- 7 avis proposent une meilleure prise en compte de la religion dans la société.
En 2000, l’avis porte sur Le processus d'élaboration d'une Charte des droits
fondamentaux de l'Union européenne. Le principe de la société multiculturelle est acquis « Dans une Union européenne de plus en plus multiculturelle, multiraciale, multiethnique,
le sujet de l'égalité des chances est un thème "horizontal" qui recoupe un certain nombre
de ces droits »254. C’est sur ce fondement qu’est proposé un renforcement des droits
fondamentaux dont bien évidemment le droit de pratiquer sa religion.
En 2003, le Comité propose une véritable rupture politique pour favoriser cette
évolution : « Accorder la citoyenneté de l'Union aux ressortissants de pays tiers résidant de
façon stable dans l'UE permettrait de supprimer certaines discriminations dont souffrent
un grand nombre de personnes » parmi lesquelles il y a les discriminations religieuses.
Pour la première fois, à notre connaissance, s’exprime une volonté manifeste de disjoindre
la citoyenneté de la nationalité en rupture avec les principes de la Déclaration des Droits de
l’homme et du citoyen de 1789 – « L'Europe est plurielle dans tous les sens, elle est
interculturelle par essence. La base de l'UE n'est pas la « nation européenne ». La
citoyenneté européenne ne peut pas être basée uniquement sur la nationalité. La
citoyenneté européenne doit dépasser la simple somme des ressortissants des États
membres pour constituer une citoyenneté politique, plurielle, intégratrice et
participative… » l’enjeu est de « placer au plus haut niveau de l'agencement institutionnel
communautaire l'engagement en faveur d'un traitement équitable des ressortissants des
pays tiers afin de promouvoir et faciliter l'intégration civique des ressortissants des pays
tiers résidant de manière stable et régulière dans l'un des États membres de l'UE (égalité
devant la loi) »255. Par voie de conséquence, toutes les pratiques religieuses se trouvent
indirectement mises sur le même plan puisque l’égalité devant la loi a pour corollaire le
respect des l’égalité des droits dont celui de pratiquer sa religion.
Cette logique est clairement affirmée à propos d’un avis sur l’élargissement du principe
de non-discrimination. Le Comité économique « appelle la Commission à indiquer de
quelle façon elle compte intégrer les groupes couverts par la Charte des droits
254
Journal Officiel du 6 juin 2000– n° C 156 – p. 1, Avis du Comité des régions sur « Le processus
d'élaboration d'une Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ».
255
Avis du Comité économique et social européen sur « L'accès à la citoyenneté de l'Union européenne »"
(2003/C 208/19), Journal Officiel du 3 septembre 2003– n° C 208– p. 76.
- 143 -
fondamentaux dans les nouvelles directives sur la non-discrimination en vigueur, vu
qu'elles seront incorporées dans le nouveau Traité, préconise, en ce qui concerne
l'intégration du thème de l'égalité, l'existence de mécanismes assurant que les problèmes et
les principes d'égalité sont pris dûment en considération dans la formulation, la gestion et
l'évaluation de toutes les politiques ». Se confirme ici le passage d’un droit dont les tenants
sont les individus à un droit dont les destinataires sont les membres de groupes. Plus
encore, le politique est mis sous condition du respect des droits. Le Comité accentue en
outre la dimension performative des règles par delà les principes procéduraux concernant
l’applicabilité de celles-ci256. Enfin, nous passons progressivement d’un ordre inter-étatique
à un ordre inter-régional. La réalisation des aspirations communautaristes religieuses
dépend dans cette configuration du poids démocratique des électeurs religieux à l’instar de
la situation concordataire en Alsace-Moselle ou des Lander allemands. Impact de la
neutralité juridique, les textes adoptés ignorent les conditions historiques de production des
différentes situations ou leurs spécificités politiques.
La recommandation relative à l’intégration des Roms se veut une illustration des
principes affirmés. Les Roms sont pris comme exemple de population qu’il convient
d’intégrer dans « la culture européenne »257 mais le propos est très général : « La nécessité
d'un changement radical des relations entre les minorités, en particulier les Roms, et la
majorité de la population, leur intégration et avec elle, l'évolution de leurs conditions
socioéconomiques constituent un processus de longue haleine ». Le changement radical
renvoie à la nécessité de préserver ce qui constitue l’identité commune de ces minorités :
« notamment leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur langue »258.
Dans le prolongement de cette dynamique, le Comité se prononce pour une conception
de la discrimination qui ne soit pas cantonnée au marché de l’emploi ni aux seuls
ressortissants communautaires259 et critique les politiques d’immigration menées par les
256
Avis du Comité des régions sur le Livre vert « Egalité et non-discrimination dans l'Union européenne
élargie », Journal Officiel du 22 mars 2005– n° C 71– p. 62.
257
Sauf erreur de notre part, la dispersion des Roms ne signifie pas qu’ils sont dépourvus de nationalité, donc
de droits.
258
Avis du Comité économique et social européen sur L'intégration des minorités - Les Roms, JO C 27 du
03.02.2009, p. 88.
259
Avis du Comité économique et social européen sur le thème Etendre les mesures de lutte contre la
discrimination aux domaines au-delà de l'emploi - Pour une directive unique et globale de lutte contre la
discrimination, Journal Officiel du 31 mars 2009– n° C 77– p. 102.
- 144 -
Etats. Là encore, le Comité se rattache à la dimension performative des règles pour affirmer
comme principe le caractère universel des droits de l’homme et la nécessaire mise sous
condition de respect des politiques nationales. Or, la référence n’est pas neutre :
l’aboutissement de la référence à la dimension universelle des droits, c’est la fin de la
référence à la nation, c’est donc la fin des politiques d’immigration260. Nous assistons donc
à une véritable dynamique institutionnelle de dépolitisation des compétences étatiques au
nom du respect des droits de l’homme.
La catégorie Autres – 54 occurrences – présente également un grand intérêt car elle
regroupe les communications de la Commission ainsi que sur les Résolutions du Parlement.
Nous avons donc, avec ce qui a déjà été exposé, le corpus complet des orientations retenues
par les institutions communautaires.
S’agissant du Parlement européen, les résultats présents (3) ne donnent pas l’impression
qu’il intervient souvent sur les questions religieuses. Pour autant, ses résolutions révèlent
une double orientation :
- la validation dans le droit fil des avis du Comité économique des choix effectués par
celui-ci : nécessité d’une protection des minorités en tant que telles - « les questions
relatives aux minorités au sein l'Union ne se voient pas conférer un degré de priorité
suffisant dans l'ordre du jour de cette dernière (…) les droits des minorités font partie
intégrante des droits fondamentaux de l'homme et juge nécessaire de distinguer clairement
les minorités (nationales), les immigrants et les demandeurs d'asile »261. La protection des
roms, situation historique exceptionnelle s’il en est, est érigée en exemple de ce qu’il
convient de faire en matière de protection des minorités262. Il est donc logique d’invoquer
les droits de l’homme au titre de la défense de l’identité religieuse des minorités.
260
Avis du Comité économique et social européen sur le thème Le respect des droits fondamentaux dans les
politiques et la législation relatives à l'immigration (avis d'initiative), Journal Officiel du 18 mai 2010– n° C
128– p. 29.
261
Résolution du Parlement européen sur la protection des minorités et les politiques de lutte contre les
discriminations dans l'Europe élargie (2005/2008(INI)), Journal Officiel du 25 mai 2006– n° C 124E– p. 405.
262
Résolution du Parlement européen du 20 mai 2008 sur les progrès réalisés en matière d'égalité des chances
et de non-discrimination dans l'Union européenne (transposition des directives 2000/43/CE et 2000/78/CE)
(2007/2202(INI)), Journal Officiel du 19 novembre 2009– n° C 279E– p. 23 : « les minorités, et en particulier
la communauté rom, doivent bénéficier d'une protection sociale spécifique, étant donné que les problèmes
d'exploitation, de discrimination et d'exclusion auxquels elles sont confrontées ».
- 145 -
- la définition de moyens pour atteindre l’objectif d’égalité à l’instar :
- d’un texte de principe sur la non-discrimination mais également la création d’une
procédure de discrimination positive263 ;
- d’un renforcement des moyens visant à assurer le plein épanouissement des
minorités - « il importe de protéger et promouvoir les langues régionales et minoritaires,
dans la mesure où le droit de parler sa langue maternelle et de suivre sa scolarité dans
celle-ci est l'un des droits les plus fondamentaux; accueille avec satisfaction les mesures
prises par les États membres en ce qui concerne le soutien au dialogue interculturel et
interreligieux, qui est vital pour que les minorités religieuses et culturelles puissent
pleinement jouir de leurs droits »… le tout ayant pour finalité « le respect de la diversité
culturelle, religieuse et linguistique »264. C’est donc bien à l’aune des droits fondamentaux
qu’il devient courant d’évoquer non seulement le respect de l’identité religieuse
individuelle mais également collective.
S’agissant des communications de la Commission265, elles ne présentent pas de réelles
particularités soit parce qu’elles se contentent d’énumérer la nécessité de lutter contre les
discriminations religieuses comme principe cardinal266, soit parce qu’elles confirment les
orientations définies par les organes précédents267. Un nouveau paramètre est toutefois
introduit : la condamnation du terrorisme et la nécessité pour lutter contre ce phénomène de
263
264
Idem.
Résolution du Parlement européen du 14 janvier 2009 sur la situation des droits fondamentaux dans
l'Union européenne 2004-2008 (2007/2145(INI)), Journal Officiel du 24 février 2010 – n° C 46E– p. 48.
265
Les 12 occurrences classées dans la catégorie Communication de la Commission portent principalement
sur des rapports d’étapes et ne présentent pas une conception particulière de la religion puisque ces textes se
contentent de rappeler les grands principes.
266
Programme législatif et de travail de la Commission pour 2008/ COM/2007/0640 final.
267
Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen établissant un programme
cadre de solidarité et de gestion des flux migratoires pour la période 2007-2013 {SEC(2005) 435}/
COM/2005/0123 final :
« Aider la société à s'adapter à la diversité en sensibilisant davantage la population
d'accueil aux réalités concernant la migration et les personnes concernées, en développant la tolérance
envers d'autres cultures et religions et en contribuant ainsi à renforcer la cohésion sociale, en favorisant le
dialogue et l'interaction entre les migrants et la population d'accueil et en faisant participer activement des
organismes privés (y compris des PME) au processus d'intégration ».
- 146 -
favoriser le dialogue inter-religieux ainsi que de privilégier « une approche holistique de
l'intégration comprenant non seulement un accès au marché du travail pour tous les
groupes, mais aussi des mesures tenant compte des différences sociales, culturelles,
religieuses, linguistiques et nationales »268. Nous soulignerons l’emploi du mot holisme
alors que celui-ci est habituellement utilisé pour caractériser les sociétés traditionnelles.
Depuis est publié chaque année un rapport sur les démarches des Etats en vue de renforcer
le dialogue inter-culturel, l’accent étant mis sur les programmes éducatifs.
Les autres occurrences concernent des actes disposant d’une portée normative comme
les directives – une dizaine – ou des règlements (5). Dans ces cas, la référence à la religion
porte essentiellement sur le rappel du principe de non-discrimination. Le décalage n’en est
que plus surprenant entre des textes de recommandation qui fondent leurs préconisations
sur la reconnaissance de minorités culturelles et religieuse et ces textes qui ont pour
destinataires les individus.
A l’aune de ces résultats, nous pouvons dégager les éléments suivants : la dernière
décennie voit la consécration de l’importance accordée à la religion par les institutions
européennes. Si, de prime abord, la référence à la religion s’inscrit dans le cadre plus large
de la lutte contre les discriminations, les institutions européennes chargées de définir les
orientations sur le long terme de la Communauté européenne dépassent cette problématique
classique pour promouvoir l’émergence d’une société multiculturelle dans laquelle la
religion devient une composante importante. La pensée des institutions européennes
s’articule de la façon suivante :
- la consécration des minorités comme titulaires de droit par delà les droits reconnus aux
individus ;
- une volonté croissante de généraliser l’appréciation des politiques à l’aune des droits
de l’homme ;
- le lien entre respect de l’identité religieuse et droits de l’homme.
Pour l’heure cependant, les textes bénéficiant d’une portée normative ne semblent pas
donner corps à une telle mutation des règles. Le décalage ne doit cependant pas faire
illusion : que ce soit sur le plan de la Commission ou du Comité économique et social, la
conception de la société promue par ses organes se développe par le financement d’actions,
de programmes et d’associations. C’est tout l’enjeu de la série de rapports financiers rendus
268
Communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil concernant le recrutement des
groupes terroristes- Combattre les facteurs qui contribuent à la radicalisation violente/COM/2005/0313 final.
- 147 -
par la Commission. En cela, non seulement ces institutions développent une pensée en
profonde contradiction, voire opposition, avec ce qu’il est convenu d’appeler la résurgence
du populisme269 mais en plus elles agissent de façon à ce que la réalité soit progressivement
conforme à leur conception des choses.
La survalorisation de l’individu et du groupe auquel il appartient au nom du principe
évoqué de société multiculturelle contribue à auto-entretenir le recours accru aux tribunaux
pour essayer d’y voir consacrer grâce aux droits de l’homme ses prétentions religieuses.
Pour autant, la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne n’apportera pas
d’élément déterminant.
PARAGRAPHE 2 : LA JURISPRUDENCE DE LA COUR DE JUSTICE DE L’UNION
EUROPÉENNE
Le contentieux de la Cour de Justice de l’Union européenne – ex CJCE – présente une
double particularité :
- il n’intervient pas directement pour les justiciables mais principalement sur la base de
questions préjudicielles posées par les juridictions internes à propos d’une question relative
à l’interprétation d’un texte émanant des institutions communautaires ;
- s’il s’agit d’un conflit mettant en présence un individu, la Cour n’est compétente que si
le conflit soulève une question relative aux principes de libre circulation.
Le justiciable est ainsi en droit de contester une réglementation nationale si celle-ci
bloque l’exercice d’une des libertés consacrées par le Traité. Ce point est parfaitement
résumé dans les conclusions de l’avocat général Jaaskinen sur un contentieux connexe :
« En l'espèce, la Cour est appelée principalement à déterminer si une personne
appartenant à une minorité ethnique ou un ressortissant d'un autre État membre peut
invoquer le droit de l'Union aux fins d'imposer l'usage de sa langue maternelle aux
autorités d'un Etat membre, et ce à l'encontre des principes constitutionnels en vigueur
dans ledit Etat qui protègent la langue officielle nationale »270.
269
Cf P.-A. Taguieff, L’illusion populiste, Berg International, 2002 ; du même auteur, Le nouveau national-
populisme, 2012, CNRS Editions.
270
Conclusions de l'avocat général Jääskinen présentées le 16 décembre 2010, C.JC.E., 16 décembre 2010 C-
391/09 : « l'article 18, paragraphe 1, CE, qui prévoit que tout citoyen de l'Union a le droit de circuler et de
séjourner librement sur le territoire des États membres, doit être interprété en ce sens qu'il interdit à un État
membre de prévoir dans sa législation que les prénom ou nom de famille d'un ressortissant d'un autre État
- 148 -
On retiendra en outre que le juge communautaire refuse toujours la possibilité pour les
individus de se prévaloir de la possibilité d’invoquer une directive dans les relations entre
particuliers. Les difficultés d’invocabilité directe propres à la nature du texte, en
l’occurrence les directives limitent davantage le type de contentieux qui nous intéresse en
raison de la mise en œuvre par cette catégorie de textes du principe de non-discrimination
sur le fondement notamment de la religion271. Nous sommes donc structurellement en
présence d’un contentieux exceptionnel dans lequel celui relatif à la religion peut
difficilement présenter un caractère significatif.
Enfin, la recherche de données quantitatives est ici moins aisée que pour les textes
émanant des institutions. D’une part, le renvoi à la simple occurrence du mot « religion »
n’est pas forcément pertinent – la Cour a vocation à se prononcer sur l’interprétation des
textes relatifs à la non-discrimination au titre desquels peut intervenir la religion comme le
sexe ou le handicap. Qui plus est, les conflits ne portent que sur des questions individuelles,
ce qui crée un décalage avec la pensée institutionnelle précédemment identifiée qui n’hésite
pas à consacrer les droits des minorités. D’autre part, les bases de données mises à la
disposition par l’Union européenne ne sont pas aussi performantes que Legifrance. Les
statistiques fournies par la Cour portent principalement sur la procédure mise en cause ou
utilisée ; la question religieuse n’est très logiquement pas mentionnée compte tenu du cadre
institutionnel européen exposé. La recherche a donc été menée principalement sur la base
des résultats obtenus sur la base de données Lexis Nexis.
Nous allons exposer au préalable les différentes occurrences que nous avons testées sur
une période ayant pour date butoir le 1er septembre 2011 pour ensuite, procéder à la
présentation de ce contentieux. Les mots « droit communautaire » et « religion » sont
mentionnés dans 83 arrêts, le plus ancien en date du 27 octobre 1976 et l’avant-dernier
résultat en date du 5 juillet 1988. Si la recherche porte uniquement sur le terme « religion »,
la base de données identifie 108 arrêts, avec toujours comme dernière référence la
jurisprudence déjà mentionnée du 27 octobre 1976 – l’avant dernier arrêt date du 5 juillet
1988 est le même que celui mentionné précédemment. La recherche cette fois menée avec
membre ou que le nom d'époux/épouse qu'a choisi de porter un de ses ressortissants marié à un ressortissant
d'un autre État membre ne peuvent être rédigés dans les actes d'état civil qu'en utilisant les caractères de la
langue nationale ».
271
CJUE, 19 janvier 2010, Seda Kücükdeveci c/ Swedex GmbH Co KG, (aff. no C-555/07). Il ne faut
cependant pas interpréter cet arrêt comme une restriction des voies de droit des individus mais plutôt comme
une volonté d’éviter la dilution du contentieux en la matière au bénéfice de la Cour européenne de sauvegarde
des droits et libertés fondamentaux.
- 149 -
les termes « religion » et « discrimination » renvoie à 87 arrêts avec toujours le même arrêt
en dernière position – l’avant-dernier arrêt date quant à lui ayant été rendu le 9 décembre
1992. Nous retrouvons, à une ou deux exceptions près, le constat énoncé précédemment : la
question religieuse émerge véritablement durant la décennie 1990 ; la problématique
relative à la discrimination devient récurrente au cours de la dernière décennie, voire
l’année 2010 – 34 occurrences sur les 108 recensées sur la période comprise entre le 1er
janvier 2000 et le 1er septembre 2011.
En raison des différents recoupements entre les recherches de façon à couvrir le spectre
le plus large possible, il nous est paru nécessaire de classer les arrêts selon que la mention
religion s’inscrit dans le contexte plus large de la discrimination ou renvoie à un conflit
entre les prétentions de l’individu et la norme étatique.
A partir des 108 occurrences identifiées, la répartition est la suivante :
- 74 portent sur la mise en œuvre des directives relatives au principe de nondiscrimination - les questions soulevées concernent principalement les discriminations en
raison de l’âge et du handicap ;
- 9 relèvent du contentieux spécifique de la fonction publique ;
- 15 occurrences portent sur un emploi du mot religion, soit en tant que terme générique,
soit dans le cadre d’un conflit relatif à l’application des règles de concurrence. Sur cette
base très hétéroclite, nous pouvons constater que la consécration du principe de nondiscrimination comme argument structurant de quasiment tous les contentieux examinés n’a
pas porté de façon significative sur des questions religieuses.
Seul un arrêt, celui du 27 octobre 1976, concerne véritablement la confrontation des
prétentions religieuses d’un individu face à l’application d’une norme générale. Il s’agissait
d’une personne de confession juive qui invoquait une rupture d’égalité lors d’un concours
de recrutement de la fonction publique européenne car la date fixée coïncidait avec une fête
religieuse. Cet arrêt constitue une exception. Il se caractérise par les éléments suivants :
contrairement aux contentieux qui suivront, l’argumentation repose principalement sur
l’invocation du principe d’égalité et non sur celui de non-discrimination ; ce principe est
mentionné dans le corps du texte mais non-défini ; pour l’époque, sont invoquées toutes les
voies de droit qui seront ensuite invoquées en permanence comme l’article 9 de la
Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales – or, ce
texte ne bénéficie pas à l’époque d’une quelconque portée normative sur le plan européen.
Enfin, la solution se révèle d’une modernité étonnante : « la défenderesse est tenue de
- 150 -
prendre toutes mesures raisonnables en vue d’éviter d’organiser des épreuves à une date à
laquelle les convictions religieuses d’un candidat empêcheraient celui-ci de se présenter
dès lors qu’elle a été informée à temps de cet obstacle d’ordre confessionnel »272 (c’est
nous qui soulignons pour contester tant la paternité du principe des accommodements
raisonnables au seul Etat canadien que sa nouveauté dans le droit contemporain273).
Cette solution mise à part, nous retrouvons à travers la lecture des arrêts les traits de la
pensée institutionnelle précédemment identifiés. Tout d’abord, une préoccupation constante
en faveur des réfugiés – 12 occurrences sur 108, la majorité concentrée sur les trois
dernières années. Ensuite, une appréhension de la religion comme une activité économique
afin de faciliter l’extension de l’application du droit communautaire lorsque ses membres
exercent une activité en échange d’une contrepartie274. Enfin, et c’est le point le plus
notable, quand bien même la question posée porte généralement sur un problème d’âge ou
de handicap, le raisonnement est parfaitement transposable aux questions religieuses.
Par exemple, « l'autonomie des membres d'un groupe religieux peut être affectée (par
exemple, quant à savoir avec qui se marier, ou à quel endroit habiter) dans la mesure où
ceux-ci sont conscients du fait que la personne avec laquelle ils vont se marier va
probablement subir une discrimination en raison de la religion de son conjoint. La même
chose peut se produire, même si c'est dans une moindre mesure, lorsqu'il est question de
personnes handicapées. Les individus appartenant à certains groupes sont souvent plus
vulnérables que les personnes ordinaires, de telle sorte qu'ils se trouvent contraints de
dépendre de personnes avec lesquelles ils ont un lien étroit et qui les aident dans leurs
efforts pour mener une existence conforme aux choix fondamentaux qu'ils ont faits»275. On
mesure ici l’ambigüité résultant de la juxtaposition de termes aussi distincts que sexe,
convictions, religion ou handicap pour lutter contre les discriminations. Sont mises sur le
même plan des distinctions objectives – handicap ou âge – et des distinctions subjectives
comme les convictions. La prétention religieuse présente cependant une particularité : elle
272
C.J.C.E., 27 octobre 1976, C-130/75 Vivien Prais, Conseil des Communautés européennes, Warner
O'Keeffe.
273
L’ignorance de la dynamique des règles conduit J. Bauberot à faire du Canada le modèle de civilisation du
futur en raison de leur conception des accommodements raisonnables – Cf J. Baubérot, La laïcité expliquée à
M. Sarkozy… et à ceux qui écrivent ses discours, Albin Michel, 2008.
274
C.J.C.E., 5 octobre 1988, C-196/87, Udo Steymann, Staatssecretaris van Justitie.
275
Conclusions de l'avocat général Poiares Maduro présentées le 31 janvier 2008. C.J.C.E., 31 janvier 2008,
C-303/06, S. Coleman Attridge Law et Steve Law, Poiares Maduro Caoimh.
- 151 -
peut prendre tout à la fois un aspect subjectif quand le religieux se contente d’invoquer une
opinion pour manifester sa foi et un aspect objectif en raison de la prégnance que peuvent
exercer des règles religieuses sur le quotidien d’un individu. Dès lors, comme en matière
internationale, il est légitime d’estimer que les prétentions religieuses nécessitent également
des aménagements au même titre que ceux nécessaires pour le handicap276.
Nous retrouvons ici une manifestation duale de la prétention religieuse : passive tant
qu’elle se limite à une conviction ; active à partir du moment où elle s’érige en norme
comportementale. Aussi, de la même manière qu’il faut construire des accès aux
handicapés pour qu’ils s’intègrent dans les entreprises, il faut également aménager des
espaces prières pour que la personne religieuse ne soit pas discriminée dans l’entreprise. En
cela, quand bien même le contentieux relatif à proprement parler à la question religieuse est
quasi-inexistant, les solutions rendues dans les litiges relatifs à l’âge ou à l’handicap
préfigurent peut-être les futures solutions en cas de problème concernant le respect de sa
religion277. La pensée des institutions communautaires prolonge ce qui était présent en
filigrane au niveau des instances onusiennes.
L’autre point majeur qui découle de la lecture de ces arrêts et conclusions est le suivant :
plus est invoqué le principe de non-discrimination, plus la dimension juridique déborde sur
la question politique. Nous prendrons ici pour exemple le débat sur la signification du
terme « peuple » : -« la tentative d'attribuer à cette expression le sens d'un choix de nature
276
Le cadre ici décrit vise à exposer les tendances institutionnelles. Une fois celles-ci exposées, il peut y avoir
d’importants revirements de jurisprudence sur le plan technique qui ne sont finalement rien d’autres que le
prolongement de la pensée institutionnelle. En dernier lieu, CJCE, 5 septembre 2012.Bundesrepublik
Deutschland contre Y (C-71/11) et Z (C-99/11)., « la Cour relève que, dès lors qu’il est établi que l’intéressé,
une fois de retour dans son pays d’origine, effectuera des actes religieux l’exposant à un risque réel de
persécution, il devrait se voir octroyer le statut de réfugié. À cet égard, la Cour considère que, lors de
l’évaluation individuelle d’une demande visant à obtenir le statut de réfugié, les autorités nationales ne
peuvent pas raisonnablement attendre du demandeur que, pour éviter un risque de persécution, il renonce à
la manifestation ou à la pratique de certains actes religieux ».
277
Article 5 Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d'un cadre général en
faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail, JO L 303 du 2.12.2000, p. 16–22 :
« Dans
le cas des personnes d'un handicap donné, l'employeur ou toute personne ou organisation auquel s'applique
la présente directive ne soit obligé, en vertu de la législation nationale, de prendre des mesures appropriées
conformément aux principes prévus à l'article 5 afin d'éliminer les désavantages qu'entraîne cette disposition,
ce critère ou cette pratique ».
- 152 -
pour ainsi dire idéologique, assimilant le «peuple» dont parlent ces articles à la notion de
«nation», nous paraît douteuse. Sans nous lancer ici dans de longs développements
théoriques, il nous suffira d'observer que l'on entend d'habitude par «nation» l'ensemble
des individus liés entre eux par une communauté de tradition, de culture, de langue,
d'ethnie, de religion, etc., indépendamment de leur appartenance à la même organisation
étatique (et indépendamment, par conséquent, de leur statut de ressortissants de celle-ci).
Or, s'il en est ainsi, il nous paraît évident que telle ne peut pas être la signification du
terme «peuple» employé par les articles précités du traité. Si tel était le cas, en effet, il
faudrait, d'une part, inclure dans ce dernier terme également des sujets qui ne sont pas
ressortissants des Etats membres, étant donné que tous les individus présentant les traits
communs en question font partie de la «nation», même si, pour des raisons historicopolitiques, ils appartiennent à des entités étatiques différentes. D'autre part, il faudrait
exclure des individus (voire des communautés tout entières!) qui n'appartiennent pas à la
«nation», mais qui sont néanmoins ressortissants de l'Etat (nous pensons par exemple aux
minorités ethniques et linguistiques). À l'évidence, et indépendamment de toute autre
considération, ce n'est pas ce que vise le traité, ni ce qui se produit dans la pratique ni,
nous semble-t-il, ce que veut dire le gouvernement requérant »278. Bref, par un
renversement complet des valeurs, nous observons ici :
- le juge se prononce sur une notion éminemment politique, celle de peuple ;
- le juge s’inscrit également dans une logique de protection des minorités ;
- le terme « nation » apparaît comme un terme problématique en rupture avec la
conception française des droits de l’homme et, plus largement, de l’Etat-nation.
En résumé, l’étude du contentieux propre à la Cour de Justice de l’Union européenne ne
nous a pas permis de dégager un véritable courant jurisprudentiel sur notre sujet. En
revanche, elle a confirmé les tendances présentes dans les documents émanant des
institutions ainsi que celles identifiées à travers les textes onusiens.
Nous soulignerons néanmoins le paradoxe suivant : l’accent mis sur la reconnaissance
des entités religieuses et de la nécessité de tenir compte de leurs avis s’est peut-être effectué
au détriment de causes davantage « laïques » au travers desquelles les individus manifestent
leur opposition à la prégnance de la norme religieuse. C’est ce qui ressort de la
problématique européenne de l’avortement en droit européen à travers les revendications
des femmes irlandaises. En dépit du principe de libre circulation, durant les années 1990, il
278
Conclusions de l'avocat général Tizzano présentées le 6 avril 2006, C.J.C.E., 6 avril, 2006, C-145/04,
Royaume d'Espagne, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, Tizzano Rosas.
- 153 -
était acquis que cette question relevait de la marge d’appréciation nationale des Etats, ce
qui avait conduit un éminent auteur à conclure : « Si une question semble relever sans
discussion possible de la seule compétence des autorités nationales, c'est celle de
l'interruption volontaire de grossesse (...) toute uniformisation européenne s'avère d'emblée
inacceptable »279. Il faut attendre 2008 pour qu’un texte consacre, au nom des droits de
l’homme, « le droit de tout être humain, en particulier des femmes, au respect de son
intégrité physique et à la libre disposition de son corps. Dans ce contexte, le choix ultime
d'avoir recours ou non à un avortement devrait revenir à la femme, qui devrait disposer des
moyens d'exercer ce droit de manière effective »280. Pour autant, ce texte ne paraît pas avoir
eu, trois ans plus tard, de véritable impact sur la législation des Etats-membres.
L’étude des sources communautaires aboutit donc à un bilan contrasté :
- une consécration de la dimension religieuse dans la sphère publique par le biais des
droits de l’homme ;
- un glissement d’une logique de droits individuels à une logique de droit des minorités ;
- un contentieux en revanche disjoint de ces problématiques pour des raisons
procédurales qui laisse néanmoins transparaître cette mutation lorsque, pris sous l’angle
inverse, à travers la question de l’avortement, se manifeste le décalage entre la volonté
institutionnelle de modifier la perception sociale des religions et la consécration d’un droit
individuel qui s’oppose clairement à la logique religieuse. Tout cela, bien évidemment et
sans qu’il soit besoin de le rappeler à chaque fois, à une époque supposée marquée par un
recul de la pratique religieuse
Emergent ainsi les points suivants :
- la rupture que représente la décennie 2000 ;
- la référence dès 1976 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales ;
279
L. Dubouis, L'interruption de grossesse au regard du droit communautaire, note ss CJCE, 4 oct. 1991,
Revue de droit sanitaire et social 1992, p.1-30.
280
Résolution du Parlement européen, Accès à un avortement sans risque et légal en Europe, Résolution
1607 (2008).
- 154 -
- la référence à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 en dépit de son
absence de portée normative.
Mais surtout, nous avons mis en avant l’ambigüité de la construction européenne et
l’émergence de références distinctes de celles des institutions françaises.
Il existe bien une particularité communautaire établie tant sur le plan formel que sur le
plan substantiel qui renforce les tendances déjà observées à travers la présentation des
textes onusiens. Dans un cas comme dans l’autre, nous l’avons relevé à chaque fois, un
texte joue un rôle pivot : la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales. Il convient donc à présent d’étudier le corpus jurisprudentiel de la Cour
européenne sur ce sujet.
- 155 -
CHAPITRE 3 : LA COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME
COMME RÉCEPTACLE ET
RELIGIEUSES DES INDIVIDU
EXPRESSION
DES
PRÉTENTIONS
La Cour européenne des droits de l’homme est compétente pour trancher les litiges
relatifs à la violation des droits d’un individu reconnus par la Convention de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales par un Etat. Au titre de ces droits il y a le
droit à la liberté de religion. Le texte dispose en outre d’un effet horizontal, c’est-à-dire de
la possibilité d’attaquer l’Etat en responsabilité s’il entrave la réalisation d’un droit
consacré dans le cadre d’une relation entre personnes privées. Par cette dynamique, compte
tenu de l’étendue des droits reconnus par le texte, l’ensemble des relations tant interindividuelles qu’entre les individus et l’Etat s’exprime sous le prisme unique des droits de
l’homme.
Illustration cardinale et principale de la mutation de l’ordre juridique, cette dynamique
présente incontestablement une dimension sociale. L’effet horizontal, non initialement
prévu par les textes, participe ainsi pleinement de la capacité du système juridique à s’autoengendrer, à secréter par lui-même la capacité de produire toujours davantage de normes
par le biais du contentieux281. Qui plus est, et comme nous l’avons déjà signalé, cette
dynamique bénéficie aussi de la référence aux droits de l’homme. D’où l’intérêt de vouloir
saisir, non pas la cohérence et les ruptures jurisprudentielles relatives à l’interprétation de la
portée d’un droit mais le versant sociologique de cette évolution. Compte tenu de la
méthode retenue, il s’agit d’identifier la présence de l’élément juridique dans la définition
de tout fait social et surtout, la recomposition religieuse contemporaine autour des droits de
l’homme.
Pour cela, nous bénéficions des statistiques produites par la Cour européenne des droits
de l’homme. Une fois celles-ci exploitées (section 2), nous procéderons, comme
précédemment à l’analyse des différentes jurisprudences de ces institutions (section 3).
C’est sur cette double base qu’il nous sera possible de synthétiser les contours du fait social
objet de notre étude. Préalablement, compte tenu de l’importance des mots dans la
281
Pour une présentation synthétique, B. Moutel, L’effet horizontal de la Convention européenne des droits
de l’homme en droit privé français : Essai sur la diffusion de la CEDH dans les rapports entre personnes
privées, Th. Limoges, 2006.
- 156 -
référence aux droits de l’homme, nous clarifierons le sens et la portée de la Convention de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Section 1).
SECTION 1 : PRESENTATION DES PARTICULARITES DE LA CONVENTION DE
SAUVEGARDE DES DROITS DE L’HOMME ET DES LIBERTES FONDAMENTALES
En raison de l’imbrication des textes dans le contentieux, la référence aux droits de
l’homme tend à confondre dans un même mouvement la Déclaration universelle, celle de
1789 et la présente convention. Nous avions précédemment relevé en quoi la Déclaration
universelle diffère de celle de 1789 notamment en supprimant toute référence à la
citoyenneté. La Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales confirme cette logique tout en introduisant une nouveauté : le lien entre
droits de l’homme et démocratie.
En tant que version régionale de la Déclaration universelle, la Convention de sauvegarde
exclut également toute référence à la notion de citoyenneté. De même, nous retrouvons une
énumération de droits déjà mentionnés dans la Déclaration dont bien évidemment, le droit
de pratiquer sa religion. Ce texte présente toutefois deux nuances sémantiques qui, à notre
sens, permettent d’expliquer des points contemporains qui, en 1950, n’avaient strictement
rien d’évident. Il est vrai qu’à l’époque, le mécanisme contentieux dépendait des Etats et
non des individus. Les individus ont néanmoins bénéficié de la dynamique textuelle
originelle.
Première nuance, seules les libertés sont fondamentales sans que pour autant celles-ci
soient expressément définies. Paradoxalement, le vocable droits fondamentaux s’est imposé
apparemment uniquement par un phénomène de diffusion institutionnel. Nous reprenons ici
les éléments présentés par un auteur dans sa tentative de cerner « le caractère fondamental
de certains droit ». Sont cités en premier lieu les textes internationaux précédemment
exposés. Durant les années 1980, l’expression est utilisée à quelques reprises tant par le
législateur que par des juges du fond sans qu’il soit possible d’y trouver une quelconque
cohérence.
A partir des années 1990, le législateur commence à introduire les textes par des articles
premiers dans lesquels est énoncé le caractère fondamental des droits traités à l’instar du
droit à la sécurité. En revanche, l’expression est présente dans le corpus jurisprudentiel de
la Cour européenne dès les années 1960. A notre sens, l’un des textes les plus importants
relevés dans lequel on trouve mention de cette expression « droits fondamentaux »
concerne l’arrêté du 7 janvier 1993 relatif à l’examen de préparation du certificat d’aptitude
à la profession d’avocat. L’expression n’est pas pour autant définie. En 2003, lors de
l’adoption d’un nouvel arrêté, il est suggéré que les étudiants soient interrogés sur les points
- 157 -
suivants : « libertés publiques, droits de l’homme et libertés fondamentales », mais de
droits fondamentaux, nulle mention282.
La dynamique est lancée. Ces textes en tant que tels se situent parmi les plus bas dans la
hiérarchie des normes. Pour cette raison, l’auteur, juriste, ne leur accorde pas une grande
importance. Ces arrêtés expriment toutefois la manière dont les institutions contribuent à
modifier notre perception des choses. Nous prendrons ici à titre d’illustration les intitulés
des ouvrages de préparation à l’examen du barreau rédigés à la suite de la publication de
l’arrêt précité, plus particulièrement celui paru aux éditions Dalloz sous la direction de R
Cabrillac, M.-A. Frison-Roche et T. Revet, Droits fondamentaux et libertés publiques283.
Cet ouvrage constitue une référence pour tout étudiant souhaitant obtenir l’examen du
barreau. Par sa réédition annuelle, son succès auprès des étudiants, on peut dire qu’il a
amplement contribué à diffuser la référence aux droits fondamentaux dans la culture
juridique contemporaine. Il a finalement accompagné le tournant « droits de l’homme » et
leur mutation en droits fondamentaux que nous avons identifié au cours des années 19902000. Le rôle des avocats confirme en outre la difficulté de mener une sociologie juridique
sur la base des simples protagonistes à un procès : les prétentions des requérants sont, de
façon quasi-systématique, à notre époque, transformées en atteinte à un droit fondamental.
Deuxième nuance, point essentiel par rapport à la Déclaration universelle, le texte fait
expressément référence à un régime politique : « Réaffirmant leur profond attachement à
ces libertés fondamentales qui constituent les assises mêmes de la justice et de la paix dans
le monde et dont le maintien repose essentiellement sur un régime politique véritablement
démocratique, d'une part, et, d'autre part, sur une conception commune et un commun
respect des droits de l'homme dont ils se réclament ». A l’époque, l’expression
« véritablement démocratique » permet de distinguer les démocraties occidentales des
démocraties populaires sous l’emprise soviétique. Cette expression s’oppose en cela à la
mention sauf toute limitée de société démocratique présente dans la Déclaration universelle.
Comparativement, voici ce qu’estimait le Comité des droits de l’homme en 1990 à propos
des pactes de 1966 : « du point de vue des systèmes politiques ou économiques, le Pacte est
neutre et l'on ne saurait valablement dire que ses principes reposent exclusivement sur la
nécessité ou sur l'opportunité d'un système socialiste ou capitaliste, d'une économie mixte,
282
Cf E. Dreyer, Du caractère fondamental de certains droits, RRJ, 2006, 2, p. 1-30, spéc. p. 3 note 11.
283
Cf par exemple J.-M. Pontier, Droits fondamentaux et libertés publiques, Hachette, 4ème éd., 2010 ; R.
Cabrillac, M.-A. Frison-Roche, T. Revet, Libertés et droits fondamentaux, Dalloz, 2011, 17ème éd, ouvrage
réédité tous les ans.
- 158 -
planifiée ou libérale, ou d'une quelque autre conception »284. Toujours à titre de
comparaison, tant la Charte arabe que la Charte africaine ne font état du lien entre
démocratie et droits de l’homme. Nous avons donc ici l’expression juridique de ce qui s’est
aujourd’hui imposé comme une évidence : le respect des droits de l’homme dépend de
l’existence d’un régime démocratique. Cette idée a pour corollaire le lien entre la
conception des droits de l’homme et la mise en œuvre de la démocratie. C’est en cela que la
mutation démocratique provient d’abord et avant tout de la dynamique institutionnelle de la
référence aux droits de l’homme. La sociologie des droits de l’homme est une sociologie de
la démocratie et non l’inverse : la démocratie n’évolue dans sa quête d’égalité qu’à travers
la mise en œuvre des règles de droit. Plus les règles de droit intègrent le corpus juridique,
plus les individus disposent de moyens pour faire évoluer leurs prétentions et modifier
progressivement la démocratie. A l’inverse, s’il n’y avait pas eu le corpus juridique, il n’est
pas certain que la démocratie contemporaine eût connu une telle mutation.
Dans ce cadre, l’identification du contentieux en matière religieuse vise à appréhender
les modifications contemporaines de la démocratie. Nous commencerons pour cela par la
manière dont la Cour elle-même rend compte de ce contentieux.
SECTION 2 : LES STATISTIQUES PRODUITES PAR LA COUR EUROPEENNE DE
SAUVEGARDE DES DROITS DE L’HOMME ET DES LIBERTES FONDAMENTALES
La démarche de quantification repose ici sur les statistiques produites par la Cour
européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
La Cour publie une série de statistiques qui permet à la fois de mesurer l’évolution du
contentieux en matière de droits de l’homme ainsi que la nature des affaires soumises. Ces
statistiques sont établies par pays. Nous limiterons l’analyse d’ensemble à la France pour la
dimension quantitative.
Sur l’évolution du contentieux, la Cour distingue logiquement entre deux périodes :
- avant l’ouverture du recours individuel entre 1959-1998 : 4014 affaires dont 3897
requêtes jugées irrecevables ou radiées du rôle ;
- après l’ouverture du recours individuel entre 1999 et 2008 : 13791 affaires dont 13167
requêtes jugées irrecevables ou radiées du rôle.
284
La nature des obligations des Etats parties (art. 2, par. 1, du Pacte) : 14/12/1990, CESCR observation
générale 3 (General Comments).
- 159 -
Au titre des facteurs qui ont contribué à l’augmentation des recours, nous pouvons
également noter, même si ce point n’est pas souligné dans les documents publiés par la
Cour, qu’entre 1989 et 2008, le nombre des Etats signataires est passé de 23 à 47 à la suite
de l’effondrement des régimes communistes.
Au total, 96 % des recours sont irrecevables. Cela ne préjuge cependant en rien de la
question soulevée. L’habillage juridique de l’irrecevabilité ne doit pas masquer la tendance
de fond : les individus vont jusqu’au bout et ne se contentent plus d’un recours classique en
cassation. Si les questions religieuses sont écartées, cela rend néanmoins plus compliqué la
recherche ici menée.
Les statistiques publiées uniquement pour l’année 2011 confirment cette tendance à
travers une augmentation de 16 % du nombre des affaires jugées.
Nous retrouvons ainsi trois phénomènes précédemment identifiés en raison de la
multiplication des références dans le contentieux :
- le tournant des années 2000, ce qui confirme que l’évolution contemporaine procède
d’abord et avant tout d’un changement institutionnel ;
- la concrétisation du processus de subjectivisation propre à la reconnaissance des droits
de l’homme comme norme de référence : les recours se multiplient quand bien même les
conditions de recevabilité d’un pourvoi font l’objet d’une appréciation stricte ;
- l’expression la plus tangible de la revendication démocratique par le biais des droits de
l’homme et non l’inverse : plus de la moitié des affaires en cours de jugement concernent
quatre pays : la Russie, la Turquie, l’Ukraine, la Roumanie.
Compte tenu du faible nombre d’affaires jugées, nous confirmons qu’un litige en la
matière dépasse de loin une simple question de droit : il pose une véritable question de
principe dont la solution se propage à tous les niveaux de la société.
La France présente ici une particularité : plus de la moitié des arrêts rendus par la Cour
concernent quatre des 47 Etats membres du Conseil de l’Europe, à savoir la Turquie (2
295), l’Italie (2 021), la Russie (862) et la France (773). Si le rapprochement entre la
Turquie et la Russie peut s’expliquer en raison de l’expression de tendances autoritaires
dans ces pays, celui entre la France et l’Italie semblent procéder d’une particularité du
système judiciaire de chacun de ses pays :
- le système juridique italien est très proche du système juridique français ;
- 160 -
- dans l’un comme dans l’autre, on ne trouvait pas dans la culture juridique commune
l’invocation des droits de l’homme à tous les niveaux du contentieux en dépit de la
présence des textes en la matière dans la hiérarchie des normes propres au droit de ces pays.
Les chiffres relatifs à la nature des arrêts rendus à propos de la France sont les suivants :
- 76 % sont des arrêts qui reconnaissent une violation des droits de l’homme par l’Etat
français soit en raison d’un délai de procédure trop long soit en raison de l’application
d’une réglementation – nous avons ici un phénomène de contestation du droit interne sur le
fondement d’une norme internationale qui n’a pas d’équivalent dans l’histoire des
institutions ;
- 12 % sont des arrêts qui estiment que l’Etat français n’a pas violé les droits du
requérant ;
- 8 % des arrêts sont la conséquence d’un règlement amiable ou d’une radiation ;
- 4 % des arrêts sont classés dans une rubrique autre.
Quant aux arrêts de violation, le contentieux se répartit comme suit :
- 34 % atteinte au droit à un procès équitable ;
- 42 % condamnation en raison d’une durée de procédure excessive.
- 4 % se prononcent sur une atteinte au droit à un recours effectif.
Sur les 20 % restants, il n’est pas forcément possible de limiter l’expression de la
question religieuse à la seule violation de l’article 9 de la Convention. Par comparaison, le
contentieux relatif à l’article 9 ne présente une part significative des recours que dans le
cadre de la principauté de Saint Marin – c’est la seule situation clairement identifiée par la
Cour (9 % des recours).
L’expression des prétentions religieuses peut également soulever une question relative
au droit de mener une vie familiale normale (article 8) ou une question relative à
l’organisation d’une manifestation et portant sur la mise en œuvre du droit à la sûreté
(article 5). Cela ressort d’ailleurs parfaitement d’un document intitulé 50 ans d’activités, la
Cour européenne en faits et en chiffres. Cet organe a synthétisé les principales affaires sur
lesquelles elle a eu à se prononcer en fonction du fondement de l’atteinte invoquée.
Il cite les cinq affaires suivantes pour illustrer la portée de l’article 9 :
- Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993 : Condamnation d’un Témoin de Jéhovah pour
prosélytisme – violation.
- 161 -
- Buscarini et autres c. Saint-Marin, 18 février 1999 : Obligation pour les députés de
prêter serment sur les Evangiles – violation.
- Thlimmenos c. Grèce, 6 avril 2000 : Témoin de Jéhovah se voyant refuser l’accès à un
travail en raison de sa condamnation pour avoir refusé d’accomplir son service militaire –
violation.
- Leyla Şahin c. Turquie, 10 novembre 2005 : Interdiction de porter le foulard islamique
à l’université – non-violation.
- Ivanova c. Bulgarie, 12 avril 2007 : Licenciement fondé sur des motifs liés aux
convictions religieuses – violation.
Au titre cependant des atteintes aux autres droits protégés par la Convention, la Cour
recense des affaires qui, directement ou indirectement, porte sur l’expression des
prétentions religieuses. Par exemple :
- au titre des atteintes à l’article 8 relatif au droit à la vie privée : Tysiąc c. Pologne, 20
mars 2007, Refus de procéder à un avortement thérapeutique malgré le risque d’une grave
détérioration de la vue de la mère – violation.
- au titre des atteintes à l’article 10 relatif à la liberté d’expression : Murphy c. Irlande,
10 juillet 2003, Interdiction de la diffusion à la radio d’une annonce à caractère religieux –
non–violation.
- au titre des atteintes à l’article 14 relatif à l’interdiction de discrimination : Hoffmann
c. Autriche, 29 juin 1993, Retrait des droits parentaux d’une mère du fait de son
appartenance aux Témoins de Jéhovah – violation.
En outre, il convient de prendre en compte le contentieux résultant de l’invocation de
l’article 2 du protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme
et des Libertés fondamentales en vertu duquel « Nul ne peut se voir refuser le droit à
l'instruction. L'Etat, dans l'exercice des fonctions qu'il assumera dans le domaine de
l'éducation et de l'enseignement, respectera le droit des parents d'assurer cette éducation et
cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques » sur le
fondement duquel s’effectue depuis 1976 la contestation du contenu des programmes
scolaires (7 décembre 1976, Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen, cours d’éducation
sexuelle dans les écoles publiques, non-violation). Enfin, le contentieux relatif à la
reconnaissance du droit au mariage des homosexuels n’est rien d’autre qu’une contestation
de l’inspiration religieuse des règles qui régissent ce domaine dans les différents pays
signataires de la Convention.
- 162 -
On comprendra, à travers cette énumération, qu’il n’est pas forcément pertinent de
procéder à une quantification de la jurisprudence sur la seule base de l’article 9. La
Convention européenne, comme tous les textes invoqués dans un contentieux fait l’objet de
citations multiples. La simple référence à l’article 9 ne permet que de rendre partiellement
compte de l’émergence des revendications religieuses sous l’égide des droits de l’homme
sous son angle le plus radical : la contestation de la norme étatique au bénéfice de la norme
religieuse.
En cela, l’article 9 ne peut que nous servir d’indice pour quantifier la diffusion de la
question religieuse dans le contentieux interne et rendre compte des multiples facettes de la
question religieuse.
SECTION 3 : LES MULTIPLES FACETTES DE LA QUESTION RELIGIEUSE
La question religieuse est une modalité de l’invocation des droits de l’homme dans le
contentieux au même titre que d’autres droits. C’est une facette nouvelle au regard des
textes internes comme la Déclaration des droits de l’homme de 1789 mais également à
l’aune du phénomène identifié : le tournant institutionnel des années 2000 et le poids
croissant qu’a pris, à compter de cette date, la référence aux droits de l’homme. Pour
illustrer cette mutation profonde de l’expression de l’identité religieuse, nous allons
montrer comment elle s’insère dans un droit positif toujours plus imprégné de la référence
aux droits de l’homme (paragraphe 1) ; nous exposerons ensuite les principaux domaines de
cette mutation pour essayer d’en dégager la signification (paragraphe 2).
PARAGRAPHE 1 : MESURES DE LA RÉFÉRENCE AUX DROITS DE L’HOMME
DANS LE CONTENTIEUX INTERNE
Nous avons précédemment rendu compte de l’augmentation constante du contentieux de
la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Cette augmentation se répercute sur le droit interne, ce qui confirme une nouvelle fois
qu’un phénomène national en la matière n’est pas dissociable de l’influence internationale.
En effet, la solution adoptée pour un pays a tendance à se propager dans tous les Etatssignataires. Plus largement, l’évolution du contentieux est symptomatique d’une nouvelle
perception des relations entre les individus. C’est donc une fois ce cadre exposé que nous
pourrons rendre compte des multiples facettes de l’expression religieuse.
Nous reprenons ici la démarche déjà usitée d’une quantification sur la base du
contentieux des cours suprêmes – Cour de cassation et Conseil d’Etat – à partir d’un
découpage décennal et du nombre d’occurrences de l’expression suivante : Convention
européenne de sauvegarde des droits de l’homme – l’expression libertés fondamentales n’a
pas été employée en raison de son caractère surabondant.
- 163 -
Cour de cassation :
- du 1 janvier 1960 au 31 décembre 1970 : aucune occurrence. D’un côté, c’est logique
en raison de la dimension originelle inter-étatique du contentieux propre à la Convention ;
de l’autre, nous avons bien vu pour la Déclaration universelle des droits de l’homme que
l’absence de transposition n’avait pas constitué un élément suffisamment pertinent pour
empêcher les individus de l’invoquer ;
- du 1 janvier 1971 au 31 décembre 1980 : 18 occurrences. Nous retrouvons l’idée que
les textes disposent d’une dynamique intrinsèque même quand ils ne bénéficient d’aucun
effet en droit positif. Ces 18 occurrences concernent exclusivement le contentieux de la
chambre criminelle de la Cour de cassation. Autrement dit, dans la perception des
justiciables, et c’est un point que l’on trouve également à la même époque dans la référence
à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, les droits de l’homme sont
uniquement une prérogative pour lutter contre les immixtions de l’Etat, soit la logique
originelle de l’habeas corpus.
- du 1er janvier 1981 au 31 décembre 1990 : 881 occurrences dont 118 pour des
contentieux civils. La possibilité reconnue aux individus de se prévaloir de la Convention
dans les contentieux commence à apparaître et va même jusqu’à déborder son domaine
initialement naturel : le contentieux pénal.
- du 1er janvier 1991 au 31 décembre 2000 : 4998 occurrences dont 719 occurrences
propres au contentieux civils, parmi lesquels 296 relatives au contentieux de la Chambre
sociale ;
- du 1er janvier 2001 au 31 décembre 2011 : 5962 occurrences dont 3680 occurrences
propres au contentieux civils, parmi lesquels 1363 relatives au contentieux de la Chambre
sociale.
Autrement dit, il y a bien une imprégnation des contentieux par les droits de l’homme
qui déborde le contentieux pénal. L’expression des prétentions change de forme, voire de
nature. Qui plus est, se produit un phénomène de propagation du droit par la jurisprudence
qui influe sur la perception sociologique d’un phénomène juridique. Il ne peut être
réductible à une chose compte tenu de la dimension interactionniste du contentieux : les
individus prennent en quelque sorte possession des règles et modifient progressivement la
consistance des relations sociales. Les droits de l’homme ne sont pas uniquement un moyen
de contestation de pouvoir mais une technique contentieuse, tout simplement.
Cette évolution est encore plus flagrante en matière de contentieux administratif en
raison de la possibilité, pour les individus, de contester l’autorité étatique en invoquant les
droits de l’homme.
- 164 -
Conseil d’Etat :
- du 1er janvier 1960 au 31 décembre 1970 : aucune occurrences ;
- du 1er janvier 1971 au 31 décembre 1980 : 4 occurrences ;
- du 1er janvier 1981 au 31 décembre 1990 : 105 occurrences ;
- du 1er janvier 1991 au 31 décembre 2000 : 5434 occurrences ;
- du 1er janvier 2001 au 31 décembre 2011 : 14365 occurrences.
A partir du moment où le contentieux administratif recouvre aussi bien le contentieux
fiscal que celui des étrangers, la référence aux droits de l’homme érige tout litige en
véritable question de principe. Au passage, que l’étranger, c’est-à-dire le non-national,
devienne titulaire de droits par delà le principe posé en 1789, marque finalement
l’aboutissement de la logique instillée par la Déclaration universelle de 1948285. Que le
contribuable invoque également les droits de l’homme illustre un renversement de
perspective : il n’y a plus de légitimité de principe à l’activité étatique même au regard de
celle qui constitue son fondement : la perception de l’imposition. Nous pourrions ainsi dire
que là où la Déclaration de 1789 fonde cette imposition, la Convention constitue le
fondement de sa contestation. A l’identique, là où 1789 a pour référence implicite la
religion comme élément de la sphère privée, la Convention a pour conception explicite la
religion comme élément de la sphère publique.
Bien évidemment, le simple fait d’invoquer les droits de l’homme ne signifie pas que les
individus obtiennent systématiquement gain de cause. Mais, nous pouvons lire à travers
cette évolution du contentieux une re-formulation des droits subjectifs en terme d’autojustification de leurs prétentions. Et si, finalement, la rationalisation du droit par l’entremise
des droits subjectifs portait en elle une part d’irrationnel dans le comportement du
plaideur ? La neutralité juridique aurait alors seulement réussi à masquer « la dialectique de
la raison » : le droit présente une facette rationnelle dans sa formulation – un propos
incohérent tant oral qu’écrit ne saurait être accepté dans un tribunal ; une phase irrationnelle
dans son expression et son invocation - irrationalité en raison des demandes formulées sous
285
La discussion sur le statut des étrangers à partir de la Déclaration de 1789 revient à interpréter ce texte à
l’aune de la Déclaration de 1948.
- 165 -
l’apparat du formalisme juridique, irrationalité comme dans le cas présent à travers la
tentative de substituer à l’ordre présent un ordre religieux286.
C’est en cela que la diversité des questions religieuses soulevées est loin de constituer un
contentieux comme les autres.
PARAGRAPHE 2 : LE CONTENTIEUX RELATIF À L’EXPRESSION DE L’IDENTITÉ
RELIGIEUSE COMME VECTEUR D’UNE VÉRITABLE TRANSFORMATION SOCIALE
Que ce soit au regard du contentieux interne ou émanant de la Cour européenne des
droits de l’homme, les questions soulevées montrent que nous sommes en présence d’une
véritable transformation sociale.
Les sondages sur les valeurs et les croyances permettent de tracer une évolution de la
place de la religion dans la vie des individus comme si celle-ci restait finalement cantonnée
dans la sphère privée287. Cette approche nous paraît insuffisante à partir du moment où les
institutions consacrent un rôle public aux religions288. A ce titre, la Cour européenne
promeut une approche singulièrement différente : « la liberté de pensée, de conscience et
de religion est l’un des fondements d’une « société démocratique ». Elle est, dans sa
dimension religieuse, l’un des éléments les plus vitaux qui confèrent aux croyants leur
identité et leur conception de la vie, mais elle est aussi un atout précieux pour les athées,
agnostiques, sceptiques ou indifférents car le pluralisme, indissociable d’une société
démocratique, si chèrement acquis à travers les siècles en dépend (voir Eglise
Métropolitaine de Bessarabie et alia c. La Moldavie, no. 45701/99, § 114, CEDH 2001XII) ».
Présenter ce contentieux revient donc à exposer les manifestations « d’un des
fondements d’une société démocratique ». Afin d’en saisir l’importance, nous exposerons
donc dans un premier temps la spécificité de ce contentieux (1) pour en exposer dans un
second temps les principales facettes (2). Nous pourrons alors comparer l’évolution décrite
avec le droit français (3).
286
M. Weber évoque également un droit irrationnel mais dans un sens différent à propos de « la création du
droit et la découverte du droit ». M. Weber, Sociologie du droit, Puf, 1986, p. 42.
287
36% des sondés déclarent croire en Dieu (France 2011, sondage Harris), Le Parisien, 6 février 2011.
288
Cf Rapport Commissariat général du Plan Institut de Florence, Croyances religieuses, morales et éthiques
dans le processus de construction européenne, 2002 ; J.-P. Willaime, Les religions et l’unification
européenne, in G. Davie, D. Hervieu-Leger, Identités religieuses en Europe, La découverte, 1996, p. 291-314.
- 166 -
1) EXPOSÉ
DE LA SPÉCIFICITÉ DU CONTENTIEUX RELIGIEUX EN MATIÈRE DE DROITS
DE L’HOMME
Il est bien évident que si les droits de l’homme renforcent la capacité d’auto-justification
des individus, leur omniprésence tant dans le discours quotidien que dans le contentieux a
vocation à modifier en profondeur le substrat social. Le contentieux en matière religieuse
présente toutefois une spécificité : une force symbolique peut-être sans équivalent.
En matière religieuse, le contentieux s’articule en effet différemment des autres types de
contentieux pour deux raisons. Premièrement, l’individu exprime ses prétentions comme
pour n’importe quel droit si ce n’est que l’expression de sa subjectivité renvoie à un corps
de règles distinct de celui qu’il conteste, élément qui ne nous paraît pas trouver
d’équivalent dans l’expression des autres droits. A titre d’illustration, la personne qui
estime subir une atteinte à son droit à la vie privée ou à sa liberté d’expression formule ses
prétentions sur la base de la Convention. La personne qui invoque une atteinte à sa liberté
de religion le fait en raison de l’existence d’une norme distincte qu’elle estime supérieure.
Deuxièmement, l’individu cherche également à modifier l’équilibre institutionnel en
raison de l’existence consacrée par la Cour d’obligations positives. Par exemple, au titre
des obligations positives qu’il peut incomber à un Etat à la suite d’une condamnation par la
Cour européenne, la personne qui se voit reconnaître le droit à un environnement sain est à
même de faire condamner l’Etat qui porterait atteinte à son droit, ce qui conduit à une
évolution des règles. La personne qui invoque une telle obligation en matière religieuse
veut par ce biais forcer l’Etat à consacrer sa conception de l’espace public.
A l’identique, en matière de fiscalité, se servir des droits de l’homme pour justifier son
refus de ne pas payer des impôts revient également à modifier la nature du lien social. C’est
une illustration saisissante d’une expression individuelle exacerbée dans laquelle l’individu
perçoit les pouvoirs publics comme un ennemi dont il doit se protéger, ce que l’on appelé
pendant quelques années le bouclier fiscal289. Pour autant, le changement d’expression de ce
contentieux ne porte pas en soi une mutation des règles dans la société – c’est peut-être
davantage l’existence de la crise financière qui oblige les Etats à renforcer leurs moyens de
lutte contre la fraude. Dans le cas du contentieux en matière de droit des étrangers dits en
situation irrégulière, la situation est déjà plus ambivalente à partir du moment où
l’invocation des droits de l’homme repose sur l’abstraction du lien consubstantiel entre
289
J. Amar, La manipulation par interprétation, le cas de la fiscalité in sous la direction de L. Faggion,
Manipulation : droit, justice, société de l'Ancien Régime à nos jours, (en cours de publication) ed CNRS,
2012.
- 167 -
nation et citoyenneté290. Mais, là encore, ce changement de perception du lien, pour
révolutionnaire qu’il soit, ne concerne pas la nature des règles mais leur champ
d’application : les droits deviennent les mêmes pour tous indépendamment du lien national
en raison du principe de non-discrimination.
D’ailleurs, en dépit du caractère massif de ces contentieux, ces évolutions suscitent peu
de réactions médiatiques, sauf cas particuliers quand intervient une dimension religieuse à
l’instar du contrôle fiscal intenté à l’association les Témoins de Jéhovah ou du refus
d’accorder la nationalité à une femme en raison de sa pratique religieuse. Ce n’est donc pas
le nombre de jurisprudence qui importe en matière religieuse mais la nature des questions
posées.
Nous sommes ici en présence d’un contentieux symbolique291. Par symbole, nous visons
deux caractéristiques : le surplus de sens que les mots utilisés lors d’un contentieux
véhiculent en dehors des tribunaux ; la question soulevée confronte le juge à la symbolique
religieuse. Par exemple, la problématique du voile à l’école est incompréhensible pour
quelqu’un s’affirmant laïc qui parlera plutôt de foulard292. La question posée dépasse par
ses implications la solution qui peut être rendue par les juges. En même temps, la neutralité
de la formulation juridique l’érige en détenteur de toutes les vérités. Par exemple, les
différentes interventions des membres lors de la commission Stasi sur la laïcité ont donné
l’impression que leur position a dépendu finalement de l’audition du juge européen et exconseiller d’Etat en raison des questions de compatibilité de la norme interne avec la norme
internationale293. Sous ces deux facettes symboliques, ce contentieux, sans présenter
systématiquement un enjeu financier, questionne les fondements mêmes de notre société.
L’exposé de quelques unes des solutions adoptées permet de dresser les contours de la
place de la religion dans une société démocratique sur le fondement des droits de l’homme.
290
C. Colliot-Thélène, La Démocratie sans « Demos », Puf, 2011.
291
E. Cassirer, dans sa philosophie des formes symboliques, n’a cependant pas considéré que le champ
juridique pouvait être un domaine dans lequel la logique symbolique pouvait s’exercer. Il est vrai que, dans ce
cas, la discussion sur les symboles dans l’arène d’un tribunal atteste l’échec de la communication entre les
personnes concernées.
292
Cf par exemple, A. Badiou, Derrière la loi foulardière, la peur, Le Monde, 22 février 2004.
293
Le poids de l’intervention du juge européen J-P. Costa ressort parfaitement de l’analyse que le rapporteur
de cette commission a pu faire par la suite. R. Schwartz, Le travail de la commission Stasi : Laïcité : les 100
ans d'une idée neuve. Hommes et migrations, 2005, no1258, pp. 28-32. Il n’y a donc rien d’étonnant que cet
auteur, par delà le sentiment de satisfaction qu’il exprime, estime que la réflexion doit être poursuivie.
- 168 -
2) EXPOSÉ DES PRINCIPAUX TYPES DE CONTENTIEUX
L’exposé des principaux types de contentieux ne cherche pas à apprécier la cohérence
jurisprudentielle en la matière. Elle paraît d’ailleurs difficile à identifier en raison du
caractère polymorphe du contentieux en matière religieuse. Conclure en outre qu’il se
dégagerait ou qu’il faudrait aboutir à une définition juridique de la religion serait, qui plus
est, fallacieux. Le contentieux propre à la Convention européenne laisse en ce domaine ce
que les juges nomment une « marge nationale d’appréciation » de façon précisément à ne
pas se substituer systématiquement à la compétence des juges nationaux294. Nous ne
disposons donc pas d’une conception européenne qui s’impose aux juges nationaux mais
d’un ensemble de solutions à l’aune desquels les problèmes juridiques soulevés dans les
différents pays doivent être traités, étant quand même précisé préalablement que les
solutions adoptées n’ont rien d’intangibles.
C’est pourquoi à la recherche d’unité d’interprétation propre à la démarche juridique
nous privilégions la construction d’une typologie afin de préciser l’argumentation religieuse
sur la base des droits de l’homme. Pour construire cette typologie, nous avons essayé de
recenser les affaires les plus significatives tant sur le plan interne qu’international. Nous
sommes partis de la conception classique de la liberté religieuse fondée sur une claire
séparation entre espace public et espace privé pour arriver aux situations dans lesquels
l’enjeu n’est ni plus ni moins que la substitution ou la consécration de la norme religieuse
dans l’espace public. Une telle typologie se veut ainsi le réceptacle des orientations
communautaires exposées selon lesquelles il revient aux pouvoirs publics d’accorder une
place et un rôle dans l’espace public aux institutions religieuses. Elle s’articule autour de
deux axes : une dimension institutionnelle (a) ; une dimension individuelle (b).
Dans le prolongement de notre démarche fondée sur le rôle croissant que jouent les
institutions et l’influence qu’elles exercent sur les individus, nous commencerons par le
contentieux présentant une dimension institutionnelle. Nous terminerons par le contentieux
résultant de l’interaction entre l’institution religieuse et la liberté individuelle (c).
a) Le contentieux présentant une dimension institutionnelle ou le débat sur la
place de la religion dans la sphère publique
Le contentieux présente une dimension institutionnelle à partir du moment où il a pour
objet les relations collectives que les religions ou les minorités entretiennent avec l’autorité
294
Sur cette notion, E. Kastanas, Unité et diversité : notions autonomes et marge d’appréciation des Etats
dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Bruylant, 1999.
- 169 -
étatique. Compte tenu du rôle reconnu par les institutions-mêmes aux religions, il est
possible de distinguer :
a-1) le contentieux relatif à la contestation des modes d’organisation du culte choisi par
l’Etat ;
a-2) le contentieux relatif à la protection des droits des minorités ;
a-3) le contentieux relatif à la visibilité de la religion majoritaire dans un pays ;
a-4) le contentieux relatif au contenu des programmes scolaires ;
a-5) le contentieux relatif à la dissolution d’un parti politique dont le programme se
fonde sur une doctrine religieuse.
a-1) contentieux relatif à la contestation des modes d’organisation du culte choisi
par l’Etat
Se pose ici la question de l’intervention de l’Etat et de l’autonomie de l’organisation
religieuse au regard de la compétence étatique.
- non-violation de l’article 9 en matière d’organisation de l’abattage rituel295 ; l’opinion
minoritaire mérite toutefois d’être mentionnée car elle illustre non seulement le caractère
relatif de la solution mais également du raisonnement juridique tenu en la matière à l’aune
de la définition des obligations qui incombent à l’Etat en matière religieuse – « si des
tensions peuvent survenir lorsqu’une communauté, notamment religieuse, se trouve divisée,
il s’agit là d’une conséquence inévitable de la nécessité de respecter le pluralisme. Dans ce
genre de situation, le rôle des autorités publiques ne consiste pas à supprimer tout motif de
tension en éliminant le pluralisme mais à prendre toutes les mesures nécessaires pour
s’assurer que les groupes qui s’affrontent font preuve de tolérance (Serif c. Grèce, n°
38178/97, § 53, CEDH 1999) »296.
- violation de l’article 9 en raison de l’ingérence de l’Etat dans le choix du dirigeant
d’une communauté religieuse297 ;
295
296
CEDH, 27 juin 2000, Chaare Tsedek c. France, (7417/95).
Opinion dissidente commune à Sir Nicolas Bratza, M. Fischbach, Mme Thomassen, Mme Tsatsa-
Nikolovska, M. Panţîru, M. Levits et M. Traja.
297
CEDH, 26 juin 2000, Hassan et Tchaouch c. Bulgarie (no 30985/96).
- 170 -
- violation de l’article 9 en raison du refus de l’Etat de reconnaître une communauté
ayant fait scission298 ;
- violation de l’article 9 en raison d’une rectification fiscale à l’encontre des Témoins de
Jehovah dont les modalités ont paru excessives299 - l’une des raisons avancées mérite d’être
reproduite : « Procédant à une analyse de droit comparé, l’association européenne affirme
que malgré la marge d’appréciation des Etats, les croyances et pratiques des Témoins de
Jéhovah sont uniformes dans les Etats membres. En Angleterre, en Allemagne, en Italie et
en Espagne par exemple, les dons versés aux Témoins de Jéhovah ne sont pas taxés car
leurs activités sont exclusivement religieuses »300. Le droit comparé est l’expression des lois
de l’imitation mises à jour par G. Tarde. Nous retrouvons un raisonnement similaire à
propos de la reconnaissance de l’Eglise de scientologie en Russie301 ;
- contestation de la votation suisse sur l’interdiction des constructions de minarets en
Suisse jugée irrecevable302. Nous soulignerons que le motif d’irrecevabilité ne préjuge en
rien la solution au fond au regard de la position adoptée en la matière par le Conseil des
droits de l’homme ;
- l’interdiction prononcée à l’encontre de l’association Raël d’effectuer une campagne
d’affichage en Suisse303. Par delà le cas d’espèce, l’affaire tranche une question centrale : la
liberté d’expression en matière de religion peut être restreinte si le contenu d’une affiche
risque de choquer une partie majoritaire de la population. La marge d’appréciation
nationale peut aboutir à reconnaître le droit pour un Etat de sanctionner le blasphème.
a-2) contentieux relatif à la protection des droits des minorités
Le texte de la Convention ne reconnaît pas expressément de droit spécifique pour les
minorités. Les parties à ce type de contentieux invoquent simultanément le principe de nondiscrimination (art. 14), le droit de pratiquer sa religion (art. 9) ou le droit à la vie privée
(art. 8) ou la liberté d’association (art. 11).
298
CEDH, 13 décembre 2001, Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova (no 45701/99).
299
CEDH, 30 juin 2011, Association Les Témoins de Jéhovah c. France (8916/05).
300
Arrêt préc. p. 65.
301
CEDH, 15 mars 2007, Eglise de scientologie de Moscou c. Russie, (n° 18147/02).
302
CEDH, 10 juillet 2011, Ouardiri c. Suisse (requête no 65840/09) et Ligue des Musulmans de Suisse et
autres c. Suisse (no 66274/09).
303
CEDH, 13 juillet 2012, n° 16354/06, aff. Mouvement raëlien suisse c. Suisse.
- 171 -
Pourtant, l’émergence d’un droit des minorités constitue un souhait expressément
formulé par le Conseil de l’Europe. La proposition du Protocole additionnel à la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
lie ainsi droits de l’homme et droits des minorités de manière inédite : « Aux fins de cette
Convention, l'expression « minorité nationale » désigne un groupe de personnes dans un
Etat qui :
- résident sur le territoire de cet Etat et en sont citoyens ; entretiennent des liens
anciens, solides et durables avec cet Etat ;
- présentent des caractéristiques ethniques, culturelles, religieuses ou linguistiques
spécifiques ;
- sont suffisamment représentatives, tout en étant moins nombreuses que le reste de la
population de cet Etat ou d'une région de cet Etat ;
- sont animées de la volonté de préserver ensemble ce qui fait leur identité commune,
notamment leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur langue » 304.
En l’état du droit positif, la formulation adoptée par la Cour n’exclut pas cette
éventualité : « bien qu’il faille subordonner les intérêts de l’individu à ceux d’un groupe, la
démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité; elle
commande un équilibre qui assure aux minorités un juste traitement et qui évite tout abus
d’une position dominante » 305. Aussi, une partie de la doctrine en la matière considère que
certaines décisions consacrent progressivement un véritable droit des minorités306.
Sur le fond, ces contentieux portent principalement sur des questions d’organisation de
culte à l’instar de celles déjà examinées. Sans reprendre les affaires précédemment citées,
nous nous contenterons de signaler que nous disposons ici de l’expression institutionnelle
du communautarisme.
a-3) contentieux relatif à la visibilité de la religion majoritaire dans un pays
304
Conseil de l’Europe, Parlement européen, recommandation 1201 (1993), relative à un Protocole
additionnel à la Convention européenne des Droits de l'Homme sur les droits des minorités nationales.
