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Cinémas
Revue d'études cinématographiques
Journal of Film Studies
Travestissement et paternité : la masculinité remade in the
USA
Anne-Marie Picard
Américanité et cinéma
Résumé de l'article
Volume 1, numéro 1-2, automne 1990
Les films Trois hommes et un couffin de Coline Serreau et Three Men and a Baby
de Leonard Nimoy sont analysés ici de façon comparative. L’auteure explique
la façon dont la version américaine fait une « re-vision » du regard attendri
que Serreau portait sur les nouveaux hommes nés des mouvements et des
analyses féministes. La nouvelle masculinté (non phallique) illustrée dans le
film français est totalement abolie et remplacée par l’idéologie patriarcale
américaine.
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1000994ar
DOI : https://doi.org/10.7202/1000994ar
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Cinémas
ISSN
1181-6945 (imprimé)
1705-6500 (numérique)
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Citer cet article
Picard, A.-M. (1990). Travestissement et paternité : la masculinité remade in the
USA. Cinémas, 1(1-2), 114–131. https://doi.org/10.7202/1000994ar
Tous droits réservés © Cinémas, 1990
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Trois hommes et un couffin de Coline Serreau (1984)
Coll. Cinémathèque québécoise
Travestissement et paternité: la
masculinité remade in the USA
Anne-Marie Picard
RESUME
Lesfilms Troishommes etun couffin de ColineSerreau et
ThreeMenand a Baby de Leonard Nimoy sont analysés ici
de façon comparative. L'auteure explique la façon dont la
version américaine fait une «re-vision» du regard attendri
que Serreau portait sur les nouveaux hommes nésdes
mouvementsetdes analyses féministes. La nouvelle masculinté(nonphallique) illustrée dans le film français est totalementabolieetremplacéepar l'idéologie patriarcaleaméricaine.
ABSTRACT
Coline Serreau's film Trois hommes etun couffin isanalysed in comparison to Leonard Nimoy's Three Men and a
Baby. The author shows howthe American version isa
"re-vision"of the tender gaze cast by Serreau onthe "new
men",menborn in thewake of the feminist movement and
its analyses. The new, non-phallic masculinity illustrated
in the French film is totally eliminated and replaced by
American patriarchal ideology.
Des lecteurs de Foucault à ceux de Kristeva, de la déconstruction
à la «nouvelle cuisine», la francité resplendit, ces temps-ci, des
lectures américaines enthousiastes. Le remake hollywoodien participe allègrement de cette réécriture de la pensée des autres. Le
phénomène aquelque chose d'agaçant et de fascinant à la fois pour
qui a la tête façonnée en France: agaçant parce que les remakes sont
tellement trempés de la sauce USA qu'ils glissent entre les doigts,
qu'ils échappent — ils sont toujours autre chose; et fascinant parce
qu'on se dit qu'Hollywood, ce monstre de l'américanisation tentaculaire, n'a peut-être plus d'herbe autochtone à se mettre sous la
dent et que cela annonce ou sa belle mort d'animal préhistorique,
ou la capacité gigantesque d'adaptation de son système
digestif.
Trois hommes et un couffin, de Coline Serreau, a battu Rambo
au box-office français en 1984. Du jamais-vu! Ça pleurait au
maximum dans les salles. Les papas et les mamans de France,
appuyés dans leur lutte contre la dénatalité par des campagnes de
publicité mirobolantes, riaient aux éclats du mâle français en perte
de virilité, mais en gain de tendresse. «Le nouveau papa est arrivé!» Quelque chose de l'inconscient collectif trouvait alors satisfaction et parole, dans les clowneries, les hésitations, les déficiences
de trois bourgeois parisiens face à ce bébé rose gigotant.
Le projet d'un remake américain voit le jour. Coline Serreau
refuse d'y participer 1. Leonard Nimoy et son équipe se mettent
alors à l'œuvre pour tirer profit de cette tendance nouvelle: celle
du mâle qui assume.
Kramer vs Kramer, Mr Mom... la liste
s'allonge, la leçon est reçue: «Faites des bébés!» M. Spock, aux
aguets (question de rentabiliser l'idée), a le stylo pesant: il nous
rature des grands bouts de scénario, en réécrit d'autres, nous réaménage tout cela pour satisfaire les horizons d'attente du
cow-boy
des grands déserts de l'imaginaire hollywoodien: il y faut du
muscle, de la consistance. Ainsi, dans le remake, les additions, les
glissements semblent être là à la fois pour censurer et pour combler une angoisse qui va, par là-même, transparaître. Qu'en est-il,
pour le sujet masculin américain, de la recherche du père? Où se
déplace la masculinité? Où rejoue-t-elle le statu
quo de ses fantasmes? La réponse américaine à la question posée par une femme
française prend les allures d'un aveu.
Le père freudien est question 2
La question du père, chez Freud, ne se pose pas en termes d'une
psychologie du père mais comme la question du lien au père: c'est
ce lien (avant d'être rapport, subjectif donc) qui fait problème.
Il s'agit évidemment du fait qu'on sait toujours plus sûrement
qui est notre mère que notre père. Cette «clause de l'incertitude
potentielle du père est méditée par l'inconscient du rejeton»
(Assoun, p. 39) et l'amènera à penser, à faire des hypothèses.
Ainsi ce lien en forme de question est, phylogénétiquement, la
condition de toute pensée deductive, et pour Freud, le fait que l'on
porte le nom du père prouve l'importance culturelle de celui-ci:
«(...) lamaternité[ditFreud]estattestée par le témoignage dessens,
tandisquelapaternitéestune hypothèse (...) édifiée sur une conclusionetsuruneprésupposition.» Ilfaut comprendre [commentePaul-
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Laurent Assoun] que l'évidence sensible (sensuelle) de la mère
contraste avec ladynamique intellectuelle sur laquelle la paternité embraye. Du fait même que l'évidence du père ne crève pas les yeux
(...) s'ouvre un espace dejeu. (...) L'essentiel [pour Freud] est donc
que lepèredonneàpenser. Ce qui atteste qu'il est tout sauf une nature ou une «donnée». Bref, il y a un lien secret et déterminant entre
l'incertitude ontologique de la paternité et sa fécondité dans l'ordre de
la pensée (p. 38-39).
