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UNE PRINCESSE SAÏTE À THÈBES SOUS LA XXVe DYNASTIE ? PAR LAURENT COULON & EPHE, PARIS FRÉDÉRIC PAYRAUDEAU CRES Paris IV – Sorbonne PARIS À côté des vestiges des chapelles et édifices découverts insitu et pour certains encore visibles sur place, la documentation relative aux constructions des XXVe et XXVIe dynasties à Karnak est pour une bonne part constituée de blocs privés de leur contexte initial, qu’ils aient été remployés dans des monuments plus tardifs ou qu’ils aient été exhumés lors de fouilles anciennes, souvent clandestines. Durant une campagne de relevés sur les témoignages relatifs aux divines adoratrices thébaines kouchito-saïtes à Louqsor en 1935, Jacques Jean Clère eut l’opportunité de photographier et de copier un certain nombre de ces blocs entreposés dans les magasins d’antiquaires de Louqsor. Les précieuses notes qu’il prit à cette occasion, accompagnées de clichés, furent mises au net en 1967 par leur auteur et conservées après sa disparition sous forme de « fiches antiquaires » déposées au musée du Louvre. L’étude de certains de ces blocs au nom de la divine adoratrice saïte Ânkhnesnéferibrê, vus par Clère chez l’antiquaire Mohamed Mohasseb, a permis d’envisager avec une forte probabilité que leur lieu de découverte était la zone située au nord du temple d’Amon de Karnak et à l’ouest du temple d’Amon-Rê Montou, dans le village moderne de Naga Malgata1. Le bloc publié dans cet article2 a été vu par J. J. Clère en 1935 chez un autre antiquaire de Louqsor, Mansour Mahmoud3, et date de la XXVe dynastie. Il est identifié par Clère au moyen du code « ANT-35 (était “MM4”) ». Malgré l’absence totale d’informations sur son contexte de découverte et sur son lieu de conservation actuel, l’intérêt historique qu’il présente nous a incité à le publier séparément. 1 L. Coulon, « The quarter of the divine votaresses at Karnak (Naga Malgata) during the XXVIth dynasty. Some hitherto unpublished epigraphic material », dans E. Pischikova – J. Budka – K. Griffin (éd.), Thebes in the First MillenniumBC. ProceedingsoftheInternationalConference,Luxor,1-4thOctober,2012, 2014, p. 565-586. 2 Nos remerciements vont à Vincent Rondot, directeur du département des Antiquités égyptiennes du musée du Louvre, qui nous a donné l’autorisation de publier ce document, ainsi qu’à son prédécesseur, Guillemette Andreu, qui nous avait donné l’accès à ces fiches en 2011. Au Louvre, Elsa Rickal et Élisabeth David nous ont également apporté leur aide précieuse dans la reproduction des documents. 3 C’est déjà auprès de cet antiquaire que Jacques Jean Clère avait copié ou acquis en 1927-1928 plusieurs stèles ramessides provenant de Deir el-Medineh. Cf. J. J. Clère, « Monuments inédits des serviteurs dans la Place de Vérité », BIFAO28 (1929), p. 179, 182, 187, 189. Revued’égyptologie66, 21-31. doi : 10.2143/RE.66.0.3149544 Tous droits réservés © Revue d’égyptologie, 2015. 22 L. COULON & FR. PAYRAUDEAU Fig. 1. Le fragment de linteau Clère ANT-35 “MM4” photographié chez l’antiquaire Mansour Mahmoud (Cliché J. J. Clère - “Fiches antiquaires” © musée du Louvre – Archives DAE). Fig. 2. Relevés et notes de J. J. Clère sur le bloc ANT-35 “MM4” – “Fiches antiquaires” (© musée du Louvre – Archives DAE). RdE 66 (2015) UNE PRINCESSE SAÏTE À THÈBES SOUS LA XXVe DYNASTIE ? 