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Des protectorats aux États-nations : tradition et modernité architecturales et urbaines en Tunisie et au Maroc, ou la systématisation d’un vocabulaire à des fins politiques Charlotte JELIDI U ne rapide recension bibliographique sur la Tunisie et le Maroc laisse apparaître que tradition et modernité, deux épithètes antithétiques au moins en apparence, sont souvent accolées aux deux pays, en particulier lorsqu’il est question d’architecture et d’urbanisme. Déjà au temps des protectorats, la production livresque en est inondée 1. Elles sont alors présentes de manière répétée dans la propagande pour affirmer le rôle soi-disant salvateur de la nation conquérante, et de manière plus allusive sa prétendue supériorité, servant à l’auto-justification, à la justification de la présence même de la France au Maghreb. La France moderne serait là au secours d’une Tunisie et d’un Maroc traditionnels incapables de s’amender 2. En effet, le terme traditionnel renvoie toujours à l’idée de décadence et/ou d’anarchie des sociétés précoloniales, de leur régime politique, de leurs mœurs, de leurs arts, etc. Tandis que l’adjectif moderne est connoté positivement, grâce à l’idée de progrès qui lui est associée. Dans les écrits de la période coloniale, la ville apparaît comme le reflet d’une disparité civilisationnelle à laquelle fait référence ce couple d’épithètes. Autrement dit, le terme moderne est constamment rattaché aux quartiers qui se sont développés hors les murs depuis l’établissement des protectorats, présentés comme symbole de l’avant-gardisme architectural et urbain français, des lieux où règneraient ordre et confort 3, alors que l’adjectif traditionnel est toujours associé aux médinas, à leur trame viaire jugée confuse car faite de voies emmêlées, leur rempart médiéval, leur caractère soi-disant insaisissable, délabré, miséreux, insalubre et parfois dangereux. Les descriptions de l’époque sont sans appel, comme l’attestent les exemples suivants : Maghreb et sciences sociales 2012. Thème 3, 161-172. Quant à la saleté des rues [de Tunis], elle est proverbiale : des mares fétides, des fondrières, des plaques noires de mouches s’élevant en essaim à l’approche des passants, des bêtes mortes pourrissant au soleil près du seuil des portes, […] (Foncin, 1886, 6). Les maisons [à Tunis] tombent en poussières, on les étaye encore, mais on ne les rebâtit plus (Dumas, 1855, p. 233). [Les habitants de la médina de Fès sont capables de] se dispute[r] un paquet d’entrailles toutes chaudes, les coupant avec les dents en morceaux de deux ou trois mètres pour se les enrouler autour du cou en poussant des hurlements de joie (Jacques, 1913, 24). Même lorsque des qualités leurs sont conférées à cette époque – intérêt de leurs monuments historiques et richesse de leurs artisanats en particulier – c’est, la plupart du temps, dans le but de mettre en exergue les actions du protectorat en faveur de leur rénovation 4. Les cités sont alors décrites comme des joyaux artistiques, certes, mais des joyaux bruts, délaissés au cours de la période précoloniale. Maurice Tranchant de Lunel (1912, 269) affirme par exemple qu’au Maroc, 1. Nombreux sont les auteurs qui convoquent l’une ou l’autre dans le titre de leur ouvrage (Guy, 1905 ; Weisgerber, 1947 ; Descamps, s.d). 2. Précisons toutefois qu’au Maroc, Lyautey formule une double ambition affirmant que la modernisation du territoire soumis doit s’effectuer « sans froisser aucune tradition », c’est-à-dire en s’appuyant, pour mener à bien ses réformes, sur la bourgeoisie locale (Lyautey, 1933, 71). 3. Pour ne pas multiplier les citations, nous ne rapportons qu’un exemple qui est relatif à Casablanca : « à côté de la cité indigène, […], s’est dressée une cité nouvelle, munie de tous les rouages d’une grande ville moderne » (Charton, 1924, 305). 4. Précisons qu’en Tunisie, une politique de préservation des médinas est mise en place plus tardivement qu’au Maroc, puisqu’au début du Protectorat seules les antiquités retiennent l’attention du service des monuments historiques. Des protectorats aux États-nations : tradition et modernité architecturales et urbaines en Tunisie et au Maroc où il dirige le service des Monuments historiques, nombreux sont les édifices qui « ont été négligés depuis 600 ans ». Paradoxalement, les concepts de tradition et de modernité sont repris après les indépendances, y compris dans une sphère officielle, par les Pères de la libération et leurs successeurs : en particulier Habib Bourguiba en Tunisie et Hassan II au Maroc. Ils utilisent la même terminologie que ceux qu’ils ont combattus, certes dans un objectif bien différent mais toujours infiniment politique et symbolique, pour mettre en valeur les États « modernes » que ces hommes envisagent de construire et les idées de progrès qu’ils prétendent porter. Cela est particulièrement notable dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme. Toutefois, cet usage, après 1956, est-il une scorie du passé, une sorte d’atavisme, un héritage quasi intériorisé ? Les formes architecturales et urbaines que portent leurs discours sont-elles assimilables à une certaine forme de permanence avec la période coloniale ? Notre analyse s’appuie sur l’étude des projets de percées des villes anciennes et des grands projets architecturaux officiels considérant que de tels aménagements monumentaux constituent, en même temps qu’une réponse pragmatique à un problème donné, un objet et un support de discours à consonance hautement symbolique. Les percées des médinas : pragmatisme et emblèmes politiques ? Au Maghreb, la percée en médina n’est pas l’apanage de l’Algérie coloniale, encore moins celui de la première phase d’occupation de type militaire à laquelle elle est toujours associée. Même si elle a eu des applications diverses et variées, cette option a été débattue aussi bien en Algérie, en Tunisie, qu’au Maroc, tout au long de la période coloniale, par les militaires autant que par les professionnels de l’urbanisme, mais aussi après les indépendances. Cette continuité s’explique en partie par le fait que les autorités, quelles qu’elles soient, sont confrontées au même problème, l’enclavement d’un espace qui auparavant était la ville et qui n’en constitue plus qu’une portion. 