Et ainsi, c'est parce que le père est problématique dans son être,
qu'il va être, par la romantisation familiale de sa progéniture,
remplacé, évacué et «relevé» en même temps comme Idéal du moi,
père aimant et protecteur, divinité: le père meurt comme corps
pour advenir comme Dieu. En d'autres termes, la stratégie
consiste à «sauver le père au nom du père quitte à en immoler le
corps pour en exalter l'esprit» (Assoun, p. 39).
Quand onjoue à Candide ceci est déjà problématique. Car dans
les techniques d'accouchement actuels où la mère est parfois endormie, le risque d'échange de bébés est possible réellement et
comme question inconsciente potentielle du sujet. La mère peut
aussi être incertaine. Mais sans doute ne s'agit-il pas de ce genre de
savoir-là, de savoir objectif, biologique, mais de savoir de corps
(Freud parle de «témoignage des sens»). Il s'agirait donc de
«sensations de certitude» créées par les soins maternels, par le lien
établi par la demande et sa satisfaction: la mère est alors non plus la
génitrice mais la personne qui remplit la fonction nourricière. Il y
a confusion, chez Freud, et ceux qui parlent de cette incertitude du
seul géniteur mâle, entre mère porteuse et mère fonctionnelle:
entre la provenance topographique, si l'on peut dire, et
l'investissement amoureux, entre filiation biologique et affiliation
sociale3.
Qui profite de cet adage de la certitude de la maternité comme
attachée à une fonction sociobiologique immuable, à un lieu immanent, corps, caverne, demeure? Quelle angoisse est ainsi résolue?
Sans cette certitude-là, celle de la place de la mère comme ancrage,
objet du désir, point stable, le petit sujet de la métapsychologie
freudienne ne sait plus d'où partir pour sa quête d'une identité
sexuée et d'un désir qui lui soient propres. Il nous est dit, en effet,
que le petit Œdipe, dans sa romantisation familiale, conserve la
mère comme réelle, avant de rétrograder son père réel et de s'en
inventer un autre, qui n'est plus corps (le corps du père est par là
même déchu) mais point de vue. La mère n'est donc jamais
«rétrogradée» de façon durable, clivée en mère réelle et en mère
idéale, «tant elle s'égale à sa propre nature» (Assoun, p. 39). Une
mère est une mère. Il n'y a donc, pour le sujet œdipien freudien,
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aucune chance d'idéaliser la mère, de s'en construire une imago,
une figure qui prendrait la place de la mère réelle, car elle est là
d'où Ton vient.
Et si la génitrice est «connaissable» parce que l'enfant sort de
son corps, qui donc connaît? L'enfant? Ou est-ce le mari? La loi
sociale et matrimoniale? La mère freudienne apparaît donc comme
corps maternant seulement (la gestation et la
parturition étant présupposées à ce maternage): la mère est essence, donnée, elle n'est
pas fonction ou position. Freud et les autres oublient que c'est la
mère qui sait, qui est la seule détentrice du savoir. Elle est aussi
celle qui nomme le père, qui fait de son mari le père de ses enfants
en prenant son nom ou, implicitement, en lui laissant assumer la
paternité civique, en le laissant reconnaître l'enfant 4.
C'est donc l'angoisse masculine quant à sa propre généalogie et à
sa problématique d'identification à un père incertain qui semble
faire parler la psychanalyse freudienne. Le père comme question
est la réponse fondatrice de la psychanalyse et son angoisse. Est-ce
parce qu'elle nous arrive à travers les cadres fantasmatiques de sujets masculins, qui sont à la fois juges et partis? Où déceler les
traces de leur vœu pieux?
Distinguons, très succinctement ici, les trois niveaux (ou plutôt
les trois cadres) d'analyse qui permettront de différencier les enjeux des positions imaginaires dans le «spectatoriat»:
— 1 erniveau: nos trois hommes sont les représentations de trois
sujets masculins en quête d'une nouvelle identité, d'une nouvelle
paternité responsable mais jouissive. Nous sommes là dans le
leurre du cinéma comme piège à réalité, dans l'illusion de l'image
comme miroir.
— 2 e niveau: les trois hommes sont des personnages, donc des
incarnations dans des corps d'acteurs des fantasmes de l'auteur(e).
Ce qui se trouve représenté à ce niveau d'analyse, c'est l'espace
vide du sujet désirant (qui ne correspond pas forcément au lieu du
regard de la caméra), lui aussi en quête de son désir propre et qui,
dans son roman familial, compose des figures humaines, des imagos, comme autant de succédanés paternels et/ou maternels. Le
film est pris à ce niveau comme une projection fantasmatique individuelle et/ou collective: elle peut en effet saisir le pouls d'un inconscient collectif à un moment donné et prendre une dimension
mythique comme mise en cohérence d'une question non encore
formulée (ce qui s'est passé avec Trois hommes et un couffin).
— 3 e niveau: le spectateur et l'auteur occupant a posteriori le
même espace dans la scène du fantasme, l'identification va jouer
avec ce lieu d'où on me montre l'autre. Mais l'autre est aussi moi,
reconnu. Se produit un possible va-et-vient entre les deux positions
des niveaux 1 et 2. Je suis l'autre du miroir, et me retournant, je
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vois l'autre (tiers, place de l'auteur) qui regarde avec moi ce que je
regarde: triangulation du jeu narcissique mis en lumière par le
stade du miroir lacanien 5.
Comment ne pas se laisser leurrer par le miroitement? Comment analyser un film sans que les fantasmes de chacun ne
s'inscrivent dans le réalisme trompeur de l'icône? Un signe est le
signe d'une absence et on peut encore se poser la question: qu'est-ce
qu'un signe au cinéma 6? Un signifiant imaginaire, dit Christian
Metz. Un signe de l'imaginaire? De même, la théorisation de ces
enjeux, permise par la «vérité» psychanalytique, se trouve, elle
aussi, être le cadre des scénarios familiaux et angoissés de ses
maîtres. Comment alors se servir de la psychanalyse? Ou plutôt,
comment sefaire servir par la psychanalyse?