23 D’autres blocs contemporains ont été vus par Clère chez le même antiquaire en 19354, mais un lien avec celui-ci ne peut être clairement établi. Description du bloc Le bloc est un fragment (partie gauche) de linteau en grès5 comportant trois éléments de décors superposés : – dans la zone supérieure, la partie gauche du disque solaire ailé, avec sa légende ; – en dessous, un bandeau de texte ; – dans la zone inférieure, la partie haute d’une scène avec les inscriptions et figurations correspondant à quatre personnages : à droite, Osiris et Isis, et à gauche, leur faisant face, la divine adoratrice Chépénoupet II suivie d’une chanteuse de l’intérieur d’Amon. Selon le schéma le plus classique, il est probable que la divine adoratrice agitait les sistres devant les deux divinités6. Grâce à la présence du disque solaire ailé, il peut être déduit que l’axe de symétrie de la porte se trouvait à quelques centimètres à droite de l’extrémité droite du bloc et qu’une scène faisait pendant symétriquement à celle-ci. Il est possible que ces deux scènes aient été séparées par un cartouche central, au nom du dieu Osiris, comme c’est le cas notamment sur le linteau de la chapelle d’Osiris Neb ânkh / Pa ousheb iad7. L’extrémité gauche du bloc semble correspondre au bord gauche du linteau. Dans ces conditions, la largeur totale de ce dernier devait avoisiner les 1,45 m. Les dimensions de la porte dont il faisait partie devaient donc être comparables à celle donnant entrée à la chapelle d’Osiris Neb ânkh / Pa ousheb iad8, à celle au nom de l’Osiris Ouâ9, ou à celle au nom d’Osiris Pamérès10. En se fondant sur la comparaison avec le premier monument cité, 4 Archives J. J. Clère, Fiches antiquaires Louvre ANT-35, “MM1” : fragment de relief (linteau ?) avec deux scènes orientées de la même façon : à gauche, Chépénoupet II jouant des sistres devant Amon ; à droite, la même recevant la vie d’une déesse à coiffe hathorique ; “MM2” : fragment de linteau avec représentation de Chépénoupet offrant un bouquet suivie de la déesse Nekhbet tenant les tiges de fête-sed ; “MM3” : partie centrale d’un linteau avec fragments de deux scènes symétriques : à gauche, Mout levant le bras (vers Amon) et à droite, Amon assis et Khonsou « maître de la Maât », debout et momiforme ; “MM5” et “MM7” : figures de fécondités, avec cartouches de Chépénoupet ; “MM6” : figure de fécondité. 5 Longueur : 69,5 cm ; hauteur max. : 35 cm (d’après les mesures fournies par J. J. Clère). 6 La scène dans laquelle apparaît Osiris sur le linteau Caire JE 39402 peut fournir un modèle pour restituer celle de notre bloc (J. Leclant, Recherches sur les monuments thébains de la XXVedynastie dite éthiopienne [BdE36], 1965, pl. LXIII) : la divine adoratrice agite les deux sistres au-dessus d’une table d’offrandes en face d’Osiris debout, suivi d’Isis tendant la main vers son époux et coiffée, comme sur notre bloc, de la coiffure hathorique. Aménirdis Ire défunte, représentée derrière Isis, est absente dans notre scène, mais figurait peut-être ailleurs sur le linteau. 7 Ibid.,p. 28, fig. 3, et pl. VIII. 8 Largeur du linteau : 1,50 m ; hauteur : env. 2,50 m (sans corniche). 9 Connue par un fragment de linteau conservé au Michael C. Carlos Museum 2010.31.1 (publication en cours par L. Coulon). La largeur totale peut être estimée à 1,40 m. 10 Londres BM 1519 + Stockholm MM. 11430 : largeur : 1,44 m ; hauteur : 2,52 m (d’après la British Museum Database). Cf. R. Moss, ZÄS 99 (1973), p. 128-129 et pl. VII. RdE 66 (2015) 24 L. COULON & FR. PAYRAUDEAU encore visible insitu, il est possible de se figurer le caractère très modeste de l’édifice d’où provient ce fragment. Enfin, des encoches réalisées au niveau de l’extrémité gauche du disque solaire ailé laissent penser que le bloc a pu être réutilisé dans une construction plus récente. Les inscriptions A. Disque solaire ailé Le Béhédétite, qui donne la vie. B. Bandeau […] l’épouse [divine] Chépénoupet, qu’elle vive, [fill]e [royale de Piânkhy], dont la mère est la main divine Aménirdis, aimée d’Osiris Ounnefer. C. Scène – La divine adoratrice Chépénoupet II (1) La divine adoratrice Chépénoupet (2) qu’elle vive ! – La chanteuse d’Amon Meresamon (3) La chanteuse de l’intérieur d’Am[on] (4) Meresamon Deux-Terres Ner(?)