162 Bourguiba et les percées médinales, une filiation avec l’époque coloniale ? Lorsqu’au cours de la décennie 1955-1965 est discuté le percement de la médina de Tunis, les partisans de la formule, le président Bourguiba en tête, invoquent la nécessité de construire une Tunisie moderne 5 : Ce peuple, en effet, qui désormais élit ses représentants, ses gouvernants, les responsables de ses destinées, se trouve dans une situation misérable, du moins dans sa grande majorité. Il est indispensable que soit rattrapé son retard et relevé son niveau, afin qu’il soit en mesure, selon le terme dont il m’arrive souvent de faire usage, de rejoindre le cortège de la civilisation moderne. Nous ne consentirons pas à rester en arrière (Bourguiba, 1961). Pour le Combattant suprême, la modernité passe nécessairement par une remise en cause forte de certaines formes d’habitat vernaculaire ; il affirme que les Tunisiens doivent voir leurs conditions de vie – notamment leur logement – s’améliorer. Et c’est au nom de cette modernité que les « gourbis » 6, les taudis, mais aussi les maisons troglodytes de Matmata 7 ou de Douiret ou encore les tentes du sud tunisien 8 sont mis au banc des accusés. Bourguiba précise : nous avons décidé de supprimer ces spectacles épouvantables qui remontent à des centaines de siècles. Il est nécessaire que les hommes habitent des demeures construites en pierres, où sont respectées les règles de l’hygiène et où circulent l’eau et la lumière comme dans les autres régions de Tunisie et dans tous les pays du monde (Bourguiba, 1959b, 23). 5. Il a voulu édifier « un État moderne, démocratique, orienté vers le progrès » (Bourguiba, 1974). 6. « Tant qu’ils auront en partage le gourbi, la guenille et la faim, tant que leur niveau intellectuel sera à peine supérieur à celui de leurs bêtes, tant qu’ils n’auront pas le sentiment d’avoir pleinement réalisé leur condition humaine, ils ne doivent pas se déclarer satisfaits » (id.). 7. Le Président ordonne la construction d’une nouvelle Matmata pour reloger les habitants des troglodytes, à 15 km au nord de leur établissement initial. Il en sera de même à Douiret et dans de nombreux villages troglodytiques du Sud, qui seront désertés. 8. Bourguiba voudrait « ne plus avoir de gens redoutant d’habiter des maisons de pierre, de peur qu’elles ne leur tombent sur la tête », affirmant que « cette mentalité de primitifs [...] n’a plus droit de cité » (Bourguiba, 1959a, 21). Il ajoute « c’est en renonçant à leurs périples sahariens » que les anciens nomades « formeront avec le reste de la population la nation stable et évoluée que nous voulons être » (id., 22). Charlotte JELIDI De la même manière, les médinas sont considérées comme archaïques et non représentatives du projet politique présidentiel, de l’« ère nouvelle » (id.) qu’il prétend ouvrir. Elles témoigneraient d’une forme d’indignité, voire d’une certaine primitivité de la société, en opposition avec le désir de progrès qu’il ne cesse de formuler. Il ne s’agit pas seulement de rompre avec le protectorat au nom du dépassement des valeurs qu’il véhicule, mais aussi, comme le note Jellal Abdelkafi (2004), de prendre ses distances avec un passé plus ancien, avec la période précoloniale qui a mené à la mise sous tutelle de la Tunisie. Paradoxalement, pour mener à bien ce double démarquage, le gouvernement Bourguiba fait usage de concepts construits par le pouvoir colonial – notamment celui de la décadence de la société précoloniale –, tout en entreprenant des projets déjà envisagés sous le protectorat, notamment celui de la percée du tissu médinal. Il ne s’agit pas ici de faire une étude détaillée des tentatives de percées à Tunis ; elles ont déjà été analysées, en particulier par Jellal Abdelkafi (1986) et Leïla Ammar (2007 et 2010). Nous nous contenterons, à travers un bref historique, de rappeler que la percée a toujours été à l’ordre du jour sous le protectorat. Après la promulgation en métropole de la loi dite Cornudet, en 1919, imposant aux villes de plus de 10 000 habitants de se doter d’un plan d’aménagement, l’architecte Victor Valensi propose le sien à la municipalité de Tunis. Et déjà, celui-ci porte en germe l’idée de percée. Il ne s’agit pas de faire de grandes voies, mais d’ouvrir des impasses. Le plan n’est pas appliqué mais le principe de trouée urbaine, embryonnaire chez Valensi, fait des émules. À la fin des années 1920, le service de l’urbanisme fait de nouvelles propositions pour la médina, et envisage, notamment, de tracer une avenue entre Bab el Bahr et la mosquée Sidi Mahrès. Fort de son expérience marocaine au cours de laquelle il a réfléchi au côté de Lyautey sur les effets du développement urbain sur le patrimoine monumental, Henri Prost s’inquiète de ce projet qu’on lui demande d’expertiser, considérant que la mosquée « ne peut supporter le voisinage de l’architecture moderne qui résulterait du