Paterner, c'est faire la femme: l'expérimentation
Dans Three Men and a Baby (1987), le décor est planté dès le
générique: l'artiste du groupe des trois finit la fresque murale de
l'entrée, une fresque à la gloire des habitants du lieu. On assiste
alors, en accéléré, à la circulation des femmes dans le temple que
l'architecte, le dessinateur et l'acteur se sont érigés, ont érigé à la
masculinité rayonnante de la classe professionnelle de New York.
Trois beaux jeunes hommes à l'allure puérile, dont deux insatiables
sexuellement, Peter et Jack, et un autre, le sensible
Michael, qui
joue plutôt au grand frère avec les femmes. C'est ce dernier qui
incarne le sentiment, les deux autres pouvant se laisser aller à la
virilité pure: les durs ont besoin d'un sensible pour exister.
Ainsi dans la scène d'ouverture, une fête d'anniversaire pour
Peter, ils sont héroïsés comme les mâles américains de la cité.
Alors que le film français ne fait que suggérer l'ambiance garçonnière de l'appartement, la version américaine n'en finit plus de
s'attarder à la virilité de ces hommes, mise sur un piédestal par «les
plus belles filles de New York», les serviteurs aux gants blancs, et
le décor yuppie. Par exemple, en fin de soirée, Jack, comme le
Jacques du film français, a une nouvelle conquête dans sa cham7
brée; le couple revient ensuite à la cuisine
. Jack plaisante alors sur
sa future folle nuit et dit:
"Tough job but it's got to be done."
Mimant la bravoure du cow-boy, il rejoint ses pénates; les deux colocataires commentent: "Amazing! The guy is a giant gland!" C'est
la reconnaissance mutuelle du désir continu et infatigable du mâle.
Pourquoi trois hommes? Parce que, pour l'expérience qui va
avoir lieu, un seul homme aurait fait «cas particulier», et deux
hommes, couple homosexuel. Les trois hommes vont tout à coup
8
être obligés de faire des gestes de femmes
. Le risque est grand
pour les sujets en question. L'agressivité montrera le niveau de
stress encouru par les sujets de l'expérience. Car, au-delà du rôle
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du père nourricier, c'est toute la question de l'identité masculine
qui est mise en scène. Une identité qui va se démanteler et se reconstituer sous l'œil implacable de l'autre homme, le rival, le surmoi viril possesseur du phallus. Le colocataire incarne ici la provenance, toujours imaginaire, du regard phallique. C'est cela qui
est en jeu; et faire la femme sous ce regard-là, représentant
l'identité masculine, est menaçant: car le ridicule tue le mâle.
L'homme est d'abord fils de femme dans nos sociétés patriarcales mais matrilinéaires. En lui, il y a deux mouvements contradictoires: la nostalgie de la féminité maternelle et la peur de sa
propre féminité. Toucher le corps d'un enfant, en prendre soin,
c'est entrer dans le modèle féminin de maternage, c'est mimer sa
propre mère. Repenser la paternité comme un modèle symétrique
9
à la maternité, c'est donc, comme le dit Delaisi de Parseval
, provoquer une crise de la masculinité: «D'abord, parce que cela remet
en cause la valeur de la maternité; mais aussi parce que cela révèle
la bisexualité de l'être humain» et provoque «une interrogation sur
le corps de l'homme, sur sa corporéité» (p. 198). Ces ruptures
font sortir de la longue tradition, mise en scène par
Three Men and
a Baby, de la dénégation du corps masculin, «réduit à être une machine musculaire» (Peter fait de la musculation, du jogging) et
«une machine à éjaculer» (p. 198) (Jack est une
giant gland).
Dans le film de Coline Serreau, c'est cette crise de la masculinité
qui est montrée. Dans celui de
Leonard Nimoy, c'est le mouvement de l'adolescence à une pseudo-maturité qui est articulée, celle
de la responsabilisation: mouvement qui sera simplement accéléré
par un conflit provoqué par le corps étranger du bébé dans
l'organisme juvénile du boy américain. Il y a donc eu distorsion et
récupération dans la relecture de Nimoy: la crise devient simplement conflit. La masculinité traditionnelle reste glorieuse et acquiert, en fait, un surplus de gloire par la responsabilité prise. Le
transfert transatlantique opéré passe par une masculinisation, car
Nimoy est non seulement américain mais aussi mâle. Il y a donc eu
dans le remake un double processus de transposition. Nous démontrerons cette idéologie du statu quo enjeu dans Three Men and
a Baby, en examinant le rapport des sujets masculins aux femmes
dans les deux films: en effet leur rôle de potentielles mères de
l'enfant abandonné est lepunctum par rapport auquel le sujet masculin paternant devra se replacer.
Se séparer de la Femme pour advenir comme «nouveau
père»:Trois hommes et un couffin.
L'enfant, dit Christiane Olivier, rappelle à l'homme un autre luimême, «petit garçon qui a vécu auprès de sa mère» (p. 203).
Ainsi, pour savoir quoi donner à l'enfant, faut-il d'abord se rap-
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porter à soi-bébé: "We were babies once, for God's sake, what did
we eat?" demande Michael à Peter; de même, quand la mère de
putatif, mais redevient
Jack porte l'enfant, celui-ci n'est plus père
petit garçon:
MOTHER. — Ihadherlaughing for aminute!
JACK. — Just likeme,eh?
Mais ce petit garçon-là a aussi «tout fait pour ne pas s'assimiler à
elle» (p. 203). La peur de l'homme est donc de se montrer femme:
de là vient son refus «d'assumer la paternité réelle, c'est-à-dire le
corps à corps avec l'enfant» (p. 203). Ainsi, Jacques, au téléphone
avec Sylvia, la mère qui a abandonné le père à sa «condition», affirme:
Qu'est-cequimeprouve que jesuis son père? (...) les dates concordent, lesdatesconcordent, çaprouve rien. Alorscommeça,toi,tule
sais. Eh bien moi,je le sais pas. Alors, tu reviens, tu reprends le
gosse(...) (clack! ilsefait raccrocher letéléphoneaunez).
Seréveillent alors les «vieilles défenses organisées lors des premières années face à sa propre mère maternante» (p. 203). A la
découverte du couffin derrière la porte, c'est la panique:
MICHEL.— TéléphoneàlamèredeJacques.