-Necha[o] (b). (a) , fil[le] royale du (5) maître des (a) Sur les « chanteuses de l’intérieur d’Amon », formant le harem d’Amon et accompagnant la divine adoratrice dans le culte du dieu thébain, la contribution fondamentale de Jean Yoyotte (« Les vierges consacrées d’Amon thébain », CRAIBL105/1 [1961], p. 43-51) a été complétée par C. Koch, „DiedenAmunmitihrerStimmezufriedenstellen.“GottesgemahlinnenundMusikerinnen imthebanischenAmunstaatvonder22.biszur26.Dynastie (SeRAT 27), 2012, p. 188-196 (analyse) et 230-254 (corpus). Si plusieurs Meresamon occupant cette fonction sont connues (ibid., p. 237239), aucune ne correspond à la généalogie donnée ici. Il est à noter qu’une sépulture associée aux chapelles des divines adoratrices de Médinet Habou (tombe 6) a été attribuée à une Meresamon, nom porté sur deux canopes s’y trouvant (PM I2, 772 ; JWISIII, p. 345, § 51.156). Des ouchebtis découverts à proximité portaient le titre de ḥmt-nṯr « épouse divine », mais il est difficile d’en tirer une quelconque conclusion. (b) Pour l’identification du cartouche (non martelé, à la différence du celui du roi kouchite Piânkhy), comme étant celui du roi saïte Néchao Ier, voir infra, § commentaire historique. RdE 66 (2015) UNE PRINCESSE SAÏTE À THÈBES SOUS LA XXVe DYNASTIE ? 25 – Osiris (6) Osiris de ḤꜢt-bỉt (c) (c) Sur cette épiclèse, voir le commentaire infra. (7) Paroles à dire : <Je> te donne [toute] vie et puissance. – Isis (8) Isis la grande [la mère divine] L’Osiris de ḤꜢt-bỉt Alors que la forme d’Osiris Ounnefer, mentionnée dans le bandeau, est commune à portée par Osiris dans la scène rituelle11 est rare sous cette Thèbes, l’épiclèse forme. Elle n’est attestée par ailleurs que sur une table d’offrandes au nom de la divine adoratrice Nitocris découverte en 1906 dans les décombres autour de la chapelle d’Osiris Heqa djet12. Les formules invoquent à plusieurs reprises Osiris , sans variante significative. L’interprétation la plus récente de cette épiclèse est celle du Lexikon der ägyptischenGötterundGötterbezeichnungen,où elle est transcrite ḥꜢtypr-bỉtyet traduite par “Der an der Spitze des Hauses des unterägyptischen Konigs ist”13. Cette hypothèse ne peut être totalement écartée, même si elle ne peut véritablement être étayée. G. Legrain avait, quant à lui, interprété l’épiclèse en relation avec le toponyme saïte ḥwt-bỉt14, suivi en cela par R. el-Sayed15. Ce lieu16 correspondant à un édifice abritant les rites osiriens a été situé à l’arrière, i.e. au nord, du temple de Neith à Saïs17. L’épithète « qui préside au 11 La coexistence de plusieurs formes d’Osiris sur un même édifice n’est pas rare. Voir par exemple la porte Londres BM 1519 + Stockholm MM. 11430 (cf. note précédente) où figurent côte à côte les formes d’Osiris Pamérès et d’Osiris Ounnefer. Sur la multiplicité des épiclèses d’Osiris à Karnak, voir e.g. J. Leclant, op.cit., p. 263-286. 12 Caire CG 23249. Cf. PM II2, 299 ; G. Legrain, « Une table d’offrandes de Nitocris », ASAE7 (1906), p. 53-57 ; A. Bey Kamal, Tablesd’offrandes.CGCnos23001-23256, 1909, p. 167-168 ; JWISIV, p. 612, § 59.22. 13 LGGV, 19a. 14 G. Legrain, op.cit., p. 54-55. 15 R. el-Sayed, DocumentsrelatifsàSaïsetsesdivinités (BdE 69), 1975, p. 199, no 3. 16 Sur le ḥwt-bjt, id., ibid., p. 199-208 ; Fr. Leclère, Les villes de Basse Égypte au Iermillénaire av.J-C. (BdE 144), 2008, I, p. 167-183 (avec réf. antérieures). 