percement de l’avenue projetée » 9. Mais ses mises en gardes ne seront pas écoutées. En 1935, les ingénieurs Chevaux et Eloy dressent un nouveau plan et cette fois ce sont de véritables brèches qui sont envisagées en médina. Le but est alors, affirme Eloy, de « traiter le centre urbain qui, en raison de l’impénétrabilité de la médina à la circulation automobile, est mal rattaché au reste de la ville » (cité par Abdelkafi, op.cit.). Il considère que la ville est inadaptée à l’innovation que constitue l’avènement de la voiture et pour répondre à ce progrès elle doit être modernisée. Une percée Nord-Sud est envisagée, ainsi que quelques voies transversales moins importantes vers l’ouest et l’est. Ce plan est contradictoire avec la législation du patrimoine qui a été mise en place à Tunis au tout début des années 1920, ce qui explique, peut-être, sa mise au placard. La Tunisie accède à l’indépendance le 20 mars 1956. Et, seulement trois mois plus tard, le 9 août 1956, un nouveau plan d’aménagement est proposé par les services techniques du Ministère de l’Urbanisme et de l’Habitat pour moderniser la cité ancienne et améliorer la circulation de Tunis, problème auquel est confrontée l’agglomération depuis le développement de l’automobile. Le plan, signé par l’architecte Michel Kosmin 10, propose, à nouveau, de percer la médina (IFA, 1956). Son projet, qui reprend en partie les idées formulées vingt ans plus tôt par Eloy et Chevaux, est assez radical. Il prévoit une voie de grande envergure reliant la place de la Kasbah et Bab el Bhar et la construction du siège de la Présidence de la République place de la Kasbah, dans le but de faire de la médina le cœur de l’agglomération tunisoise. Sur le plan masse, il est prévu que cette voie, qui dispose d’un large terre-plein central, contourne la mosquée Ben Arous, mais entraîne la destruction de nombreux marabouts, de quatre mosquées de quartiers et de nombreux palais et maisons. L’architecte Olivier-Clément Cacoub est chargé d’étudier plus en détails le projet. Architecte-conseil de la République tunisienne, ce Français né en Tunisie a été formé à l’école des Beaux-arts de Tunis, avant de partir à Paris 9. Institut Français d’architecture, Fonds Henri Prost 343 AA, Aménagement de la ville de Tunis, 1927-1930, « Dessin joint au rapport sur le projet élaboré par le service d’urbanisme de la ville », s.d. 10. Michel Kosmin (1901, Biélorussie-1999, Chaville) a étudié à l’université de Belgrade. Voir la notice biographique dans Juliette Hueber, Claudine Piaton (2011). 163 Des protectorats aux États-nations : tradition et modernité architecturales et urbaines en Tunisie et au Maroc poursuivre ses études 11. Son travail s’inscrit dans une longue tradition de projets visant à adapter la ville ancienne à de nouvelles contraintes. Grand prix de Rome, en 1953, Cacoub débute sa carrière lorsqu’il est recruté par la présidence. Si l’on en croit ses collaborateurs d’alors, il n’était pas un ardent défenseur du projet de percée envisagé par Bourguiba. Et s’il est difficile de confirmer cette affirmation dans l’état actuel de nos connaissances, grâce aux archives de l’Institut français d’Architecture, nous pouvons établir que pour évaluer ce projet, très controversé par la suite, Habib Bourguiba fait appel à un ancien architecte du protectorat français – architecte en chef de la reconstruction en Tunisie de 1943 à 1947 –, lui aussi Grand prix de Rome : le français Bernard Henri Zehrfuss. Après son mariage, en 1950, à Simone Samama, une Sfaxienne proche d’Habib Bourguiba (Desmoulins, 2008, 18), Zehrfuss devient un intime du Président qui lui commande plusieurs études et prend l’habitude de le consulter pour les questions architecturales et urbaines d’importance, comme celle de la percée du centre historique de Tunis. Dans un rapport daté du 3 février 1958, Zehrfuss affirme que l’accès à la zone centrale de la médina « devrait plutôt se faire par des voies périphériques sur lesquelles seraient greffées des voies de pénétration donnant accès à de vastes parkings » 12 (IFA, 1958a). Il ajoute : « quoi qu’il en soit, il semble que cette opération, si elle est maintenue, ne devrait pas être classée en priorité » (id.). Il invoque, pour convaincre le Président, des arguments sociaux, administratifs, économiques, financiers, touristiques, et monumentaux. Mais curieusement, il ne présente aucun argument patrimonial. Il remet en cause le plan de circulation proposé, mais pas de manière radicale, d’autant que lui-même fait quelques croquis, notamment pour l’aménagement de l’Esplanade de la Kasbah (IFA, 1958b). Les mises en garde exprimées par Bernard Zehrfuss encouragent l’organisation d’un concours international, en 1960. Aucun projet ne sort vainqueur 13 et le jury composé d’urbanistes internationaux se prononce contre l’idée de percer la médina. Toutefois, elle n’est pas encore totalement mise à l’écart puisqu’en 1964 les urbanistes Ludovico Quaroni et Giancarlo de Carlo proposent, dans un plan directeur du Grand Tunis, de créer de vastes 164 voies à travers le tissu ancien, projet qui ne sera réalisé que partiellement (Abdelkafi, 2010, 88), épargnant le cœur du centre historique. En 1978, Cacoub imagine, toujours à la demande de Bourguiba, une nouvelle percée, de Bab el Bhar à la mosquée Zitouna (Abdelkafi, 1989, 159). Cette fois, il ne s’agit plus de moderniser le tissu urbain mais de mettre valeur le lieu de culte. Cependant, il rencontre les mêmes oppositions que 20 ans plus tôt. Mais ce qu’Habib Bourguiba ne parvient pas à réaliser intégralement à Tunis, il le fait dans sa ville