PIERRE.—Ah!non! Uneemmerdeuse pareilleenplus. Jevoisdéjà
lebombardement dequestions. Tuterendscomptesiellearriveavec
savalise,Jacques nous lepardonneraitjamais.
MICHEL. —Je peux peut-êtrel'appeler, lamiennedemère?
PIERRE.—Ah!s'il te plaît! tu laisses les mères là où elles sont. Si
on laisse les mères s'engouffrer dans ceci, on en a pour dix ans.
D'abord, c'est simple, si une femme arrive ici,je déménage... ça a
toujours étéconvenucommeça.
D'abord, le contrat entre eux est un contrat misogyne: pas de
femme plus d'une nuit dans l'appartement. Ensuite, Coline Serreau
fait de la mère de Jacques une femme du «nouveau» troisième âge,
qui a des copines et qui voyage. Son impossibilité de prendre soin
du bébé donne lieu, d'ailleurs, à une des scènes les plus comiques
du film, montrant la déconfiture de Jacques devant la joie de vivre
de sa mère: «Qu'est-ce qu'elle a comme amies! Putain de carteVermeil 10 ... à son âge, faire la bamboula aux Caraïbes!» Elle, elle
s'est détachée de lui et de la fonction maternante.
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Dans le film de Serreau, cette séparation «convenue» d'avec le
monde des femmes (amantes, mères et plus tard la nurse qui se fera
évacuée en bonne et due forme) est la trace d'une lutte identitaire:
en effet, il s'agit pour le sujet masculin français de ne «jamais être
assimilable ou assimilé aux femmes (...). [Cette lutte] est la trace
de son anti-identification ou misogynie» (p. 204). La mère omniprésente, le père souvent absent font en sorte que le sujet masculin
s'est «construit davantage à l'envers de la mère qu'en rapport avec
le père 11» (p. 204). Le scénario français crée trois hommes qui se
sont débarrassés symboliquement de toute femme: ils sont prêts à
aller au-delà de leur misogynie effective et déclarée pour advenir à
une nouvelle masculinité (non phallique).
L'enfant sera ainsi radicalement séparé de toute présence féminine qui pourrait s'approprier son corps: car, dans nos sociétés,
c'est cette présence physique continuelle de la mère qui a eu, pour
conséquence immédiate, la «fixation [inéluctable] à la mère (...)
doublée d'une conséquence plus lointaine: il faudra se défaire de
cette mère, il faudra engager la guerre contre la femme» (p. 205).
Ainsi, dans Trois hommes et un couffin, pour advenir comme sujet
masculin et père paternant, l'ennemi, c'est d'abord la Femme.
Mais il n'y a pas confusion entre La Femme (figure fantasmatique
puissante) et les femmes (corps vivants/désirants et sujets en devenir) dans le film français, à l'inverse du film de Nimoy. Les colères, les insultes misogynes fusent dans le film français. Jamais on
ne se sent, spectatrice, mise en jeu. Le sujet masculin est en train
de faire face à La Mère toute puissante en s'appropriant ses gestes:
c'est avec le patriarcat matrilinéaire qu'il se bat.
Une fois la Femme évacuée, le père jusque-là «empêché» par
elle, va pouvoir y trouver son compte de plaisir et de tendresse. Il
n'est plus celui qui sépare l'enfant de la mère, tiers symbolique,
simple nom-du-père, etc., comme dans la psychanalyse
«patriarchique» de Freud et de Lacan: son «énorme» absence, au
lieu d'être dénoncée par cette psychanalyse, nous dit Olivier, a
toujours été considérée comme ayant une fonction structurante
primordiale pour le sujet (p. 204). Par sa multiple présence physique dans le film (trois pères tout à coup là où il n'y en avait aucun), le signifié père jusque là vide (puisqu'il n'y avait que du signifiant12), est soudain rempli de présence, soudain réellement
«perceptible par les sens de l'enfant» (p. 204).
Ainsi, le projet de Coline Serreau s'insère dans cette problématique: montrer que même si «apparemment [les hommes] font pour
l'enfant les mêmes choses que la mère, leurs actes restent masculins: un père qui pouponne son enfant fait du masculin et non du
féminin» (p. 204). D'où la pluralité des sujets montrés. Le film a
en quelque sorte valeur de démonstration: trois est alors
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1-2
l'échantillon minimum pour conclure au bien-fondé des résultats,
pour faire admettre l'axiome d'un paternage qui ne soit pas
féminisant.
Faire comme dit Maman et devenir «responsable»:
Men and a Baby
Three
La double contrainte
Dans la version américaine masculine, le fils ne se détache pas de
la Femme, de la Mère, ni dans son imaginaire, ni dans le récit.
Jack fait venir sa mère et lui demande de garder l'enfant pour lui,
car il ne sait pas comment faire. Mais la mère, femme du monde,
lui répond en tenant le bébé:
LA MÈRE. — Some people live all their lives without having anything so wonderful to show for it... I'm going to do the most wonderful thing for you... Absolutely nothing.
JACK. — Muuum...
LA MÈRE. — Jack, you've always run away from responsability.
Now, you have to turn and face it.
JACK. — Mum, I'm a screw-up.
LA MÈRE. — You were a screw-up. Now you are a father
you'll be a fine one.
13
, and
JACK. — You think so?
De même, la copine steady de Peter (remarquons qu'il n'y a pas
de steady dans le film français) refuse de s'en occuper et rejoue la
position de la mère vis-à-vis de lui:"You're a
very big boy and
very capable. You're going to go through this just fine!"
Elle
trouve aussi très comique d'entendre son gros bonhomme de
Tom
Selleck chanter une berceuse au bébé 14. Les femmes (figures multiples de la même Femme-Mère) ont ainsi un regard infantilisant,
amusé et ironique. Elles obligent le fils-garçon à devenir père et
elles observent et commentent. Ainsi restent-elles détentrices d'un
savoir secret, du pouvoir phallique: non castrées dans l'imaginaire,
elles restent objet de désir du petit Œdipe. Jack gardera l'enfant
pour faire plaisir à sa mère (la vision œdipienne masculine jouée
dans le fantasme du film créant par là le désir de la mère: la mère
du film, rappelons-le, étant un personnage dans l'imaginaire du
sujet œdipien masculin).