17 Fr. Leclère, « La ville de Saïs à la Basse Époque », EAO28 (2003), p. 27-29. RdE 66 (2015) 26 L. COULON & FR. PAYRAUDEAU ḥwt-bỉt » qualifie ainsi l’Osiris Hemag sur un bloc découvert à proximité du site18. Elle est utilisée aussi pour caractériser la forme saïte du dieu dans les litanies osiriennes19. et se fondait sur le postulat d’une L’identification faite par G. Legrain entre « faute de transcription », du fait que la « localité saïte (…) était sans doute peu connue des Thébains »20. La relation entre les deux graphies nous semble néanmoins mieux se justifier par le fait que l’alternance ḥwt / ḥꜢt pour des expressions équivalentes est bien attestée avec les composés ḥwtḏfꜢw/ḥꜢtḏfꜢw, désignant « le château des aliments » dans la butte sacrée d’Abydos21, ou ḥwtḫt/ ḥꜢtḫt,un édifice associé à Rénénoutet22. La coloration saïte de cette forme particulière d’Osiris s’accorderait particulièrement bien au fait que dans les deux monuments où elle apparaît interviennent des filles royales d’origine saïte, de manière assurée pour Nitocris et probable pour Meresamon. S’agissant de l’iconographie d’Osiris sur le relief, la figure du dieu n’est que très partiellement préservée, mais sa couronne peut tout au moins être identifiée : il s’agit d’une double plume, associée à un disque solaire, placée sur deux cornes torsadées et encadrée par deux uræi. Elle est connue sous le nom de couronne-ṯnỉ23, qui caractérise fréquemment les représentations d’Osiris Ândjty à partir de la Troisième Période intermédiaire24. À Thèbes, elle est aussi portée par Osiris Ounnefer dans une scène de la chapelle de Mehitemousekhet, mère de Nitocris, à Médinet Habou25. Dans ce cas, et comme on peut le supposer sur notre bloc, le dieu apparaît en « costume des vivants ». Commentaire historique Le nom royal contenu dans la filiation de la dame Meresamon est évidemment le point de départ de l’interprétation du monument. Sa lecture n’est pas évidente de prime abord, car il 18 Ibid., p. 34 ; P. Wilson, TheSurveyofSaïs(Sael-Hagar).1997-2002, 2006, p. 219-220, fig. 76 et pl. 31 (e). Le dieu est représenté marchant et coiffé du némès. 19 J. Fr. Quack, ZÄS 127 (2000), p. 78 et 79, n. (l). 20 G. Legrain, op.cit., p. 57. 21 Cf. Ph. Derchain, LePapyrusSalt825,rituelpourlaconservationdelavieenÉgypte(BM10051), 1965, p. 42-44. 22 Cf. J. Yoyotte,AnnCdF 95 (1994-1995), p. 664 [= id., OperaSelecta, p. 582]. 23 D. Budde, « “Die den Himmel durchsticht und sich mit den Sternen vereint”. Zur Bedeutung und Funktion der Doppelfederkrone in der Götterikonographie », SAK 30 (2002), p. 63-64 ; O. Perdu, « Les métamorphoses d’Ândjty », BSFE159 (2004), p. 9 ; Chr. Favard-Meeks, « Les couronnes d’Andjéty et le temple de Behbeit el-Hagara », dans I. Régen – Fr. Servajean (éd.), Verbamanent.Recueild’étudesdédiéesàDimitriMeeks, I (CENiM2), 2009, p. 139-140. 24 Le premier exemple recensé date du règne de Chechanq III, sur la stèle de donation Louvre E 20905 rattachée à la région de Busiris. Cf. O. Perdu, op.cit., p. 12, fig. 3. À l’époque ptolémaïque, voir plusieurs attestations dans le temple de Behbeit el-Hagara (Chr. Favard-Meeks, op.cit., p. 139, n. 22) ou à Dendara (Dendara X, 424, 9 et pl. 259, 282). 25 PM II2, 479, 52, I, 2; JWISIV, 29, § 53.53 et photo personnelle ; une couronne analogue, mais dépourvue d’uræi, est portée par Osiris maître de l’éternité (nbḏt) sur le linteau Caire JE 39402 provenant de la chapelle dédiée à cette forme du dieu à Karnak-Nord. Cf. J. Leclant, Recherches, pl. LXIII ; voir aussi Fr. Payraudeau, CahKarn XV (2015), p. 224-225, fig. 10-11. RdE 66 (2015) UNE PRINCESSE SAÏTE À THÈBES SOUS LA XXVe DYNASTIE ? 