305
CEDH, 13 août 1981, Young, James et Webster, série A, n° 44.
306
F. Benoît-Rohmer, La Cour européenne des droits de l'homme et la défense des droits des minorités
nationales, RTDH, 2002, p. 563.
- 172 -
Ce contentieux, sur le plan technique, concerne davantage le droit à l’instruction
reconnu par l’article 2 du protocole additionnel. Il est d’ailleurs généralement présenté à
l’aune des autres décisions concernant le contenu des programmes scolaires. La question
soulevée dans cette affaire fortement médiatisée porte sur un point différent : une
requérante est-elle en droit d’exiger le retrait des crucifix présent dans les salles de classe
d’une école publique en raison de l’atteinte que cela représenterait à la liberté de choix de
l’enfant ?
La chronologie de cette affaire est ici importante car les juges se sont prononcés à deux
reprises de façon différente sur cette question :
- CEDH, 3 novembre 2009, Lautsi c. Italie, no 30814/06 : l’arrêt est rendu à
l’unanimité ; il impose à l’Etat un véritable principe de laïcité : « Les dispositions en cause
sont l'héritage d'une conception confessionnelle de l'Etat qui se heurte aujourd'hui au
devoir de laïcité de celui-ci et méconnaît les droits protégés par la Convention. Il existe une
« question religieuse » en Italie, car, en faisant obligation d'exposer le crucifix dans les
salles de classe, l'Etat accorde à la religion catholique une position privilégiée qui se
traduirait par une ingérence étatique dans le droit à la liberté de pensée, de conscience et
de religion de la requérante et de ses enfants et dans le droit de la requérante d'éduquer
ses enfants conformément à ses convictions morales et religieuses, ainsi que par une forme
de discrimination à l'égard des non-catholiques » (point n°30).
L’affaire sera cependant rejugée conformément à une procédure prévue par la
Convention en raison de la violence des réactions que cette décision a suscité en Italie. Son
caractère éminemment sensible va entraîner l’intervention devant la Cour de nombreuses
associations et pays. Le deuxième arrêt rendu à cette occasion307 repose sur le raisonnement
suivant pour justifier un revirement de jurisprudence :
- une analyse du crucifix comme symbole religieux (sic) ;
- point 66 : « Il n'y a pas devant la Cour d'éléments attestant l'éventuelle influence que
l'exposition sur des murs de salles de classe d'un symbole religieux pourrait avoir sur les
élèves ; on ne saurait donc raisonnablement affirmer qu'elle a ou non un effet sur de jeunes
personnes, dont les convictions ne sont pas encore fixées ».
- la diversité des conceptions des Etats parties à la Convention en matière de religion
conduit la Cour à laisser une « marge d’appréciation nationale » aux Etats sur ces
questions.
307
CEDH, 18 mars 2011, n° 30814/06.
- 173 -
D’où incidemment, le considérant suivant : « A cet égard, il est vrai qu'en prescrivant la
présence du crucifix dans les salles de classe des écoles publiques – lequel, qu'on lui
reconnaisse ou non en sus une valeur symbolique laïque, renvoie indubitablement au
christianisme –, la réglementation donne à la religion majoritaire du pays une visibilité
prépondérante dans l'environnement scolaire.
Cela ne suffit toutefois pas en soi pour caractériser une démarche d'endoctrinement de
la part de l'Etat défendeur et pour établir un manquement aux prescriptions de l'article 2
du Protocole no 1».
Contrairement cependant à la première décision, la seconde, adoptée dans le cadre d’une
formation solennelle, n’a pas été rendue à l’unanimité. La critique formulée par l’opinion
dissidente expose pleinement la contradiction intrinsèque à exprimer les prétentions en
faveur ou contre la religion par le prisme des droits de l’homme. D’une part, le juge critique
fortement la notion de marge d’appréciation nationale308 ; d’autre part, il estime que la
décision nouvellement rendue contredit les fondements même d’une société démocratique –
« Nous vivons désormais dans une société multiculturelle, dans laquelle la protection
effective de la liberté religieuse et du droit à l'éducation requiert une stricte neutralité de
l'Etat dans l'enseignement public, lequel doit s'efforcer de favoriser le pluralisme éducatif
comme un élément fondamental d'une société démocratique » 309 (c’est nous qui
soulignons).
Nous mesurons à travers cet exemple non seulement l’absence de neutralité politique de
la référence aux droits de l’homme mais aussi, encore et toujours, l’enjeu éducationnel des
droits de l’homme.
308
Opinion dissidente du Juge Malinverni, à laquelle se rallie la juge Kalaydjieva, point 1 :
« Utile, voire
commode, la théorie de la marge d'appréciation est une technique d'un maniement délicat, car l'ampleur de la
marge dépend d'un grand nombre de paramètres : droit en cause, gravité de l'atteinte, existence d'un
consensus européen, etc. La Cour a ainsi affirmé que « l'ampleur de la marge d'appréciation n'est pas la
même pour toutes les affaires mais varie en fonction du contexte (...). Parmi les éléments pertinents figurent
la nature du droit conventionnel en jeu, son importance pour l'individu et le genre des activités en cause». La
juste application de cette théorie est donc fonction de l'importance respective que l'on attribue à ces différents
facteurs. La Cour décrète-t-elle que la marge d'appréciation est étroite, l'arrêt conduira le plus souvent à une
violation de la Convention ; considère-t-elle en revanche qu'elle est large, l'Etat défendeur sera le plus
souvent « acquitté ».
309
Opinion précitée, Point n°2.
- 174 -
a-4) contentieux relatif au contenu des programmes scolaires
Ce contentieux est le pendant de celui examiné précédemment. L’existence d’un droit à
la visibilité de la religion majoritaire a-t-il un impact sur les programmes scolaires ? Ces
affaires confirment la persistance du fait religieux dans la sphère publique.
- atteinte au droit à l’instruction en raison de la modification des programmes du
primaire : deux cours Christianisme et philosophie de la vie ont été remplacés par un cours
intitulé : le Christianisme, la religion et la philosophie. L’atteinte découle de la place
prépondérante accordée à la religion chrétienne et de la difficulté pour une personne nonchrétienne d’obtenir une dispense sans avoir à trop révéler d’éléments sur sa vie privée.
C’est donc davantage le problème administratif que le contenu du cours qui a été à l’origine
du constat de la violation du droit, la Cour ayant dans cet arrêt précisé que « l’intention qui
avait présidé à la création du cours, à savoir que le fait d’enseigner ensemble le
christianisme et les autres religions et philosophies permettait d’établir un environnement
scolaire ouvert accueillant tous les élèves, était à l’évidence conforme aux principes de
pluralisme et d’objectivité consacrés par l’article 2 du Protocole no 1 »310.
La question de la dispense à un cours d’éducation religieuse a également été traitée à
propos d’une affaire relative au programme scolaire des manuels turcs. L’atteinte a été
constatée en raison d’une part de l’existence de dispenses de droit pour des membres de
certaines confessions et d’autre part du fait que « le programme accordait une plus large
part à la connaissance de l’islam qu’à celle des autres religions et philosophies et
inculquait les grands principes de la religion musulmane, y compris ses rites culturels »311.
La Cour n’a cependant nullement incité les Etats à prévoir un système de dispense des
cours d’instruction religieuse. Le cas turc est intéressant car il combine à la fois un principe
de laïcité et une forte dimension religieuse dont la conciliation passe par l’obligation des
individus de révéler publiquement leur appartenance religieuse – les juifs et les Chrétiens
étaient légalement dispensés de ce cours. A l’inverse, la Cour semble avoir dégagé une
obligation positive d’instaurer un cours de morale pour éviter que les enfants d’agnostiques
310
CEDH, 29 juin 2007, Folgero et autres c. Norvège (no 15472/02) ; ce critère du pluralisme a également
justifié l’irrecevabilité d’une action à l’encontre d’un programme de morale laïc - cf CEDH, 6 octobre 2009,
Irrgang c. Allemagne (no 45216/07).
311
CEDH, 9 octobre 2007, Hasan et Eylem Zengin c. Turquie (no 1448/04).
- 175 -
soient discriminés par rapport aux autres élèves qui suivraient un cours obligatoire de
religion312.
Nous pouvons donc conclure que la visibilité de la religion majoritaire peut se
manifester dans les programmes scolaires. Si cours de religion il y a, l’appréciation porte
davantage sur le contenu que sur l’éventuelle dispense du cours.
a-5) contentieux relatif à la dissolution d’un parti politique dont le programme se
fonde sur une doctrine religieuse
La question dépasse de loin la sphère juridique et empiète sur le terrain politique : dans
quelle mesure une société démocratique peut-elle accepter un parti d’obédience religieuse ?
La réponse donnée à l’époque mérite d’être reproduite : non-violation de l’article 9 en
raison de l’interdiction d’un parti faisant référence à une doctrine religieuse : « la Cour
reconnaît que la Charia, reflétant fidèlement les dogmes et les règles divines édictées par
la religion, présente un caractère stable et invariable. Lui sont étrangers des principes tels
que le pluralisme dans la participation politique ou l’évolution incessante des libertés
publiques. La Cour relève que, lues conjointement, les déclarations en question qui
contiennent des références explicites à l’instauration de la Charia sont difficilement
compatibles avec les principes fondamentaux de la démocratie, tels qu’ils résultent de la
Convention comprise comme un tout. Il est difficile à la fois de se déclarer respectueux de
la démocratie et des droits de l’homme et de soutenir un régime fondé sur la Charia, qui se
démarque nettement des valeurs de la Convention, notamment eu égard à ses règles de
droit pénal et de procédure pénale, à la place qu’il réserve aux femmes dans l’ordre
juridique et à son intervention dans tous les domaines de la vie privée et publique
conformément aux normes religieuses. En outre, les déclarations qui concernent le souhait
de fonder un « ordre juste » ou un « ordre de justice » ou « ordre de Dieu », lues dans leur
contexte, même si elles se prêtent à diverses interprétations, ont pour dénominateur
commun de se référer aux règles religieuses et divines pour ce qui est du régime politique
souhaité par les orateurs. Elles traduisent une ambiguïté sur l’attachement de leurs auteurs
pour tout ordre qui ne se base pas sur les règles religieuses. Selon la Cour, un parti
politique dont l’action semble viser l’instauration de la Charia dans un Etat partie à la
Convention peut difficilement passer pour une association conforme à l’idéal démocratique
sous-jacent à l’ensemble de la Convention ».
Une opinion dissidente a cependant considéré que la mesure de dissolution constituait
une atteinte à la liberté d’association et à la liberté d’opinion. Elle n’était donc pas
312
CEDH, 15 juin 2010, Grzelak c. Pologne (7710/02).
- 176 -
conforme aux valeurs d’une société démocratique. D’ailleurs, les différents types de
contentieux résultant de la dimension institutionnelle des religions permettraient aisément
d’argumenter en faveur de la solution inverse : comment en effet concevoir une visibilité
neutre de la religion majoritaire à laquelle s’ajoute une présence pluraliste dans les
programmes scolaires sans imaginer que cela se traduise par des revendications politiques ?
Nous sommes ici confrontés à un équilibre subtil entre marge d’appréciation nationale et
auto-limitation de la compétence des juges. Les débats sur l’interprétation des textes ne
doivent cependant pas masquer la dimension socio-politique des questions soulevées. Nous
pouvons donc lire le contentieux suivant comme la prolongation de la mutation
institutionnelle de la place de la religion dans l’espace public. Les religions reconnues, elles
ont vocation à influer sur la vie politique des pays européens.
La diversité des cas étudiés révèle d’une part le caractère protéiforme des revendications
religieuses à l’égard des institutions étatiques, d’autre part la difficulté de maintenir
l’illusion d’un traitement juridique des litiges dénué de toutes considérations politiques. Il
n’en va pas différemment à propos du contentieux présentant, cette fois, une dimension
individuelle.
b) Le contentieux présentant une dimension individuelle ou l’expression de la
mutation des revendications individuelles en matière religieuse
C’est ce type de contentieux qui est à l’origine de l’interrogation qui structure la
présente recherche. Nous distinguerons :
- b-1) un contentieux conforme à la conception classique de la religion selon laquelle la
religion relève de la sphère privée ;
- b-2) un contentieux relatif au refus ponctuel de soumission à une réglementation
étatique ;
- b-3) un contentieux relatif à l’expression publique de l’identité religieuse
b-1) un contentieux conforme à la conception classique selon laquelle la religion
relève de la sphère privée
La liberté de religion se comprend également comme celle de ne pas manifester sa
religion, ce qui relègue celle-ci dans la sphère privée.
- 177 -
- atteinte à l’article 9 lorsqu’une réglementation oblige à prêter serment pour accéder à
une fonction ou à une profession313 ;
- atteinte à l’article 9 lorsqu’une réglementation oblige à révéler son identité religieuse
sur des documents officiels314.
b-2) un contentieux relatif au refus ponctuel de soumission à une réglementation
étatique
Ce contentieux repose sur l’opposition entre obligation religieuse et obligation étatique.
L’enjeu est un aménagement des obligations indépendamment des convictions de
l’individu. En cela, ce contentieux ne présente pas la même dimension symbolique que
celui qui sera exposé ci-après.
- violation de l’article 9 en raison de l’existence d’une condamnation au pénal qui avait
bloqué l’accession d’un individu à la profession d’expert-comptable qui refusait d’effectuer
son service militaire315.
- violation de l’article 9 en raison de la condamnation d’un individu qui avait refusé
d’effectuer son service militaire pour des motifs religieux316.
Progressivement, s’est imposé le principe selon lequel les Etats devaient prévoir un
traitement distinct en matière d’objection de conscience. Le contentieux a finalement
vocation à disparaître de lui-même en raison du changement de la réglementation résultant
de la jurisprudence européenne.
313
CEDH, 18 février 1999, Buscarini et autres c. Saint-Marin (requête no 24645/94) à propos de l’obligation
de prêter serment sur la Bible pour exercer la fonction de député après avoir été élu ; CEDH, 20 février 2008,
Alexandridis c. Grèce (no 19516/06) : interdiction d’obliger un individu à révéler sa religion pour devenir
avocat.
314
CEDH, 2 février 2010, Sinan Isik c. Turquie (no 21924/05) : requérant turc qui ne voulait pas mentionner
sa religion sur un document officiel ; CEDH, 17 février 2011, Wasmuth c. Allemagne (no 12884/03) : à
propos d’une réglementation fiscale relative à l’impôt cultuel et à l’obligation incombant au contribuable de
faire mention d’une affiliation à une communauté religieuse.
315
CEDH, 6 avril 2000, Thlimmenos c. Grèce (no 34369/97), à propos d’un témoin de Jehovah. CEDH, 7 mai
2011, Bayatyan c. Arménie (no 23459/03) ; CEDH, 22 novembre 2011, Erçep c. Turquie.
316
CEDH, 7 mai 2011, Bayatyan c. Arménie (no 23459/03) ; CEDH, 22 novembre 2011, Erçep c. Turquie
(43965/04).
- 178 -
b-3) un contentieux relatif à l’expression publique de l’identité religieuse
Ce contentieux se caractérise par l’affirmation de principe de son identité religieuse par
delà les règles fixées par l’autorité publique ou privée.
Ce contentieux se distingue des autres précédemment exposés pour les raisons
suivantes :
- c’est un contentieux récurrent : plusieurs arrêts importants depuis l’an 2000 dont la
majorité concerne à la France (10 sur 12 si on se fonde sur la recension fournie par la Cour
européenne elle-même dans ses documents destinés à la presse). Autrement dit, en dépit du
filtre des juridictions nationales, les requérants continuent d’estimer que leurs prétentions
peuvent trouver un écho sur le terrain des droits de l’homme au niveau d’une juridiction
supra-nationale ;
- c’est un contentieux dans lequel la marge d’appréciation nationale est déterminante ;
- c’est un contentieux dans lequel les déclarations d’irrecevabilité laissent toujours
planer un doute sur la légitimité des prétentions exprimées en raison des justifications
avancées par les juges. Nous pouvons classer ces expressions de l’identité sur la base des
exigences minimales des religions : les signes distinctifs, le calendrier, l’éventuel
prosélytisme.
- Contentieux en matière de signes distinctifs
- CEDH : 30 juin 2009 : irrecevabilité des requêtes : Aktas c. France (no 43563/08),
Bayrak c. France (no 14308/08), Gamaleddyn c. France (no 18527/08), Ghazal c. France
(no 29134/08), R. Singh c. France (no 27561/08) : compatibilité des mesures d’exclusion :
« l'intéressé pouvait poursuivre sa scolarité dans un établissement d'enseignement à
distance ou dans un établissement privé, ce qu'il fit en l'espèce. Il en ressort que ses
convictions religieuses ont été pleinement prises en compte face aux impératifs de la
protection des droits et libertés d'autrui et de l'ordre public. En outre, ce sont ces
impératifs qui fondaient la décision litigieuse et non des objections aux convictions
religieuses du jeune homme».
- CEDH, 04 mars 2008, El Morsli c. France (no 15585/06) décision relative à un
contrôle de sécurité qui nécessitait qu’une femme enlève son voile : irrecevabilité en raison
du but légitime de sécurité publique à l’origine de ces mesures ainsi que de leur caractère
ponctuel.
Or, dans une affaire relative à une situation similaire cette fois en Turquie, la
jurisprudence a infléchi sa position pour les raisons suivantes : rien n’indiquait que les
requérants avaient représenté une menace pour l’ordre public ou qu’ils avaient fait acte de
- 179 -
prosélytisme en exerçant des pressions abusives sur les passants lors de leur
rassemblement. La Cour a ici distingué le port de tenues vestimentaires dans des lieux
publics ouverts à tous qui ne peut être sanctionné et la possibilité d’imposer une interdiction
de vêtir des signes religieux dans des établissements publics dans lesquels la neutralité
religieuse peut primer sur le droit de manifester sa religion317.
D’autres affaires sont en cours de jugement à l’instar de ces requérantes, chrétiennes
pratiquantes qui dénoncent l’interdiction de porter un crucifix au travail. L’une d’elles est
employée d’une compagnie aérienne, l’autre travaille en tant qu’infirmière dans le service
de gériatrie d’un hôpital public318.
- Contentieux en matière de respect du calendrier ou des horaires religieux
Contrairement aux autres contentieux exposés, ce type de conflits aboutit à un ensemble
de solutions similaires : le refus de principe des demandes des requérants fondées sur des
exigences liées à leur calendrier religieux.
De façon générale, « ne relèvent pas de la protection de l’article 9 la révocation d’un
agent du service public pour n’avoir pas respecté les horaires de travail » - il s’agissait
d’un membre de l’Eglise adventiste du septième jour dont la religion interdit à ses membres
de travailler le vendredi après le coucher du soleil (Konttinen c. Finlande, no 24949/94, déc.
3 décembre 1996, Décisions et rapports (DR) 87, p. 69). Solution semblable pour estimer
compatible avec les exigences de la Convention, le licenciement d’une salariée par un
employeur du secteur privé à la suite du refus de l’intéressée de travailler le dimanche
(décision de la Commission du 9 avril 1997, DR 89, p. 104). Dans lesdites affaires, la
Commission et la Cour ont considéré que les mesures prises à l’encontre des requérants par
les autorités n’étaient pas motivées par leurs convictions religieuses mais étaient justifiées
par « les obligations contractuelles spécifiques liant les intéressés à leurs employeurs
respectifs »319.
S’agissant plus particulièrement du calendrier judiciaire, les prétentions religieuses n’ont
pas non plus permis de valider une demande de report d’audience formulée par un avocat
317
CEDH, 23 février 2010, Ahmet Arslan et a. c. Turquie, ( 41135/98) ; J. –P. Marguenaud, La liberté de
porter des vêtements religieux dans les lieux publics ouverts à tous, Dalloz, 2010 p. 682 ; G. GONZALEZ,
L’inconventionnalité des sanctions pour ports de tenus à caractère religieux dans les lieux publics ouverts à
tous, Semaine Juridique, éd. Générale, n° 18, 3 mai 2010, 514.
318
Affaires en cours 2012, Eweida et Chaplin c. Royaume-Uni (48420/10 et 59842/10).
319
CEDH, 3 avril 2012, Francesco Sessa c. Italie, no 28790/08, point 35.
- 180 -
juif. Il est vrai, et la Cour ne manque pas de le souligner, « le requérant, qui devait
s’attendre à ce que sa demande de report soit refusée conformément aux dispositions de la
loi en vigueur, aurait pu se faire remplacer à l’audience litigieuse afin de s’acquitter de ses
obligations professionnelles »320. L’opinion dissidente de trois juges reproduite sous l’arrêt
formule deux critiques : la Cour aurait peut-être dû tenir compte du fait que l’avocat s’était
manifesté suffisamment en avance une fois la date d’audience fixée321 ; la Cour aurait dû
davantage approfondir son contrôle du caractère proportionnel de l’atteinte à la liberté de
religion au regard des contraintes judiciaires. L’expression publique de la religion est ainsi
plus ou moins admise en matière vestimentaire mais non en matière d’organisation du
temps de l’individu.
S’impose ici le constat suivant : le débat sur la visibilité des religions minoritaires
masquerait une conception de la religion dans laquelle celle-ci devrait être reléguée dans la
sphère privée.
- Contentieux en matière de prosélytisme
C’est un contentieux ambivalent dans lequel se croisent la liberté de pratiquer sa religion
et la liberté d’expression. Là encore, tout n’est que question d’équilibre en droit, ce qui
explique que les deux principaux arrêts en la matière portent d’une part sur la
reconnaissance de la possibilité de tenir un discours prosélyte322 et, d’autre part, sur ses
nécessaires limites323.
Consécration ou non du poids de l’institution religieuse dans la vie publique, la Cour
s’est dans un premier temps inspirée d’une définition religieuse pour distinguer le prosélyte
légitime du prosélyte abusif. C’est à notre sens une nouvelle illustration de la dimension
globalisante de la religion et de sa capacité à se substituer intégralement à l’ordre établi.
On comprend ainsi qu’au titre des limites soit admis le principe d’une sanction pénale en
la matière324.
320
Arrêt préc. point 37.
321
Commission du 13 janvier 1993 S.H. et H.V. c. Autriche.
322
CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c. Grèce (no 14307/88).3.00.
323
CEDH, 24 février 1998, Larissis et autres c. Grèce (nos 23372/94, 26377/94 et 26378/94).
324
F. Rigaux, L’incrimination du prosélytisme face à la liberté d’expression, R. T. D. H., 1994, p. 146-147.
- 181 -
L’équilibre n’est rien d’autre que l’expression d’une autre conception des relations
sociales dans laquelle les religions revendiquent un rôle quitte pour cela à restreindre les
autres droits et libertés.
c) Le contentieux résultant de l’interaction entre l’institution religieuse et
l’individu ou la restriction des droits et libertés au nom de la religion
Ce contentieux revêt une dimension symbolique forte en raison des conséquences qu’il
implique : la consécration du pouvoir religieux dans la vie quotidienne. Là encore, les arrêts
rendus sont loin de présenter une conception uniforme. Nous distinguerons ici les
problèmes relatifs au droit à la vie privée (c-1) de ceux relatifs à la liberté d’expression (c2).
a-1) Poids de la religion et atteinte à la vie privée
Le problème est le suivant : est-ce que la reconnaissance de l’institution religieuse en
tant que telle au nom des exigences d’une société démocratique a un impact sur la vie
quotidienne des individus ?
Les réponses apportées sont pour le moins contrastées. Elles confirment que la religion,
loin d’être un phénomène social neutre dont il est possible de circonscrire les effets dans la
vie publique, a par nature vocation à empiéter sur la vie quotidienne des individus par delà
l’affirmation de leurs autres droits et libertés.
- atteinte à la vie privée d’un organiste d’une église licencié pour avoir quitté son épouse
et être allé vivre avec une autre femme. Nous retiendrons l’ambigüité de la motivation : la
décision a pris en compte la difficulté pour cette personne de retrouver un emploi
similaire325.
- atteinte à la vie privée non-reconnue à la suite du licenciement d’un mormon qui avait
confié à son directeur de conscience qu’il avait une relation extra-conjugale – « l’intéressé,
pour avoir grandi au sein de l’Eglise mormone, devait être conscient, lors de la signature
du contrat de travail, de l’importance que revêtait la fidélité maritale pour son employeur
et de l’incompatibilité de la relation extraconjugale qu’il avait choisi d’établir avec les
obligations de loyauté accrues qu’il avait contractées envers l’Eglise mormone en tant que
directeur pour l’Europe du département des relations publiques »326.
325
CEDH, 23 septembre 2010, Schüth c. Allemagne (no 1620/03).
326
CEDH, 23 septembre 2010, Obst c. Allemagne (no 425/03).
- 182 -
- atteinte à la vie privée non-reconnue également pour le licenciement d’une personne
catholique embauchée par une église protestante et membre de l’Eglise universelle327.
Certes, peut-être sommes nous uniquement en présence de situations exceptionnelles.
Quoi qu’il en soit, cette tendance se confirme en matière cette fois de liberté d’expression.
a-2) Poids de la religion et atteinte à la liberté d’expression
Le contentieux ici est une conséquence indirecte de l’émergence, par le biais des droits
de l’homme, de la religion dans l’espace public. Il rejoint en outre le débat soulevé à
l’échelon international sur la diffamation des religions. Sur le plan médiatico-politique, il a
pris forme hors et dans les tribunaux à travers la publication des caricatures de Mahomet.
Préalablement, nous noterons que ce contentieux procède d’un volet pénal : la
confirmation ou non de condamnations prononcées en matière de diffamation. Nous
sommes donc ici sur le terrain initial des droits de l’homme, à savoir que la personne
concernée les invoque pour se défendre et contester une atteinte à une liberté en raison
d’une condamnation pénale. Ce n’est pourtant pas cet unique schéma que l’on trouve dans
ces affaires : les requérants interviennent également pour critiquer la décision de relaxe qui
a pu être adoptée sur le plan interne en invoquant une atteinte au procès équitable (art. 6.1).
Sous ces deux aspects, les décisions rendues par la Cour européenne sont autant de facteurs
de restrictions de la liberté d’expression par rapport aux religions. Un bref panorama
permet de mesurer l’étendue de ces restrictions.
- censure de films validée en raison de leur caractère offensant à l’encontre de la religion
catholique328 ;
- censure confirmée d’un livre en raison de passages considérés comme injurieux pour
les personnes de religion musulmane329 ; l’opinion dissidente décrit en détail le phénomène
social de propagation d’une telle solution - « La liberté de la presse touche à des questions
de principe, et toute condamnation pénale a ce qu’on appelle en anglais un chilling effect,
propre à dissuader les éditeurs de publier des livres qui ne soient pas strictement
conformistes, ou ‘politiquement (ou religieusement) corrects’. Un tel risque d’auto-censure
est très dangereux pour cette liberté, essentielle en démocratie, sans parler de
327
CEDH, 3 février 2011, Siebenhaar c. Allemagne (no 18136/02).
328
CEDH, 20 septembre 1994, Otto-Preminger-Institut c. Autriche, série A no 295-A, CEDH, 25 novembre
1996, Wingrove c. Royaume-Uni, 17419/90.
329
CEDH, 13 septembre 2005, I.A. c. Turquie, °42571/98.
- 183 -
l’encouragement implicite à la mise à l’index ou aux fatwas » 330. Nous ajouterons à ces
principes dégagés sur le fond un principe procédural important : la recevabilité de l’action
en justice d’une association internationale ayant pour objet la défense d’une religion à
l’instar de l’Organisation pour la Conférence islamique ou la Ligue arabe331.
- condamnation pour diffamation invalidée à propos d’un article qui établissait une
corrélation entre la doctrine chrétienne et le nazisme. L’arrêt précise le cadre de la liberté
d’expression : « dans le contexte des opinions et croyances religieuses – peut légitimement
être comprise une obligation d'éviter des expressions qui sont gratuitement offensantes
pour autrui et constituent donc une atteinte à ses droits et qui, dès lors, ne contribuent à
aucune forme de débat public capable de favoriser le progrès dans les affaires du genre
humain »332.
L’expression de l’identité religieuse sur le fondement des droits de l’homme n’exclut
donc pas une restriction d’autres droits fondamentaux au titre desquels le droit à la vie
privée et la liberté d’expression.
L’exposé des principales affaires en matière religieuse à partir de la distinction entre
institution et individu a permis de montrer de façon générale que l’expression des religions
modifie en permanence l’équilibre en sphère publique et sphère privée. Nous retiendrons
que cette expression contentieuse concerne plus particulièrement l’islam au point que les
juges européens ont considéré cette religion non-compatible avec « les fondements d’une
société démocratique ». Il n’est cependant pas certain que cette jurisprudence se
maintienne. Ce faisant, nous décrivons un basculement inédit : la discussion relative à la
place de l’islam dans la société tend à se réduire à simple problème juridique comme s’il
était normal que des juges émettent de telles considérations.
Compte tenu de la répercussion des décisions de la Cour européenne sur les droits
positifs des différents pays, les solutions ici exposées ont nécessairement des conséquences
sur les comportements des habitants d’un pays. C’est ce que nous voudrions montrer à
travers, cette fois, le contentieux interne en matière religieuse.
3) COMPARAISON
AVEC L’ÉVOLUTION DE LA QUESTION RELIGIEUSE EN DROIT
FRANÇAIS
330
331
Arrêt préc. op. dissidente point 6.
CEDH, 15 janvier 2009, Ligue du monde islamique et Organisation mondiale du secours islamique
c/France, n° 36497/05 à propos précisément d’une action en diffamation.
332
CEDH, 31 janvier 2006, Giniewski c. France, 64016/00.
- 184 -
L’évolution de la question religieuse en droit français est révélatrice de l’influence de la
jurisprudence européenne.
S’agissant de la jurisprudence judiciaire, sur les 22 arrêts identifiés sur la base d’une
recherche ayant pour mots clés « article 9 », « convention européenne » et « religion »,
nous pouvons constater les points suivants :
- il faut attendre 1989, pour que le texte soit invoqué dans le cadre d’un contentieux ;
- conformément à la perception initiale des droits de l’homme, la grande majorité des
arrêts provient de la Chambre criminelle – 15. Six des arrêts concernent l’opposition au
service militaire à travers l’invocation de la différence de régime entre celui des militaires
et des objecteurs de conscience, voire la justification de la désertion.
- le côté juridiquement fantaisiste de certaines demandes comme une contestation de
l’incrimination de fraude fiscale en raison des convictions religieuses du requérant333 ou de
l’affiliation aux caisses de sécurité sociale en raison du financement par celles-ci des soins
en matière d’interruption volontaire de grossesse s’inscrit dans la tendance déjà observée à
l’auto-justification propre à l’argumentation sur la base des droits de l’homme334.
A compter des années 2000, le contentieux se déplace vers les juridictions civiles, ce qui
change la nature des questions soulevées et étend le champ d’application de l’expression de
l’identité religieuse sur la base des droits de l’homme. Interviennent à présent des questions
propres au droit de visite en matière familiale335, au droit à la vie privée336, au respect du
règlement d’une copropriété337, voire à l’introduction de dispositions de lois religieuses en
droit interne à l’instar des demandes de reconnaissance de la kafala en matière d’adoption
d’enfants de religion musulmane. Autrement dit, les juges sont amenés de plus en plus à
déterminer le poids qu’ils accordent à l’expression de l’identité religieuse au regard
333
Cass. Crim., 25 juin 1990, 88-83420.
334
Cass. Soc. 9 décembre 1993, 90-12333.
335
Cass. Civ, 1ère, 24 octobre 2000, 98-14386 : suppression du droit de visite à la mère d’un enfant à partir du
moment où elle commence à porter le foulard islamique - non-violation de l’article 9 de la Convention.
336
Cass. Civ. 1ère 6 mars 2001, 99-10928 : atteinte à la vie privée en raison de la déconsidération d’un
individu aux yeux de la communauté musulmane-non-violation de l’article 9 de la Convention.
337
Cass. Civ. 3ème, 8 juin 2006, 05-14774 à propos de l’interdiction de construire une cabane en bois pendant
une semaine pour respecter la fête juive de Souccot - non-violation de l’article 9.
- 185 -
d’autres dispositions. Et cette dynamique, quand bien même elle ne trouverait pas d’écho
positif au niveau juridictionnel, est pratiquement sans limite.
Parallèlement à cela, la base Lexis Nexis recense 89 décisions de justice rendues entre le
1 janvier 2001 et le 31 décembre 2011 sur un total de 191 rendues entre le 1er janvier 1960
et le 31 décembre 2011, soit près de 46 % - qui soulèvent un problème de diffamation des
religions. Sont ici incluses exceptionnellement les décisions de cours d’appel338.
L’expression de l’identité religieuse dans la sphère publique a donc pour corollaire un débat
permanent sur la liberté d’expression.
er
S’agissant à présent du contentieux émanant de la juridiction administrative, Légifrance
identifie 53 arrêts sur la base des mêmes mots que ceux utilisés précédemment. Plus de la
moitié – 34 – a été rendue au cours de la décennie entre le 1er janvier 2001 et le 31
décembre 2011.
Cette référence n’intervient qu’à titre exceptionnel durant les années 1980 – un seul arrêt
ayant pour objet la contestation de l’obligation de payer les cotisations sociales339 – ; elle
commence à se diffuser à compter des années 1990.
Nous remarquons les points suivants :
- l’article 9 est invoqué par des organismes au statut ambigu à l’instar de l’Eglise de
scientologie, ce qui permet d’articuler une argumentation en termes de victime du système.
En même temps, l’enjeu n’est rien d’autre que le changement institutionnel de la place
religions dans l’espace public sur la base d’une comparaison avec ce qui existe dans les
autres pays européens340.
- l’article 9 est invoqué par des requérants dont les demandes ne présentent pas
forcément de lien avec l’appellation classique du terme religion – 9 arrêts portent sur un
problème de contestation de la décision implicite par laquelle un préfet a refusé de procéder
au retrait de sa propriété du périmètre de l'association communale de chasse341. Il faut croire
338
Le contentieux en matière de diffamation implique une forte appréciation des éléments de fait pour
éventuellement caractériser cette infraction qui réduit d’autant la compétence de la Cour de cassation.
339
CE, 21 octobre 1983, 23120, 23153.
340
Pour un exemple plus moderne, CE, 21 décembre 2007, 282190 à propos de la contestation de l’utilisation
d’un psychotrope utilisé dans le cadre du culte d’une église d’Amérique latine.
341
Arrêts en date du 10 mai 1995.
- 186 -
cependant que, pour les requérants, il existe un lien évident entre refus de la chasse et
religion puisqu’un Allemand a soulevé un problème similaire devant la Cour européenne342.
Nous retrouvons en outre les principaux types de contentieux identifiés précédemment :
- des individus demandent une modification de la norme étatique à l’aune de leurs
pratiques religieuses et notamment des spécificités de leur calendrier - une association conteste l’arrêté relatif au programme scolaire en raison de
l’introduction de l’apprentissage de la Marseillaise pour les élèves du primaire343 ;
- les sikhs sont, bien évidemment très présents puisque la recevabilité de la requête
devant la Cour européenne impose comme préalable l’épuisement des voies de recours en
droit interne344.
Deux types de contentieux présentent, à notre avis, une particularité tant au regard du
droit français qu’à l’aune de ceux identifiés sur la base de la jurisprudence de la Cour
européenne. Premièrement, c’est précisément sous l’influence de l’article 9 que la portée du
principe de laïcité a été réduite. On ne voit pas pourquoi, dans le cas contraire, le Conseil
d’Etat aurait placé la Convention européenne dans le visa de l’arrêt dans lequel il se
prononce sur ce point alors qu’il n’en fait aucune mention dans le corps de l’arrêt par lequel
il modifie le droit positif345. Deuxièmement, la jurisprudence administrative a validé les
choix de l’administration concernant le refus d’attribution de la nationalité en raison d’une
pratique religieuse estimée trop radicale - «elle a cependant adopté une pratique radicale
de sa religion, incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française, et
notamment avec le principe d’égalité des sexes »346. Cet arrêt établit un lien entre
nationalité et religion. Alors que toute la logique des droits de l’homme reformulée dans le
cadre onusien et européen vise à disjoindre le lien entre nationalité et citoyenneté,
l’expression publique de la religion facilitée par l’argumentation fondée sur ces mêmes
textes est en train de modifier notre perception de la nation.
342
CEDH, Herrmann v. Germany, 26 juin 2012 ( 9300/07).
343
CE, 23 décembre 2011, N° 350541 – non-violation.
344
CE, 5 décembre 2007, n° 295671, 285394, 285395, 285396 ainsi que CE, 15 décembre 2006, 289946 et
CE, 6 mars 2006, 289946.
345
CE, 19 juillet 2011, 308544.
346
CE, 27 juin 2008, n°286798.
- 187 -
Nous rappellerons pour conclure cette présentation que la contestation des règles
relatives au mariage par exemple à travers les revendications homosexuelles ou
transsexuelles constitue l’autre face de ce contentieux : l’expression de la volonté de
s’affranchir de toute norme religieuse au nom des droits de l’homme.
A moins que les revendications homosexuelles ou transsexuelles ne soient l’expression
d’une autre forme de religion. C’est du moins ce qui ressort d’études sociologiques sur les
manifestations institutionnelles et rituelles qui caractériseraient ce qu’il est aujourd’hui
convenu d’appeler la communauté gay347. D’ailleurs, l’un des livres en France qui a le plus
contribué à asseoir dans l’opinion publique l’idée d’une culture gay, « Réflexions sur la
question gay » 348, ne se comprend véritablement qu’à l’aune du modèle religieux et des
« Réflexions sur la question juive » de J.-P. Sartre. Nous serions donc devant une
recomposition complète de la religion dont le contentieux ne serait pas l’expression mais la
cause. La religion n’a pas d’objet ; elle se caractérise uniquement par certaines
manifestations ; le contentieux contribue à brouiller les distinctions habituelles en la
matière.
Nous pouvons reprendre la systématisation du principe de liberté religieuse à partir des
notions phare de discrimination et de liberté. Le contentieux reflèterait ainsi l’expression
individuelle de la recherche d’une liberté qui s’exprimerait sur plusieurs niveaux :
- liberté de ne pas subir de discrimination à cause d’une religion ;
- liberté de pratiquer sa religion sans contrainte ;
- liberté de vivre dans une société qui n’accorde aucune préférence à une religion
particulière ;
- liberté de bénéficier du respect dû à sa religion349.
Ainsi, l’essai de typologie des différentes formes de l’expression religieuse à l’époque
contemporaine par le biais des droits de l’homme nous a conduit d’un côté à distinguer les
évolutions institutionnelles qu’elles impliquent et, de l’autre, le changement dans les
relations que les individus entretiennent entre eux ou avec les institutions. In fine, cela
aboutit à l’émergence d’un questionnement social sur le poids que la religion doit occuper
347
Pour une synthèse sur le sujet, B. Coulmont, Jeux d'interdits ? Religion et homosexualité, Archives de
sciences sociales des religions, 136, 2006.
348
D. Eribon, Réflexions sur la question gay, Fayard, 1999.
349
D. Robertson, A Dictionary of Human Rights, Europa Publications, 2004, p. 192.
- 188 -
dans l’espace public et dans les relations individuelles avec pour résultat indirect la
reformulation de la question nationale à l’angle de la problématique religieuse. Paradoxe de
l’époque moderne : les droits de l’homme sont tout à la fois vecteur d’émancipation et
vecteur du renforcement de l’influence du lien religieux sur l’individu.
- 189 -
CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE
Au terme de cette première partie, nous pouvons synthétiser les principales composantes
du fait social étudié : l’expression de l’identité religieuse par le biais des droits de l’homme
et dresser le portrait de l’homme contemporain concerné par les textes relatifs aux droits de
l’homme. Il s’agit ni plus ni moins d’une mutation de la religion comme initialement
reléguée dans la sphère privée pour devenir un élément de la vie publique tant pour les
individus que pour les institutions.
Nous sommes partis d’une conception du fait social selon laquelle il n’est pas possible
de procéder à l’identification d’un phénomène social sans préalablement étudier les règles
qui le structurent. En raison de la particularité du champ juridique, nous avons opté pour
une méthode radicale : la compréhension par l’étude de la régularité des contentieux sur la
base à la fois de l’idée que les règles ont une faculté à modifier par leur propagation les
relations sociales et, plus largement, sur le principe selon lequel notre époque se caractérise
par un phénomène permanent d’auto-engendrement des normes. Cet auto-engendrement,
nous en avons précisé une modalité : la capacité d’auto-justification dont dispose l’individu
pour articuler ses prétentions en invoquant les textes relatifs aux droits de l’homme. Cette
capacité nous a permis de caractériser la forme d’expression des droits subjectifs à notre
époque. Nous avons alors suggéré que, loin de correspondre à un processus de
rationalisation, ce processus d’auto-justification traduit une part d’irrationalité dans la
croyance que le droit est susceptible de résoudre tous les problèmes.
Nous avons montré, à titre général, comment la référence aux droits de l’homme s’est
imposée dans la pratique juridique de façon déterminante au cours des années 1990 et, plus
encore, durant la décennie 2000-2010. A titre particulier, cette référence s’est également
imposée pour faciliter l’expression des revendications religieuses, c’est-à-dire ce qui
constitue le socle de l’identité religieuse. Certes, à travers la méthode de quantification
retenue, il est difficile d’estimer que les chiffres obtenus présentent, de prime abord, un
caractère spectaculaire. A notre décharge, nous avons relevé à plusieurs reprises les limites
des outils techniques que nous avons choisi d’utiliser sans pouvoir suppléer à ces
défaillances par d’autres moyens. Il reste que les questions traitées reflètent une dimension
de la question religieuse dans les sociétés modernes qui complètent l’analyse classique
fondée sur les seuls sondages relatifs aux croyances des individus. Textes et jurisprudence
attestent d’une double nouveauté : l’expression juridique de problèmes politiques ; la
situation particulière de l’islam au regard du droit positif.
- 190 -
Cette construction du fait social énoncé s’est articulée autour de trois catégories de
textes qui renvoient à trois niveaux de formulation de l’identité religieuse et de la
compréhension du fait social religieux.
S’agissant des textes émanant des instances internationales, nous avons pu montrer que
le fait social religieux dans son expression juridique présente une triple particularité :
l’homme des droits de l’homme est un homme religieux ; la religion dispose à présent d’un
mode d’expression juridique qui influe à l’échelon national sur la perception que les
individus ont de leur identité ; la référence à l’universel procède davantage d’une
mystification que d’une conception unitaire de l’humanité. Ainsi, un fait social religieux ne
peut être appréhendé abstraction faite de sa dimension internationale. La question n’est plus
de savoir si l’homme des droits de l’homme est anglais ou russe mais plus radicalement s’il
est chrétien, musulman ou juif.
S’agissant des textes et jurisprudence relevant du droit communautaire, leur étude a
confirmé la mutation initialement opérée d’une conception de la religion propre à la sphère
privée de l’individu à une conception où l’individu est en droit de faire valoir ses
prétentions dans la sphère publique. L’imbrication des textes est en soi un facteur clé de
cette interaction entre normes internationales et communautaires. Une nuance majeure est
toutefois apparue : les institutions ont, à compter des années 1990, validé l’idée selon
laquelle l’expression publique de la religion concerne non seulement les individus mais
également les groupes, les minorités. Il ressort en effet des textes rédigés par le Conseil de
l’Europe la nécessité de promouvoir un nouvel équilibre entre les religions et les droits des
individus appartenant à une minorité sous l’égide d’une référence aux droits de l’homme.
En cela, ces textes ont confirmé l’hypothèse formulée initialement : les institutions jouent
aujourd’hui un rôle majeur dans la conception d’ensemble des relations sociales. Le
multiculturalisme est tout à la fois une réalité sociale que la construction résultant de
l’interaction entre les normes et les individus.
Dans ce cadre, même si les textes étudiés sont adoptés sur des périodes similaires, cette
recomposition d’ensemble a trouvé son expression la plus aboutie à travers la présentation
du contentieux émanant de la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales. Nous avons pu montrer que la mutation d’ensemble introduit de
façon permanente et nouvelle le facteur religieux comme mode d’appréciation des
comportements, soit pour les justifier, soit au contraire pour s’en affranchir. Là encore, la
décennie 2001-2011 est apparue déterminante et a enclenché un processus dont les
manifestations sont aujourd’hui quotidiennes.
En cela, à travers le phénomène exposé dans sa dimension institutionnelle et par le biais
de ses manifestations contentieuses, nous avons pu préciser les nouvelles formes
d’expression que présente l’identité religieuse à notre époque. Ainsi donc, notre société
- 191 -
marquée par un recul des croyances individuelles n’aura jamais autant été traversée par des
débats sur la place qu’elle doit accorder à la religion ainsi que par l’influence renouvelée de
celle-ci en raison de la consécration institutionnelle de ses différents représentants par les
organes officiels. La société multiculturelle expressément visée par les juges implique peutêtre la consécration de la répression du blasphème. Nous avons utilisé pour rendre compte
de ce contentieux le terme symbolique : les mots du conflit excèdent leur sens juridique ;
les enjeux du conflit dépassent de loin la question soumise au juge.
A l’aune de ce paradoxe et du constat de l’expression de l’identité religieuse avec pour
fondement les droits de l’homme, nous allons essayer à présent d’analyser tant les
mutations sociales propres à cette omniprésence des droits de l’homme dans le discours
juridique que dans l’une de ses modalités : la liberté religieuse dans les sociétés
contemporaines.
- 192 -
DEUXIÈME PARTIE : ANALYSE DE LA RÉFÉRENCE AUX
DROITS DE L’HOMME POUR EXPRIMER L’IDENTITÉ
RELIGIEUSE
A travers l’étude des manifestations juridiques de l’expression de l’identité religieuse,
nous avons pu constater que les droits de l’homme constituent un cadre général
d’appréhension des problèmes juridiques dans lequel la religion, soit dans son affirmation,
soit dans sa contestation, occupe une place symbolique non négligeable. Tous les débats,
même ceux apparemment les plus éloignés à l’instar des problématiques fiscales,
s’articulent à notre époque à l’aune de ceux relatifs aux droits de l’homme et, plus
particulièrement, selon les termes de l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde
des droits de l’homme et des libertés fondamentales, autour du « droit à la liberté de
pensée, de conscience et de religion ».
Nous avons identifié ce fait social en mettant l’accent sur ce que nous avons appelé « la
pensée des institutions ». Ce faisant, par delà la pertinence des facteurs avancés comme le
rôle des organisations non-gouvernementales ou la rupture résultant de la chute du
communisme, s’il existe un fait social « droits de l’homme » qui se décline notamment en
matière d’expression de l’identité religieuse, il importe à présent d’essayer d’en saisir toute
la dimension. Pour paraphraser ce qu’écrivait P. Fauconnet en introduction à son étude sur
la responsabilité en substituant le terme droits de l’homme à celui de responsabilité, « Le
problème des responsabilité droits de l’homme est une question de justice : le résoudre,
c’est élaborer une théorie de la justice, du droit, de la moralité. Généralement les théories
de ce genre consistent exclusivement dans une dialectique de concepts ; mais si elles sont
inductives, il faut que les faits qu’elles interprètent soient du même ordre que les résultats
qu’elles visent, donc qu’ils soient des faits moraux et juridiques. La notion de
responsabilité droits de l’homme reste au fond chez (ces auteurs) ce qu’elle était aux mains
des philosophes et semble commander l’interprétation des faits plutôt qu’être régénérée
par leur étude » 350.
Comme tout fait social défini objectivement par le biais des règles juridiques qui le
déterminent, le phénomène précédemment examiné a nécessairement un impact sur notre
conception et notre appréhension du lien social. Il oblige en effet à renouveler la réflexion
350
P. Fauconnet, La responsabilité, Etude sociologique, 1925, p. 33 ed. uqac.
- 193 -
sur les droits de l’homme. La critique sociologique classique issue de la Révolution
française à l’encontre de leur abstraction perd de sa pertinence en raison d’une part de la
consécration positive de la religion comme élément de l’identité et d’autre part de celle
progressive de l’éventuelle appartenance de l’individu à une minorité dont les pratiques
rituelles doivent être protégées. Pour cela, nous ferons quelques incursions dans les droits
étrangers pour esquisser une comparaison en matière de réception des droits de l’homme
par les systèmes juridiques et les individus qui en relèvent.
Le changement des règles comme des moyens contentieux pose un double problème tant
en terme de compréhension du fait social qu’en terme d’évolution de la société. Construite
sur la base de postulats méthodologiques qui érigent les institutions en éléments centraux
de « la construction sociale de la réalité », nous continuerons dans cette partie à développer
notre propos à travers cette seule dynamique. Nous voulons éviter de sombrer dans ce que
nous dénonçons : la construction d’un fait social indépendamment des règles qui le
structurent. Surtout, il ne nous revient pas de distinguer entre les bonnes et les mauvaises
pratiques religieuses. De même, nous n’étudierons pas le contexte sociologique dans lequel
peut s’élaborer un texte relatif à notre problématique : cette démarche revient bien souvent
à signifier l’arbitraire pour se réfugier derrière l’apanage moral des droits de l’homme sans
questionner les manifestations sociologiques du principe d’égalité351. Il s’agit ici de poser
un cadre d’interprétation valable tant pour rendre compte de l’évolution du droit que de la
manière dont la société traite ces questions.
Nous voudrions ici expliquer la rupture pratique et sociologique résultant de la mutation
de la place des droits de l’homme et, par extension, de la religion, dans la vie quotidienne.
Pour cela, nous partirons de la césure que constituent les années 1990 et, plus encore la
décennie 2001-2011. L’idée de droits de l’homme peut bien être présente dans la
Déclaration comme dans les discours philosophiques, elle n’en reste pas moins d’une faible
portée pratique. Si dynamique il y a eu, ce fut d’avantage sur la base des idées égalitaires.
Or, même si on s’en tient à l’existence de cette dynamique, la question de la causalité de
l’existence de ces idées sur le substrat social, est loin d’être évidente. Pour reprendre la
351
Toute une partie des commentaires intervenus après le vote de la loi sur la laïcité en 2004 a dénoncé « une
entreprise politique ». Cf entre autres, F. Lorcerie, La « loi sur le voile » : une entreprise politique, Droit et
société n° 68, 2008, p. 53-74 et pour une approche plus globale, sous la direction du même auteur, La
politisation du voile : L'affaire en France, en Europe et dans le monde arabe, L’harmattan, 2005. Or, on ne
voit pas comment qualifier autrement le processus législatif. A moins, ce sera un enjeu de cette partie que la
référence à la règle de droit pour soutenir la sociologie des religions n’est rien d’autre qu’une entreprise de
dépolitisation de la sphère publique.
- 194 -
conclusion de C. Bouglé à son étude sociologique précisément sur « les idées égalitaires »,
l'idée de l'égalité « résulte logiquement des transformations réelles de nos sociétés ; ce n'est
pas prouver du même coup qu'elle doit moralement les commander » 352. A l’identique, que
les droits de l’homme soient la production des transformations de nos sociétés n’implique
pas que depuis leur promulgation, ils aient concrètement régenté la vie quotidienne des
individus. Bouglé en déduit l’impossibilité théorique de réfuter les idées égalitaires en
raison des conditions de production sociale de leur propagation. De même, le cadre
historique de la promulgation des droits participe d’une production de sens particulière qui
évolue au fur et à mesure et dont les différentes expressions textuelles sont les témoins. Il
n’est donc pas question de tenter de réfuter les droits de l’homme à l’image des critiques
formulées par E. Burke ou J. de Maistre, seulement d’essayer de comprendre leur
propagation pratique contemporaine.
Pour cela, nous esquisserons une généalogie des droits de l’homme. Nous essayerons
ainsi d’expliquer le lien entre droits de l’homme et religion (Chapitre 1). Dans un second
temps, nous exposerons les facteurs objectifs qui ont contribué à faire des droits de
l’homme un cadre quasi « unidimensionnel » uniquement au cours de ces dernières années
alors même que les textes bénéficiaient d’une forte antériorité. (Chapitre 2). Ces facteurs
exposés, nous approfondirons la typologie générale de contestation des normes
précédemment exposée sur la base cette fois des réalités démographiques propres à chaque
religion ainsi que de leurs caractéristiques. Nous expliquerons alors pour l’islam est devenu
ces dernières années la religion qui a le plus bénéficié du tournant juridique des droits de
l’homme (Chapitre 3).
352
C. Bouglé, Les idées égalitaires, Etude sociologique, 1925, ed. uqac p. 119.
- 195 -
CHAPITRE 1 : ESSAI DE GÉNÉALOGIE DES DROITS DE L’HOMME
Par généalogie, nous entendons nous inscrire dans la lignée déjà précitée de M.
Foucault. « Certes, la sociologie a en principe affaire au présent, elle tente de comprendre
des configurations problématiques actuelles. Mais si le présent n’est pas seulement le
contemporain, il faut faire une histoire du présent, c’est-à-dire réactiver la charge de passé
présente dans le présent : donc faire quelque chose comme une généalogie du présent, ou
une problématisation historique des questions actuelles »353. Dans le cas présent, cette
problématisation historique est indispensable pour analyser le décalage entre le discours sur
les droits de l’homme et l’expression de prétentions en droit positif sur la base des droits de
l’homme.
Le problème est en effet le suivant : les philosophes n’ont eu de cesse de théoriser les
effets de la Déclaration de 1789 alors même que le texte n’apparaît véritablement dans le
champ juridique qu’à compter des années 1980 et, principalement, durant les années
suivantes, en raison de l’influence de la jurisprudence émanant de la Cour européenne de
sauvegarde des droits et libertés fondamentales. Il apparaît ici un fait social historique – le
discours sur les droits de l’homme – et une réalité : la référence positive aux droits de
l’homme. Notre époque consacrerait alors l’adéquation entre la représentation collective et
la dimension positive du droit. Etablir la généalogie des droits de l’homme cherche donc à
identifier les éléments qui ont favorisé ce rapprochement. Pour cela, nous procéderons à
une relecture institutionnelle de la comparaison entre la révolution française et la révolution
américaine (section 1) pour ensuite s’attacher à identifier les raisons qui ont conduit à
faciliter l’expression de l’identité religieuse sur le fondement des droits de l’homme
(section 2). En contrepoint, nous critiquerons la présentation par H. Arendt de ces questions
en raison de l’importance des thèses de cet auteur dans les débats contemporains. Une fois
cette perspective posée, nous préciserons la conception contemporaine des droits de
l’homme et montrerons le lien que notre époque a établi tant entre droits de l’homme et
non-discrimination qu’entre droits de l’homme et droit pénal (section 3).
353
R. Castel, Présent et généalogie du présent, une approche non évolutionniste du changement, in Au risque
de Foucault, Centre Pompidou, Paris, 1997, pp. 161-168 spéc. p. 165.
- 196 -
SECTION 1 : ESSAI DE RELECTURE INSTITUTIONNELLE DE LA DISTINCTION
ENTRE LA REVOLUTION FRANÇAISE ET LA REVOLUTION AMERICAINE
Les droits de l’homme, terme générique, sont d’abord et avant tout le produit de
révolutions. Sont rangés cependant sous cette appellation des textes aussi divers que
l’habeas corpus de 1679, la Déclaration d’Indépendance des Etats-Unis de 1776 prolongée
par le Bill of Rights adopté le 21 août 1789 et la Déclaration des Droits de l’homme et du
citoyen de 1789. A la suite de différents travaux, il est devenu classique d’opposer la
logique propre des textes américains au texte français. Ainsi, « c’est la Révolution
Française et non la Révolution Américaine qui mit le feu à la terre entière » 354. Ou encore,
« la réussite des fondateurs des Etats-Unis tient sans doute au fait que leur intention était
de créer une démocratie du possible et non cette démocratie de l’impossible qui ne sera
jamais qu’une impossible démocratie » 355. Cette opposition, nous paraît excessive. La
nuance se situe plutôt ici : le corpus juridique des droits de l’homme a été directement
intégré au droit positif aux Etats-Unis là où en France il relevait essentiellement du discours
utopico-politique. Le passage des droits de l’homme de la sphère politique à la sphère
juridique est l’élément central de l’américanisation de la société française.
L’écrivain P. Bénichou a parfaitement synthétisé le discours utopico-politique dans son
livre « Le temps des prophètes, doctrines de l’âge romantique 356». Il qualifie ces discours
de « crédo humanitaire » qu’il définit de la façon suivante : « est « humanitaire », en ce
temps, tout ce qui pose comme valeur suprême l’accomplissement final du genre humain »
357
. Le mot Humanitaire entre dans le dictionnaire Robert en 1833. Ce crédo humanitaire
culmine dans la conception d’une « démocratie humanitaire » 358, terme qui ne dépareille
pas avec certaines prétentions d’organisations non-gouvernementales contemporaines.
Pourtant, les rédacteurs du Code civil ne conçoivent pas les règles quotidiennes, sauf peutêtre en matière successorale afin de limiter le poids du passé sur les enfants, à l’aune de la
Déclaration de 1789. L’homme des droits de l’homme, dans sa vie quotidienne est un être
veule, incapable de s’engager. Les propos de Portalis, l’un des principaux rédacteurs du
Code civil sont extrêmement éloquents pour dénoncer le caractère sophistique de « toutes
les fausses doctrines qui, dès le début de la Révolution, avaient été consignées dans une
354
H. Arendt, Essai sur la révolution, Gallimard, 1985, p. 77.
355
G. Gusdorf, Les révolutions de France et d’Amérique, la violence et la sagesse, Perrin, 1988, p. 253.
356
P. Bénichou, Le temps des prophètes, doctrines de l’âge romantique, Gallimard, 1977.
357
Op. cit., p. 381.
358
Id.
- 197 -
déclaration solennelle connue sous le nom de déclaration des droits » 359. Autrement dit,
durant toute la période post-révolutionnaire et bien plus tard encore, les droits de l’homme
sont restés un symbole, un thème de discours politique mais non un enjeu juridique.
Ce décalage va se maintenir pendant quasiment tout le XIXème siècle jusqu’à la seconde
guerre mondiale. C’est une hypothèse que nous ne pouvons que formuler sur la base de
quelques recherches dans des manuels de droit public et de droit privé. L’exemple de L.
Duguit mérite une mention particulière en raison des liens qu’entretenait ce professeur de
droit public avec E. Durkheim et C. Bouglé. Son Manuel de droit constitutionnel évoque à
quelques reprises la Déclaration de 1789 pour fonder ses démonstrations. Son analyse
confirme la force symbolique du texte et les débats sur sa positivité. A l’instar de Bouglé, il
insiste davantage cependant sur le principe d’égalité que sur les droits eux-mêmes. L’auteur
conclut, de façon prophétique à l’inconstitutionnalité des textes qui contrediraient ce
principe à une époque où un tel contrôle n’existe pas encore en droit positif360. Il refuse
toutefois dans le même mouvement de qualifier la liberté et la propriété de droits subjectifs,
c’est-à-dire d’en faire le fondement de revendications individuelles361.
Plus encore, même lorsqu’il s’agit d’affaires médiatiques, la référence aux droits de
l’homme n’est pas centrale, contrairement à ce à quoi nous assistons aujourd’hui. A titre
d’illustration, dans le célèbre « J’accuse » de Zola, l’auteur évoque « la grande France
libérale des droits de l’homme ». Il conclut son article par une demande de justice qu’il
fonde non pas sur la Déclaration de 1789 mais sur « la loi sur la presse du 29 juillet 1881,
qui punit les délits de diffamation » afin de faire éclater la vérité. Et l’auteur d’ajouter, dans
le droit fil de la doctrine humanitariste, « Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au
nom de l’humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée
n’est que le cri de mon âme. Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que l’enquête
ait lieu au grand jour ! ».
Dans ce cadre, nous ferons deux remarques. En premier lieu, nous écarterons comme
explication sur la différence entre les textes français et américain l’argumentation fondée
359
Citation de Portalis rapportée par X. Martin, dont les différents travaux sur les travaux du Code civil
éclairent parfaitement le décalage entre le discours et la pensée institutionnelle. Pour une synthèse des travaux
de cet auteur X. Martin, Nature humaine et Révolution française : Du siècle des Lumières au Code Napoléon,
éd. Dominique Martin Morin, 2002. Le Code civil s’inspire davantage de ce que Z. Sternhell a appelé « les
Anti-Lumières » que de la pensée des Lumières.
360
L. Duguit, Manuel de droit constitutionnel, Fontemong, 1923, 4ème éd. n°57.
361
Idem.
- 198 -
sur la différence habituellement mise en avant selon laquelle la prétention universelle du
texte français serait la cause de son échec. La lecture sociologique proposée par C. Bouglé
nous paraît faire justice de cette interprétation : « Ce n’est pas par accident que la
Déclaration des Droits de l’Homme précède la Déclaration des Droits du Citoyen. L’idée
que les Français invoquent pour exiger telle réforme égalitaire n’est pas l’idée que seuls
au monde les Français sont égaux entre eux, tandis que les Américains ou les Allemands
seraient inégaux, c’est l’idée plus générale qu’un homme vaut un homme. Et qu’on ne croie
pas que seul le « rationalisme français » était capable de remonter à ces notions
universelles, M. Janet a justement remarqué que la Déclaration d’indépendance des
Américains et surtout les Déclarations des Droits de leurs États contenaient de nombreuses
maximes de Droit naturel. Toute réforme nationale délibérée est la mise en oeuvre d’un
syllogisme pratique, dont la majeure, exprimée ou sous-entendue, contient des propositions
qui touchent à l’humanité » 362 (c’est nous qui soulignons). En second lieu, effectuer une
critique de la Révolution française sous prétexte qu’elle n’aurait intégré ni les femmes ni
les étrangers ou analyser la situation antérieure en Europe à la seconde guerre mondiale à
l’aune des droits de l’homme revient à prendre les discours pour les réalités : l’affirmation
des principes s’est réalisée dans un contexte non-juridique. Un auteur a même relevé que
Victor Schoelcher, le militant anti-esclavagiste, ne cite qu’une seule fois dans ses écrits la
Déclaration des droits de l’homme de 1789363. La Déclaration n’a peut-être eu pour seul
objet que le changement de régime, non l’abolition des distinctions jugées naturelles
comme celles à l’égard des femmes, des enfants ou des esclaves.
H. Arendt, tant dans sa critique de la Révolution française que dans son analyse sur les
origines du totalitarisme illustre parfaitement cette méconnaissance du contexte culturel
dans lesquels ses évènements se sont produits. Elle lit les textes de la Révolution française
mais n’accorde strictement aucune importance au fait qu’ils ne bénéficient d’aucune
traduction dans le Code civil ; elle confond en permanence droit positif et droit naturel.
Ainsi, ce paradoxe très sartrien dont l’exagération confine à la bêtise lorsqu’elle parle des
droits de l’homme et qui témoigne d’une pensée profondément anti-juridique : « même
dans les conditions de la terreur totalitaire, les camps de concentration ont parfois été les
seuls endroits où existaient encore quelques traces de liberté de pensée et d’expression »
362
C. Bouglé, Les idées égalitaires, Etude sociologique, 1925, p. 25, ed. uqac.
363
A. Girollet, Victor Schoelcher, abolitionniste et républicain, Khartala, 2000, p. 208 : « Paradoxalement,
Schoelcher ne fait pas de référence explicite à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, à une
exception près dans la conclusion de son ouvrage sur Toussaint-Louverture ».
- 199 -
364
. Ce faisant, son analyse d’ensemble, théoriquement séduisante est pratiquement fausse
par son refus conceptuel de considérer les textes autrement que dans une optique politique.
A l’inverse, si différence il y a entre les deux Révolutions, elle nous paraît davantage
résider dans le fait suivant relevé par Tocqueville et qui a été plus que confirmé depuis : la
spécificité du pouvoir judiciaire aux Etats-Unis, élément totalement ignoré par H. Arendt.
Le chapitre complet, bien souvent oublié par les lecteurs philosophes ou sociologues de
Tocqueville, est pourtant fondamental, dans l’esprit même de l’auteur. « Ce qu'un étranger
comprend avec le plus de peine, aux États-Unis, c'est l'organisation judiciaire. Il n'y a pour
ainsi dire pas d'événement politique dans lequel il n'entende invoquer l'autorité du juge ; et
il en conclut naturellement qu'aux États-Unis le juge est une des premières puissances
politiques. Lorsqu'il vient ensuite à examiner la Constitution des tribunaux, il ne leur
découvre, au premier abord, que des attributions et des habitudes judiciaires. À ses yeux, le
magistrat ne semble jamais s'introduire dans les affaires publiques que par hasard; mais ce
même hasard revient tous les jours » 365. La raison qui ne trouve pas d’équivalent en dehors
de la démocratie américaine est, selon Tocqueville, la suivante : les Américains ont reconnu
aux juges le droit de fonder leurs arrêts sur la constitution plutôt que sur les lois. En d'autres
termes, ils leur ont permis de ne point appliquer les lois qui leur paraîtraient
inconstitutionnelles. Si les commentateurs de Tocqueville se sont attachés à voir dans le
concept de « tyrannie de la majorité » le risque majeur qui pèse sur toute démocratie, ils
ont ainsi oublié le remède énoncé par Tocqueville lui-même : « Le pouvoir accordé aux
tribunaux de se prononcer sur l’inconstitutionnalité des lois, forme encore une des plus
puissantes barrières qu’on ait jamais élevée contre la tyrannie des assemblées politiques »
366
.
Aussi, à l’encontre de la présentation classique, peut-être faut-il estimer que le vocable
« Révolution » ne permet pas forcément de décrire dans un même mouvement ce qui s’est
passé en France et aux Etats-Unis. Par exemple, J. Monnerot dans son important ouvrage
intitulé « Sociologie de la Révolution », compare les révolutions anglaise, française et russe
et ne mentionne quasiment pas la révolution américaine, ce qu’il justifie en écrivant que
« les Etats-Unis d’Amérique ne furent qu’une Angleterre exagérée » 367. Cette analyse
trouve une justification historique dans la colonisation de l’Amérique par les Anglais. La
364
H. Arendt, Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jerusalem, Gallimard, 2002 p. 598 note 32.
365
A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome 1, Première partie, chapitre 6, ed. uqac.
366
A. de Tocqueville, op. cit. id.
367
J. Monnerot, Sociologie de la Révolution, Fayard, 1968, p. 58.
- 200 -
comparaison des textes français et américains ne prend alors sens qu’à l’aune de l’habeas
corpus dont l’objet premier est l’encadrement des arrestations arbitraires. Cela a deux
conséquences importantes : d’une part, lorsque les Américains se révoltent contre les
Anglais à propos de l’augmentation des taxes, ils disposent déjà, à la différence des
Français368, d’un corpus juridique leur permettant de dénoncer l’arbitraire ; d’autre part, la
Révolution est ici intimement liée à la revendication d’Indépendance et ne s’inscrit
nullement dans un processus de changement complet des titulaires du pouvoir.
Si tout dépend de la Cour suprême alors bien évidemment, l’étude de nombreux faits
sociaux est largement conditionnée par l’analyse du cadre juridique dans lequel ils
s’exercent. Comme nous l’avions exposé précédemment, les études de sociologie du droit
ne prennent pas du tout la même forme de l’autre côté de l’Atlantique que celles qui se sont
développées en France. Nous relèverons, dans le droit fil de l’optique retenue, à savoir la
préséance des institutions organiques sur les comportements des individus que différentes
études démontrent comment la Cour suprême américaine structure la vie quotidienne et les
comportements des individus369. Ainsi, ce que les sociologues français appellent fait de
société, à l’image des préoccupations environnementales, s’expriment aux Etats-Unis en
débats juridiques : reconnaissance d’une voie de droit pour la nature et les animaux,
reconnaissance d’une discrimination positive pour les minorités370…. Tout phénomène
social peut se résumer à une histoire de l’accession d’une catégorie d’individus au droit ;
l’approche est identique pour l’histoire des minorités comme pour celle des handicapés par
exemple371.
368
Cf l’adage de l’Ancien Régime : « Que Dieu nous garde de deux maux : la peste et l’équité des juges ».
Comp. la description que A. de Tocqueville fait du système anglais dans L’ancien Régime et la Révolution,
1856, éd. uqac : Cependant il n'y a pas de pays au monde où, dès le temps de Blackstone, la grande fin de la
justice fût aussi complètement atteinte qu'en Angleterre, c'est-à-dire où chaque homme, quelle que fût sa
condition, et qu'il plaidât contre un particulier ou contre le prince, fût plus sûr de se faire entendre, et trouvât
dans tous les tribunaux de son pays de meilleures garanties pour la défense de sa fortune, de sa liberté et de
sa vie. Dans le même sens, M. Weber, Sociologie du droit, Puf, 1986, p. 230-231.
369
Cf parmi de nombreux ouvrages, J. Rosen, The Supreme Court : The Personalities and Rivalries That
Defined America, Times Books, 2007.
370
371
Cf R. Posner, The problem of Jurisprudence, Harvard University Press, 1990.
Cf pour une illustration, F. Pelka, What We Have Done, An Oral History of the Disability Rights
Movement, Compelling first-person accounts of the struggle to secure equal rights for Americans with
disabilities, University of Massachussetts Press, 2012.
- 201 -
L’évolution juridique contemporaine que connaît aujourd’hui la France procède donc
d’une acculturation : tant les textes que les institutions jouent un autre rôle que celui qui
leur étaient assignés à l’origine en raison de l’influence d’une culture ou d’une institution
étrangère. Ce n’est donc pas un hasard si l’impulsion première est venue d’une cour de
justice extérieure au système judiciaire français. Les droits de l’homme deviennent le
vecteur de l’expression de toutes les prétentions car ils sont également le vecteur de
l’appréciation des règles à l’aune desquelles les comportements sont appréhendés. La
portée des règles et le sens des mots utilisés changent parce les institutions ne sont plus les
mêmes. L’explosion du contentieux et l’émergence d’une société complètement judiciarisée
sont des caractéristiques du processus d’américanisation de la France372.
La relecture sous un angle institutionnel de l’opposition classique entre Révolution
française et Révolution américaine permet ainsi d’expliquer pourquoi la promulgation de la
Déclaration de 1789 ne s’est matérialisée que tardivement par une évolution d’ensemble du
droit. Une lecture substantielle permet d’établir les racines du lien entre religion et droits de
l’homme.
SECTION 2 : ESSAI D’EXPLICATION DU LIEN ENTRE DROITS DE L’HOMME ET
RELIGION
Si Tocqueville nous aide à comprendre les différences institutionnelles fondamentales
entre la France et les Etats-Unis, force est de constater que ses ouvrages sont
singulièrement silencieux sur la problématique des droits de l’homme. L’auteur consacre
uniquement quelques réflexions sur les droits de l’humanité dans la droite lignée de
l’humanitarisme de l’époque mais évoque rarement expressément ni la Déclaration de 1789
ni le Bill of Rights américain. Ce silence exprime l’absence des droits de l’homme dans le
débat public ou contentieux. La démocratie est caractérisée à l’époque par l’égalité et non
par la reconnaissance de droits. Deux éléments nous paraissent cependant jouer un rôle
important : la spécificité de la situation française ; la spécificité du texte américain.
Pour rendre compte de cette spécificité, les débats sur la portée des droits de l’homme à
l’égard des juifs sont symptomatiques de la difficulté de séparer droits de l’homme et
religion. Le choix ne doit pas étonner : la question juive est un élément récurrent, peut-être
le seul, qui, depuis 1789, fait la jonction entre l’affirmation des principes posés par les
textes et leurs critiques. C’est pourquoi après avoir exposé la place de la religion lors de la
372
Peut-être d’ailleurs faut-il considérer les manifestations anti-américaines comme l’expression d’un refus
de remise en cause des catégories établies par la pensée institutionnelle française.
- 202 -
Révolution française (paragraphe 1), nous montrerons à travers la situation des juifs
comment s’est établi le lien entre religion et droits de l’homme (paragraphe 2).
PARAGRAPHE 1 : LA RÉVOLUTION FRANÇAISE ET LA RELIGION
Contrairement à la présentation classique de H. Arendt, la Révolution française n’a
nullement mis fin à l’emprise de la religion sur la vie quotidienne des Français. C’est
uniquement sur une simple lecture des textes que peut s’imposer une interprétation et une
conception de la révolution française en contradiction avec la réalité sociologique constatée
notamment par Tocqueville que l’histoire postérieure a largement confirmé.