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Puisqu'elle est, somme toute, une réponse à l'injonction maternelle ("Be a father!"), Jack devient père par double contrainte: il
n'a ni choix ni possibilité de sortie. La pseudo nouvelle paternité
reste forcée, artificielle, abstraite. Jack l'exprime ainsi:
"I'm an
actor, I can do a father!" Et Peter: "I'm an architect. I build fiftystorey sky-scrapers. I design cities of the future, I should be able
to put this goddam diaper."
On entre ainsi dans le domaine du
how to et du should do de la
moralisation. Tout ce qu'ils gagnent de l'expérience est un surplus
de devoirs et par là un supplément de statut viril. Les gadgets et
les arrangements topographiques vont remplacer tout processus de
maturation, c'est-à-dire de sortie de la phase œdipienne: on trim15
bale l'enfant au chantier, à la répétition théâtrale
, etc. Ainsi, la
figure maternelle reste toute-puissante: "[Mary]
needs a full-time
mother", dit-on avant de proposer à cette mère d'emménager carrément avec les trois hommes: ce qui profite autant à ces derniers
et ne remet pas en cause les fonctions sociales et imaginaires de
mère et de père. Ce qu'ils gagnent de l'expérience, c'est une nouvelle liste de should et should not, dans la culpabilisation: cette
dernière joue le lien masculin au père comme étant position du rival œdipien, position de la loi qui est infiniment rejouée dans le
rapport à l'autre homme, dans le regard phallique comme castration (imaginaire). Les trois héros continuent leur route vers leur
telos matérialiste, fétichiste (l'objet à la place de tout autre vivant,
«différent»). La dernière image du film montre le dessin ajouté de
la mère et de l'enfant sur leur mur: leur image à eux n'a pas
changé, ils sont encore prêts pour toutes leurs conquêtes donjuanesques juvéniles (c'est-à-dire accumulation de femmes-objets fétiches).
Les hommes restent ainsi gender-defensive et la lutte des sexes
continue. La résistance à la féminisation — ce qui rend comique le
film français —, les défenses masculines, ont été non reconnues et
donc non résolues dans la version américaine. Le faire sublimatoire (l'action, l'accumulation, la répétition des gestes 16) permet
l'effacement du désir (des trois sujets masculins) vis-à-vis du corps
paternel, pulsion erotique refoulée par un déplacement: c'est le désir de l'enfant, l'enfant comme sujet, qui est non représenté (le sujet masculin s'identifie à l'enfant, et s'interdit, à travers lui, un
rapport possiblement erotique vis-à-vis du corps paternel: il oscille
donc entre deux positions imaginaires enfant/père). La paternité se
pose comme question de maîtrise vis-à-vis de l'objet-enfant,
l'argent et l'inventivité sublimant toute angoisse possible vis-à-vis
de l'enfant-sujet: "I'll give you ten dollars if you stop crying",
dit
Michael au bébé; "I'll give you a thousand dollars if you'll [change
her]!" dit Peter à Michael. C'est-à-dire je remplacerai ton corps
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pleurant, urinant, par un ersatz, un fétiche sec et rond, complet
sans la béance que la demande instaure, sans ton altérité.
L'action obligatoire
Actif compulsif, le mâle de Nimoy doit se débattre contre la
passivité (n'en finit pas de se séparer de la Mère). Ainsi, le chagrin
causé par le départ de la petite va durer dans la diégèse, un aprèsmidi et un gros cinq minutes dans le temps filmique. Car le centre
du film s'est déplacé en traversant l'Atlantique. La poursuite des
trafiquants de drogue (corps d'hommes en action) est devenue le
centre du film 17, tandis que les trois Français, eux, se complairont
dans la mélancolie, la grande déprime, les maladies
psychosomatiques pendant un bon bout de temps, sans jamais agir
ni en parler (ce sont alors les corps qui parlent): le centre narratif
du film étant le départ de l'enfant, c'est-à-dire le départ réel de
l'autre. Le corps à corps en est interrompu, les signes du manque
indiquent que le lien a été tranché douloureusement. Jacques montrera la profondeur de la «crise ontologique» quand il demandera à
Michel: «Je voudrais savoir pourquoi je vis. Tu sais, toi, pourquoi
tu vis?» L'inconscient masculin (le désir) français aura eu les
moyens de se faire savoir, dans les silences prolongés de certaines
scènes, dans l'incohérence des explications, dans les colères, les
«engueulades maison», les postures des corps, dans l'obscurité de
l'appartement18. La fin des résistances est ainsi montrée par la parole débridée, la perte de maîtrise: une parole autre se met en
place. Mais surtout, le sujet masculin de Nimoy est bien loin dans
le questionnement de la sexuation culturelle de celui de Serreau:
ainsi, cette tirade de Jacques, le père biologique, a été supprimée
dans le remake 19:
JACQUES, saoul, une bouteille à la main, «enceinte» d'un oreiller,
j'étais Dieu,
parlant aupolicier en chômagesur lebancduparc. — Si
je fabriquerais Adam avec la côte d'Eve, pas l'inverse. Comme ça
les choses auraient été claires dès le début. On nous aurait pas fait
croire que quelqu'un sort de notre côte, parce que rien sort de notre
côteà nous,jamais. Tout juste de notre queue, et encore y a tout à
faire après. Nous, ce qu'on sait fabriquer, c'est des buildings, des
avions, des voitures, c'est utile, remarquez... C'est même pas qu'on
a voulu nous le faire croire, si ça se trouve, c'est nous qu'avons
voulu lecroire. Non, il faut se rendre à l'évidence, personne ne sort
de notre côte.
Dansle film de Nimoy, tout est littéralement en pleine lumière,
pour mieux y cacher la résistance. L'inconscient américain a un
surmoi à la taille du pays et de sa masculinité «stéroïdée».
L'homme maternant ne peut que cabotiner, car il se sent observé:
"I keep waiting for Candid Camera to walk through the door!"
Même quand il commence à y prendre plaisir et qu'il est seul deTravestissement et paternité: la masculinité
remade in the
USA
125
vant la caméra, il n'en finit pas de jouer pour l'homme-absent: le
quatrième homme (celui qui punit). Chez Serreau, on se laisse aller à des gazouillis subitement stoppés, évidemment, quand le colocataire entre. L'homme américain ne se laisse pas aller, ni à détester franchement les femmes, à évacuer la figure maternelle
20
phallique, ni à ridiculiser le père en son absence
, ni à toucher
l'enfant sinon pour lui faire quelque chose. Il est trop bien-pensant, c'est-à-dire dans l'autocensure.