27 ne correspond à aucun cartouche connu. On peut d’emblée exclure le cartouche d’un roi kouchite, car il aurait probablement été martelé comme celui de Piânkhy à la ligne supérieure du document26. Il reste alors deux possibilités : celle d’un roitelet libyen, celle d’un roitelet saïte. Les derniers roitelets libyens attestés le sont sous Piânkhy (Peftjaouâoubastet, Nimlot, Osorkon IV) et le cartouche n’appartient à aucun d’entre eux ; par ailleurs, il n’y a guère de place pour un nouveau roi libyen durant l’époque kouchite, dont une fille aurait encore été en activité dans la première moitié du VIIe siècle. Reste donc l’hypothèse d’une identification à un roi saïte. Celle-ci ressort de deux éléments supplémentaires : d’une part, la présence d’un Osiris saïte sur le relief n’est pas anodine, car l’implantation à Thèbes de formes divines exogènes reflète souvent une influence politique27 ; d’autre part la lecture de la fin du cartouche ne peut guère correspondre qu’à N-kꜢ-[w]. La barre horizontale sert à écrire le phonème n sur de nombreux documents tout au long de l’histoire égyptienne et c’est aussi le cas sur notre linteau, à la colonne précédant celle du cartouche28. Le signe suivant est évidemment la partie avant d’un bovin (kꜢ). Le dernier signe est très largement en lacune, mais la forme de cette lacune et le début de courbure du cartouche indiquent qu’on avait affaire à un seul signe centré dans ce cadrat terminal, ce qui est compatible avec un poussin de caille. Le cartouche se terminerait donc par le nom Néchao29, porté par Néchao Ier, père et prédécesseur de Psammétique Ier dans la XXVIe dynastie et, selon des romans démotiques, fils de Tefnakht II, fondateur saïte de cette même dynastie30. Une lecture globale du cartouche Nrỉ-nkꜢw est possible mais elle n’est guère satisfaisante. Il semble impossible d’en faire la matrice égyptienne de Néchepsos, qui selon les listes manéthoniennes s’intercale entre Tefnakht II/Stéphinatès et Néchao Ier. Il existe désormais de sérieux doutes sur l’existence séparée de ce roi, dont la présence chez Manéthon ne serait qu’un doublon de Néchao II « le sage » (NkꜢw-pꜢ-šs) selon une analyse convaincante de K. Ryholt31. De même, ce n’est qu’au prix de contorsions phonétiques douteuses qu’une leçon Nrỉ-nkꜢw pourrait être rapprochée d’un obscur roi Nḫ-kꜢ mentionné dans les Annales Pour les martelages saïtes des noms royaux kouchites et les quelques exceptions : J. Yoyotte, RdE 8 (1951), p. 215-239. Ainsi, l’adoption d’Osiris-Naref vers le milieu de la XXIIe dynastie correspond au moment où les princes apanagés à Héracléopolis Nimlot (C) et Takélot (F/G) deviennent grands prêtres d’Amon : L. Coulon – A. Masson, dans L. Coulon (éd.), Le culte d’Osiris au Iermillénaire av. J.-C. Découvertes et travaux récents. Actes de la table ronde internationale tenueàLyonles8et9juillet2005 (BdE 153), 2010, p. 141-142. 28 Clère a dessiné un signe plus épais pour le cartouche, mais au regard de la photographie, il n’y aucune différence notable avec le n de Mr⸗s-Ỉmn. 29 Sur ce nom, cf. la mise au point de A. Leahy, dans Underthepotter’stree:StudiesinancientEgyptpresentedto JanineBourriauontheoccasionofher70thbirthday (OLA 204), 2011, p. 560-566, qui complète les graphies données par J. von Beckerath, HandbuchdesägyptichenKönigsnamen (MÄS 49), 1999, p. 212-215. 30 O. Perdu, « De Stéphinatès à Néchao ou les débuts de la XXVIe dynastie », CRAIBL 146/4 (2002), p. 1220-1233 ; J. Yoyotte dans D. Devauchelle (éd.), LaXXVIedynastie, 2011, p. 13-14, et comme fils de Tefnakht II : K. Ryholt, « King Necho I son of king Tefnakhte II », dans Von Theben nach Giza. Festmiszellen für Stefan Grunert zum 65.Geburtstag (GMBeihefte 10), 2011, p. 123-128. 31 K. Ryholt, JEA97 (2011), p. 61-72, et déjà R. Krauss, GM 42 (1981), p. 49-61. 