natale, Monastir, « dont il aurait voulu faire une ville-souvenir » (Belkhodja 1998, 33), une cité toute dédiée à sa gloire. En 1961, il confie à Olivier-Clément Cacoub l’étude du plan d’aménagement de la cité. Précisons que l’architecte marque profondément Monastir de son empreinte, réalisant non seulement le plan d’aménagement de la cité (1961-1963), mais aussi une multitude d’édifices publics : le marché central (1959), un stade couvert (1960), la nouvelle municipalité (1960), la délégation du Gouvernorat (1960), un collège de garçons (1961), le palais des congrès (1965), le mausolée des martyrs (1965), le mausolée de Bourguiba (1971), la maison du parti (1971), etc. Pour l’aménagement de la ville, il prévoit des transformations très importantes de la médina. Quasiment au milieu de la cité, il réalise un vaste aménagement urbain : en étoile, cinq percées rayonnant autour d’un rond-point. La réalisation des différents projets de Cacoub à Monastir fait dire à l’architecte que la « mutation de cette charmante cité du Sahel en grande station balnéaire moderne est réalisée » (Cacoub, 1974, 12). Pour Bourguiba et son architecte, médinas et Tunisie moderne ne sont pas conciliables sans un certain nombre de transformations urbaines. Il s’agit non seulement d’adapter les villes anciennes aux nouvelles exigences et aux usages d’une société qui a connu des mutations importantes, mais aussi, et peut-être surtout, de les rendre compatibles avec une certaine vision 11. Curriculum vitae de Olivier-Clément Cacoub, Archives personnelles. Je tiens ici à exprimer toute ma gratitude à Michel Palermo, ancien collaborateur de Cacoub, qui m’a offert cette documentation précieuse. 12. Souligné par Bernard Zehrfuss. 13. Nous ne revenons pas sur l’organisation et l’issue du concours, étudiées par Jellal Abdelkafi (1986). Charlotte JELIDI du pays, de l’État neuf que le président ambitionne de construire. Il s’agit donc autant de décongestionner les villes anciennes que de les conformer à l’imaginaire présidentiel, comme l’atteste l’aménagement de la ville natale de Bourguiba. Au nom de la modernité, c’est donc finalement un projet datant de l’époque coloniale qui est remis au goût du jour. Au Maroc, entre patrimonialisation et modernisation du tissu ancien Au Maroc, la propagande produite par le premier résident général Louis-Hubert Lyautey, son équipe et leurs successeurs, laisse penser que les médinas sont restées vierges de toute intervention urbanistique grâce à la construction de villes nouvelles en dehors des médinas pour protéger ces dernières et grâce aussi à un important appareil législatif. Mais lorsque l’on regarde au-delà des textes doctrinaux, la réalité est autre. Il existe des similitudes certaines avec la Tunisie, notamment dans l’usage du même vocabulaire et des mêmes solutions urbaines, non seulement à l’époque coloniale, mais aussi après. Le cas fassi, bien documenté par les archives, est particulièrement éclairant. En effet, paradoxalement, alors que la médina de Fès est très tôt – dès 1914 – protégée au titre de site patrimonial, elle connaît des tentatives de percée sous le protectorat ; et il en sera de même après l’indépendance. Elles sont envisagées dans le but d’adapter la trame viaire de cette cité de 280 hectares aux nouvelles pratiques de la population, alors même que les autorités admettent que c’est elle qui confère à Fès son intérêt. Les habitants se plaignent souvent de son incompatibilité avec les usages introduits par l’industrialisation, plus précisément avec les nouveaux modes de transports et les normes de salubrité prônées par les pouvoirs publics eux-mêmes. En effet, seuls les animaux de bât sont capables de circuler dans les ruelles étroites de la médina pour acheminer des marchandises au cœur de la cité. Au tout début du Protectorat, l’administration ne fait pas le moindre aménagement qui pourrait satisfaire les demandes qui lui sont adressées, refusant d’engager de coûteuses dépenses pour percer de grandes artères. Mais chaque fois qu’elle en a l’opportunité, elle n’hésite pas à rectifier le tracé d’une voie ou à en élargir une autre. À titre d’exemple, en 1918, l’administration profite de l’incendie de 480 échoppes 14 de la Kissaria et des souks de Fès près de la mosquée Karaouyine pour aligner les nouvelles boutiques (BNRM, 1918). Mais de telles modifications restent exceptionnelles à Fès-ElBali, alors qu’à Fès-Djedid 15 ou au mellah, où, longtemps, se concentre la vie européenne, la trame viaire subit de réelles métamorphoses (Jelidi, 2012). Pour relier la médina et la future ville nouvelle, en formation, le Boulevard Bou Khississat (BNRM, 1923) est alors percé et la Grande Rue de Fès-Djedid est élargie. Les autorités ont préféré cette option à un contournement de la ville ancienne, avançant qu’il y a « le plus grand avantage à desservir des quartiers populaires au lieu de passer en dehors de la ville » (id.). Cet aménagement ne soulève aucune objection, alors que les autorités n’ont jamais trouvé de consensus au sujet de l’évolution de la trame viaire de Fès-El-Bali. À la fin des années 1940, les agents du service des Beaux-Arts et ceux du service de l’Urbanisme, leurs directeurs en tête – respectivement Henri Terrasse et Michel Ecochard – s’opposent violemment à ce sujet. Les premiers sont persuadés que percer la médina serait une atteinte à son pittoresque, son caractère traditionnel, tandis que les seconds, qui placent les questions sociales au-dessus de toute considération esthétique, affirment que la ville ancienne est désormais inadaptée au mode de vie et qu’il est nécessaire de la moderniser. Les vifs échanges entre Terrasse et Ecochard ne déboucheront que sur un statu quo, conséquence de deux conceptions de ce que doit être la ville. Mais si la question n’est pas tranchée, elle reste d’actualité, même après la fin du Protectorat. Et les propositions des urbanistes pour décongestionner la cité sont alors les mêmes que celles que Michel Ecochard envisageait dans les années 1950, à savoir couvrir tout ou partie de l’oued Boukhareb (Ecochard, 1951, 9-11). Dans les années 1960, cette option est à nouveau débattue et cette fois 14. Les dégâts sont conséquents puisque les souks El Attarine, de la passementerie, des babouches, des tailleurs, des soieries, ont tous été ravagés par les flammes. 