"We should be her family",
déclare Peter-Tom Seleck à la fin.
Un autre should pour tout arranger,
résoudre le conflit: rien n'a
changé, le devoir, l'éternité de l'être
(be et pas become) et le
concept sacro-saint de famille américaine, légèrement éclaté, mais
si peu. Trois garçonnets jouant au papa sous le regard de maman,
au lieu d'un père absent, c'est alors simplement une autre forme de
l'absence. Les hommes américains suivent à la lettre les conseils de
leur maman indétrônable.
Est-ce parce que la mère phallique américaine est difficilement
«tuable»? Est-elle moins opprimée que la mère française par la
«patriarchie», donc moins totalitaire dans son pouvoir maternel?
Ou plutôt, les hommes américains n'ont-ils pas été rendus coupables par le féminisme humaniste des Américaines, un féminisme
qui continue la tradition puritaine de la censure de l'imaginaire, car
il ne croit pas à l'inconscient? Ainsi, le quatrième homme du film
américain serait une espèce de surmoi maternel/féministe (détenant
encore le phallus), un patriarche, travesti en femme pour continuer
à censurer, c'est-à-dire faire le père?
Puritanisme et perversion
Et la conséquence première de la censure, c'est le plaisir du péché qui a pour corollaire la perversion. Elle s'immisce, l'obsession
du sexe, comme dans tout ce qui vient d'Hollywood. L'objet de la
répulsion et de désir, dans le film, ne l'oublions pas, est de sexe
féminin, elle s'appelle Mary/Marie.
Pourquoi, d'ailleurs, avoir choisi une petite fille? L'enfant
français n'est-il pas simplement un bébé-fille parce qu'ainsi, elle
«est très loin de l'homme» et «très loin de la femme envers laquelle celui-ci vit le... désir» (Chancel, p. 209-210)? Elle est potentiellement féminine, objet d'amour avec laquelle toute la relation
à l'autre sexe va être repensée: ainsi à la fin, la
Sylvia française
s'endort dans le berceau de sa fille, en suçant son pouce, rejoignant
ainsi l'enfant et la femme dans une même posture, dans un
continuum. C'est une reconnaissance de confiance qui fait des trois
hommes des vrais pères ayant réussi à trouver leur paternité sans
avoir copié, sans avoir fait la mère: et tout à coup ça glisse sur
l'axe de la sexuation, il n'y a plus de place fixe.
126
Cinémas, vol. 1, n
os
1-2
Dans Three Men and a Baby par
contre, la relation d'objet avec
la petite fille est marquée par la défense et la séduction. La manière de se sortir de l'angoisse, causée par la représentation
(refoulée) du désir du père (dans les deux sens), c'est alors de
constituer l'enfant comme une extension de l'ego masculin (pour ne
pas dire de son phallus). Les exemples sont nombreux. Ainsi
Michael, après avoir montré sa chambre au bébé (comme s'il s'agissait
d'une possible maîtresse), s'allonge sur son lit, le bébé sur les genoux; il ouvre la télé, comme par hasard: c'est
Doctor Ruth qui
parle d'orgasme et de pénis. "No, no, no! s'écrie-t-il en éteignant
le poste, You don't want to hear that! 21" L'enfant est à la fois objet
sexuel phallique (position sur le corps du jeune homme) et dénié
comme tel dans un va-et-vient entre le oui et le non. À un autre
moment, dans le parc, celui qui porte le bébé, retirant un surplus
de virilité de cet objet montré et porté, est aussitôt assiégé par des
dizaines de filles; scène muette jouée sur des paroles de chanson
ambiguës: "Little Baby let me hold you tight!" Enfin, les paroles
suivantes sont fort révélatrices:
MICHAEL, avant de changer la couche du bébé. — Peter,
girl, should we be doing this?
this is a
PETER, au policier qui veut voir l'enfant. — She might not be decent.
LE POLICIER. — I don't think she'll mind!
Ces boutades sont évidemment là pour faire rire le public, au
premier degré, c'est-à-dire par la sexualisation (c'est-à-dire être
l'objet de désir masculin, seulement) et la sexuation figée, évidente,
automatique22 d'un bébé supposé «pur et innocent». Si dans le film
de Serreau, le sexe de l'enfant n'est jamais mentionné, il doit l'être
pour rassurer l'homme version Hollywood, car si les mâles doivent
rester des sujets pleins, monolithiques, l'enfant doit être posée
comme sujet pleinement fille, pleinement sexuée dès la naissance,
biologiquement donc. Asexuer l'enfant, ne pas mentionner son
sexe, c'est-à-dire sa nudité, serait pour le mâle hollywoodien courir
de grands risques: le premier d'être accusé de pédophilie (mais il
l'est, pédophile, puisqu'il s'en défend si mal, puisqu'il ne peut pas
ne pas voir le sexe); le deuxième risque (et il est peut-être pire)
d'être asexué, c'est-à-dire femme, car il n'y a que deux pôles dans
la dichotomie inébranlable de cette idéologie du statu
quo.
L'action, la violence (attaque du colocataire qui rentre la nuit, mise
en abyme du film policier du milieu, etc.) subliment le risque
d'asexuation, donc de féminisation. La mise en scène
obsessive de
Travestissement et paternité: la mascu Unité
remade in th e USA
127
la dénégation du désir sexuel, forcée par la morale puritaine, inscrira donc en filigrane la perversion du père comme ce qui coule
de l'humanisme américain. Puisque le sexe est partout, se dit-on, il
faut alors le saisir et l'incarner par le corps, pour reprendre les
propos de Jules Chancel, «d'une espèce d'eunuque aux biceps [durs
et] saillants» (p. 210): le bébé devenant ce phallus
separable du
corps et par là désirable et pourvoyeur d'une possible jouissance
auto-érotique montrable dès lors qu'elle est déniée.