26 27 RdE 66 (2015) 28 L. COULON & FR. PAYRAUDEAU assyriennes32 et dans le roman démotique La Guerre pour la cuirasse d’Inaros33. Ce personnage est de toute manière associé à une « Maison d’Héryshef » qui ne peut être qu’Héracléopolis Magna ou Héracléopolis Parva dans le Delta, ce qui ne permet pas d’établir de lien avec l’Osiris-ḥꜢt-bỉt honoré sur le linteau thébain. La lecture la plus plausible de la fin du nom royal est donc Néchao. Faute de mieux, le début du cartouche pourrait alors s’interpréter comme une épithète : nrỉ, « l’impressionnant », « le terrifiant »34. La dame Meresamon serait ainsi une fille du roi saïte Néchao Ier, contemporain de Taharqa et de sa sœur Chépénoupet II. La date de l’arrivée de cette princesse saïte à Thèbes et, partant, celle du linteau, peut être heureusement précisée. Les dates de règne de Néchao Ier peuvent être fixées en 672-66435. Cependant, le roi ne règne alors que sur Saïs et la partie occidentale du Delta. S’il a été reconnu comme suzerain par le chef libyen de Sébennytos dès l’an 2 (soit 671/670), le reste du pays, c’est-à-dire l’est du Delta, la région memphite et toute la vallée, lui échappe encore. Le secteur oriental du Delta reste divisé entre divers princes et chefs locaux, Tanis ayant probablement son propre roi36. Memphis et la vallée demeurent quant à elles sous le contrôle de la XXVe dynastie kouchite, en la personne de Taharqa. S’il est possible que, dans ce contexte d’inimitié entre les fondateurs de la XXVIe dynastie et les rois soudanais, une princesse saïte ait été envoyée à Thèbes comme chanteuse d’Amon, cela reste peu probable. Cependant, la situation politique de l’Égypte évolue rapidement, conséquence de la menace assyrienne37. Le roi Assarhaddon a en effet pénétré en Basse Égypte et pris Memphis en 671, faisant prisonnière une grande partie de la cour kouchite qui se trouvait là et provoquant la fuite de Taharqa à Thèbes, puis au Soudan38. Dix-neuf roitelets, chefs du Delta et gouverneurs locaux de Haute Égypte, se sont alors soumis à son autorité, ce qui a leur a valu d’être maintenus dans leurs positions. Dès 669, Taharqa ayant rétabli son autorité sur Memphis, Assarhaddon lance une nouvelle offensive sur l’Égypte, qui n’est H.-U. Onasch, DieassyrischeEroberungÄgyptens (ÄAT 27), 1994, p. 52 ; K. A. Kitchen, ThirdIntermediatePeriod in Egypt (1100-650 BC), 1996, § 358, § 428 ; E. Frahm, The Prosopography of the Neo-Assyrian Empire, 2/II, 2001, p. 922, s.v. « Nakhkê ». 33 P. Krall, 17, 25 et 22, 20 = Fr. Hoffmann – J. Fr. Quack, Anthologie derdemotischenLiteratur.Einführungenund Quellentexte, 2008, p. 73, 83 ; D. Agut-Labordère – M. Chauveau, Héros, magiciensetsagesoubliésdel’Égypteancienne, 2011, p. 120, 125 ; K. Ryholt, dans AssyriaandBeyond: StudiespresentedtoMogensTrolle Larsen, 2004, p. 488. 34 D. Meeks, AnLex 78.2138 ; N. Grimal, Les termes de la propagande royale égyptienne de la XIXedynastie à la conquête d’Alexandre, 1986, p. 694, pour les composés ῾Ꜣ-nrw, wr-nrw et nb-nrw utilisés dans les titulatures royales à l’époque ramesside. 35 O. Perdu, op.cit., p. 1239-1241. 36 Kl. Baer, JNES 32 (1973), p. 11-12 ; J. Moje, GM 229 (2011), p. 89-108 ; Fr. Payraudeau, Administration,société etpouvoiràThèbessouslaXXIIedynastie (BdE 160), 2014, p. 102, n. 204-206. 37 Sur les invasions assyriennes, cf. H.-U. Onasch, op.cit. ; L. Török, TheKingdomof Kush:Handbook oftheNapatanMeroiticCivilization (HdO 31), 1997, p. 180-186 ; R. Morkot, TheBlackPharaohs, 2000, p. 259-280. 38 A. K. Grayson, AssyrianandBabylonianChronicles, 1975, p. 85-86 ; E. Leichty, TheRoyalInscriptionsofEsarhaddon, KingofAssyria(680-669BC), 2011, texte no 8, r37-49, no 103, 7-20. 32 RdE 66 (2015) UNE PRINCESSE SAÏTE À THÈBES SOUS LA XXVe DYNASTIE ? 