Pour reprendre le titre du chapitre 2 du livre « L’ancien régime et la révolution »,
« l'objet fondamental et final de la Révolution n'était pas, comme on l'a cru, de détruire le
pouvoir religieux et d'énerver le pouvoir politique ». Schématiquement, quand bien même
les révolutionnaires ont clairement et expressément affirmé leur volonté de se débarrasser
de l’influence de la religion, ils n’ont pu atteindre cet objectif. L’auteur dresse ici un
constat sans appel sur ce qu’il qualifie lui-même de « pouvoir religieux » : « à mesure que
l'oeuvre politique de la Révolution s'est consolidée, son oeuvre irréligieuse s'est ruinée ; à
mesure que toutes les anciennes institutions politiques qu'elle a attaquées ont été mieux
détruites, que les pouvoirs, les influences, les classes qui lui étaient particulièrement
odieuses ont été vaincues sans retour, et que, pour dernier signe de leur défaite, les haines
mêmes qu'elles inspiraient se sont alanguies; à mesure, enfin, que le clergé s'est mis plus à
part de tout ce qui était tombé avec lui, on a vu graduellement la puissance de l'Église se
relever dans les esprits et s'y raffermir » 373.
Tocqueville va même jusqu’à considérer que la Révolution française a procédé de la
même manière que les révolutions religieuses. La conception abstraite de l’homme issue de
la Révolution française est similaire à celle propre à l’homme religieux. Comme la doctrine
religieuse, la doctrine révolutionnaire ne se comprend qu’au regard d’un objectif
d’universalité qui favorise une pratique religieuse similaire indépendamment du lieu et du
temps. Au passage, nous mesurons aussi bien avec la lecture tocquevillienne que celle
précédemment exposée de C. Bouglé374 qu’une mise en perspective sociologico-historique
373
A. de Tocqueville, L’ancien Régime et la Révolution, 1856, p. 37, ed. uqac.
374
C. Bouglé, par delà sa filiation durkheimienne affirmée, s’inscrit peut-être davantage dans la continuité de
A. de Tocqueville. Cf S. Audier, Tocqueville retrouvé, Genèse et enjeux du renouveau Tocqueville, Vrin,
EHESS, 2004. Nous rappellerons que S. Audier est à l’origine de la réédition de l’ouvrage de C. Bouglé sur
les idées égalitaires.
- 203 -
des textes évite des contresens importants sur l’interprétation des différences entre les
évènements.
La société française est restée imprégnée de religion. Il y a eu une nouvelle articulation
des pouvoirs en son sein qui ne s’est pas forcément inscrite dans un processus automatique
de sécularisation. Tocqueville, en juriste positiviste, ne mentionne que rarement les droits
de l’homme car il sait que leur impact en droit est faible. Il explique en outre parfaitement
pourquoi le christianisme correspond aux mœurs démocratiques : « Mahomet a fait
descendre du ciel, et a placé dans le Coran, non seulement des doctrines religieuses, mais
des maximes politiques, des lois civiles et criminelles, des théories scientifiques. L'Évangile
ne parle, au contraire, que des rapports généraux des hommes avec Dieu et entre eux. Hors
de là, il n'enseigne rien et n'oblige à rien croire. Cela seul, entre mille autres raisons, suffit
pour montrer que la première de ces deux religions ne saurait dominer longtemps dans des
temps de lumières et de démocratie, tandis que la seconde est destinée à régner dans ces
siècles comme dans tous les autres » 375. La référence à la figure de Mahomet n’est pas
anodine à l’aune du contexte contemporain.
La coïncidence entre christianisme et droits de l’homme est également soulignée par
l’historien A. Mathiez dans des termes très virulents376. Ainsi, un auteur peut justement
écrire que « le chrétien moderne est partout chez lui, dans l’Eglise et surtout dans l’Etat »
377
.
On peut ainsi comprendre pourquoi la question religieuse s’est muée en question juive et
non en question chrétienne ; sur la base de la situation des juifs s’est établi le lien entre
religion et droits de l’homme à partir de laquelle il est également possible de mesurer la
différence entre le texte français et le texte américain.
PARAGRAPHE 2 : LA QUESTION JUIVE ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
De nombreux travaux ont exposé l’intensité des débats durant la Révolution française
concernant le traitement à réserver aux juifs. Paradoxalement, les juifs ou le judaïsme sont
375
A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, T.II, 1840, p. 28-29, ed. uqac,.
376
A. Mathiez, La Révolution française, La chute de la Royauté, la Gironde et la Montagne, la Terreur, La
Manufacture Lyon, 1989, p. 78 : « Le catholicisme gardait en effet son caractère de religion dominante. Seul
il émargeait au budget. Seul il déroulait ses cérémonies sur la voie publique. Les protestants et les juifs
durent se contenter d’un culte privé, dissimulé. Les juifs de l’Est, considérés comme des étrangers, ne furent
assimilés aux Français que le 27 septembre 1791, quand l’Assemblée allait se séparer ».
377
S. Trigano, La République et les Juifs, ed. Presses de la Cité, 1982, p. 85.
- 204 -
en revanche singulièrement absents de l’œuvre de Tocqueville. Pour les juifs, plus que pour
les tenants d’une autre religion, ces débats sont révélateurs de la difficulté d’articuler la
reconnaissance de droits individuels à un « fait historique » collectif378. Tous portent en
creux la question des droits de l’homme et leur possible extension aux juifs compte tenu de
la situation historique : l’incapacité, dans la logique originelle du contrat social, de
consacrer un droit des minorités religieuses, problématique dont nous assistons à la
reformulation contemporaine.
A ce stade, peut-être faut-il préciser en quoi la position de J.-J. Rousseau sur ce sujet ne
correspond pas forcément à celle usuellement présentée. Comme l’explique la philosophe
S. Goyard-Fabre, l’extrapolation des thèses rousseauistes pour expliquer des évènements
historiques comme la Terreur procède d’une lecture extrêmement critiquable379 : les
révolutionnaires se réfèrent à Rousseau mais le modèle que celui-ci promeut procède
davantage d’une utopie, à l’image des écrits de son époque, qu’à une doctrine applicable en
tous points.
C’est ce qui ressort de la place particulière que Rousseau réserve aux juifs dans son
œuvre. Pour cet auteur, la situation des juifs est érigée en modèle : ils témoignent de la
possibilité pour des individus de fonder une nation alors même qu’ils ne disposent pas de
territoire, ce qui valide la possibilité d’aboutir à un contrat social sur la base du
consentement des participants. Au titre des grands législateurs comme Lycurgue ou Solon,
une place à part est réservée à Moïse en raison de la persistance de la législation qu’il a
introduite par delà les siècles et les problèmes résultant de la dispersion du peuple. La
nécessité d’une religion civile pour faire lien entre les individus dans le contrat social
s’inspire ainsi directement de l’attachement des juifs à leur législation380. Très logiquement,
378
Op. cit, p. 245.
379
S. Goyard Fabre L’État moderne. Regards sur la pensée politique de l’Europe occidentale entre 1715 et
1848, Vrin, 2000, p. 223.
380
Nous fondons ici notre démonstration sur un passage peu commenté de l’œuvre de J.-J. Rousseau,
Fragments politiques, IV, 24, « [Des Juifs] », O.C. III, 3- Du Contrat Social, Ecrits politiques, Gallimard, la
Pleïade, 2003, 1978 pp. 499-500 dont nous trouvons cependant des échos tant dans Du contrat social à travers
la place que Rousseau accorde à Moïse en tant que législateur que dans les Considérations sur le
Gouvernement de Pologne et sur sa réformation projetée (1770-1771), op. cit. p. 956-957. Nous reproduisons
ci-après un passage dénué de toute ambigüité : « Moïse osa faire de cette troupe errante et servile un corps
politique, un peuple libre, et tandis qu'elle errait dans les déserts sans avoir une pierre pour y reposer sa tête,
il lui donnait cette institution durable, à l'épreuve du temps, de la fortune et des conquérants, que cinq mille
- 205 -
puisque les juifs constituent un peuple disposant d’une législation spécifique, Rousseau
s’étonne que les juifs n’aient toujours pas d’Etat pour eux381. La réflexion sur le contrat
social n’est donc pas antinomique avec celle sur les conditions de possibilité d’un Etat juif :
Rousseau pose seulement en arrière fond la question de la survivance d’une entité politique
une fois celle-ci constituée sur un territoire. Plus largement, il conditionne l’existence d’une
société à une identité homogène de ces habitants qui seraient ainsi tous liés par une même
religion civile. La référence à l’Etre suprême dans la Déclaration de 1789 s’inscrit
pleinement dans cette perspective.
Dans ce contexte idéologique relatif à la reconnaissance de la nation juive en tant que
telle, la célèbre phrase de Clermont-Tonnerre peut faire l’objet d’une double lecture : « Il
faut tout refuser aux juifs en tant que nation et tout leur accorder en tant qu'individus ; il
faut qu'ils ne fassent dans l'État ni un groupe politique ni un ordre : il faut qu'ils soient
individuellement citoyen »382. Premièrement, l’homme doit primer sur le Juif ;
deuxièmement, il n’est pas possible dans un environnement culturel homogène d’admettre
l’expression d’une religion différente de la religion dominante, celle-ci faisant office de
religion civile383. A l’opposé, E. Burke, célèbre contempteur de la Révolution française et
ans n'ont pu détruire ni même altérer, et qui subsiste encore aujourd'hui dans toute sa force, lors même que le
corps de la nation ne subsiste plus .
Pour empêcher que son peuple ne se fondît parmi les peuples étrangers, il lui donna des mœurs et des usages
inalliables avec ceux des autres nations; il le surchargea de rites, de cérémonies particulières ; il le gêna de
mille façons pour le tenir sans cesse en haleine et le rendre toujours étranger parmi les autres hommes, et
tous les liens de fraternité qu'il mit entre les membres de sa république étaient autant de barrières qui le
tenaient séparé de ses voisins et l'empêchaient de se mêler avec eux. C'est par là que cette singulière nation,
si souvent subjuguée, si souvent dispersée, et détruite en apparence, mais toujours idolâtre de sa règle, s'est
pourtant conservée jusqu'à nos jours éparse parmi les autres sans s'y confondre, et que ses mœurs, ses lois,
ses rites, subsistent et dureront autant que le monde, malgré la haine et la persécution du reste du genre
humain ».
381
Jean-Jacques Rousseau, Emile, Livre IV, (O.C.) Gallimard, Pléiade, 2003, p. 621.
382
Comte Stanislas de Clermont-Tonnerre, cité dans L. Poliakov, Histoire de l'antisémitisme, tome III. De
Voltaire à Wagner, Calmann-Lévy, 1968, p. 234.
383
Cf J.-J. Rousseau, Lettre à Christophe de Beaumont, citée dans le numéro de Commentaire, n°136, 2011,
p. 1000 : « Je crois qu’un homme de bien, dans quelque religion qu’il vive de bonne foi, peut être sauvé. Mais
je ne crois pas pour cela qu’on puisse légitimement introduire en un pays des religions étrangères sans la
permission du souverain ; car si ce n’est pas directement désobéir à Dieu, c’est désobéir aux Lois et qui
désobéit aux Lois désobéit à Dieu. Quant aux religions une fois établies et tolérées dans un pays, je crois
- 206 -
critique de l’abstraction de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne cesse
d’employer dans son livre des expressions péjoratives à l’égard des juifs qui les maintient
dans une condition d’opprimé384. H. Arendt qui reprend à son compte une bonne partie des
critiques que Burke adresse à la Révolution française ne relève pas cette contradiction
inhérente à la tradition conservatrice385. Il est vrai que, contrairement à J.-J. Rousseau, elle
ignore complètement la figure de Moïse comme législateur pour ne retenir que les penseurs
grecs dans sa conception de la tradition politique.
Faute de consécration dans les règles du quotidien, un auteur a montré, de façon
polémique, le peu d’impact de la Déclaration de 1789 sur l’émancipation des juifs386 –
pratiquement, nous avons déjà relevé que le texte n’a pas eu de traduction en droit positif.
L’émergence de l’égalité de droits, si elle est consubstantielle à la Déclaration, ne prend
véritablement sa portée qu’à travers les dispositions du Code civil qui unifient le droit
applicable à l’ensemble du territoire français. Autrement dit, le « dilemme » de l’époque
peut être résumée de la façon suivante : soit le maintien de l’héritage de la tradition revient
à maintenir les positions de corps de chaque minorité ainsi que les préjugés antisémites
environnants ; soit l’abstraction révolutionnaire s’effectue au détriment des situations
historiques existantes. Sans qu’il soit pour nous possible de privilégier une interprétation
sur une autre, à travers la difficulté de consacrer positivement « le fait social » juif de façon
autonome, nous mesurons la tension introduite par la Révolution française quant à la
situation des juifs en Occident.
Cette tension ne fait que s’exprimer de façon plus radicale dans le célèbre ouvrage de
Marx, de la question juive. Si, effectivement l’enjeu des droits de l’homme concerne la
consécration de droits individuels par delà les prédéterminations religieuses alors la
question posée par Marx est somme toute logique : « quel est l'élément social particulier
qu'il faut pour supprimer le judaïsme ? Car la capacité d'émancipation du Juif
d'aujourd'hui est le rapport du judaïsme à l'émancipation du monde d'aujourd'hui. Ce
rapport résulte nécessairement de la situation spéciale du judaïsme dans le monde actuel
qu’il est injuste et barbare de les y détruire par la violence … On ne doit ni laisser établir une diversité de
cultes ni proscrire ceux qui sont une fois établis car un fils n'a jamais tort de suivre la Religion de son père ».
384
F. de Bruyn, Anti-Semitism, Millenarianism, and Radical Dissent in Edmund Burke's Reflections on the
Revolution in France, Eighteenth-Century Studies, 2001, p. 577-600.
385
Id.
386
P. Girard, La Révolution française et les Juifs, Robert Laffont, 1989.
- 207 -
asservi »387. Marx prend ici le contrepied de Bruno Bauer pour qui l’essence du judaïsme
rend impossible l’émancipation résultant de la reconnaissance de droits de l’homme aux
individus. Le débat prend une tonalité nouvelle à deux niveaux : d’une part, il s’inscrit dans
une critique radicale des droits de l’homme en tant que droits de l’individu bourgeois ;
d’autre part, il érige le juif en figure symbolique tant du capitalisme que du système
juridique. Marx critique les droits de l’homme en introduisant ce que, précisément, la
norme juridique admet difficilement : le symbole. De la suppression du lien symbolique à
celle des juifs afin de réaliser l’idéal révolutionnaire, il n’y a malheureusement qu’un pas,
toute question devant entraîner une réponse388.
De cette brève présentation, nous pouvons conclure, dans la lignée d’importants travaux,
sur le caractère central de la figure juive dans la modernité : soit en tant que fondement de
la nécessité d’une religion civile commune à tous et d’une population homogène pour que
les droits de l’homme se réalisent, aspect bien souvent ignoré ; soit en tant que limite du
processus d’individualisation des droits résultant de la Déclaration des droits de
l’homme389. Ou du moins, peut-être faut-il distinguer entre l’Europe et les Etats-Unis, ce
que ne font pas forcément les auteurs qui accentuent l’opposition entre droits de l’homme et
judaïsme. Car à la différence institutionnelle fondamentale déjà relevée par Tocqueville,
nous pouvons en identifier une seconde expressément formulée dans la Déclaration des
droits des Etats-Unis de 1791 en son premier article : « Le Congrès ne fera aucune loi qui
touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion, ni qui restreigne la
liberté de la parole ou de la presse, ou le droit qu’a le peuple de s’assembler paisiblement
et d’adresser des pétitions au gouvernement pour le redressement de ses griefs ». Il
n’existe donc pas de texte de principe pour que la formulation de la contradiction entre
individus et communauté juive trouve un quelconque fondement théorique. Le fait social
juif est implicitement consacré. Techniquement, la Cour suprême a vocation à en protéger
l’expression390. En cela, l’expression positive de la religion par les droits de l’homme
procède de la tradition américaine et non européenne.
387
K. Marx, La question juive, 1843, ed. uqac, p. 28.
388
Pour une analyse beaucoup plus approfondie de l’ouvrage de K. Marx, S. Trigano, Le judaïsme et l’esprit
du monde, Grasset, 2011, p. 890-915.
389
Cf S. Trigano, L’idéal démocratique à l’épreuve de la Shoah, Odile Jacob, 1999 ; R. Marientras, Être un
peuple en diaspora, Maspéro, 1975.
390
L’histoire du judaïsme américain est donc logiquement une histoire parsemée de conflits devant les
tribunaux, cf J. Serna, American Judaïsm, A History, Yale University Press, 2005.
- 208 -
Nous pouvons ici dégager deux racines clairement distinctes à la référence aux droits de
l’homme pour faire valoir son identité religieuse :
- la racine anglo-saxonne qui consacre cette dimension en raison de la possibilité pour
tout individu de se tourner vers la Cour suprême en cas de conflits, y compris ceux portant
sur des questions religieuses sur le fondement de l’article 1er de la Déclaration précitée ;
- la racine européenne d’inspiration rousseauiste se déployant en deux branches dont
nous trouvons aujourd’hui des exemples dans le droit positif contemporain précédemment
exposé :
- la branche relative à la religion civile présente dans la formulation des énoncés des
chartes régionales africaine ou arabe des droits de l’homme ou la jurisprudence relative à la
visibilité des religions majoritaires en Europe ;
- la branche relative à l’opposition irréductible entre l’émancipation de l’individu
résultant des droits de l’homme qui s’exprime aujourd’hui à travers l’incompatibilité
énoncée par la jurisprudence entre certaines revendications religieuses et les exigences
d’une société démocratique - le droit positif renoue, à sa façon, avec la discussion initiée à
propos des juifs par B. Bauer dont on trouve des réminiscences dans les modalités
d’appréciation de l’assimilation d’un individu lors des débats sur l’acquisition sur la
nationalité. L’islam remplace ici le judaïsme.
L’époque moderne voit ainsi la généralisation tant du mode institutionnel américain que,
indirectement, des règles substantielles de cette démocratie. A la distinction proposée par J.
Talmon entre démocratie totalitaire et démocratie libérale qui traduisait les supposées
origines philosophiques du contexte post-seconde guerre mondiale391, nous privilégions
donc une distinction fondée sur la place institutionnelle reconnue à la religion en
démocratie.
Dans ce cadre, comme ce n’est cependant pas sur la base des règles de droit mais sur
celles des principes que la discussion sur la question juive a été menée, il est faux d’écrire
« les droits de l’homme, en principe inaliénables, se sont révélés impossible à faire
respecter – même dans les pays dont la constitution se fondait sur eux – chaque fois qu’y
sont apparus des gens qui n’étaient plus citoyens d’un Etat souverain392 » (c’est nous qui
soulignons). Aucun pays européen ne s’était engagé à les respecter. Hormis aux Etats-Unis
dont la politique migratoire était favorable aux nouveaux arrivants au début du XXème
391
J. Talmon, Les Origines de la démocratie totalitaire, Calmann-Lévy, 1966.
392
H. Arendt, op. cit., p. 595.
- 209 -
siècle, il n’y a pas, sauf erreur de notre part, de pays au début du siècle dont la Constitution
repose sur les droits de l’homme393. A partir du moment où les droits de l’homme ne
constituent qu’un argument rhétorique peu encore usité avant la seconde guerre mondiale, il
est erroné de vouloir rétrospectivement analyser une situation sur la base de règles qu’elle
ne connaît pas. Cela revient à des-historiciser les concepts pour fonder une approche
normative qui correspond davantage à un schéma pré-établi qu’à une analyse des
situations394.
Si fait sociologique des droits de l’homme il y a avant la seconde guerre mondiale, il est
extrêmement restreint. Certes, dans le cas de la France, existe la Ligue des droits de
l’homme. Son action ne se situe cependant pas sur le terrain juridique395. Sans compter
qu’elle est traversée durant toute la période antérieure à la seconde guerre mondiale par des
débats internes entre engagement pro-Staline ou pro-Hitler qui paralysent l’efficacité de son
action. Une analyse en détail des règles sous la troisième République montre en plus que ce
régime a peut-être consacré les libertés sans pour autant en assurer une véritable protection
juridique étant en outre précisé que ses dirigeants et juristes étaient par principe opposés,
hormis Duguit avec les nuances exposées, à un contrôle constitutionnalité sur le fondement
des droits de l’homme396. Bref, sur cette période aux augures tragiques, il faut vraiment être
un « fou de la République » pour consacrer un culte à 1789397.
393
Pour rappel, en France, la Troisième République n’a pas de Constitution.
394
Nous reprenons en partie la critique de J. Monnerot, Le communisme peut-il être pensé dans le registre de
la religion ?, Revue du MAUSS, n°22, 2003, p. 44-50, spéc. p. 44-45. « Une telle démarche, au petit
bonheur, est tout à fait caractéristique de l’essai comme genre littéraire. Les idées y ressemblent à une
monnaie qui n’aurait pas de cours déterminé. Chacun peut lui attribuer la valeur ou les valeurs successives
qu’il souhaite. Cette monnaie est naturellement inconvertible étant donné que les faits et les objets ne sont
pas exprimés par de telles valeurs fluctuantes ». Une nuance toutefois : le communisme présente des
manifestations religieuses ; il ne dispose pas forcément d’une essence religieuse.
395
H. Arendt, qui n’est pas à une contradiction près, s’en prend d’ailleurs violemment à cette association. Op.
cit, p. 579, note 28 : « Si les droits de l’homme devenaient l’objet d’un organisme caritatif particulièrement
inefficace, le concept de Droits de l’Homme ne pouvait qu’en être un peu plus discrédité ».
396
Cf la synthèse de J.-M. Mayeur , La vie politique sous la troisième République, 1870-1940, Points Seuil
1984, spéc. p. 97-113 avec la conclusion sans appel : « Au temps de la République militante, l’Etat
républicain n’est pas toujours un Etat de droit ».
397
P.Birnbaum, Les fous de la République, Histoire politique des Juifs d’Etat de Gambetta à Vichy, Points
Seuil, 1994, spéc. p. 143-162.
- 210 -
A l’identique, la charte de la société des nations ne fait aucune référence à l’existence de
droits inaliénables. Tout au plus, les Etats se sont mis d’accord pour ratifier une Charte
pour la prévention de la peine de mort et des traitements inhumains et dégradants. Dès lors,
parler des droits de l’homme comme une réalité juridique est un contresens ; les concevoir
comme une dimension sociologique structurante n’a pas plus de sens puisque cette
référence est le propre de ceux qui l’utilisent sans pour autant bénéficier de l’effet de
diffusion contemporain.
Dans ce contexte historique, le changement radical de la référence et du recours aux
droits de l’homme pour justifier ses prétentions est la conséquence du mouvement de
défiance à l’encontre des Etats nés au sortir de la seconde guerre mondiale.
SECTION 3 : LA CONCEPTION CONTEMPORAINE DES DROITS DE L’HOMME
De prime abord, si on s’en tient à la seule nature des actes adoptés, nous soulignerons
qu’après la seconde guerre mondiale, les Etats commencent à parler de droits de l’homme
dans les textes internationaux. Formellement, cela crée une énorme différence avec les
textes émanant de la défunte Société des nations. Les Etats n’ont pas pour autant souhaité
consacrer les droits des individus. Nous rappellerons que la Déclaration universelle ne
dispose, compte tenu de son statut de résolution, d’aucune valeur normative intrinsèque et
que la ratification de la Convention européenne repose, à l’origine, sur un mécanisme
exclusivement inter-étatique.
Nous formulerons ici l’hypothèse suivante : la mutation des droits de l’homme
intervenue après la seconde guerre mondiale est la conséquence non du fait qu’ils aient été
bafoués – on ne peut bafouer des droits qui ne sont pas positivement reconnus – mais de la
consécration institutionnelle d’un bouleversement complet du lien antérieur entre
nationalité, citoyenneté et religion. Ainsi, de discours à portée sociale réduite, les droits de
l’homme sont progressivement devenus une réalité juridique supposée permettre aux
individus de se protéger contre les Etats et surtout, de contester leurs prérogatives politiques
pour leur substituer une approche exclusivement juridique.
Au même titre que la recherche généalogique des droits de l’homme s’inscrit dans la
lignée des travaux de M. Foucault, cette mise en abîme des liens entre nationalité,
citoyenneté et religion vise à esquisser un dispositif au sens que cet auteur a donné à cette
notion, c’est-à-dire « un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des
institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des
mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques,
- 211 -
morales, philanthropiques ; bref, du dit aussi bien que du non-dit » 398. La définition connaît
aujourd’hui un certain succès en sciences sociales. Nous rappellerons, cependant par delà
l’utilisation actuelle éparse399, que le terme dispositif est particulièrement adéquat pour
rendre compte de la dimension sociale d’un phénomène juridique dans notre cas pour deux
raisons : il s’agit, comme dans la présentation originelle d’exposer une corrélation entre la
manifestation la plus patente de l’individualisme, les droits de l’homme et les
bouleversements qu’elle engendre. Le terme dispositif possède en outre un sens
juridique extrêmement important : il désigne l’énoncé du jugement par lequel celui-ci
exprime sa conception de la loi au regard de l’affaire soulevée. Sous ces deux aspects,
identifier la logique d’un dispositif revient à essayer de mettre à jour une dimension non
forcément exprimée de l’ordre social400.
Compte tenu des nombreuses différences déjà relevées entre la Déclaration de 1789 et
celle de 1948, compte tenu également des différences importantes de signification que des
mots identiques peuvent revêtir selon les époques, la mise à jour de ce dispositif passe
logiquement par une reformulation de toutes les notions issues de la Révolution française :
de la question juive en raison de la création de l’Etat d’Israël (paragraphe 1), du lien entre
citoyenneté et nationalité (paragraphe 2) mais également du principe d’égalité (paragraphe
3) et, plus largement, de l’existence de la religion civile comme condition d’exercice des
droits de l’homme (paragraphe 4).
PARAGRAPHE 1 : UNE REFORMULATION DE LA QUESTION JUIVE A TRAVERS
LA CRÉATION DE L’ETAT D’ISRAËL
La reformulation de la question juive à notre époque procède de la conception de la
Charte des Nations Unies et de la Déclaration universelle des droits de l’homme comme
réponse formelle aux drames engendrés par la seconde guerre mondiale. Le rapport de la
Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et
l’intolérance qui y est associée401 – conférence de Durban - nous servira de fil conducteur
398
M. Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », Dits et écrits, T. II., 1994, Gallimard, pp. 298-329.
399
F. KESSLER, La cinématographie comme dispositif (du) spectaculaire, Cinémas, 14, 2003.
400
L’article 452 du Code de procédure civile ne dit pas autre chose : « Le jugement prononcé en audience est
rendu par l'un des juges qui en ont délibéré, même en l'absence des autres et du ministère public. Le
prononcé peut se limiter au dispositif ». Traduction : les plaideurs doivent connaître sur quel fondement le ou
les juges ont tranché le litige ; les juges ne sont pas obligés de leur expliquer les raisons de leur choix.
401
Rapport de la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et
l’intolérance qui y est associée, Durban, 31 août-8 septembre 2001, A/CONF.189/12.
- 212 -
pour illustrer cette reformulation. Il synthétise la pensée institutionnelle des Nations Unies
à un moment qui nous est apparu crucial : le tournant des années 2000. Comme l’énonce le
rapport de la Conférence, « ce n’est que récemment que s’est achevé un siècle au cours
duquel d’abominables souffrances ont été causées à des millions d’êtres humains. Au cours
de ce siècle, un abominable holocauste a été infligé au peuple juif (…) Cependant, ce même
siècle nous a aussi donné un instrument mondial sous la forme de la Déclaration
universelle des droits de l’homme » 402. On ne saurait mieux exprimer le lien entre
Déclaration universelle et génocide.
De façon générale, le préambule de la Charte fixe des objectifs nettement plus ambitieux
que ceux de la Société des Nations : « Réaliser la coopération internationale en résolvant
les problèmes internationaux d'ordre économique, social, intellectuel ou humanitaire, en
développant et en encourageant le respect des droits de l'homme et des libertés
fondamentales pour tous, sans distinctions de race, de sexe, de langue ou de religion ».
Quant à la Déclaration, son préambule est encore plus explicite : « Considérant que la
méconnaissance et le mépris des droits de l'homme ont conduit à des actes de barbarie qui
révoltent la conscience de l'humanité et que l'avènement d'un monde où les êtres humains
seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé
comme la plus haute aspiration de l'homme ». Si elle est universelle et consacre un droit à
la nationalité, c’est pour éviter que n’émerge à nouveau la question des réfugiés (article 15)
; si elle proclame le droit à la liberté de conscience, de pensée et de religion (article 18),
c’est parce que la simple déclaration de 1789 n’était peut-être pas suffisamment explicite –
« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur
manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi ». La religion n’est plus une
opinion mais un droit supposé protégeable en tant que tel.
Partant du principe que l’interprétation d’un texte dépend des travaux qui l’ont précédé,
dire que le génocide juif constitue le cadre de référence de la Déclaration universelle a deux
conséquences majeures :
- il s’est imposé comme la référence pour contester toutes les atteintes aux droits de
l’homme, étant sous-entendu que ne rien faire reviendrait à prendre le risque d’un nouveau
génocide – nous rappellerons que le mot génocide a été construit par un juriste pour
pouvoir qualifier les crimes commis par le régime nazi ; il est mis aujourd’hui sur le même
402
Op. préc. p. 134.
- 213 -
plan que d’autres comportements criminels distincts403. Durban consacre pour les juifs le
terme contestable d’holocauste qui, de jure, sort le génocide juif des catégories du droit
international pour l’ériger en symbole moral. Encore et toujours une démarche semblable à
celle initiée par Marx pour discréditer le système juridique. Toutes choses étant égales par
ailleurs, au discours humanitaire sans portée pratique du XIXème siècle a succédé au
XXème siècle le discours sur l’holocauste et la Shoah vidé de toute substance concrète404.
- la proclamation de la Déclaration universelle pose dès le départ la question de la
légitimité de l’Etat juif du point de vue des droits de l’homme pour les raisons suivantes :
adoptée en décembre 1948, soit après la proclamation et la reconnaissance de l’Etat
d’Israël, il y a un consensus historique pour s’accorder sur le rôle déterminant de René
Cassin, membre éminent de l’Alliance universelle israélite. Or, compte tenu de la doctrine
de l’Alliance universelle israélite à l’égard du sionisme405, on peut se demander si la
rédaction de la Déclaration n’a pas eu pour objet d’assurer aux juifs qu’ils n’étaient pas
obligé d’aller s’installer en Israël pour vivre en paix. Les conditions de rédaction de la
Déclaration universelle renvoient ainsi à l’interprétation que B. Lazare donnait de la
Déclaration de 1789 : « il parut qu'un trône avait été renversé et des guerres européennes
déchaînées, uniquement pour que le Juif pût acquérir rang de citoyen, et la déclaration des
Droits de l'Homme sembla n'avoir été que la déclaration des droits du Juif » 406. Vu sous
cet angle, l’engagement contemporain de S. Hessel en faveur de la question palestinienne
s’inscrit parfaitement dans la logique originelle du texte de 1948. Autrement dit, la
Déclaration universelle des droits de l’homme propose une nouvelle version de l’opposition
entre homme et Juif en visant cette fois l’Israélien.
403
Op. préc. p. 7 : « Nous reconnaissons que l’apartheid et le génocide constituent des crimes contre
l’humanité au regard du droit international et sont d’importantes sources et manifestations du racisme, de la
discrimination raciale, de la xénophobie et de l’intolérance qui y est associée ».
404
Nous retrouvons ici, avec une perspective différente, la thèse soutenue par S. Trigano, Les Frontières
d'Auschwitz : Les ravages du devoir de mémoire, Livre de Poche, 2005.
405
Cf S. Levi, futur président de l’Alliance, « Je ne suis pas sioniste. Je suis juif d'origine et de sentiment
français avant tout. J'ai tâché de m'élever par l'élude à une conception internationale et vraiment humaine et
c'est en me replaçant à ce point de vue élevé que je voudrais vous présenter quelques observations
concernant le problème juif envisagé par rapport à la Palestine », cité par A. Chouraqui, L'Alliance israélite
universelle et la Renaissance juive contemporaine, 1860-1960, P.U.F., 1965, p. 223-227..
406
B. Lazare, L’antisémitisme, son histoire et ses causes, 1894, nombreuses rééditions et disponible sur
Internet, sur Gallica, p. 108.
- 214 -
Sur le plan historique, nous pouvons relever que le lendemain de la proclamation de la
Déclaration universelle, soit le 11 décembre 1948, est adoptée la résolution onusienne
suivante : l’Assemblée générale des Nations Unies a décidé « qu’il y a lieu de permettre
aux réfugiés qui le désirent de rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible » et que « ceux
qui décident de ne pas rentrer dans leurs foyers » devaient recevoir des indemnités à titre
de compensation pour la perte de leurs biens. La résolution a créé la Commission de
conciliation pour la Palestine chargée notamment de faciliter le rapatriement des réfugiés,
leur réinstallation, ainsi que leur réinsertion économique et sociale. Depuis cette date, la
question juive, par le biais de la situation des Palestiniens, est une préoccupation récurrente
des Nations Unies, le seul thème qui revient chaque année en débat407. Aussi, dans le
rapport rédigé à la suite de la conférence de Durban, Israël n’est mentionné qu’à travers le
prisme palestinien408.
L’Etat d’Israël déplace la question juive vers la question sioniste, point que la Charte
arabe des droits de l’homme énonce avec véhémence en appelant à l’élimination du
sionisme. Il établit, sur le modèle de 1789, la jonction entre nationalité, citoyenneté et
religion que la Déclaration universelle de 1948 a profondément remodelée. Il est donc
logique que la référence croissante aux droits de l’homme version 1948 depuis les années
1990-2000 se traduise par une critique toujours plus virulente d’Israël dont la conférence de
Durban de 2001 fut l’expression la plus significative.
En même temps, ce tournant des années 1990-2000 coïncide avec la reformulation du
lien entre nationalité et citoyenneté.
PARAGRAPHE 2 : UNE REFORMULATION DU LIEN ENTRE NATIONALITÉ ET
CITOYENNETÉ
407
Cf les statistiques établies par M. Marcovich, La marche au bannissement d’Israël : les origines
diplomatiques du rapport Goldstone, Controverses, 13, 2010, p. 213-240.
408
Rapport de la Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et
l’intolérance qui y est associée, op. préc., p. 91 : « Nous sommes préoccupés par le sort du peuple palestinien
vivant sous l’occupation étrangère. Nous reconnaissons le droit inaliénable du peuple palestinien à
l’autodétermination et à la création d’un État indépendant, ainsi que le droit à la sécurité de tous les États de
la région, y compris Israël, et engageons tous les États à soutenir le processus de paix et à le mener à bien
rapidement. (c’est nous qui soulignons). Quelques lignes plus loin : « Nous reconnaissons le droit des
réfugiés de regagner librement leurs foyers, dans la dignité et la sécurité, et de recouvrer leurs biens et
prions instamment tous les États de faciliter ce retour ».
- 215 -
Nous avons déjà relevé la quasi-disparition du terme citoyen de la Déclaration
universelle, caractéristique également présente dans le rapport précité de la conférence de
Durban. Cette disjonction entre nationalité et citoyenneté se situe maintenant au cœur de la
dynamique européenne avec la notion de citoyenneté européenne qui subsumerait les
identités nationales. A rebours cependant du schéma posé par H. Arendt dans les origines
du totalitarisme, nous assistons à travers le prisme des droits de l’homme davantage à une
subjectivisation de la nationalité qu’à l’émergence d’une nouvelle forme d’organisation
politique.
H. Arendt n’a à notre connaissance pas consacré d’études à la Déclaration universelle en
dépit des nombreuses contributions qu’elle a rédigées sur l’actualité, en dépit des
nombreuses préfaces qu’elle a écrites à la suite des nouvelles éditions des Origines du
totalitarisme postérieures à 1948. La contradiction est ici patente : les textes relatifs aux
droits de l’homme avant la seconde guerre mondiale se limitent à la Déclaration française et
américaine ; ils constituent l’un des pivots de l’analyse des origines du totalitarisme en
dépit de leur absence d’universalité ; une fois les droits proclamés à l’échelon universel,
l’auteur écrit comme si le texte n’existait pas. Elle ne mentionne pas non plus la
Déclaration universelle dans son livre consacré au procès Eichmann tout en se permettant
des insinuations douteuses sur l’apparente proximité entre les lois de l’Etat d’Israël et les
lois nazies409. Tout le livre repose d’ailleurs sur l’antinomie entre revendication juive et
humanité systématisée par Marx que H. Arendt trouve légitime410. Par ces aspects, Arendt
anticipe ce qui constituera l’un des éléments clés de la contestation de la légitimité de l’Etat
d’Israël, soit le lien entre nationalité et religion.
Nous mesurons au passage que le lien entre la question des réfugiés et l’effondrement
des Etats-nations tel qu’exposé par H. Arendt est loin d’être évident. Il est d’ailleurs
symptomatique que l’auteur ne mentionne quasiment pas l’effondrement de l’empire
ottoman dans les causes de décomposition de l’Europe après la première guerre mondiale.
De même, il nous paraît faux d’écrire que, historiquement, l’Etat-nation est en contradiction
avec l’universalisme des droits de l’homme411. Contrairement à la période d’avant-guerre,
le droit international est composé depuis 1951 d’une branche spécialement consacrée aux
droits des réfugiés sans pour autant que ces situations trouvent une solution. Il est à présent
409
H. Arendt, op. cit, p. 1024-1025. Une biographie récente de A. Eichmann a mis à jour toutes les erreurs et
contresens commises par H. Arendt, sans compter ses préjugés antisémites, dans le livre qu’elle a consacré au
procès Eichmann. Cf D. Cesarani, Adolf Eichmann, Taillandier, 2011.
410
H. Arendt, op. cit., p. 258 : « Marx, si souvent et si injustement taxé d’antisémitisme ».
411
D. Lochak, Les droits de l’homme, La Découverte, 2010, p. 91.
- 216 -
possible d’arguer, comme le fait H. Arendt, de la contradiction entre ce que les textes
préconisent et leur réception par les Etats d’autant plus que tout individu, selon la
Déclaration universelle, a droit à une nationalité412. L’existence des textes n’a ni mis fin à la
question des réfugiés ni remis en cause les prérogatives des Etats en la matière durant la
période 1950-2000.
Comparée à l’époque contemporaine, la multiplication des textes en matière de droits de
l’homme, le poids croissant des organisations internationales permet pour la première fois
de faire coïncider un fait social avec un corps de règles adéquat. A la critique théorique, et
c’est l’une des caractéristiques de la conception contemporaine des droits de l’homme, peut
s’ajouter une vraie dimension pratique. Force est de constater que cette dimension pratique
a peu à voir avec la réflexion contemporaine sur l’émergence d’une citoyenneté disjointe de
la nationalité, conclusion à laquelle peut conduire l’œuvre de H. Arendt. Les solutions
contentieuses participent davantage d’une subjectivisation des droits que d’une
consécration d’une telle mutation. Nous reproduisons ci-après les principales étapes du
raisonnement tenu par les juges européens sur ces questions :
- un étranger résidant légalement dans un pays peut souhaiter continuer à y vivre sans
forcément en acquérir la nationalité413 ;
- il n’est pas exclu qu’un refus arbitraire d’octroyer la nationalité puisse, dans certaines
conditions, poser un problème sous l’angle de l’article 8 de la Convention en raison de
l’impact d’un tel refus sur la vie privée de l’individu414.
La nationalité devient un attribut de la vie privée ; si problème il y a en matière de droits
de l’homme, il se situe quasi-exclusivement sur le terrain de la lutte contre les
discriminations en raison de la différence de situations créée entre les nationaux et les
autres notamment quant à l’accès effectif à un tribunal. Les Etats gardent néanmoins leurs
prérogatives en la matière en dépit des textes et des voies de recours. Par extension, comme
la religion constitue également un élément de la vie privée, le refus de la nationalité sur ce
fondement, comme a pu le juger le Conseil d’Etat, est loin d’être conforme au droit
européen. En revanche, des systèmes juridiques qui attribuent la nationalité en fonction de
la religion facilitent cette logique de privatisation qui doit avoir pour corollaire un
412
Cf J.-C. Hataway, The Rights of Refugees under International Law. Cambridge University Press, 2005.
413
Cour EDH, G.C. 26 juin 2012, Kurić et autres c. Slovénie, Req. n° 26828/06, § 357.
414
Cour EDH, 4e Sect. 11 octobre 2011, Genovese c. Malte, Req. n° 53124/09, § 30
- 217 -
renforcement de la protection des minorités415. L’invocation des droits de l’homme pour
contribuer à la protection des minorités trouve ici toute sa logique au détriment une
nouvelle fois du principe d’égalité des individus.
On peut in fine se demander si l’introduction des droits de l’homme dans le débat
philosophique initiée par H. Arendt n’a pas vocation à être sujet à une critique similaire à
celle réalisée par Sokal et Bricmont concernant l’emploi de termes scientifiques déconnecté
de tout contenu dans des ouvrages philosophiques416. La philosophie politique raisonne en
faisant abstraction de l’existence du pouvoir judiciaire au même titre que la sociologie
d’inspiration durkheimienne ignore tout l’apport de la jurisprudence dans la diffusion des
normes dans une société.
Or, tout l’enjeu du principe de non-discrimination en tant que vecteur de réalisation de
l’égalité, c’est qu’il s’inscrit nécessairement dans une perspective de lutte dans laquelle le
contentieux joue un rôle déterminant. Il convient donc à présent d’exposer en quoi cette
perspective de lutte conforte la référence aux droits de l’homme tout en modifiant en
profondeur l’intégralité du droit positif.
PARAGRAPHE 3 : UNE REFORMULATION DU PRINCIPE D’ÉGALITÉ A TRAVERS
LA CONSÉCRATION DU PRINCIPE DE NON-DISCRIMINATION
L’une des causes à notre avis de l’extrapolation de l’analyse de la situation d’avant la
seconde guerre mondiale sur la base des droits de l’homme repose sur une méprise
concernant la portée du principe d’égalité. La consécration des « idées égalitaires », pour
parler comme C. Bouglé dans la lignée revendiquée de Tocqueville, n’empêche nullement
le maintien de distinction entre les individus. Si question il y a, elle porte sur les critères de
distinction et sur la manière de les contester. Aussi, toujours en réponse à la période
d’avant-guerre qui a vu prospérer les distinctions entre les individus sur les fondements les
plus critiquables, la Déclaration universelle complète le principe d’égalité par celui de nondiscrimination (1) et en modifie significativement la portée (2).
1) DISTINCTION ENTRE PRINCIPE D’ÉGALITÉ ET PRINCIPE DE NON-DISCRIMINATION
415
C’est l’une des facettes de la construction du statut juridique de dhimmi comme idéal-type pour rendre
compte de la situation des minorités religieuses en terre d’islam. Cf Bat Yeor, Les Chrétientés d'Orient entre
Jihâd et Dhimmitude: VII-XX siècle, Cerf, 1991.
416
Cf pour une démonstration complète du caractère problématique des références mathématiques dans les
écrits des philosophes contemporains comme J. Derrida ou A Badiou, J. Bouveresse, Prodiges et vertiges de
l'analogie. De l'abus des belles lettres dans la pensée, Raisons d'agir, Seuil, 1999.
- 218 -
Il convient ici d’expliquer pourquoi la proclamation du principe d’égalité dans la
Déclaration de 1789 n’a pas empêché le maintien d’inégalités.
Conformément à l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de
1789, « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions
sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Le texte vise à mettre fin à la
répartition sociale tripartite entre clergé, aristocratie et royauté. Il fonde également la suite
des articles de la Déclaration à l’instar de l’égalité devant la loi, l’égalité quant à l’accès
aux emplois publics et l’égalité devant l’impôt. Ces trois extensions sont fondamentales en
ce qu’elles donnent une traduction juridique à la Révolution, au sens que J. Monnerot a
donné à ce terme - « changement violent à première vue radical et complet de régime
politique… La révolution politique, ce changement de nom des dépositaires et des maîtres
de la puissance publique permet, assure, et signifie une transformation qui ne se limite
point à la sphère du personnel de gouvernement et de l’appareil d’Etat, mais intéresse de
proche en proche toute ou presque toute la société » 417. Mais, nous pourrions dire : le
principe juridique d’égalité s’arrête là. A la limite, il trouve son expression achevée dans
l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme en date de 1793 : Tous les hommes sont
égaux par la nature et devant la loi (c’est nous qui soulignons). Tout dépend donc de la
loi418.
A s’en tenir à cette dimension, en parallèle à l’article 1er précité peuvent se maintenir la
distinction entre hommes et femmes, entre riches et pauvres ou entre hommes libres et
esclaves. La loi est la même pour tout le monde et ne porte pas atteinte au principe
d’égalité : à situations identiques, traitement identique, à situations différentes, traitement
différent. Que l’on soit clair : nous sommes en plein artifice juridique ; le combat politique
consiste précisément à subvertir ces distinctions pour faire progresser l’égalité, ce dont
témoigne parfaitement la déclaration de 1791 des droits de la femme et de la citoyenne
417
J. Monnerot, Sociologie de la révolution, Fayard, 1968, p. 148.
418
Cette interprétation fondée sur la logique juridique contredit frontalement la logique présente dans le texte
de 1789. Le philosophe A. Philonenko en rend compte de la manière suivante : « Ce qui nous déconcerte,
c’est le mouvement des idées : ce qui valait en 1789 ne valait plus en 1791, et ce qui valait en 1793 ne valait
pas de la force d’un mouvement précis en 1791 en 1789.(…).La réalité juridique était le présent de la norme,
la normativité pourait-on dire, et les révolutionnaires ne se sentaient pas plus liés à 89 que les constituants à
la vieille féodalité » La mort de Louis XVI, Bartillat, 2000, p. 256.
- 219 -
rédigée par Olympe de Gouge419. Toute l’ambivalence de la Révolution française réside
dans la double face de l’expression du principe d’égalité : l’égalité juridique ne coïncide
pas avec l’égalité politique. Faute d’être dotée d’une dimension juridique, les droits de
l’homme peuvent parfaitement s’accommoder d’inégalités à partir du moment où les
critères de distinction maintiennent un semblant d’objectivité.
Celestin Bouglé analyse parfaitement le hiatus que cela peut susciter : « lorsque nous
organisons une association, conformément à certains principes universels, à l’aide des
moyens particuliers que, nous trouvons à notre disposition, en un cercle limité, nous ne
nions nullement les droits du reste des hommes à organiser, conformément aux mêmes
principes, des associations en d’autres cercles. Autre chose est ne pas établir de rapports
juridiques avec eux, autre chose établir de tels rapports sur un pied d’inégalité »420. Par
extension, il n’y a aucune atteinte aux droits de l’homme lorsqu’un Etat distingue entre les
réfugiés et les nationaux mais seulement une variation du principe d’égalité, moralement
contestable mais juridiquement, voire politiquement, fondée.
H. Arendt, - involontairement compte tenu du caractère non-juridique de son analyse –
décrit cette différence entre une approche fondée sur les droits de l’homme et celle sur
l’idée d’égalité en assénant un véritable paralogisme. « D’une manière surprenante, cette
catégorie d’apatrides trouve un avantage à commettre un acte criminel car il semble plus
facile de priver d’existence légale une personne totalement innocente que quelqu’un qui a
commis un méfait » 421. Pour le dire différemment, la personne ne dispose pas de droits de
l’homme – ce qui dans notre optique est logique - mais, en dépit de son statut de nonnational, ne se voit pas privé des garanties fondamentales du procès. Il n’y a donc ni
atteinte au principe d’égalité ni aux droits de l’homme.
La vraie rupture, c’est quand, contrairement à l’article premier, les textes nationaux
établissent une distinction systématique en fonction des origines de naissance de l’individu
puisque cela contredit textuellement l’article premier. Nous ne sommes pas dans ce cas en
présence d’un traitement différent d’une situation différente mais en présence d’un rapport
d’inégalité. D’où le caractère extrêmement contestable de la doctrine antisémite de Vichy –
l’argument positiviste ne tient pas à partir du moment où le critère même de la règle de
419
Cf article 1er de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne de 1791 : « La femme naît libre et
demeure égale à l’homme en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité
commune ».
420
C. Bouglé, op. cit. p. 26.
421
H. Arendt, op. cit., p. 597.
- 220 -
droit n’est pas respecté422 - et le fait que la légalité républicaine, une fois rétablie, ne saurait
être tenue par ces textes. La leçon de la seconde guerre mondiale peut ainsi être formulée :
le principe d’égalité n’est pas suffisant pour faire respecter les droits s’il n’y a pas une
limite à la capacité du politique d’établir des distinctions423.
Les textes relatifs aux droits de l’homme après la seconde guerre mondiale enregistrent
cette donnée fondamentale :
- préambule de la Constitution française du 27 octobre 1946 : le peuple français
proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de
croyance, possède des droits inaliénables et sacrés.
422
Toute la force des rhétoriques des commentateurs a consisté à vouloir soutenir qu’il y avait protection et
non atteinte au principe d’égalité : cf D. Lochak, La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme
in Les usages sociaux du droit, CURAPP-PUF, 1989, p. 252 qui reproduit un commentaire de J. Carbonnier,
l’un des fondateurs de la sociologie du droit en France : « Si le préfet voulait, pour assurer l'application de la
législation relative aux juifs, être à même de suivre leurs déplacements dans les hôtels, l'obligation générale
faite aux voyageurs d'indiquer leur religion n'était, à cette fin, ni suffisante, ni nécessaire. Elle n'était pas
suffisante car on pouvait être juif (...) sans professer la religion israélite. Surtout, elle n'était pas nécessaire ;
sa généralité imposait à la très grande majorité des voyageurs un trouble inutile. C'était assez de la question
précise : Etes-vous de race juive ? ». D. Lochak de poursuivre : « Et finalement, le seul regret de l'auteur,
c'est que le Conseil d'Etat n'ait pas profité de l'occasion pour réaffirmer plus nettement que le principe de la
liberté de conscience demeurait intangible nonobstant les vicissitudes politiques, en rappelant que, lors de
l'élaboration de la législation touchant les juifs, ses auteurs avaient pris soin d'affirmer à plusieurs reprises
que cette législation avait une portée purement raciale (sic) et qu'elle ne devait aucunement être interprétée
comme une atteinte à la liberté religieuse ».
423
H. Arendt, dans un texte polémique, a utilisé, sans s’en rendre compte, le même type d’arguments que
ceux mis en avant par les hommes politiques de l’avant-guerre pour justifier les lois que l’on qualifierait
aujourd’hui de discriminatoires. Cf H. Arendt, Reflections on Little Rock, Dissent, 1959, p. 45-56, spec. p.
46 à propos de la segregation : The American Republic is based on the equality of all citizens" and while
equality before the law has become an· inalienable principle of all modern constitutional government,
equality as such is of greater importance in the political life of a republic than in any other form of
government. The point a t stake, therefore, is not the well-being of the Negro population alone, but, a t least
in the long run, the survival of the RepubIic”. Où l’on comprend que le refus conceptuel de prendre en
compte la dynamique juridique des situations aboutit non seulement à des contresens mais aussi à l’expression
d’énormités.
- 221 -
- Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 : Chacun peut se
prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration,
sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion,
d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de
naissance ou de toute autre situation.
La nuance qu’introduit le texte onusien est le suivant : il ne se contente pas de rappeler
le principe acquis depuis la Révolution française - Tous sont égaux devant la loi et ont droit
sans distinction à une égale protection de la loi. Il ajoute en plus dans le même article que
« Tous ont droit à une protection égale contre toute discrimination qui violerait la présente
Déclaration et contre toute provocation à une telle discrimination ». Il introduit ici la
possibilité de contester les distinctions politiques qui seraient établies sur un motif
considéré comme illégitime à l’instar de ceux énoncés dans le Préambule424.
Ce mode de contestation ne se contente pas de compléter le principe d’égalité ; il en
renouvelle radicalement la portée et induit des conséquences sur l’ensemble de la société et
des règles de droit qui la structurent.
2) CONSÉQUENCES SOCIOLOGIQUES DU PRINCIPE DE NON-DISCRIMINATION
Dans son ouvrage sur les idées égalitaires, C. Bouglé a montré le lien entre la
complication sociale et le développement des idées égalitaires pour établir un lien entre
cette évolution sociale qu’il distingue d’une simple différenciation sociale. La dynamique
de cette idée d’égalité, c’est progressivement de supprimer la persistance institutionnelle
d’inégalités. L’étude explique ainsi non seulement pourquoi ces idées qui trouvent leur
expression la plus manifeste dans l’article 1er précité de la Déclaration de 1789 se sont
d’abord développées en Occident – cause de la complication des sociétés – mais aussi
comment ces idées modifient la teneur des rapports sociaux – conséquence de la
propagation des idées égalitaires et non du simple principe d’égalité compte tenu du fait
424
Notre approche diffère en cela de la perspective retenue par D. Schnapper. Cf D. Schnapper, « Les enjeux
démocratiques de la statistique ethnique », Revue française de sociologie, n°49, 2008, p. 133-139, spéc. p.
136. « La lutte contre les discriminations s’inscrit dans les valeurs communes d’égalité devant la loi ainsi que
devant les « places » et les « emplois publics », pour reprendre les termes de l’article 6 de la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen de 1789. C’est un des éléments de l’exigence démocratique et, à ce titre, on
comprend qu’elle s’impose de plus en plus ».
- 222 -
qu’il a pénétré toutes les strates sociales. A la dynamique ascendante et imprégnée de
morale propre à cet auteur, le principe de non-discrimination oppose un autre mouvement
qui introduit aujourd’hui une dialectique avec le principe d’égalité et contribue à la
complexification – terme propre à la sociologie de N. Luhmann425 – et non plus à la
complication. Cette complexification, c’est d’une part, tout simplement l’impossibilité de
distinguer clairement sur la base de la contestation des droits de l’homme et de sa modalité,
le principe de non-discrimination, le champ politique du champ juridique et, d’autre part,
un bouleversement d’ensemble de l’articulation des branches du droit.
C’est ce que nous montrerons en distinguant la généralisation de la lutte contre les
discriminations (a) et en établissant une corrélation entre le développement des droits de
l’homme et le recours toujours plus croissant au droit pénal pour régler les problèmes
quotidiens (b).
a) Conséquences de la généralisation de la lutte contre les discriminations sur le
combat pour l’égalité
La discrimination est devenue un critère général d’appréciation des comportements
comme si toute distinction était devenue illégitime, par delà les critères posés par les textes.
L’exposé des différentes formes de discriminations permettra de montrer en quoi la lutte
contre les discriminations peut se révéler antinomique avec le combat pour l’égalité.
Il y a tout d’abord la discrimination directe et la discrimination indirecte. Pour reprendre
les définitions posées par les textes, « Constitue une discrimination directe la situation
dans laquelle, sur le fondement de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou
supposée, à une ethnie ou une race, sa religion, ses convictions, son âge, son handicap, son
orientation sexuelle ou son sexe, une personne est traitée de manière moins favorable
qu'une autre ne l'est, ne l'a été ou ne l'aura été dans une situation comparable ». Est
sanctionné l’individu qui manifeste une attitude de rejet, ignorant ainsi délibérément les
caractéristiques de la personne envers laquelle elle agit. La discrimination directe renforce
en somme la lutte contre les préjugés et les attitudes de rejet que, par exemple,
spontanément un employeur peut avoir à l’égard d’une femme revêtant un symbole
religieux. Cette définition est complétée par celle de la discrimination indirecte :
« Constitue une discrimination indirecte une disposition, un critère ou une pratique neutre
en apparence, mais susceptible d'entraîner, pour l'un des motifs mentionnés au premier
alinéa, un désavantage particulier pour des personnes par rapport à d'autres personnes, à
moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un
425
Nous signalerons au passage que si N. Luhmann nous aide à comprendre la dynamique contemporaine
avec le concept d’autopoïèse, la conceptualisation originelle de C. Bouglé n’en est pas très éloignée.
- 223 -
but légitime et que les moyens pour réaliser ce but ne soient nécessaires et appropriés » 426.
Dans ce cas, c’est par analyse de la situation et recoupement que la discrimination va
finalement être démasquée à l’instar d’une mesure apparemment neutre qui porterait
systématiquement préjudice à la même catégorie de personnes.
Ensuite, le juriste a appris en quelques années à identifier les discriminations à rebours –
cas où la personne ne rentre pas dans la situation qui lui permettrait de se prévaloir du
principe de non-discrimination – mais aussi les discriminations par ricochet – cas où une
personne est victime par exemple d’une mesure de licenciement en raison de l’adhésion de
son conjoint à une secte427. Et puis, de façon structurante à présent dans le débat politique
ressurgit la proposition d’introduire en droit positif le principe de discrimination positive de
façon à favoriser ce qui, pour des raisons sociologiques, partiraient dans certaines situations
avec un désavantage au regard de la majorité. Ainsi, la discrimination non seulement
combat les distinctions nécessaires à l’application du principe d’égalité mais également
l’idée même d’égalité. Pour reprendre l’exemple sur la visibilité de la religion majoritaire,
cette reconnaissance ne peut se faire que si elle ne crée pas de discrimination à l’encontre
des discriminations minoritaire.
Dans ce cadre, tout n’est que question de lutte contre les discriminations. Le changement
de vocable illustre la différence avec la logique d’égalité qui s’inscrit, elle, dans un combat
pour l’égalité (c’est nous qui soulignons). Par exemple, si tout le monde est traité à égalité,
comme par exemple à travers la loi sur l’interdiction des insignes religieux dans les
établissements scolaires, est-ce que ce n’est pas une discrimination indirecte à l’encontre de
ceux qui ne participent pas de la culture dominante ? Le principe d’égalité, bras armé de
l’émancipation dans la conception républicaine française, est ici contesté au nom de ce qu’il
combat : le maintien de sa différence individuelle envers et contre tous. La condamnation
de la loi sur les signes religieux repose sur cette conception des choses au niveau du
Conseil des droits de l’homme dont les propos sont dénués de toute ambigüité. Cette
instance « engage instamment tous les États à veiller à ce que tous les agents publics, en
particulier les membres des services de maintien de l’ordre, les militaires, les
fonctionnaires et les enseignants, respectent toutes les religions et convictions et
s’abstiennent de toute discrimination pour des raisons de religion ou de conviction dans
l’exercice de leurs fonctions officielles et à faire en sorte que toute l’éducation ou la
426
Article 1er de la Loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d'adaptation au droit
communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations
427
S. Detraz, La discrimination « par ricochet » : un aspect latent du délit de discrimination, Droit pénal, juin
2008, étude 10.
- 224 -
formation nécessaire et appropriée leur soit dispensée; Souligne que, comme le prescrit le
droit international relatif aux droits de l’homme, chacun a droit à la liberté de religion et
que l’exercice de ce droit comporte des obligations et des responsabilités particulières et
peut donc être soumis à certaines restrictions, mais uniquement celles qui sont prévues par
la loi et nécessaires au respect des droits ou de la réputation d’autrui, ou à la protection de
la sécurité nationale ou de l’ordre public, de la santé ou de la morale publique » 428.
L’invocation du principe de non-discrimination sert ici clairement à combattre les objectifs
recherchés d’une politique fondée sur le principe d’égalité. Compte tenu de ce que nous
avons démontré sur les influences institutionnelles, il est logique que ce type de
raisonnement trouve de façon explicite ou implicite un écho dans les délibérations qui
peuvent être rendues par cet organe429.
Par delà même l’enjeu culturel, l’idée même de combat pour l’égalité sociale est en train
d’évoluer, voire de régresser si on prend pour critère d’appréciation la dynamique mise à
jour par C. Bouglé. A titre d’illustration, la distinction homme-femme peut également être
constitutive d’une discrimination en dépit du fait que, sauf erreur de notre part, la grossesse
continue de rester l’un des attributs de la féminité. Dès lors, il faut accorder aux hommes
les mêmes avantages, c’est la version positive du principe de non-discrimination. Ou alors,
version négative, il faut supprimer les avantages dont bénéficient les femmes de façon à
mettre fin à une situation discriminatoire. D’où le débat sur la bonification des retraites des
femmes ou comment la réforme des retraites repose sur une argumentation du
gouvernement qui invoque les valeurs de l’égalité pour remettre en cause un acquis social.
Vu sous cet angle, le concept de « démocratie providentielle »430 qui aurait pour objet
l’intervention croissante de l’Etat pour satisfaire des revendications sociales illimitées nous
paraît incomplet : il minore, à notre avis, la dynamique du principe de non-discrimination.
Nous pensons plutôt que si le principe de non-discrimination participe du combat et de la
revendication pour l’égalité, il change la logique de ce combat pour survaloriser l’identité
sur l’égalité. L’égalité par la différenciation comme par le nivellement résultant du principe
428
Conseil des droits de l’homme, Résolution 7/19. La lutte contre la diffamation des religions, séance du 27
mars 2008, la résolution a été adoptée par 21 voix contre 10, avec 14 abstentions.
429
Cf Pour un exemple de motivations d’une délibération de la Halde à partir de la CEDH, E. Tawil, Pour la
Halde, les établissements scolaires ne peuvent pas interdire aux mères d'élèves le port du foulard islamique,
Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales n° 26, 25 Juin 2007, 2171. Le Tribunal
administratif de Montreuil - Tribunal administratif de Montreuil, 22 novembre 2011, n° 1012015, Mme O - ne
s’est pas rangé à cet avis. La question n’est pas définitivement tranchée.
430
D. Schnapper, La Démocratie providentielle. Essai sur l'égalité contemporaine, Gallimard, 2002.
- 225 -
de non-discrimination induit un changement d’ensemble de la logique d’égalité et de son
impact social.
C’est ce dont témoigne la propagation du principe de lutte contre les discriminations par
le biais d’un plan médiatique qui ne se résume pas comme sous la troisième République à
des commémorations ponctuelles de l’égalité et de la fraternité. Ce fut tout l’enjeu de la
Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité dont les attributions ont
été transférées à une autorité disposant aujourd’hui d’un fondement constitutionnel : le
Défenseur des droits (art. 71-1 de la Constitution). Au titre des initiatives qui favorisent ce
réflexe permanent de lutte contre les discriminations, nous relèverons une campagne de
publicité télévisuelle incitant les individus à se prendre dans les bras les uns et les autres
indépendamment de leurs différences mais, également, en rupture complète avec la
conception classique de l’égalité l’étude des manuels scolaires sur le fondement suivant :
« En transmettant des savoirs, les manuels scolaires proposent des représentations de la
société. Ils peuvent véhiculer des représentations stéréotypées qui peuvent être à l’origine
des discriminations. Cette étude a pour objectif d’une part, d’évaluer comment est traitée
la question de l’égalité et des discriminations. D’autre part, elle s’attache à repérer la
présence de stéréotypes renvoyant à des critères de discrimination comme l’origine, le
sexe, le handicap, l’orientation sexuelle et l’âge » (présentation du rapport présenté par la
HALDE).
La substitution du Défenseur des droits à la HALDE ne modifie en rien cette évolution.
A la limite, le vocable utilisé confirme la dynamique moderne des droits de l’homme : une
technique de contestation systématique de l’autorité étatique. La lutte contre les
discriminations fait partie de ses attributions431 et son représentant a clairement affirmé se
situer dans la logique de l’autorité antérieure432. Cet organe dont la légalité, contrairement
aux débats qui avaient accompagné le fonctionnement de la HALDE433, n’est plus
431
Cf article 4 de la loi organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 relative Au défenseur des droits : « Le
Défenseur des droits est chargé : De lutter contre les discriminations, directes ou indirectes, prohibées par la
loi ou par un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France ainsi que de
promouvoir l’égalité. »
432
Cf D. Baudis, Rapport du Défenseur des Droits, 2011, Editorial, « Une société blessée par le « fléau des
discriminations », dont le président de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité
(Halde), E. Molinié, rappelait qu’« elles sont une forme d’injustice particulièrement révoltante qui mine le
pacte républicain. »
433
Cf J. Amar, La HALDE, entre lutte contre les discriminations et normalisation des comportements,
Controverses, n°12, 2009, p. 77-93.
- 226 -
contestable sont considérables – nous soulignerons ici tout particulièrement que la loi
organique a confirmé le droit antérieurement reconnu à la HALDE d’intervenir dans les
tribunaux ou de participer à la résolution d’un conflit. Il s’est en outre fixé comme mission
d’assurer « le suivi de respect des obligations internationales de la France et au suivi de
l’exécution des arrêts de la Cour européenne des Droits de l’homme condamnant la France
pour violation de la Convention européenne ».
Dans une simple approche positiviste, il n’y aurait ici qu’un transfert de compétence
auparavant exercée par le Médiateur de la République dont la fonction a également été
absorbée par le Défenseur des droits. Ce serait, à notre sens, une erreur : là où le Médiateur
de la République n’intervenait que dans les conflits avec les services publics, le Défenseur
dispose d’un droit d’agir et de prérogatives beaucoup plus larges. Les termes de la mission
ne doivent pas donner le sentiment inverse : il s’agit de l’ensemble de la jurisprudence de la
Cour – « Elle participe d’une volonté d’accroître la sensibilisation des autorités nationales
aux standards de la Convention, à l’autorité de chose jugée attachée aux arrêts de la Cour.
Elle l’incite à mener une veille jurisprudentielle permettant de garantir l’effectivité des
droits et, ainsi, éviter les condamnations répétitives ». Nous pouvons donc estimer que le
changement institutionnel de 2011 ne se limite pas à une simplification du droit ; il
participe d’une mutation plus profonde dont la terminologie est le reflet à travers
notamment la généralisation de l’emploi des mots lutte, défense434 et les attributions de
l’institution le vecteur de la diffusion en France du nouvel ordre international décrit dans la
première partie.
La diffusion des droits de l’homme, pilier du mode de transmission des savoirs dans
l’enseignement, se confond donc avec le principe de lutte contre les discriminations.
En cela, la dimension juridique induit un changement politique profond. Si toute
distinction pose problème, il devient impossible de discriminer le national et l’étranger. En
effet, cette distinction est une discrimination en ce qu’elle repose nécessairement sur un
critère illégitime435. Bref, nous changeons de conception de la politique pour évoluer dans
434
La comparaison avec le droit fiscal est ici éloquente à travers l’emploi du terme pendant quelques années
de bouclier fiscal.
435
Délibération de la Halde n° 2009-15 du 26 janvier 2009 : « Compte tenu de ce qui précède, la non-
admission d’adhérents étrangers en qualité de représentants d’associations de parents d’élèves au sein des
commissions locales des bourses de l’établissement public français caractérise une discrimination fondée sur
l’origine nationale dans le droit à la liberté d’association, contraire à l’article 11 de C.E.D.H. combiné avec
son article 14 ».
- 227 -
un contexte juridique déterritorialisé et dénationalisé, soit tout le contraire de la conception
républicaine du droit.
Il en découle un nouvel équilibre du champ juridique par rapport au champ politique tant
sur le plan national qu’international : le principe de non-discrimination n’est rien d’autre
qu’un mode de contestation de l’action politique, ce que l’on peut traduire comme une
restriction ou un abandon de souveraineté, à l’image des conséquences induites par la
dynamique de la construction européenne.
Il faut se rendre à l’évidence : si notre conception de l’égalité évolue, il est logique qu’en
tant que soubassement de tout le droit positif, cela se répercute sur l’ensemble des règles, ce
qu’énonce clairement le défenseur des enfants dans son rapport 2011436.
b) Conséquences sur l’articulation entre les différentes branches du droit : la
lutte contre les discriminations comme vecteur majeur de la pénalisation de la société
Nous savons depuis E. Durkheim que l’analyse de l’évolution des règles de droit et, plus
particulièrement du droit pénal permet d’identifier les changements sociaux. Durkheim
fondait son raisonnement sur la nature des peines prononcées à travers l’histoire pour
distinguer les types de société437. Il est vrai qu’à son époque, le droit pénal issu de la
Révolution française présentait une certaine stabilité. L’un des changements majeurs du
tournant du siècle, ce fut le passage d’une conception de la responsabilité pour faute à une
responsabilité pour risque, ce que F. Ewald a qualifié de « nouveau contrat social ». Dans
une perspective similaire, nous avons montré comment se sont imposées les références aux
droits de l’homme et à la lutte contre les discriminations. Si, comme nous pensons l’avoir
exposé, nous sommes en présence d’une rupture conceptuelle avec le principe classique
d’égalité, il est légitime d’estimer que la présentation systématique des conflits par le
prisme des droits de l’homme et la généralisation de la lutte contre les discriminations438
436
Rapport Défenseur des droits, précit. p. 32 : « Au plan juridique par ailleurs, si le Médiateur de la
République et la Cnds ont travaillé dans un environnement très largement stabilisé (droit public et droit
pénal), le Défenseur des enfants et la Halde ont exploré et investi de nouveaux paysages du droit (droits de
l’enfant, droit de la lutte contre les discriminations) ».
437
Cf E. Durkheim, Deux lois de l’évolution pénale, 1899-1900, ed. uqac.
438
Nous rappellerons que nous avons montré dans la première partie à propos du droit communautaire
comment le principe de non-discrimination cantonné aux relations de travail est à présent l’objet d’un texte de
portée générale.
- 228 -
portent en elles une mutation complète de l’équilibre du droit positif439. Cette mutation peut
être synthétisée à travers l’expression de pénalisation440 de la société.
Nous partons du constat suivant : en même temps que la référence aux droits de
l’homme s’impose comme cadre juridique commun à tous les litiges, la norme pénale a
connu une telle croissance que la doctrine parle à ce propos d’ « inflation pénale441 », voire
d’hyperinflation pénale. Les auteurs à l’origine de ce constat limitent généralement leur
étude aux seules modifications du droit pénal et aboutissent déjà à des résultats
impressionnants : De 2002 à 2008, on a ainsi pu montrer que le Code pénal a été l’objet en
moyenne d’une modification tous les deux-trois mois442. Comparativement, le Code pénal
de 1810 faisait partie de l’héritage législatif le plus stable depuis la Révolution française ; il
n’a quasiment pas été modifié jusqu’à la seconde guerre mondiale. Sur la période 19942009, ce ne sont pas moins de 200 textes de lois qui ont été adoptés en la matière. En outre,
les textes adoptés dans les autres matières contiennent bien souvent de nombreuses
dispositions pénales. Le simple reflet quantitatif du droit pénal permet donc de conclure à
une recomposition des valeurs de la société française.
Certes, la multiplication des infractions donne l’impression extérieure d’un « inventaire
à la Prévert» de sorte qu’il peut paraître malaisé d’établir une corrélation avec les textes
relatifs aux droits de l’homme. Nous remarquerons toutefois que la diversité des
revendications sur la base des droits de l’homme nous a amené à exposer des situations de
prime abord saugrenues. Il y a ici une forme d’homologie comme si le renforcement de
l’individualisme par l’auto-justification constante résultant de la référence aux droits de
l’homme entraînait une perception différente des enjeux de sécurité. A l’aune de cette
439
Cf Rapport Défenseur des droits, 2011, op. cit. p. 33 : « Il appartiendra au Défenseur des droits de
continuer à rapprocher ces cultures professionnelles pour en tirer le meilleur profit au service de la
protection des droits et libertés individuels » ( les cultures professionnelles sont celles issues d’une répartition
classique des branches du droit qui doivent donc se recomposer en vue d’atteindre l’objectif fixé.
440
Le mot pénalisation concerne à l’origine le milieu des compétitions sportives et dérive de pénalité. Il s’est
néanmoins imposé pour décrire l’extension du droit pénal dans la société contemporaine. Cf pour une
première utilisation du mot dans ce sens : M.-A. Frison-Roche (sous la direction de), La pénalisation de la vie
économique, Dalloz, 1996.
441
Cf C. Lazerges, La tentation du bilan 2002-2009 : une politique criminelle du risque au gré des vents,
Revue de Sciences Criminelles, 2009, p. 689-701.
442
Art. préc.
- 229 -
homologie, il nous paraît légitime d’établir une relation entre les deux phénomènes –
augmentation du droit pénal, augmentation du nombre de références au droits de l’homme.