15. La ville ancienne a trois composantes : Fès-El-Bali, secteur le plus ancien situé à l’est, Fès-Djedid fondé au XIIIe siècle et qui s’est développé au nord-ouest et enfin le mellah, au sud-ouest. 165 Des protectorats aux États-nations : tradition et modernité architecturales et urbaines en Tunisie et au Maroc les autorités transforment le projet en actes. Entre Bab Jdid et R’cif, l’oued est effectivement recouvert pour permettre aux véhicules d’entrer au cœur de la ville ancienne et la place R’cif est aménagée (Balbo et al, 1989 ; Janati M’Hammed, 2000). Ainsi est créée une voie de pénétration avec, en son extrémité, un parking qui donne accès au cœur de Fès-el-Bali 16. Si, sous le protectorat, l’intervention des pouvoirs publics sur la trame viaire à Fès-el-Bali est bien plus limitée qu’au mellah ou à FèsDjedid, les percées créées après l’indépendance réalisent les souhaits de modernisation émis plus tôt par Ecochard, même si, in fine, Fès a gardé ses caractéristiques morphologiques les plus manifestes, ses remparts et une grande partie de sa trame viaire, au moins dans les secteurs touristiques. En ce qui concerne les projets urbains en médina, en Tunisie, comme au Maroc, on peut souligner la prégnance de propositions d’aménagement que leurs auteurs légitiment via un même discours opposant tradition et modernité. En effet, si la percée a pour but de répondre en premier lieu à des objectifs d’ordre pratique – liés à la salubrité ou à la nécessité de faciliter la circulation, elle n’en a pas moins une vocation politique –, elle est envisagée comme une figuration de la rénovation du pays. Au-delà de cette dimension symbolique, cette forme de permanence s’explique aussi par les spécialistes qui interviennent avant et après l’indépendance, puisque l’on retrouve tantôt les mêmes acteurs – à l’instar du Grand prix de Rome Zehrfuss –, tantôt des acteurs ayant reçu la même formation. Par ailleurs, il est certain que les doctrines circulent. Le débat lié à la percée de Tunis a été médiatisé, médiatisation que l’on observe déjà sous le protectorat, en Tunisie et au Maroc, notamment via la publication des plans d’urbanisme dans des revues spécialisées. Autour de la tradition et de la modernité : quels discours pour quelles écritures architecturales dans les grands projets ? Le domaine architectural tunisien et marocain est lui aussi investi par le vocabulaire de la tradition et de la modernité après les indépendances, comme il l’était pendant les 166 protectorats, en particulier en ce qui concerne les grands projets produits sous l’impulsion directe des chefs d’États. Mais si l’on observe une permanence du champ sémantique, qu’en est-il des formes engendrées ? Du style lyautéen au style hassanien ou la quête d’une « modernité » « traditionnelle » et « authentique » ? Mohamed V règne seulement quelques années (1957-1961) et n’a pas le temps de laisser véritablement de trace dans le paysage architectural et urbain marocain, contrairement à son fils, Hassan II, qui réalisa plusieurs grands projets. Nous en évoquerons deux, les plus discourus et sans doute les plus représentatifs de la démarche hassanienne : le mausolée Mohamed V à Rabat et la Grande Mosquée de Casablanca. Ils sont les témoins d’une certaine continuité de la politique artistique avec la période coloniale. En effet, au plus haut niveau de l’État, l’idée de rénovation de l’artisanat qui s’est dessinée sous mandat français est reprise après 1956, dans la perspective, cette fois, de la construction de l’État-nation. À travers de grands projets architecturaux, Hassan II a voulu s’inscrire dans La tradition marocaine, pour asseoir sa souveraineté, mais aussi faire œuvre identitaire et éducative. La construction, au début de son règne, du mausolée Mohamed V (1961-1971) projeté comme le « symbole de l’Indépendance nationale » (Vo Toan, 1976, 10) en atteste. En édifiant dans la capitale ce monument, il prétend œuvrer pour une rénovation de la tradition artistique du Maroc, tout en revendiquant un esprit créateur, deux processus dont la convergence aboutirait à la création du « style hassanien » (El Fassi, 1976). La Grande Mosquée de Casablanca inaugurée en 1993, en alliant prouesse technique et ornementation inspirée de la tradition artisanale marocaine, témoigne du même esprit. Hassan II résume ainsi son action : « Nous avons incité à la sauvegarde du patrimoine qui Nous a été légué et veillé à sa préservation contre la destruction, l’anéantissement et à son enrichissement par tout ce qui Nous semblait utile » (Hassan II, 1997, 125). 