Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                
- Hardouin de Péréfixe et les enseignements absolutistes d’Henri IV : -112, ainsi que les trois autres oraison funèbres parues en 1671 signées de Jacques Cassagne, Jacques Gaudin et Thomas Bécasse. Notice dans FÉRET Pierre La faculté de théologie de Paris et ses docteurs les plus célèbres. Epoque moderne. Tome IV, Paris, 1906, pp. 317325 ; PELLISSON et d’OLIVET, Histoire de l’Académie Française, éd. Ch. L. Livet, Paris, 1858, pp. 115-117 ; BOSC Pierre, Mémoires pour servir à l’histoire du Rouergue, tome 2, 1797, Rodez, Devic, pp. 292-294 et LACOURGAYET Georges, L’éducation politiques de Louis XIV, Hachette, 1898, 472 p. l’Histoire du roi Henry le Grand (1661) Thierry ISSARTEL Professeur de Chaire Supérieure Khâgne du Lycée L. Barthou (Pau) Chercheur associé à l’UPPA La première véritable biographie qui ait été publiée sur Henri IV est celle écrite par Hardouin de Péréfixe. Cet ouvrage fut un événement littéraire, éditorial, et politique bien sûr : son succès fut considérable. Encore aujourd’hui, « le Péréfixe » est un passage obligé pour quiconque voudrait écrire sur Henri IV ; il rassemble pour la première fois un corpus d’anecdotes et de bons mots qui émaillent la vie du bon roi Henri, fixant pour la postérité les passages obligés de l’évocation de sa vie. Il serait hasardeux de prétendre qu’il y aurait eu une tradition orale populaire aussi riche, précise et unanime qui se serait transmise depuis 1610. Ce sont les multiples éditions de l’Histoire du roi Henry le Grand (sans compter les plagiats) qui ont génération après génération popularisé des lieux communs sur Henri IV et ont forgé une « mémoire collective henricienne ». Voilà comment Henri IV est devenu « le seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire » 1. Bien sûr, d’autres ouvrages y ont contribué, mais l’influence de Péréfixe a été déterminante, bien plus par exemple que celle de Voltaire et de sa Henriade (1728). Le propos de cette contribution sera double. Il s’agira d’abord de faire une mise au point sur l’auteur, Hardouin de Péréfixe, finalement assez méconnu de nos jours et n’ayant fait l’objet d’aucune thèse comme la plupart des grands prélats de son époque 2. Il s’agira aussi 1 Cette expression (qui connaît de multiples variantes) a été lancée par Paul Philippe Gudin de la Brenellerie (1738-1812), littérateur proche de Beaumarchais, qui, dans un Eloge de Voltaire remis au concours de l’Académie de France en 1779, avait écrit à propos d’Henri IV : « le seul roi de qui le pauvre garde la mémoire ». Le socle de la statue du Pont-Neuf a repris la phrase avec une légère variante : « seul roi de qui le pauvre ait gardé la mémoire ». TAMIZEY DE LARROQUE, Philippe, in Intermédiaire des Chercheurs et Curieux, VII, 1874, col. 487. 2 Sur Péréfixe, la bibliographie reste des plus succinctes. On aura d’abord recours à la fiche de Joseph BERGIN in The Making of the French Episcopate, 1589-1661, Yale University Press, 1996, p. 681, qui cite plusieurs sources. On complètera par l’oraison funèbre de Péréfixe par Jean-Louis de FROMENTIÈRES (1632-1684), évêque d’Aire, in Oeuvres meslées de Messire Jean Louis de Fromentières,... sur plusieurs oraisons funèbres et d'autres matières morales, Paris, J. Couterot et Louis Guérin 1 de contextualiser son livre et de montrer qu’au-delà du matériau souvent très anecdotique qui a assuré son succès, il propose une interprétation absolutiste du règne d’Henri IV. Nous nous efforcerons de montrer que parmi les régimes et les mouvements politiques qui se sont approprié la mémoire henricienne, il faut d’abord commencer par l’Ancien-Régime et les tenants de l’absolutisme. Il est vrai que ce n’est que récemment que les historiens ont commencé à considérer « le bon roi Henri » comme le véritable fondateur de la monarchie absolue. Pour ce faire, nous étudierons dans un premier temps l’itinéraire d’un prélat de cour ; puis nous aborderons le préceptorat de Louis XIV et la genèse de l’Histoire du Roy Henry le Grand et enfin nous aborderons comment, sous la plume de Péréfixe, Henri IV est devenu un modèle royal au temps de l’absolutisme, à la veille du gouvernement personnel de Louis XIV. L’itinéraire