Préalablement, nous soulignerons qu’il s’agit d’une mutation d’ensemble qui n’est pas
forcément corrélé à une augmentation de la délinquance. Une étude récente a en effet
montré qu’il était difficile de conclure, après analyse des données statistiques sur le sujet,
que nous avions véritablement assisté à « une très forte flambée de la délinquance dans les
toutes dernières années du XXe siècle » 443. En revanche, les individus identifient la
délinquance « comme problème de société, global, abstrait en quelque sorte de la situation
personnelle du répondant » 444. Les auteurs soulèvent deux questions pour rendre compte
des préoccupations des personnes interrogées : « Faut-il y voir une réévaluation des
priorités qu’elles assignent à l’État, de la conception même qu’elles s’en font ? Faut-il y
lire un recul de la solidarité nationale, une montée de l’indifférence envers le malheur des
autres ?»445
Nous pensons que la corrélation droit pénal/droits de l’homme constitue un élément de
réponse.
Nous avancerons pour cela les éléments suivants. Tout d’abord, comme il n’est pas
possible pour un Etat d’admettre une discrimination – comme dit la Déclaration universelle,
l’Etat doit protéger contre toute provocation à la discrimination – l’extension du principe de
non-discrimination a nécessairement pour corollaire un versant pénal. Plus le domaine de la
lutte contre les discriminations s’étend, plus se multiplient les infractions.
Ensuite, la ré-articulation de l’ensemble des prétentions en termes de droits de l’homme
a contribué à l’émergence dans le discours politique et dans les mots utilisés dans les lois
adoptées, un droit à la sécurité qui serait la traduction contemporaine du droit à la sûreté de
la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (art. 2). Nous sommes en
présence d’un discours qui transcende les clivages politiques446 et de textes qui érigent le
443
P. Robert et M.-L. Pottier, Les préoccupations sécuritaires : une mutation ?, Revue française de
sociologie, n°45, 2004, p. 211-241, spéc. p. 240-241.
444
Ibid.
445
Ibid.
446
M. Aubry, 16 novembre 2010 dans une tribune du Monde, « Pour nous, le droit à la sécurité est une
exigence absolue. Partout et pour tous » ; dans le même sens, B. Hortefeux – 23 juin 2009 – Lors de sa prise
de fonctions, « Le droit à la sécurité partout et pour tous ».
- 230 -
droit à la sécurité des individus en principe directeur de la nouvelle politique pénale447. Il
n’y aurait donc pas ici un mouvement de « frénésie sécuritaire » mais l’expression de
l’influence des droits de l’homme sur la société, voire une modalité de la dynamique
juridique enclenchée par la référence aux droits de l’homme.
Nous pouvons mettre cette évolution en parallèle à celle décrite récemment par un auteur
d’une transformation de l’Etat social à l’Etat pénal448. Lier démocratie et répression, ou
plutôt nécessité de penser différemment la répression, participe de la logique même du
travail de Tocqueville : il part en Amérique pour étudier le système pénitentiaire, à la suite
de quoi, il écrit « De la démocratie en Amérique ». A ce titre, Tocqueville soulignait que
« la législation civile et criminelle des Américains ne connaît que deux moyens d'action : la
prison ou le cautionnement. Le premier acte d'une procédure consiste à obtenir caution du
défendeur, ou, s'il refuse, à le faire incarcérer; on discute ensuite la validité du titre ou la
gravité des charges. Il est évident qu'une pareille législation est dirigée contre le pauvre, et
ne favorise que le riche ». Pour Tocqueville, cette législation qu’il imputait à l’héritage
britannique, contredisait l’esprit démocratique américain. En même temps, subtil, il
notait quelques phrases plus loin : « Les lois civiles ne sont familières qu'aux légistes, c'està-dire à ceux qui ont un intérêt direct à les maintenir telles qu'elles sont, bonnes ou
mauvaises, par la raison qu'ils les savent. Le gros de la nation les connaît à peine; il ne les
voit agir que dans des cas particuliers, n'en saisit que difficilement la tendance, et s'y
soumet sans y songer »449. Il y a donc bien dès l’origine un danger peut-être plus grave que
la fameuse « tyrannie de la majorité » : le recours systématique au droit pénal pour trancher
les affaires quotidiennes.
Tocqueville ne paraît pas envisager que la démocratie puisse développer en son sein une
forte législation pénale. Il va même jusqu’à parler d’application bénigne de la loi pénale
aux Etats-Unis. Comme nous l’avons précédemment souligné, l’auteur identifie avec une
447
Cf article 1er alinéa 1er des lois du 21 janvier 1995 « la sécurité est un droit fondamental »; l’aliéna 2
précise « l’Etat a le devoir d’assurer la sécurité » ; L’article 1er, alinéa 2, de la loi n° 2001-1062 du 15
novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne, précise « qu’elle (la sécurité) est un devoir pour l’Etat, qui
veille, sur l’ensemble du territoire de la République, à la protection des personnes, de leurs biens et des
prérogatives de leur citoyenneté, à la défense de leurs institutions et des intérêts nationaux, au respect des
lois, au maintien de la paix et de l’ordre publics ».
448
Cf les thèses de L. D. Wacquant. Pour une synthèse, L. D. Wacquant, The Penalization of Poverty and the
Rise of Neoliberalism.” European Journal on Criminal Policy and Research, special issue on Criminal Justice
and Social Policy, 9-4, 2001, 401-412.
449
A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, T. I, op. préc. p. 62.
- 231 -
remarquable prescience le lien entre démocratie, individualisme et rôle des tribunaux. Il ne
peut cependant imaginer, comme tous les auteurs de sa génération450, que les droits de
l’homme, de normes politico-morales vont devenir une norme positive suprême
d’expression des prétentions et d’appréciation des comportements.
Vu sous cet angle, d’un côté l’Etat pénal prolonge l’état du droit américain originel. Or,
nous avons vu que la configuration américaine a tendance à s’étendre aux droits européens
et notamment à la France. L’Etat pénal traduit une mutation d’ensemble qui correspond
parfaitement aux valeurs modernes de l’individualisme contemporain. Le lien entre droit
pénal et droits de l’homme peut ainsi être formalisé comme suit : d’une part, le droit pénal
est parfaitement conforme aux valeurs libérales en raison du principe de responsabilité
personnelle ; d’autre part, dans un procès civil, chacune des parties à un procès estime être
dans son bon droit en raison du processus d’auto-justification propre à l’argumentation
fondée sur les droits de l’homme. Dans un procès pénal, le problème n’est plus de savoir
qui a raison mais d’identifier un éventuel responsable en fonction d’une nouvelle
dichotomie : la position de victime et celle de coupable. Bref, l’une des meilleures façons
pour un individu de démontrer qu’il a raison, c’est de faire condamner l’autre par l’Etat. Le
discours sur la nécessaire reconnaissance des droits des victimes en tant que droits de
l’homme ne dit pas autre chose451.
Différents éléments textuels confirment ce lien entre droit pénal et droits de l’homme : la
réécriture du Code pénal s’est faite avec pour cadre de référence les droits de l’homme452 ;
le législateur a changé l’ordre initial pour que l’énoncé des premières infractions concerne
les infractions relatives aux personnes et non plus aux biens. Ces infractions sont classées
dans deux titres : Des crimes contre l'humanité et contre l'espèce humaine ; des atteintes à
la personne humaine. La dignité humaine a également fait son entrée dans le Code pénal –
8 infractions consacrent cette expression. Enfin, au titre des circonstances aggravantes, les
peines ont été alourdies chaque fois que l’infraction présente un lien avec un mineur ou
avec la traite des êtres humains.
450
Cf P. Bénichou, Le temps des prophètes, Doctrines de l’âge romantique, Gallimard, 1977.
451
Nous renverrons ici aux rapports annuels de la Commission nationale consultative des droits de l’homme.
452
R. Badinter, Présentation du projet de réforme du Code pénal, Dalloz, 1989, p. 32 : « Le nouveau Code
pénal doit prendre pour fin première la défense de la personne humaine et tendre à assurer son plein
épanouissement en la protégeant contre toutes les atteintes qu'elles visent sa vie, son corps, ses libertés, sa
sûreté, sa dignité. Pour exprimer les valeurs de notre temps, le nouveau Code pénal doit être un code
humaniste, un code inspiré par les droits de l'homme».
- 232 -
En d’autres termes, l’une des méthodes pour un Etat de manifester son attachement au
respect des droits de l’homme consiste à définir toujours plus d’infractions pour réprimer
lesdites atteintes aux droits de l’homme. Ou alors, comme l’illustrent certains débats
médiatiques à l’instar de celui sur l’euthanasie, ou sur la prostitution, la revendication sur
les droits de l’homme a pour finalité la suppression d’une infraction. Nous voyons donc
cohabiter dans la même dynamique droits de l’homme et droit pénal. Pour paraphraser
Durkheim avec une différence fondamentale, la substitution du mot individuel à celui de
collectif, « là où le droit pénal est très volumineux, la morale commune est très étendue :
c'est-à-dire qu'il y a une multitude de pratiques collectives (individuelles) placées sous la
sauvegarde de l'opinion publique453. La coïncidence contemporaine du discours sur les
droits de l’homme avec la pratique juridique permet d’y voir une morale commune dont
l’expression de toutes les revendications sous le prisme des droits de l’homme est
l’apanage. Cette morale toute centrée sur l’individu a pour conséquence, en rupture avec
l’évolution décrite du passage d’une solidarité organique fondée sur la différenciation à une
solidarité mécanique résultant de la complication sociale, une pénalisation accrue des
relations sociales.
L’évolution du droit international confirme également ce lien de plusieurs manières. En
dépit de l’expérience de Nuremberg, il faut attendre l’année 1998 pour que soit signé le
statut de Rome à l’origine de la création de la Cour pénale internationale – la Cour pénale
internationale a été officiellement créée le 1er juillet 2002. Or, comme l’indique le
préambule, cette instance se présente comme la continuation des principes de la Charte des
Nations Unies - Réaffirmant les buts et principes de la Charte des Nations Unies -. Sauf à
estimer normal le délai de plus de 50 ans entre la promulgation de la Charte et la création
d’une juridiction internationale, cette évolution découle de la mutation complète des valeurs
propres à la fin des années 2000 au bénéfice de la référence aux droits de l’homme,
largement amplifiée au cours de la dernière décennie.
Plus encore, le statut de Rome a également défini de façon très extensive les infractions
sur lesquelles la Cour peut être amenée à se prononcer, ce qui étend d’autant le champ
d’application du droit pénal. L’extension peut-être la plus significative concerne
l’infraction de crime contre l’humanité qui couvre à présent des comportements aussi divers
que la mise en esclavage ou l’apartheid. La définition auparavant classique donnée par A.
Frossard – crime d’être né – est reléguée à un alinéa rédigé de la sorte : « Persécution de
tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial,
national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste ». Peut-être pouvons nous y lire
453
E. Durkheim, De la division du travail social, 1893, ed. uqac, p. 203.
- 233 -
l’aboutissement de la reformulation de la question juive à la suite de la seconde guerre
mondiale et de la Déclaration universelle des droits de l’homme : les juifs ne seraient pas
morts en tant que juifs mais en tant qu’êtres humains. Ce point souligné, depuis
l’installation de cet organe, le débat doctrinal relatif à la Cour pénale internationale, à
l’instar par exemple du postulat retenu lors de la rédaction du rapport Goldstone relatif au
conflit israélo-palestinien, porte à présent sur son éventuelle compétence pour se prononcer
pour l’intégralité des atteintes aux droits de l’homme, Déclaration universelle et Pactes de
1966 compris. Le mouvement d’extension de la référence aux droits de l’homme se
conjugue donc ici aussi avec une plus grande emprise du droit pénal454.
Cette évolution du droit pénal international se répercute en droit interne avec la
reconnaissance pour les juridictions françaises de plus en plus d’hypothèses du principe de
compétence universelle. Les juges français peuvent, dans certains cas, se prononcer sur des
infractions qui n’ont pas été commises sur le territoire national et sont aucun rapport avec
une personne, auteur ou victime de l’infraction, de nationalité française. Cette
déterritorialisation du droit pénal marque une rupture conceptuelle avec la conception
classique de celui-ci et s’inscrit dans le processus plus général de dépolitisation de l’Etatnation sous l’égide de la référence à la Déclaration universelle de 1948.
En parallèle à cette évolution, la notion de lutte contre les discriminations occupe de plus
en plus une place centrale. Elle constitue à présent un élément de toutes les conventions
internationales. Mais, surtout, afin de renforcer la dimension illicite du comportement, il est
de plus en plus fréquent de voir le mot discrimination remplacé dans le discours tant
médiatique que scientifique par le mot apartheid. La situation israélienne par rapport aux
Palestiniens est connue. Nous pouvons y ajouter la description polémique des mesures en
matière de protection de l’environnement à l’encontre des populations pauvres455. Bien
évidemment, on pourrait nous objecter que tout cela ne relève que du discours et n’a pas
d’impact juridique. Le discours en matière juridique présente toutefois une particularité : il
peut devenir effectif et sa portée ne doit donc pas forcément être relativisée. On peut enfin
estimer que si les droits de l’homme ont mis autant de temps à passer du simple discours au
droit positif, le contexte médiatique propre à notre époque favorise la propagation d’un mot
ou d’une expression qui dépasse de loin ce que nous avons pu connaître durant les époques
précédentes.
454
Cf J. Amar, S. Amar, Crimes de guerre et crimes contre l’humanité dans le rapport Goldstone,
Controverses, n°13, mars 2010.
455
M. J. Hall, D. C. Weiss, Avoiding Adaptation Apartheid: Climate Change Adaptation and Human Rights
Law, Yale Journal of International Law, 2012, p. 308-366.
- 234 -
Ironie des choses ou force du dispositif ou encore confirmation de l’importance des
normes et du rôle des institutions dans « la fabrique de l’individu moderne » 456, ce
basculement du droit vers le pénal place les individus à égalité devant la loi. Se cumulent la
justice par l’égalité et par la répression. Mais, à supposer qu’il soit lié à l’extension positive
des droits de l’homme, il nous resterait à expliquer le lien avec la question religieuse. Ce
lien procède de la reformulation contemporaine de la notion de religion civile à l’aune de la
nouvelle conception des droits de l’homme.
PARAGRAPHE 4 : UNE REFORMULATION DE LA NOTION DE RELIGION CIVILE
L’expression « religion civile » est par nature ambivalente. De condition de réalisation
du contrat social selon Rousseau, elle est devenue une manière d’expliquer le lien social à
travers l’identification des caractéristiques qu’une société présente et entretient pour unifier
ses membres.
Elle est en revanche singulièrement absente, sauf erreur de notre part de l’œuvre de M.
Foucault à partir de laquelle nous avons en partie fondé notre démarche. Foucault accorde
une place aux droits de l’homme dans la construction de la subjectivité moderne mais il
ignore le rôle de la religion tant dans la représentation de ceux-ci que dans leur conception.
Est-ce lié à la démarche ? Foucault cherche à décrypter un processus et non à analyser un
fait social qu’il aurait préalablement identifié. L’option retenue de détacher les droits de
l’homme de tout contexte religieux n’en reste pas moins surprenante à l’aune des autres
travaux de cet auteur457.
C’est pourquoi, nous ne pensons pas déstabiliser l’architecture d’ensemble du présent
travail fondée en partie sur différents concepts introduits par M. Foucault en estimant que la
religion constitue un élément du dispositif contemporain propre à l’étude des droits de
l’homme. Il en va de la dimension religieuse pratique résultant du contentieux
précédemment examiné mais également la conception de religion civile présente à travers
l’invocation de l’Etre suprême en 1789. En l’occurrence, à s’en tenir à la conception
originelle de la religion civile, la logique de la Déclaration universelle introduit une rupture
fondamentale qui contribue à alimenter le processus de pénalisation précédemment décrit.
456
Nous reprenons ici à notre compte une expression utilisée par P. Legendre à propos de l’homme
occidental.
457
Cf l’article écrit par M. Foucault, A quoi rêvent les Iraniens ?, Dits Ecrits, T. III, Gallimard, 1994, p. 245.
L’auteur relève la présence de militants de droits de l’homme au côté de l’imam avec qui il discute durant la
révolution iranienne. Plus largement, nous renverrons à M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique,
Gallimard, 1972.
- 235 -
La rupture intervient à deux niveaux. Premièrement, le raisonnement de J.-J. Rousseau à
travers historiquement l’exemple du peuple juif et, concrètement, l’analyse de la situation
de la Corse et de la Pologne repose sur l’hypothèse que l’instauration d’un droit politique a
pour préalable une population homogène. Cette homogénéité s’incarne dans la Nation458. Le
chapitre sur la Religion civile accentue en outre le lien entre religion et nation ; il s’ouvre
précisément sur un passage de l’ancien Testament qui atteste la dimension nationale du
Dieu d’Israël. Par voie de conséquence, il ne faut pas s’étonner, sauf à transposer une
définition moderne de la citoyenneté et juger rétrospectivement le passé à l’aune de nos
propres conceptions459, que dès 1790 les Révolutionnaires réglementent le statut des
étrangers.
Deuxièmement, la religion civile est nécessaire en raison du risque de guerre auquel a
vocation à être confronté tout Etat - « Survient-il quelque guerre étrangère, les citoyens
marchent sans peine au combat; nul d'entre eux ne songe à fuir; ils font leur devoir, mais
sans passion pour la victoire; ils savent plutôt mourir que vaincre » 460. Par comparaison, la
Charte des Nations Unies se fixe comme objectif, préserver les générations futures du fléau
de la guerre et se donne comme moyen : Développer entre les nations des relations
amicales tandis que la Déclaration universelle énonce en son article 26 que l’éducation
« doit favoriser la compréhension, la tolérance et l'amitié entre toutes les nations et tous les
groupes raciaux ou religieux, ainsi que le développement des activités des Nations Unies
458
Cf G. Gusdorf, Le cri de Valmy, Communications, 45, 1987. pp. 117-155 spec. p. 125. « Sans doute le
moment décisif dans l'affirmation de la conscience nationale française peut-il être fixé à la célébration
solennelle de la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790, première « fête nationale », au sens rigoureux du
terme, dans l'histoire de la France. L'idée de « fédération » correspond à l'affirmation de l'unité et de
l'homogénéité entre toutes les parties constituantes du pays, jusque-là dotées de statuts politiques et
administratifs très différents, hérités des vicissitudes de l'histoire ».
459
Pour un exemple de ce genre, S. Wahnich, L'impossible citoyen. L'étranger dans le discours de la
Révolution française, Albin Michel, 1997, spec. p. 73 pour qui la souveraineté se définit « comme l’ensemble
des membres de la société qui jouissent du droit de citoyen ». Dans un article, l’auteur va encore plus loin
dans la démarche qui consiste à lire le passé à l’aune du présent et écrit « Éditorial. La nationalité ne fait pas
le citoyen », L'Homme et la société, n°175, 2010, p. 5-8. : « Il faut dire qu’en 1789, la notion de nationalité
n’existe pas. Ni le mot nationalité, ni le mot citoyenneté n’étaient employés, on leur préférait des expressions
telles que « le droit du citoyen ». Pour une lecture des mots et des textes, à notre sens, davantage conforme à
l’histoire, P. Weil, Qu’est-ce qu’un Français ?, Histoire de la nationalité française depuis la Révolution,
Grasset, 2002.
460
J.-J. Rousseau, Du contrat social, Livre IV, chapitre 8, 1762, p. 95, ed Uqac.
- 236 -
pour le maintien de la paix ». La religion civile au sens de J-J. Rousseau n’a plus lieu
d’être ; elle renvoie à une conception politique des relations humaines à laquelle doit se
substituer une conception uniquement centrée sur les règles juridiques461. Le projet porté
par la Déclaration universelle peut se résumer de la façon suivante : il n’y a plus de religion
civile dans les Etats ; chaque individu doit être libre de pratiquer la religion de son choix.
Le concept de religion civile dégagé par la suite en sociologie nous paraît ignorer cette
condition d’homogénéité comme si l’homogénéité était une conséquence de l’existence
d’une religion civile alors qu’elle en est une composante, une condition préalable. L’article
de référence de R. N. Bellah illustre parfaitement ce point462. Pour Bellah lorsqu’il étudie
les Etats-Unis, comme pour Rousseau, la population américaine dans sa grande majorité à
l’époque, est religieusement homogène, ce qui facilite pratiquement l’identification des
valeurs communes par delà la diversité des croyances. En outre, la réflexion sur la religion
civile s’inscrit dans un contexte de guerre, la guerre du Vietnam, ce qui explique l’intérêt
de renouer avec cette notion pour décrire la manière dont la population réagit. Enfin,
comme chez Rousseau, on ne peut qu’être frappé par la récurrence et l’importance des
renvois du texte de R. Bellah à l’Ancien Testament, c’est-à-dire à la conception d’un Dieu
exclusif pour cimenter la nation. La sacralisation des éléments tend ainsi à conforter une
identité déjà existante et non à suppléer les défaillances des références anciennes.
A l’inverse, les réflexions d’inspiration française partent d’une situation sociale dans
laquelle la religion est affaiblie et le contexte de guerre inexistant – parler de guerre
scolaire ne correspond en rien à la situation de guerre visée par Rousseau463. A titre
d’illustration, J. Baubérot, à défaut de réelle assise religieuse – il utilise l’expression de
461
Comparativement, cela explique la limite du dispositif fourni par M. Foucault. Cet auteur généralise la
réalité de la guerre pour l’étendre également à l’intégralité relations civiles. D’un côté, cela permet
d’expliquer l’enjeu du processus de disciplinarisation ; de l’autre, cela introduit une telle rupture avec le sens
commun et la perception que les individus peuvent se faire des situations que cela perd de sa force opératoire.
Foucault procède ici à la fois d’une conception anti-juridique et d’une conception anti-politique qu’il subsume
à travers le principe du bio-politique.
462
R. N. Bellah., La Religion civile en Amérique (Civil Religion in America). In: Archives des sciences
sociales des religions. N° 35, 1973. pp. 7-22.
463
J.-P. Willaime, La religion civile à la française et ses métamorphoses, Social Compass, 993, vol. 40, no 4,
pp. 571-580 ; J. Bauberot, L’évolution de la laïcité en France : entre deux religions civiles, Diversité urbaine,
vol. 9, n° 1, 2009, p. 9-25.
- 237 -
religion civile catho-laïque464 -, identifie au titre des caractéristiques de la religion civile
française, la laïcité et les droits de l’homme465. La démarche retenue est néanmoins sujette à
caution : elle s’effectue sur une base psychanalytique – l’auteur parle d’impensé de la
culture française, ce qui revient à transformer le sociologue en psycho-sociologue au
mépris des approximations inhérentes à cette discipline. De son côté, J.-P. Willaime a, très
tôt démontré un processus de recomposition éthique de la religion civile française autour
« d’un certain œcuménisme des droits de l’homme466 », expression tellement vague qu’elle
ne décrit en rien l’éventuelle religion civile. La démonstration à partir notamment des
célébrations du Bicentenaire de la Révolution française se heurte néanmoins à une
objection : dès 1789, les droits de l’homme, conçus sous les auspices de l’Etre suprême,
sont pensés comme la religion civile de la France - En conséquence, l’Assemblée nationale
reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être Suprême, les droits suivants
de l’homme et du citoyen. Vu sous cet angle, la question n’est pas de savoir si les droits de
l’homme relèvent de la religion civile mais plutôt pourquoi leur dimension religieuse a-telle finalement été occultée pendant autant de temps. Nous pouvons donc estimer que la
différence institutionnelle entre le modèle américain et le modèle français se prolonge de
façon substantielle au niveau des difficultés que soulève en France la tentative d’identifier
les caractéristiques de la religion civile.
La Déclaration universelle ignore cette dimension de religion civile propre au
fonctionnement, voire à l’existence des sociétés selon Rousseau. Quant à la lutte contre les
discriminations, elle permet la contestation de la distinction entre nationaux et étrangers. La
consécration progressive d’un droit des minorités met aussi fin au schéma traditionnel et
464
Nous reproduisons ici la réponse de J. Baubérot à la question suivante : « Alors, existe-t-il aujourd’hui en
France implicitement une religion civile catho-laïque ? Oui et non. Oui, car le catholicisme, en France,
aujourd’hui, comporte plusieurs caractéristiques qui facilitent son intégration dans une laïcité jouant le rôle
d’une religion civile. Non parce que les groupes de pression laïques, dont l’influence déborde le nombre, se
situent toujours dans une optique de guerres de religions civiles et parce que les questions de bioéthique (tout
ce qui a trait à la procréation assistée, à l’euthanasie par exemple) et les questions de mœurs (le récent
conflit sur le Pacs et maintenant, les divergences sur le mariage homosexuel) provoquent de nouveaux
conflits ». http://www.reforme.net/dossiers.php?id=82
Au passage, s’il existe une telle religion, il est normal qu’elle s’oppose aux autres formes de spiritualités.
465
J. Baubérot, Existe-t-il une religion civile républicaine ?, in French Politics, Culture & Society, Volume
25, Number 2, 2007, pp. 3-18.
466
J.-P. Willaime, La religion civile à la française et ses métamorphoses, Social Compass, 1993, vol. 40, no
4, pp. 571-580.
- 238 -
favorise la disjonction entre religion et nation. Ainsi, à la disjonction du lien entre nation et
religion s’ajoute la critique permanente de toute conception de substitution qui aboutirait à
une discrimination.
Ces deux facteurs nous paraissent contribuer fortement au développement contemporain
du droit pénal.
Si la religion civile est, comme nous pensons l’avoir montré, une condition
d’homogénéité des individus et des croyances dans une société pour que celle-ci puisse se
maintenir, son affaiblissement peut être analysé comme une expression de l’anomie, au
sens que E. Durkheim a donné à ce terme467. Deux des causes qu’avance Durkheim pour
identifier les facteurs sociaux de l’anomie peuvent à l’identique être transposés à notre
époque :
- ou bien les gens sont déplacés d'un milieu socioculturel à un autre – situation des
personnes se référant à une religion minoritaire - ;
- ou bien la collectivité culturelle à laquelle ils appartiennent est soumise à de profondes
mutations – situation des personnes se référant à la religion majoritaire dont la position
dominante est contestée. L’anomie provoque une modification substantielle des règles qui
correspond à la tentative du législateur d’essayer de retrouver un équilibre social. Cet
équilibre social s’exprime à notre sens parfaitement par l’augmentation de la production de
droit pénal constatée au cours de ces dix dernières années.
Plus les valeurs dominantes sont contestées, plus l’homogénéité sociale s’estompe, plus
les normes répressives augmentent. Il y a ici une double corrélation :
- d’un côté entre l’augmentation récente du nombre de normes répressives et les
évolutions sociales quant aux valeurs dominantes dont le qualificatif de religion civile
reflète leur importance ;
467
Nous retiendrons ici une définition très minimaliste posée dès les premières pages de l’ouvrage de E.
Durkheim, De la division du travail social, 1893, Livre I, p.15, édition uqac : « si l'anomie est un mal, c'est
avant tout parce que la société en souffre, ne pouvant se passer, pour vivre, de cohésion et de régularité. Une
réglementation morale ou juridique exprime donc essentiellement des besoins sociaux que la société seule
peut connaître ; elle repose sur un état d'opinion, et toute opinion est chose collective, produit d'une
élaboration collective. Pour que l'anomie prenne fin, il faut donc qu'il existe ou qu'il se forme un groupe où se
puisse constituer le système de règles qui fait actuellement défaut ». (c’est nous qui soulignons).
- 239 -
- de l’autre, entre l’intensité nouvelle de la répression appréciable notamment par la
multiplication des peines et l’homogénéité sociale de la population. A titre d’illustration, la
réaction pénale intervenue à la suite des attentats du 11 septembre aux Etats-Unis peut être
interprétée uniquement comme une réaction à l’agression tant symbolique que physique des
valeurs américaines. Le problème, ce n’est pas uniquement la sécurité ; c’est la mutation de
la religion civile d’une condition substantielle du pacte social à une fonction de maintien de
celui-ci. Dire qu’il y a reformulation de la religion civile revient donc à dire que l’équilibre
majorité/minorité non plus politique mais religieuse ou culturelle n’est plus comparable à
ce qui pouvait prévaloir antérieurement.
Le débat sur l’adoption de la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du
visage dans l'espace public constitue en France, dans cette perspective, un révélateur de la
difficulté de formuler cet équilibre, de formuler finalement les caractéristiques
contemporaines de la religion civile. En raison du principe de non-discrimination, il n’a pas
été formellement possible de désigner expressément l’objectif premier de la loi :
l’interdiction du port du voile intégral dans la pratique de l’islam. Les discussions ont porté
sur les fondements juridiques susceptibles de justifier l’interdiction générale d’une pratique
au regard du principe selon lequel la liberté est la règle, la restriction l’exception. Le
rapport du Conseil d’Etat a, après un examen des différents arguments en présence, estimé
qu’il était néanmoins possible de sanctionner un tel comportement sur le fondement de
l’ordre public qu’il a défini comme suit : « le socle d’exigences réciproques et de garanties
fondamentales de la vie en société » 468. De façon toutefois à relativiser la cause première du
texte, il a estimé pouvoir déduire de l’article 5 de la Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen de 1789 cette extension de l’ordre public : - La Loi n’a le droit de défendre que
les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être
empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas ». La doctrine a
évoqué à ce propos l’existence d’un « ordre public immatériel ».
Nous soulignerons toutefois que, de l’avis même du Conseil d’Etat, « une telle
conception, juridiquement sans précédent, serait exposée à un sérieux risque de censure
constitutionnelle ou conventionnelle, ce qui interdit de la recommander. De même, l’ordre
public, limité à ses composantes traditionnelles, ne pourrait pas davantage autoriser une
interdiction générale, mais constituerait un fondement solide à une interdiction partielle ».
Le Conseil constitutionnel a exceptionnellement été saisi par les présidents des Assemblées
et non par les parlementaires de l’opposition. C’est la première fois depuis 1958 que les
468
Rapport, Conseil d’Etat, Etude relative aux possibilités juridiques d'interdiction du port du voile intégral,
Documentation française, 2010.
- 240 -
présidents d’assemblée usent de cette prérogative, preuve du caractère hautement
symbolique du débat, comme s’il avait fallu que toutes les institutions de la République se
mobilisent pour justifier l’adoption du texte et en même temps se justifier aux yeux du
monde. Nous rappellerons qu’en arrière fond du débat, la commission nationale
consultative des droits de l’homme n’a pas manqué de rappeler dans un avis les critiques
émises par le Conseil des droits de l’homme à l’encontre de la France en matière de
discrimination religieuse469. Le Conseil constitutionnel a momentanément clôturé le débat
en considérant la loi conforme à la Constitution en raison notamment de l’article 5
précité470.
Il est une nouvelle fois difficile d’admettre, comme l’a fait d’ailleurs le Conseil d’Etat
par delà la logique juridique de l’interprétation, que les Révolutionnaires avaient à l’esprit
le principe selon lequel la République impose que les individus avancent à visage découvert
dans l’espace public. Pour reprendre la critique d’un commentateur, le texte dans sa
recherche de neutralité peut justifier que soit poursuivi une personne qui aurait le malheur
de se couvrir la tête en période de grand froid avec une écharpe trop grande pour son
visage471. En outre, le glissement dans l’argumentation est sensible : il n’est finalement plus
question de laïcité pour fonder les restrictions à la pratique religieuse472 quand bien même
les parlementaires s’évertuent à rappeler leur attachement aux valeurs républicaines.
« L’ordre public immatériel » n’est peut-être rien d’autre que la religion civile
indispensable à l’existence du contrat social. De là à dire que tout cela est franchement
hypocrite, il n’y a qu’un pas qu’une majorité des auteurs de doctrine a aisément franchi473.
Cette hypocrisie cristallise deux phénomènes distincts : l’impossibilité de résoudre
juridiquement un problème politique – le raisonnement d’apparence juridique est en fait
aporétique ; l’impossibilité contemporaine de formaliser les éléments de la religion civile
469
CNCDH, Avis sur le port du voile intégral, Adopté par l’Assemblée plénière du 21 janvier 2010.
470
Décision n° 2010-613 DC du 07 octobre 2010, Loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace
public.
471
Cf D. Rousseau, P.-Y. Gadhoun, Chronique de jurisprudence constitutionnelle 2010, Revue de droit
public, 2011, p. 255.
472
Cf Résolution sur l'attachement au respect des valeurs républicaines face au développement de pratiques
radicales qui y portent atteinte adoptée par l'Assemblée nationale le 11 mai 2010, TA n° 459.
473
Cf le compte-rendu des débats d’une table ronde entre six professeurs de droit public par O. Cayla,
Dissimulation du visage dans l'espace public : l'hypocrisie du juge constitutionnel trahie par la sincérité des
circulaires ? Recueil Dalloz 2011 p. 1166.
- 241 -
propre à la société française sur la base de la religion majoritaire. A présent, nous pouvons
mieux cerner la spécificité de la situation contemporaine par rapport aux années 1930 et
montrer pourquoi la comparaison entre les deux périodes ne tient pas474. Pendant les années
1930, l’antisémitisme repose principalement sur les accusations suivantes : les juifs sont
accusés d’être des corps étrangers à la Nation. Il n’a cependant jamais été reproché aux
juifs de vouloir substituer leur culte à la religion dominante. A l’inverse, A notre époque,
les attaques formulées contre les tenants de religions minoritaires et notamment l’islam
reprochent précisément à ceux qui se réclament de cette religion de vouloir la consécration
d’une place dans la société française et modifier ainsi en profondeur tant son image que son
identité, c’est-à-dire sa religion civile. D’où des interrogations nouvelles sur le contenu
même du calendrier au regard de la répartition des jours fériés compte tenu de leur
symbolique chrétienne qui n’aurait eu aucun sens avant la seconde guerre mondiale.
Nous aboutissons ainsi à la réalisation de la logique des droits de l’homme dont la
référence contribue à favoriser une dimension fonctionnelle de la religion en ignorant sa
finalité première qu’elle retrouve par l’extension du droit pénal à tous les domaines de la
vie quotidienne. Mis en perspective avec la notion de religion civile, le débat contemporain
sur la place de la pratique religieuse dans la société et son lien avec le développement du
droit pénal présente ainsi une triple facette :
- soit la situation d’anomie conduit le législateur à réglementer toujours davantage de
comportements afin de réprimer ce qu’il est convenu d’appeler des incivilités, comme
l’attroupement dans le hall d’un immeuble ou le harcèlement dans la rue dont les femmes
seraient victimes475. Le terme incivilité désigne parfaitement la perte de valeurs commune
résultant d’une population dont l’homogénéité décline – ce qui était normal avant ne l’est
474
Le professeur S. Trigano propose une analyse différente qui aboutit à des résultats similaires en étudiant
les différents discours politiques qui mettent en permanence sur un pied d’égalité juifs et immigrés de façon,
dans la logique propre à la Déclaration universelle, à discréditer toute critique de la place de la religion
musulmane dans la société. Cf S. Trigano, La démission de la République : Juifs et Musulmans en France,
Puf, 2003, spéc. p. 22 à propos du slogan de l’association SOS Racisme, Juifs = Immigrés : « Il exprimait la
quintessence de l'alchimie qui a placé les Juifs au coeur de la scène politique française. La figure du Juif
invoquée en l'occurrence draine bien évidemment la charge de la Shoah et de l'antisémitisme mais aussi de
Vichy et du nazisme. Mise en équation avec l'immigré menacé par le racisme, elle fut érigée au rang du
symbole de la lutte contre le fascisme, du critère suprême de la morale des droits de l'homme qui se voyait
appeler à lutter contre (…) En somme, c'est au nom de la lutte contre l'antisémitisme que l'on appelait à lutter
contre le racisme anti-arabe ».
475
Cf Art. 126-1 à 126-3 du Code de l’habitation et de la construction.
- 242 -
plus maintenant476. D’ailleurs, selon l’auteur de référence en France sur le sujet, la lutte
contre les incivilités doit constituer un objectif majeur des pouvoirs publics s’ils ne veulent
pas assister à une appropriation de l’espace public par des personnes relevant de
minorités477.
- soit le législateur réaffirme des symboles qui participent de la religion civile de la
France à l’encontre de comportements de minoritaires comme en témoigne l’article 433-5-1
du Code pénal sur l’outrage au drapeau, ce qui pose la question de l’atteinte à la liberté
d’expression ;
- soit la religion minoritaire n’est jamais expressément mentionnée mais constitue
l’objectif du texte : le débat oppose une argumentation de l’individu sur le fondement des
droits de l’homme et une réglementation caractérisée par une logique d’interdiction à
l’instar de la loi sur les signes ostentatoires ou de répression, comme l’illustre la loi du 11
octobre 2010.
En résumé, nous avons essayé de systématiser le contexte dans lequel s’est produit ce
basculement en faveur d’une argumentation fondée à présent de façon systématique sur les
droits de l’homme pour mettre à jour la logique qui le structure, ce que nous avons appelé
le dispositif. Ou comment les droits de l’homme, de discours sont devenus une réalité
juridique. Dans un premier temps, nous avons confirmé notre approche institutionnelle en
systématisant la distinction classique entre Révolution française et révolution américaine
sur la base de la compétence respective des tribunaux dans chacun de ces pays. Dans un
second temps, il est apparu que ce dispositif repose ni plus ni moins sur la remise en cause
des articulations existant dans le passé entre nationalité, religion et citoyenneté. Il en
découle une profonde recomposition des règles autour d’un principe cardinal : la lutte
contre les discriminations. Ce principe, loin d’être le bras armé de l’égalité, le vecteur de la
mise en œuvre du principe d’égalité, favorise dans un même mouvement une
subjectivisation toujours plus grande des droits reconnus à l’individu au point de ramener la
nationalité à un élément de la vie privée et un re-déploiement conséquent de l’Etat dans le
domaine pénal.
476
S. Roché, Le frisson de l’émeute, Seuil, 2006, p. 112-113 « On remarque que les plus délinquants sont
ceux qui ont la plus mauvaise opinion de la police et des autres autorités. Et aussi ceux qui s’engagent dans
les violences urbaines. (...) Il est donc logique que les minorités, plus délinquantes, aient une perception
dégradée des forces de l’ordre, tout comme on doit attendre que ces dernières aient un préjugé défavorable
en direction des jeunes étrangers ou d’origine étrangère ».
477
Ibid.
- 243 -
Cette subjectivisation comme cette pénalisation se sont révélées intimement liées à la
problématique religieuse : soit à travers les débats récurrents sur la question juive depuis la
Révolution française et surtout en raison du fait que la Déclaration universelle des droits de
l’homme se veut une réponse au génocide juif ; soit à travers la difficulté également
récurrente d’identifier les éléments constitutifs de la religion civile ; soit surtout à travers la
réaction sociale liée à la contestation permanente sur le fondement des droits de l’homme
des signes de la religion majoritaire. La mutation des droits de l’homme en droits de
l’homme religieux et ensuite droits de l’homme appartenant à une minorité a ainsi pour
corollaire l’émergence d’un Etat pénal par lequel l’Etat essaie d’assurer le respect de la
religion civile tout en s’inscrivant dans un processus législatif où les causes des choses ne
peuvent plus être nommées. Le droit pénal devient l’autre face d’une société dans laquelle
l’argumentation religieuse repose sur les droits de l’homme et le principe de lutte contre les
discriminations.
Ce cadre posé, et compte tenu du fait que cette évolution est, comme nous l’avons
montré, le résultat de la transposition d’une conception des droits différente de celle propre
au droit français, se pose nécessairement la question suivante : pourquoi a-t-il fallu attendre
le tournant des années 1990-2000 pour que les droits de l’homme s’imposent comme une
référence positive alors que les textes étaient présents dans le corpus juridique soit depuis
1789, soit depuis 1948 ?
- 244 -
CHAPITRE 2 : DES FACTEURS DE DISSÉMINATION DES DROITS DE
L’HOMME
Le problème est classique en histoire. Le livre de P. Hazard sur « la crise de la
conscience européenne » montre que le cadre intellectuel de la Révolution française existe
dès la fin du XVIIème siècle. Pourtant, il faudra attendre cent ans pour que l’Ancien
Régime, moribond à cette époque, soit balayé. De même, Tocqueville essaie d’identifier
dans « l’Ancien régime et la Révolution » les causes de la rupture ; il éprouve des difficultés
à expliquer pourquoi les évènements ont pris le cours qu’ils ont pris à ce moment là et pas à
un autre478. Le développement contemporain de la référence aux droits de l’homme soulève
un problème identique sous deux aspects distincts : pourquoi maintenant et pas avant ?
Surtout, pourquoi maintenant comme vecteur d’expression de l’identité religieuse alors que
les sondages sur les pratiques religieuses témoignent davantage d’un recul de la religion ?
Le phénomène observé ici procède d’une mutation d’ensemble et non d’un évènement
soudain à l’instar des révolutions. C’est pourquoi nous avancerons au titre des causes
susceptibles d’expliquer cette mutation une série de facteurs structurels. Les éléments
suggérés ici ne peuvent bien évidemment qu’être partiels et nécessiteraient pour chacun des
recherches approfondies qui dépasseraient de loin le cadre de cette thèse ainsi que l’optique
retenue de s’en tenir à la dimension juridique des phénomènes sociaux. Il reste que, sur la
base d’études empiriques menées par des auteurs originaires de pays anglo-saxons, ces
éléments présentent une base tangible indéniable. Nous retiendrons à cet effet deux
phénomènes démographiques liés :
- l’accession à la culture d’un nombre plus important d’individus (section 1) ;
- les phénomènes migratoires (section 2).
La formulation de la question religieuse en termes de droits de l’homme s’inscrit alors
dans cette dynamique (section 3).
478
A. de Tocqueville, L’ancien régime et la Révolution, 1856, edition Uqac, p. 50 : « Si elle n'eût pas eu lieu,
le vieil édifice social n'en serait pas moins tombé partout, ici plus tôt, là plus tard; seulement il aurait
continué à tomber pièce à pièce au lieu de s'effondrer tout à coup. La Révolution a achevé soudainement, par
un effort convulsif et douloureux, sans transition, sans précaution, sans égards, ce qui se serait achevé peu à
peu de soi-même à la longue ».
- 245 -
Nous utilisons à dessein le terme dissémination pour décrire l’ambivalence du
phénomène car, même et surtout parce qu’il s’agit de droits de l’homme, « le premier effet
de la dissémination, c'est que les valeurs de responsabilité ou d'individualité ne peuvent
plus dominer » 479. Ce que nous complèterons, dans le droit fil de la pensée de cet auteur
« dans la religion, le tout autre fait la loi et prescrit la réponse et la responsabilité480».
SECTION 1 : L’ELEVATION DU NIVEAU DE VIE DES POPULATIONS
L’idée est somme toute simple : les droits de l’homme de discours sont devenus un
élément central de la pratique juridique car les populations sont aujourd’hui plus éduquées
que dans le passé. Le phénomène d’auto-poïèse par lequel s’effectue la dissémination de
cette référence ressort parfaitement des recommandations en matière d’éducation formulées
à l’échelon international.
Que philosophiquement l’homme s’interroge sur sa nature et sur les perspectives d’un
monde meilleur sur la base d’une meilleure compréhension de ce qu’il est, cela ne porte pas
à conséquence. Tout du moins, une telle réflexion reste nécessairement cantonnée à une
catégorie de population très particulière, philosophes, théoriciens politiques et
éventuellement juristes. Déclarer les droits de l’homme constitue, pour parler comme
Condorcet, un progrès de l’esprit humain. Pour autant, la France post-révolutionnaire reste
davantage régie par le Code civil – la véritable constitution de la France selon le doyen J.
Carbonnier – que par les droits de l’homme. Il suffit de mesurer le décalage entre la
perception de l’évènement et le contexte dans lequel il s’est déroulé : le procès de Louis
XVI se déroule en latin au sein d’une population massivement analphabète, ce qui n’en
constitue pas moins une cassure dans l’histoire de France.
L’histoire des revendications en matière de droits de l’homme est traversée de figures
qui feront office de précurseurs à l’instar de Olympe de Gouges ou de Condorcet. Ils ont su
mesurer l’impact pratique de la simple déclaration théorique pour essayer d’en tirer des
conséquences sociales importantes481. Mais, ces personnes se heurtaient à un mur
d’incompréhension : les gens à qui ils s’adressaient ne disposaient pas du langage pour
479
J. Derrida, La Dissémination, Seuil, 1972, p. 12.
480
J. Derrida, Foi et Savoir, suivi de Le Siècle et le Pardon, Seuil, 2000, pp53-4.
481
Cf Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 1794-1795, p. 240 –
consulté en ligne : « Après de longues erreurs, après s’être égarés dans des théories incomplètes ou vagues,
les publicistes sont parvenus à connaître enfin les véritables droits de l’homme, à les déduire de cette seule
vérité, qu’il est un être sensible, capable de former des raisonnements et d’acquérir des idées morales ».
- 246 -
mesurer l’ampleur de ce qui venait d’être déclaré sous le titre Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen.
Dans ce cadre, effectivement, la chute du communisme constitue une date importante.
Elle intervient d’ailleurs à la suite de revendications centrées sur les atteintes aux droits de
l’homme. Peut-être peut-on néanmoins estimer que cet évènement n’a fait qu’accélérer un
processus inéluctable en raison de la multiplication des textes sur le sujet depuis 1948 :
l’appropriation de la référence aux droits de l’homme par une population distincte de ceux
pour laquelle elle constituait un sujet de réflexion, un sujet d’action mais non une arme
contentieuse.
La dynamique institutionnelle participe pleinement à cette démarche par le lien
structurant établi entre renforcement de l’éducation et expansion des droits de l’homme.
L’Unesco définit le droit à l’éducation comme « un droit fondamental de l’homme,
indispensable à l’exercice de tous les autres droits de l’homme. Il promeut la liberté
individuelle et l’autonomisation et apporte des bénéfices importants en matière de
développement ». Le rapport du PNUD de 2000 considère que « si le développement
humain se concentre sur le renforcement des capacités et des libertés dont jouissent les
membres d’une communauté, les droits de l’homme constituent eux, les créances que les
individus ont sur le comportement des agents individuels et collectifs et sur la structure des
dispositifs sociaux, en vue de faciliter ou de garantir ces capacités et ces libertés » 482. Non
seulement le droit à l’éducation est une condition des autres droits mais aussi le vecteur par
lequel l’individu va accroître sa subjectivisation. La socialisation par les droits de l’homme
est une individualisation dans la condition déterminée de l’individu qui aboutit au résultat
suivant : plus l’individu se voit reconnu dans ses droits plus l’individu invoque les droits de
l’homme.
Dès lors, constater l’émergence des droits de l’homme dans le débat juridique coïncide
avec l’émergence d’un public davantage informé et susceptible à présent de comprendre la
rupture conceptuelle d’un tel texte. Les droits de l’homme se diffusent et interagissent avec
le développement de l’individualisme contemporain pour en renforcer les manifestations.
Un juriste américain, L. Friedman, a confirmé cette hypothèse pour rendre compte de
l’évolution de la référence aux droits de l’homme aux Etats-Unis483. En France, la thèse de
Friedman trouve dans l’évolution de l’engagement médiatique d’un sociologue comme P.
482
PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 2000. Droits de l’homme et développement
humain, De Boeck Université, p. 20
483
L. Friedmann, The Human Rights Culture: A Study in History and Context, Quid Pro, LLC, 2011.
- 247 -
Bourdieu une illustration partielle. Nous avons déjà relevé que ce sont des sociologues
appartenant à cette école qui ont invoqué dans leurs travaux la Déclaration universelle des
droits de l’homme bien avant son intégration dans le discours juridique484. En 1993, P.
Bourdieu dirige l’ouvrage « La misère du monde », ouvrage par lequel il cherche à
démocratiser les enseignements résultant de la pratique sociologique. Le livre est un succès
éditorial avec 80 000 exemplaires vendus, une adaptation au théâtre et une émission de
télévision. En 1996, P. Bourdieu écrit un essai grand public sur la télévision qui se fixe
comme objectif « faire en sorte que de plus en plus de gens remplissent les conditions
nécessaires pour s’approprier l’universel » 485. La publication de ce pamphlet intervient
après les grèves de 1995 ; elle s’inscrit dans un ensemble de prises de positions politiques
du sociologue dont le grand public ne prend véritablement connaissance qu’au cours des
années 1990486.
Certes, P. Bourdieu fonde rarement ses interventions publiques sur les textes relatifs aux
droits de l’homme487 même quand le débat prend une forte tonalité juridique488. Il est vrai
que cet auteur, son anti-juridisme écarté, était trop conscient des pesanteurs de l’ordre
social pour croire qu’une simple invocation des droits de l’homme pût être suffisante pour
entraîner un profond changement. L’auteur inscrit cependant pleinement sa démarche dans
une volonté de comprendre la réalité489 et accompagne à sa manière le tournant des années
1990.
484
Cf les travaux de A. Sayad.
485
P. Bourdieu, Sur la télévision, Seuil, Raisons d’agir, 1996, p. 77.
486
P. Bourdieu, Interventions, 1961-2001, Science sociale et action politique, Textes choisis et présentés par
F. Poupeau, T. Discepolo, Agone, 2002.
487
Pour une exception, mais c’est un texte collectif et non signé uniquement par P. Bourdieu, Lettre ouverte
aux membres de la mission de l'ONU en Algérie : « Seules des politiques d'ouverture fondées sur le respect
des droits de l'homme et des libertés démocratiques peuvent permettre le retour à la paix et la
marginalisation des extrémistes, conditions indispensables à l'essor de l'Algérie et à la stabilité de la région :
nous espérons que vous pourrez faire entendre ce message », op. préc.
488
Cf P. Bourdieu, Sur l'affaire du foulard " islamique ", Interventions, op. préc.
489
Cf P. Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Seuil 2004, p. 20 : « A propos de l’Ecole Normale
Supérieure durant les années 1950 : « La propriété la plus importante, et aussi la plus invisible de l’univers
philosophique de ce lieur et de ce moment – et peut-être aussi de tous les temps et de tous les pays – est sans
doute l’enfermement scolastique qui, même s’il caractérise aussi d’autres hauts lieux de la vie académique,
Oxford ou Cambridge, Yale ou Cambridge, Yale ou Harvard, Heidelberg ou Todaï revêt une de ses formes les
- 248 -
Ce tournant trouve peut-être également une illustration dans l’expression contemporaine
de la sympathie à l’égard de la cause palestinienne. L’opposition à Israël, nous l’avons
noté, est une constante depuis sa création. Nous avons en outre suggéré que cette opposition
peut être rattachée à la logique d’ensemble de la Déclaration universelle des droits de
l’homme de 1948. La conclusion serait ici la suivante : plus les individus en France et dans
les sociétés européennes disposent d’une éducation centrée sur les droits de l’homme, plus
ils adhèrent aux multiples manifestations en faveur de la cause palestinienne. La critique de
ces comportements à partir du rapprochement entre antisionisme et antisémitisme ne
permet alors pas de modifier ni d’influer sur les comportements.
La polysémie des termes droits de l’homme compte tenu de leur dimension
philosophique, morale et maintenant pratique déplace nécessairement leur étude sur les
comportements. Il ne s’agit plus, comme dans une approche de sociologie du droit
classique, de s’interroger sur leur effectivité. Ces règles sont devenues consubstantielles à
l’individu qu’il est à présent toujours en mesure d’estimer qu’il subit une atteinte à ces
droits. De même, la recherche de la mise à jour des motivations des individus perd de sa
force : la mise à jour du caractère arbitraire de l’ordre social ne s’effectue que sur
l’hypothèse régulatrice d’un ordre meilleur qui trouve dans la Déclaration des droits de
l’homme son expression achevée. Soutenir que les faits et motivations politiques ne
correspondent pas à la règle précitée revient à retenir une interprétation unique, voire
unilatérale de ladite règle et jouer en permanence sur l’ambivalence entre sa dimension
juridique et sa dimension politique490.
Par l’éducation, nous sommes en présence d’un processus cognitif qui modifie les
perceptions d’ensemble des individus. A titre d’illustration, sur un sujet très sensible au
cœur de la problématique de la diffusion des droits de l’homme, nous pouvons dresser une
plus exemplaires avec le monde clos, séparé, arraché aux vicissitudes du monde réel, où se sont formés,
autour des années cinquante, la plupart des philosophes français dont le message inspire aujourd’hui un
campus radicalism planétaire, à travers notamment les cultural studies. Les effets de l’enfermement,
redoublés par ceux de l’élection scolaire et de la cohabitation prolongée d’un groupe socialement très
homogène, ne peuvent en effet que favoriser une distance sociale et mentale à l’égard du monde qui ne se voit
jamais aussi bien, paradoxalement, que dans les tentatives souvent pathétiques pour rejoindre le monde réel,
notamment à travers des engagements politiques (stalinisme, maoïsme, etc.) dont l’utopisme irresponsable et
la radicalité irréaliste attestent qu’ils sont encore une manière paradoxale de dénier les réalités du monde
social ».
490
Cf pour une illustration d’un travail qui joue sur cette ambivalence, G. Noiriel, La tyrannie du national : le
droit d’asile en Europe (1793-1993), Calmann Levy, 1991.
- 249 -
analogie avec un phénomène opposé : les mariages forcés. Une étude récente conclut que
« le mariage non consenti va souvent de pair avec un faible niveau d’instruction, aussi bien
chez les parents que chez les intéressées elles-mêmes » 491. Si on voulait faire une
comparaison, les droits de l’homme jouent un rôle similaire à celui du marché dans les
transformations sociales contemporaines. Plus le domaine du marché, d’une approche
fondée en permanence sur la comparaison et la substituabilité, s’étend, plus il remet en
cause les hiérarchies anciennes. A l’identique, plus les droits de l’homme deviennent
l’élément central du discours quotidien et juridique, plus l’autorité étatique ou traditionnelle
est contestée et l’individualisme renforcé.
Pour paraphraser P. Bourdieu, les droits de l’homme permettent « de donner à chacun
les moyens de fonder sa propre rhétorique, comme dit Francis Ponge, d’être son propre
porte-parole vrai, de parler au lieu d’être parlé » 492. Nous avons ici la manifestation la
plus tangible de la dynamique institutionnelle exposée à travers précisément le recours de
plus en plus fréquent des instructions administratives à la nécessité d’enseigner les droits de
l’homme.
Cette dynamique modifie notre perception des choses, voire notre terminologie et
alimente ce qu’il est convenu d’appeler le political correctness. Dans une communication
de l’Unesco, le lien est clairement revendiqué au nom de la dignité humaine493. Dans ce
cadre, les phénomènes migratoires, élément extrinsèque à l’évolution structurelle résultant
de la multiplication des textes en matière de droits de l’homme, ne sont plus uniquement
appréhendés à l’aune de la distinction entre nationaux et étrangers mais à travers les
principes mêmes de la Déclaration des droits de l’homme. Ces phénomènes deviennent
491
C. Hamel, Immigrées et filles d’immigrés : le recul des mariages forcés, Populations et sociétés, n°479,
2011, p. 4.
492
P. Bourdieu, L’art de résister aux paroles, in Questions de sociologie, Minuit, 1981, p. 29.
493
I. Kuçuradi, Political Correctness: Its Concept and Some of its Implications in the XXIst Century, Unesco,
18 novembre 2010 : “I think, its most basic condition is the awareness of our human identity which is the only
common identity of all human beings. It is the awareness of human dignity. What we call ‘human dignity’
denotes the awareness of the value of the human being, i.e. its special place in the universe. It is this value
that makes every human being worthy (digne in French) to be treated so as he or she has the possibility to
actualize certain potentialities of the human being –i.e. to be treated, well as treat other human beings, in
accordance with the demands of human rights– and be in peace with himself or herself. It is the subjective
correlative of the objective value of the human being”. Document consulté en ligne. L’auteur est titulaire de la
chaire de philosophie de l’Unesco.
- 250 -
ainsi des éléments centraux du discours sur les droits de l’homme et des facteurs des
mutations sociales contemporaines.
SECTION 2 : LES PHENOMENES MIGRATOIRES
Les phénomènes migratoires postérieurs à la seconde guerre mondiale disposent à
présent d’un corpus juridique. L’existence de ce corpus ne signifie nullement que la
situation des immigrés ou des personnes en situation irrégulière puisse être considérée
comme satisfaisante. Tout au moins, il est aujourd’hui légitime de prendre à partie les Etats
sur le fondement de ces textes en raison de l’interaction que ceux-ci créent avec la situation
des individus et contester les manifestations de la religion majoritaire ou religion civile. La
spécificité de ce corpus confirme l’identité de l’homme des droits de l’homme à l’homme
religieux.
Les phénomènes migratoires permettent de donner corps à la disjonction du lien entre
nationalité et citoyenneté issue de la Déclaration universelle de 1948. Cette disjonction tend
à caractériser l’identité de l’individu par sa religion.
Comme le lien entre nationalité et citoyenneté est disjoint, la comparaison des processus
d’intégration des vagues d’immigration intervenues avant et après la seconde guerre
mondiale n’est pas tenable. Ceux qui sont arrivés avant la première guerre mondiale ne
disposaient ni de droits ni de textes, ni d’exemples, susceptibles de légitimer leurs
revendications. A l’inverse, les immigrés de l’après-seconde guerre mondiale vont
s’inspirer des textes ou des pratiques observées à l’étranger à l’instar, par exemple de la
marche des beurs en France. En cela, la différence de cadre conditionne l’émergence d’un
discours différent tant de la part des immigrés que de ceux qui s’opposent à l’immigration.
Là encore, la dynamique juridique se manifeste par un processus permanent
d’engendrement des normes qui réduit d’autant la dimension politique du phénomène
national en disqualifiant la distinction entre national et étranger. L’évolution des termes
utilisés confirme la mutation d’ensemble déjà maintes fois relevées. En 1978, la juridiction
consacre au titre des principes généraux du droit, « le droit de mener une vie familiale
normale ; (…) ce droit comporte, en particulier, la faculté, pour ces étrangers, de faire
venir auprès d’eux leur conjoint et leurs enfants mineurs ». Il est toutefois précisé que
l’exercice de ce droit s’effectue « sous réserve des engagements internationaux de la
France »494. Le bouleversement résultant de l’introduction de la Convention européenne des
droits de l’homme et des libertés fondamentales rattache à présent ce droit à1’article 8 de ce
494
CE, Ass., 8 décembre 1978, Gisti, CFDT, CGT, n° 10097 , 10677, 10679, Dr. soc. 1979, p. 57, concl.
Dondoux
- 251 -
texte : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et
de sa correspondance ». Si restrictions il y a, cette ingérence doit être « prévue par la loi et
qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la
sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de
l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la
morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ». Le droit de l’étranger s’apprécie
à compter des années 1990-2000 à l’aune des valeurs d’une « société démocratique ».
En parallèle, deux évolutions textuelles notables modifient ou ont vocation à modifier
les prérogatives politiques des Etats en matière de droits des étrangers. D’une part,
l’émergence d’une citoyenneté européenne qui se superpose à celle traditionnellement
attachée à la nationalité des pays membres de l’Union européenne influe sur les possibilités
pour les Etats membres d’influer sur les conditions d’attribution de la nationalité495. D’autre
part, l’adoption de la Convention internationale sur la protection des droits de tous les
travailleurs migrants et des membres de leur famille en date du 18 décembre 1990 et entrée
en vigueur le 1er juillet 2003, non ratifiée pour l’heure par la France496 se veut
l’aboutissement de la conjonction de la Déclaration universelle de 1948, de la convention
de lutte contre toutes les formes de discrimination raciale ou à l’égard des femmes ainsi que
de la convention relative aux droits de l’enfant.
Pour la première fois, au nom du principe de non-discrimination, ce n’est plus
uniquement la distinction entre nationaux et immigrés qui est contestée mais également
celles entre migrations régulières et migrations irrégulières au cœur des prérogatives
politiques étatiques - Considérant que les problèmes humains que comportent les
migrations sont encore plus graves dans le cas des migrations irrégulières-. C’est pourquoi
le principe de non-discrimination interdit que le critère de la régularité de la présence sur le
sol d’un Etat permette la promulgation de réglementations distinctes.
495
S. Corneloup, Réflexion sur l'émergence d'un droit de l'Union européenne en matière de nationalité,
Clunet, juillet 2011, doctr 7, spéc. p. 15 : « Selon l'arrêt Rottmann, lorsque le retrait d'une naturalisation
emporte la perte de la citoyenneté européenne, le droit de l'Union européenne exige que l'État membre se
fonde sur un motif d'intérêt général et qu'il respecte le principe de proportionnalité. Afin d'apprécier le
respect de ce dernier principe, la Cour formule toute une série de consignes précises à destination du juge
national. Celui-ci doit vérifier notamment si la perte de la citoyenneté européenne « est justifiée par rapport à
la gravité de l'infraction commise (...), au temps écoulé entre la décision de naturalisation et la décision de
retrait ainsi qu'à la possibilité pour l'intéressé de recouvrer sa nationalité d'origine ».
496
C’est la raison pour laquelle nous ne l’avons pas exposé dans la partie consacrée à la recension de
l’expression juridique de l’identité religieuse au niveau des textes internationaux.
- 252 -
Dans le droit fil des textes internationaux est rappelé le principe de non-discrimination
en matière religieuse. La nuance qui permet de rattacher la problématique religieuse à celle
des phénomènes migratoires se situe dans la rédaction du droit consacré précisément à la
liberté religieuse. Nous le reproduisons in extenso pour en faire un bref commentaire sociojuridique :
1. Les travailleurs migrants et les membres de leur famille ont droit à la liberté de
pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté d'avoir ou d'adopter une
religion ou une conviction de leur choix, ainsi que la liberté de manifester leur religion ou
leur conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu'en privé, par le culte et
l'accomplissement des rites, les pratiques et l'enseignement.
D’apparence ce texte se veut le décalque de l’article 18 de la Déclaration universelle des
droits de l’homme, il n’en est pas moins distinct sur un point fondamental : n’est pas
reproduite une phrase capitale : « ce droit implique la liberté de changer de religion ou de
conviction ». Ce texte confirme totalement le fait que l’homme des droits de l’homme n’est
pas un être abstrait ; il est maintenant pensé comme un être religieux par nature. Il peut
adopter une religion mais ne peut en changer et se rattache ainsi davantage à sa
communauté qu’à l’humanité.
2. Les travailleurs migrants et les membres de leur famille ne peuvent subir aucune
contrainte pouvant porter atteinte à leur liberté d'avoir ou d'adopter une religion ou une
conviction de leur choix.
3. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet que des
seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de la sécurité,
de l'ordre, de la santé ou de la moralité publics ou des libertés et droits fondamentaux
d'autrui.
L’alinéa 2 renforce pour une catégorie particulière un droit général reconnu à tous et
établit ainsi un lien entre phénomènes migratoires et religion. Autrement dit, le migrant
vient avec une religion distincte de celle du pays dans lequel il se rend, ce qui crée des
nouvelles obligations pour les Etats.
4. Les Etats parties à la présente Convention s'engagent à respecter la liberté des
parents, dont l'un au moins est un travailleur migrant, et, le cas échéant, des tuteurs légaux
de faire assurer l'éducation religieuse et morale de leurs enfants conformément à leurs
propres convictions.
Ce quatrième alinéa explique finalement pourquoi ne peut être consacré le droit de
changer de religion. Les Etats doivent permettre aux migrants d’éduquer leurs enfants
- 253 -
comme ils l’entendent et, pour reprendre la terminologie de Kant, les maintenir dans leur
état de minorité.
Nous pouvons donc résumer l’évolution suivante : bien évidemment, il n’y a aucune
surprise à constater que les phénomènes migratoires ne sont pas uniquement des
phénomènes démographiques - ce point est acquis en sociologie depuis les travaux de M.
Halbwachs. En même temps que les individus changent de pays, ils portent avec eux leur
culture et leur religion. La Déclaration de 1948 a exprimé formellement la disjonction entre
nationalité et citoyenneté. La construction européenne a, dans une zone restreinte,
commencé à imprégner cette rupture en justifiant une restriction des prérogatives politiques
des Etats au nom de l’émergence d’une citoyenneté indifférente aux logiques nationales.
L’évolution du droit international concrétiserait, par principe, cette mutation, en substituant
à l’identité nationale la seule identité religieuse que les Etats devraient s’engager à
respecter. Les phénomènes migratoires jouent donc un rôle déterminant dans l’expression
de l’identité religieuse par le prisme des droits de l’homme car ils favorisent la contestation
des manifestations des religions majoritaires des pays qui accueillent les immigrés.
Il devient ainsi logique d’établir un lien entre la nationalité des individus et leurs
religions : la religion s’est substituée à la nationalité comme identifiant de l’individu.
En même temps, si nous croisons les deux phénomènes structurants identifiés,
l’élévation du niveau de vie et la prise en compte des phénomènes migratoires, nous
aboutissons à un effet réflexe permanent qui entretient non seulement la référence
grandissante aux droits de l’homme mais aussi les débats sur la place de la religion dans la
société contemporaine. Plus les individus deviennent cultivés, plus ils prennent conscience
de leurs droits, ce qui en fait un terrain propice pour accueillir au nom des droits de
l’homme les revendications religieuses distinctes de la religion culturellement dominante.
C’est donc très logiquement que la majorité des pays qui a ratifié la convention susmentionnée sont principalement des pays d’émigration dont les populations disposent d’une
religion différente de celle des pays d’accueil.
A s’en tenir à ce constat, la situation exposée n’en est apparemment que plus
paradoxale : pourquoi encore et toujours parler de religion alors que les individus n’ont plus
peur, à notre époque d’affirmer qu’ils ne croient en aucune transcendance ?
Le fait de s’en référer aux règles de droit diffère en cela d’autres normes de régulation
sociale : le droit ne vaut que pas sa capacité dont dispose l’individu d’en demander sa
reconnaissance. La consécration progressive des droits de l’homme comme droits de
l’homme religieux implique donc la réalisation de ceux-ci. Ce sont ses modalités de
réalisation du droit qui permettent d’expliquer la place contemporaine de la question
religieuse.
- 254 -
SECTION 3 : LA REALISATION DES DROITS DE L’HOMME RELIGIEUX
Il s’agit ici d’esquisser pourquoi la mutation de l’homme des droits de l’homme en
homme religieux maintient constante la question religieuse dans une société comme la
France dont la population s’affirme majoritairement incroyante tout en dégageant la
spécificité de l’époque contemporaine.
Au cours des 20 dernières années, nous avons assisté à un phénomène unique : la
transformation de la contestation religieuse de la norme civile d’une dimension politique à
une dimension juridique. Or, la religion, dans l’histoire de France, et notamment depuis la
Révolution française, a toujours été perçue comme une menace politique devant faire
l’objet d’une surveillance, voire d’une répression. Nous pouvons donc constater une
imprégnation des relations civiles par la problématique religieuse en raison du droit
reconnu aux minoritaires de conserver leurs pratiques dans un contexte politique surdéterminé par la dimension juridique des droits de l’homme.
Préalablement, peut-être faut-il nuancer l’idée selon laquelle la place de la religion
décline sous prétexte que les individus expriment des doutes sur leurs croyances. D’une
part, les modes de recensement en la matière ne sont pas exempts de critiques et peuvent
aboutir à survaloriser une catégorie de personnes par rapport à une autre. D’autre part,
même si les statistiques confirment un processus de sécularisation, la religion de la majorité
de la population continue d’occuper une place dominante et de jouer un rôle dans la
construction de l’identité des individus qui s’y réfèrent497. Quant à ceux qui, selon
l’expression statistique seraient en retrait par rapport à cette dimension, encore faut-il saisir
la distance qui les sépare des autres. Comme l’écrit P. Veyne, « si l’on interroge
l’indifférence, elle se révèle souvent partiale en faveur de la religion qui lui inspire du
respect, de la bienveillance, de l’affection, une sympathie de principe et plus de curiosité
que bien d’autres sujets … cette partialité majoritaire tient à un fait (…) : nous ne sommes
pas insensibles à des valeurs (religieuses, artistiques, éthiques…) que nous ne faisons
qu’entrevoir dans le lointain » 498. Si on s’en tient à cette approche, l’appréhension de la
place d’une religion dans une société doit tenir compte du passé de celle-ci et du poids
qu’elle a pu jouer dans la formation du cadre présent.
A partir du moment où l’identité religieuse devient consubstantielle à l’expression
juridique de l’identité de l’individu, la question dépasse celle de la pratique pour se
497
P. Bréchon, Les attitudes religieuses en France : quelles recompositions en cours ?, Archives de sciences
sociales des religions, n° 109, janvier-mars 2000.
498
P. Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Livre de Poche, 2010, p. 176-177.
- 255 -
déplacer vers celle de « la réalisation méthodique des droits », expression classique en
droit depuis H. Motulsky pour désigner l’accomplissement des droits subjectifs499. Cette
réalisation des droits est l’un des vecteurs majeurs des transformations sociales
contemporaines sous l’influence religieuse. Par exemple, le processus d’élaboration des
textes sur l’interdiction des signes religieux tant à l’école que dans l’espace public procède
d’abord d’un questionnement juridique sur les droits de l’individu. Autrement dit, les
questions juridiques sont imprégnées de problématiques religieuses car celui qui les
exprime dans une dimension contentieuse est de plus en plus, dans la logique même des
textes le sujet d’une religion.
C’est le double corollaire ignoré de la traduction juridique du sujet politique de la
modernité en sujet disposant de droits subjectifs : ceux-ci ne valent que si les individus
voient leur effectivité consacrée judiciairement ; ceux-ci maintenant reconnaissent
l’individu dans sa particularité et non par le biais d’une abstraction. Cette double facette
alimente la dynamique contentieuse, absente de la conceptualisation sociologique de E.
Durkheim, esquissée chez M. Weber mais non reprise par ses interprètes500 ; elle est
précisément le nœud du déploiement de l’expression de l’identité religieuse d’autant plus
que les textes sur le sujet influent sur le formalisme apparent des règles en consacrant
l’individu dans sa particularité religieuse.
P. Bourdieu avait essayé de désamorcer la dynamique contentieuse dans la constitution
et l’appréhension des faits sociaux. Il présente en cela une critique complète du processus
juridique. Il écrit à ce propos, en visant expressément H. Motulsky, que « le contenu
pratique de la loi qui se révèle dans le verdict est l'aboutissement d'une lutte symbolique
entre des professionnels dotés de compétences techniques et sociales inégales, donc
inégalement capables de mobiliser les ressources juridiques disponibles, par l'exploration
et l'exploitation des «règles possibles», et de les utiliser efficacement, c'est-à-dire comme
des armes symboliques, pour faire triompher leur cause ; l'effet juridique de la règle, c'està-dire sa signification réelle, se détermine dans le rapport de force spécifique entre les
professionnels, dont on peut penser qu'il tend à correspondre (toutes choses égales par
499
H. Motulsky, Principes d’une réalisation méthodique du droit privé (La théorie des éléments générateurs
des droits subjectifs), Sirey, 1948, Préf. P. Roubier, rééd Dalloz, 2002, préf. M.-A. Frison-Roche.
500
Cf par exemple C. Colliot-Thélène, Pour une politique des droits subjectifs : la lutte pour les droits
comme lutte politique, L'Année sociologique, n°59, 2009, p. 231-258.
- 256 -
ailleurs du point de vue de la valeur en pure équité des causes concernées) au rapport de
force entre les justiciables correspondants » 501. Cette critique ne nous paraît pas pertinente.
Le propos est en effet contradictoire :
- identifier les luttes symboliques, dénoncer l’instrumentalisation de celles-ci – P.
Bourdieu parle « de mobiliser les ressources juridiques disponibles » - revient à
présupposer un sens pur des règles altéré par les intérêts particuliers qu’il reviendrait au
sociologue de décrypter – le sociologue se mue ici en juriste. Seul problème : ce qu’il
constate n’est rien d’autre que la transcription quotidienne de la logique juridique502 et la
critique qu’il formule repose de façon quasi-systématique sur une conception des droits de
l’homme dénuée des évolutions concrètes exposées503 ;
- dénoncer les inégalités économiques au sein d’un procès ne permet pas de rendre
compte de l’enjeu symbolique de celui-ci – si l’individu gagne, par principe, c’est parce
qu’il a de l’argent ; s’il gagne alors qu’il dispose de peu de moyens, c’est parce qu’il est
manipulé. Ce faisant, une telle approche ignore que le conflit peut ériger l’enjeu
symbolique en finalité ultime indépendamment des intérêts économiques en
jeu précisément pour créer une rupture dans le système juridique, ce que représente
aujourd’hui l’argumentation religieuse au même titre que celle de K. Marx à propos des
droits de l’homme. Notre époque diffère en cela des précédentes : le langage juridique a
pour objet de se prononcer sur des symboles, soit sur des mots dont le sens complet ne se
501
P. Bourdieu, La force du droit, Actes de la recherche en sciences sociales, n°64, 1986. p. 3-19.
502
Cf pour une illustration de cette tendance, les travaux de L. Israël, Usages militants du droit dans l'arène
judiciaire : le cause lawyering, Droit et société, n°49, 2001, p. 793-824. Comp. H. Motulsky, op. préc. n°4, p.