16. Notons que même après le classement de la médina de Fès sur la liste du patrimoine mondiale de l’UNESCO, en 1981, les pouvoirs publics poursuivent les percées du tissu ancien. Charlotte JELIDI Figure 1. Mausolée Mohamed V, Rabat Source : Photographie de Charlotte Jelidi, 2010. Lorsque Mohamed V meurt en 1961, son fils décide de lui élever un mausolée – à la fois monument funéraire et lieu de mémoire – composé d’une mosquée, d’un musée et du mausolée proprement dit 17. Pour rendre hommage à celui qu’il considère comme le libérateur de la nation, Hassan II décide d’édifier un « monument civilisationnel et une authentique œuvre architecturale » (id., 126), un lieu rassemblant « toute la splendeur de l’architecture marocaine et la richesse de sa décoration », « témoignant du niveau atteint par le génie du Maroc et des Marocains, leur goût exquis et leur doigté » (id.). Le mausolée est pensé comme un « espace de créativité tout en sauvegardant (l’) artisanat de l’anéantissement qui le guettait » (id.). Dans les discours qu’il consacre à la construction du monument, Hassan II utilise abondamment le champ lexical de la tradition et évoque la préservation et surtout la rénovation des « arts traditionnels », affirmant qu’ils ont été délaissés par le protectorat. Or, c’est exactement ce que prétendaient faire LouisHubert Lyautey et son équipe (nous nous permettons de renvoyer à Jelidi, 2012, chap. 7). Paradoxalement, les discours d’Hassan II auraient pu être ceux prononcés par un Lyautey – tous deux usent du même vocabulaire (« traditionnel », « authenticité », « rénovation de l’artisanat », etc.) – même s’il existe un écart fondamental dans la manière dont est utilisée in fine cette tradition, si l’on en croit la différence dans l’ampleur des décorums impulsés par Lyautey et Hassan II. Pour ce dernier, il s’agit en effet de montrer toute la palette de l’artisanat marocain, ce qui aboutit à des décors extrêmement chargés, que le service des BeauxArts du protectorat français au Maroc n’aurait certainement pas encouragés. Hassan II entreprend une démarche similaire lors de la construction de la Grande Mosquée de Casablanca qu’il envisage dès le début comme « un monument historique » (Hassan II, op.cit., 186). Certes, comme l’a montré Raffaele Cattedra, la construction d’une Grande Mosquée dans une ville qui en était dépourvue est en soi une rupture avec la période coloniale puisqu’elle crée une « requalification symbolique » de la ville (Cattedra, 1991), cependant une forme de permanence s’opère dans les choix esthétiques du souverain et de ses architectes et le discours qui les portent. Le projet, dont la réalisation dura sept années (1986-1993) 18, est confié à l’architecte français Michel Pinseau 19. Hassan II désire construire non seulement un édifice de culte mais aussi un « symbole civilisationnel », alliant technique high-tech et savoir-faire artisanal traditionnel. Il résumera ce choix ainsi : « nous avons mis en œuvre une véritable révolution industrielle, mais nous soutiendrons toujours l’artisanat, cette école d’humilité qui symbolise l’originalité du Maroc » (Le Matin, 2008). La réalisation de ce chantier d’envergure et coûteux – son financement suscita une importante controverse du fait de la souscription obligatoire des Marocains – fut une performance sur le plan technique à cause des dimensions même de l’édifice – le minaret culmine à plus de 172 mètres du sol – mais aussi à cause de son emplacement. Les deux tiers du complexe religieux sont en effet construits sur les eaux de l’océan Atlantique 20, ce qui a nécessité des aménagements importants 17. Il fait appel à l’architecte français d’origine vietnamienne, Eric Vo Toan. Celui-ci est le concepteur de nombreuses mosquées (Tan-Tan, Safi, Sefrou, etc.), mais aussi du complexe culturel d’El Jadida, etc. 18. Elle fut inaugurée le 30 août 1993. 19. Michel Pinseau (1924-1999) a été formé à l’école des BeauxArts de Paris, d’où il sort diplômé en 1956. Il est au service du Roi depuis les années 1970 et cela pendant une vingtaine d’années. Il réalise plusieurs projets architecturaux (l’aéroport d’Agadir, la préfecture de Ben M’Sick à Casablanca, l’Université d’Ifrane) et de nombreux projets urbains (notamment les Schémas directeurs d’aménagement urbain de Casablanca, Rabat, Fès, Marrakech, etc.). 20. Le roi justifia ce choix à l’aide d’un argument religieux. Il est en effet écrit dans le Coran : « Et c’est lui qui a crée les cieux et la terre en six jours –, alors que son trône était sur l’eau –, afin d’éprouver lequel de vous agirait le mieux », Sourate 11, Hûd, verset 7 (nous soulignons). 167 Des protectorats aux États-nations : tradition et modernité architecturales et urbaines en Tunisie et au Maroc pour le préserver contre la houle, en plus des risques sismiques. Mais si la mosquée est un édifice qui regorge d’innovations, avec son laser lumineux pointé vers la Mecque qui éclaire jusqu’à 30 km, ou encore son immense toit ouvrant au dessus de la salle de prière, etc. (Hasan-Uddin, 1995), le décor, lui, a été conçu comme un témoignage culturel. Hassan II affirme que la mosquée ainsi que le mausolée construit en mémoire de son père sont des lieux où « a été immortalisée une partie de la civilisation arabo-islamique marocaine et où a été concrétisée la capacité de l’artisan marocain à réagir aux événements et à atteindre les plus hauts rangs dans un cadre permettant de suivre l’évolution technique tout en préservant les spécificités et les valeurs authentiques » (Hassan II, op.cit., 186.). Cette authenticité, qu’il ne définit pas avec précisions, comme Lyautey avant lui, Hassan II la recommande aussi aux architectes du Royaume – en oeuvrant « conformément à l’authenticité et à l’identité » (Hassan II cité par Garret, 2001, 2) –, conférant à la production architecturale non seulement une dimension politique, mais aussi patrimoniale et éducative : La fierté que nous tirons de notre marocanité, la sauvegarde de notre civilisation doivent permettre à nos enfants d’être fiers de ce que nous leur aurons légués » […] (les) « aspects esthétiques doivent être en harmonie avec nos cités, notre passé et les exigences des temps modernes. En préservant l’originalité de notre architecture, nous pourrons protéger la cohésion des familles, les enfants, […], (Hassan II, discours proclamé à Marrakech, 19 décembre 1979, cité dans Ghachem-benkirane, Saharon, 1992). Bourguiba : du combat contre « l’esprit rétrograde » en architecture au renouveau de la tradition tunisienne Évoquant les architectures qu’il a produites, le président Habib Bourguiba utilise lui aussi abondamment les champs lexicaux de la tradition et de la modernité, mais cette fois d’une manière totalement différente, puisqu’en Tunisie il n’est nullement fait appel à la préservation d’une quelconque « authenticité ». La position bourguibienne est bien plus complexe ; il n’y a pas de systématisation de son discours qui évolue au fil des projets. Il n’est pas question d’évoquer ici l’ensemble de 168 la production architecturale de la Tunisie indépendante, mais uniquement les réalisations les plus représentatives des préférences du chef de l’État, en particulier les palais construits sous l’ère Bourguiba – le Palais présidentiel de Skanès, celui de Raqqada et enfin celui de Carthage – avant d’évoquer le mausolée du Combattant suprême. En effet, les concepts de tradition et de modernité sont omniprésents dans les choix architecturaux opérés dans ces édifices destinés à fournir une image officielle du pouvoir et à représenter le pays. Figure 2. Palais présidentiel de Skanès, façade est Source : Photographe inconnu, collection personnelle. Au début de son mandat, Bourguiba décide de se faire construire un palais d’été à Skanès, à proximité de sa ville natale. La réalisation de cette résidence, ce « palais de marbre », est confiée à Olivier-Clément Cacoub. Les références à la tradition locale sont présentes, de façon assez discrète, au moins à l’extérieur. Le palais est organisé autour d’un patio, végétalisé avec palmiers et autres plantes locales, Cacoub affirmant rétrospectivement qu’il l’a « conçu sur un plan d’aspiration authentiquement méditerranéenne » (Cacoub, op.cit., 29). Ici, seuls les pilotis et la courbe du vaste auvent situé sur le toit terrasse rompent la verticalité de la structure. Chaque façade est différente, et la sobriété apparente de l’enveloppe n’est contredite que par les brisesoleil de la façade principale et les reflets mouchetés du marbre des autres côtés qui créent de subtils et multiples effets plastiques. Si Cacoub dit que le « salon maghrébin Charlotte JELIDI emprunte pour sa décoration aux divers styles nord-africains » (id.), en réalité, à l’intérieur, les références vernaculaires dont il se réclame sont très minimes : les murs et le sol de zelliges ainsi que le plafond qui accueille des motifs d’étoile à huit branches dans le hall d’honneur ne font qu’anecdotiquement écho aux traditions artisanales de l’Afrique du Nord. Et cela n’est pas étonnant si l’on considère que OlivierClément Cacoub a tendance, rétrospectivement, à mettre en avant les références vernaculaires de ses œuvres, y compris lorsque celles-ci semblent, a priori, en être dépourvues 21. Le parti pris à Skanès est très différent de celui qui est adopté, à la même époque pour le palais de Raqqada, construit près des ruines de la ville fondée par un souverain aghlabite du IXe siècle, dans les environs de Kairouan. En février 1963, Habib Bourguiba décide d’y construire une résidence d’été. Il fait alors appel à un architecte privé installé à Sidi Bou Saïd, ancien architecte du protectorat français au Maroc puis architecte du protectorat en Tunisie : Jacques Marmey 22. Ce dernier présente, non pas au président mais à son épouse Wassila, le choix du programme et une esquisse qui, selon l’architecte, exprimait l’esprit dans lequel il concevait cette maison, « profitant de (s)es connaissances acquises par la pratique de l’Art « hispano-mauresque » au Maroc » (Marmey cité dans IFA, 1963). Wassila semble avoir eu une influence sur les choix bourguibiens en matière d’architecture. La première femme de Olivier-Clément Cacoub écrira d’ailleurs à son propos : « Passionnée d’architecture et de décoration, c’est une maîtresse de maison à l’échelle d’un pays » (Mireille Boccara-Cacoub, 1979, 29). La femme de Bourguiba est séduite par le projet, au point qu’elle lui demande d’élargir le programme. La « maison de campagne » devient alors « palais présidentiel » (Marmey cité dans IFA, 1963). Pourtant, Habib Bourguiba juge finalement que la construction est d’un « esprit rétrograde » (id.). Est-ce en raison de la filiation de ce palais, comme toutes les œuvres tunisiennes de Marmey, avec les architectures vernaculaires de Sidi Bou Saïd, Djerba ou du Grand Sud ? Jacques Marmey, depuis sa participation à la reconstruction de la Tunisie dans l’équipe de Bernard-Henri Zehrfuss, a toujours produit une architecture sculpturale et blanche, se composant de façades souvent lisses, surmontées de coupoles ou de toit terrasse, agrémentées d’arcs en plein cintre, de claustras-brise soleil en briques, et de loggias, et où l’esthétique est fondée sur une composition des pleins et des vides et des jeux de lumière, sans ostentation (Jelidi, 2010). Ou est-ce le décor intérieur, le plafond de bois de cèdre travaillé, la fausse voûte en briques de la salle à manger, ses panneaux de stucs ouvragés à l’étage, etc. qui ont déplu au président ? Un