La sexuation (souvent stéréotypée) du héros américain est la
condition de son asexualisation: pas de glissement vers une possible
bisexualité, une androgynie qui donnerait à jouir, et donc pas de
reconnaissance du pouvoir de la féminité, du corps et de la sexualité des femmes. Ainsi le Jacques français pousse cette belle tirade
sur l'impossibilité pour les hommes d'avoir de l'autre en eux; le
Jack américain, lui, se contentera de s'habiller en femme enceinte
seulement pour semer la police, cachant sous son manteau le vrai
bébé. Et le tour est joué! On ne pose pas de questions sur son
rapport à l'altérité (enfant et/ou femme): l'illusion de la production
d'autre passera par l'action sur l'autre: les
bad guys livrés à la
police; et le mâle reste seul face à son miroir.
Ainsi, Tom Selleck se déguise en hétérosexuel viril pour jouer
au papa avec un corps déjà tout façonnné par Magnum P.
I. L'effet
d'adresse est ici identifiable comme cette «hollywoodisation» qui
refond l'étrangeté possible du film original pour être à la fois rentable et lisible: rentable parce que lisible pour le «grand public».
Le choix des acteurs, marqués déjà comme «figures types» de la
masculinité américaine et de la comédie légère amuse: le rire viendra de la transposition de héros de télévision dans un cinéma où le
travestissement ne fait que les révéler dans leur autosimilitude. Le
même se reproduit dans une halloween où on pourrait jouer au
couple homosexuel avec, pour excuse, un bébé tombé du ciel; où on
pourrait faire la Femme (la Mère) en somme, en s'ajoutant, sur le
corps, des traits de la mascarade du féminin patriarcal, comme si
c'était là la question des sexes, un problème de robinet, de soustraction et d'addition!
Ce sujet masculin-là et la multiplication par trois de son narcissisme colossal a un corps «barré» par la dénégation de son vide et
donc de sa possiblejouissance. L'homme américain de Nimoy non
seulement ne sait pas qu'on ne la lui coupera pas s'il désobéit à sa
mère, mais surtout il feint d'ignorer que rien jamais ne sortira de
son ventre. On n'y sait pas non plus qu'un père, c'est autre chose
qu'un homme jouant à la Mère: dans
Three men and a Baby,
l'homme viril s'est simplement déguisé en maman, sous la double
contrainte maternelle (œdipienne phallique). On reste le fils de sa
mère, sans remettre en cause, en pouponnant, sa place imaginaire à
128
Cinémas, vol. 1, n
os
1-2
elle. Et donc la question de la sexuation ne se pose pas, comme
dans le film de Coline Serreau, à la façon d'un construit de positions imaginaires familiales et des postures corporelles culturelles
et historiques. Nimoy aura fait une «re-vision» du regard attendri
que Serreau portait sur les nouveaux hommes nés des mouvements
et des analyses féministes: il aura transformé leurs corps en simples
supports pour rejouer l'idéologie patriarcale américaine. La crise
bénéfique du sujet masculin n'a pas passé la rampe: cette récupération de Nimoy et de sa machine est décelable comme la tension de
cette américanité qui continue de se rêver avec, pour porte-drapeau, ce jeune homme américain type, naïf adolescent musclé qui
tient le fort assiégé de la masculinité, une masculinité déniée
comme foncièrement homosexuelle. Ce qui a été posé dans Trois
c'est la
hommes et un couffin et qui n'a pas eu lieu dans le remake,
possibilité future d'une intersubjectivité dans la différence sexuelle,
d'une véritable hétérosexualité.
University of Western Ontario
NOTES
1Desbruitscourent selon lesquels,aprèsqu'elleeut réalisé qu'on avait choisi
Tom Selleck pourjouer le plus paternel des pères,Serreau aurait claqué
la porte:
lecorpsdeSelleckétantcertainement trop «chargé»
de sens,déjà mythique pour
lepublic américain,cechoix transformait irrémédiablement
le projet «politique»
initialdeSerreau.
de Paul-Lau2Nousdevonscebref rappeldelaposition freudienne à l'article
rentAssoun, «Fonctions freudiennes du père», Le Père: Métaphorepaternelleet
fonctions dupère:L'Interdit, la Filiation, la Transmission (collectif) (Paris: Denoël, 1989) p. 25-51.
3Voirletravailquefait ChristineDelphy (chercheure
au CNRS) àce propos;
entre autres sa communication à l'ACFAS (UQAM, 16-05-1989). Ce travail se
situeau niveau d'une analyse marxiste très efficace des présupposés des anthropologues féministes etde leurs «fantasmes» (bien quelemotne soit pas utilisé
par Delphy,carellenetravaillepasau niveau
de l'imaginaire, nides rapports inconscients).
4Termed'ailleurs extraordinairement ironique,carque reconnaît-il?
Sa participation historiqueàlaconception, l'enfant enétant alorslerésultat? Reconnaît-il
alorsla fidélité desafemme,doncsapuissancegénératrice àlui? Ou reconnaît-il
labonne foidesafemmequiluiprésente l'enfant commelesien?
5 Voir àce sujet Jacques Lacan, «Le stade du miroir comme formateur de la
fonction duje: telle qu'elle nous est révélée dans l'expérience psychanalytique»,
Écrits (Seuil, 1966) p. 93-100.
6Nousrenvoyons,ici, au travailencoursdeMartin Lefebvre,de l'University
of Alberta, quireprend cette question à partir d'une relecture attentive de la sémiologiepeircienneetdesonapplicationaucinéma.
T r a v e s t i s s e m e n t et p a t e r n i t é : la mascu Unité
r e m a d e in the USA
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7 Incidemment, le Français emmènera avec lui une bouteille de whisky,
l'Américain une bouteille de Bordeaux 82,
"which works every time"; l'exotisme
de l'Outre-Atlantique fonctionne dans les deux sens.
8 II s'agit de femmes sociales (fonctionnelles). C'est ce qui est en jeu dans
l'original français: montrer que la mère est un rôleculturel et non biologique.
9 «De l'identique à l'identité: entretien avec Geneviève Delaisi de Parseval»,
Autrement. 61 (juin 1984) p. 198. Voir aussi son livre La Part dupère (Paris:
Seuil, 1981).
10Carte de réduction sur les chemins de fer pour personnes du troisième âge.