d’un prélat de cour La carrière de Paul-Philippe Hardouin de Péréfixe (1606-1671) a été exceptionnelle. Voilà quelqu’un issu de la petite noblesse qui a réussi à parvenir dans l’entourage royal, terminé sa carrière archevêque de Paris. Académicien respecté, il a rencontré un vrai succès de librairie. Les origines familiales et le patronage de Richelieu Les Péréfixe sont d’origine italienne, venus de Naples et établis dans le Mirebelais. Ce petit pays autour de Mirebeau, près de Montcontour, se situe aux confins du Poitou et de l’Anjou, intégré en 1572 au Saumurois. Mais c’est surtout une baronnie qui fut acquise en 1625 par le Cardinal Richelieu pour l’inclure dans son Duché-Pairie de Richelieu. Péréfixe est donc une forme francisée d’un nom italien, que le jeune Louis XIV s’amusait parait-il à estropier devant son précepteur en « préfixe »3. Paul Philippe Hardouin de Péréfixe est né en 1605 à Beaumont, entre Poitiers et Châtellerault. Son père, Jean Hardouin de Péréfixe troisième du nom, était seigneur de la Papinière, de Beaumont et de Milleron ; sa mère Claude de Lestang était également issue de la noblesse 4. Le couple eut (au moins) quatre enfants : - - L’aîné, Charles de Péréfixe épousa la carrière des armes. Il mourut en 1636 au siège de Dôle. Il eut un fils sans postérité et une fille, Simone, qui épousa le comte de Tronquedet. Paul Philippe, qui suit, et qui a fini par recueillir les seigneuries familiales, 3 POUY Jean-Bernard, BLOCH Serge et BLANCHARD Anne, Encyclopédie des cancres, des rebelles et autres génies, Gallimard, 2006, qui ne citent pas leur source. 4 Tous les renseignements généalogiques sont tirés de HAUDIQUER DE BLANCOURT, Recherches historiques de l’ordre du Saint-Esprit, Paris, Claude Jombert, tome II, 1710, pp. 177-180. 2 - Une fille qui devint abbesse de la Trinité à Poitiers Louise qui épousa Philippe Fortin de la Hoguette (1585-1668 ?), militaire, mémorialiste et penseur politique. Ce correspondant des Dupuy, ami de Peiresc et de La Mothe Le Vayer était proche des libertins érudits 5. Le couple eu trois fils et deux filles. Péréfixe était très lié avec ce beau-frère dont deux fils eurent de belles carrières : le marquis Charles de la Hoguette (†1693) et Mgr Hardouin Fortin de la Hoguette († 1715), filleul d’Hardouin de Péréfixe qui le patronna au sein de l’Eglise Gallicane : il fut évêque de Poitiers et devint archevêque de Sens, primat des Gaules et de Germanie 6. Le nom des Péréfixe s’étant étaint, c’est cette branche qui a continué l’ascension sociale de la famille. Le début de l’ascension des Péréfixe commença lorsque Jean Hardouin devint maître d’hôtel de Richelieu. Le jeune Paul Philippe fut élevé dans l’hôtel du Cardinal, puis il fit ses études chez les jésuites de Poitiers. Cadet destiné à la carrière ecclésiastique, il continua par des études de théologie à la Sorbonne où il obtint sa licence (1636) puis son doctorat (1640). Devenu prédicateur réputé, il resta dans la clientèle de Richelieu, devenant même son dernier maître de chambre : c’est à ce titre qu’il figure parmi les témoins du testament édicté par Richelieu en compagnie de Mazarin. Un fidèle de Mazarin : pédagogie royale et carrière ecclésiastique Tout naturellement, après la mort de son protecteur, Péréfixe glissa dans la clientèle de Mazarin 7. A ce propos, l’érudit Longuerue décrit le futur archevêque de Paris comme un parfait « fidèle », dont la principale qualité était la servilité à l’égard de son patron comptetenu de sa médiocre extraction sociale : « Le Cardinal Mazarin , qui se piquoit de reconnoissance envers son bienfaiteur [Richelieu], suivit volontiers un choix [de précepteur du Dauphin] où il trouvoit son compte 8. Perefixe étoit un 5 Sur cette personnalité très proche de Péréfixe, outre PINTARD René, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Genève, Slatkine, 1983, 765 p. ; FUMAROLI Marc, « La conversation au XVIIe s. : le témoignage de Fortin de la Hoguette », in DE DELF Louis (dir), L’esprit de la lettre. Mélanges offerts à Jules Brody, 1991, pp. 93 à 105 ; FERRETTI Giuliano, Un soldat philosophe, Philippe Fortin de la Hoguette (1585-1668 ?), Gênes, ECIC, 1988 ; Bresson Agnès, « Comment vaincre l’ennui dans une garnison de province : les loisirs d’un sergent lettré de Blaye au XVIIe siècle », in FUMAROLI M., SALAZAR P-J et BURY E, Le loisir lettré à l’âge classique, Droz, 1996, pp. 117 à 130. 