29 arrêtée que par son décès en cours de route, en novembre de cette même année. C’est donc son fils et successeur Assourbanipal qui mène l’invasion suivante en 667/66639. Taharqa est à nouveau battu près de Memphis, la capitale du Nord étant reprise par les Assyriens qui reçoivent la soumission des principaux chefs du Delta : le chef de Péluse Sharrouloudari, le chef de Pisopdou Pekrour et le roi de Saïs Néchao. Or, la suite du passage des annales d’Assourbanipal relatant les événements est fort éclairante : (Taharqa est défait à Memphis et fuit vers Thèbes) « Un messager m’apprit la bonne nouvelle, que j’avais pressentie. J’ajoutai à mes forces le chef des eunuques, tous les gouverneurs et rois de Syrie, mes servants et vassaux, avec leurs troupes et leurs bateaux, et les rois d’Égypte, mes servants et vassaux, avec leurs troupes et leurs bateaux, et les envoyai pour chasser Taharqa d’Égypte et Kouch. Ils arrivèrent à Thèbes, la cité fortifiée de Taharqa, roi de Kouch, (après) un voyage d’un mois et dix jours. Taharqa, ayant appris l’avance de mes armées, abandonna [Thèbes], la cité en laquelle il avait confiance, pour se réfugier sur la rive opposée »40. Il est donc presque certain que, dans la foulée de cette première avance assyrienne vers Thèbes, les roitelets du Delta étaient présents, Néchao au premier rang d’entre eux. Le texte évoque le retrait de Taharqa sur l’autre rive probablement (la rive ouest), impliquant une présence des Assyriens et de leurs alliés sur la rive est, c’est-à-dire Karnak et Louqsor. Ce séjour de Néchao à Thèbes était sans doute la meilleure occasion pour le roi d’installer sa fille comme chanteuse d’Amon auprès de la divine adoratrice Chépénoupet II. L’événement avait vraisemblablement été planifié dès le ralliement de Néchao à Assourbanipal et la décision de marcher sur Thèbes, car il est peu probable que Néchao ait été accompagné de sa fille dans ses divers déplacements. Quant au but de l’opération, il est certainement multiple. On sait que le placement de princesses royales, de filles de notables ou même de filles de chefs libyens comme suivantes de la divine adoratrice avec le titre de « chanteuse de l’intérieur d’Amon » était une tradition de l’époque libyenne41. Il faut cependant noter la place exceptionnelle accordée à Meresamon, qui est représentée sur un monument officiel, derrière la divine adoratrice. Ce rôle n’a été tenu que par les majordomes des adoratrices et par une seule autre chanteuse de l’intérieur d’Amon, Diéséhebsed, sœur de Montouemhat42. Il s’agit donc d’une place H.-U. Onasch, op.cit., p. 61-62. J. Novotny, Selected Royal inscriptions of Assurbanipal (State Archives of Assyria Cuneiform Texts IX), 2014, p. 100 (texte 20, l. 35-37, en corrigeant la restitution Memphis à la fin de 37, Ni-ỉ étant évidemment Nô, c’est-à-dire Thèbes, comme en 20, 34). 41 J. Yoyotte, « Les vierges consacrées d’Amon thébain », CRAIBL 105/1 (1961), p. 50-51, C. Koch, „DiedenAmun mitihrerStimmezufriedenstellen“:GottesgemahlinnenundMusikerinnenimthebanischenAmunstaatvonder22.biszur 26.Dynastie (SRAT 27), 2012, p. 188-190. 42 Ibid., p. 188. Sur Diéséhebsed : E. Teeter, VarAeg 10 (1995), p. 195-203 ; C. Koch, op.cit., p. 121, p. 248-249, os n 77-78 ; R. Meffre, RdE 64 (2013), p. 52 ; H. De Meulenaere suggère que la place accordée à Diéséhebsed derrière la 39 40 RdE 66 (2015) 30 L. COULON & FR. PAYRAUDEAU de choix, qui souligne encore son statut particulier. C’est aussi probablement à l’occasion de son installation dans la suite de la divine adoratrice que la princesse saïte reçut ce nom de Meresamon (« Celle qu’Amon aime »), en vogue parmi le personnel religieux thébain43. L’installation de la princesse saïte à Thèbes, et la réalisation d’un monument dans la décoration duquel elle tient une place privilégiée, face à une forme d’Osiris originaire de Saïs, confirment indéniablement l’importance de l’influence saïte à Thèbes, dès 667/666. Toutefois, il est difficile d’aller plus loin et de considérer que Meresamon était pressentie pour succéder à Chépénoupet, légitimant de cette façon le pouvoir royal saïte et anticipant l’installation par Psammétique Ier de sa fille Nitocris en 