7 : « La méthode de réalisation, toutefois, « ne donne de directives que quant à l’utilisation de la matière
juridique : elle ne crée pas celle-ci et même se désintéresse aussi bien de la façon dont s’est faite cette
création que de son résultat. Elle enseigne l’art de se servir des moules dans lesquels est coulée la matière :
elle ne les fournit pas ; et encore moins est-elle responsable de leur contenu... Elle ne fait subir aucune
altération à la matière vivante ; elle se borne à la manier telle qu’elle la trouve ». (c’est nous qui soulignons).
503
Cf les travaux de A. Sayad, disciple de P. Bourdieu, s’inscrivent dans cette tendance. A. Touraine explique
également qu’il fonde sa pratique sociologique sur les droits de l’homme. A. Touraine, L’étude de l’action
sociale, Commentaire, n°136, 2011-2012, p. 1083 : « Contre les forces économiques globalisées et donc
devenues incontrôlables par les institutions nous avons été obligés de faire appel à des forces universelles,
celle de la science, et celle des droits de l’homme… Et l’auteur de poursuivre. Tel est l’objet central de la
sociologie aujourd’hui : la lutte contre les pouvoirs les plus massifs et la défense la plus radicale des droits
de chaque individu et de chaque collectivité ».
- 257 -
réduit pas à une simple définition mais à l’expression d’une médiation entre l’individu et
quelque chose qui lui est extérieur ;
- cette critique présuppose enfin que les prétentions se moulent dans un formalisme
abstrait de la règle de droit. Or, l’évolution contemporaine consacre une conception
sociologique de la règle et de l’individu : la règle, comme nous pensons l’avoir montré à
travers le cadre religieux en arrière-fond se fragmente entre les femmes, les minorités et les
handicapés par exemple, ce qui change la dimension interprétative des règles. L’abandon
progressif du formalisme juridique change en profondeur la perception de « l’efficacité
symbolique du droit » 504 et oblige à placer le processus judiciaire au cœur des évolutions
contemporaines.
Dans ce cadre marqué d’un côté par la rémanence de la référence religieuse comme
élément indissociable du contexte social, ce que nous avons appelé tout simplement la
religion civile et de l’autre, la réalisation des droits de l’homme religieux comme
conséquence même de leur reconnaissance, la religion retrouve une place centrale dans la
société indépendamment des croyances des individus. Cette place centrale découle de la
dynamique contentieuse propre aux droits de l’homme : en tant que normes qui portent en
elles aussi bien l’affirmation de droits que d’une morale, leur invocation contentieuse
systématique favorise leur dissémination tout en changeant progressivement les règles du
système.
Cette dynamique découle des nouvelles caractéristiques, précédemment identifiées, que
prend la religion sous l’influence multiples textes relatifs aux droits de l’homme :
premièrement, la religion n’est plus pensée comme un élément de la sphère privée de
l’individu mais comme un élément consubstantiel de la vie publique des individus ;
deuxièmement, la religion, à la différence des autres droits, est en mesure de fournir un
système de règles de substitution aux règles en vigueur. La prétention religieuse ne vise pas
seulement à corriger un excès mais à rééquilibrer les relations entre religion et pouvoir
étatique. Dire qu’il y a atteinte à une prérogative religieuse devant les tribunaux, ce n’est
pas uniquement argumenter en faveur de la sanction d’un abus, c’est affirmer la légitimité
d’un autre ordre de règles sur celui supposé être à l’origine de l’abus.
Le phénomène ne sous semble pas trouver d’équivalent avec d’autres phénomènes
historiques. Contrairement aux autres phénomènes politiques, il s’effectue en marge du
processus démocratique. En outre, il ne s’inscrit pas expressément dans un programme
révolutionnaire. Nous sommes ici confrontés à un rééquilibrage subreptice, par touches
504
Expression de P. Bourdieu, art. préc.
- 258 -
distinctes en fonction des résultats judiciaires qui, progressivement, peut signifier une
mutation d’ensemble des relations sociales. Le multiculturalisme, notion sur laquelle nous
reviendrons, se veut la modalité descriptive de cette mutation.
Le cadre juridique, qualifié généralement de formel, des droits de l’homme dont les
principales facettes ont été exposées dans la première partie, aboutit à changer la nature
conflictuelle des relations entre politique et religion. L’autre nuance fondamentale qui
contribue à caractériser notre époque et dont le fait social identifié, l’expression de
l’identité religieuse par le biais des droits de l’homme, c’est que pour la première fois, la
discussion relative à la place de la religion dans la société implique la co-existence de
plusieurs religions.
- 259 -
CHAPITRE 3 : L’EXPRESSION DE L’IDENTITÉ RELIGIEUSE PAR LE
BIAIS DES DROITS DE L’HOMME SELON LA RELIGION DU
REQUÉRANT
Compte tenu de l’approche méthodologique retenue, la détermination du fait
sociologique à travers la récurrence des règles, de l’option d’identifier les comportements
sous le prisme exclusif des règles, les religions en tant que telles, christianisme, islam ou
judaïsme, n’ont pas vocation à être expressément mentionnées. C’est l’effet principal de la
neutralité apparente de la règle de droit largement dénoncé en sociologie afin de démasquer
les intérêts en présence, de sa prétention à absorber les différences sous un statut unique. Le
discours juridique s’interdit donc de désigner expressément une religion au point d’aboutir
à des situations caricaturales à l’instar de celle résultant de l’adoption de la loi sur
l’interdiction d’avancer masqué dans l’espace public : l’islam (« puis qu’il faut l’appeler
par son nom ») n’est jamais expressément visé.
Nous pourrions ici dresser une homologie entre la neutralité juridique et la difficulté
conceptuelle que rencontre la sociologie des religions pour définir son objet505. Du moins,
dans le prolongement de la perspective institutionnelle ici adoptée, la « recomposition du
croire » pourrait trouver dans son expression juridique un critère d’identification de l’objet
de la sociologie des religions. A partir du moment où les religions retrouvent la possibilité
de régenter les relations sociales, celles-ci ont tendance à se manifester comme des
doctrines de symboles dont l’expression individuelle ou collective s’inscrit soit dans un
processus de changement des règles régissant la société, soit dans une logique contentieuse
pour influer indirectement sur l’ensemble de la société. Le croire se combine ici avec le
comportement pour saisir l’interaction avec la sphère publique. A l’inverse, les pratiques
qui n’ont aucun impact sur l’état du droit positif nécessitent davantage de surveillance.
C’est le cas par exemple du satanisme qui fait l’objet d’une attention toute particulière des
pouvoirs publics à travers la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les
dérives sectaires. Il y aurait donc les religions qui s’inscrivent avec des nuances dans ces
processus de changement social et les pratiques qui, au contraire, refusent ce processus.
505
D. Hervieu-Léger, Faut-il définir la religion ? Questions préalables à la construction d'une sociologie de
la modernité religieuse, Archives des sciences sociales des religions, n° 67, 1987. pp. 11-30.
- 260 -
L’évolution des textes oblige en effet à présent à tenir compte des caractéristiques
propres de l’individu au titre desquels la religion occupe une place centrale. Un premier
examen du contentieux a essayé de systématiser l’interaction entre les prétentions de
l’individu et les normes qu’il conteste en invoquant les textes relatifs aux droits de l’homme
– il s’agissait de montrer l’existence d’un fait sociologique particulier : non seulement la
référence systématique aux droits de l’homme mais aussi la dimension religieuse de cette
expression. A présent, à l’aune du dispositif précédemment exposé sur l’émergence d’une
conception religieuse de l’homme des droits de l’homme, il est légitime de mesurer le poids
respectif de chacune des religions dans cette mutation. Nous exposerons pour cela, le cadre
général dans lequel se moulent les prétentions religieuses qui se caractérise par le
relativisme induit par la logique juridique (section 1). Nous distinguerons entre les religions
présentes dans la société française en fonction de leur poids démographique compte tenu du
fait précédemment rappelé : la démographie n’est pas neutre à partir du moment où elle
porte en elle la contestation de la culture dominante (section 2).
SECTION 1 : APPROCHE
GENERALE
:
LE RELATIVISME RELIGIEUX INDUIT
PAR LA LOGIQUE JURIDIQUE
L’abstraction propre à la règle de droit et au raisonnement juridique fait que les juges ne
distinguent pas entre les religions. Cela induit un relativisme présentant une double facette :
relativisme juridique, bien évidemment, mais également relativisme dans l’appréhension
des faits sociaux ayant pour cause une personne dont la religion est clairement identifiable.
Si liberté religieuse il y a, elle vaut indistinctement que la religion soit minoritaire ou
majoritaire, contestée ou acceptée à l’instar des jurisprudences relatives au témoin de
Jehovah506, de la secte Moon507 ou de la Scientologie508. Qui plus est, comme l’article 9 de
la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales relatif à la
liberté religieuse vise la liberté de manifester sa religion ou ses convictions (c’est nous qui
soulignons), il peut également être invoqué lorsqu’indépendamment de toute référence à
une quelconque transcendance, l’individu invoque devant le juge la cohérence des valeurs
506
CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c. Grèce, A n°260, CEDH, 30 juin 2011, Association Les Témoins de
Jéhovah c. France (8916/05).
507
Requête n°8652/79, X c. Autriche, (1981) DR26, p. 89.
508
Requête n° 7805/77, X et Eglise de Scientologie c. Suède, (1979), DR16, p. 68.
- 261 -
qui justifient qu’il conteste la norme étatique. Ce fut ainsi le cas pour des convictions
pacifistes509, athées510 ou communistes511.
Il n’y a pas eu de tentative jurisprudentielle de délimiter le champ d’application de
l’article 9 sur la base d’une conception autonome de la religion. Est seulement mis en avant
une atteinte au « for intérieur » des convictions de l’individu ou une atteinte à la possibilité
de réaliser un rite à plusieurs, cette atteinte n’étant constatable que sur la base de pratiques
établies que l’Etat chercherait à restreindre ou à connaître. Vu sous cet angle, la distinction
sociologique entre religion et idéologie n’a pas lieu d’être en droit. On ne peut toutefois
s’empêcher de penser que les juges retiennent comme pratiques religieuses la conception
propres aux religions dominantes ou pour reprendre l’expression de P. Veyne précitée,
témoignent à leur égard d’« une sympathie de principe et plus de curiosité que bien
d’autres sujets ». A titre d’illustration, les requêtes formulées par les personnes se
revendiquant du mouvement wicca n’ont pu être jugées recevables en raison des difficultés
pour les requérants de décrire leurs pratiques, le contenu de leur « religion »512. Les
religions établies servent ainsi de cadre implicite de référence et d’instrument permanent de
comparaison, démarche somme toute d’inspiration sociologique, à l’image de la
comparaison de l’idéologie communiste avec l’islam réalisée en son temps par J. Monnerot.
Les mouvements hier interdits ou, plus largement minoritaires, invoquent les droits de
l’homme pour exprimer leur identité religieuse et s’opposer ainsi aux restrictions étatiques
qui peuvent leur être opposées. Par l’appréciation des éventuelles restrictions à la liberté
religieuse en fonction des valeurs d’une société démocratique s’exprime de façon sousjacente l’idée qu’une société démocratique doit accepter même ce qui peut lui nuire en
affrontant « ouvertement la possibilité de son autodestruction » 513. Toutes les
revendications religieuses sont finalement acceptables dans une certaine mesure. Il revient
ainsi au juge de définir cet équilibre qui, compte tenu des intérêts en présence, laissera
toujours insatisfait celui dont les revendications n’auront pas été admises au titre de la
liberté religieuse.
509
Requête n°10491/83, Angelini c. Suède, (1986), DR51, p. 41.
510
Requête n°7050/75, Arrowsmith c. Royaume-Uni, (1978) DR19, p. 5
511
Requêtes n° 16311/90, 16312/90 et 16313/90, Hazar, Hazar et Acik c. Turquie, (1991) DR72, p. 200.
512
Commiss. eur. DH, X c; Royaume-Uni, req. N°7291/75, D.R. 11 (1978), p. 55.
513
C. Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, Tome III, Le Monde morcelé, Seuil, 1990, pp. 417-418.
- 262 -
En même temps, cette judiciarisation de la prétention religieuse modifie notre manière
de rendre compte des faits sociaux religieux. A un discours juridique d’apparence
sociologique neutre s’ajoute un discours sociologique qui se pare des vertus de la neutralité
juridique pour favoriser la contestation de l’ordre social. C’est le postulat sous-jacent à
toute la démarche socio-historique développée par G. Noiriel. Il incombe alors au
législateur de faire comme s’il y avait uniformité du fait social religieux et dégager une
norme générale et abstraite, comme l’illustre la loi sur les signes religieux dans l’espace
public, qui ignore délibérément la dimension politique de la revendication religieuse.
La jurisprudence subsume, autant que faire se peut, les différences pour dépolitiser les
ambivalences de l’expression de la question religieuse dans la société. La référence aux
droits de l’homme pour exprimer l’identité religieuse matérialise ici l’une des techniques
majeures du raisonnement juridique : la fiction. Peut-être sommes nous en effet en présence
avec la conception de la religion propre à la Cour européenne de « décision où l'on qualifie
les faits contrairement à la réalité pour obtenir le résultat souhaitable qui serait conforme
à l'équité, à la justice ou à l'efficacité sociale » 514. Que l’on soit clair : le raisonnement
juridique en matière de fiction porte généralement sur des techniques visant à simplifier les
raisonnements comme en matière de preuve ou à faciliter la réalisation d’opérations. Par
exemple, la notion de personne morale ou d’Etat donne corps à des entités de façon à
rendre possible les mécanismes de représentation propre à l’expression de ces organes dont
l’existence dépend de bouts de papiers. L’ordre juridique en cela est une fiction. Il revient
alors au sociologue de mettre à jour, par exemple, les intérêts qui peuvent entretenir cette
fiction515.
A l’instar du terme dispositif réhabilité par Foucault pour rendre compte des processus
de subjectivisation du pouvoir, le terme fiction a fait l’objet d’une étude récente, de prime
abord consacrée à l’art mais d’une portée plus générale pour démontrer le rôle central de ce
procédé pour rendre compte de la réalité sociale. Ainsi, l’auteur constate l’inefficacité des
cours d’éducation civique pour modifier les comportements individuels à partir du moment
où la transmission de ces règles de savoir-vivre dépend de l’environnement social et
familial516.
514
C. Perelman, Ethique et Droit, Ed. de l'Université de Bruxelles, 1985, p. 593.
515
Cf la démarche de P. Bourdieu, Sur l’État, Cours au Collège de France, 1989-1992, Raisons d’agir/Le
Seuil, 2012. Comp. dans une optique moins radicale, E. Durkheim, L’Etat, Publication posthume d’un cours
datant de 1900-1905, ed. uqac.
516
J. M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Seuil 1999, p. 127.
- 263 -
La théorie de la fiction est la version philosophique du phénomène sociologique
d’imitation conceptualisé par G. de Tarde. L’individu – Shaeffer désigne pour décrire le
processus cognitif les enfants – « s'immergent mimétiquement dans des modèles
exemplifiants : ces modèles, une fois assimilés sous forme d'unités d'imitation, de mimèmes,
peuvent être réactivés à volonté ultérieurement »517 (c’est nous qui soulignons). Mettre
l’accent sur les droits de l’homme en tant qu’homme religieux ou membre religieux renvoie
donc l’enfant au modèle de ses parents, ce qui crée un obstacle à la transmission de « la
morale laïque ». Même si les sondages expriment un recul de la religion, ce recul ne
signifie en rien une perte d’influence de celle-ci sur les comportements.
Suggérer qu’en plus la perception juridique de la religion devient également une fiction
vise alors à considérer que la judiciarisation de questions politiques par leur formulation en
termes de droits de l’homme oblige en permanence le juge, dans un premier temps, et le
législateur dans un second temps, à étendre le mode de raisonnement fondé sur l’illusion.
La démarche sociologique ici menée revient alors à essayer de dissiper l’illusion. La
différence avec les travaux qui ont pu être menés sur l’Etat, c’est que nous catégorisons
comme fiction non plus un mécanisme régulateur mais une notion supposée au fondement
de l’ensemble des autres règles de droit. En cela, un ordre juridique sans fondement, ou un
ordre dont le fondement est illusoire peut s’effondrer à tout moment car, sans cesse, devient
légitime la dénonciation de l’arbitraire.
Nous mesurons ainsi comment s’auto-entretient l’illusion sociale quant à la place de la
religion dans la société :
- le processus de diffusion des droits de l’homme repose sur les programmes scolaires ;
il n’a jamais été démontré que la finalité première de l’enseignement, l’émancipation de la
tutelle religieuse ; comme l’explique le philosophe J. Bouveresse dans le même sens, le
renforcement de l’enseignement de la philosophie et la spécificité du cursus scolaire
français n’empêchent pas que la France connaisse sur le plan politique l’expression
d’opinions d’extrême-droite similaires à celle observée dans d’autres pays européens ;
- le processus de diffusion des droits de l’homme est d’autant moins à même de modifier
la place de la religion dans la société que les textes obligent l’enseignement à renforcer
l’identité religieuse de l’individu.
S’ensuivent les conséquences suivantes :
517
Op. cit., p. 120.
- 264 -
- la socialisation par le processus pédagogique repose sur un apprentissage du
relativisme en raison de la généralisation de la démarche juridique comme démarche
interprétative et explicative des phénomènes religieux ;
- la recherche judiciaire de l’équilibre entre l’expression de la revendication religieuse et
sa prise en compte par les autorités étatiques porte en elle des modifications d’ensemble des
relations sociales, ce que la consécration des expressions minoritaires illustre parfaitement.
Si nous prenons par exemple les débats sur le statut de la scientologie, une fois consacrée
comme religion, il devient plus difficile pour l’Etat de démontrer d’éventuels abus de
faiblesse réalisés par les représentants de ce mouvement. Cela l’oblige en contrepoint à
renforcer une législation pénale beaucoup plus générale qui ne peut, formellement, se
contenter de la désignation de mouvements sectaires518. Le droit pénal est d’ailleurs
d’autant plus nécessaire qu’il devient l’arme juridique pour contrer la contestation violente
de l’arbitraire.
L’approche générale fondée sur la liberté religieuse modifie non seulement la perception
de phénomènes marginaux mais également l’équilibre d’ensemble des droits et obligations
des individus ; l’approche particulière centrée sur les religions dites « institutionnelles » en
fonction du poids démographique des religions, a fortiori, est le révélateur de la
reconfiguration d’ensemble des relations sociales contemporaines.
SECTION 2 : APPROCHE
PARTICULIERE
:
LE ROLE DES RELIGIONS EN
FONCTION DE LEUR POIDS DEMOGRAPHIQUE DANS LA DISSEMINATION DES
DROITS DE L’HOMME
Essayer de définir le rôle des religions en fonction de leur poids démographique dans le
processus de revendication de l’identité religieuse par le biais des droits de l’homme
s’inscrit dans un cadre classique, celui de la morphologie religieuse comme dimension de la
morphologie sociale. Il n’en soulève pas moins de nombreux problèmes méthodologiques
(paragraphe 1). Après avoir exposé ce cadre, nous analyserons le poids socio-
518
L’état du droit positif trouve dans un texte de 2001 son expression la plus achevée en la matière - Loi no
2001-504 du 12 juin 2001 tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires
portant atteinte aux droits de l'homme et aux libertés fondamentales, JORF n°135 du 13 juin 2001 p. 9337
commenté par J. Amar, La lutte contre les sectes, éditions Jurisclasseur Pénal, 2001. Nous pouvons
rétrospectivement constater qu’à l’époque sur ce sujet, la réflexion sur la base de la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme ne constituait pas un préalable systématique à l’étude d’un phénomène
juridique. L’accent était mis sur la dangerosité des mouvements plus que sur les droits de l’homme.
- 265 -
démographique de chacune des religions à partir de la représentation que s’en font les
institutions, dans le droit fil des principes méthodologiques précédemment définis
(paragraphe 2).
PARAGRAPHE 1 : ENJEUX DES DISCUSSIONS RELATIVES À L’APPRÉHENSION
DE LA MORPHOLOGIE RELIGIEUSE DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE
Nous reprenons ici l’une des facettes de la recherche sociologique : la nécessité de tenir
compte de la démographie des groupes religieux dans la définition des phénomènes
sociologiques et plus largement de celle du fait social.
Comme l’expliquait M. Halbwachs, « lorsqu'un groupe religieux augmente ou diminue,
s'il présente des caractères démographiques qui le distinguent des autres, quant aux
mariages, aux naissances, aux décès, son extension relative plus ou moins grande n'est pas
sans entraîner des effets directs dans la population en général et dans sa structure » 519.
Halbwachs approfondissait ainsi la notion de « substrat social » exposée par E. Durkheim
dans « les règles de la méthode sociologique » : « sans doute, il peut y avoir intérêt à
réserver le nom de morphologiques aux faits sociaux qui concernent le substrat social,
mais à condition de, ne pas perdre de vue qu'ils sont de même nature que les autres. Notre
définition comprendra donc tout le défini si nous disons : Est fait social toute manière de
faire, fixée ou non, susceptible d'exercer sur l'individu une contrainte extérieure ; ou bien
encore, qui est générale dans l'étendue d'une société donnée tout en ayant une existence
propre, indépendante de ses manifestations individuelles » 520. La religion fait ici figure de
« contrainte extérieure » au même titre d’ailleurs que la règle de droit.
Une fois ce postulat posé, la principale question de méthode porte sur l’identification du
poids démographique de chacune des religions dans la société française. Le Conseil
constitutionnel a censuré une disposition législative qui voulait introduire la possibilité de
réaliser des statistiques ethniques521. La censure a été prononcée sur le fondement de
l’article 1er de la Constitution et non sur les droits de l’homme. Elle illustre parfaitement la
différence substantielle entre une approche juridique formelle et l’enjeu d’une recherche
519
M. Halbwachs, La morphologie religieuse, 1935, ed. uqac, p. 5.
520
E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1894, ed. uqac, p. 24.
521
Conseil Constitutionnel, Décision n° 2007-557 DC du 15 novembre 2007 : « Considérant que, si les
traitements nécessaires à la conduite d'études sur la mesure de la diversité des origines des personnes, de la
discrimination et de l'intégration peuvent porter sur des données objectives, ils ne sauraient, sans
méconnaître le principe énoncé par l'article 1er de la Constitution, reposer sur l'origine ethnique ou la
race ».
- 266 -
sociologique. Elle témoigne du hiatus sur lequel se situe le présent travail : quand bien
même il est fait état de l’existence de communautés, il n’est juridiquement pas possible de
consacrer formellement cette dimension sociologique sans mettre fin à la logique formelle
qui structure l’ordre juridique dit républicain par opposition à un ordre juridique
confessionnel ou communautariste. A titre d’illustration, et dans le prolongement des
discussions sur les juifs dans la Révolution française, les débats récurrents sur l’éventuel
caractère antisémite d’une agression n’ont juridiquement aucun sens : les juifs ne peuvent
en tant que tels disposer d’un statut particulier qui permettrait de sanctionner
spécifiquement l’antisémitisme : dire qu’un acte est antisémite procède d’un raisonnement
sociologique qui n’a pratiquement aucun écho en droit positif522.
Cette différence de logique marquée institutionnellement par les discussions juridiques
qu’elle soulève influe sur la recherche en sciences sociales. Compte tenu en parallèle des
défiances méthodologiques soulevées en sociologie à l’égard des recherches sur l’identité
religieuse, il n’est peut-être pas surprenant que la question de la place des religions dans la
société ait été abordée de manière plus directe par des démographes523, voire des
géographes524. Nous soulignerons d’ailleurs que dès 1890, le sociologue G. Tarde dont nous
avons déjà exposé l’importance conceptuelle dans l’optique d’une recherche fondée en
partie sur la jurisprudence, dénonçait les recherches statistiques de son temps : « l'école
positiviste n'a-t-elle fait jusqu'ici que glaner quelques aperçus épars dans le champ où un
faisceau d'idées fécondes attend son moissonneur. Elle est muette ou dénigrante sur l'effet
des croyances religieuses ; il serait pourtant bien peu vraisemblable que révélé
statistiquement même, en fait de divorces, de séparations de corps ou de suicides, cet effet
fût nul ou sans nulle manifestation statistique en fait de délits » 525. Un auteur contemporain
a qualifié ce phénomène de « déni de cultures ».
Nous trouvons cette dimension à travers les débats entre démographes qui renvoient à
deux conceptions de la discipline : soit effectivement le démographe inscrit sa recherche
dans l’optique morphologique et soulève la question des implications sociales des
522
J. Amar, A la recherche de l’acte antisémite, Controverses, n°10, 2009, p. 62-67.
523
M. Tribalat, J.-E. Kaltenbach, La République et l'Islam : Entre crainte et aveuglement, Gallimard, 2002.
Nous soulignerons dans le même sens le rôle prépondérant que C. Caldwell attribue à la démographie. C.
Caldwell, Une révolution sous nos yeux : comment l'islam va transformer la France et l'Europe, Ed. du
Toucan, 2011.
524
C. Guilluy, Fractures françaises, Françoise Bourin, 2010.
525
G. Tarde, Philosophie pénale, 1890, ed. uqac, p. 60.
- 267 -
évolutions démographiques qu’il observe ; soit il affine la méthode de sa discipline pour
renforcer la scientificité de son propos de façon à discréditer les recherches menées en
fonction des origines ethniques ou religieuses526. En filigrane, à ces recherches et débats,
nous ne manquerons pas de souligner la dimension structurante de la référence à la lutte
contre les discriminations, c’est-à-dire le corollaire du poids croissant qu’a pris la référence
aux droits de l’homme à l’époque contemporaine527. Autrement dit, nous commençons à
voir émerger en France un phénomène bien connu du côté anglo-saxon : la référence à la
norme et au débat juridique conditionne, explique, voire structure les débats en sciences
sociales.
A l’aune de ces débats, il est possible d’identifier différents outils statistiques pour
mesurer le poids démographique des religions dans la société. Pour autant, ces outils même
s’ils s’inscrivent de façon plus ou moins directe dans une problématique socio-juridique528 –
la reconnaissance des droits de l’homme pris en tant qu’individu religieux et pour lequel
doivent être affinées les mesures de lutte contre les discriminations -, ne posent
qu’indirectement la question de la confrontation des règles religieuses à la norme émanant
des autorités instituées. C’est pourquoi, nous mesurerons le poids respectif de chacune des
religions dans la dissémination des droits de l’homme sur la base de documents
institutionnels.
PARAGRAPHE 2 : MÉTHODE RETENUE ET ANALYSE DU RÔLE DES
DIFFÉRENTES RELIGIONS DANS LA DISSÉMINATION DES DROITS DE L’HOMME
La référence aux documents institutionnels présente l’avantage de concilier démarche
juridique et démarche sociologique. Par la référence à l’expression institutionnelle, nous
maintenons la caractéristique de la logique juridique : la neutralité dans la description des
religions conformément au principe constitutionnel d’égalité rappelé par le Conseil
constitutionnel. La récurrence de la référence aux religions ou la classification formulée
dans le cadre d’un travail institutionnel permet en outre d’estimer que la simple description
526
M. Tribalat, «L'impossible descendance étrangère» d'Hervé Le Bras, Population, 53e année,, n°3, 1998
pp. 655-656, article par lequel l’auteur essaie de clore une polémique très violente dont la revue Populations a
été le vecteur toute l’année 1997.
527
Pour un exemple parfaitement révélateur, H. Le Bras, Quelles statistiques ethniques ?, L’Homme, 184,
2007, p. 7-24, spec. p. 7 : « Face aux discriminations, de nombreuses voix s’élèvent pour demander la
collecte de statistiques ethniques ».
528
Cf la perspective adoptée par un économiste, Y. Cusset « La discrimination et les statistiques “ethniques”
: éléments de débat », Informations sociales 4/2008, p. 108-116.
- 268 -
indifférenciée n’est plus suffisante pour expliquer les conflits contemporains. C’est donc
encore et toujours un problème de causalité : quid de l’influence des normes dans
l’identification du fait social ou de l’influence du fait social dans la création des normes.
Certes, il est toujours possible d’objecter que la construction institutionnelle est ellemême une expression arbitraire émanant des élites qu’il convient de dénoncer. Reste que
cette dénonciation s’effectue, comme nous l’avons montré, à travers le prisme des droits de
l’homme, ce qui la place dans l’impossibilité de saisir que ces mêmes droits sont le vecteur
de l’identité religieuse ou alors aboutit à justifier le relativisme religieux au nom des droits
de l’homme. Il devient alors impossible de dénoncer la violence résultant de la contestation
de l’ordre établi et de l’illusion précédemment constatée. Notre démarche causale fondée
sur les textes se veut une tentative méthodologique pour sortir de cette contradiction.
Car, et c’est la rupture contemporaine liée au cadre institutionnel des droits de l’homme
et au principe de non-discrimination, nous savons que nous masquons un fait social
religieux sous les apparats de la neutralité pour justifier des évolutions juridiques majeures.
La rédaction de la loi sur l’expression religieuse dans l’espace public ou l’évolution de la
jurisprudence en matière de financement des lieux de cultes sont deux illustrations majeures
des contradictions inhérentes à une approche « unidimensionnelle », ou approche fondée
sur les droits de l’homme : les évolutions s’effectuent sans que soient expressément
mentionnées leurs causes sous-jacentes.
C’est pourquoi, nous partirons du constat formulé par un rapport officiel sur le poids
démographique respectif de chacune des religions (1) pour expliquer comment les
individus, en fonction de leur religion contribuent à entretenir la référence aux droits de
l’homme pour justifier leurs prétentions (2).
1) LE POIDS DÉMOGRAPHIQUE DES RELIGIONS DÉFINI PAR UN RAPPORT OFFICIEL SUR
LE FINANCEMENT DES CULTES
Le rapport rendu par la Commission de réflexion juridique sur « les relations des cultes
avec les pouvoirs publics » ou rapport Machelon529, du nom du professeur de droit qui l’a
présidé porte précisément sur l’éventuelle influence de la nouvelle morphologie religieuse
de la France pour justifier une modification du droit positif. Pour cela, le rapport commence
par un état de lieux des religions en France. Il témoigne d’une prise en compte
institutionnelle de la diversité religieuse qui ne nous paraît pas avoir eu d’équivalent au
niveau des pouvoirs publics.
529
J.-P. Machelon, Les relations des cultes avec les pouvoirs publics, La documentation française, 2006.
- 269 -
Ce rapport participe classiquement d’une conception de la causalité fondée sur
l’importance des faits au regard des modifications de textes. Cela n’en contredit pas pour
autant l’approche que nous avons retenue depuis le début de cette recherche, à savoir la
prise en compte d’une causalité davantage fondée sur la détermination des faits sociaux par
l’influence de la règle de droit sur les comportements : ce rapport n’aurait pas eu lieu d’être
si ne s’était pas développée la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l’homme en faveur des droits de l’homme religieux530 ; ce rapport ignore tout le corpus de
droit international issu de la Déclaration de 1948 et par là-même, les interactions et
l’influence que ces textes peuvent exercer sur les individus. Enfin, se pose la question du
financement des lieux de culte en raison de la discrimination « historique » que subirait
l’islam par rapport au catholicisme : les chrétiens disposent de nombreuses églises, résultat
de l’histoire de France ; les musulmans, faute de cet héritage, se retrouvent dans une
position différente qu’ils contestent au nom du principe de non-discrimination. C’est toute
l’ambiguïté du propos : le fait sociologique religieux est important mais peut-être doit-on
en parallèle se poser la question suivante : si les textes n’avaient pas permis à l’individu
religieux d’exprimer judiciairement ses prétentions, ce fait aurait-il entraîné la mutation
sociale à laquelle nous assistons : une plus grande prise en compte de la religion dans un
contexte sécularisé.
La question est d’ailleurs implicitement soulevée dès le début du rapport. Il dresse avec
beaucoup de précautions stylistiques en raison de l’absence de statistiques ethniques une
estimation chiffrée du nombre de personnes susceptibles d’être rattachées à un mouvement
religieux ou anti-religieux. La démarche est cohérente : s’il faut modifier les règles de
financement, la démographie constitue le seul critère cohérent démocratique. Le rapport
distingue alors (p. 10) :
- le catholicisme : « En 2006, selon un sondage IFOP-La Croix, 65 % des Français se
déclaraient catholiques, alors qu’ils étaient, au début des années soixante-dix, plus de 80
% à le faire et 90 % en 1905. Si les catholiques pratiquants réguliers sont de moins en
moins nombreux, leur identité s’est affermie, grâce notamment aux « communautés
nouvelles » et aux mouvements charismatiques ». En d’autres termes, le recul de la religion
dominante ne signifie pas que cette religion perde de son influence dans la société ;
- L’agnosticisme progresse. Le nombre des personnes ne s’identifiant à aucune religion
(plus de 25 % des Français) augmente, en particulier chez les jeunes. Toutefois, se dire «
530
Op. prec., p. 42 : « Il convient de signaler toutefois qu’une interprétation trop rigide de l’article de la loi
de 1905 pourrait entraîner des difficultés du côté de la Cour européenne des droits de l’homme, en ce qui
concerne le principe de non-discrimination en fonction des convictions ».
- 270 -
sans religion » ne signifie pas nécessairement que l’on se sente athée ou que l’on se
désintéresse des questions dites « spirituelles ». Par ailleurs, cette tendance n’empêche pas
la progression parallèle de formes de sacralité diffuses ou sectaires.
- l’islam est, pour sa part, qualifié de « deuxième religion de France »531 ;
Viennent ensuite :
- le protestantisme, les chrétiens historiques, le judaïsme, le bouddhisme et les
mouvements religieux atypiques.
Nous ferons ici deux remarques générales :
- à partir des estimations chiffrées des religions, catholicisme mis à part, les mouvements
religieux ne concerneraient approximativement que 8 millions de personnes, ce qui est loin
de représenter une majorité de personnes tant au regard de l’ensemble de la population
française que du corps électoral. Il faut donc se rendre à l’évidence : le renouveau religieux,
quand bien même il prendrait des formes nouvelles constitue une rupture avec la
morphologie religieuse antérieure en raison de la possibilité reconnue aux individus
d’exprimer publiquement leur identité, ce qui oblige les pouvoirs publics à envisager une
modification de législation ;
- le rapport confirme par sa présentation le nouveau cadre dans lequel s’inscrit
l’expression de l’identité religieuse sur la base des droits de l’homme : il distingue entre
religion majoritaire et religions minoritaires et montre bien en cela la facette polémogène
du contentieux en termes de droits de l’homme : la contestation des manifestations de la
religion majoritaire dans la vie quotidienne et des règles qui en sont historiquement
l’émanation par les religions démographiquement minoritaires.
Ce cadre établi, il est à présent possible d’apprécier le rôle de chacune des religions
identifiées dans le processus de dissémination des droits de l’homme.
2) APPRÉCIATION
DU RÔLE RESPECTIF DE CHACUNE DES RELIGIONS DANS LE
PROCESSUS DE DISSÉMINATION DES DROITS DE L’HOMME
La distinction entre religion majoritaire et religion minoritaire s’impose à présent non
seulement en tant que constat quantifié du nombre de fidèles mais aussi en raison de la
531
Certains auteurs comme A. Besançon y voient plutôt la première religion de France : ils pondèrent la
donnée démogaphique quantitative avec la donnée qualitative du pourcentage de croyants au sein de chaque
religion.
- 271 -
prégnance contemporaine du principe de non-discrimination. En effet, le principe de nondiscrimination est le mode régulateur d’appréhension des différences de situation et de
contestation de la légitimité des distinctions établies ; il contribue donc à favoriser le
relativisme religieux non plus uniquement pour les mouvements perçus comme extrémistes
mais aussi entre les religions établies bénéficiant d’une forte assise démographique. En
cela, la distinction entre religion majoritaire et religion minoritaire permet d’identifier les
religions qui portent en elles une forte logique contentieuse et par là-même trouvent dans
les droits de l’homme un mode d’expression favorable à leurs revendications.
Cette distinction nous paraît également présenter un caractère cardinal d’un point de vue
méthodologique. La recherche de neutralité dans l’emploi de la terminologie juridique et
l’absence de définition du terme religion rendent difficiles une démarche de
quantification similaire à celle menée pour identifier cette dimension du fait social
religieux. En outre, cette démarche est malaisée à mener dans le cas présent en raison de la
mention de l’agnosticisme au titre des courants religieux représentés en France –
l’agnosticisme ne revendique pas d’église et recouvre une réalité non uniforme, ce qui rend
difficile de quantifier un contentieux et de le rattacher globalement à ce courant. Nous
sommes donc obligés de partir du constat démographique précédemment cité pour définir le
rôle des religions dans la dissémination contemporaine des droits de l’homme.
Si changement il y a, il procède du cadre juridique, en raison de l’influence des textes
sur les comportements, conformément à l’angle de recherche retenu, et du fait d’un
changement démographique de la morphologie religieuse. Compte tenu cependant de
l’antériorité des textes invoqués, Déclaration universelle de 1948 avec son prolongement
régional, la Convention européenne de 1950, ce mouvement de contestation de la religion
majoritaire par les religions démographiquement minoritaires n’a peut-être pu se
développer que parce qu’il a trouvé un terreau favorable à sa croissance. C’est ce que nous
montrerons en distinguant l’influence de l’agnosticisme (a), du catholicisme (b), de l’islam
(c), des autres religions (d) et du judaïsme (e) dans le processus de référence aux droits de
l’homme.
Préalablement, nous rappellerons que la globalisation en fonction de la croyance
religieuse est une conséquence tant de la perception institutionnelle que de l’émergence
d’un droit des minorités. Il est cependant bien évident, sans que nous ayons à le rappeler à
toutes les étapes, que les comportements individuels peuvent différer de celui exprimé lors
d’un contentieux. Paradoxe suprême de la référence aux droits de l’homme à notre époque :
un pratiquant se prévaut des droits de l’homme devant les tribunaux, ce qui conduit à
opposer la religion à laquelle il appartient indépendamment des nuances et des courants qui
peuvent s’exprimer en son sein.
a) L’influence de l’agnosticisme
- 272 -
Assimiler indirectement l’agnosticisme à un culte découle de la neutralité de principe
posé tant par la règle de laïcité que par la jurisprudence rendue sur le fondement de l’article
9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales.
Le poids reconnu à l’agnosticisme, mentionné en deuxième position dans le rapport
Machelon, permet d’expliquer qu’au titre des droits de l’homme soient à présent soutenus
le principe du mariage homosexuel ou l’euthanasie. Dans un cas comme dans l’autre, nous
sommes en présence de réglementation émanant des conceptions religieuses de la famille et
de la vie. Faute d’adhérer à ces conceptions, il est logique que les personnes estimant ne
plus être liées comme avant à une Eglise soient favorables à ce que ces réglementations
soient modifiées532. « Ainsi la normativité ambiante, consacrée au niveau d’une raison
publique libérale, constitutivement agnostique, impose-t-elle une « tolérance répressive » à
l’égard de pratiques renvoyant une image de l’humanité, que d’aucuns ressentent comme
dégradante, presque insupportable. Il s’agit surtout de gestes ou d’actions touchant
directement au rapport de la personne à elle-même. Mais il peut même s’agir d’activités
impliquant un rapport aux animaux, rapports pourtant légaux, mais estimés barbares ou
inutilement cruels, ou attentatoires à une harmonie naturelle » 533. L’agnosticisme oppose à
l’homme religieux des droits de l’homme la seule figure de l’homme qui souffre,
contribuant par là-même à dévaloriser d’autant la règle en posant pour corollaire la
reconnaissance des droits de l’animal.
Ce cadre général contribue à modifier l’influence du catholicisme dans la société
française en dépit de son poids démographique.
b) L’influence du catholicisme
Historiquement, nombre de réglementations aujourd’hui contestées sont la résultante du
poids que le catholicisme a exercé sur la société française.
Cette inspiration religieuse de nombreuses réglementations permet d’expliquer pourquoi,
sauf exceptions, les catholiques pratiquants n’ont aucun intérêt à contester la norme
532
Cf M. Barthélemy, G. Michelat, Dimensions de la laïcité dans la France d'aujourd'hui, Revue française de
science politique, n°57, 2007, p. 649-698, spéc. 690 : « La plus forte adhésion à la laïcité considérée sous ses
deux facettes, à la fois républicaine et séparatiste, demeure une affaire d’irréligion et d’athéisme, voire
d’hostilité à la religion ».
533
J.-M. Ferry, Expérience religieuse et raison publique, Revue d'éthique et de théologie morale, n°252,
2008, p. 29-68, spec. p. 38.
- 273 -
dominante puisqu’elle est bien souvent le reflet de leur conception du monde. Comme
l’écrit un auteur à propos des différences de traitement médiatique dont font l’objet les
religions, « on se moque plus facilement de ceux qui ont été en position de force pendant
longtemps, plutôt que des minorités qui en leur temps ont souffert parfois durement »534.
L’intérêt à agir propre à la procédure se confond ici avec l’intérêt pratique. A la limite, les
catholiques ne sauraient même se plaindre de faire l’objet de discriminations535.
Il est vrai qu’en tant que majoritaires, les catholiques ne peuvent bénéficier du
basculement progressif des droits de l’homme vers les droits de l’homme membre d’une
minorité. Ce basculement se traduit par un conflit entre les deux conceptions précédemment
identifiées des droits de l’homme : celle de 1789 et celle de 1948 : les droits de l’homme de
1789 dont on a pu souligner leur adéquation avec le christianisme en raison de
l’homogénéité religieuse de la population lors de leur promulgation deviennent le nouveau
fondement de la réglementation contemporaine de l’espace public ou du mariage ; il est peu
probable que les Révolutionnaires de 1789 aient un jour pensé que ces textes joueraient un
tel rôle, déjà qu’ils avaient du mal à envisager une traduction juridique contentieuse du
texte de 1789. Les droits de l’homme version 1789 permettent ainsi de « défendre la
société », pour reprendre une expression de M. Foucault contre l’infiltration des valeurs
étrangères qui prennent aujourd’hui le nom d’universalisme et sur le fondement desquels la
France est systématiquement l’objet de critiques sur le principe du fondement de nondiscrimination536.
534
P. de Charentenay « Médias », Études n°414, 2011, p. 538-539, spéc. p. 539.
535
La discussion sur l’éventuelle discrimination à l’égard des catholiques pratiquants est semblable à celle
menée à propos de l’existence d’un « racisme anti-blanc ». Cf M. Kokoreff « La banalisation raciale. À
propos du racisme « anti-blancs » », Mouvements, n° 41, 2005, p. 127-135.
536
Nous détournons ici la perspective de M. Foucault sur la base du conflit de normes résultant des points de
vue distincts adoptés par la Déclaration de 1789 et celle de 1948 : M. Foucault, Il faut défendre la société, in
Dits et Ecrits, T. III, Gallimard, 1994, texte n°187 : « Le sujet qui parle dans ce discours ne peut occuper la
position du juriste ou du philosophe, c'est-à-dire la position du sujet universel. Dans cette lutte générale dont
il parle, il est forcément d'un côté ou de l'autre; il est dans la bataille, il a des adversaires, il se bat pour une
victoire. Sans doute, il cherche à faire valoir le droit; mais c'est de son droit qu'il s'agit -droit singulier
marqué par un rapport de conquête, de domination ou d'ancienneté: droits de la race, droits des invasions
triomphantes ou des occupations millénaires. Et s'il parle aussi de la vérité, c'est de cette vérité perspective et
stratégique qui lui permet de remporter la victoire. On a donc là un discours politique et historique qui
prétend à la vérité et au droit,mais en s'excluant lui-même et explicitement de l'universalité juridicophilosophique ».
- 274 -
Les exceptions du côté catholique concernent les mouvements minoritaires ou
scissionnistes comme ceux désignés par le terme d’intégristes. Par définition, ils bénéficient
pleinement du mouvement de relativisme religieux qu’invoquent les églises jusqu’à
maintenant considérées comme suspectes. Qui plus est, ils incarnent la persistance des
luttes au sein de la société française de la contestation historique des mesures étatiques par
l’Eglise. On comprend dans ce contexte que la mise sur le même pied de toutes les Eglises
au sein du catholicisme par le droit positif mais surtout la possibilité pour ceux qui étaient
en marge d’exprimer publiquement au nom des droits de l’homme leur identité favorise les
tendances unitaires au sein de l’Eglise catholique. La radicalisation de l’Eglise catholique,
ou pour reprendre la terminologie consacrée, le renouveau conservateur voire
charismatique, est le moyen dont dispose celle-ci de renoncer en apparence à sa position de
majoritaire pour adopter une posture de minoritaires et bénéficier des mêmes droits que les
autres religions dont le poids démographique est moindre.
Dans la dynamique religion majoritaire-religion minoritaire, une place à part doit être
réservée à l’islam.
c) L’influence de l’islam
L’islam est démographiquement la deuxième religion en France. Ce constat se double
d’une progression tant qualitative que quantitative537.
Cette religion bénéficie d’un triple point de vue de sa position de minoritaire : il y a
bien évidemment la dimension démographique ; il y a ensuite les phénomènes migratoires
et la rédaction favorable des textes internationaux à la protection de la religion des migrants
contre les démarches de l’Etat d’accueil ; il y a enfin le fait que ce statut de minoritaire qui,
dans la logique des textes, favorise les discriminations se double de celui « d’indigènes de
la République » dont nombre des adeptes de cette religion peuvent se prévaloir538 . Si nous
ajoutons dans le même mouvement les discours et textes sur le passé esclavagiste de la
France, nous disposons d’une population mieux éduquées que la génération précédente à
même de se poser en victimes permanentes de la société française et donc de la religion
majoritaire539, ce que confirment parfaitement les enquêtes statistiques540.
537
Cf M. Tribalat, Le nombre de musulmans en France : qu’en sait-on ?, in Y. C. Zarka (dir.), L’ islam en
France (Cités hors série, mars 2004)
538
Cf O. Pétré-Grenouilleau, Les identités traumatiques, Le Débat, n° 136, 2005, p. 93-107 qui évoque
« l’intrusion d’arguments islamistes » dans le Manifeste des indigènes de la République mais ne les cite pas.
539
Id.
- 275 -
Plusieurs facteurs permettent en outre de voir dans l’islam une religion parfaitement en
phase avec la logique instillée par la Déclaration universelle de 1948. Premièrement, de
nombreux pays musulmans disposent d’un droit de la nationalité qui accorde une place
prépondérante à la religion : l’islam facilite ainsi le basculement d’une approche nationale à
un critère religieux pour identifier l’individu semblable à celui déjà présent dans les textes
précédemment étudiés541. C’est pourquoi, lors du débat durant la campagne pour l’élection
du président en 2012 relatif à la remise en cause du principe de double nationalité, les
parlementaires visaient, implicitement et uniquement les personnes relevant de ces pays542.
Deuxièmement, l’islam présente un corpus cohérent de principes qui ne sont pas
compatibles avec les réglementations d’inspiration catholique à l’instar de celles sur le
calendrier, la nourriture ou les vêtements. Les musulmans pratiquants disposent donc d’un
intérêt à agir et peuvent estimer que ces textes favorisent les discriminations à leur
encontre. Troisièmement, les débats internationaux au sein des Nations Unies sur
l’islamophobie émanent principalement d’initiatives de l’Organisation de la Communauté
islamique dont l’argumentation repose sur les principes de 1948 pour contester ceux de
1789. Il y a ici une interaction permanente entre les normes et les individus que la diffusion
médiatique auto-entretient. En même temps, le décalage entre les processus cognitifs
propres à l’enseignement scolaire et ceux résultant de l’influence du milieu familial n’en est
que plus grand : les changements de diffusion des modes d’information et la réception
satellitaire contribuent grandement à accroître l’incompréhension. Quatrièmement, la
logique universelle de l’islam liée à sa dimension prosélyte permet également à cette
religion de se fondre dans la dynamique de ce qu’il est convenu la mondialisation et de lui
proposer un modèle complet de substitution comme en témoigne le développement de la
540
C. Beauchemin, C. Hamel, M. Lesné, P. Simon, Les discriminations : une question de minorités visibles,
Populations et sociétés, n°466, 2010, p. 2 « Dans presque tous les groupes fortement affectés par les
discriminations, les fils et filles d’immigrés rapportent plus de discriminations que les immigrés eux-mêmes.
L’écart est particulièrement fort pour les fils ou filles d’immigrés algériens, turcs, et originaires d’Asie du
Sud-Est. Nés et socialisés en France, ils ont sans doute plus souvent tendance à interpréter en termes de
discriminations des traitements défavorables, auxquels les immigrés se montrent plus résignés du fait de leur
statut et de leur histoire ».
541
Cf pour une illustration, Séverine Labat, Les binationaux franco-algériens : un nouveau rapport entre
nationalité et territorialité, Critique internationale, n° 56, 2012, p. 77-94.
542
Cf la critique des positions adoptées durant ce débat par H. Fulchiron, Dalloz, 2011 p. 1915, La nationalité
française entre identité et appartenance, (réflexions sur la loi n° 2011-672 du 16 juin 2011 relative à
l'immigration, à l'intégration et à la nationalité)
- 276 -
finance islamique. Formellement, la conciliation entre droits universels et religion est
matérialisée par la Charte arabe des droits de l’homme.
Autrement dit, indépendamment de toute considération sur la nature belliqueuse de
l’islam dont on trouve des traces en sociologie dès l’émergence de cette discipline dans les
travaux de G. Le Bon543, l’islam présente les particularités adéquates pour se développer et
s’étendre en Europe. Le conflit prend toutefois une nature particulière en France compte
tenu du principe de laïcité. Il connaît des variantes similaires dans les autres pays européens
au regard de la distinction religion majoritaire-religion minoritaire. Sa dimension
globalisante pourrait alors correspondre à la réalisation d’un projet idéologique dont les
fondements se trouveraient dans les écrits de dignitaires religieux impliqués dans des
mouvements politiques.
Nous ne sommes pas en mesure, dans le cadre du présent travail d’apprécier la
pertinence de cette vision d’ensemble. Ce qui est sûr, c’est que nous assistons à une
mutation d’ensemble des relations sociales sur la base d’arguments typiquement ancrés
dans le droit occidental résultant de l’après-seconde guerre mondiale544. Pour autant, si la
réalisation de ce projet idéologique se manifeste par différentes actions politiques, il n’est
pas certain que les individus qui ont été amenés à s’expliquer devant les tribunaux avaient
une claire conscience des buts qu’ils défendaient hormis leur intérêt personnel. La
dimension idéologique de l’approche contentieuse ne s’est donc, à notre avis, formalisée
qu’une fois certaines décisions judiciaires favorables rendues. Elle procède de la
médiatisation des affaires dans lesquelles sont contestées les normes inspirées de la religion
majoritaire. Cette médiatisation est d’autant plus forte qu’elle porte finalement sur des
manifestations de l’homogénéité culturelle antérieure de la population française. Si
idéologie il y a, avec toutes les nuances et précautions stylistiques que nécessite le recours à
ce terme545, elle s’inscrit pleinement dans le phénomène de propagation propre à la
jurisprudence européenne dans un contexte de circulation généralisée de l’information.
Comparativement, les autres religions, mêmes minoritaires, jouent un rôle moindre.
Nous réserverons toutefois un traitement à part au judaïsme.
d) L’influence des autres religions
543
G. Le Bon, La civilisation des arabes, 1884, ed. uqac.
544
Cf C. Caldwell, op. cit.
545
Cf P. Veyne, « L’idéologie existe-t-elle ? » op. cit. p. 195-215.
- 277 -
Au titre des autres religions, sont identifiés le protestantisme, les chrétiens orthodoxes le protestantisme, les chrétiens historiques, le judaïsme, le bouddhisme et les mouvements
religieux atypiques.
Hormis le judaïsme, sur lequel nous reviendrons, les tenants des autres courants ne
paraissent pas se distinguer particulièrement dans l’invocation des droits de l’homme pour
revendiquer leur identité religieuse. Il est vrai que les protestants, comme les chrétiens
historiques, - coptes, maronites, orthodoxes -, même s’ils sont démographiquement
minoritaires peuvent, en dépit des différences qui structurent leur mouvement, être
grossièrement assimilés à des catholiques sur le plan des valeurs dominantes et des
réglementations qui en découlent.
Pour les bouddhistes, il est difficile de considérer que ce corps de pensée puisse justifier
une contestation de la norme étatique. Les bouddhistes ne sont pas hors-droit mais a-droit,
ce qui n’exclut cependant pas qu’ils soient concernés par les règles à partir du moment où
ils créent des institutions pour collecter des sommes d’argent. Selon le rapport Machelon, la
majorité des pratiquants de cette religion serait d’origine étrangère. A la différence
toutefois de l’islam, tant la faiblesse démographique que la nature des rites permettent
d’estimer que cette religion est absente du processus de dissémination de l’identité
religieuse par le biais des droits de l’homme.
Quant aux mouvements religieux atypiques, comme les Témoins de Jehovah, nous avons
déjà montré que les personnes se réclamant de ce mouvement ont pleinement eu recours
aux dispositions de la Cour européenne des droits de l’homme afin d’obtenir une
reconnaissance institutionnelle. Il n’y a pas eu, en revanche, la question de l’objection de
conscience mise à part, de contestation profonde de l’ordre établi au nom de la religion. Les
liens spirituels que ce courant entretient avec le catholicisme permet de le ranger lui aussi
du côté des tenants de la religion majoritaire.
Dans cette perspective, l’émergence de l’islam dans la sphère publique atteste tout à la
fois de la modification de la morphologie religieuse de la France et de la particularité de
cette religion si on la compare aux différents courants qui, bouddhisme mis à part, d’une
manière ou d’une autre, se rattachent au christianisme.
Le judaïsme n’en constitue pas moins un cas de figure distinct dans le panorama dressé.
e) L’influence du judaïsme
Voici le constat dressé par le rapport Machelon sur le judaïsme et la manière dont il est
distingué des autres religions : « Le judaïsme a traversé une indéniable période
d’expansion. Il compte environ 600 000 personnes qui sont, pour une notable majorité,
d’origine séfarade à la suite de l’arrivée en métropole des juifs d’Afrique du Nord dans les
- 278 -
années soixante. Un fort mouvement de renouveau de l’identité, des études et de la pratique
marque le judaïsme français » 546. Même s’il est minoritaire, le judaïsme n’est cependant
pas réductible aux autres courants religieux et souffre d’une assimilation contestable à
l’islam. Il reste aujourd’hui comme en 1789 ou en 1948 le révélateur des tensions
contemporaines.
Par rapport aux autres courants plus ou moins d’inspiration chrétienne et en accord avec
la religion majoritaire, la pratique juive renvoie à des règles qui, au contraire, vont à
l’encontre des normes dominantes. Il en va du calendrier, des problèmes de nourriture et
d’abattage rituel, du rite de la circoncision ou, dans une certaine mesure également de
l’habillement. Il peut donc y avoir logiquement une contestation de la norme étatique sur le
fondement des droits de l’homme pour faciliter l’expression de l’identité juive. D’ailleurs,
l’antériorité historique de la présence juive sur le territoire français permet d’expliquer
pourquoi certaines questions récurrentes comme celles relatives au conflit entre les dates
d’examen universitaires et les fêtes religieuses ou le respect du chabbat ont d’abord été
posées par des juifs pour être ensuite reformulées par des musulmans.
L’identité de problèmes que rencontre le pratiquant juif avec le pratiquant musulman ne
doit cependant pas conduire à mettre systématiquement les deux religions sur le même plan.
Première différence de nature et non de degré, les données historiques et
démographiques ne sont pas les mêmes. La présence du judaïsme sur le sol français n’a pas
pour origine la déconnexion entre territoire et nationalité propre au phénomène migratoire :
soit les juifs étaient français parce que présents sur le sol français depuis des siècles,
comme en témoignent les débats que suscite leur statut durant la Révolution française ; soit
les juifs étaient massivement français parce qu’ils ont été naturalisés dès l’époque de la
colonisation lorsqu’ils sont arrivés sur le sol français. En dépit de leur situation de minorité,
cette antériorité ne les a pas conduits à cumuler les arguments et les positions leur
permettant d’estimer être victime en permanence d’un processus de discrimination.
Schématiquement, les juifs s’inscrivent dans une logique d’égalité à laquelle ils sollicitent
des aménagements ; les musulmans procèdent davantage d’une logique de discrimination
afin de provoquer des changements de réglementation.
Car, deuxième différence, l’identification entre religion et nationalité, si elle est présente
à travers le principe de la loi du retour définie par l’Etat d’Israël, reste circonscrite à une
zone géographique bien précise distincte en cela de l’oumma musulmane. Faute de
dimension prosélyte, faute de projet universel, le judaïsme, à la différence de l’islam, ne
546
Rapport préc. p. 10.
- 279 -
présente pas les caractéristiques d’une religion aujourd’hui conforme au cadre juridique de
la Déclaration universelle. L’évolution de la conception des droits de l’homme depuis 1948
peut se résumer de la façon suivante : nous sommes passés d’une conception de la
Déclaration universelle qui avait pour arrière-fond le juif errant comme homme universel à
une conception qui, progressivement, semble aujourd’hui adopter pour modèle le
musulman déterritorialisé en raison des phénomènes migratoires.
Enfin, troisième différence là encore de nature et non de degré, les musulmans peuvent
se référer à la Charte arabe des droits de l’homme pour à la fois démontrer qu’ils respectent
les droits de l’homme et fonder leur hostilité au sionisme. Or, quand bien même le lien
entre religion et nationalité serait géographiquement circonscrit, il n’en existe pas moins.
Mettre sur le même plan musulmans et juifs revient d’un côté à valoriser les droits de
l’homme, de l’autre, à justifier au nom même des droits de l’homme une opposition de
principe aux valeurs de l’autre. Il y a ici une contradiction entre les textes qui oblige à
nuancer l’idée selon laquelle l’Etat français maintiendrait encore et toujours un espace
public laïcisé547.
Paradoxalement, le discours politique cherche en permanence le référent juif pour
justifier les prétentions musulmanes548. Comme s’il existait un modèle institutionnel juif
dont les musulmans pourraient s’inspirer pour réaliser leurs aspirations. Nous serions en
somme en présence d’une manifestation de la loi de l’imitation définie par G. Tarde. Le
phénomène est cependant loin d’être unilatéral : les juifs qui aujourd’hui se prétendent
victimes de discrimination s’inspirent des résultats obtenus par les musulmans dans la
revendication de leurs prétentions dans le droit fil des lois de l’imitation mises à jour par G.
Tarde. A travers les figures des juifs et musulmans, nous pouvons lire l’expression des
deux courants qui traversent les déclarations des droits de l’homme. Nous serions en
présence d’un « duel logique social », toujours pour reprendre Tarde, c’est-à-dire « dans
chacun de ces combats pris à part, dans chacun de ces faits élémentaires de la vie sociale
édités à innombrables exemplaires, les jugements ou les desseins en présence sont toujours
au nombre de deux » 549. Dans le cas présent, il y a la religion majoritaire et les religions
minoritaires tandis qu’au sein des religions minoritaires, il y a celles pouvant se rattacher au
christianisme et les autres et, au sein des autres, celle qui a intérêt à supplanter l’autre pour
547
Cf les différentes contributions dans le numéro de la Revue française de sociologie n°523, 2011.
548
Sur l’analyse du discours politique et l’assimilation malsaine des immigrés aux juifs, cf S. Trigano, La
démission de la République : Juifs et Musulmans en France, Puf, 2003.
549
G. Tarde, Les lois de l’imitation, 1895, ed. uqac, 1895, p. 115.
- 280 -
affirmer son statut de minoritaire distinct. Les poussées de violence entre les tenants de ces
deux religions sont la conséquence du duel dont Tarde définit trois voies de dénouement :
- « la suppression de l'un des deux adversaires (…) par le simple prolongement naturel
des progrès de l'autre, sans secours extérieur ni interne (…) » ; c’est la solution qui a été
adoptée à l’époque où le judaïsme correspondait à la seule religion véritablement distincte
du catholicisme sur le territoire français.
- « si le besoin de lever cette contradiction est senti avec une énergie suffisante, on
prend les armes, et la victoire a pour effet de supprimer violemment l'un des deux duellistes
( ...) ». C’est l’hypothèse de la guerre civile en raison cette fois du choc entre une religion
majoritaire et une religion minoritaire qui chercherait à imposer ses normes.
- « on voit très souvent les antagonistes réconciliés, ou l'un d'eux politiquement et
volontairement expulsé par l'intervention d'une découverte ou d'une invention nouvelle » 550
- on reconnaîtra ici la perspective offerte aux juifs de France de quitter le territoire national
pour aller s’installer en Israël et l’échec même du projet initial de 1948 de couper les juifs
d’Israël.
Bref, même si bien évidemment les juifs sont en droit de se référer aux droits de
l’homme pour fonder leurs revendications religieuses, ce type d’argumentation reflète la
difficile conciliation entre droits de l’homme et judaïsme ainsi que les tensions présentes
dans les relations entre religions minoritaires. Vouloir « sanctuariser le territoire français »
ou plus modestement « les établissements scolaires » 551 relève alors du vœu pieux qui, dans
un monde où la règle de droit est déterritorialisée, chercherait à détacher le territoire de
toute influence juridique étrangère.
Dans tous les cas de figure, quelle que soit la religion en cause et plus particulièrement
encore pour les musulmans ou les juifs, la logique des droits de l’homme entretient la
dynamique individualiste. Les institutions en la matière ne peuvent plus en aucune manière
être représentatives à partir du moment où le contentieux procède d’une logique
individuelle – c’est à présent aux institutions religieuses de prendre position sur des
questions qu’elles n’ont pas forcément souhaité aborder avec les pouvoirs publics dans un
contexte qui leur échappe complètement. L’expression de la logique propre à 1948 par
opposition à celle de 1789 rend alors obsolète les tentatives institutionnelles étatiques de
créer un islam de France sur le modèle des institutions juives.
550
Idem p. 122.
551
Expression du président N. Sarkozy dans une allocution en date du 28 mai 2009.
- 281 -
En résumé, afin d’approfondir notre compréhension du phénomène social étudié, la
référence aux droits de l’homme pour exprimer son identité religieuse, nous avons essayé
de préciser le rôle de chacune des religions dans ce processus de dissémination. Pour cela,
nous avons montré le décalage substantiel entre l’approche juridique et celle sociologique
de la religion : l’approche juridique refuse finalement de distinguer et range sous cette
dénomination tout un ensemble de pratiques au point de favoriser un véritable relativisme
en la matière. Ce relativisme se traduit concrètement par une première modification des
relations sociales : les mouvements minoritaires auparavant suspects en raison de leur
supposée dangerosité comme la scientologie ou les Témoins de Jehovah deviennent des
éléments intégrés dans le paysage social.
Ce relativisme influe également sur la perception des religions davantage
institutionnelles en raison de leur histoire. Compte tenu de la typologie esquissée pour
rendre compte des modes de contestation de la norme étatique par les requérants religieux
dans la première partie, compte tenu également du lien établi entre droits de l’homme et
religion civile précédemment exposé, nous avons estimé que, par delà la neutralité juridique
apparente, il était légitime de distinguer entre une religion majoritaire et une religion
minoritaire. Tout dépend de la démographie, facteur déterminant de la morphologie
religieuse qui devient un élément d’appréciation central des institutions en raison des
implications politiques résultant des fluctuations de population.
Cette distinction entre religion majoritaire et religions minoritaires nous a permis de
fournir un cadre explicatif à l’implication de chacune des religions dans les procédures
contentieuses contemporaines. Il en ressort que le catholicisme souffre en quelque sorte de
son statut de majoritaire au point de ne pas disposer de véritable intérêt à agir pour
contester les réglementations en vigueur. Pour les religions minoritaires, en revanche, la
dimension contentieuse devient un prolongement de la pratique surtout quand celle-ci va à
l’encontre d’une norme établie.
Nous avons alors plus particulièrement distingué l’islam et le judaïsme compte tenu de
la spécificité des pratiques propres à ces religions. En dépit de la comparaison constante
dont font l’objet les pratiquants de ces deux religions, nous avons dégagé des différences
substantielles quant aux logiques qui structurent ces deux religions : si le judaïsme essaie
de s’inscrire dans la continuité de 1789, l’islam se situerait davantage dans la logique de
non-discrimination instillée par la Déclaration de 1948.
Nous aboutissons à une réalité sociale pour le moins éclatée, voire conflictuelle, en
raison d’une part d’une forte critique des normes témoignant d’une inspiration religieuse
comme celles sur le mariage ou l’interdiction de l’euthanasie et d’autre part d’une constante
affirmation des minoritaires de modifier le paysage juridique selon leurs propres critères.
Parti méthodologiquement du constat de G. Tarde sur les lois de l’imitation sur la base du
- 282 -
processus de diffusion des jurisprudences, nous avons retrouvé ici la logique duel social
que secrète la logique même de l’imitation. L’expression de la question religieuse en termes
juridiques n’est rien d’autre qu’une tentative de dés-historiciser les réglementations en
vigueur issue de l’influence directe ou indirecte de la religion majoritaire afin de substituer
un autre ordre des choses inspiré cette fois des pratiques minoritaires. Elle porte en elle une
forme de violence qui témoigne de l’illusion du processus de judiciarisation de la question
religieuse et de la négation de sa dimension politique.
- 283 -
CONCLUSION DE LA DEUXIÈME PARTIE
La présente partie avait pour objet d’analyser le fait social précédemment identifié :
d’une part, l’émergence des droits de l’homme comme norme systématique de référence sur
le plan contentieux ; d’autre part, la coïncidence entre cette modification du cadre juridique
et l’expression de l’identité religieuse en termes de droits de l’homme. En l’occurrence, la
grande rupture contemporaine se situe dans le passage de la référence aux droits de
l’homme, du discours politique et philosophique à une pratique contentieuse quotidienne.
Pour expliquer cette rupture, nous avons prolongé la démarche méthodologique
exposée : s’interroger sur l’évolution des sens des mots indépendamment de leur identité ;
réfléchir sur le rôle des institutions dans les mutations sociologiques. Pour cela, nous avons
systématisé la rupture conceptuelle que représente la Déclaration de 1948 dont la
Convention européenne de 1950 est le prolongement direct avec la Déclaration de 1789 à
partir d’une mise en perspective historique de ces textes en prenant pour fil conducteur la
situation des juifs en raison de la référence constante à cette catégorie de personnes soit
pour critiquer, soit pour justifier la logique des textes précités.
La mise en perspective historique de la Déclaration de 1789 nous a permis de montrer
deux facettes institutionnelles importantes :
- le lien entre droits de l’homme et religion procède de la conception à l’époque de la
notion de religion civile. Celle-ci n’est pas le reflet fonctionnel des croyances d’une société
mais la condition d’homogénéité culturelle de réalisation des droits de l’homme ;
- l’une des différences entre le contexte américain et le contexte français se situe
précisément, comme l’avait remarqué Tocqueville, dans le rôle et la place que chacun des
pays a décidé d’accorder aux tribunaux dans la vie quotidienne.
Nous avons ainsi un critère institutionnel pour rendre compte des différences de
traitement des situations et, notamment l’absence de référence aux droits de l’homme en
France dans le contentieux avant au minimum les années 1960.
Comparativement, la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 utilise un
langage commun pour soutenir une logique radicalement différente : l’individu peut
également être un individu religieux ; la nationalité n’a plus vocation à être liée à la
citoyenneté. Ce texte marque le passage d’une conception politique de la question
religieuse à une conception juridique.
- 284 -
Cette évolution constitue à notre avis une véritable rupture : le principe d’égalité se
dédouble en principe de non-discrimination tandis que la formulation juridique des
questions politiques fait émerger une conception nouvelle de la religion civile comme
religion majoritaire en recherche d’équilibre avec les autres religions minoritaires.
Conformément au choix méthodologique retenu à partir des recherches de E. Durkheim
dans « De la division du travail », nous avons établi une corrélation entre l’augmentation de
la référence aux droits de l’homme par le prisme contentieux, l’invocation permanente du
principe de non-discrimination et l’accroissement du droit pénal dans notre société
contemporaine. Nous serions donc en présence d’une mutation profonde distincte en cela
d’une simple réaction sécuritaire.
Dans ce cadre, compte tenu non seulement de la radicale nouveauté introduite par la
Déclaration universelle de 1948 mais aussi du contexte historique dans lequel la référence
aux droits de l’homme s’est imposée comme une norme contentieuse, nous avons essayé de
dégager des causes structurelles pour expliquer cette évolution. Pour cela, nous avons
écarté l’hypothèse d’une instrumentalisation du droit par une catégorie d’individus en
raison du fait que la logique contentieuse consiste précisément pour le requérant à utiliser
les textes en vigueur pour obtenir le résultat qu’il souhaite. Nous avons retenu, sans pour
autant prétendre à l’exhaustivité et dans une logique structurale moins centrée sur le
contexte historique, deux causes majeures :
- l’évolution du niveau d’éducation des populations, ce qui permet d’expliquer comment
nous sommes passés d’une référence aux droits de l’homme quasi-philosophique dénuée de
toute portée contentieuse et porteuse de nombreux contresens historiques à une référence
juridique quotidienne ;
- les phénomènes migratoires en ce qu’ils sont d’une part une atteinte à la condition
initiale d’homogénéité des populations pour que les droits puissent se réaliser et, d’autre
part, en ce qu’ils contribuent à alimenter la dynamique de la Déclaration universelle de
1948 en accentuant la dissociation entre nationalité et citoyenneté.
Par interaction permanente, les populations migrantes disposent de droits que les
populations originellement présentes sont dans l’obligation de leur reconnaître. Mis à part
le fait que les phénomènes migratoires n’ont cessé de croître au cours des dernières années,
ceux-ci se réalisent dans un contexte juridique propice à la contestation des normes établies.
L’antériorité du texte de 1948, de la logique qui le sous-tend permet de soutenir que les
règles ont contribué à alimenter la contestation et la création d’autres normes. Nous ne
sommes donc pas dans un processus classique d’adaptation du droit au fait. Ou plutôt, le
droit s’adapte au fait parce que les règles justifient l’engendrement d’autres règles.
- 285 -
C’est pourquoi, en dernier point, nous avons approfondi l’examen du contentieux en
matière d’identité religieuse pour essayer d’expliquer le poids de chacune des religions
dans le processus que nous avons qualifié de dissémination de droits de l’homme à partir
des thèses de J. Derrida et du lien que celui-ci a établi entre invocation des droits de
l’homme et finalement irresponsabilité. Pour paraphraser C. Bouglé en substituant droits de
l’homme aux termes idées égalitaires, « en découvrant les conditions sociologiques du
succès des idées égalitaires droits de l’homme, nous n'avons pas encore prouvé que ces
idées sont justes ; mais nous avons donné, du moins, la mesure de leur puissance » 552.
Nous sommes partis pour cela de l’approche de morphologie religieuse définie par M.
Halbwachs pour dégager, compte tenu de la mutation de la conception de la religion civile,
l’enjeu, même dans un régime laïc de distinguer la religion majoritaire des religions
minoritaires. A partir de cette distinction, nous avons pu montrer la spécificité que l’islam
joue dans le processus d’invocation des droits de l’homme pour faire valoir ses prétentions
religieuses ainsi que les dangers inhérents à l’adoption politique d’un discours fondé
implicitement sur les lois de l’imitation. Contrairement aux apparences, judaïsme et islam
renvoient à deux logiques différentes : celle de 1789 et celle de 1948. L’évolution de ces
deux religions reflète en creux les mutations de la société française.
Bien évidemment, la démonstration à partir des grands courants religieux conduit à
ignorer les nuances qui peuvent traverser chacun ainsi que les comportements et réactions
des différents pratiquants. C’est d’un côté l’ambivalence de l’approche institutionnelle
retenue – il se dégage un relativisme religieux résultant de l’approche juridique ; de l’autre,
lorsqu’un requérant se prévaut d’une norme religieuse, il englobe dans la formulation de sa
prétention tous les adeptes de sa religion.