de ses anciens collaborateurs rapporte que Bourguiba était « persuadé que la Tunisie devait relativiser les mythes de l’arabo-islamique […]. Non qu’il ne ressentît la grandeur d’une civilisation dont il se savait et se voulait l’héritier, mais il refusait de se laisser bercer par le rêve d’un impossible retour à quelque imaginaire âge d’or » (Belkhodja, 1998, 23-24). Si la sentence que Bourguiba adresse à Marmey au sujet de Raqqada semble confirmer ce jugement, certaines réalisations postérieures, au contraire, ont plutôt tendance à l’infirmer, tout au moins à le désarmer. Déçu par le travail de Marmey, Bourguiba se sépare de l’architecte et c’est à nouveau à Olivier-Clément Cacoub qu’il fait appel, toujours dans les années 1960, pour concevoir un autre palais, à Carthage. L’objectif est de construire à la fois sa résidence principale et un Figrue 3. Palais de Carthage Source : Photographie de Michel Mus, 2010. 21. Exemplaires sont à ce titre les propos qu’il tient sur l’hôtel Africa qu’il construit à Tunis en 1970 en association avec Jason Kyriacopoulos : « ligne de force dans la ville horizontale, l’Africa surprend. Mais n’existe-il pas au cœur des Médina des Minarets ? » (Cacoub, id., 91). 22. Jacques Marmey est un architecte français, né au Maroc. Il a été formé à l’école des Beaux-Arts à Paris, avant de revenir travailler au Maroc où il a été architecte du service des Habous du Maroc du nord de 1933 à 1943. Il rejoint ensuite l’équipe Zehrfuss à Tunis pour participer à la reconstruction de la Tunisie. 169 Des protectorats aux États-nations : tradition et modernité architecturales et urbaines en Tunisie et au Maroc lieu de prestige et de représentation 23. À ce titre, le palais a été doté d’un décorum bien plus chargé que ceux des palais de Raqqada ou de Skanès. Les références sont diverses, aussi bien françaises que vernaculaires. Alors qu’une grande partie du mobilier créé par André Leleu et Pierre Deshays de la maison Jansen est de style louis XVI (Sirieix, 2008) et que les jardins sont à la française, le palais regorge de plafonds en caissons ouvragés (dans la galerie de la salle de réception), de décor de stuc et de zelliges (dans la salle d’honneur), ou encore de moucharabieh en façade, qui tous ont vocation à montrer le savoir-faire artisanal local. Ce foisonnement d’ornements caractérise également le mausolée que Bourguiba fait construire dès les années 1960 à Monastir, dans le but de perpétuer le souvenir de son action. Avec son dôme central doré, ses minarets latéraux qui culminent à 25 mètres, et les Figure 4. Mausolée Bourguiba, Monastir Source : Photographie de Nicole Grosmaitre, 2011. coupoles vertes sur les côtés, cet édifice réalisé par Olivier-Clément Cacoub ressemble moins, dans sa forme générale, à une architecture locale qu’au Taj Mahal auquel il est souvent comparé. Toutefois, le décor, chargé en stuc, céramique de Kallaline, bois de cèdre sculpté, etc., fait appel aux artisanats locaux dits traditionnels. Cette architecture ne reflète pas la politique modernisatrice menée par Bourguiba. Seule l’inscription qui orne le dessus de la porte 170 d’entrée, qu’il a lui-même choisie, rappelle ce qu’il a voulu être : « […] Le bâtisseur de la Tunisie moderne […] ». La fin de son mandat semble donc marquée par un retour des références arabo-andalouses dans les architectures officielles. Mais si les formes changent, Bourguiba reste habité par un discours qui mêle les notions de tradition et de modernité. Conclusion Comme le note justement Jean-Loup Amselle (2008, 192), « chaque siècle possède […] sa modernité, chaque époque est contemporaine d’elle-même, ce qui signifie qu’il est vain d’opposer de façon tranchée la “tradition” et la “modernité” ». Pour autant, politiquement, cette opposition semble nécessaire à l’entreprise de propagande que mènent les pères de l’indépendance, tout comme elle l’était à l’époque des protectorats. Chaque nouveau pouvoir vante les mérites de sa politique et de sa nouveauté. Et parfois, le besoin de légitimation implique aussi de se référer au passé en même temps que l’on affiche le caractère moderne de sa politique. Une stratégie croise l’autre. Qu’ils rompent avec le passé ou qu’ils s’inscrivent dans cet héritage tout en affirmant leur caractère novateur, Habib Bourguiba et Hassan II se définissent toujours par rapport au passé colonial et pré-colonial pour construire leur État-nation. Et l’architecture, comme les grands projets urbains constituent les témoins privilégiés de cette reprise, paradoxale et inconsciente, de discours forgés à l’époque coloniale mais aussi, dans une certaine mesure, des mêmes propositions architecturales et urbaines. Au Maghreb, la « tradition », jugée tantôt archaïque, tantôt patrimoine est alors, comme aujourd’hui au demeurant, le référent sine qua non, dont on se détache, ou dont on s’inspire, mais que l’on ne peut s’empêcher d’évoquer. 23. L’impossibilité de visiter ce palais rend sa lecture partielle puisqu’elle s’appuie essentiellement sur des photographies, sachant que seules celles des pièces principales et à usage « collectif » ont été publiées. Charlotte JELIDI Bibliographie ABDELKAFI Jellal, 1986, La médina, espace historique de Tunis : enjeu culturel et politique de l’organisation spatiale, 4 vol., Thèse d’État en aménagement et urbanisme, Paris, Université Paris 12. ABDELKAFI Jellal, 2004, « Villes et territoires de la Tunisie à l’heure du nationalisme », in Michel Camau, Vincent Geisser (dir.), Habib Bourguiba, la trace et l’héritage, Paris, Karthala, 139-150. 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