65644. En effet, Meresamon porte le simple titre de « chanteuse de l’intérieur d’Amon », alors que les héritières adoptées par les adoratrices du dieu portent de préférence les titres plus élevés de « chanteuse principale de l’intérieur d’Amon » et « celle qui prend les fleurs dans le palais d’Amon »45. Les inscriptions du linteau ici présenté n’indiquent d’ailleurs aucun lien d’adoption entre Meresamon et Chépénoupet II. Il est tout à fait vraisemblable que cette dernière avait déjà adopté à ce moment sa nièce Aménirdis (II), fille de Taharqa46. Dès lors, il n’est pas inconcevable que l’installation de Meresamon se soit faite avec l’approbation du pouvoir kouchite. Les textes assyriens évoquent en effet, après l’occupation de Thèbes par les Assyriens, un retournement de situation47. S’inquiétant de la puissance assyrienne, les princes du Delta auraient comploté et seraient entrés en négociation avec Taharqa. L’installation de Meresamon auprès du dieu thébain pourrait donc aussi être le résultat de tractations destinées à restaurer le pouvoir kouchite sur Thèbes, avec l’appui des roitelets du Delta. Quoi qu’il en soit, la présence de cette princesse saïte à Thèbes une dizaine d’années avant l’arrivée de Nitocris est un élément de plus permettant de comprendre la faiblesse du pouvoir kouchite sur l’ensemble de l’Égypte, notamment dans la seconde moitié du règne de Taharqa. L’arrivée de la princesse montre que l’influence du royaume de l’Ouest était capable de s’étendre bien au-delà du Delta, anticipant ainsi la réunification du pays sous la férule des rois saïtes. divine adoratrice sur le relief de la chapelle d’Osiris Ounnefer ḥry-jb-pꜢ-jšd correspond à une vacance de la charge de grand intendant, entre la mort d’Akhimenrou et la nomination d’Ibi (« Le papyrus oraculaire de Brooklyn, trente ans après », dans J. van Dijk [éd.], EssaysonAncientEgyptinhonourofHermanTeVelde [EM1], 1997, p. 244). Est-il alors possible que Meresamon ait également pris la place d’Akhimenrou, peut-être en fuite avec Taharqa ? 43 PN I, 157, 17. Cf. C. Koch, op.cit., p. 237-239, pour les attestations, dont aucune ne semble devoir être identifiée à notre personnage. Voir supran. (a). 44 K. A. Kitchen, ThirdIntermediatePeriodinEgypt(1100-650BC), 1996, § 364 ; O. Perdu, dans A. B. Lloyd (éd.), ACompaniontoAncientEgypt, I, 2010, p. 142. 45 C. Koch, op.cit., p. 62-63 et 77. 46 Sur cette dernière, voir ibid., p. 44-50 et L. Coulon, dans id. (éd.), LaCachettedeKarnak.Nouvellesperspectives surlesdécouvertesdeG.Legrain (BdE 161), sous presse, p. 526-527, contra A. Dodson, JEA 88 (2002), p. 179-186. 47 J. Novotny, op.cit., p. 100-101, texte 20, 37-55 ; K. Kitchen, op.cit. § 353 ; H.-U. Onasch, op.cit., p. 151-152 ; R. Morkot, op.cit., p. 278-279. RdE 66 (2015) UNE PRINCESSE SAÏTE À THÈBES SOUS LA XXVe DYNASTIE ? 31 Résumé / Abstract La publication d’un linteau jadis vu et photographié dans le commerce d’antiquités de Louqsor par J. J. Clère jette un jour nouveau sur les événements thébains de la fin de la XXVe dynastie. La représentation, aux côtés de Chépénoupet II et face à une forme saïte d’Osiris, d’une princesse dont le père semble être Néchao Ier permet de mettre en évidence les prémices de l’influence saïte à Thèbes dans le contexte des invasions assyriennes de la décennie 670-660. The publication of a lintel formerly seen and photographed in the trade of antiquities of Louqsor by J. J. Clère sheds new light on Theban events of the end of the 25th Dynasty. The representation, beside Shepenwepet II and in front of a Saite form of Osiris, of a princess whose father seems to be Necho I, allows to highlight the beginnings of the Saite influence in Thebes in the context of the Assyrian invasions of the decade 670-660. RdE 66 (2015)