Reste que l’identification du fait social sur la base de sa dimension juridique,
l’identification de l’expression religieuse par le prisme des droits de l’homme nous a
permis de mettre à jour une mutation d’ensemble des relations sociales autour des piliers
suivants :
- le principe de non-discrimination ;
- la pénalisation croissante des relations sociales pour maintenir l’illusion de valeurs
communes ;
- un processus de dépolitisation de la question religieuse nouveau et inédit au regard de
l’histoire des religions en France par le recours systématique à l’argumentation juridique :
552
C. Bouglé, Les idées égalitaires, Etude sociologique, 1925, ed. uqac, p. 120.
- 286 -
ce processus de dépolitisation n’est rien d’autre qu’une tentative dés-historicisation de la
place des religions en France qui masque un conflit structuralement lié à la dynamique des
lois de l’imitation identifiées par G. Tarde, dont les tenants et aboutissants ne sont pas
forcément formulés.
Parti des conceptions de Tarde sur les transformations du droit pour compléter
l’approche initiée par Durkheim des systèmes juridiques en prenant en compte la
dynamique contentieuse et jurisprudentielle, nous retrouvons cet auteur pour expliquer cette
fois la logique de duel résultant de l’expression de valeurs antagonistes. Par delà, cette
dynamique, nous voudrions essayer à présent de dégager les caractéristiques d’une société
dans laquelle les droits de l’homme servent aussi bien à contester un contrôle fiscal qu’à
faire valoir son identité religieuse. C’est tout l’enjeu de la distinction entre société du litige
et société du différend.
- 287 -
TROISIÈME
PARTIE : ESSAI DE SYSTÉMATISATION
SOCIÉTÉ DU LITIGE ET SOCIÉTÉ DU DIFFÉREND
:
A partir de l’identification d’un fait social dégagé tant d’une évolution des textes que
d’une quantification du contentieux relatif à l’expression de l’identité religieuse en termes
de droits de l’homme, nous avons montré que cette propagation des droits de l’homme que
nous avons désigné par le terme de dissémination a un impact sur l’ensemble des règles de
droit et plus particulièrement sur le droit pénal. Cette évolution du droit pénal nous a déjà
conduit à rappeler que la conception de l’anomie développée par E. Durkheim reste encore
aujourd’hui dotée d’une forte pertinence car elle pose expressément la question de
l’acculturation comme facteur contribuant à créer et maintenir cet état social.
Nous voudrions à présent systématiser les caractéristiques de la mutation d’ensemble du
droit précédemment exposée. Notre analyse se fonde sur l’hypothèse durkheimienne selon
laquelle l’analyse du droit positif est un élément central de l’analyse sociologique. Cette
hypothèse a pour corollaire que « nous pouvons (donc) être certains de trouver reflétées
dans le droit toutes les variétés essentielles de la solidarité sociale… le droit reproduit tous
ceux qui sont essentiels, et ce sont les seuls que nous ayons besoin de connaître» 553. (c’est
nous qui soulignons en raison de l’hypothèse retenue dans cette recherche de renverser les
perspectives). Pour E. Durkheim, les mœurs ne sauraient contredire le droit ; l’évolution du
droit pénal sert de révélateur d’une mutation de la solidarité dans les sociétés modernes : le
passage d’une solidarité mécanique à une solidarité organique. L’analyse du droit est
prépondérante sans que l’auteur nous permette de mesurer clairement l’interaction et la
causalité entre l’existence de la règle et la production du fait social, idée parfaitement
exprimée par l’emploi du mot « reflet ».
Notre réflexion sur la causalité et sur l’influence des normes sur les comportements nous
a conduits à élaborer une systématisation à partir des normes elles-mêmes plutôt que d’une
hypothèse sous-jacente susceptible d’expliquer la mutation observée – le reflet n’est que la
perception de l’image que l’on veut bien voir et fluctue naturellement selon les perspectives
adoptées. Cette démarche est doublement justifiée à l’aune même des présupposés
durkheimiens pour deux raisons : d’une part, la sociologie de Emile Durkheim ignore la
dynamique juridique résultant du contentieux et de l’appropriation des normes par les
individus ; d’autre part, l’analyse proposée reste tributaire de son époque : l’auteur écarte
553
E. Durkheim, De la division du travail social, 1894, ed. uqac, p. 55.
- 288 -
par principe l’organisation internationale et limite la qualification d’institution juridique
aux seules organisations nationales554.
Or, il n’est plus possible de maintenir à l’écart de la production du fait social les
organisations internationales. Si changement social il y a, c’est précisément parce qu’il y a
eu extension à l’international d’une logique politique auparavant circonscrite au domaine
national : les droits de l’homme. Le changement peut ici être comparé à celui identifié par
K. Polanyi dans « La grande transformation, aux origines politiques et économiques de
notre temps » : « l’étalon-or fut purement et simplement une tentative pour étendre au
domaine international le système du marché intérieur » 555. L’effondrement de l’un a
entraîné l’effondrement de l’autre.
Cette extension des droits de l’homme a également correspondu à un passage d’une
conception politique à une conception juridique qui, elle-même a facilité l’identification de
l’individu à partir de sa religion. Compte tenu du fait que nous partons de textes disposant
d’une certaine ancienneté et que la logique juridique neutralise délibérément les évolutions
sociales, il est difficile d’envisager un fait social susceptible d’expliquer le processus causal
de cette évolution.
Soutenir que l’extension des droits de l’homme serait co-extensive à celle du marché à la
suite de l’effondrement du communisme correspond à une conception occidentale des
droits de l’homme : elle ignore les références religieuses présentes dans les chartes
régionales ainsi que les différences entre les religions en matière d’adoption ou de rejet des
processus de rationalité propres à l’extension du marché556.
Soutenir que nous serions en présence d’une prise de conscience de l’humanité à la suite
de catastrophes écologiques dont nous trouverions également des manifestations dans
l’expression contemporaine des préoccupations environnementales permet d’expliquer
554
Cf E. Durkheim, idem, note 1, p. 28 ed. uqac : « Nous n'avons pas à parler de l'organisation
internationale qui, par suite du caractère international du marché, se développerait nécessairement pardessus cette organisation nationale; car, seule, celle-ci peut constituer actuellement une institution juridique.
La première, dans l'état présent du droit européen, ne peut résulter que de libres arrangements conclus entre
corporations nationales ».
555
K. Polanyi, La grande transformation, Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard,
1983, préf. L. Dumont, spéc. p. 21.
556
Cf le numéro spécial de Archives de sciences sociales des religions, n°127, 2004, Max Weber, la religion
et la construction du social.
- 289 -
pourquoi nous nous référons à présent à une Déclaration dite universelle. Elle conforte en
outre la disjonction entre citoyenneté et nationalité par le qualificatif de citoyen du monde
ou de la planète. L’approche n’en reste pas moins partielle pour rendre compte de la
généralisation des droits à toutes les catégories de population tant individuelles que
collectives à l’image des enfants ou des minorités ainsi que de la diversité des contentieux
dans nos sociétés occidentales résultant de l’invocation des droits de l’homme.
Autrement dit, le contexte textuel qui s’étale sur plus de 50 ans et continue de croître ne
prend une cohérence a postériori qu’à notre époque tandis que la diversité des textes qui le
compose oblige à recourir à de multiples paramètres pour définir un fait susceptible
d’assurer la jonction entre eux. Si idéologie dominante en la matière il y a, encore faut-il en
relativiser la portée. Pour reprendre la critique radicale de P. Veyne à laquelle nous
souscrivons, « l’idéologie répond, chez les uns, au besoin incoercible de justifier et, chez
l’autre, à celui de se justifier »557. Si en plus on s’en tient à la problématique religieuse, la
situation est en outre d’autant plus paradoxale que les enquêtes sur le degré de croyances
des individus même menées à l’échelon mondial sont loin de témoigner d’une résurgence
de la religion558. Tout au moins peut-on constater que le concept d’anomie a pu servir pour
rendre compte également des relations internationales559. La logique d’auto-engendrement
des normes constitue enfin un obstacle à l’identification d’un fait d’origine internationale
dont l’identification serait susceptible de rendre compte du substrat dont le droit serait le
reflet.
L’approche retenue par E. Durkheim se concentre d’ailleurs principalement sur une
branche du droit, le droit pénal et n’aborde que de façon incidente les autres catégories de
règles juridiques. La diversité des hypothèses dans lesquelles les droits de l’homme sont
invoqués obligerait plutôt à dégager un fait social dont le caractère polymorphe réduirait
l’intérêt pratique. C’est un peu comme si la dimension « unidimensionnelle » résultant
d’une perception par le prisme des droits de l’homme la rendait irréductible à tout fait
social en raison de la tension permanente entre droit, morale et politique diffractée par cette
notion. Une interprétation trop univoque ne peut ici intervenir que sur la base d’une
confusion entre ces trois champs distincts et conforter l’auteur qui l’émet dans sa position
557
P. Veyne, Le pain et le cirque, sociologie historique d’un pluralisme politique, Seuil 1995, p. 615.
L’auteur poursuit par un long développement qui commence de la manière suivante : « cessons d’avoir à
l’esprit l’image dualiste d’un miroir ou d’un masque. »
558
Cf Sondage Gallup, 20 août 2012. 59 % de la population de la population mondiale considère que la
religion est très importante dans leur vie.
559
B. Badie, La diplomatie des droits de l’homme, Fayard, 2002, p. 317.
- 290 -
de déchiffreur de l’idéologie dominante. Nous estimons donc que ces limites générales
mais aussi propres tant à notre objet d’étude qu’au postulat de retenir comme origine
causale déterminante l’existence des textes pour expliquer les comportements, justifie que
nous limitions notre systématisation sur la base de la tension issue de la plurivocité des
droits de l’homme.
Cette plurivocité découle précisément de la mutation de questions politiques comme la
question religieuse en question juridique ainsi que de la dimension éminemment morale
d’une prétention religieuse exprimée sous le vocable droits de l’homme. Il en résulte un
changement de la perception du contentieux qui traduit une mutation sociale : le passage
d’une société du litige à une société du différend.
Les termes litige et différend sont présents dans le code civil à propos du contrat de
transaction, c’est-à-dire du contrat « par lequel les parties terminent une contestation née,
ou préviennent une contestation à naître » (article 2044). L’enjeu de ce contrat, c’est de
mettre fin au différend entre les parties, « les transactions ne règlent que les différends qui
s'y trouvent compris » (article 2048). Le différend, grâce à la transaction, ne devient pas un
litige et perd sa dimension polémogène.
Par delà ces définitions formelles, la distinction entre différend et litige procède surtout,
dans le cas présent, de la conceptualisation du philosophe J.-F. Lyotard dans son livre
intitulé « Le différend » : « à la différence d’un litige, un différend serait un cas de conflit
entre deux parties (au moins) qui ne pourrait pas être tranché équitablement faute d’une
règle de jugement applicable aux deux argumentations» 560. Le concept de différance propre
à J. Derrida nous a semblé moins pertinent561. Il présente une telle plasticité qu’en dépit de
son rattachement au processus de dissémination que nous avons emprunté à cet auteur, ce
n’est qu’accessoirement qu’il peut signifier la logique de différend. En revanche, nous
soulignerons dans la continuité de la référence à M. Foucault qui irrigue la présente
recherche, que cet auteur avait théorisé dès 1980 ce qui, maintenant, constitue une
évidence dans la pratique judiciaire : « Ce n’est pas parce qu’il y a des lois, ce n’est pas
parce que j’ai des droits que je suis habilité à me défendre ; c’est dans la mesure où je me
défends que mes droits existent et que la loi me respecte. C’est donc avant tout la
dynamique de la défense qui peut donner aux lois et aux droits une valeur pour nous
indispensable. Le droit n’est rien s’il ne prend vie dans la défense qui le provoque ; et seule
560
561
J.-F. Lyotard, Le différend, ed. Minuit, 1983, p. 9.
Cf J. Derrida, La dissémination, Seuil, 1973, p. 12 : « La différance est un mouvement productif et
conflictuel, irréductiblement disséminant, qui inscrit les contradictions sans les relever ».
- 291 -
la défense donne, valablement, force à la loi. Dans l’expression « Se défendre », le pronom
réfléchi est capital. Il s’agit en effet d’inscrire la vie, l’existence, la subjectivité et la réalité
même de l’individu dans la pratique du droit ».
Deux éléments du livre de J.-F. Lyotard justifient notre essai de systématisation sur la
base des définitions posées par cet auteur :
- l’auteur identifie la logique du différend à partir des argumentations développées
devant le juge lors du procès de R. Faurisson à la suite de la publication par celui-ci
d’ouvrages révisionnistes – nous sommes donc clairement dans une logique contentieuse à
propos d’une situation relative aux juifs, soit l’élément que nous avons caractérisé comme
étant critique et révélateur de la difficulté d’articulation des logiques sous-jacentes aux
textes relatifs aux droits de l’homme ;
- l’auteur effectue une analyse de la Déclaration de 1789 qui en révèle toute l’ambigüité
politique : « le clivage du destinateur de la Déclaration en deux entités, nation française et
être humain, correspond à l’équivocité de la phrase déclarative : elle présente un univers
philosophique et coprésente un univers historico-politique. … Désormais, on ne saura plus
si la loi ainsi déclarée est française ou humaine, si la guerre menée est de conquête ou
d’émancipation… La confusion permise par les Constituants et promise à se propager à
travers le monde historico-politique fera de tout conflit national ou international un
différend insoluble sur la légitimité de l’autorité »562 .
J.-F. Lyotard éclaire ainsi la tension permanente qui structure ce texte dans le champ
politique. Son déplacement dans le champ juridique avec, depuis 1948, l’ajout du champ
lexical de l’universel transpose à l’identique cette tension. C’est en cela que le litige devient
différend : les personnes convaincues de leur bon droit ne peuvent admettre la décision qui
les condamne. Une personne qui inscrit son action en justice dans une logique d’expression
de l’identité religieuse se réfère à un ordre transcendant peu compatible avec sa
manifestation mondaine. La société du différend, c’est un peu comme si le juge devait
trancher en permanence le conflit entre Antigone et Créon, soit la hantise de Hegel lorsqu’il
commente dans « la phénoménologie de l’esprit » la pièce de théâtre de Sophocle.
En cela, dire que le fait social identifié, la judiciarisation permanente et systématique des
droits de l’homme même en matière religieuse, est révélateur d’une mutation d’ensemble
de la société, marque l’aboutissement de notre démarche : le contentieux n’est pas le simple
reflet des évolutions sociales ; c’est le moyen d’identifier une mutation sociale dont la
judiciarisation est l’élément le plus caractéristique.
562
Idem p. 212.
- 292 -
Pour cela, nous privilégierons dans un premier temps une approche institutionnelle pour
distinguer une société du différend d’une société du litige (chapitre 1er). Dans un second
temps, nous montrerons que la tension entre homme et nation propre à la Déclaration de
1789 s’est déplacée avec la Déclaration universelle de 1948 au point d’ériger l’universel
comme cause de différend, ce qui nous amènera à exposer une approche substantielle de la
distinction entre société du litige et société du différend (chapitre 2nd). Une fois ces
distinctions établies, nous proposerons une typologie des pratiques religieuses en fonction
de la manière dont les individus perçoivent les règles institutionnelles.
A chaque fois nous évoquerons les éventuelles implications sur l’évolution du droit
positif du passage d’une société du litige à une société du différend. Cette approche ne doit
pas surprendre : elle constitue un corollaire logique de l’analyse sociologique d’un
phénomène juridique dont on trouve, peut-être l’exemple le plus éclatant chez P.
Fauconnet. Il est vrai que pour cet auteur, la réflexion sur le droit ne se réduit pas à une
simple réflexion sur son instrumentalisation ou l’arbitraire de sa mise œuvre563.
Ainsi, cet auteur démontrait que les règles en matière de responsabilité pénale
conjuguées à la nouvelle réalité sociale des groupes sociaux justifiaient que le principe de
responsabilité pénale soit étendu aux personnes morales – la réforme du droit positif sur ce
point n’interviendra qu’en 1994. Nous montrerons que l’articulation du droit dans la société
du différend a pour corollaire le nécessaire engendrement d’autres règles pour compléter le
nouvel édifice d’une société multiculturelle.
563
P. Fauconnet, La responsabilité, étude sociologique, 1928, ed. uqac, p. 315. « Nous sommes aujourd’hui
tout pénétrés de cette idée que les groupes sociaux ont une conscience, donc une personnalité et une volonté
distinctes de celles de leurs membres. Il n’y a donc aucune raison théorique pour qu’on leur refuse l’aptitude
à délinquer. Et comme, d’autre part, les associations de toute nature ont repris dans les sociétés
contemporaines un rôle important, il est de plus en plus nécessaire de reconnaître, comme contrepartie à la
liberté et aux droits toujours plus étendus que nous leur accordons, leur responsabilité pénale. Aussi un
mouvement doctrinal très important, dont on peut prévoir qu’il entraînera la jurisprudence et la législation,
s’est-il produit en Allemagne, puis en France, dans les dernières années du XIXe siècle ». (c’est nous qui
soulignons : le droit dispose d’une force créatrice qui peut anticiper des changements qui interviendront bien
plus tard).
- 293 -
CHAPITRE PREMIER : ELÉMENTS DISTINCTIFS ENTRE SOCIÉTÉ DU
LITIGE
ET
SOCIÉTÉ
DU
DIFFÉREND :
L’APPROCHE
INSTITUTIONNELLE
Nous voudrions ici exposer les caractéristiques des sociétés modernes ou « postmodernes » pour reprendre le qualificatif de J.-F. Lyotard sur la base de la distinction entre
litige et différend. En somme, la post-modernité commence quand les droits de l’homme
quittent le champ politique pour le champ juridique, perdent leur statut de « grand récit »
pour devenir des règles apparemment comme les autres. Tant que les textes étaient hors du
champ juridictionnel, ils alimentaient « le grand récit » par l’ambigüité politique susrappelée, ce qui nous renvoie au temps des prophètes décrit par l’écrivain P. Benichou ; une
fois dans le champ contentieux, ils ne sont plus que l’expression de la privatisation des
intérêts du plaignant qui se drape dans sa dignité pour justifier son action en justice et étend
les conditions d’appréciation de la recevabilité de son intérêt à agir.
Qui dit différend, dit société post-moderne, référence conceptuelle qui nous paraît plus
adéquate que celle d’ultra-modernité proposée par J.-P. Willaime. La description qu’en
donne l’auteur lui-même est d’ailleurs loin d’être d’une clarté saisissante :
« L’ultramodernité, c’est toujours la modernité, mais la modernité désenchantée,
problématisée, autorelativisée. En parlant de sécularisation de la modernité, nous
entendons désigner un processus de désacralisation de la modernité, de démythologisation
d’institutions centrales de la modernité comme le travail, le politique, la famille,
l’éducation (…) C’est donc l’hypersécularisation de l’ultramodernité qui permet un certain
retour du religieux »564. A supposer que l’on identifie l’hyper par rapport au mouvement
simple et l’ultra par rapport au modèle de base, tout cela ne permettrait d’appréhender
qu’un « certain retour du religieux », étant entendu que cela présuppose que celui-ci se fût
absenté. Paradoxalement, alors que J.-P. Willaime ne rechigne pas à citer des auteurs
habituellement classés dans la catégorie des philosophes, il ne discute pas la pertinence de
l’ultramodernité comparée à la notion de post-moderne développée par le philosophe J.-F.
Lyotard qui a le mérite d’être, à notre avis, plus facilement maniable.
Sur la base d’un critère simple – la distinction entre le litige et différend avec pour
caractéristique majeure le passage d’un texte politique dans le domaine contentieux,
564
J.-P. Willaime, La sécularisation : une exception européenne ?. Retour sur un concept et sa discussion en
sociologie des religions, Revue française de sociologie, n°47, 2006 p. 755-783, spec., p. 777.
- 294 -
l’identification de ce basculement nécessite au préalable de revenir succinctement sur la
distinction entre droit et politique en raison de précisément de la mutation de la
problématique religieuse d’une question politique en question juridique. Nous
distinguerons à ce titre la juridicisation des relations sociales de la judiciarisation des
relations individuelles (section 1). Cette mise au point effectuée, nous montrerons en quoi
la dimension contentieuse inhérente à la société du différend a pour corollaire une mutation
du rôle du droit pénal, d’un droit des situations pathogènes à un droit de résolution des
conflits quotidiens (section 2).
A chaque fois, nous essaierons de situer cette distinction entre société du litige et société
du différend à l’aune des différences dans l’analyse du lien social entre E. Durkheim et M.
Weber afin d’approfondir l’axe méthodologique choisi : le droit n’est pas uniquement le
reflet des valeurs d’une société ; il en est l’élément structurant à l’aune duquel il est
possible d’identifier une nouvelle manière d’exposer les caractéristiques des sociétés.
SECTION 1 : DE
LA JURIDICISATION DES RELATIONS SOCIALES A LA
JUDICIARISATION DES RELATIONS INDIVIDUELLES
Le passage de la société du litige à la société du différend procède du rôle nouveau
attribué aux juges pour se prononcer sur des questions dont la technicité formelle masque
en fait de vrais choix de société. C’est ce que nous voudrions décrire à travers les termes
juridicisation des relations sociales résultant de l’intervention étatique toujours plus grande
dans le quotidien et ceux de judiciarisation : le juge est le réceptacle des conflits.
Ce basculement, parce qu’il porte sur la place respective des institutions au sein de la
séparation des pouvoirs, remet au cœur du débat sociologique la difficulté de distinguer
entre droit et politique (paragraphe 1) ; il oblige également à s’interroger sur le
fonctionnement actuel de l’institution judiciaire (paragraphe 2).
PARAGRAPHE 1 : RETOUR SUR LA DISTINCTION ENTRE DROIT ET POLITIQUE
L’analyse des pratiques contentieuses a montré une évolution de la perception des textes
relatifs aux droits de l’homme par les individus, évolution que nous avons qualifiée de
mutation du domaine politique vers le domaine juridique. Cette qualification permet
d’identifier une caractéristique de la société du litige par rapport à celle du différend : la
contestation de la suprématie législative au nom de l’intérêt individuel est à présent
possible devant l’ensemble des juges, ce qui place tout juge en position de trancher une
question politique sous des habits juridiques. Autrement dit, l’émergence d’une solidarité
organique a eu pour corollaire une plus grande intervention étatique, ce que nous appelons
la juridicisation ; l’avènement d’une société du différend déplace le centre du pouvoir vers
le juge et se caractérise par une judiciarisation dans laquelle les questions de principe sont à
présent traitées par le juge. Ce changement politique, au sens fort du mot en tant que
- 295 -
rééquilibrage institutionnel, introduit des nuances importantes dans l’approche du droit et
de la politique proposée à l’origine par M. Weber et E. Durkheim.
La différence dans la perception du droit comme objet sociologique entre M. Weber et
E. Durkheim a pour corollaire une perception différente du politique. E. Durkheim, si on en
croit un auteur, réifie l’Etat « en faisant de lui l'incarnation de la seule rationalité, (…) ne
parvient plus à élaborer une sociologie du pouvoir politique » 565. L’analyse de l’Etat en
tant que tel proposée par E. Durkheim reflète précisément la confusion progressive propre à
l’époque moderne entre le domaine étatique et le domaine juridique : « Tandis qu'autrefois
l'activité militaire était presque perpétuellement en exercice, aujourd'hui la guerre est
devenue un état exceptionnel. Au contraire c'est l'activité juridique qui est devenue presque
continue. Les assemblées, les conseils où les lois s'élaborent ne vaquent, pour ainsi dire,
jamais. En tous temps on voit le volume des Codes s'enfler progressivement ; ce qui prouve
que le droit pénètre dans des sphères de la vie sociale d'où il était antérieurement absent,
et y pénètre de plus en plus profondément, soumettant à son action toutes sortes de
relations qui lui étaient soustraites. C'est ainsi que l'on a vu progressivement se constituer
le droit domestique, le droit contractuel, le droit commercial, le droit industriel, c'est-àdire (l'État) intervenir dans la vie de la famille, dans les rapports contractuels, dans les
relations économiques. Et chacun de ces codes spéciaux va de la même manière étendre
toujours plus loin son influence566 ». (c’est nous qui soulignons le mot presque pour mettre
en évidence la difficulté conceptuelle d’envisager une absorption du politique par le
juridique). Cette absorption de l’Etat par le juridique a fondé les travaux de L. Duguit,
collègue de E. Durkheim à la faculté de Bordeaux et la tentative par celui-ci de dégager une
conception objective du service public pour dépolitiser l’intervention étatique. Ces
différents travaux, cette école du service public, a illustré indirectement ce refus du
politique en traitant de façon simultanée la question du service public et celle des finances
publiques comme si ces champs universitaires n’interagissaient pas les uns sur les autres567.
Cela ne signifie pas que la politique est absente de l’œuvre de E. Durkheim ni que l’œuvre
565
P. Birnbaum, La conception durkheimienne de l'Etat : l'apolitisme des fonctionnaires, in Revue française
de sociologie, 1976, pp. 247-258, spec. p. 248-249..
566
E. Durkheim, L’Etat, 1900-1905 ?, ed mise en ligne uqac, p. 6.
567
Cf R. Hertzog, Essai sur la notion de gratuité du service public, th Strasbourg, 1972.
- 296 -
en soi n’est pas porteuse d’une conception du politique568. Tout au moins est-il possible de
soutenir que cette conception n’a pas été déterminante dans la réception de l’œuvre.
D’ailleurs, une lecture croisée de l’œuvre de L. Duguit avec celle de E. Durkheim
permet de montrer que, dans le droit fil du contexte historique de l’époque précédemment
exposé, les droits de l’homme ne sont pas considérés comme une donnée intrinsèque du
droit positif569. A l’époque, comme cela ressort de la généalogie que nous avons établie, il
est usuel de distinguer le principe d’égalité des droits de l’homme à proprement dit au point
de conduire le juriste L. Duguit à les écarter radicalement du droit positif pour privilégier
une approche en terme de droit objectif, soit le pendant de l’analyse des faits sociaux
considérés comme des choses570.
Comparativement, le droit est davantage autonomisé dans l’optique retenue par M.
Weber, ce qui permet à cet auteur d’une part de dégager une typologie des phénomènes de
domination, d’autre part de mettre l’accent sur une distinction cardinale entre droit et
politique : la légalité et la légitimité, distinction dont l’œuvre du juriste controversé C.
Schmitt atteste dans un ouvrage précisément intitulé « Légalité et légitimité » écrit en 1919
et traduit en français en 1936. En cela, si L. Duguit est le versant juridique de la sociologie
de E. Durkheim, C. Schmitt est le prolongement juridique de la sociologie de M. Weber.
Ou du moins, compte tenu des discussions savantes sur le sujet, les deux œuvres peuvent
légitimement faire l’objet d’une lecture croisée quitte à les opposer571. C. Schmitt est aussi
le juriste qui a dénoncé l’invocation des droits de l’homme dans la logique politique en
raison du danger que présentait le renforcement de la légitimité des interventions militaires
– il avait ainsi perçu l’ambivalence des droits de l’homme liée à la tension qu’ils génèrent
entre droit et morale572. L’œuvre des pères fondateurs de la sociologie moderne ne renvoie
568
Cf B. Lacroix, Durkheim et le politique, FNSP, 1981. L’importance du recours à la psychanalyse pour
rendre compte de l’œuvre et de la place qu’y occupe le politique revient à décontextualiser les débats de
l’époque dont on trouve l’expression la plus flagrante dans les ouvrages de L. Duguit. Nous renverrons une
nouvelle fois à C. Bouglé, Bilan de la sociologie française contemporaine (1935), ed. uqac pour un aperçu
des conceptions de L. Duguit et leurs liens avec la sociologie de E. Durkheim.
569
Sur les liens entre E. Durkheim et L. Duguit, cf F. Soubiran-Paillet, Juristes et sociologues français
d'après-guerre : une rencontre sans lendemain. Genèses, 41, 2000. pp. 125-142.
570
L. Duguit, L'État, le Droit objectif, la loi positive, Dalloz, 2003, préf. F. Moderne.
571
Cf C. Colliot-Thelène, Le désenchantement de l’Etat, de Hegel à Max Weber, ed. Minuit, 1992.
572
C. Schmitt, La question clé de la Société des Nations. Le passage au concept de guerre discriminatoire,
Paris, Pedone, 2009.
- 297 -
ainsi pas seulement à une manière de percevoir le droit ; elle porte en elle une conception
du politique ou plutôt, la difficulté d’autonomiser le politique par rapport au juridique. A sa
manière, Luhmann essaie de désamorcer la difficulté de distinguer politique et droit en
mettant l’accent sur la logique des systèmes juridiques et leur propension à rendre
impossible le décisionnisme anti-juridique des thèses de C. Schmitt.
Ce point rappelé, qui dit différend ne doit cependant pas être confondue avec l’extension
de « la guerre des dieux » décrite par M. Weber dans le champ juridique : « que la vie a en
elle-même un sens et qu'elle se comprend d'elle-même, elle ne connaît que le combat
éternel que les dieux se font entre eux ou, en 'évitant la métaphore, elle ne connaît que
l'incompatibilité des points de vue ultimes possibles, l'impossibilité de régler leurs conflits
et par conséquent la nécessité de se décider en faveur de l'un ou de l'autre 573». D’une part,
ce constat n’a pas forcément de conséquence pratique en matière de discussion des
valeurs574 ; d’autre part, à l’époque, M. Weber continue de se référer à une conception du
droit fondée précisément sur une logique de litige dans laquelle les avocats jouent en
quelque sorte les intercesseurs du conflit pour précisément favoriser une solution qui sera
acceptée par les deux parties faute pour elles finalement de disposer d’une arme de
contestation. A plusieurs reprises, l’auteur décrit le rôle central des avocats et des juristes
dans le processus de rationalisation qu’a connu l’Occident. Ainsi, « sans ce rationalisme
juridique on ne pourrait comprendre ni la naissance de l'absolutisme royal ni la grande
Révolution » 575. L’auteur de poursuivre : « Depuis cette époque, l'avocat moderne et la
démocratie ont partie liée » 576. Pour conclure dans une logique de litige – mais il est vrai
que la répartition des compétences entre pouvoir judiciaire et les autres pouvoirs repose
implicitement sur l’idée que le juge n’est que la bouche de la loi – « Sans nul doute il peut
573
M. Weber, Le savant et le politique, 1919, ed. uqac, p. 25.
574
Jean-Marc Tétaz, « Sens objectif ». La fondation de l’interprétation du sens de l’agir social dans une
théorie philosophique du sens, Archives de sciences sociales des religions, n°127, 2004, p. 167-197, spec. p.
180 : « Une telle éthique n’est pas une éthique qui récuserait tout choix de valeur, au profit exclusif d’un
réalisme désabusé. Ce qu’elle refuse, c’est une forme d’engagement pour laquelle la fidélité à une valeur (ce
que Weber appelle la Gesinnung) dispense de toute discussion des conséquences pragmatiques de cette
option axiologique inconditionnelle. C’est ici qu’intervient à nouveau « l’interprétation des valeurs ». Bien
qu’elle soit incapable de prescrire la valeur à laquelle l’individu doit se « vouer », elle peut éclairer son
choix en dégageant les conséquences inévitables d’une fidélité inconditionnée à telle valeur. Elle fournit ainsi
des arguments objectifs pour une discussion rationnelle sur les choix axiologiques ».
575
M. Weber, Le savant et le politique, 1919, ed. uqac, p. 42.
576
Id, p. 43.
- 298 -
faire triompher et donc « gagner » techniquement une cause dont les arguments n'ont
qu'une faible base logique et qui est par conséquent, logiquement « mauvaise », mais il est
aussi le seul à pouvoir faire triompher et donc « gagner » une cause qui se fonde sur des
arguments solides et par conséquent « bonne » en ce sens » 577.
Dans ce cadre conceptuel, nous retrouvons donc la nécessité de croiser les deux
approches pour rendre compte de l’évolution sociale contemporaine. Pas de doute en effet
du caractère utile de la perspective durkheimienne : nous assistons bien à la poursuite de la
dynamique de juridicisation de la société par le prisme des droits de l’homme – les relations
sociales s’imprègnent toujours davantage de règles de droit. La différence de taille qui
oblige à reprendre la question de la distinction entre politique et juridique, c’est que le
constat de cette juridicisation s’effectue sans que soit pris en compte la judiciarisation,
c’est-à-dire la transformation contentieuse des règles. En outre, même si le constat d’un
éclatement toujours plus grand des disciplines juridiques en fonction de leur objet reste plus
que jamais pertinent, il n’en est pas moins insuffisant pour expliquer le recours aux droits
de l’homme.
La différenciation propre à la division du travail se traduit toujours davantage par une
complexification des règles, si ce n’est que les règles désormais s’articulent autour des
droits de l’homme dans une dynamique d’autopoïèse par leur logique contentieuse et non
plus comme des excroissances du droit civil. Pour le dire autrement, la juridicisation peut
bien être liée au processus de différenciation propre à la division du travail : elle s’inscrit
dans une logique de litige car la loi, incarnation de l’intérêt général, est supposée suffisante
pour régir les intérêts en présence.
A l’inverse, le processus de judiciarisation témoigne d’une rupture avec une conception
absolue de la loi dans laquelle il est possible de contester la suprématie même du
législateur. La légitimité du droit contre la légalité de la règle pour reprendre la distinction
de M. Weber ; la légitimité des droits de l’homme contre l’autorité du législateur. Le
bouleversement contemporain dépasse toutefois la simple approche en droits subjectifs
proposée par M. Weber. L’individu n’a pas uniquement des droits dont il demande
judiciairement la reconnaissance ; il dispose d’une légitimité à s’affirmer quitte pour cela à
demander que la loi soit écartée. La religion radicalise cette demande en ce qu’elle propose
la substitution d’une norme religieuse à la norme contestée.
Pour reprendre le critère du droit identifié par A. Kojève, il y a phénomène juridique
quand un conflit donne lieu à l’intervention d’un tiers impartial et désintéressé, en
577
Ibid.
- 299 -
l’occurrence un juge. La mutation des droits de l’homme du politique en juridique signifie
que ces textes ont trouvé des juges. L’histoire institutionnelle en France n’est rien d’autre
que l’extension du nombre des juridictions susceptibles d’accueillir des prétentions
soutenant une violation des droits.
Hormis quelques cas résiduels devant le juge pénal durant la décennie 1960-1970578, le
seul juge en France susceptible de se référer à la Déclaration des droits de l’homme de 1789
était à l’origine le Conseil constitutionnel. Nous rappellerons qu’à ses débuts, cet organe
avait pour seule mission d’assurer le respect des compétences entre le pouvoir
réglementaire et le pouvoir législatif. La loi en tant qu’expression de la volonté générale
n’avait plus forcément vocation à régenter tous les domaines. Il faudra attendre 1971 pour
que cette juridiction découvre la Déclaration des droits de l’homme et le préambule de la
Constitution de 1946 pour étendre son contrôle de constitutionnalité et passer d’un contrôle
formel à un contrôle substantiel. Pour la petite histoire, à l’époque, le Conseil est saisi par
un homme classé politiquement à droite, A. Poher, président du Sénat et l’une des rares
personnes habilitées par la Constitution à soumettre une loi à l’appréciation du Conseil.
Tous les membres du Conseil ont été nommés soit par le président de la République, en
l’occurrence C. de Gaulle et ceux de l’Assemblée nationale et du Sénat – soit G.
Monnerville ou J. Chaban-Delmas. L’affaire à l’origine du revirement de jurisprudence
porte sur une restriction à la liberté d’association à la suite d’un conflit opposant J.-P. Sartre
au gouvernement après l’interdiction d’un communiqué du Front homosexuel d’action
révolutionnaire. Dans ce contexte politique tendu, aucun élément ne permettait d’anticiper
le revirement de jurisprudence. L’idéologie dominante, si tant est qu’il soit possible d’en
identifier une, se caractérise politiquement par un Parlement issu des élections post-1968
massivement en faveur du pouvoir en place et socialement par la prégnance d’idées
marxistes révolutionnaires d’inspiration maoïste dont le respect pour la règle de droit est
loin d’être une priorité579. On mesure ici l’autonomie du champ juridique par rapport aux
autres champs et la manière dont, progressivement il en arrive à conditionner la dynamique
578
Cf P Ferot, La Présomption d'innocence : essai d'interprétation historique, Th Lille, 2007, spéc. 370-395 :
cette thèse démontre que la présomption d’innocence, supposé principe cardinal de la procédure pénale, n’est
apparue dans le contentieux et dans les textes que très tardivement : ce principe commence à être
conceptualisé au début du XXème siècle pour véritablement prendre figure contentieuse après la seconde
guerre mondiale.
579
F. Martel, Le rose et le noir : les homosexuels en France depuis 1968, Le Seuil, 2000, p. 40-42.
- 300 -
des autres champs : les revirements de jurisprudence peuvent intervenir indépendamment
du cadre socio-politique dans lequel ils se manifestent580.
A partir de ce revirement, l’invocation des droits de l’homme est devenue un moyen de
censure qui s’est d’autant plus facilement étendu que la saisine de cette juridiction a été
ouverte à 60 parlementaires en 1974. Pourtant, l’évènement passe pour le moins inaperçu
dans l’écriture de l’histoire contemporaine. Nulle rubrique « Conseil constitutionnel » par
exemple dans Le dictionnaire historique de la vie politique française au XXème siècle paru
en 1995581 ; même la notice consacrée à Valery Giscard d’Estaing mentionne les principales
réformes de son septennat mais ignore ce qui, rétrospectivement, constitue l’une des causes
majeures de la mutation du droit en France. Il est vrai qu’à l’époque, la modification
constitutionnelle est adoptée « par indifférence » par les parlementaires de l’opposition
pour qui le Conseil constitutionnel reste d’abord et avant tout un organe politique582. En
2010, la loi ouvre la possibilité à tout justiciable de soulever une question prioritaire de
constitutionnalité de façon à ce qu’une loi puisse être écartée d’un litige. La réforme
constitutionnelle de 2010 s’est imposée comme une évidence ; elle constitue en même
temps un facteur majeur d’accentuation de la mutation contemporaine de la société. Elle est
le résultat d’une évolution dont la logique d’ensemble paraît rétive à toute systématisation.
Pour parler comme une sociologue au Conseil constitutionnel, « tout se passe finalement
comme si l’œuvre jurisprudentielle avait acquis sa propre dynamique, qui déroulait ses
effets indépendamment de la volonté des acteurs » 583.
L’histoire de la réception du droit communautaire en droit interne comme le phénomène
de dissémination de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
illustrerait la même dynamique. A chaque fois, des décisions dont sur le moment la portée
politique n’est pas forcément perçue ; à chaque fois, une extension des possibilités de
580
Nous écarterons ici une interprétation fonctionnaliste qui soutiendrait que les membres du Conseil
constitutionnel ont rendu une décision pour étendre leur pouvoir par rapport aux autres organes
institutionnels. C’est une interprétation a postériori qui aboutit à dé-historiciser les décisions rendues et nonsusceptible d’expliquer la manière dont elles se propagent dans tout le système juridique à une époque,
comme dans le cas présent, où les droits de l’homme sont absents du discours tant juridique que politique.
581
Dictionnaire historique de la vie politique française au XXème siècle, Sous la direction de J.-F. Sirinelli,
Puf, 1995.
582
Cf S. Berstein, P. Milza, Histoire de la France au XXème siècle de 1974 à nos jours, Complexe, 2006, p.
74.
583
D. Schnapper, Une sociologue au Conseil constitutionnel, Gallimard, 2010, p. 309.
- 301 -
saisine ; à chaque fois, jusqu’à récemment, une perception de l’histoire centrée sur le
politique alors que le cœur du débat s’est déplacé vers la formulation juridique de la
question politique584. La possibilité de déduire les solutions de l’idéologie des juges n’est
empiriquement pas validée : l’analyse sociologique a montré que les divergences politiques
des acteurs ne rentrent pas en ligne de compte dans la formulation des décisions585. Quant à
l’insertion des décisions rendues dans une logique globale, elle confirme le caractère
justificateur de l’idéologie mais en aucun cas l’expression d’une idée précise existant à un
moment donné. La sociologie du droit en tant que vérification empirique des thèses qui
peuvent être énoncées pour expliquer une tendance jurisprudentielle se heurte
automatiquement à la diversité des questions soumises et au fait que les juges n’ont pas la
maîtrise des problèmes posés586 : comme ils ne peuvent se saisir des questions qu’ils
tranchent, il n’est pas possible de parler de politique jurisprudentielle ni identifier une
cohérence d’ensemble aux solutions qu’ils peuvent adopter.
L’extension de la dynamique judiciaire est le vecteur principal du passage d’une société
du litige à une société du différend. A partir du moment où la question posée porte de façon
quasi-systématique sur les droits de l’homme, à partir du moment où elle peut être soulevée
devant n’importe quel juge, le changement institutionnel provoqué par l’institution ellemême et dont la prise de conscience est loin d’être instantanée en arrive à secréter une
mutation sociale. L’institution absorbe ses membres par delà leurs origines sociales –
politiques ou juristes pour reprendre la distinction proposée par D. Schnapper - ; elle les
conduit à fondre leurs décisions dans un continuum qui participe à la neutralisation
inhérente à la dimension juridique du contexte et de l’affaire ; elle aboutit à rendre des
décisions politiques au sens où celles-ci interviennent sur de véritables questions de
584
Pour une démonstration à partir de l’exemple canadien, J.-F. Gaudreault-Desbiens, M.-H. Beaudoin,
Changer la société par le droit ? Les vingt-cinq ans du droit constitutionnel et l'égalité entre les sexes au
Canada, Revue du droit public et de la science politique en France et à l'Étranger, n° 6, 2011, p. 1751.
585
D. Schnapper, op. cit.
586
Si les juges pouvaient s’auto-saisir, il serait alors possible d’identifier des choix antérieurs aux décisions et
décrypter une logique d’ensemble. Comme le remarque cependant M. Troper, sauf exceptions, les cours
constitutionnelles n’ont pas le pouvoir de s’auto-saisir car cela contredirait la mission juridictionnelle définie
comme le recours à un tiers impartial et désintéressé.
- 302 -
société ; elle n’est rien d’autre qu’un leurre ou une fiction587, selon la thèse proposée par J.M. Schaeffer.
Nous identifions ici une première caractéristique de la société du différend : la loi est à
présent l’objet d’un contentieux et d’une possibilité de contestation ouverte à tous les
requérants devant n’importe quelle juridiction. Tant que le contentieux constitutionnel était
limité et échappait à la dynamique des tribunaux et à la loi de l’imitation propre à la
jurisprudence, nous restions encore dans une logique de litige. A partir du moment où la
Convention européenne s’est vue reconnaître une supériorité par rapport à la loi, le litige a
commencé à muter en différend. Le différend, c’est quand le conflit ne porte plus
uniquement entre les parties en présence mais sur les règles mêmes susceptibles d’être
invoquées pour y mettre fin. Bref, tout conflit est aujourd’hui à double face.
Mais ce n’est pas tout : à partir du moment où les textes relatifs aux droits de l’homme
sont susceptibles d’être interprétés par n’importe quel juge, tout conflit porte en lui la
résolution d’une question de société, question que l’on peut qualifier de politique en ce
qu’elle concerne directement la vie dans la cité. Cette définition du politique est
volontairement générale ; elle découle schématiquement de la définition classique selon
laquelle l’homme est un animal politique ; elle tient surtout à rendre compte du fait que la
jurisprudence ne concerne plus uniquement le conflit tranché entre les parties mais toute la
société. Cette conception fondée sur l’essence du phénomène diverge en cela radicalement
de l’approche et l’interprétation proposée par M. Weber qui repose sur une séparation des
pouvoirs dans lesquels, contrairement, à l’époque actuelle, chacun occupe une fonction
clairement délimitée588.
587
Il est ici utile de comparer l’ouvrage précité avec le témoignage de P. Joxe, Cas de conscience, Labor et
Fides, 2010, spéc. p. 160. Pour cet homme politique, « c’est une question politique majeure, posant des
problèmes constitutionnels évidents, qui a reçu contre mon gré sa réponse politique, revêtue d’un costume
juridique plus ou moins élégant, mais taillé sur mesure »
588
Cf M. Weber, Le savant et le politique, 1919, ed. uqac, p. 21 : « Nous entendrons par politique l'ensemble
des efforts que l'on fait en vue de participer au pouvoir ou d'influencer la répartition du pouvoir, soit entre les
États, soit entre les divers groupes à l'intérieur d'un même État.
En gros, cette définition correspond à l'usage courant du terme. Lorsqu'on dit d'une question qu'elle est «
politique », d'un ministre ou d'un fonctionnaire qu'ils sont « politiques », ou d'une décision qu'elle a été
déterminée par la « politique », il faut entendre par là, dans le premier cas que les intérêts de la répartition,
clé la conservation ou du transfert du pouvoir sont déterminants pour répondre à cette question, dans le
second cas que ces mêmes facteurs conditionnent la sphère d'activité du fonctionnaire en question, et dans le
- 303 -
La logique propre à la jurisprudence européenne confirme cette tendance : la solution
rendue sur une affaire, même dans un autre pays, implique une modification législative.
Bien évidemment, toutes les questions de société ne présentent pas la même importance.
On comprendra toutefois que la portée symbolique des questions religieuses place celle-ci
au cœur de la logique du différend. La question religieuse oblige en effet le juge à se
prononcer sur la portée d’un symbole, ce qui dépasse par nature ses compétences. Si
idéologie il y a quant à la mise en œuvre du processus judiciaire, elle découle du fait que les
individus ont à présent compris que la dynamique juridique permet de poursuivre un
combat politique sans passer par les procédures démocratiques. Du côté des juges, en
revanche, l’identification des motivations personnelles qui sous-tendraient un jugement
peut rapidement se révéler partielle et insuffisante : rien n’empêche un jugement d’heurter
radicalement le sens commun à l’instar des relaxes dans les affaires médiatisées de viol ou
de terrorisme. Ou alors, il faudrait montrer que les raisons qui l’ont conduit à adopter un tel
jugement portent atteinte à l’impartialité du tribunal.
La juridicisation de situations toujours plus nombreuses peut classiquement être
interprétée comme le reflet d’un malaise social. Nous n’en restions pas moins dans une
logique de litige. Dans la société du litige, il est néanmoins d’usage de dire qu’une
mauvaise transaction vaut mieux qu’un bon procès. A l’inverse, la judiciarisation sur la
base des droits de l’homme avec une remise en cause potentielle de toutes les règles
adoptées caractérise la société du différend. Le procès devient la continuation du conflit par
d’autres moyens. Cette judiciarisation contribue à rapprocher le système français du
système américain : nous mesurons ici que le constat de l’unification des modes de
consommation est peut-être accessoire comparée à cette mutation institutionnelle.
Dans cette perspective, la société américaine est dès l’origine une société du différend,
une société dans laquelle les questions de droit soulèvent par leur formulation des questions
politiques. Elle peut donc indéniablement nous servir de modèle pour comprendre
l’évolution de la France. En même temps, la société américaine est également confrontée à
des phénomènes similaires à ceux identifiés en matière de dissémination des droits de
l’homme, ce qui n’en rend la logique du différend que plus forte.
Compte tenu de l’opposition entre le modèle français et le modèle américain exposé
précédemment à partir des analyses de A. de Tocqueville, le passage de la société française
dernier cas qu'ils déterminent cette décision. Tout homme qui fait de la politique aspire au pouvoir - soit
parce qu'il le considère comme un moyen an service d'autres fins, idéales ou égoïstes, soit qu'il le désire «
pour lui-même » en vue de jouir du sentiment de prestige qu'il confère ».
- 304 -
d’une société du litige à une société du différend se répercute sur l’ensemble du système
judiciaire français.
PARAGRAPHE 2 : CONSÉQUENCES SUR LE SYSTÈME JUDICIAIRE FRANÇAIS
La mutation de la fonction juridictionnelle en France rapproche sensiblement le système
français du système américain. La judiciarisation est d’ailleurs un travers dénoncé comme
étant une manifestation de « l’américanisation de la justice française » 589. Pour autant, elle
ne saurait être imputée à une simple influence médiatique des individus ; elle procède d’un
changement profond dans la perception des droits de l’homme qui place au cœur de toutes
les discussions le système judiciaire dans son intégralité. Il est donc légitime d’estimer que
les règles en vigueur quant fonctionnement de la justice ne sont plus adaptées.
La France maintient un système juridique à plusieurs niveaux dans lequel s’enchevêtrent
en permanence les compétences techniques de chacune des juridictions. A partir du
moment où chaque juge peut être amené à trancher non un litige mais un conflit formulé
question de principe, il n’est pas certain que les procédures actuelles restent satisfaisantes.
Sur le fond, le système juridique français, adéquat à une société du litige, se révèle
structuralement en crise à l’heure du différend. Les différentes juridictions sont le reflet des
diverses facettes de la juridicisation : tribunal de commerce pour le droit commerce,
tribunal de la sécurité sociale pour les litiges en la matière, tribunal administratif pour les
conflits avec l’administration….La spécialisation des droits propres à la division du travail
a pour corollaire la spécialisation des tribunaux. Il en résulte d’innombrables problèmes de
compétences entre les juridictions qui justifient que la France fasse l’objet de condamnation
pour manquement au droit de tout individu à un procès équitable, sans compter bien sûr les
éventuelles atteintes aux autres droits fondamentaux590.
589
Cf L. Cadiet, L’hypothèse de l’américanisation de la justice française, mythe et réalité, Archives de
Philosophie du droit, n°45, 2001, p. 89-115.
590
Voici comment la Cour européenne des droits de l’homme expose cette dimension financière dans un
document sur le contentieux en date de 2005 : « Si la plupart des arrêts de condamnation n’entraînent pas de
conséquences financières importantes, le coût annuel du contentieux peut augmenter très fortement pour une
année en raison d’un unique arrêt. Ainsi en 2005, le ministère de la Justice a été condamné à payer plus de
850 000 euros en application d’un seul arrêt (rendu dans l’affaire Merger et Cros, qui concernait l’inégalité
de traitement entre enfants adultérins et enfants légitimes en matière d’héritage). En comparaison, un arrêt
de constat de violation relatif à la procédure devant la Cour de cassation coûte en moyenne 1300 euros et un
- 305 -
En parallèle, l’unification autour des droits de l’homme a justifié que soit instauré en
procédure pénale un pourvoi dans « l’intérêt des droits de l’homme591 ». La doctrine estime
qu’un tel pourvoi devrait également voir le jour en matière civile592. Autrement dit, la
dynamique européenne secrète des modifications profondes du droit internes qui
contribuent à entretenir le conflit par delà un processus judiciaire déjà particulièrement
long.
Quant à la compétence nouvelle du Conseil constitutionnel, elle s’inscrit dans une
procédure lourde qui cherche à maintenir les compétences respectives de la Cour de
cassation et du Conseil d’Etat. Il y aurait donc au minimum trois Cours suprêmes à même
de créer trois types de jurisprudence distinctes et dont l’unification du droit dépendrait
finalement des solutions adoptées par la Cour européenne des droits de l’homme. Nous
mesurons ainsi que la logique du différend s’immisce judiciairement dans celle du litige ;
elle génère un coût financier indifférent aux changements politiques ; elle conduit soit à une
radicalisation des positions politiques concernant la justice, soit au contraire à dissoudre la
dimension politique des contentieux en privilégiant une approche managériale593.
En matière de recrutement des juges, hormis les juges du Conseil constitutionnel qui
font expressément l’objet d’une nomination politique, tout dépend de la nature des
juridictions. Il est usuel de distinguer les juridictions paritaires comme les conseils de
arrêt relatif à la durée d’une procédure judiciaire 7000 euros. Le chiffre indiqué ne concerne que le montant
imputé sur le budget du ministère de la justice, d’autres ministères pouvant être également concernés ».
591
Article 626-1 Code de procédure pénale : « Le réexamen d'une décision pénale définitive peut être
demandé au bénéfice de toute personne reconnue coupable d'une infraction lorsqu'il résulte d'un arrêt rendu
par la Cour européenne des droits de l'homme que la condamnation a été prononcée en violation des
dispositions de la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ou de ses
protocoles additionnels, dès lors que, par sa nature et sa gravité, la violation constatée entraîne pour le
condamné des conséquences dommageables auxquelles la " satisfaction équitable " allouée sur le fondement
de l'article 41 de la convention ne pourrait mettre un terme ».
592
Cf P.-Y. Gautier, De l’obligation pour le juge civil de réexaminer le procès après une condamnation par
la Cour européenne des droits de l’Homme, Dalloz, 2005, p. 2773.
593
C. Vigour, Justice : l'introduction d'une rationalité managériale comme euphémisation des enjeux
politiques, Droit et société n°63-64, 2006, p. 425-455. A la démonstration de l’auteur liée à la nature
institutionnelle de la justice en tant que pouvoir politique, nous ajoutons la dynamique foncièrement politique
de la logique du différend. Il nous paraît en effet insuffisant de jouer rhétoriquement sur les oppositions
universitaires entre droit, politique et management à partir du moment où, comme nous l’avons souligné, les
termes contentieux sont plurivoques et remettent en cause ses distinctions.
- 306 -
prud’hommes ou les tribunaux de commerce dans lesquels les magistrats sont désignés par
leurs pairs et les juridictions de droit commun à l’instar des tribunaux d’instance ou de
grande instance dont le recrutement des juges s’effectue par concours. La diversité des
procédures de recrutement maintient l’apparence de problèmes séparés alors que tous
renvoient en filigrane à l’inadéquation des règles actuelles avec la mutation des
contentieux :
- pour les juridictions de droit commun : la critique porte d’une part sur le fait que les
candidats recrutés par concours n’ont pas forcément conscience de la spécificité de
l’activité juridictionnelle – ils passent le concours de l’Ecole nationale de la Magistrature
dans la foulée d’autres concours aussi divers que celui de Ecole Nationale de la Santé
Publique, l’Ecole Nationale d’Administration594 ; d’autre part, la jeunesse des candidats les
rendrait peut-être peu à même à se confronter aux nouvelles questions juridicopolitiques595 ;
- pour le Conseil constitutionnel, un homme politique qui a siégé au sein de cette
institution estime que l’enjeu politique des questions soulevées implique une modification
complète du système des nominations et propose à ce titre des entretiens publics à l’image
de ce qui existe aux Etats-Unis pour la Cour suprême596.
C’est peut-être le point le plus criant : si notre système bascule vers la consécration
d’une cour suprême597, il paraît incongru de maintenir un mode de nomination
discrétionnaire dans laquelle les individus ne tirent leur légitimité que de leurs accointances
avec les personnes qui les ont nommées. Cette dynamique ressort parfaitement de
l’attention accordée, par exemple, à la personnalité des juges américains tant sur le plan
594
Cf M. Boninchi, C. Fillon, A. Lecompte, Devenir juge : Modes de recrutement et crise des vocations de
1830 à nos jours, Puf, 2008.
595
Cette critique récurrente du recrutement des magistrats doit cependant être relativisée à la lecture des
rapports de l’Ecole Nationale de Magistrature sur les recrutements extérieurs – l’idée généreuse d’ouvrir le
recrutement à des personnes plus âgées venant de milieux professionnels divers se heurte à une difficulté
insurmontable : la nécessité de maîtriser le raisonnement juridique. Le journal de l’ENM, ENM Info, la lettre
mensuelle de l’Ecole Nationale de la Magistrature, donne un très bon aperçu des différentes options
auxquelles est confrontée cette profession.
596
Cf P. Joxe, op. cit.
597
M. Guillaume, Avec la Question Prioritaire de Constitutionnalité, le Conseil constitutionnel est-il devenu
une Cour suprême ?, La Semaine Juridique Edition Générale n° 24, 11 Juin 2012, 722 : l’auteur distingue
doctement entre Cour constitutionnelle et Cour suprême.
- 307 -
médiatique que sur le plan institutionnel : tous les juges les plus importants ont droit à une
biographie, phénomène pour le moins inédit en France. Pour paraphraser M. Weber, le juge
devient une sorte d’oracle vivant du politique598.
Le processus de rapprochement entre la France et les Etats-Unis oblige en somme en
permanence à prendre maintenant pour référence ce qui a longtemps été considéré comme
un contre-exemple du point de vue français. Les juges français se sont évertués à imposer
un style particulier dans la rédaction des arrêts pour autonomiser le champ juridique et le
détacher fictionnellement des contingences politiques. Ils ont ainsi contribué
volontairement à rendre le système hermétique pour continuer le processus de
rationalisation juridique décrit par M. Weber. Ils sont à présent confrontés aux techniques
de rédaction adoptées par les juges européens typiquement inspirés du modèle anglo-saxon
et davantage adaptées à la société du différend : le jugement est accompagné des opinions
minoritaires ou dissidentes comme pour indiquer l’état transitoire de la solution rendue et
son éventuel changement au cours d’un prochain contentieux. Aussi bien le recrutement
que les pratiques judiciaires deviennent ainsi sujets à débat dans un contexte pour le moins
particulier : ceux qui sont les plus à mêmes à dénoncer l’influence de la société américaine
sur la société française sont également ceux qui ont érigé les droits de l’homme en
référence suprême au point d’entretenir le processus d’acculturation du système.
Après avoir montré que notre époque marque la formulation juridique de la question
religieuse par delà ses implications politiques, nous avons essayé de clarifier cette
distinction entre politique et juridique. Loin d’être aisée, cette question nous a conduit à
adopter un critère simple : la possibilité de se prévaloir d’un texte devant n’importe quel
juge. Nous avons alors pu exposer comment la société française était passée d’une société
du litige à une société du différend : la mutation institutionnelle a conduit à la
désacralisation de la loi comme expression de la volonté générale incontestable mais
surtout à la possibilité reconnu à tous de contester les textes en vigueur en termes de droits
de l’homme. Ce faisant, nous avons défini la première caractéristique de la société du
différend : la transformation du conflit en question de société pouvant être tranchée par
n’importe quel juge.
Cette transformation du conflit a un corollaire : un profond changement du
fonctionnement du système juridique dont la consécration de la question prioritaire de
constitutionnalité est à la fois le vecteur et le reflet. Nous avons ainsi montré que nombre de
questions techniques comme celles relatives à l’organisation des juridictions ou la rédaction
598
Cf M. Weber, Sociologie du droit, Puf, 1986, p. 132 à propos du système anglais : « Même Blackstone
qualifie encore le juge anglais d’oracle vivant ».
- 308 -
des arrêts rendus par les tribunaux matérialisent la transition d’une société du litige en une
société du différend.
Ce n’est pas un hasard si les questions prioritaires de constitutionnalité ayant eu un fort
retentissement médiatique concernent le droit pénal et le respect de la présomption
d’innocence. Dans un système juridique où les positions respectives se figent sur les droits
de l’homme, nous avons montré que le renforcement de leur protection se traduisait par une
prolifération du droit pénal. Les débats sur le respect de la présomption d’innocence599
illustrent ici la mutation du droit pénal, d’un droit régissant les situations pathogènes à un
droit de résolution des situations quotidiennes.
SECTION 2 : LE DROIT PENAL, D’UN DROIT DE SITUATIONS PATHOGENES A
UN DROIT DE RESOLUTION DES CONFLITS QUOTIDIENS
Le droit pénal est, par définition, l’expression d’un travail législatif en raison du principe
de légalité qui traduit, par le biais de l’échelle des peines pouvant être infligées à la suite
d’une infraction, la gradation que la société a effectué quant à la dangerosité du
comportement de l’individu. Cette dimension intrinsèque permet, à l’époque de E.
Durkheim comme maintenant, d’estimer que le droit pénal est le reflet des mœurs de la
société. Le constat des changements de modalités de punition constitue d’ailleurs un
élément déterminant dans l’identification du passage d’une solidarité mécanique à une
solidarité organique. Le passage d’une société du litige à une société du différend ne
modifie pas cette perspective. Il révèle en revanche un changement de perception du droit
pénal : il n’est plus le droit qui encadre la criminalité définie comme un phénomène social ;
il devient le droit par lequel les individus cherchent à résoudre leurs conflits quotidiens
précisément en raison de ses caractéristiques.
L’approche durkheimienne repose schématiquement sur une quantification des peines
pour caractériser les changements d’une société à l’aune du droit pénal et de la distinction
entre droit répressif et droit restitutif. Le passage d’une solidarité mécanique à une
solidarité organique correspond à un changement dans la nature des peines et dans le poids
grandissant du droit restitutif dans la régulation du lien social. Une critique classique
consiste à relever que le développement de la solidarité organique ne met pas forcément fin
à la solidarité mécanique, ce qui oblige à approfondir la compréhension du lien social d’un
599
Cf Cons. const., déc. 30 juill. 2010, n° 2010-14/22 QPC, « Est contraire à la présomption d'innocence et
aux droits de la défense, la garde à vue qui n'est fondée sur aucun critère de gravité des faits qui la motivent
et qui ne prévoit pas l'assistance effective de l'avocat ».
- 309 -
point de vue moins global et davantage centré sur les interactions entre les individus. La
conceptualisation proposée par E. Durkheim et prolongée dans d’autres travaux présente
ici, malgré ses limites, une différence fondamentale avec la démarche de M. Weber qui
autonomise le droit au point de ne pas différencier systématiquement le droit pénal du droit
civil : elle nous oblige à réfléchir sur la signification à accorder à la place que le droit pénal
occupe dans notre société. Nous exposerons dans cette perspective trois distinctions entre
société du litige et société du différend (paragraphe 1) pour ensuite, s’interroger sur les
liens entre société du différend et violence en raison du fait que la violence a vocation à
entraîner une réaction pénale (paragraphe 2).
PARAGRAPHE 1 : ELÉMENTS DISTINCTIFS ENTRE SOCIÉTÉ DU LITIGE ET
SOCIÉTÉ DU DIFFÉREND DU POINT DE VUE DE LA LÉGISLATION PÉNALE
Il s’agit ici de préciser pourquoi l’expansion du droit pénal dans notre société
contemporaine dont les fondements affirmés sont les droits de l’homme correspond à une
société du différend et non du litige.
En premier lieu, le lien précédemment établi entre développement de la référence aux
droits de l’homme dans le contentieux et la pénalisation croissante de la vie sociale permet
d’identifier la société du différend en raison des caractéristiques mêmes du droit pénal.
Dans une société du litige, le recours à la sanction pénale est la conséquence d’un
phénomène déviant. La dénonciation de la dérive sécuritaire repose sur la critique de
l’assimilation des problèmes sociaux à des situations de déviance nécessitant un traitement
pénal ; elle maintient donc l’illusion d’une société du litige.
Pour autant, si la sanction pénale est le corollaire de la logique des droits de l’homme et
du principe de non-discrimination, le droit pénal devient alors un autre mode de résolution
des conflits. Il est à ce titre de plus en plus fréquent que des comportements répréhensibles
puissent faire l’objet tant de sanctions civiles que de sanctions pénales. C’est le cas par
exemple des discriminations ou du harcèlement sexuel ou moral en droit du travail. Le
déplacement du contentieux civil vers le pénal est plus largement attestée par le
renforcement des garanties des individus. A titre d’illustration, l’affirmation absolue d’un
principe de droit à la vie privée du salarié dans l’entreprise contre la possibilité pour
l’employeur de disposer des informations personnelles contenues sur l’ordinateur
professionnel a justifié que le salarié soit à présent poursuivi au pénal pour abus de
confiance. Le droit pénal en tant que tel reflète peut-être les valeurs d’une société ; la
substituabilité avec la norme civile, les différents débats techniques sur la possibilité de
cumuler une action au civil et au pénal, tendent plutôt à montrer que l’expression de ces
valeurs dépend pour une large part de la manière dont les individus les perçoivent. A une
argumentation en termes de droits de l’homme succède une argumentation pénale en raison
de la force symbolique que la norme pénale continue d’incarner : le juge pénal ne se
- 310 -
prononce pas sur la validité des prétentions mais tranche entre deux qualifications
antagonistes : coupable ou victime. L’antagonisme des qualifications pénales se substitue à
l’antagonisme des thèses en présence soutenues par les parties au conflit.
En second lieu, la croissance du droit pénal s’inscrit dans la dynamique de la société du
différend en ce que celui-ci traduit l’impossibilité d’aboutir à une solution juridique
acceptable par les parties qui mettrait fin au conflit. L’exemple pris par J.-F. Lyotard pour
distinguer litige et différend, même s’il ne porte qu’indirectement sur une question
d’identité en raison du caractère antisémite de la démarche de la personne poursuivie, à
savoir le procès en responsabilité civile intenté à R. Faurisson pour ses propos
révisionnistes, illustre parfaitement cette dynamique (c’est nous qui soulignons). En
l’occurrence, l’argumentation de R. Faurisson a pour particularité de rendre la preuve civile
impossible : le simple fait qu’un déporté témoigne confirme le postulat de sa thèse : s’il
peut parler, c’est bien la preuve que les camps de concentration n’avaient pas pour finalité
de tuer tous les juifs et que les récits des survivants ne sont pas une base solide historique
pour rendre compte de ce qui s’est passé. Dès lors, dans ce genre de situations, la seule
façon de trancher un dialogue impossible revient à imposer pénalement la vérité. Or, c’est
précisément l’enjeu de l’argumentation religieuse de vouloir substituer ses prétentions à
celles existantes. Le procès pénal permet ainsi de clore l’impossible dialogue en raison de
la dangerosité de sa propagation, ce qui n’empêchera pas la personne condamnée de
s’estimer victime d’une atteinte aux droits de l’homme.
Il est certes bien évident que la facette judiciaire d’un conflit a pu prendre à travers
l’histoire récente une dimension médiatico-politique notamment en matière pénale. C’est
par exemple le cas de l’affaire Dreyfus, des procès durant la guerre d’Algérie des porteurs
de valises ou des procès relatifs à la loi anti-avortement. La dynamique n’est cependant pas
la même que celle que nous avons décrite à partir de l’exemple donné par le philosophe J.F. Lyotard. A chaque fois, l’impossibilité d’aller contre une décision de justice nécessite
une médiatisation pour aboutir à une solution politique. Nous sommes sur des cas
extrêmes ; la logique de rupture avec l’argumentation juridique classique théorisée par
l’avocat J. Verges pour dénoncer les conditions mêmes du procès reste l’exception600.
Aussi, dans tous les cas précités, le législateur change la loi, le pouvoir est à l’origine d’une
procédure spéciale, ce qui permet la clôture de l’affaire.
600
J. Verges, De la stratégie judiciaire, Minuit, 1968. « La présentation est éloquente : En matière de défense
politique, il y a toujours eu deux méthodes : les procès de connivence (Dreyfus, Challe) ou les procès de
rupture (Socrate, Jésus). Les premiers sauvaient leur tête, les seconds gagnaient leur cause; la nouveauté,
c'est qu'aujourd'hui ils peuvent en outre sauver leur tête ».
- 311 -
Comparativement, la loi sur le révisionnisme intervient en raison de l’impossibilité de
trouver une solution judiciaire satisfaisante. Elle a été adoptée avant que le contentieux ne
bascule de façon quasi-systématique dans l’invocation des droits de l’homme. Sa
contestation ou sa justification permet de montrer comment nous sommes passés d’une
argumentation propre à la société du litige à une argumentation caractéristique de la société
du différend. La dénonciation de cette loi par ses opposants au nom de la recherche
historique ou sa justification au nom des valeurs de la société renvoient à une
argumentation propre à la société du litige. La contestation contemporaine sur le fondement
des droits de l’homme illustre au contraire la dynamique du différend.
Cette loi fait ainsi aujourd’hui l’objet d’une double contestation :
- une contestation de principe sur le fondement de la liberté d’expression ;
- une contestation liée à la logique européenne du contentieux de la Cour européenne des
droits de l’homme : puisqu’il n’y a que sept pays en Europe qui ont adopté une loi contre
les thèses révisionnistes, peut-on soutenir que les condamnations prononcées sur ce
fondement soient compatibles avec « les exigences de la vie dans une société démocratique
» 601 ?
Dans la société du différend, nous partons d’un conflit qui oppose deux conceptions
radicalement antagonistes des enjeux de la solution qui peut être rendue. Le débat sur
l’avortement peut constituer ici un exemple type. Le Conseil constitutionnel a refusé de
censurer la loi sur le fondement de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme de
1789602. Les opposants ont continué de manifester leur opposition. En 1993, le législateur
adopte une norme pénale pour mettre fin au débat impossible et réprimer les manifestations
des opposants dans les hôpitaux pratiquant les avortements : le délit d’entrave à
l’interruption volontaire de grossesse. Ces conceptions antagonistes renvoient, à présent, de
façon récurrente, aux différences de logique entre la Déclaration de 1789 et celle de la
Déclaration de 1948. Faute de pouvoir arbitrer, le législateur adopte une norme pénale qui
fixe les positions à un moment donné tout en sachant parfaitement que la solution adoptée
n’est peut-être que transitoire.
601
Pour une synthèse des arguments en faveur de l’abrogation de cette loi, R. Dhoquois, Les thèses
négationnistes et la liberté d'expression en France, Ethnologie française, n°36, 2006, p. 27-33 ; pour l’état du
droit positif sur le sujet au niveau de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, D. Roets,
Epilogue européen dans l’affaire Garaudy : les droits de l’homme à l’épreuve du négationnisme, D., 2004,
pp. 240-244.
602
Décision n° 74-54 DC du 15 janvier 1975.
- 312 -
A travers ces deux exemples, nous pouvons constater que la société de litige n’exclut pas
par principe que des différends puissent s’exprimer. C’est semblable en cela à la persistance
de parcelles de solidarité mécanique dans une société alors même que l’analyse de son
corpus juridique attesterait davantage d’une solidarité organique. Ces deux exemples
permettent aussi de comprendre le lien entre renforcement de l’identité religieuse603 au nom
des droits de l’homme et généralisation de la logique de différend au point de modifier la
perception de la règle pénale dans la société contemporain.
Quoi qu’il en soit, si la logique de différend pouvait être présente dans une société de
litige, il n’y a pas de raison que la logique du litige puisse continuer de se manifester dans
une société de différend en dépit d’un changement d’ensemble du droit positif604. Nous
sommes en présence d’une tension permanente dont la référence aux accommodements
raisonnables sur laquelle nous reviendrons se veut un mode de résolution.
Tout au moins, et c’est peut-être un troisième facteur de la pénalisation de la société
contemporaine notamment pour réprimer les pratiques religieuses, la norme pénale, dans sa
composante actuelle, n’admet pas les dérogations. Le droit pénal est l’incarnation de la
dimension universelle des droits de l’homme, c’est-à-dire le principe de légitimité qui s’est
substitué à la légitimité religieuse605. N’est-ce pas en effet le droit pénal non distinguable du
droit civil qui caractérise une législation d’inspiration religieuse avec son échelle de
châtiments corporels606 ? Historiquement d’ailleurs, le mouvement des Lumières a pour
figure centrale le juriste Beccaria, auteur du traité Des délits et des peines. La structure
603
Sur la loi sur le révisionnisme, même si le propos peut paraître excessif, il correspond à l’expression
contemporaine de l’identité juive, cf P. Nora, Mémoire et identité juives dans la France contemporaine, Le
Débat , n° 131, 2004, p. 20-34, spec. p. 23. « La Shoah a travaillé dans le sens d’une profonde historicisation
– même si elle-même s’est au contraire largement déshistorisée – et d’une intense laïcisation du judaïsme ;
dans le sens d’une puissante affirmation de son exigence morale. Elle a fait du foyer même de l’identité juive
le noyau central de l’idéologie contemporaine ».
604
Cf E. Durkheim, De la division du travail social, 1893, ed. uqac, note 46, fin du livre 3 : « Mais il peut très
bien se faire que, dans une société en particulier, une certaine division du travail et, notamment, la division
du travail économique, soit très développée, quoique le type segmentaire y soit encore assez fortement
prononcé (...) Et l’auteur de conclure : Le principe que nous avons posé est donc vrai d'une manière très
générale, et cela suffit à notre démonstration ».
605
Cf sur cette présentation dont nous ne partageons que l’expression, M. Gauchet, Du bon usage des droits
de l'homme, Le Débat, n° 153, 2009, p. 163-168.
606
Cf E. Durkheim, op. cit.
- 313 -
même du droit pénal avec son échelle des peines fondée sur l’idée de réhabilitation du
délinquant caractérise la norme détachée de la religion – il n’y a pas de prédestination dans
le droit pénal. Le scandale médiatique que suscite l’approbation par certains dignitaires
religieux musulmans de la lapidation est la traduction pratique de cette différence de
fondement607. Il est donc logique que cette norme soit le référent de la lutte contre les
pratiques religieuses.
Ainsi, le droit pénal, loin d’être le simple reflet des valeurs de la société, devient dans la
société du différend, la norme qui traduit les conflits de valeurs dans la société608. Nous
avons identifié trois causes à cette mutation : l’extension du principe de non-discrimination
au nom des droits de l’homme ; la nécessité de trancher le différend afin de mettre fin au
conflit ; la logique même de la modernité qui a détaché le droit pénal de sa structuration
religieuse pour le rattacher aux droits de l’homme.