11 Notons que le père est carrément absent pour les fils de Trois hommes et
un couffin et mentionné en passant comme semblable au fils (et déjà mort) dans
Three Men and a Baby. La mère de Jack à son fils:
"Your father, God bless his
soul, he was ascrew-up and he turned outjust fine! Don't you remember?"
12IIfaudrait problématiser et contextualiser, dans larelecture lacanienne, cette
binarité saussurienne. Je ne suis pas sûre qu'Olivier les emploie à bon escient,
carcomment lecontact sensuel avec lepère peut-il être du signifié? Celui-ci, chez
Lacan comme chez Saussure, est langage, mais chez le premier il est position et
n'est pas contemporain du signifiant, il est produit par lui. Il signifie
l'assujettissement du sujet à la loi du signifiant, c'est-à-dire au désir comme castré. Ainsi, là où il y a du corps, il n'y a pas de signe, pour citer Gilles Thérien
(Séminairedesémiologie, UQAM, 1989), puisque le corps (ici du père) absenterait son signe, signe qui est toujours à la place d'une absence: d'où la difficulté de
penser «le corps du père» ou même lecorps tout court. D'ailleurs, pour la psychanalyse, ilserait (comme objet du désir) ce qui pourrait être là ou le signifiant
(nom-du-père) apris sa place. La structure (du nom-du-père) est toute-puissante
et la possibilité même de penser lecorps paternel demande de pousser un peu plus
loin les possibilités subversives de la construction lacanienne: ceci est très faisable, puisque «Homme» et «Femme» sont des positions sur la chaîne des signifiants et non des rôles biologiques, d'où la déclaration qu' «il n'y a pas de rapport sexuel» (voir Jacques Lacan, «La fonction de l'écrit», Encore (Paris: Seuil,
1975) p. 29-38, particulièrement p. 36.
13 Ici, le fils est nommé père par la mère: l'Œdipe masculin prend un angle
nouveau, celui d'être le père de l'enfant de la mère, par la parole de la mère.
14 Et là elle devient l'incarnation de toutes les admiratrices de Magnum qui
rient (tendrement) avec elle.
15L'enfant yapparaît premièrement comme un «petit même» (donc masculin):
Peter habille Marie avec un petit casque identique au sien; pendant la période de
«mélancolie», à la fin, ce petit casque sera retrouvé sous legrand casque de papa:
l'enfant est intérieur au père (maternité imaginaire), un petit Peter tout fait.
Deuxièmement, attaché dans le dos de Jack l'acteur répétant, l'enfant est
«excroissance» du corps, il en fait partie intégrante. Ce cabotinage (comique
pour ces mêmes raisons: la paternité maladroite a quelque chose de touchant) revient à «éliminer» l'enfant, à faire de lui (d'elle en l'occurrence) un semblable indifférencié (image de soi, partie de soi). Nous avons là affaire à des stratégies de
refoulement de l'altérité: cette dernière devrait passer comme la représentation de
la demande de l'enfant, enfant devenant sujet par cette demande (à ne pas
confondre avec besoin: on ne parle que de celui-ci dans le film américain — besoin de nourriture, de soins corporels). La demande, elle, parle de désir, elle est
rapport intersubjectif. Mais la satisfaction de cette demande devrait mettre en
place, en face, ledésir du père pour (le corps de) l'enfant. Représenter l'altérité,
sexuée donc, fait risque (nous y reviendrons).
130
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1-2
16Voir ledéplacement répété du biberon en accéléré,comme un mime du lancement de la balle au base-bail, ratages, écrasements du biberon par terre subséquents: ces mouvements inscrivent un rapport sadique-anal à l'objet, rapport
d'ailleurs sensible dans la destruction presque obligée de voitures, maisons
(propriétés privées valorisées aux États-Unis) dans le film commercial hollywoodien.
17Lesurmoi paternel terrible règneet lamoralisation continue: dans le film de
Serreau, on rend les sacs de drogue aux négociants; les péripéties tournant autour
de lacouche du bébé àjeter dans une poubelle d'un jardin public; dans le film de
Nimoy, la machine hollywoodienne en fait «un film dans le film» à la tonalité
Magnum P. /., où c'est Tom Selleck qui initie l'action: on l'a rendu juste un peu
plus timide! Le paradigme est lemême. La police représente la loi surmoïque.
est intéressant de noter que,chez Serreau, on ne dénonce pas le «frère» — trafiquant, qui reste sympathique mais que la figure «paternelle» du flic est ridiculisée
par un Michel quijoue à l'homosexuel, donc dans la position de la fille séductrice
vis-à-vis du père: position subversive de l'autorité, il refuse de faire le «fils», de
risquer la «castration». La figure paternelle «traditionnelle» s'en trouve déchue.
C'est Michel (le plus /We des trois) qui trompera le flic. Rappelons aussi que ce
flic-là reviendra plus tard, pour «savoir» comment ilaété trompé. Sa figure à ce
moment n'est plus celle de l'autorité: ilest en chômage, renvoyé par le «père». Il
entre alors dans le camp des «nouveaux hommes», ceux qui ont dépassé
l'angoisse de la castration.
II
18Devenu scène obscure du désir.
19 Ce qu'il en reste, c'est
Ted Danson, avec un oreiller sous le chandail devant son miroir, pendant un bref clin d'œil qui a quelque chose qui ne passe pas
labarre du cabotinage.
20 Car ridiculiser, c'est imiter, rire du corps, des postures: le père n'a pas de
corps pour Nimoy et ses acteurs; le corps de Vautre homme est un corps-objet
sadique-anal, non encore séparé de soi: blessé, battu, agressé, poursuivi, détruit.
21 En d'autres termes: "I don't want you to want..."
22 Le bébé américain est habillé de rose, dans un couffin rose: pas de doute
possible.
OUVRAGES CITES
Assoun, Paul-Laurent. «Fonctions freudiennes du père». Le Père: métaphore
paternelle et fonctions du père: L'Interdit, la Filiation, la Transmission
(collectif). Paris: Denoël, 1989, 25-51.
Chancel, Jules. «Le corps de B».Autrement. 61 (juin 84) p. 209-210.
Delaisi de Parseval, Geneviève. «De l'identique à l'identité» (entretiens). Autrement. 61 (juin 1984) p. 198.
Olivier, Christiane. «Pères empêchés».Autrement. 61 (1984) p. 201-212.
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