A ces éléments s’ajoute un phénomène distinct : la violence en raison du fait que, dans
un Etat de droit, elle doit logiquement générer une réaction d’autant plus que les
comportements violents ont toujours fait l’objet d’une répression. D’où la nécessité de
réfléchir sur le lien entre société du différend et violence.
PARAGRAPHE 2 : LA VIOLENCE DANS LA SOCIÉTÉ DU DIFFÉREND
Nous voudrions montrer en quoi la société du différend sécrète une dynamique de
violence susceptible d’accentuer le poids du droit pénal dans la société. Il s’agit ici non pas
du droit pénal généré par la société du différend mais de celui résultant de la commission
d’infractions constituant les comportements habituellement réprimés dans les sociétés
comme les atteintes aux biens et aux personnes.
Le différend a pour fondement l’incompréhension réciproque et la défiance à l’égard de
la norme commune. Si les individus ne croient plus en la justice, ils deviennent plus enclins
607
On renverra essentiellement au texte à l’origine de cette polémique H. Ramadan, La charia incomprise, Le
Monde, 10 septembre 2002 : « Les musulmans savent que la nature leur est soumise autant qu'ils se
soumettent à Dieu, mais qu'elle se rebelle en revanche contre eux s'ils enfreignent les lois du Tout-Puissant.
Ils ont la certitude que l'homme ne peut se suffire à lui-même, et que la libération des murs est à l'origine
d'une incommensurable détresse qui touche des millions d'individus. Qui donc aurait le droit de le leur
reprocher ? » (c’est nous qui soulignons).
608
Nous pouvons voir la même logique se déployer à l’échelon international avec le recours à la Cour pénale
internationale. Les pays de la Ligue arabe, très influents au sein des Nations Unies refusent massivement
d’adhérer au traité de Rome, le droit pénal étant effectivement la traduction des droits de l’homme.
- 314 -
à la violence. Il y a ici plusieurs manifestations contemporaines de violence propres à la
société du différend.
Tout d’abord, certains auteurs estiment que des individus adoptent un comportement
violent tout simplement car ils ne maîtrisent pas les codes linguistiques communs. Nous
sommes clairement dans un processus d’incompréhension. La violence de ces personnes
contre les biens et les personnes formaliserait leur réaction à la violence symbolique que
leur infligeraient les institutions609. Dans cette perspective, l’identification des auteurs de
ces violences avec les populations issues de l’immigration résulterait d’un défaut
d’intégration. Nous pensons au contraire que cette analyse participe d’une société du litige
et non du différend. En effet, nous avons montré que ces mêmes populations disposent d’un
statut quasi-institutionnalisé de victimes tant par leur situations de minoritaires que des
prétentions formulées par des mouvements déjà invoqués comme les Indigènes de la
République. Pour reprendre la terminologie de J.-F. Lyotard, ces personnes ont subi un tort
et non un dommage : il n’y a donc pas de possibilité de réparation, ce qui ouvre
logiquement la voie à la violence. Les émeutes ou violences urbaines, pour reprendre le
qualificatif usité, trouvent en permanence des instances légitimatrices qui n’en rendent que
plus impossible l’acceptation de l’issue du procès. Nous sommes ainsi confrontés aux deux
facettes du discours généralement tenus pour rendre compte de la situation de ces
personnes :
- invocation de la logique juridique des droits de l’homme et de son corollaire la nondiscrimination pour faire valoir ses droits ;
- invocation d’une argumentation politique pour dénoncer la répression de leurs
comportements.
Il y a ici une généralisation de la logique du différend par la confusion auto-entretenue
entre le juridique et le politique dont le déploiement facilite la contestation systématique de
toutes les règles sociales.
Ensuite, la violence peut être l’expression d’un mode de construction de l’identité.
Comme l’explique un auteur à partir de travaux issus de la sociologie américaine, « les
jeunes placés dans des situations interculturelles sont nécessairement confrontés à un
dilemme identitaire lié à leur double appartenance culturelle, ce dilemme pouvant se
traduire de manières différentes, dans des stratégies identitaires, l’engagement dans la
609
M. Wieviorka, (sous la direction de), Violence en France, Seuil, 1999.
- 315 -
délinquance, des pratiques à risque, des souffrances voire des pathologies » 610. L’analyse
introduit ici une nuance de degré mais non de nature compte tenu du fait qu’elle porte
globalement sur les mêmes personnes mais pas uniquement611.
Cette double dimension qui oscille en permanence entre l’explication et la justification
des comportements criminels trouve en outre dans l’islam un discours théologique
susceptible de cautionner les violences les plus extrêmes. L’adoption d’une conception
extensive du dihad permet à tout musulman de se sentir investi d’une mission612. Si nous
suivons l’historique du rôle que doit jouer la violence dans l’islam au cours du XXème
siècle tel que retracé par G. Kepel, nous ne pouvons que relever la concomitance entre d’un
côté un Occident qui change sa perception des droits de l’homme au cours des années 1980
et surtout 1990-2000 et, de l’autre, des religieux qui admettent le recours à la violence face
à des buts politiques non-circonscrits à la simple conquête du pouvoir dans un lieu donné.
La logique individuelle de l’un a pour contrepoint la logique individuelle de l’autre. Le
militant musulman peut être comparé au partisan tel que défini par C. Schmitt : « Le
partisan moderne n’attend de son ennemi ni justice ni grâce. Il s’est détourné de l’hostilité
conventionnelle de la guerre domptée et limitée pour se transporter sur le plan d’une
hostilité différente qui est l’hostilité réelle, dont l’escalade, de terrorisme en contreterrorisme, va jusqu’à l’extermination » 613. Nous mesurons ainsi la capacité de légitimation
de la religion dans la justification de la violence.
Il est difficile d’identifier l’impact des discours religieux sur les comportements des
individus ; il est également difficile d’estimer que le discours religieux contient dès ses
origines une cohérence sur la question du recours à la violence. La discussion que rapporte
G. Kepel sur les hésitations dans la doctrine islamique en matière de détermination des
contours du djihad et de ses modalités614 confirme l’a priori de P. Veyne sur les idéologies :
elles servent davantage à justifier et à se justifier. Restent in fine un ensemble de
comportements répréhensibles sur lesquels peuvent se greffer différents discours dont la
610
F. Sicot, Conflits de culture et déviances des jeunes de banlieue, Revue européenne des migrations
internationales, n°23, 2007, p. 5.
611
Cf E. Bourdieu, Dialogues sur la violence, in sous la direction de P. Bourdieu, La misère du monde, Seuil,
1991, p. 737-751 à propos d’un videur de boîtes de nuit issu d’un milieu social plutôt bourgeois.
612
Cf G. Kepel, Les stratégies islamistes de légitimation de la violence, Raisons politiques, n°9, 2003, p. 81-
95.
613
C. Schmitt, La notion de politique, la théorie du partisan, Calmann-Levy, 1970, p. 213.
614
Idem.
- 316 -
teneur comme l’expression contemporaine érige la violence en élément constitutif de la
société du différend.
L’islam dans cette perspective présente une forte plasticité : on peut y voir, bien
évidemment, une religion dont la question centrale porte sur la réception des pratiques
qu’elle définit dans une société dont elle ne constitue pas la religion majoritaire. On peut
aussi y lire un programme de prise de pouvoir pour déchiffrer les comportements religieux
de contestation de l’ordre institutionnel ; on peut enfin l’analyser comme une idéologie et
faire le chemin inverse de celui réalisé par J. Monnerot : ce n’est plus le communisme qui
correspond à l’islam du XXème siècle615 mais le contraire. Les trois niveaux de discours ont
tendance à se greffer les uns sur les autres et disposent de soutiens textuels. Les discussions
sur les valeurs de cette religion sont alors difficiles à mener au point de renvoyer chacun
des protagonistes dans sa sphère. Toutes choses étant égales par ailleurs, la situation n’est
pas très différente de celle du parti communiste français face à l’époque aux exactions de
l’Union soviétique : toute critique mettait fin à l’unité du dogme.
Nous nous retrouvons finalement confrontés à une violence qui couvre aussi bien celle
de droit commun que la violence qualifiée pénalement de terroriste. Elle contribue à
entretenir le recours au droit pénal par les autorités étatiques afin d’assurer la fonction
classique du maintien de l’ordre. Comme cette violence peut en outre présenter différents
niveaux de justification, elle constitue une forme de « réponse » à celle qualifiée de
symbolique résultant de la mutation de la fonction du droit pénal. D’où un schéma réflexif
dans lequel la violence engendre la violence dans un contexte juridique marqué par les
droits de l’homme. Nous disposons ainsi d’une nouvelle preuve du caractère fictionnel de
plus en plus patent inhérent au processus contemporain de judiciarisation de notre société :
ce n’est pas parce que la société est plus imprégnée de droit qu’elle génère moins de
violence ; ou du moins à supposer qu’elle en génèrerait moins, les formes que prend celle-ci
à notre époque renvoient à des logiques sociales fortes de contestation de l’ordre social
indépendamment de tout projet politique que l’on pourrait qualifier de logique de terreur.
Nous cumulons donc sur deux plans distincts qui interagissent l’un avec l’autre en
permanence la judiciarisation et la pénalisation croissante de notre société. Nous retrouvons
à ce stade la logique de l’Etat pénal précédemment exposée : l’Etat pénal est une
manifestation de l’ampleur prise par les droits de l’homme dans la société
contemporaine. Nous pouvons à présent traduire ainsi : l’Etat pénal est la forme étatique de
la société du différend là où l’Etat social ou Etat-providence formalise la société du litige.
Par delà la dimension économique, il y aurait un lien entre l’homogénéité de population
615
Cf J. Monnerot, Sociologie du communisme, ed. Libres Hallier, 1979.
- 317 -
d’un pays et le développement de l’Etat-providence616. A l’identique, le sociologue R.
Putnam a, dans une enquête remarquée exposé les corrélations suivantes617 à partir d’une
enquête menée auprès de trente mille personnes dans quarante et une localités des ÉtatsUnis.
Plus la diversité ethnique est élevée :
- moins les citoyens font confiance aux gouvernements, aux dirigeants et aux médias
locaux,
- moins les taux d’enregistrement sur les listes électorales sont élevés,
- moins les gens sont bénévoles ou donnent aux organismes de charité,
- moins les citoyens sont enclins à participer à des projets communautaires.
Les débats sur l’avenir de l’Etat-providence ne seraient donc pas uniquement liés aux
problèmes économiques de financement des dépenses mais aux conditions structurelles
d’existence même d’un tel déploiement des activités étatiques.
Au terme de ce chapitre, nous pouvons synthétiser les différentes caractéristiques
précédemment exposées entre la société du différend et la société du litige. Dans la société
du différend, tout conflit se double d’un conflit institutionnel : chaque individu dispose de
la faculté de contester la norme applicable devant n’importe quel juge ; le juge devient
l’organe susceptible de trancher juridiquement des questions politiques comme en témoigne
le passage des droits de l’homme d’un champ à un autre. Il y a donc un déplacement
institutionnel qui matérialise le processus de dépolitisation résultant de la mutation des
droits de l’homme en règles juridiques et qui se traduit par un processus permanent de
judiciarisation. Il induit à terme une modification des règles relatives au fonctionnement de
l’institution judiciaire.
616
A. Alesina, E. L. Glaeser, Combattre les inégalités et la pauvreté. Les États-Unis face à l’Europe,
Flammarion, 2006, spéc. p. 270, « L’Europe s’étant diversifiée davantage, les Européens se sont montrés de
plus en plus réceptifs à la même forme de démagogie raciste et antisociale qui a si bien fonctionné aux ÉtatsUnis. Nous verrons si le généreux État providence européen pourra réellement survivre dans une société
hétérogène ».
617
R. Putnam, E pluribus unum : diversity and community in the twenty-first century, Scandinavian Political
Studies 30, 2007, pp. 137-174
- 318 -
Dans la société du différend, le droit pénal change de fonction. Il est toujours possible
d’y lire le reflet des valeurs de notre société. Son utilisation par les individus, son
déploiement quotidien en raison du principe de non-discrimination érigent toutefois cette
branche du droit en l’un des éléments majeurs de la société du différend par opposition à la
société du litige dont les fluctuations en cette matière relèvent des problèmes sécuritaires. A
un conflit sur lequel les parties ne peuvent se mettre d’accord tant sur la solution que sur les
règles à même d’y mettre fin, le droit pénal substitue une logique binaire imparable : soit la
personne est coupable, soit elle est victime.
Qui dit extension du droit pénal renvoie non seulement à l’évolution de l’Etat mais aussi
à celle de la société : le substrat social se modifie, la dimension politique des relations
également. C’est pourquoi, même si l’articulation peut paraître artificielle en raison des
interactions permanentes entre les institutions et les individus, les distinctions
institutionnelles ont pour pendant de fortes distinctions substantielles entre la société du
litige et la société du différend.
- 319 -
CHAPITRE 2 : ELÉMENTS DISTINCTIFS ENTRE SOCIÉTÉ DU LITIGE
ET SOCIÉTÉ DU DIFFÉREND : L’APPROCHE SUBSTANTIELLE
Par substance, nous entendrons ce qui est moins tangible que le changement
institutionnel précédemment exposé dont la mutation du contentieux comme
l’augmentation quantitative des normes pénales constituent des éléments objectivement
quantifiables.
Il s’agit ici de préciser les contours des nouvelles relations sociales dans une société
dans laquelle les textes, notamment ceux en matière de droits de l’homme, jouent un rôle
prépondérant. Pour reformuler l’idée de fiction à laquelle nous avons recouru à plusieurs
reprises afin d’expliquer le décalage entre le recours croissant à la règle et la réalité, nous
dirions que ce ne sont pas les textes qui sont le reflet de la société mais la société qui
devient le reflet des textes. L’approche est ici volontairement exagérée en raison du choix
méthodologique au fondement de cette recherche : les textes, par leur antériorité, par les
valeurs qu’ils incarnent, sont l’élément déterminant à l’origine de la présente mutation618.
C’est donc parce que les textes engendrent une nouvelle répartition des pouvoirs mais
surtout une extension considérable du droit pénal qu’il en découle une modification de
l’articulation entre sphère publique et sphère privée (section 1). Nous nous poserons alors la
question de l’éventuelle identité entre société multiculturelle et société du différend de
façon à confronter la distinction entre différend et litige aux notions généralement usitées
pour décrire la forme de société dans laquelle nous vivons (section 2).
SECTION 1 : DE
LA MODIFICATION DE L’ARTICULATION ENTRE SPHERE
PUBLIQUE ET SPHERE PRIVEE
618
Cf S. A. Salvaggio, Das Luhmann der Gesellschaft De la fin de l’authorship au recyclage cognitif,
Recherches Sociologiques, n° 27, 1996, p. 1-8, spec. p. 2 : « La théorie des systèmes sociaux autopoïétiques
enseigne à cet égard que la sociologie vise à observer/décrire le système social de la société moderne. Une
telle analyse entretient un rapport circulaire avec son objet; elle ne peut en effet advenir que dans la société.
Ce projet toutefois ne se fonde encore sur aucune définition de son objet puisque rien n’est dit sur la société
et son système alors qu’on se réfère à eux pour définir ce que la sociologie fait ».
- 320 -
Selon le philosophe J. Freund, la distinction entre sphère publique et sphère privée
constitue une des manifestations de l’essence du politique, c’est-à-dire comme une des
orientations vitales ou catégoriques de l’existence humaine, sans laquelle l’être humain ne
serait plus lui-même » 619. Cette approche phénoménologique transcende les manifestations
historiques ; elle oblige à ne pas tenir pour acquis la manière dont un équilibre a pu se figer
à une époque donnée.
Dans ce cadre, E. Durkheim pose implicitement la problématique de la vie privée, même
s’il n’utilise pas expressément et systématiquement cette notion. La question
classique, « Comment se fait-il que, tout en devenant plus autonome, l'individu dépende
plus étroitement de la société ? » 620 peut ainsi être lue comme une réflexion sur la
problématique classique du politique – équilibre sphère privée/sphère publique – à l’heure
de la division du travail. A l’identique, à partir du moment où nous estimons que la
fonction du droit pénal n’est plus la même en raison des caractéristiques contemporaines de
son accroissement, il est légitime de s’interroger sur les nouvelles facettes de l’articulation
entre sphère publique et sphère privée. Le droit pénal n’existe en effet que par sa mise en
œuvre étatique. Multiplier les infractions revient à multiplier les possibilités d’intervention
de l’Etat, ce qui explique la difficulté d’aboutir à une procédure pénale équilibrée
notamment en matière de perquisitions et de visites domiciliaires, bref d’hypothèses où
l’Etat pénètre dans la sphère privée. Cette interrogation est d’autant plus légitime qu’est à
présent admis le principe de l’expression publique de la religion et que les droits de
l’homme sont devenus le fondement de la légitimité de la réglementation pénale desdites
manifestations. Sur ces deux facettes, nous montrerons que la société du différend,
comparée à la société du litige, casse l’illusion de la référence à la laïcité pour rendre
compte de l’équilibre entre sphère publique/sphère privée (paragraphe 1) et érige les droits
de l’homme en véritable religion séculière (paragraphe 2).
PARAGRAPHE 1 : CONSÉQUENCES DE LA NOUVELLE FORMULATION DES
QUESTIONS RELIGIEUSES : VERS UNE REMISE EN CAUSE DU PRINCIPE DE LAÏCITÉ
Nous avons plusieurs fois souligné que la conception actuelle de la religion a
singulièrement évolué : la liberté religieuse ne se limite plus à une simple croyance mais
couvre également le droit de pratiquer en public. Il se produit une nouvelle forme de conflit
qui repose essentiellement sur la différence de légitimité des parties en présence.
L’impossibilité de privilégier l’une sur l’autre aboutit à ce que, d’un côté, le juge prenne
des décisions disposant d’un fort impact politique, au sens où elle concerne l’ensemble de
619
J. Freund, L’essence du politique, Sirey, 1965, p. 4-5.
620
E. Durkheim, op. cit.
- 321 -
la société et, de l’autre, le législateur à imposer une conception des choses pour mettre fin
au conflit de légitimité.
La laïcité n’est plus adéquate pour rendre compte de ce nouvel équilibre. Elle est
clairement le symbole d’une société du litige (1) dont la contestation ou reformulation sont
symptomatiques des difficultés d’adaptation à une société du différend (2).
1) LA LAÏCITÉ COMME SYMBOLE D’UNE SOCIÉTÉ DU LITIGE
La laïcité permet de caractériser la société du litige ; elle présuppose une suprématie
étatique tant par rapport au pouvoir confessionnel que par rapport aux différentes
religions621. Elle n’est plus à même aujourd’hui de régir des relations sociales fondées à
l’inverse sur la suprématie de l’individu par le biais des droits de l’homme.
En premier lieu, nous remarquerons que la laïcité est absente des textes internationaux,
tant ceux émanant des Nations Unies que de l’Europe. Il y a ici une exception française que
la logique de l’imitation propre d’une part à la comparaison permanente que génère le droit
européen entre les pays et, d’autre part la dynamique de propagation jurisprudentielle
placent en sursis.
En second lieu, il n’est pas certain que les institutions soient pleinement convaincues du
principe de laïcité et ne contribuent pas à en faire une source de différend. Il n’est plus
possible de soutenir que la religion est une croyance relevant de la sphère privée puisque
les droits de l’homme dont dispose l’individu affirment précisément le contraire. Les
institutions tentent alors d’imposer une conception normative de la religion qui contribue à
alimenter la contestation de la norme étatique. Le rapport de la Commission Stasi en 2003
s’inscrit parfaitement dans cette dynamique. Cette commission avait pour objectif de
réfléchir sur « les exigences concrètes » du principe de laïcité. Pour reprendre ses
conclusions, la conception de la laïcité ne peut plus se réduire à la neutralité de l'Etat ; « par
rapport au contexte de 1905, la société française a changé : l'emprise de l'église catholique
n'est plus perçue comme une menace. La laïcité se retrouve au cœur du pacte républicain
621
Sur les critères de cette conception de la laïcité, E. Poulat, Notre Laïcité publique, Berg International,
2003.
- 322 -
en des termes nouveaux622 ». Tenir compte de ce changement de contexte serait donc
indispensable pour « vivre ensemble, construire un destin commun623 ».
Selon la Commission Stasi, le corpus juridique de la laïcité découle, pour reprendre le
terme consacré, de « la grande loi » du 9 décembre 1905 complétée par celle du 2 janvier
1907 sur l'exercice public des cultes624. Elle ignore cependant que ces deux textes ont pour
point d’ancrage la loi du 13 juillet 1906 relatif au repos hebdomadaire fixé en l'occurrence
le dimanche. Cette loi marque une rupture capitale dans l'évolution du droit du travail pour
les raisons suivantes : le jour du repos est indistinctement accordé à toutes les catégories de
travailleurs, hommes, femmes ou enfants ; il échappe à la détermination de l'employeur, ce
qui permet au salarié de constituer une sphère privée distincte de sa vie professionnelle. Si
l’individu souhaite utiliser son temps de repos pour aller à l'Eglise, il est libre de le faire.
Effectivement, l'Etat ne lui impose aucune obligation en la matière. C’est uniquement par
ce biais qu’il assure le respect des droits individuels des personnes dans l’association
laïque625. A l’identique, ce que l’on a appelé la laïcité ouverte dont la loi de 1959 sur l’école
constitue la facette la plus connue626, s’inscrit dans un contexte où, faute de possibilité pour
les individus de contester la norme commune, l’Etat aménage les rapports respectifs qu’il
entretient avec les cultes et leurs manifestations. Si, certaines communautés, comme la
communauté juive, ont pu profiter de ce contexte, c’est d’abord et avant tout en raison d’un
cadre que l’autorité étatique pouvait aménager sans avoir à se soucier du respect des
multiples intérêts individuels. Bref, pour que la liberté de conscience puisse s'exercer, il
faut que l'Etat garantisse les conditions de possibilité d'une sphère privée qui échappe non
seulement à son autorité mais également à celle d'autres pouvoirs. A présent, l’expression
« laïcité ouverte » est davantage utilisée pour légitimer non l’aménagement des conditions
622
Commission sur l’application du principe de laïcité dans la République, Rapport remis au Président de la
République remis le 11 décembre 2003, p. 17.
623
op. préc., p. 17.
624
op. préc., p. 19.
625
Cf C. Kintzler, Laïcité et philosophie, in Archives de philosophie du droit, n°48, 2004, p. 43-56, spéc.
p.47. « Dans une cité laïque, la proposition « je ne suis pas comme le reste des hommes » non seulement est
possible, mais qu’il faut la placer au fondement de l’association ». Et l’auteur de poursuivre : « en entrant
dans l’association, je vous demande de m’assurer que je pourrai être comme ne sont pas les autres, pourvu
que je respecte les lois, lesquelles ne peuvent avoir d’autre fin ultime que de m’assurer ce droit ».
626
Sans être exhaustif, on rattachera à cette ouverture, la possibilité pour les représentants du culte d’être
salarié par leur congrégation, la possibilité de déduire les dons faits aux congrégations…Pour une synthèse, A
Mestre, La Loi de Séparation, Études, n° 402, 2005, p. 607-617.
- 323 -
d’exercice des cultes mais la reconnaissance de toutes les manifestations individuelles de la
religion627. Ou comment, encore et toujours, les mêmes mots changent de sens selon le
contexte dans lequel ils sont invoqués.
Dans cette perspective, le rapport Stasi participe d’une réflexion sur l’exercice des droits
et non sur leurs conditions d’exercice et témoigne du changement d’approche institutionnel.
Il autonomise la question religieuse des conditions d’exercice des cultes dans la société.
Faute d’établir un lien avec la reconnaissance institutionnelle des conditions d’exercice des
droits, ce rapport disjoint la vie privée du temps de repos et favorise l'éclatement du
contentieux concernant la pratique religieuse. Certes, les juifs ou les musulmans pratiquants
ne sont pas concernés par le repos dominical. Ils n’en sont pas moins les victimes
collatérales de ce mouvement de disjonction entre vie privée et repos qui rend
incompréhensible la sacralité de leur jour de repos à une époque où les nouvelles
technologies permettent de travailler n’importe où et surtout n’importe quand.
Cette conception réductrice de l’intervention de l’Etat en matière religieuse permet de
comprendre ce que certains auteurs ont systématisé comme la formulation étatique d’une
question raciale ou religieuse en substitution à la question sociale. L’idée est la suivante :
l’Etat privilégie la dimension culturelle des revendications pour compenser son inaction
sociale628. Il est bien évident que l’islam, compte tenu des données démographiques
rappelées précédemment, change la morphologie religieuse de la France. Mais, là encore,
les pratiquants de cette religion ont évolué dans un cadre juridique différent fondé sur
l’individualisation des droits, non sur une conception politique de la question religieuse
627
Cf la définition présente de la laïcité ouverte dans H. Péna-Ruiz, Histoire de la laïcité : textes et
documents, Flammarion, 2003 : « Notion polémique tournée contre la laïcité dont elle suggère qu’appliquée
rigoureusement elle serait un principe de fermeture. Or c’est le contraire qui est vrai, puisque la laïcité sans
épithète délivre la sphère publique de toute tutelle et de toute fermeture dogmatique, en l’affranchissant de la
mainmise d’une option spirituelle particulière, qu’elle soit celle de la religion ou celle de l’athéisme. Dans la
bouche de certains détracteurs de la laïcité, « ouvrir la laïcité » signifie restaurer des emprises publiques
pour les religions. Une confusion est faite entre l’expression des religions dans l’espace public et emprise des
religions sur l’espace public. La première est compatible avec la laïcité, comme l’est aussi l’expression des
humanismes athée dans l’espace public. La seconde ne l’est pas, car elle consacre un privilège, bafoue la
distinction juridique privé- public, et compromet l’universalité de la sphère publique. Il faut donc démystifier
cette notion, et saisir le rejet inavoué de la laïcité qu’elle a pour charge de travestir en « rénovation » de
celle- ci. Parle-t-on de « droits de l’homme ouverts », de« justice ouverte »? »
628
E. Fassin, D. Fassin, De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, La
Découverte, 2006.
- 324 -
découlant d’une intervention de l’Etat exempte de toute contestation. L’autonomisation de
la question religieuse sous l’égide des droits de l’homme renvoie ainsi l’individu à luimême et le disjoint de la collectivité faute pour celle-ci de définir un cadre adéquat à
l’exercice de ses droits.
La laïcité n’est plus comme dans la société du litige le cadre d’exercice des religions ;
elle devient le vecteur normatif des comportements dans la société du différend.
2) LA
LAÏCITÉ COMME VECTEUR NORMATIF DES COMPORTEMENTS DANS LA SOCIÉTÉ
DU DIFFÉREND
Les institutions ont voulu maintenir sous le vocable laïcité une conception radicalement
différente de celle initialement conçue en mettant l’accent sur les comportements et non
plus sur les conditions d’exercice des religions.
C’est ce dont témoigne la proposition faite par la commission Stasi de rendre fériés le
jour de Kippour ainsi que la fête de l’Aïd pour les musulmans. De prime abord, la
commission cherchait à consacrer la pluralité des identités religieuses présentes sur le
territoire français qui ne se reconnaissent pas dans le calendrier républicain rythmé par les
fêtes catholiques. Cette proposition n’a pas été retenue ; elle heurtait de front le discours
productiviste du gouvernement de l’époque qui ne pouvait d’un côté dénoncer les 35 heures
et de l’autre introduire deux nouveaux jours fériés dans le calendrier. C’était cependant son
seul aspect positif que de vouloir augmenter le nombre de jours de repos. Car, hormis cette
perspective, cette proposition privilégiait de facto une forme de pratique religieuse sur une
autre. Pour s’en tenir aux juifs, elle limitait la pratique du judaïsme au seul respect d’un
jour de fête dans l’année. Elle érigeait la figure du Juif de Kippour en idéal-type
républicain. Cette catégorie de Juif ne marque effectivement de véritable rupture que ce
jour dans l’année. Elle ignore les autres fêtes juives du calendrier ainsi que le repos
sabbatique hebdomadaire. Elle incarne finalement l’aboutissement d’une conception de la
laïcité négatrice des droits de l’individu pratiquant. On comprend mieux pourquoi les
instances religieuses ne se sont nullement réjouies de cette « avancée », d’autant plus
qu’elles n’avaient rien demandé629.
629
Par cette proposition, la Commission a montré son ignorance de la pratique religieuse. Les obligations
religieuses qui incombent au croyant commencent l’après-midi qui précède le jour de jeûne. De sorte que, par
définition, le caractère férié de ce jour n’est nullement suffisant pour permettre à une personne qui
souhaiterait effectivement marquer la sacralité de ce jour de respecter sa religion.
- 325 -
Le discours institutionnel sur les religions implique que les individus se conforment à la
conception de la religion que la société développe à propos de leurs pratiques. Pour
reprendre le propos d’un auteur, « le paradoxe est que le formatage du religieux qui se
pratiquait naguère pour mieux assurer la domination, dans une perspective
d’homogénéisation territoriale et politique, en général à partir d’un projet national, se fait
aujourd’hui dans une perspective de « droits de l’homme630 », de liberté religieuse et de
multiculturalisme ». En effet, « démocratisation et théorie des droits de l’homme tendent à
uniformiser la définition du religieux (tout comme celle de minorité) pour traiter toute
personne sur un pied d’égalité 631». La démonstration mérite cependant d’être nuancée en
raison de la dynamique du processus décrit :
- nous sommes en présence d’un formatage qui découle d’une logique contentieuse et
non d’une mise en place institutionnelle ;
- dans une logique contentieuse structurée autour des droits de l’homme, nous perdons
tout référent institutionnel ou communautaire – par exemple, les institutions musulmanes
peuvent bien se montrer sceptiques sur l’existence d’une obligation religieuse pour les
femmes de se vêtir du voile intégral, elles ne peuvent empêcher que des femmes essaient de
contester la norme dominante sur le fondement des droits de l’homme632 ;
- comme l’institution étatique promeut une conception de la religion conforme à ses
visées, elle crée elle-même la logique du différend, c’est-à-dire la contestation de sa
légitimité, précisément au nom des droits de l’homme633.
La publication en octobre 2011 d’un recueil de textes intitulé « Laïcité et liberté
religieuse » constitue une nouvelle étape de cette volonté institutionnelle de formatage
ainsi, en même temps, que du caractère contradictoire de l’intervention de l’Etat en la
matière. Ce recueil vise, selon la quatrième de couverture, « tous les citoyens, afin qu’ils
630
O. Roy, La sainte croyance, le temps de la religion sans culture, Seuil, 2008, p. 24.
631
Op. cit. p. 241.
632
M. Borghée, Voile intégral en France : sociologie d'un paradoxe, Michalon, 2012, préf. M. Wieworka.
633
Le raisonnement de l’auteur nous paraît biaisé lorsqu’il prend pour exemple de formatage, le judaïsme
libéral : c’est un contresens historique puisque la charte de Pittsburgh en date de 1885 promeut explicitement
l’adaptation de la religion à la modernité. Dès lors, ce n’est pas la modernité qui a formaté le judaïsme, c’est
le judaïsme lui-même qui a secrété sa propre adaptation, adaptation rejetée par l’orthodoxie. Dès lors, si on
compare avec l’islam, certains pratiquants pourraient parfaitement effectuer un tournant libéral ; ils ne
seraient cependant en rien révélateurs des autres courants de l’islam.
- 326 -
puissent facilement se référer aux principes et aux normes juridiques qui garantissent leurs
libertés et la neutralité religieuse de l’État634 ». Phénomène unique dans les annales de
l’histoire administrative, le recueil, à la différence de tous les rapports publiés à la
Documentation française, est payant, ce qui limite automatiquement son accès au plus
grand nombre. De deux choses l’une : soit le prix à payer, 19 euros, correspond à un droit
d’entrée que doit acquitter l’individu pour respecter les règles rappelées – la laïcité devient
ici l’apanage de la minorité éclairée, ce qui revient à promouvoir une conception censitaire
et élitiste de la démocratie ; soit le prix à payer signifie que la laïcité est un principe en voie
de privatisation par les institutions. Il n’est pas certain en tous les cas qu’une telle pratique
facilite le renforcement du principe affirmé. Ce recueil articule textes et jurisprudence. Il ne
présente cependant aucune systématisation d’ensemble ni une définition de la laïcité
susceptible de donner une cohérence aux documents rassemblés – d’où son caractère
anonyme : il est l’expression d’une doctrine juridique « voilée ». Il faut donc se rendre à
l’évidence : la laïcité en France, comme la religion dans la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme, devient un simple mot au fur et à mesure que le
contentieux s’empare de la question religieuse.
Ce mot de laïcité se vide de sa substance à partir du moment où il essaie de refléter ce
qui lui est antinomique : la logique de contestation sur le fondement des droits de l’homme.
Il se résume ainsi à une politique de « formatage » des identités en fonction d’une inversion
complète des références : la compatibilité de la religion avec les droits de l’homme où
ceux-ci constituent la nouvelle religion séculière.
PARAGRAPHE 2 : LES DROITS DE L’HOMME COMME RELIGION SÉCULIÈRE
PORTEURS D’UN CONTRÔLE PERMANENT DE L’INDIVIDU
Une religion séculière est « un mode de structuration complet des communautés
humaines, emportant un type de pouvoir, un type de lien entre les êtres, un mode de
disposition dans le temps, une forme des collectifs635 ». Dire que les droits de l’homme se
constituent progressivement comme religion séculière ne signifie pas, à l’instar de ceux qui
y voient les composantes de la religion civile de la France, que ces droits participent des
valeurs de la société française. Le phénomène est plus profond : les droits de l’homme
deviennent le pivot autour duquel s’articulent tant les identités que les comportements. Tout
cela aboutit à ce qu’il n’y ait plus séparation entre sphère publique et sphère privée mais
pénétration de la sphère publique dans la sphère privée soit dans la définition de l’identité
634
Editions Journal Officiel, Laïcité et liberté religieuse, Recueil de textes et de jurisprudence, 2011.
635
Ici également nous reprenons une définition de M. Gauchet dont nous détournons radicalement le sens, M.
Gauchet, Religions séculières : origine, nature et destin, Le Débat, n° 167, 2011, p. 187-192, spéc. p. 189.
- 327 -
religieuse de l’individu, soit dans le processus même de formatage (1). Nous montrerons en
contrepoint, pourquoi les cadres interprétatifs proposés par certains auteurs nous paraissent
insuffisants en ce que, précisément, ils minorent la dimension politique des droits de
l’homme (2).
1) LES
DROITS DE L’HOMME COMME VECTEUR DE L’AFFAISSEMENT ENTRE SPHÈRE
PUBLIQUE ET SPHÈRE PRIVÉE
L’affaissement entre sphère publique et sphère privée procède tant de la nouvelle
définition de l’identité religieuse par les droits de l’homme que du corollaire qu’implique le
développement de ceux-ci : la pénalisation croissante de la vie quotidienne. Il y a donc bien
religion séculière : par le droit pénal, toutes les facettes de la vie de l’individu sont à présent
concernées.
S’agissant de la définition de l’identité religieuse de l’individu, les différentes typologies
élaborées en la matière montrent, à propos des religions minoritaires, que l’identité se
construit de plus en plus sur la base du sentiment que les individus ont de la manière dont
ils sont perçus par la société ou, plus radicalement, en rupture avec les lois de la
République. Dès 1987, nous noterons que R. Leveau et D. Schnapper élaborent une
typologie des musulmans maghrebins au sein de laquelle ils distinguent « des militants
anti-occidentaux636 ». Ce cas de figure mis à part, une enquête récente a émis l’hypothèse
pour rendre compte de l’augmentation de la pratique de la religion musulmane que, « face à
la désespérance et au risque de marginalisation, voire de délinquance qui atteint
fatalement une population souffrant de l’exclusion sociale, (re)devenir musulman constitue
un antidote très efficace. Cette « offre religieuse », réitérée par de multiples canaux,
notamment associatifs, a donc rencontré chez les jeunes issus de l’immigration une
demande identitaire637 ». Nous serions donc clairement dans la construction d’une identité
par rejet du majoritaire que la référence aux droits de l’homme a contribué à disséminer.
Dans l’optique qui est la notre de l’influence des règles institutionnelles sur les
comportements, nous noterons avec intérêt l’étude de R. Leveau sur l’expression politique
de cette rupture. Cet auteur a montré que la suppression de la demande d’autorisation de
créer une association que devaient formuler les étrangers auprès de la préfecture en 1991 a
joué un rôle important dans le développement d’associations musulmanes créées par des
636
R. Leveau, D. Schnapper, Religion et politique : juifs et musulmans maghrébins en France, Revue
française descience politique, 1987. pp. 855-890.
637
C. Dargent, La population musulmane de France : de l'ombre à la lumière ?, Revue française de
sociologie, n°51, 2010, p. 219-246.
- 328 -
immigrés ainsi que dans la diffusion d’un rejet des valeurs occidentales par le biais de
financements étrangers638.
Comparativement, pour les membres de la religion majoritaire, le phénomène est moins
marqué en raison de l’homologie encore conservée entre la croyance et les règles sociales.
La typologie porte davantage sur la manière de pratiquer pour établir des distinctions de
degré que sur la perception des règles sur la base de laquelle peut apparaître une distinction
de nature. Quant à ceux qualifiés médiatiquement d’intégristes ou de « catholiques
intransigeants639 » selon la terminologie d’un travail récent, ils ne se construisent pas contre
les règles établies mais contre celles qui chercheraient à les modifier sur des points
consubstantiels à leurs convictions comme celles relatives au mariage ou à l’adoption. Ils
rejoignent ici les tenants de religions minoritaires à la marge mais ne peuvent être identifiés
à eux : dans un cas, le rejet est global et les éventuels changements de législation sur des
sujets sensibles ne font que rajouter une raison supplémentaire pour légitimer la pratique en
rupture ; dans l’autre, le rejet n’est pratiquement que partiel et s’accompagne généralement
d’un rejet du minoritaire. Sous ces deux aspects, la subjectivisation de la croyance propre
au phénomène religieux se manifeste par la construction de l’identité religieuse soit en
opposition, soit en accord avec les normes institutionnelles au titre desquelles interviennent
les droits de l’homme. La religion n’est plus simplement une affaire de croire et de
transmission ; elle est aussi un mode d’identification de l’individu dans la société dans
laquelle la relation aux normes est déterminante. Il n’en va pas différemment pour l’athée
dont l’affirmation identitaire découle de la liberté de ne pas avoir de religion.
S’agissant du processus de formatage, il ne fait qu’accentuer ce rôle central des droits de
l’homme dans la constitution de l’identité religieuse en raison du lien entre droits de
l’homme et droit pénal. Schématiquement, la seule manière d’empêcher qu’une religion
gagne du terrain consiste à lui opposer une autre religion. L’imposition des droits de
l’homme, à défaut d’être naturel, permet ainsi de justifier les atteintes aux pratiques
minoritaires.
Les poursuites pénales intervenues en Allemagne à l’encontre d’un circonciseur en 2012
pour atteinte à l’intégrité du corps de l’enfant s’inscrivent dans cette dynamique. Nous
pensons que la situation aurait pu se produire en France, c’est pourquoi nous nous inspirons
638
R. Leveau, Mouvement associatif et transition ambiguë vers le politique dans l’immigration maghrébine,
R. Leveau, C. Wihtol de Wenden (dirs.), Modes d’insertion des populations de culture islamique dans le
système politique français, MIRE, 1991.
639
Cf L. Frölich, Les Catholiques intransigeants en France, L'Harmattan, 2002.
- 329 -
de ce cas type pour développer notre propos. D’ailleurs, la circoncision a déjà fait l’objet de
critiques passées à l’époque inaperçue par la Cour européenne des droits de l’homme en
2010640. Tout d’abord, dans cette affaire, nous sommes en présence d’une pratique rituelle
qui ne correspond pas à la pratique dominante. Ensuite, est invoqué l’intérêt supérieur de
l’enfant, soit un dérivé des droits de l’homme, ce qui rend difficile la critique – la légitimité
religieuse se heurte à la légitimité de l’universel des droits de l’homme. Si nous adoptons
l’hypothèse qu’existerait une idéologie dominante, nous pourrions dire que le juge a mis à
jour que la société allemande avait des valeurs incompatibles avec certaines pratiques
rituelles. Enfin, la sanction pénale clôt le débat sur l’éventuelle acceptation de cette
pratique rituelle dans la culture commune.
Cette affaire synthétise les deux caractéristiques du différend précédemment identifiées :
- un juge rend une décision de justice qui prend automatiquement une portée politique
alors même que les autres pouvoirs, législatif et exécutif, n’avaient jamais envisagé
d’édicter une réglementation qui aurait interdit expressément cette pratique ;
- cette décision s’inscrit dans une dynamique pénale qui met fin à l’éventuel débat sur la
possibilité pour des minoritaires de pratiquer leur religion.
Bien évidemment, il est toujours possible d’établir un lien avec l’Allemagne nazie et de
dénoncer les relents antisémites de la décision. Peut-être même qu’il sera démontré que le
juge est connu pour avoir tenu des propos antisémites. Pour autant, il paraît difficile de
mettre sur le même plan une décision de justice intervenue indépendamment de toute
contestation politique de la circoncision et l’adoption de mesures s’inscrivant dans un
programme préalablement fixé. La décision de justice n’en est pas moins juridiquement
fondée sur la supposée universalité des droits de l’homme en opposition frontale à la
légitimité religieuse.
Nous soulignerons cependant l’ambigüité du raisonnement retenu : l’intégrité de
l’enfant. Sur ce fondement, il ne devrait pas être possible de maintenir un enfant dans un
foyer composé de parents fumeurs. A la limite, la dangerosité du comportement des parents
devrait conduire le législateur à restreindre leur droit d’avoir des enfants et de consacrer en
parallèle le droit pour les parents « d’avoir un enfant sain », point qui paraît d’ailleurs
640
Cf CEDH, 10 juin 2010, Témoins de Jéhovah de Moscou c. Russie (requête no 302/02). L’arrêt a été rendu
à l’unanimité mais n’a pas été traduit en français. Il estime que les pratiques religieuses des témoins de
Jehovah sont moins dangereuses que les pratiques juives et musulmanes au titre desquelles est
particulièrement visée la circoncision.
- 330 -
acquis641. Ou alors, l’enfant devrait disposer d’un intérêt à agir pour attaquer ses parents en
raison de l’atteinte à l’intégrité physique qu’ils lui ont fait subir. Autre exemple, les parents
qui, pour des motifs religieux, refusent que leur enfant soit vacciné justifient en contrepoint
que leur comportement fasse l’objet de poursuites pénales. Si les droits de l’homme portent
en eux une logique hygiéniste, ils deviennent alors non seulement le fondement d’une
extension du droit pénal à tous les niveaux de la société mais également une justification à
la remise en cause des frontières entre sphère publique et sphère privée. Ils peuvent alors
officier comme religion séculière.
Nous pourrions lire cette évolution comme un nouveau déploiement du concept de
biopolitique élaboré par M. Foucault. Comme pour cet auteur, nous retrouvons ici la
recherche par le pouvoir politique de régenter tous les comportements. A la différence
toutefois de l’approche retenue par M. Foucault, nous sommes en présence d’une
dialectique entre l’individu et l’Etat dans laquelle « la technologie du pouvoir », loin d’être
unilatérale, procède d’un jeu de réflexion permanent. Ce que l’Etat interdit, l’individu le lui
conteste à l’instar du droit d’avoir un enfant en bonne santé ; ce que l’individu s’autorise,
l’Etat le lui interdit au nom du contrôle de l’intérêt de l’enfant, élément central du contrôle
des populations. La biopolitique devient le champ d’expression des prétentions antagonistes
exprimées sur le fondement des droits de l’homme qui oscille en permanence entre la figure
du partisan pour l’individu et celle de l’Etat pénal.
L’affaissement de la religion civile en tant que condition d’homogénéité culturelle à la
réalisation des droits de l’homme aboutit à ce que ceux-ci traduisent un consensus fictif
susceptible d’être rattaché à la catégorie des religions séculières avec le risque de générer
en raison notamment du phénomène d’autopoïèse en droit pénal une redéfinition complète
de l’articulation moderne entre sphère publique et sphère privée. Dans ce contexte, la
dénonciation classique de l’antisémitisme correspond à une pratique propre à la société du
litige qui reflète le fait que l’intégration des juifs s’est réalisée en accord avec le modèle de
la suprématie étatique642. Les juifs comptent sur l’Etat pour qu’ils modifient les règles en
641
Cf CEDH, G.C. 3 novembre 2011, S. H. et autres c. Autriche, Req. n° 57813/00, « Le désir des requérants
de procréer un enfant qui ne soit pas atteint par la maladie génétique dont ils sont porteurs sains et de
recourir pour ce faire à la procréation médicalement assistée et au [diagnostic préimplantatoire] » soit
regardé comme « relev(ant) de la protection de l’article 8, pareil choix constituant une forme d’expression de
leur vie privée et familiale ».
642
Cf P. Birnbaum, Le recul de l'État fort et la nouvelle mobilisation antisémite dans la France
contemporaine, Pôle Sud, n°21, 2004, p. 15-29, spéc. p. 19 : « Les Juifs de France ne peuvent pour autant
échapper à l’Histoire qui les touche, de nos jours, de plein fouet. Ils se trouvent soudain plongés dans une
- 331 -
leur faveur ; ils ne tiennent pas compte du rééquilibrage des pouvoirs dans la société du
différend au bénéfice du pouvoir juridictionnel dont les représentants sont indépendants et
ne peuvent être soumis à des pressions.
C’est précisément ce rééquilibrage politique qui est ignoré par les auteurs qui essaient de
systématiser les nouvelles manifestations du religieux sur la base d’un phénomène social
unificateur.
2) LIMITES DES
EXPLICATIONS QUI MINORENT LA DIMENSION POLITIQUE DES DROITS
DE L’HOMME
L’interprétation ici proposée repose sur la corrélation entre développement des droits de
l’homme et droit pénal. Elle met délibérément l’accent sur l’ambigüité des droits de
l’homme dont la référence oscille entre l’apparente neutralité juridique et la revendication
politique. Force est alors de constater que les cadres interprétatifs contemporains
prolongent à leur manière la tentation propre à la sociologie de E. Durkheim d’absorber le
phénomène politique par le phénomène juridique. C’est ce que nous voudrions montrer,
sans prétendre à l’exhaustivité à travers la critique des thèses de O. Roy et de J. Bauberot.
Selon O. Roy, « ce à quoi nous assistons, c’est à la reformulation militante du religieux
dans un espace sécularisé qui a donné au religieux son autonomie et donc les conditions de
son expansion. La sécularisation et la mondialisation ont contraint les religions à se
détacher de la culture, à se penser autonomes et à se reconstruire dans un espace qui n’est
plus territorial et donc qui n’est plus soumis au politique643» (c’est nous qui soulignons).
Aussi, c’était la conclusion d’un précédent livre de l’auteur dans lequel il esquissait cette
hypothèse, ce que l’on dénomme médiatiquement l’islam radical n’est rien d’autre, d’une
façon schématique, que l’expression de cette religion sans culture644.
Il convient ici de ne pas se méprendre sur la coïncidence entre le développement du
marché et celui contemporain des droits de l’homme pour expliquer l’expression religieuse
de l’identité religieuse par ce prisme. La logique des droits de l’homme est une logique
conjoncture historique dont le ressort leur échappe, tant leurs choix obéissent maintenant à des
considérations nouvelles. Les effets pervers du retrait de la logique étatique risquent de se faire sentir
durablement, fragilisant leur statut au sein d’une nation devenue enfin plurielle, s’éloignant d’un modèle
républicain protecteur mais quelque peu unificateur et réducteur des cultures spécifiques. Les gains et les
pertes résultants du contrat républicain antérieur ne seront plus les mêmes ».
643
O. Roy, op. cit., p. 16.
644
O. Roy, L’islam mondialisé, Seuil, 2002.
- 332 -
politique qui, par delà les manifestations individuelles, se déplace vers le droit pénal. Parler
de marché de la religion renvoie à la figure de l’homo oeconomicus. La rationalité de celleci n’est pas dissociable du contexte sociologique dans lequel il agit645. En l’occurrence,
faute de précisions sur l’origine sociale des personnes qui consomment le bien religieux, la
description proposée ne peut être que partielle, voire fausse. Par exemple, une analyse
minutieuse de ce comportement à propos de l’islam a parfaitement montré que la mutation
religieuse en cours ne concerne qu’une partie de la population en voie d’embourgeoisement
et non les classes sociales défavorisées646. A défaut pour celles-ci d’être touchées par ce
phénomène, il n’est pas possible d’identifier une rupture avec la dimension politique du
projet que porte cette religion. En outre, comme l’illustre l’exemple du Mecca Cola
abondamment cité par les études qui adoptent le marché comme modèle d’analyse, ces
personnes, mêmes embourgeoisées donnent une coloration militante à leur action qui
renvoie, in fine à un modèle politique647. L’analyse sociologique proposée ne vaut,
finalement, que dans un contexte foncièrement dépolitisé sous prétexte que le politique se
résume à un simple encadrement du territoire.
C’est confondre ici la manière dont est formulée la question religieuse et la signification
de cette expression. L’expression de l’identité religieuse par les droits de l’homme traduit
en termes juridiques une question politique qui dépasse de loin la réduction de cette
dimension de l’existence humaine au simple contrôle des frontières. A ce titre, les multiples
exemples fournis par l’auteur de pays qui adoptent des législations pénales pour sanctionner
les pratiques prosélytes sont, le pendant autoritaire des mesures pénales qui se profilent
dans les sociétés démocratiques dans lesquelles les tenants de la religion majoritaire
essaient de maintenir leurs valeurs contre les pratiques minoritaires. Autrement dit, la
recomposition du phénomène religieux interagit avec le cadre juridique dans lequel il se
produit ; il aboutit à une modification de la répartition sphère publique/sphère privée dont
l’intensité dépend du caractère démocratique ou autoritaire du régime politique.
645
Cf P. Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, Le Seuil, 2000, p. 20 : « Les dispositions
économiques les plus fondamentales, besoins, préférences, propensions, ne sont pas exogènes, c'est-à-dire
dépendantes d'une nature humaine universelle, mais endogènes et dépendantes d'une histoire, qui est celle-là
même du cosmos économique où elles sont exigées et récompensées ».
646
P. Haenni, L’Islam de marché, Seuil, , 2005.
647
Le dirigeant de la société productrice de Mecca-Cola a, à plusieurs reprises, indiqué qu’une partie des
bénéfices résultant de la vente irait aux organismes de lutte de la Palestine – il est vrai que si on suit la
terminologie de O. Roy, cela relève de l’engagement éthique et non politique.
- 333 -
Selon J. Baubérot, les phénomènes contemporains traduisent le lien inhérent entre droits
de l’homme et laïcité. Préalablement, ce lien n’est pas démontré compte tenu de l’absence
de référence aux droits de l’homme dans la formulation du principe de laïcité. Pour
reprendre la critique d’un auteur, la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 n’est en
rien le ferment d’une quelconque laïcité de par sa référence à l’Etre suprême648. Il faut donc
passer par la Déclaration de 1948 pour fonder une telle jonction entre laïcité et droits de
l’homme, ce qui revient à projeter rétrospectivement les valeurs de 1948 sur celles de 1905.
Par delà la critique méthodologique, l’invocation des droits de l’homme au soutien de la
laïcité vise à dépolitiser la question religieuse - Autrement dit, c’est la séparation du
politique et du religieux qui assure la liberté que proclame l’article 18, et non le fait
qu’une religion devrait partager toutes les valeurs d’une société à un moment donné. Le
changement religieux provient d’abord de mutations internes. Le seul problème, c’est que
cette dépolitisation passe nécessairement par une dépolitisation totale du lien entre
nationalité et citoyenneté - : « Est citoyen de l’Union européenne toute personne ayant la
nationalité d’un Etat membre. Malgré cette référence à la nationalité, en instaurant ce type
de citoyenneté, en lui reconnaissant certains droits, les rapports commencent à se distendre
entre nationalité et citoyenneté…Et dans la Déclaration de 1948, la mention du pays relie
encore nationalité et citoyenneté649 » (c’est nous qui soulignons). Effectivement, si nous
supprimons l’idée de territoire ou, plus largement celle de nation, nous changerions la
configuration du monde contemporain – on se demande d’ailleurs à ce stade si les souhaits
des auteurs ne décrédibilisent pas leur démarche scientifique. Tout cela présuppose
néanmoins, selon les écrits mêmes de l’auteur que les individus adoptent des pratiques
religieuses dans « la sérénité650 », ce qui indirectement renvoie au problème de perception
des minoritaires par les majoritaires et à la recomposition pénale contemporaine.
Nous constatons ainsi qu’en même temps que les droits de l’homme favorisent
l’expression religieuse, leur finalité change. Il serait réducteur d’interpréter le contexte
contemporain comme le reflet des valeurs individualistes et morales de notre époque en
648
649
Cf E. Poulat, op. cit.
J. Baubérot, La laïcité entre citoyenneté et droits de l’homme, in Religion et politique, une liaison
dangereuse ?, sous la direction de T. Ferenczi, J. Baubérot, Complexe, 2003, p. 235-244, spéc. p. 240
650
J.
Baubérot,
J.
Cesari,
Laïcité,
communautarisme
et
foulard,
vrais
et
faux
débats,
http://lmsi.net/article.php3?id_article=143 : « En soi, s’il est porté de façon sereine, le foulard ne contredit
pas le droit laïque mais plutôt une certaine vision culturelle de la sécularisation qui prend ses racines dans le
XIXe siècle, à une époque où l’on pouvait, raisonnablement, avoir une vision linéaire et enchantée du
progrès ».
- 334 -
raison du rôle historique de la Déclaration de 1789651. La recomposition dont ils sont l’objet
en raison de textes concurrents a opéré un décentrement au bénéfice de l’individu. Nous
avons ainsi pu montrer que, compte tenu de la dimension politique du texte, ce
décentrement conduit à une nouvelle articulation entre la sphère publique et la sphère
privée.
Cette nouvelle articulation, parallèle à l’extension du droit pénal, transforme les droits
de l’homme non en religion civile mais en religion séculière. Ils ne sont pas la simple
expression de valeurs mais le fondement d’une restructuration complète des pratiques
individuelles à même de s’opposer aux prétentions des religions minoritaires. La
formulation juridique de la question religieuse par le biais des droits de l’homme déplace la
question politique ; la dimension pénale des droits de l’homme maintient une illusion
juridique dans un contexte éminemment politique, – le terme politique est ici entendu
comme élément touchant la société dans sa globalité en ce qu’il implique un équilibre entre
sphère publique et sphère privée. A l’aune de cette distinction, il nous a paru légitime de
critiquer différents travaux sur les nouvelles formes d’expression de l’identité religieuse en
raison de l’hypothèse implicite de dépolitisation de la société qui les sous-tendent.
Dans la perspective de cette nouvelle articulation entre sphère publique et sphère privée,
nous voudrions conclure cette présentation de la différence entre société du litige et société
du différend en la confrontant à la notion plus usitée de société multiculturelle.
SECTION 2 : LA SOCIETE DU DIFFEREND, UNE SOCIETE MULTICULTURELLE ?
Il est fréquent de désigner l’évolution des sociétés contemporaines sous le vocable de
société multiculturelle. Pour autant, l’imprécision conceptuelle de ce vocable tout comme la
manière dont il a évolué nous permettent d’estimer que, si la description à laquelle il
renvoie participe de la société du différend, il ne constitue qu’une facette des nouvelles
relations sociales contemporaines (paragraphe 1). Ce point précisé, nous nous demanderons
si la société multiculturelle n’a pas, compte tenu du processus de judiciarisation
précédemment décrit, pour corollaire l’avènement du communautarisme (paragraphe 2). A
partir de cette mise en perspective, nous esquisserons une typologie des pratiques
religieuses en fonction de la perception des règles par les individus (paragraphe 3).
PARAGRAPHE 1 : LES DEUX FACETTES DU MULTICULTURALISME OU LE
PASSAGE D’UNE LOGIQUE DE LITIGE À UNE LOGIQUE DE DIFFÉREND
651
Contra J. Baubérot, Existe-t-il une religion civile républicaine ?, in French Politics, Culture & Society,
Volume 25, Number 2, 2007, pp. 3-18.
- 335 -
Le vocable multiculturalisme a connu une évolution semblable au régime de laïcité :
d’une approche étatique, il est devenu la manière de rendre compte des revendications
individuelles.
Qualifier une société de société multiculturelle procède d’une ambigüité : s’il s’agit de
formuler un constat de fait, effectivement, de tous temps, des personnes de cultures
différentes ont vécu sur un même territoire652. Pour autant, la réflexion sur le vivreensemble n’a jamais porté sur la possibilité pour les minoritaires de revendiquer leurs
différences. La revendication était politique et donnait lieu à une réponse politique. C’est
du moins comme cela que les religions en Europe se sont structurées jusque dans les années
1980. L’émergence d’une société multiculturelle n’est donc pas dissociable du cadre
juridique dans lequel s’expriment les revendications individuelles ou collectives : c’est
parce que les individus ou les minorités bénéficient de moyens de contester la norme
politique que se pose la question de la consécration d’une nouvelle dénomination pour
qualifier la société contemporaine, nouvelle dénomination qui aurait pour corollaire un
nouveau corps de règles – à moins que le multiculturalisme contemporain ne soit le produit
de l’autopoïese dont le multiculturalisme originel est la source.
Nous soulignerons en effet qu’avant de s’imposer comme un terme ambivalent pour
décrire les sociétés occidentales, le multiculturalisme semble avoir connu une évolution
semblable à celle de la laïcité précédemment citée. Parmi les réflexions et surtout textes
fondateurs, il y a la Charte canadienne des droits et libertés promulguée en 1982 dont l’un
des inspirateurs a peut-être été … le philosophe J.-F. Lyotard653. Cette Charte mentionne
expressément en son article 27 le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel
des Canadiens. Il est directement corrélé à la nationalité canadienne. Quant au terme
minorité, il concerne exclusivement le choix de la langue entre l’anglais et le français pour
les citoyens canadiens. L’Australie, en raison également d’une histoire marquée par
l’effacement des minorités nationales, connaît à la même époque un processus d’intégration
des mêmes minorités dont les institutions du pays rendent compte en utilisant le vocable de
société multiculturelle. En 1999, quand sera réaffirmé le caractère multiculturel de
l’Australie, l’accent sera mis sur le lien avec la citoyenneté et non sur son éventuelle
652
Cf M. Doytcheva, Le multiculturalisme, La Découverte, 2011. Présentation : « Depuis l’Antiquité, la
réflexion sur le politique a été une interrogation sur le vivre-ensemble : comment faire société, comment
concilier unité et pluralité des valeurs et des cultures ? Faut-il araser ou consacrer les différences ? » Dans
une telle perspective, il est logique que l’auteur ignore complètement la dimension juridique du fait social.
653
Pour l’anecdote, le livre de J.-F. Lyotard, « le post-moderne expliqué aux enfants » est le fruit d’un rapport
remis par cet auteur au gouvernement canadien.
- 336 -
rupture en raison de l’émergence de groupes ethniques654. La série de droits reconnus ne
disjoint nullement la logique de nationalité de celle de citoyenneté et s’inscrit donc dans la
dynamique de la Déclaration de 1789. En somme, à l’instar de la laïcité, le
multiculturalisme correspond à l’origine à un aménagement par le haut des droits des
individus sur des domaines très limités655.
Plus précisément, cet aménagement concerne les seules minorités nationales identifiées
comme étant celles présentes sur le territoire avant la fondation de l’Etat-nation, disposant
d’une histoire, d’une langue et d’une culture distincte que l’Etat656. La problématique
contemporaine relative cette fois aux groupes ethniques, voire par extension à toutes les
personnes pouvant revendiquer l’appartenance à un groupe en raison de particularités
propres comme les homosexuels intervient beaucoup plus tard. Selon un auteur, il faudrait
distinguer différentes étapes pour rendre compte de l’évolution des revendications. Dans un
premier temps, l’accent est mis sur les inégalités sociales, puis sur les droits des minorités
nationales, puis sur celles des groupes ethniques entendus au sens large. En parallèle, les
revendications changent de nature : « les discriminations ethniques, religieuses,
linguistiques et raciales ne sont plus objets de controverses sur l’égalité socio-économique
et politique, mais sur le droit d’exprimer sans préjudice social des orientations culturelles
minoritaires, puis, durant les années 1990, sur leurs effets sur le sens d’appartenance à une
société657 ». L’évolution de la conception du multiculturalisme coïncide donc avec deux
phénomènes distincts et interdépendants : le tournant juridique des droits de l’homme
identifié précédemment ; le changement de la morphologie religieuse des démocraties
occidentales sous l’impact des phénomènes migratoires. Ce que certains décrivent comme
654
M. Piquet, Le multiculturalisme australien, Pouvoirs, n°141, 2012, p. 65-76.
655
Nous ne pouvons ici que déplorer la version caricaturale du modèle canadien exposée par J. Baubérot qui
confond délibérément la problématique des minorités nationales avec celles des groupements ethniques pour
ériger le modèle canadien en modèle et ainsi l’opposer au modèle français. Cf J. Bauberot, Les laïcités dans le
monde, Puf, QSJ, 2011, p. 85. L’auteur emploie le terme laïcité pour rendre tout simplement compte d’une
des caractéristiques du politique : la séparation entre le public et le privé. Or, si la laïcité participe pleinement
de cette modalité inhérente du politique, il n’est pas certain que toutes les distinctions entre public et privé
puissent être englobées sous le terme laïcité.
656
W. Kimlika, La citoyenneté multiculturelle : une théorie libérale du droit des minorités, La découverte,
2001.
657
D. Helly, Minorités ethniques et nationales : les débats sur le pluralisme culturel, L'Année sociologique,
n°52, 2002, p. 147-181.
- 337 -
la mutation de la question sociale en question raciale658 est une manifestation de cette
interdépendance qui traduit le contexte socio-économique dans lequel ces interactions se
sont réalisées.
Le multiculturalisme pourrait ici apparaître comme le fait social dont les règles de droit
précédemment exposées ne seraient que le reflet. Une telle approche nous paraît cependant
devoir être nuancée : elle ne permet ni d’expliquer le tournant juridique adopté dans
l’interprétation de textes préexistants aux phénomènes migratoires et à l’émergence de
groupes ethniques ni l’évolution du multiculturalisme d’une conception étatique à une
conception davantage centrée sur les intérêts des groupes. Comme l’ont montré deux
auteurs659, cette notion ne se contente pas de déduire mais également d’induire des
changements juridiques. Elle absorbe tant les défenseurs des droits des minorités que ceux
de la majorité : pour les uns comme pour les autres, les comportements sont surdéterminés
par la culture d’origine ; les uns comme les autres cherchent dans la règle de droit le moyen
de se protéger ou de justifier leurs revendications. Car, le multiculturalisme ne prend corps
non par le respect sans cesse renouvelé du principe d’égalité mais par l’affirmation du
principe de non-discrimination. Nous verrons donc plutôt dans le multiculturalisme et les
débats qu’ils suscitent le révélateur du rôle structurant de la règle de droit dans les
comportements : le débat sociologique n’est plus dissociable du débat juridique.
En cela, le multiculturalisme est lié à l’émergence de la société du différend sans pour
autant en être l’élément central. Le vocable société du différend vise à rendre compte du
changement de perception des conflits pouvant intervenir entre individus ou entre individus
et institutions. Ce changement de perception nous a paru intrinsèquement lié à la mutation
des droits de l’homme en vecteur de prétentions judiciarisées. Par exemple, la demande de
reconnaissance par un individu d’un droit de mourir sur le fondement du droit à la vie
privée produit un différend en ce qu’il oppose deux conceptions antinomiques de la vie
humaine ainsi que du rôle de l’Etat. La diversité des droits de l’homme multiplie les cas
d’incompréhension des parties une fois la solution d’un conflit rendu ; elle n’est pas
intrinsèquement liée à la société multiculturelle.
En revanche, la société multiculturelle alimente pleinement la logique du différend en ce
qu’elle aboutit à la confrontation permanente de prétentions foncièrement antinomiques. Il
658
E. Fassin, D. Fassin, De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, La
Découverte, 2006.
659
Cf J.-M. Eriksen, F. Stjernfelt, Les pièges de la culture ; les contradictions démocratiques du
multiculturalisme, Mètis Presses, 2012.
- 338 -
en va bien sûr des prétentions religieuses contre la norme laïque mais aussi des prétentions
à des droits collectifs pour les minorités contre la logique individualiste du droit positif. Le
multiculturalisme synthétise ainsi non seulement la disjonction entre nationalité et
citoyenneté mais aussi celle avec la religion civile comme condition de possibilité de
l’exercice des droits.
Le multiculturalisme, dans son expression contemporaine, peut être considéré comme le
cadre social secrété par les textes ; il est, dans sa dernière expression, le parfait reflet de
l’interprétation contemporaine de la Déclaration universelle de 1948. Le rattachement de
son développement à l’émergence de l’islam dans les sociétés contemporaines et, plus
particulièrement, dans la société française, témoigne de l’homologie qui s’est
progressivement dessinée entre l’homme de la Déclaration universelle et la conception
propre à l’articulation entre nationalité, citoyenneté et religion dans l’islam.
Aussi, mise à part la question récurrente de la causalité entre les textes et les individus,
le multiculturalisme dispose d’une dynamique propre compte tenu des éléments exposés :
- lié à la Déclaration des droits de l’homme de 1948, il participe pleinement au processus
de judiciarisation caractéristique de la société du différend ;
- lié à l’émergence de l’islam et aux populations issues de l’immigration dans la société
française, même si au stade de la troisième génération ce qualificatif devrait être considéré
comme superfétatoire, il génère un double discours d’explication et de justification de la
violence dans la société contemporaine.
Compte tenu de cette dynamique, le multiculturalisme constitue un cadre descriptif dont
les visées normatives obligent à envisager s’il ne favorise pas pour la société du différend la
consécration d’une régulation juridique communautariste.
PARAGRAPHE 2 : VERS LE COMMUNAUTARISME COMME CONSÉQUENCE DE
LA SOCIÉTÉ DU DIFFÉREND ?
Le communautarisme, classification philosophique mise à part, est le versant polémique
du multiculturalisme. La présence de plusieurs cultures sur un territoire est un fait social
aujourd’hui admis par tous. Est cependant sujet à discussion tant sur le plan sociologique,
philosophique que juridique, le critère d’adaptation nécessaire des règles pour faire face à
cette nouvelle figure sociale. Schématiquement, le débat peut se résumer en ces termes :
dans quelle mesure la loi communautaire a-t-elle vocation à primer sur la loi commune au
détriment du principe d’égalité ? C’est tout l’enjeu de ce que le philosophe C. Taylor
- 339 -
appelle la « politique de reconnaissance660 » (1) avec son corollaire juridique, les
accommodements raisonnables (2). Nous exposerons à travers ces deux facettes les liens
existant entre communautarisme et société du différend.
1) DYNAMIQUE DE LA POLITIQUE DE RECONNAISSANCE
L’expression politique de reconnaissance de C. Taylor a le mérite de la clarté : elle
s’inscrit précisément dans la dynamique propre aux droits de l’homme. D’une part, le
contentieux sur la reconnaissance des droits de l’homme interagit avec le discours sur le
caractère multiculturel d’une société pour remettre en cause l’équilibre actuel entre cultures
ou religions majoritaires et cultures ou religions minoritaires ; d’autre part, l’évolution des
textes nous a permis d’identifier une tendance à la reconnaissance des minorités. Le débat
est juridique, les enjeux sont politiques : redessiner les frontières du principe d’égalité. Tout
cela alimente une logique de différend à partir de laquelle le communautarisme, c’est-à-dire
une fragmentation de la norme commune, peut s’imposer comme une modalité
contemporaine pour retrouver une logique de litige.
Préalablement, nous signalerons l’ambigüité contemporaine de la critique sociologique
du tournant juridique de notre époque. Nous y retrouvons en filigrane la difficulté
conceptuelle classique depuis E. Durkheim d’appréhender la dynamique jurisprudentielle
dans la sociologie française ainsi que les ferments politiques de la consécration du
communautarisme. A titre d’illustration, analyser le passage de la question sociale à la
question raciale pour rendre compte des évolutions contemporaines se heurte logiquement à
la reconnaissance comme voie de droit du principe de non-discrimination661. Le principe de
non-discrimination vise en effet précisément à dénoncer les comportements sociaux
problématiques qui engendrent des distinctions sur un critère illégitime au titre desquels il y
a la religion, le sexe, la race…L’auteur qui cherche à expliquer cette « invention » ignore
l’origine internationale de cette notion. Comme à l’époque de E. Durkheim, le contexte
international n’influence pas l’identification des faits sociaux internes. Il se lance dans une
présentation pour le moins problématique de l’application du principe de nondiscrimination en prenant pour exemple la situation en Afrique du Sud au temps de
l’apartheid662 (sic). Il déploie ensuite des trésors de rhétorique pour minorer l’intérêt du
660
C. Taylor, Multiculturalisme, Flammarion, 1997.
661
Cf D. Fassin, L’invention française de la discrimination, Revue française de sciences politiques, n°52,
2002, p. 403-423.
662
Id. p. 421, note 1 : « Des exemples éloignés, comme celui de l’Afrique du Sud sur lequel Belinda Bozzoli a
réuni des analyses d’expériences de lutte (dans Class, Community and Conflict. South African Perspectives,
- 340 -
recours en justice663 et en dénoncer les limites intrinsèques – les emplois réservés aux
nationaux - en raison d’une confusion permanente entre droit et politique. Enfin, il atténue
la légitimité judiciaire en mettant en avant les éléments suivants : « Le résultat est jugé,
éventuellement les motifs, mais non les prémisses ou les circonstances664 » pour mieux
dénoncer le risque d’une « judiciarisation exclusive ».
La critique sociologique demande finalement au juge de s’ériger en sociologue et
d’adopter les conclusions de l’auteur. S’il revient au juge de dépasser la neutralité inhérente
du processus juridique pour se prononcer sur les motifs et les circonstances, il risque au
mépris du principe de la présomption d’innocence déjà atténuée en matière de
discrimination, de consacrer juridiquement un statut de victime juridique sur la base
d’études sociologiques. En raison de l’assimilation permanente d’une catégorie particulière
de population à celle de victime, cela reviendrait de facto à lui reconnaître des droits
particuliers. Le refus implicite de la norme commune, même quand elle cherche à réparer
les dommages mais non les torts au sens de la distinction précédemment rappelée par J.-F.
Lyotard ne peut que justifier l’adoption d’une politique communautariste : une loi distincte
en fonction des communautés665.
A l’identique, l’une des critiques les plus radicales des droits de l’homme porte sur leur
incapacité à saisir « le fait social historique » juif666. Dans ce cas, la seule technique
Johannesbourg, Ravan Press, 1987), montrent que des groupes victimes de discrimination en raison de leur
sexe, de leur classe sociale et de leur race supposée pouvaient combattre cette triple inégalité en s’appuyant
à la fois sur les principes communs qui la fondaient et sur les logiques distinctes qui la produisaient. S’ils
sont éloignés, on se demande bien l’intérêt d’une comparaison, surtout que l’apartheid procédait d’un choix
politique clairement exprimé par les textes alors que le principe de non-discrimination intervient pour réguler
des comportements sociaux critiquables ».
663
Id. p. 419, note 1 : « Il ne s’agit pas pour autant de sous-estimer l’importance du travail d’écoute. Nombre
de personnes qui se déclarent victimes de discrimination raciale disent également ne pas souhaiter aller audelà de cet échange téléphonique et ne pas vouloir porter leur plainte devant les Commissions
départementales d’accès à la citoyenneté. « Cela fait des années que je me sens victime de discriminations et
c’est la première fois que je peux en parler », ou simplement « je vous remercie de m’avoir écouté » sont des
phrases fréquemment entendues par les écoutants du 114 ».
664
Id. p. 413.
665
Nous retrouvons dans le livre de D. Fassin, La force de l’ordre, Seuil, 2011, le même tropisme. L’auteur
en arrive à recommander que les policiers soient de la même origine que les personnes qu’ils contrôlent.
666
Cf S. Trigano, L’idéal démocratique à l’épreuve de la Shoah, Odile Jacob, 1997.
- 341 -
disponible en droit consiste à créer un statut qui permettrait de présumer antisémite toute
agression à l’encontre d’un juif et allègerait ainsi la charge de la preuve des circonstances
aggravantes dont l’appréciation judiciaire serait susceptible d’aggraver la sanction du
coupable. Autrement dit, plus nous évoluons dans un contexte multiculturel, plus les
positions de chaque groupe tendent à s’affirmer, à se comparer et se confronter en vertu des
lois de l’imitation. Si le droit positif consacre d’une manière ou d’une autre l’existence
d’une communauté, le sociologue ne manquera pas de lui reprocher son atteinte au principe
d’égalité ; si le droit positif refuse de distinguer entre l’appartenance des individus, le
sociologue mettra à jour son absence de neutralité pour y dénoncer le reflet d’une idéologie
dominante dont l’identification reste en permanence sujette à caution.
A l’aune de cette limite épistémologique, nous voudrions décrire le communautarisme
comme une possibilité logique d’évolution de la société du différend afin de réduire l’écart
et le risque de violence que peut générer cette même logique du différend.
Nous distinguerons trois modalités compte tenu de ce que nous avons exposé
précédemment sur les caractéristiques propres à la société du différend. En premier lieu, le
différend peut redevenir litige par le biais du « formatage des religions » à l’aune des
exigences démocratiques pour reprendre l’expression de O. Roy. Ce formatage, compte
tenu du terme neutre de religion retenue par les juges signifierait également que les
individus limitent les recours au nom des droits de l’homme sur la base de questions
éthiques dont la solution échappe par nature à la discussion juridique faute de pouvoir
véritablement neutraliser complètement morale et politique. Cette procédure est, cependant,
par nature aléatoire en raison de la logique individuelle de mise en œuvre des droits de
l’homme – le formatage peut concerner les institutions mais pas les individus. Elle n’est pas
exempte d’arbitraire : comment distinguer les bonnes pratiques des mauvaises pratiques
religieuses ? Paradoxalement, si on en croit O. Roy, les institutions auraient tendance à
solliciter les représentants rigoristes plutôt que ceux dont la religion se fondrait avec les
exigences démocratiques au risque de prolonger la dynamique du différend667.
En second lieu, nous pouvons à l’inverse estimer que la logique du différend va
continuer à se déployer par le renforcement du droit pénal. C’est l’expression achevée de la
logique originelle des droits de l’homme qui vise ainsi à maintenir un ordre fondé sur la
menace en raison du risque réel ou fantasmé de multiplications de partisans – nous
préciserons que la logique du partisan couvre ici non seulement le religieux mais également
toute personne se faisant l’apôtre d’une cause, voire la posture de celui qui n’a plus rien à
perdre. Par exemple, en matière de droit social, la violence des salariés, qu’elle s’exerce
667
O. Roy, op. cit., p. 239-273.
- 342 -
sous forme de séquestration ou de menaces, combine les deux caractéristiques naguère
présentes dans l’exercice du droit de grève. D’une part, elle ne peut qu’être brève pour un
résultat maximal alors que la grève tend à s’éterniser pour un résultat décevant. D’autre
part, le recours à la violence rappelle une évidence : pour obtenir quelque chose, il faut
déranger l’ordre établi, ce que l’exercice du droit de grève dans sa conception classique
n’arrive plus à faire. La répression devient ici le pendant de la perte de substance des droits
de l’homme susceptible de justifier toutes les violences.
En troisième hypothèse se pose l’éventualité du communautarisme, donc d’une
réglementation fluctuant en fonction de l’appartenance à une communauté qui serait le
corollaire de la lutte pour la reconnaissance. Nous rappellerons que, fait unique dans
l’histoire des religions en France, la consécration d’une nouvelle religion, l’islam,
s’effectue par des avancées judiciaires en raison d’un cadre juridique qui n’a pas
d’équivalent avec ce qui pouvait exister dans le passé. La dynamique juridique s’inscrit en
outre dans un contexte international favorable à la reconnaissance explicite des droits des
minorités. Cette conjonction de facteurs pose les bases de l’instauration d’un système
communautaire susceptible d’atténuer la logique de différend.
Pour le communautarisme, comme pour le multiculturalisme et la laïcité, peut-être fautil distinguer entre un aménagement d’inspiration étatique à une revendication d’aspirations
individuelles ou collectives. Par exemple, le principe de neutralité des cimetières a été
affirmé par la loi du 14 novembre 1881 ainsi que par celle du 5 avril 1884 par l’abrogation
de l’obligation faite aux communes d'affecter une partie du cimetière à chaque culte
existant dans la commune ou de créer un cimetière spécialement affecté à chaque culte
existant dans la commune. Par voie de conséquence, les cimetières sont des lieux
interconfessionnels ; l’existence des carrés confessionnels n’est pas compatible avec le
principe de laïcité. L’absence de texte législatif n’a cependant pas empêché le
gouvernement d’agir par circulaires. En vertu de celle prise par le Ministre de l’Intérieur le
28 novembre 1975, les maires sont invités à « user des pouvoirs qu'ils détiennent pour
réserver aux Français de confession islamique, si la demande leur en est présentée et à
chaque fois que le nombre d'inhumations le justifiera, des carrés spéciaux dans les
cimetières existants » 668. Nous ne sommes pas en présence d’une adaptation du principe de
laïcité – les textes originels sont antérieurs à la loi de 1905 - ; la réflexion sur le
multiculturalisme est inexistante dans le débat public en France. Il est donc légitime de lire
668
Cf sur ce sujet, O. Guillaumont, Du principe de neutralité des cimetières et de la pratique des carrés
confessionnels, La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales n° 50, 6 Décembre 2004,
act. 1799
- 343 -
ce texte comme un aménagement communautaire par le haut, étant entendu que cela ne
touche pas aux symboles de la vie quotidienne comme le calendrier ou l’habillement. De là
à prétendre que la France a toujours été régie par le multiculturalisme à fortes tendances
communautaristes sur la base de l’étude du modèle colonial, il y a une nuance importante
qui nous paraît difficilement pouvoir être effacée669.
C’est pourquoi, si la dynamique précédemment décrite joue pleinement, encore faut-il
distinguer les éventuelles modalités du communautarisme entre droit civil et droit pénal,
distinction sociologique et juridique fondamentale singulièrement absente des débats
contemporains. S’agissant du droit civil, une option générale valable pour tout le monde,
sans distinguer entre les religions, consisterait à étendre les dérogations aux tribunaux
étatiques au bénéfice de juridictions arbitrales régies par un droit choisi par les parties –
donc éventuellement un droit religieux - de façon à limiter les hypothèses de différend.
Dans ce cas, effectivement, il sera possible d’analyser le droit positif comme le reflet de la
situation sociale ; dans ce cas, les droits religieux deviendraient des règles de droit pour
ceux qui souhaitent être jugées par elle. Nous passerons juridiquement et politiquement du
multiculturalisme au communautarisme – la question est très débattue, par exemple, en
Australie ou en Grande-Bretagne670. Bref, pour que les différends deviennent des litiges, il
faut retrouver la logique originelle de la transaction telle que définie par le Code civil : tout
dépend du consentement des parties et de l’étendue du contrôle autorisé par le juge
judiciaire.
S’agissant du droit pénal, nous pouvons distinguer trois facettes distinctes. En premier
lieu, le fondement ne peut être le même en raison de la difficulté d’admettre le
consentement de la victime pour justifier la commission d’une infraction. Il est cependant
parfaitement possible que cette limite s’efface. A la suite d’une affaire de pratiques sadomasochistes particulièrement violentes, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé
que les poursuites pénales n’étaient valides uniquement parce qu’au cours du déroulement
des opérations, la femme supposée soumise avait manifesté son refus exprès de subir
d’autres opérations sur son corps en criant « Pitié » 671. A contrario, le consentement exprès
aurait rendu les poursuites contraires aux principes de la Convention européenne. La
669
Cf sur ce continuum historique abusif, J.-L. Amselle, Vers un multiculturalisme français. L'empire de la
coutume, Aubier, 1996.
670
A. Black, Legal Recognition of Sharia Law: Is This the Right Direction for Australian Family
Matters?,Family Matters, n° 84, 2010, 64-67.
671
CEDH, 17 février 2005, K.A. et A.D. c. Belgique, Requêtes n °42758/98 et 45558/99)
- 344 -
frontière tracée entre droit pénal et droit religieux sur la base des différences entre les
peines infligées peut ainsi s’estomper et laisser place à une substitution de l’un par l’autre.
En second lieu, l’affaire déjà évoquée des poursuites pénales à l’encontre d’un
circonciseur pour atteintes à l’intégrité corporelle soulève là encore la question de
l’adoption d’un statut particulier pour les personnes rituellement astreintes à cette pratique.
Dans ce cas, en effet, il n’est pas possible d’envisager de se référer au consentement de
l’enfant. Si invocation des droits de l’homme il y a, elle se confond avec celle relative aux
droits des minorités. Dès lors, cette affaire conduirait, pour la première fois, à l’émergence
d’une norme qui désamorcerait le droit pénal pour faciliter une pratique minoritaire rejetée
par les majoritaires. Le processus de définition de statut distinct est donc bien inhérent à la
société du différend.
En troisième lieu, après les relations à l’intérieur de la communauté, après les relations
entre la communauté et l’Etat, le droit pénal a peut-être vocation à être modifié pour éviter
les tensions inter-communautaires. Nous retrouvons ici la corrélation entre droits de
l’homme et droit pénal : plus la référence à un droit de l’homme s’impose au quotidien,
plus la revendication d’une normalisation pénale se développe. Ainsi, plus l’individu a le
droit de manifester sa religion en public, plus il devient en droit de contester la liberté
d’expression qui porterait atteinte à sa religion. Il y aurait donc possibilité d’instaurer une
interdiction du blasphème au nom précisément des droits de l’homme. Nous avons déjà
signalé que cette hypothèse était apparemment compatible avec la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme. Elle prolonge l’influence de l’Organisation de la
Conférence Islamique sur le droit interne en raison de son activité au sein du Conseil des
droits de l’homme. Elle révèle le caractère relatif et contradictoire de la référence aux droits
de l’homme dans le débat contemporain.
En résumé, constater comme fait social le caractère multiculturel de la société
contemporaine oblige à s’interroger sur les éventuels changements nécessaires pour que,
selon la terminologie en cours, chaque individu soit reconnu dans sa spécificité. Ces
éventuels changements peuvent se résumer en un mot-clé : le consentement. Nous
reprendrons ici la distinction élaborée par le professeur M.-A. Frison-Roche entre
consentement et volonté « par la volonté, la personne manifeste sa puissance, sa capacité à
poser à elle-même sa propre loi, sa liberté » tandis que, « par le consentement, elle
- 345 -
exprime sa capitulation… La force est du côté de la volonté ; la faiblesse du côté du
consentement» 672.
A partir du moment où tout individu est supposé libre et consentant, il est parfaitement à
même de négocier sur tous ses droits. Contrairement à la logique antérieure du droit
français, il n’y aurait plus de raison de protéger les individus contre eux-mêmes. Au nom de
la liberté et des droits de l’homme, on peut donc réunir dans un même mouvement les
sadomasochistes et la consécration de la religion dans l’espace public. Le raisonnement est
finalement implacable : la personne a voulu ce qu’elle a eu ; elle n’a donc pas à se plaindre.
Et il serait malséant que les juges imposent des normes morales pour remettre en cause les
actes passés. On peut par extension envisager de réduire la protection des individus en
fonction du prix qu’ils paient ou de la religion dont ils se revendiquent. Le consentement
permet donc de vider de sa substance tous les droits fondamentaux.
Il en découle une dernière caractéristique de la société du différend : l’individu se croit
libre d’effectuer les choix comme bon lui semble et dispose de deux techniques
d’affirmation de sa subjectivité : les droits de l’homme et le consentement. Le
communautarisme devient ainsi la résultante non uniquement du multiculturalisme mais de
la combinaison de celui-ci avec les principes du marché auto-régulateur dont la logique
absorbante mise à jour par K. Polanyi joue encore pleinement : même les critiques
formulées par des tenants d’une approche sociale contre l’approche culturelle des faits
sociaux peuvent être interprétées comme une justification du communautarisme.
Vu sous cet angle, le recours à ce que l’on appelle « les accommodements raisonnables »
cherche à trouver l’équilibre impossible entre droits de l’homme, consentement et atteinte
au principe d’égalité sur la base du développement du communautarisme.
2) LE COROLLAIRE : LES ACCOMMODEMENTS RAISONNABLES
Les accommodements raisonnables constituent à l’origine un standard juridique dégagé
par le juge canadien pour préciser les obligations de l’employeur en matière de respect des
droits des salariés notamment en matière de pratique religieuse673. L’expression largement
672
M.-A. Frison-Roche, Remarques sur la distinction entre volonté et consentement, Revue trimestrielle de
droit civil, 1995, p. 573-580, spec. p. 574.
673
Commission ontarienne des droits de la personne (O’Malley) c. Simpsons-Sears, [1985] 2 R.C.S. 536,
spéc. p. 553-554 : « La question (de l’accommodement) n’est pas exempte de difficultés. La thèse selon
laquelle chaque personne devrait être libre d’adopter la religion de son choix et d’en observer les préceptes
ne pose aucun problème. (…) Le problème se pose lorsqu’on se demande jusqu’où peut aller une personne
- 346 -
popularisée à la suite des travaux de la Commission Bouchard-Taylor674 permet aujourd’hui
de désigner une conception concrète du principe d’égalité en tant que vecteur de prise en
compte des différences existant entre les individus. Pour reprendre la présentation d’un
auteur, « de moyen visant à rétablir l’égalité dans une situation concrète et individualisée
de discrimination, l’accommodement raisonnable semble être devenu un terme générique
désignant l’ensemble des arrangements auxquels aboutit la « gestion » des conflits de
valeurs ou de droits, particulièrement dans les rapports interculturels » 675. Cette démarche
est parfaitement en phase avec les développements juridico-sociaux contemporains ; elle
présente des caractéristiques en tous points transposables à la situation française.
En premier lieu, initiée par la jurisprudence, la généralisation de la démarche à tous les
échelons de la société a favorisé l’émergence de procédures non-contentieuses. L’une des
principales missions de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse au
Canada consiste à émettre des avis et des recommandations afin d’éviter que le conflit
n’adopte une formulation juridique. De cette façon, la Commission essaie d’éviter que le
conflit ne s’exprime en termes de différend.
Par exemple, la demande d’accommodement raisonnable visant à imposer que la
photographie d’identité mise sur la carte d’assuré social soit par principe prise par un agent
de sexe féminin est rejetée sur le fondement suivant : la cliente ne peut obtenir une
prestation de soin qu’après vérification visuelle de son identité, celle-ci pouvant
indifféremment être le fait d’un membre du personnel masculin ou féminin. Il n’est donc
pas possible d’estimer que la simple prise de photographie par un agent de sexe masculin
constituerait au niveau de la Régie une atteinte au droit pour un individu de pratiquer sa
religion. Ainsi, « pour respecter la liberté de religion d’une personne, une directive peut
prévoir des accommodements qui pourront être offerts mais elle ne doit pas présumer que
dans l’exercice de sa liberté religieuse ? À quel moment, dans la profession de sa foi et l’observance de ses
règles, outrepasse-t-elle le simple exercice de ses droits et cherche-t-elle à imposer à autrui le respect de ses
croyances ? (…) Pour situer la question dans le contexte particulier de l’espèce : dans sa volonté honnête de
pratiquer sa religion, dans quelle mesure une employée peut-elle forcer son employeur à se conformer dans
la gestion de son entreprise à ses pratiques ou à faire en sorte qu’elles soient respectées ? Jusqu’où, peut-on
se demander, peut-on exiger la même chose de ses camarades de travail et, quant à cela, du public en général
? ».
674
G. Bouchard, C. Taylor, Fonder l’avenir, Le temps de la conciliation, gouvernement du Québec, 2008.
675
P. Bosset, Les fondements juridiques et l’évolution de l’obligation d’accommodements raisonnables, in
Les accommodements raisonnables : quoi, comment, jusqu’où ?, Des outils pour tous, Éditions Yvon Blais,
2007, Introduction.
- 347 -
toute personne portant un symbole religieux requerra un accommodement »676. Il y a donc
ici, à travers ces différentes recommandations, une véritable redéfinition de l’articulation
entre sphère publique et sphère privée avec une nuance importante : ce n’est pas le juge qui,
cette fois, est en charge d’effectuer ce partage ; c’est un organe administratif qualifié
d’indépendant. Autrement dit, pour éviter que s’exprime la logique du différend, l’Etat a
vocation à dissoudre ses prérogatives dans des autorités administratives indépendantes,
pour reprendre l’expression consacrée en droit français.
Comparée à l’évolution du droit français, l’attribution par le législateur de l’appellation
autorité administrative indépendante concerne à l’origine des organes qui ont pour mission
d’apprécier et d’édicter des règles nécessaires à certaines activités techniques comme la
banque ou l’assurance. Pour reprendre la distinction d’un auteur, ces autorités marquent le
passage d’une approche en termes de réglementation à une approche en termes de
régulation, la différence se situant entre autres dans la faculté plus aisée dans le premier cas
d’adapter la norme aux différentes situations677. A présent, il n’y a pas un seul domaine qui
échappe à la compétence de ces autorités. Le Sénat français a même suggéré de distinguer
entre celles qui ont pour mission la régulation de l’activité économique de celles qui
seraient des « protecteurs du lien social »678 à l’instar du Haut Conseil de l’intégration.
Bref, par delà les discours sur la laïcité dont nous avons montré le caractère ambivalent,
France comme Canada cherchent à présent à dépasser la dimension judiciaire du litige pour
lui conférer une simple dimension administrative.
Dans un cas comme dans l’autre, peut-être faut-il voir dans cette tendance l’impact de la
médiatisation des affaires en matière religieuse. C’était en effet le paradoxe de notre
démarche de quantification : les contentieux en la matière ne représentent pas une part
significative de l’activité judiciaire. Pourtant, ils deviennent des objets médiatiques en
raison de leur forte densité symbolique : la contestation des règles de la majorité ;
l’obligation faite au juge de se prononcer sur des symboles religieux. Ce point est
expressément mentionné dans le rapport Bouchard-Taylor679 au titre des justifications
676
Avis sur les directives de l’assurance-maladie du Québec en matière d’accommodements raisonnables
rendu par la Commission des droits de la personne et de la jeunesse en mars 2010 p. 20.
677
A.Supiot, Critique de la régulation, préface de l'édition Quadrige de Critique du droit du travail, Paris,
Puf, 2002.
678
Rapport de l'office parlementaire d'évaluation de la législation n° 404 (2005-2006) de M. Patrice
GÉLARD, fait au nom de l'Office parlementaire d'évaluation de la législation, déposé le 15 juin 2006, p. 130.
679
Op. cit. p. 15.
- 348 -
avancées pour promouvoir les accommodements raisonnables. Les médias ont, dans ces
différentes affaires dont certaines au Canada sont pour le moins surprenantes680, exposé la
dimension politique de la question juridique soulevée devant les juges et ont crée, toujours
pour reprendre les termes du rapport Bouchard-Taylor, « une crise des perceptions »681. A
l’inverse, devant une commission administrative, les parties ne sont pas là pour s’affronter
et obtenir un satisfecit du juge. Elles viennent uniquement exposer leurs points de vue, ce
qui marque un nouveau seuil de la dépolitisation des sociétés contemporaines682. A s’en
tenir au droit français, nous soulignerons que nombre d’autorités administratives
indépendantes disposent d’une compétence normative mais également répressive :
l’atténuation de l’expression du différend ne remet donc pas forcément en cause le
phénomène concomitant de recours toujours plus croissant à la logique répressive pour
régler les problèmes quotidiens. A la limite, ce serait davantage une autre manifestation de
l’Etat pénal avec en prime une éventuelle atténuation des garanties judiciaires.
En second lieu, la démarche d’accommodements raisonnables peut être interprétée
comme une manière d’atténuer le choc culturel résultant des contacts d’un individu en
dehors de sa communauté naturelle. S’impose l’idée que la pédagogie sera suffisante pour
que chacune des parties en présence accepte des compromis par rapport à ses exigences. A
l’extension des procédures d’arbitrage au sein de la communauté répondrait le recours
toujours plus grand au contrat de transaction pour les relations inter-communautaires.
Comme l’explique le rapport, « si certains comportements et attitudes favorisent
l’émergence de solutions mutuellement satisfaisantes, d’autres peuvent entraîner la
fermeture, le raidissement des positions et, ultimement, la judiciarisation du processus.
Parmi les repères éthiques qui devraient guider toute négociation, citons l’ouverture à
680
Voici la présentation de l’affaire du kirpan par la Commission Bouchard-Taylor, op. cit. p. 65 : « Pour les
sikhs, le kirpan (un couteau d’une longueur de 20 cm) représente effectivement un objet symbolique : il n’a
donné lieu à aucun incident violent à l’école dans toute l’histoire du Canada. Selon la décision rendue,
l’arme devait être portée de telle manière qu’elle ne présente aucune menace (scellée, enfouie sous les
vêtements et vérifiée périodiquement par l’école). Par ailleurs, d’autres objets tout aussi dangereux sont
admis à l’école (ciseaux, compas, patins, bâtons de baseball…). L’entente que le tribunal a ordonnée était à
peu de chose près celle que l’école, au départ, avait conclue avec la famille de l’élève. Enfin, l’éducation au
pluralisme faisant partie de la mission de l’école, l’obligation religieuse de porter le kirpan aurait dû être
mieux expliquée à ceux qui s’y opposaient ».
681
Id.
682
Ce phénomène touche aujourd’hui toutes les sphères politiques. La nomination d’une commission pour
réfléchir sur des problèmes politiques comme le cumul des mandats en donne une illustration saisissante.
- 349 -
l’autre, la réciprocité, le respect mutuel, la capacité d’écoute, la bonne foi, la capacité à
faire des compromis, la volonté de s’en remettre à la discussion pour dénouer les impasses.
L’instauration d’une culture du compromis repose en grande partie sur tous ces éléments
qui favorisent la coordination des actions ainsi que la résolution pacifique et concertée des
différends » 683. Bref, il faut à présent tenter de déjudiciariser les conflits pour mieux les
régler684 : le consentement cristallise ainsi tout à la fois le développement du
communautarisme et la méthode de résolution des conflits.
Démarche de dépolitisation, démarche de négociations, la recherche d’accommodements
raisonnables s’inscrit enfin dans le processus de communautarisation précédemment décrit.
Elle découle de la généralisation du principe de non-discrimination qui n’est pas,
contrairement à la représentation classique, le corollaire du principe d’égalité mais la
justification du maintien de l’individu dans sa condition de minorité. En cela, la société du
différend est une société traversée par de fortes tendances communautaires dont les règles
de fonctionnement vont progressivement se calquer sur la démarche d’accommodements
raisonnables. La réflexion contemporaine sur la citoyenneté menée par C. Taylor détachée
de la nationalité dans une société multiculturelle consacre tout à la fois le projet de la
Déclaration universelle de 1948 que l’expression contemporaine du processus de
dépolitisation auquel est confrontée la société moderne685.
683
Op. cit. p. 57. Quand bien C. Taylor critique les thèses de J.-F. Lyotard, dans son ouvrage, Les sources du
moi, la formation de l’identité moderne, Seuil, 1998, p. 610-611, il utilise le terme différend exactement dans
le sens que lui a donné… J.-F. Lyotard.
684
Au passage, si effectivement il y a un problème à laisser le juge devenir l’organe central qui tranche les
questions politiques, ce processus participe en outre de la défiance plus générale que philosophes et
sociologues ont tendance à exprimer à l’encontre de la jurisprudence.
685
Cf C. Taylor, Le pluralisme et le dualisme, in A.-G. Gagnon (dir.), Québec : État et société, Montréal,
Québec/Amérique, 1994, p. 82 cité par J.-L. Gignac, Sur le multiculturalisme et la politique de la différence
identitaire : Taylor, Walzer, Kymlicka, Politique et Sociétés, vol. 16, n° 2, 1997, p. 31-65, spéc. p. 35 : « Un
peu partout dans notre monde, les différences ressemblent en degré et en nature à celles qui règnent au
Canada plutôt qu'aux États-Unis. Si un modèle de citoyenneté uniforme correspond davantage à l'image
classique de l'État occidental libéral, il est aussi vrai qu'il constitue une camisole de force pour bon nombre
de sociétés politiques. Le monde a besoin que d'autres modèles soient auréolés de légitimité, afin de
permettre que des modes de cohabitation politique plus humains et moins contraignants existent. Plutôt que
d'accepter la rupture au nom d'un modèle uniforme, nous nous ferions une faveur tout en servant les intérêts
des autres si nous explorions la solution de la diversité profonde. Pour ceux qui apprécient que l'on accorde
aux gens la liberté d'être eux-mêmes, cette solution constituerait un gain pour la civilisation ».
- 350 -
En parallèle, l’institutionnalisation du multiculturalisme a, comme pour la laïcité, connu
un basculement entre un choix politique préalablement défini et un déploiement par
l’invocation des droits de l’homme qui pose en permanence la question des limites de la
reconnaissance des droits des minorités. Dans ce cadre, il ne faut pas exclure que cette
dynamique conduise au communautarisme avec pour corollaire l’adoption de règles
indifférenciées ou de statuts particuliers visant à ce que les différends redeviennent des
litiges. Ce processus ne prend sens que par son rattachement à l’idée que les individus sont
consentants et sont ainsi à même de choisir les normes qui les régissent. La dynamique de
contestation de la norme étatique se double d’une technique d’affirmation de la
subjectivité : le consentement. Il en découle une corrélation entre droits de l’homme et
instauration progressive d’un ordre communautariste en parfaite adéquation avec l’adhésion
institutionnelle aux principes de l’économie de marché. Il n’y a nulle contradiction
structurale avec la perspective retenue ici : comme cela a été montré, « Le droit apparaît
comme une figure absolument centrale, en ce qu’il rassemble – et unifie, sur le mode du
compromis – les différentes régulations des cités » 686.
Les accommodements raisonnables sont de prime abord une manifestation de ce même
mouvement. Nous les avons toutefois analysés comme une technique de dépolitisation en
raison de la médiatisation dont bénéficient aujourd’hui les procès portant sur des questions
symboliques.
Dans ce cadre dans lequel la règle joue un rôle central, il nous paraît possible de
proposer une typologie des individus fondée non sur le degré de pratiques mais sur la
perception qu’ils se font de la règle étatique.
PARAGRAPHE 3 : TYPOLOGIE FONDÉE SUR LA PERCEPTION DE LA RÈGLE
ÉTATIQUE PAR L’INDIVIDU
L’homme des droits de l’homme devient progressivement un homme religieux membre
d’une minorité. Il est possible à partir des différentes données collectées de construire une
typologie de l’identité religieuse non plus en fonction de l’attachement plus ou moins grand
aux rites mais en fonction du positionnement par rapport à la norme étatique. La typologie
ici élaborée marque l’aboutissement d’une recherche dont la matière première a été
principalement constituée par les textes et la jurisprudence afin de définir un modèle
hypothético-déductif.
686
Cf B. Karsenti, Le capitalisme au présent. Une lecture du Nouvel esprit du capitalisme, in Compétences
critiques et sens de la justice, Colloque de Cerisy sous la direction de M. Breviglieri, C. Lafaye, D. Trom ,
Economica, 2009, p. 433.
- 351 -
Nous pouvons alors distinguer au titre des manifestations religieuses de l’identité au
miroir des droits de l’homme avec pour fil conducteur la pratique de la circoncision :
- les pratiquants juridicisés : ils respectent les rites en tenant compte du formatage de ces
rites passés au crible des droits de l’homme – ils arrêteront de respecter l’obligation de
circoncire leur enfant en raison des risques de poursuites et des critiques fondées sur les
droits de l’homme à l’encontre de cette pratique. La religion devient une identité sans
pratique, un discours culturel qui s’insère parfaitement dans une conception pacifiée de la
société multiculturelle.
- les pratiquants judiciarisés : leur pratique religieuse n’est plus limitée à la sphère
privée ; ils estiment utile et légitime de forcer juridiquement la société à reconnaître son
mode de vie - ils poursuivront le combat en justice de façon à obtenir un revirement de
jurisprudence en leur faveur ou la reconnaissance d’un statut officiel.
- les pratiquants à la frontière de la légalité : ils n’excluent pas de recourir à la violence
pour faire valoir ce qu’ils considèrent comme étant leurs droits ; ce sont ceux que nous
avons identifiés à partir de la figure du partisan définie par C. Schmitt ;
- les pratiquants ghettoisés : ils ignorent les règles étatiques et adoptent une forme de
clandestinité pour continuer à pratiquer leur religion comme si de rien n’était. A la limite,
peut-être ne comprennent-ils même pas pourquoi leurs pratiques suscitent tant
d’interrogation687.
Entrent dans cette catégorie aussi bien les pratiquants d’une religion institutionnelle que
les personnes dont la réalisation des rites comme le comportement cherchent à éviter
l’institutionnalisation. Nous soulignerons toutefois que cette catégorie distincte des
pratiquants d’une religion institutionnelle fait l’objet de l’attention la Mission
Interministérielle de vigilance et de luttes contre les dérives sectaires. Elle n’échappe pas
non plus au processus de juridicisation à partir du moment où ses adeptes décident de créer
une association pour recevoir des dons. Même si des pratiques religieuses peuvent
commencer par exister en marge des institutions, il est difficile de penser qu’elles peuvent
indéfiniment maintenir leur position : la juridicisation ou reconnaissance institutionnelle est
un processus inéluctable du développement, voire de visibilité pour n’importe quel
mouvement dont la doctrine repose sur des symboles.
687
Cf pour un cas extrême, N. Emboussi, Revisiter l’excision, Une apologie de Hawa Greou, L’harmattan,
2011 : l’auteur expose l’incompréhension d’une personne accusée d’excision en France.
- 352 -
Les catégories ici définies ne sont pas intangibles ; elles sont mêmes poreuses les unes
par rapport aux autres pour les raisons suivantes.
- plus l’Etat tend à s’immiscer dans la vie privée par le processus de pénalisation des
comportements, plus il est à même de susciter soit des réactions de judiciarisation, soit des
réactions de violence, soit un repli vers la ghettoisation.
- plus l’individu se rapproche de sa religion dans une quête d’authenticité, plus il peut
soit entamer un processus d’auto-justification par rapport aux institutions en entamant une
démarche de judiciarisation, soit envisager des actions violentes, soit se réfugier dans une
logique de ghettoisation.
Les termes communautarisme et multiculturalisme englobent indistinctement ces trois
processus. Certes, ils permettent de décrire une réalité sociale. Ils ne peuvent cependant être
utiles pour identifier une rupture avec le modèle social actuel qu’à partir du moment où
sont clairement identifiés soit les tendances à la ghettoisation, soit celles à la violence. C’est
précisément parce que nous ne disposons pas d’une analyse des pratiques par rapport à la
norme étatique que ces tendances d’évolution sont perçues comme porteuses d’un risque
d’un basculement vers la violence qui alimenterait le processus de pénalisation des
comportements avec pour contrepoids le repli dans sa communauté, ou ghettoisation.
En marge de cette typologie, il ne faut pas exclure une catégorie beaucoup plus difficile
à saisir : les pratiquants en voie de départ, soit des individus qui décident de changer de
pays pour trouver ailleurs le contexte légal adéquat à leur conception de la religion. Entrent
dans cette catégorie, la figure archétypale des juifs en partance vers Israël, mais également
des musulmans qui vont s’installer à Londres ou au Canada, voire à Dubaï pour profiter soit
de l’homogénéité religieuse, soit d’une société multiculturelle plus conforme à leurs
souhaits, voire des personnes dont la quête de spiritualité ne trouve pas d’accomplissement
sur le territoire français.
La société du différend voit donc croître en son sein une pratique religieuse dont
l’identification découle de la relation à l’institution étatique et non plus seulement aux rites
religieux. La société du différend auto-entretient ainsi tant la recomposition actuelle du
droit pénal que celle du principe de laïcité.
La laïcité était une modalité d’aménagement des conditions de possibilité de l’exercice
des religions ; elle devient aujourd’hui un terme vidé de sa substance qui participe
essentiellement d’une normalisation des comportements par le biais du droit pénal. En
raison de la corrélation établie entre droits de l’homme et droit pénal, nous avons pu
montrer que les droits de l’homme sont en passe de devenir une véritable religion séculière.
C’est au nom des droits de l’homme qu’il devient légitime de réprimer des pratiques
rituelles qui n’avaient pas fait l’objet de contestation depuis la fin de la seconde guerre
- 353 -
mondiale. La société du différend développe une dimension intrusive dans la vie des
individus qui bouleverse complètement les équilibres anciens. Nous avons pu ici identifier
un nouvel âge de la biopolitique. Les droits de l’homme deviennent l’élément majeur
autour duquel se construit l’identité religieuse selon que les règles étatiques sont acceptées
ou refusées.
Aux évolutions institutionnelles s’ajoutent donc des évolutions substantielles qui
modifient la teneur des liens sociaux. Conséquence de la généralisation du droit pénal, nous
assistons à une ré-articulation de la distinction entre sphère publique et sphère privée. La
formulation juridique des questions pose en fait de véritables questions politiques tant sur la
conception contemporaine de laïcité que sur celle de la fonction des droits de l’homme dans
notre société. La laïcité, détachée des conditions d’exercice du droit individuel de pratiquer
sa religion, devient le vecteur de la normalisation des comportements – faute de plage de
temps définie par le législateur, l’individu voit sa liberté religieuse réduite. Quant aux droits
de l’homme, ils deviennent la justification suprême pour favoriser cette normalisation des
comportements. Le débat sur l’éventuelle interdiction de la circoncision en Allemagne nous
a fourni un exemple significatif des débats contemporains sur les problèmes d’articulation
sphère privée/sphère publique et, plus largement sur la question du traitement de la question
religieuse à l’aune des droits de l’homme. En même temps, cet exemple nous a servi de fil
conducteur pour exposer une typologie des comportements des individus dont le critère de
distinction dépend non plus de la pratique mais de la perception des normes étatiques par
les individus.
A chaque étape, nous avons souligné l’ambigüité d’une approche trop simpliste de la
règle de droit : ni reflet, ni instrument, celle-ci reste, dans l’optique qui est la notre, un
élément structurant de la vie sociale au point d’engendrer des conséquences imprévues sur
la base de revirements jurisprudentiels ou institutionnels dont il est difficile de penser que
les effets ont été anticipés par leurs auteurs au moment de leur adoption. Nous avons à ce
titre rappelé l’exemple des modifications techniques relatives aux modalités de la saisine du
Conseil constitutionnel : l’aboutissement en 2010 est aujourd’hui analysé comme une
conséquence logique du fonctionnement des Cours suprêmes. Les conditions historiques
d’adoption de la première réforme contredisent néanmoins cette présentation. Ainsi, c’est
sur la base de l’analyse des textes que nous avons élaboré cette systématisation entre
société du litige et société du différend pour en déduire les changements juridiques et
sociaux. Nous avons apparemment terminé, sur l’étude de fait sociaux comme le
communautarisme dont l’existence n’est peut-être rien d’autres que la conséquence de la
conjonction des textes dans un contexte renouvelé : le changement de la morphologie
religieuse de la France et de la manière dont la pratique religieuse se définit par rapport à la
norme étatique.
- 354 -
CONCLUSION TROISIÈME PARTIE
Nous avons présenté un essai de systématisation entre, ce que nous avons appelé, à partir
des travaux de J.-F. Lyotard, la société du litige et la société du différend. Nous avons ainsi
exposé pourquoi la plurivocité des droits de l’homme change la logique d’ensemble de la
société à partir du moment où ils pénètrent le champ juridique.
Ces changements sont tant institutionnels que substantiels, étant précisé que cette
distinction cherche simplement à clarifier une série d’évolutions que la logique même de la
thèse articule en permanence en raison du jeu des interactions. Par institutions, nous avons
seulement cherché à montrer que notre époque ne peut peut-être pas se passer de la pensée
de celles-ci, entendues organiquement et textuellement du fait de la densité du cadre
normatif contemporain : nous n’avons jamais été autant l’objet de normes étatiques ; nous
n’avons jamais autant recouru aux tribunaux qu’à notre époque.
Notre approche fondée sur la conception de la société résultant des textes s’écarte des
démarches plus classiques inspirées par E. Durkheim ou M. Weber en matière de sociologie
du droit ; elle nous a mené à questionner les conceptions politiques sous-jacentes à ces
travaux.
Ces changements institutionnels sont de deux ordres :
- les questions d’importance politique au sens où elles concernent l’ensemble de la
population et bénéficient à ce titre d’un fort relais médiatique peuvent à présent être
soulevées devant n’importe quel juge ; il y a ici un basculement institutionnel qui devraient
conduire à terme à une refonte complète des modes de fonctionnement de la justice – ce
que nous avons appelé le passage d’une juridicisation à une judiciarisation.
- la place nouvelle du droit pénal dans nos sociétés qui découle précisément d’un
renforcement de la référence aux droits de l’homme : celui-ci envahit toutes les strates de la
vie sociale tout simplement parce que la dynamique du différend favorise ce mode de
règlement des conflits. Le droit pénal reste en somme la seule norme stable dont
l’effacement pourrait être la conséquence d’une prégnance plus affirmée des droits
religieux dans notre ordre social.
L’Etat providence laisse la place à l’Etat-pénal, ce que confirment en contrepoint les
études qui établissent une corrélation entre l’homogénéité des populations et le
développement de l’Etat-providence. Bref, encore et toujours, la religion civile, loin d’être
- 355 -
un concept fonctionnel pour expliquer les valeurs d’une société, apparaît comme une
condition préalable aux développements des droits.
Compte tenu de cette double évolution institutionnelle, les relations sociales évoluent
également. Ce que nous avons appréhendé à travers une approche substantielle. La
substance ici, c’est la nature des équilibres entre les individus et entre les individus et les
institutions. A terme l’interaction générera d’autres institutions, ce que nous avons essayé
d’esquisser tout en étant conscient du caractère relatif de la distinction entre approche
institutionnelle et approche substantielle. Nous avons situé la ligne de partage sur le fait
qu’il est possible de quantifier l’approche institutionnelle mais non l’approche substantielle.
Celle-ci s’auto-alimente des règles sans avoir pour l’heure provoqué un basculement aussi
tangible que celui-exposé précédemment.
A ce titre, nous avons pu estimer que le recours croissant au droit pénal modifie
l’équilibre entre sphère publique et sphère privée. Cet équilibre, consubstantiel à l’essence
même du politique, a permis de distinguer la conception ancienne de la conception moderne
de la politique. Nous avons continué à utiliser comme fil conducteur les travaux de M.
Foucault. Ces travaux nous ont servi aussi bien à préciser notre mode d’appréhension d’un
phénomène social par le prisme juridique qu’à mener notre généalogie sur les droits de
l’homme. Aussi, nous pouvons lire cette conjonction entre institution judiciaire, droits de
l’homme et droit pénal comme une nouvelle phase de la biopolitique, des techniques du
contrôle des corps par le pouvoir.
Par comparaison avec la société du litige, les règles ne sont plus l’émanation d’une
conception de l’autorité étatique ; elles trouvent dans la société du différend une nouvelle
dimension. Il en va ainsi de deux notions généralement usitées pour décrire les relations
sociales contemporaines :
- la laïcité : nous sommes passés d’un mode d’aménagement des conditions d’exercice
de la religion à une conception centrée sur les comportements des individus ;
- le multiculturalisme : nous sommes passés d’un aménagement des conditions de vie
des minorités originellement présentes sur le territoire à un principe général
d’aménagement pour toutes les personnes pouvant rattachées leur identité à une minorité.
Il en découle un ordre social en transition qui oscille entre communautarisme et droits de
l’homme de façon à éviter que la logique du différend ne conduise inéluctablement à la
violence ; un ordre social dans lequel l’Etat se re-déploie sur la base d’organes
administratifs pour essayer de limiter l’expression judiciaire du différend ; un ordre social
qui trouve dans le consentement des individus tout à la fois le vecteur de la soumission de
ceux-ci que le moyen d’aboutir à une autre forme de société. Il a pour caractéristique
majeure un processus de dépolitisation des Etats dans lesquels l’identité religieuse se
- 356 -
recompose autour de la perception de la règle étatique par les individus et dont les
manifestations oscillent entre juridicisation, judiciarisation, violence ou ghettoisation.
Le renforcement des droits des individus a pour corollaire une revendication constante
de normalisation des comportements par le droit pénal et un risque permanent de violence.
Il ne faut ainsi pas exclure que soit prochainement consacré l’interdiction du blasphème
pour limiter les tensions communautaires. La mutation sociale participe alors d’un
changement d’ensemble de conception du monde dans lequel les libertés acquises
précédemment n’auront été qu’une « invention dont l’archéologie de notre pensée montre
aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine »688.
688
M. Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1992, p. 398.
- 357 -
CONCLUSION
La présente thèse a essayé de renouer avec un type de recherche présent dès la naissance
de la sociologie française à travers les ouvrages de P. Fauconnet ou C. Bouglé : l’étude
sociologique d’une notion centrale du champ juridique, en l’occurrence les droits de
l’homme et l’invocation contemporaine par les individus ou les institutions des textes s’y
référant pour faire valoir des prétentions religieuses. L’analyse a été menée aussi bien sur
un plan général à travers l’appréhension de l’invocation systématique des droits de
l’homme à tous les niveaux de la société et, de façon plus particulière, à travers
l’expression contemporaine de l’identité religieuse au miroir des droits de l’homme. C’est
pourquoi à travers la question religieuse, le présent travail se veut une contribution à la
sociologie des droits de l’homme.
RAPPEL DES PRINCIPALES ÉTAPES DE LA DÉMONSTRATION
Pour mener à bien cette étude, notre travail a d’abord porté sur la méthode la plus
adéquate pour traiter sociologiquement un phénomène juridique. Pour cela, nous avons
exposé l’insuffisance de l’analyse juridique pour décrire un phénomène social et le
caractère réducteur d’une conception de la règle de droit comme simple technique ou
expression de la complexité sociale. Nous avons alors rappelé non seulement l’importance
de l’étude des règles de droit pour identifier un fait social mais aussi le caractère structurant
des règles de droit dans une société. Le terme miroir caractérise l’ambivalence de la
causalité en matière de production des faits sociaux : influence des règles dans la
production des faits sociaux ou, au contraire, influence des faits sociaux dans la production
des règles. A partir d’une conception structurale de la règle, de l’impossibilité matérielle
qui en résulte d’exprimer une causalité trop tranchée dans la production des fait sociaux,
nous avons écarté de notre démarche l’identification d’une idéologie dominante susceptible
d’expliquer pourquoi les droits de l’homme comme indirectement la religion sont devenus
des thèmes majeurs du débat social contemporain afin précisément d’éviter ce que nous
avons critiqué : la définition du droit comme simple technique.
Nous avons retenu comme perspective pour identifier le fait social objet de la présente
étude, les manifestations de l’identité religieuse au miroir des droits de l’homme, l’étude
sociologique quasi-exclusive des règles. A la différence de la critique sociologique
classique des droits de l’homme fondée principalement sur leur abstraction ou
l’inadéquation permanente du droit au fait, nous avons privilégié une appréhension de
- 358 -
l’objet droits de l’homme dans sa signification sociologique même pour décrire le substrat
social, pour décrire la conception de la société qui ressort des multiples textes consacrés
aux droits de l’homme.
Ce choix méthodologique pour appréhender la double face sociale et juridique de tout
fait social dispose d’une double légitimité :
- la description du phénomène social procède de textes qui lui sont bien antérieurs – les
fait sociaux ne sont donc en rien à l’origine des textes dont les manifestations contentieuses
ont été étudiées ; soutenir que les règles sont aujourd’hui instrumentalisées revient à ignorer
la logique même de la dynamique juridique ;
- la difficulté de saisir la dimension sociale d’un phénomène juridique trouve peut-être
dans la radicalisation de l’autonomie du champ juridique à laquelle s’est livré le sociologue
N. Luhmann la tentative de réponse la plus adéquate face à la nature intrinsèquement
neutralisatrice et dés-historicisée du maniement de la règle de droit. L’autonomie ne
désigne plus uniquement un champ d’étude dont les contours sont difficiles à préciser ;
c’est surtout la caractéristique d’un champ qui s’articule autour des règles qu’il secrète par
lui-même et qui détermine l’existence des faits sociaux.
En complément, nous avons montré l’intérêt que présentent les travaux de G. Tarde et de
M. Foucault pour mener notre étude sociologique. Nous avons ainsi précisé l’enjeu d’une
part de compléter le simple constat des règles par l’étude de la jurisprudence et d’autre part,
de maintenir une tension constante entre droit et politique pour saisir un fait social dont la
manifestation repose sur l’invocation des droits de l’homme.
Parti d’une récurrence apparente, la contestation de la norme étatique par la norme
religieuse sur le fondement des droits de l’homme, l’identification du fait social, du fait que
ce phénomène présente une signification qui dépasse la simple question de droit posée nous
a conduit à essayer dans un premier temps de quantifier les textes et le contentieux sur le
sujet. Nous avons pour cela privilégié deux orientations méthodologiques : l’apport
considérable des bases de données pour saisir une évolution sociale sur une période donnée
; le rôle des institutions, terme entendu ici au sens organique, dans la production d’une
pensée susceptible de produire des faits sociaux. Nous avons ainsi tenu compte d’un côté
du caractère éminemment contentieux de la société contemporaine et de l’autre du caractère
unique de notre époque en matière de production de textes.
A partir de ces orientations, notre étude a porté sur les textes et sur la jurisprudence
résultant de l’invocation de ces textes par les individus. Nous avons distingué les textes en
fonction de leur portée en droit interne. Trois approches ont été ici retenues : le caractère
universel de l’identité religieuse à partir de la Déclaration universelle des droits de
l’homme de 1948 ; la dynamique du droit communautaire dans la consécration de l’identité
- 359 -
religieuse contemporaine ; la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
comme réceptacle et expression de l’identité religieuse.
Cette recherche nous a permis d’identifier le fait social objet de notre étude ainsi que ses
principales caractéristiques. Il est apparu que textes comme jurisprudence sous l’influence
de sources internationales reconnaissent à l’individu le droit de faire valoir ses prétentions
religieuses sur le fondement des droits de l’homme. De prime abord, les résultats en matière
de quantification peuvent statistiquement paraître peu importants. Du moins cela nous a
amené à distinguer deux facettes : l’invocation permanente des droits de l’homme dans
quasiment tous les types de contentieux devient systématique à compter des années 19902000 ; la dynamique de changement dans la perception des religions en raison de la
formulation des prétentions religieuses par le biais des droits de l’homme. La religion
présente en effet une particularité par rapport aux autres situations dans lesquelles sont
invoqués les droits de l’homme : elle est à même de proposer un système de règles de
substitution aux règles en vigueur. Le fait social droits de l’homme s’impose par ses
manifestations ; les droits de l’homme sont les droits de l’homme religieux.
L’identification de ce fait social a révélé quatre caractéristiques majeures :
- il n’est plus possible d’étudier un fait social sans tenir compte de sa dimension
internationale ;
- la religion n’est plus conçue comme une opinion relevant de la sphère privée mais
comme un élément central de la vie publique tant pour les individus que les institutions
religieuses ;
- nuance sociologique importante à l’analyse juridique : ce n’est pas parce que les termes
droits de l’homme sont employés de façon récurrente qu’ils disposent dans toutes les
situations de la même signification ;
- les droits de l’homme ont acquis une dimension juridique inédite qui permet de
transformer des questions à forte teneur politique en question de droit.
L’identification du fait social défini s’est conclue sur un double constat :
- les manifestations religieuses contemporaines occupent une place importante dans la
société en dépit du constat selon lequel les individus seraient de moins en moins croyants ;
- le contentieux, par delà sa diversité, consacre véritablement l’islam comme fait social
présentant une particularité par rapport aux revendications religieuses qui ont pu se
manifester par le passé : tant sur le plan international que national, les musulmans disposent
d’un cadre institutionnel inédit pour faire valoir leurs prétentions.
- 360 -
Le fait social établi et ses caractéristiques précisées, nous avons procédé à une analyse
de cette référence aux droits de l’homme avec pour but d’identifier d’un côté les causes du
tournant juridique des droits de l’homme intervenu au cours de la décennie 1990-2000 et de
l’autre d’expliciter le lien entre religion et droits de l’homme. Pour cela, nous avons établi
dans un premier temps une généalogie des droits de l’homme qui a fait apparaître que, par
delà l’identité de mots, la Déclaration des droits de l’homme de 1789 ne s’inscrit pas dans
la même logique que celle de 1948. La Déclaration universelle, fondement tant des pactes
de 1966 que références des chartes régionales comme la Convention européenne des droits
de l’homme, introduit une rupture entre nationalité, citoyenneté et religion ; elle participe
d’un processus de dépolitisation dont les années 1990-2000 voit la consécration ; elle
reformule le principe d’égalité à travers l’affirmation du principe de non-discrimination.
Cette rupture du lien entre nationalité, citoyenneté et religion se traduit par un
corollaire : un recours toujours plus grand au droit pénal. C’est le dispositif que nous avons
mis à jour. Nous avons ici repris à notre compte l’intérêt d’étudier les évolutions de la
législation pénale pour comprendre une mutation sociale. Nous avons alors montré que la
référence constante aux droits de l’homme modifie l’articulation entre les différentes
branches du droit au bénéfice du droit pénal.
Dans un second temps, dans l’optique d’identifier cette fois les causes des mutations
contemporaines autour des droits de l’homme, nous avons mis l’accent sur deux faits
objectifs fruits de l’interaction entre les règles et les individus. Nous n’excluons pas que
d’autres facteurs aient pu jouer un rôle dans le processus de dissémination des droits de
l’homme. Nous avons toutefois privilégié en raison du poids des institutions dans la
détermination de ces faits, le rôle de l’éducation et l’importance des flux migratoires. C’est
parce que le niveau culturel des individus s’est élevé que serait peut-être intervenu cette
prise de conscience que l’homme dispose de droits dont la réalisation passe par la voie
contentieuse. C’est parce que les flux migratoires ont modifié la morphologie sociale de la
société que la question religieuse a pris les formes contemporaines. Nous avons ici rappelé
que les faits sociaux sont intimement liés à la démographie et à la morphologie religieuse
de la société.
Dans un troisième temps, nous avons essayé d’exposer le poids respectif de chacune des
religions identifiées par les institutions en France. Nous avons alors pu préciser l’impact de
la rupture entre nationalité, citoyenneté et religion : la distinction entre religion majoritaire
et religions minoritaires, le contentieux ayant pour objet la contestation des règles reflétant
la religion majoritaire. A ce titre, nous avons prolongé la différence entre la Déclaration de
1789 et celle de 1948 en estimant que si les juifs s’inscrivent dans la logique de 1789, les
musulmans participent davantage de la logique de 1948. Il en découle incontestablement
une remise en cause d’ensemble de toutes les règles sociales.
- 361 -
C’est pourquoi nous avons tenté une systématisation de tous les éléments identifiés à
partir de cette réalité contentieuse en distinguant entre société du litige et société du
différend. Cette distinction repose sur la différence de perception d’un conflit selon que les
parties en présence reconnaissent ou non la légitimité des règles qui ont vocation à trancher
le conflit qui les oppose. L’émergence contentieuse de la religion en tant qu’expression de
l’identité religieuse de l’individu induit de profondes mutations sociales.
Nous avons exposé ces mutations à partir d’une approche institutionnelle fondée sur les
éléments objectivement quantifiables précédemment identifiés. Dans la société du différend
à la différence de la société du litige, le contentieux concerne non seulement les parties en
présence mais également les règles sur la base desquelles ils ont vocation à être jugés ;
n’importe quel juge peut être amené à trancher une question dont la formulation juridique
masque un vrai problème politique au titre desquels se situe bien évidemment la place de
l’expression de l’identité religieuse. Il en résulte, conséquence du processus de
dépolitisation, un basculement du pouvoir vers le pouvoir judiciaire et la nécessité de
s’interroger sur la pertinence du maintien des structures actuelles. Dans la société du
différend à la différence de la société du litige, le droit pénal devient un mode de résolution
des situations conflictuelles comme si l’impossibilité de trancher le conflit en raison de
l’antagonisme des thèses soutenues par les parties en présence obligeait à figer celles-ci
dans les statuts respectifs de coupable et de victime. La logique de subjectivisation
radicalisée par la référence constante aux droits de l’homme fait enfin de la violence et
donc du recours toujours accru à la norme pénale un élément consubstantiel de la société du
différend.
Ces mutations institutionnelles changent le substrat social. L’émergence de la religion
dans la sphère publique comme la corrélation établie entre le développement des droits de
l’homme et le développement du droit pénal induit une recomposition politique au sens de
rééquilibrage entre la sphère publique et la sphère privée. Le basculement au bénéfice des
individus sur le fondement des droits de l’homme transforme la conception traditionnelle de
la laïcité en un vecteur de normalisation des comportements. La conjugaison entre droit
pénal et droits de l’homme transforme ceux-ci en véritable religion séculière au point de
dessiner une nouvelle biopolitique : la pénalisation croissante des comportements
individuels qui s’écarteraient de la norme.
Enfin, nous avons en dernier lieu au titre de l’approche substantielle de la distinction
entre société du litige et société du différend confrontée cette notion avec celle de société
multiculturelle. Nous avons montré les similitudes de l’évolution contemporaine du
multiculturalisme et celles de laïcité d’un mode d’organisation des relations organisé par les
pouvoirs publics à un mode de contestation des règles édictées par les pouvoirs publics.
Nous avons cependant estimé que la notion de société du différend est plus large que celle
- 362 -
de société multicuturelle. Elle implique pratiquement pour que les oppositions redeviennent
des litiges une consécration du communautarisme en tant que dérogation à la loi commune,
consécration dont la définition des modalités risque de constituer la fin du modèle de
société contemporain avec tout à la fois une recrudescence de la violence et une restriction
des dits droits de l’homme.
Notre recherche s’est achevée sur un essai de typologie des pratiques religieuses fondée
sur la perception des règles étatiques par les individus. Nous avons distingué cinq
catégories : les pratiquants juridicisés, les pratiquants judiciarisés, les pratiquants en marge
de la légalité et prêts à basculer dans la violence, les pratiquants ghettoisés, les pratiquants
qui quittent le territoire pour chercher un cadre mieux adapté à leurs aspirations.
PERSPECTIVES DE RECHERCHE
Le cadre ici exposé s’articule aussi bien sur la problématique générale de l’invocation
des droits de l’homme que sur celle plus particulière de l’expression de l’identité religieuse.
Ce double axe n’en connaît pas moins des points de concordance à partir du moment où les
chartes régionales, arabe comme africaine, établissent un lien entre droits de l’homme et
religion. Il ouvre différentes perspectives de recherche.
Nous avons privilégié une sociologie du droit à même de confirmer ou d’infirmer les
références juridiques présentes dans de nombreuses études afin de déduire une
classification en fonction de la perception des règles. Il pourrait, à l’inverse, être utile de
questionner les pratiquants sur la manière dont ils perçoivent les règles étatiques pour
vérifier empiriquement si celles-ci jouent le rôle que nous avons pu leur attribuer. A
l’identique, dans l’optique adoptée, les droits de l’homme deviennent une rhétorique sur le
fondement desquels les juges comme les individus peuvent justifier tout et son contraire.
Une vérification empirique du sentiment de justice présent chez les individus permettrait
également de mesurer la manière dont ils perçoivent les droits de l’homme et si,
véritablement, ils croient encore dans l’idéal affirmé par les textes.
L’étude a débuté sur une présentation des textes internationaux. Elle s’est ensuite centrée
sur la situation française en raison de la difficulté que présente la maîtrise de corps de
règles juridiques distincts. Nous sommes cependant en présence d’un phénomène qui
touche au minimum toutes les démocraties européennes : toutes sont soumises aux mêmes
impératifs juridiques ; toutes connaissent les deux facteurs objectifs de dissémination de
l’identité religieuse que nous avons exposés. Notre étude a confronté ces mutations avec le
principe de laïcité. Elle suggère que chacun des pays s’interroge sur les principes qui soustendent son organisation et sa conception de la place de la religion. A l’identique pourrait
être confirmé ou infirmé le lien entre développement des droits de l’homme et
développement de la réglementation pénale. Le cas italien exposé à travers la question de la
- 363 -
présence des crucifix dans les écoles constitue un exemple de l’interaction entre les
individus et les institutions dans un pays membre de l’Union européenne. A n’en pas
douter, selon l’organisation institutionnelle de chacun des pays, d’autres modèles sociaux
peuvent peut-être être esquissés que celui proposé et contribuer ainsi à l’émergence d’un
modèle européen commun.
Nous avons pris comme modèle de société du différend la société américaine. Compte
tenu toujours des mêmes facteurs objectifs précédemment cités, il paraît possible d’affermir
la comparaison de façon soit à montrer comment continue de se diffuser le modèle
américain, soit au contraire comment la logique européenne infiltre le modèle américain.
Nous signalerons à cet effet que la présidence B. Obama aura indéniablement été marquée
par une véritable révolution institutionnelle qui confirme notre hypothèse. Pour la première
fois, les Etats-Unis ont accepté le principe selon lequel le Conseil des droits de l’homme
des Nations Unies établisse un examen universel à partir des principes onusiens et ce, en
rupture complète avec l’idée de « manifest destiny » et d’exceptionnalisme américain. Il y
aurait donc bien à partir de l’évolution des mutations institutionnelles une possibilité
d’établir une sociologie de la mondialisation.
Toujours dans une perspective internationale, la rupture intervenue au cours des années
1990-2000 coïncide avec la chute du communisme. Nous pouvons alors suggérer que le
terme droits de l’homme est peut-être le pendant de celui de démocratie propre à la guerre
froide pour rendre compte d’une nouvelle configuration internationale : chaque région du
monde dispose à présent de sa propre conception des droits de l’homme. A moins
qu’effectivement, il soit possible d’identifier sociologiquement, par delà les différences
textuelles, des comportements universels à même de redonner sens au mot universel. En
l’état actuel, nous nous orienterons alors vers une réduction de l’humanité à son plus petit
dénominateur commun, la souffrance avec pour corollaire la consécration des droits des
animaux.
Enfin, deux domaines n’ont pas vraiment été explorés dans le présent travail. En premier
lieu, autant que faire se peut, nous n’avons pas traité du champ économique puisque nous
avons dès le départ, mis l’accent sur l’autonomie du champ juridique et critiqué
l’économisme qui réduit la règle de droit à une simple superstructure. Dans l’optique
retenue, il pourrait être pertinent de mesurer l’éventuelle coïncidence entre les
manifestations du champ économique au cours de ces 20 dernières années et le passage des
droits de l’homme du champ politique au champ juridique. Nous l’avons suggéré in fine
avec la notion de consentement au fondement tout aussi bien de l’économie libérale que de
la référence actuelle aux droits de l’homme. L’approfondissement de la connaissance des
« structures sociales de l’économie », pour reprendre le titre d’un ouvrage de P Bourdieu
permettrait de redonner corps aux différences sociales que la référence aux droits de
- 364 -
l’homme contribue à gommer au bénéfice des différences culturelles. Il s’agirait non pas de
proposer une adaptation de la règle aux faits mais d’aboutir à une compréhension plus fine
de la question sociale par delà sa réduction à la question culturelle.
En second lieu, le terme générique hommes a couvert aussi bien les hommes que les
femmes. Nous avons mentionné l’existence d’un texte international spécial en matière de
lutte contre les discriminations à l’égard des femmes. Il faut toutefois se rendre à
l’évidence : plus augmente la référence aux droits de l’homme et sa concrétisation par le
biais de la référence au consentement, plus risque de s’accroître le décalage entre la
situation entre les hommes et les femmes. Celles-ci restent bien souvent les premières
victimes d’un système fondé sur le consentement dont les discussions sur le statut de la
prostitution ou, cas extrême, de la traite des êtres humains, constituent les exemples les plus
significatifs. Il revient donc à une sociologie critique de vérifier si, par delà les principes, la
situation des femmes, première catégorie de personnes concernée par l’expression publique
de la religion, s’améliore ou si la neutralité apparente ne fait qu’accentuer la différence
religieuse au fondement de l’humanité entre l’homme et la femme.
Le présent travail a finalement essayé de démasquer les ambigüités de la référence aux
droits de l’homme tant dans son expression générale que dans son expression particulière.
Les droits de l’homme ne constituent plus une référence tangible pour mener une analyse
sociologique fondée sur le constat critique d’une inadéquation du droit au fait. Il revient
peut-être de dépasser cette phase de la critique pour dégager d’autres perspectives
davantage centrées sur la re contextualisation des textes sur la base d’une meilleure
compréhension des interactions entre les individus et les textes.
- 365 -
BIBLIOGRAPHIE
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la religion et la construction du social.
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Table des matières
INTRODUCTION .................................................................................................................... 6
PARTIE PRELIMINAIRE : LE DROIT COMME OBJET D’ETUDE SOCIOLOGIQUE......................14
Chapitre 1 : Intérêt d’une étude sociologique fondée sur un phénomène juridique ................ 16
Section 1 : Limites d’une approche classique du droit positif ................................................................................................... 17
Section 2 : La sociologie du droit comme élément central d’une théorie sociale générale .......................................... 21
Paragraphe 1 : La place du droit dans la sociologie de E. Durkheim et M. Weber ..................................................... 22
1) E. Durkheim, sociologue du droit ? ............................................................................................................................................ 22
a) La place du droit dans la sociologie de E. Durkheim ........................................................................................... 23
b) Le débat entre G. Tarde et E. Durkheim ou comment identifier l’influence de la règle de droit sur
les changements sociaux........................................................................................................................................................ 25
c) Les critiques de M. Foucault ou la nécessité de prendre en compte la dimension politique des
règles .............................................................................................................................................................................................. 29
2) Max Weber et la sociologie du droit ......................................................................................................................................... 31
Paragraphe 2 : Critique des conceptions contemporaines de l’analyse sociologique des phénomènes
juridiques.................................................................................................................................................................................................... 35
1) Critique de la conception française de la sociologie du droit ........................................................................................ 35
2) Critique de l’analyse du champ juridique de P. Bourdieu ............................................................................................... 41
3) Critique de la méthodologie propre à la socio-histoire .................................................................................................... 46
Chapitre 2 : Considérations méthodologiques ........................................................................................ 51
Section 1 : Postulat : La règle de droit comme dimension structurante de l’activité humaine ................................... 51
Section 2 : Technique : La quantification du phénomène juridique........................................................................................ 55
1) Les statistiques judiciaires officielles ....................................................................................................................................... 56
2) Le recours aux bases de données ............................................................................................................................................... 58
a) Limites des méthodes classiques d’enquête en matière juridique .............................................................................. 59
b) Présentation sommaire des bases de données .................................................................................................................... 62
Section 3 : De la nécessité de distinguer les périodes en droit pour identifier les évolutions sociologiques ...... 65
Section 4 : L’identification des mutations sociales par le biais de l’analyse de la pensée des institutions............ 68
PREMIERE PARTIE : LES DROITS DE L’HOMME COMME VECTEUR D’EXPRESSION DE
L’IDENTITE RELIGIEUSE ......................................................................................................79
Chapitre 1 : L’identité religieuse comme identité universelle : mise en perspective de la
référence à l’universel....................................................................................................................................... 81
Section 1 : Les textes universels relatifs aux droits de l’homme .............................................................................................. 81
- 392 -
Paragraphe 1 : La Charte des nations unies et le Conseil des droits de l’Homme...................................................... 81
Paragraphe 2 : La Déclaration universelle des droits de l'homme ................................................................................... 88
1) Portée paradoxale de la Déclaration universelle des droits de l’homme en France ........................................... 88
a) Les modalités techniques de l’universel.................................................................................................................... 88
b) Les manifestations de l’universel dans l’ordre juridique interne .................................................................. 91
2) Le caractère universel des droits de l’homme à l’épreuve des chartes régionales .............................................. 98
Paragraphe 3 : Les pactes de 1966 adoptés dans le prolongement de la Déclaration universelle des droits
de l’homme de 1948 ........................................................................................................................................................................... 103
Section 2 : Les textes particuliers à dimension universelle ..................................................................................................... 106
Paragraphe 1 : La convention sur les droits de l'enfant ..................................................................................................... 107
Paragraphe 2 : La convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes
...................................................................................................................................................................................................................... 113
Section 3 : Influence sur l’expression de l’identité religieuse dans la société ................................................................. 116
Chapitre 2 : La dynamique du droit communautaire dans la consécration de l’identité
religieuse de l’homme moderne.................................................................................................................. 124
Section 1 : Les évolutions institutionnelles..................................................................................................................................... 126
Section 2 : Les évolutions liées à la mise en œuvre des principes de libre circulation................................................ 131
Paragraphe 1 : Le droit dérivé dans son acception la plus large .................................................................................... 132
1) La question religieuse dans le droit dérivé : 1990-2001 .............................................................................................. 132
a) du 1er janvier 1990 au 1er janvier 1998 .................................................................................................................. 133
b) du 1er janvier 1998 au 1er janvier 2001 .................................................................................................................. 137
2) La question religieuse dans le droit dérivé : 2001-2011 .............................................................................................. 140
Paragraphe 2 : La jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne ....................................................... 148
Chapitre 3 : La Cour européenne des droits de l’homme comme réceptacle et expression des
prétentions religieuses des individu ......................................................................................................... 156
Section 1 : Présentation des particularités de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales ............................................................................................................................................................................. 157
Section 2 : Les statistiques produites par la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales ............................................................................................................................................................................. 159
Section 3 : Les multiples facettes de la question religieuse ..................................................................................................... 163
Paragraphe 1 : Mesures de la référence aux droits de l’homme dans le contentieux interne ........................... 163
Paragraphe 2 : Le contentieux relatif à l’expression de l’identité religieuse comme vecteur d’une véritable
transformation sociale....................................................................................................................................................................... 166
1) Exposé de la spécificité du contentieux religieux en matière de droits de l’homme ....................................... 167
2) Exposé des principaux types de contentieux ..................................................................................................................... 169
- 393 -
a) Le contentieux présentant une dimension institutionnelle ou le débat sur la place de la religion
dans la sphère publique ...................................................................................................................................................... 169
b) Le contentieux présentant une dimension individuelle ou l’expression de la mutation des
revendications individuelles en matière religieuse................................................................................................ 177
c) Le contentieux résultant de l’interaction entre l’institution religieuse et l’individu ou la restriction
des droits et libertés au nom de la religion ................................................................................................................ 182
3) Comparaison avec l’évolution de la question religieuse en droit français ........................................................... 184
Conclusion de la première partie................................................................................................................ 190
DEUXIEME PARTIE : ANALYSE DE LA REFERENCE AUX DROITS DE L’HOMME POUR
EXPRIMER L’IDENTITE RELIGIEUSE ................................................................................. 193
Chapitre 1 : Essai de généalogie des droits de l’homme .................................................................... 196
Section 1 : Essai de relecture institutionnelle de la distinction entre la Révolution française et la Révolution
américaine...................................................................................................................................................................................................... 197
Section 2 : Essai d’explication du lien entre droits de l’homme et religion ...................................................................... 202
Paragraphe 1 : La Révolution française et la religion .......................................................................................................... 203
Paragraphe 2 : La question juive et la Révolution française ............................................................................................. 204
Section 3 : La conception contemporaine des droits de l’homme ......................................................................................... 211
Paragraphe 1 : Une reformulation de la question juive a travers la création de l’Etat d’Israël ........................ 212
Paragraphe 2 : Une reformulation du lien entre nationalité et citoyenneté ............................................................. 215
Paragraphe 3 : Une reformulation du principe d’égalité a travers la consécration du principe de nondiscrimination ....................................................................................................................................................................................... 218
1) Distinction entre principe d’égalité et principe de non-discrimination ................................................................ 218
2) Conséquences sociologiques du principe de non-discrimination ............................................................................ 222
a) Conséquences de la généralisation de la lutte contre les discriminations sur le combat pour
l’égalité........................................................................................................................................................................................ 223
b) Conséquences sur l’articulation entre les différentes branches du droit : la lutte contre les
discriminations comme vecteur majeur de la pénalisation de la société ..................................................... 228
Paragraphe 4 : Une reformulation de la notion de religion civile .................................................................................. 235
Chapitre 2 : Des facteurs de dissémination des droits de l’homme .............................................. 245
Section 1 : L’élévation du niveau de vie des populations.......................................................................................................... 246
Section 2 : Les phénomènes migratoires.......................................................................................................................................... 251
Section 3 : La réalisation des droits de l’homme religieux ....................................................................................................... 255
Chapitre 3 : L’expression de l’identité religieuse par le biais des droits de l’homme selon la
religion du requérant ...................................................................................................................................... 260
- 394 -
Section 1 : Approche générale : le relativisme religieux induit par la logique juridique ............................................ 261
Section 2 : Approche particulière : le rôle des religions en fonction de leur poids démographique dans la
dissémination des droits de l’homme ................................................................................................................................................ 265
Paragraphe 1 : Enjeux des discussions relatives à l’appréhension de la morphologie religieuse de la société
française ................................................................................................................................................................................................... 266
Paragraphe 2 : Méthode retenue et analyse du rôle des différentes religions dans la dissémination des
droits de l’homme ................................................................................................................................................................................ 268
1) Le poids démographique des religions défini par un rapport officiel sur le financement des cultes....... 269
2) Appréciation du rôle respectif de chacune des religions dans le processus de dissémination des droits de
l’homme .................................................................................................................................................................................................... 271
a) L’influence de l’agnosticisme....................................................................................................................................... 272
b) L’influence du catholicisme ......................................................................................................................................... 273
c) L’influence de l’islam ....................................................................................................................................................... 275
d) L’influence des autres religions ................................................................................................................................. 277
e) L’influence du judaïsme ................................................................................................................................................. 278
Conclusion de la deuxième partie............................................................................................................... 284
TROISIEME PARTIE : ESSAI DE SYSTEMATISATION : SOCIETE DU LITIGE ET SOCIETE DU
DIFFEREND ...................................................................................................................... 288
Chapitre premier : Eléments distinctifs entre société du litige et société du différend :
l’approche institutionnelle ............................................................................................................................ 294
Section 1 : De la juridicisation des relations sociales à la judiciarisation des relations individuelles.................. 295
Paragraphe 1 : Retour sur la distinction entre droit et politique ................................................................................... 295
Paragraphe 2 : Conséquences sur le système judiciaire français ................................................................................... 305
Section 2 : Le droit pénal, d’un droit de situations pathogènes à un droit de résolution des conflits quotidiens
............................................................................................................................................................................................................................. 309
Paragraphe 1 : Eléments distinctifs entre société du litige et société du différend du point de vue de la
législation pénale ................................................................................................................................................................................. 310
Paragraphe 2 : La violence dans la société du différend .................................................................................................... 314
Chapitre 2 : Eléments distinctifs entre société du litige et société du différend : l’approche
substantielle........................................................................................................................................................ 320
Section 1 : De la modification de l’articulation entre sphère publique et sphère privée ............................................ 320
Paragraphe 1 : Conséquences de la nouvelle formulation des questions religieuses : vers une remise en
cause du principe de laïcité ............................................................................................................................................................. 321
1) La laïcité comme symbole d’une société du litige ............................................................................................................ 322
2) La laïcité comme vecteur normatif des comportements dans la société du différend .................................... 325
- 395 -
Paragraphe 2 : Les droits de l’homme comme religion séculière porteurs d’un contrôle permanent de
l’individu .................................................................................................................................................................................................. 327
1) Les droits de l’homme comme vecteur de l’affaissement entre sphère publique et sphère privée .......... 328
2) Limites des explications qui minorent la dimension politique des droits de l’homme .................................. 332
Section 2 : La société du différend, une société multiculturelle ? ......................................................................................... 335
Paragraphe 1 : Les deux facettes du multiculturalisme ou le passage d’une logique de litige à une logique de
différend................................................................................................................................................................................................... 335
Paragraphe 2 : vers le communautarisme comme conséquence de la société du différend ? ........................... 339
1) Dynamique de la politique de reconnaissance.................................................................................................................. 340
2) Le corollaire : les accommodements raisonnables ......................................................................................................... 346
Paragraphe 3 : Typologie fondée sur la perception de la règle étatique par l’individu ....................................... 351
Conclusion Troisième Partie ........................................................................................................................ 355
CONCLUSION ................................................................................................................... 358
Rappel des principales étapes de la démonstration............................................................................................................. 358
Perspectives de recherche ............................................................................................................................................................... 363
- 396 -