6 Sur les Fortin de la Hoguette TAMIZEY DE LARROQUE, Philippe, « Lettres de Philippe Fortin de la Hoguette », in Archives Historiques de le la Saintonge et de l’Aunis, tome XVI, 1888, pp. 9-223. 7 DUBOST Jean-François, La France Italienne, Paris, Aubier, 1997, p. 204 et 364. 8 Longuerue attribue faussement la nomination au préceptorat à Richelieu, alors que celui-ci ne préconisait Péréfixe que comme évêque… 3 homme médiocre de tout point, & qui ne pouvoit se soutenir là que par une soumission & une dépendance entiere 9 ». C’est semble-t-il Richelieu qui confia décembre 1642 sur son lit de mort l’avenir de son protégé à Mazarin. Selon Fromentières, Richelieu aurait même alors demandé au roi en personne de nommer Péréfixe évêque, et aurait même souhaité qu’il le fasse premier évêque de La Rochelle, puisque la création d’un nouveau diocèse centré sur l’ancienne citadelle protestante était annoncée. Dès le 31 décembre 1642, des rumeurs circulaient puisqu’Arnauld annonce sa nomination à Rennes après la promotion du cousin de Richelieu, La Mothe Houdancourt 10. Le 28 février 1643, Péréfixe reçut un brevet le nommant au futur évêché de La Rochelle. Nul doute que cette promotion témoignait des très grandes qualités intellectuelles et morales de Péréfixe, requises pour convertir les protestants. Hélas pour lui, cela ne se passa pas comme prévu : « Mais s’étant trouvé quelque difficulté dans l’exécution de ce nouvel établissement [Péréfixe] se crût valablement déchargé du poids qui lui avait toujours fait peur, & sans autre instance, de crainte même que les obstacles venant à se lever, il ne fût obligé de baisser la teste, il quitta la Cour & se retira en sa maison 11 ». La vérité fut sans doute plus cruelle. La mort de Louis XIII survenue le 14 mai 1643 fut top précoce pour finaliser cette opération, et même si Péréfixe glissa dès cette époque dans la clientèle de Mazarin, celui-ci n’était pas encore en mesure d’imposer ses arbitrages pour une affaire complexe qui traîna en longueur. En effet, la création d’un évêché se fait forcément au détriment d’autres diocèses auxquels on ampute paroisses et revenus. Les évêques concernés firent jouer leurs protecteurs. Il y eut un vaste « jeu de chaises musicales » dont Péréfixe fut le grand perdant. Il faut dire qu’il avait en face de lui un personnage puissant, Henri de Béthune (1604-1680), neveu de Sully, alors évêque de Maillezais, diocèse appelé à se fondre dans le nouveau diocèse de La Rochelle avec des territoires pris sur celui de Saintes 12. Après avoir fait de la résistance, il fut promu à l’archevêché de Bordeaux à la mort d’Henri d’Escoubleau de Sourdis (18 juin 1645) 13, tandis que l’évêque de Saintes, Jacques Raoul de la Guibourgère était en 1646 nommé provisoirement à Maillezais en attendant la création de La Rochelle dont il fut le premier évêque (nommé le 4 mai 1648) 14. C’est dans ce contexte que Mazarin le poussa à candidater pour le poste de préceptorat du jeune Louis XIV (mars 1644), en échange de sa renonciation à la provision de Louis XIII. Même l’évêché de Saintes, désormais amputé, lui passa sous le nez, puisqu’il fut accordé à Louis de Bassompierre, fils naturel du maréchal. En compensation, à défaut de chaire épiscopale, Péréfixe obtint un « strapontin » constitué de deux bénéfices du diocèse de Saintes : l’abbaye de Sablonceau, de l’ordre de Saint-Augustin, et le prieuré de Sainte- 9 DUFOUR de LONGUERUE Louis, Longueruana, ou recueil de pensées , de discours et de conversations, de feu M. Louis du Four de Longuerue, Abbé de Sept-Fontaines et de Saint Jean du Jard, Berlin, 1754, p. 271. 10 BERGIN, op. cit., p. 500. BN Ms Fr 15611, f° 598. Lettre du 31/12/1642. 11 FROMENTIÈRES Jean-Louis, op. cit., p. 85. 12 L’Aunis et l’île de Ré. 13 Henri d’Escoubleau de Sourdis était lui aussi passé par Maillezais avant d’être nommé à Bordeaux en 1629. 14 FERRETTI Giullano (éd.), Philippe Fortin de la Hoguette, Lettres aux frères Dupuy et à leur entourage, 1997, Gênes, 1007 p., p. 514. 4 Gemme 15, de l’ordre de Grandmont. Péréfixe, désormais appelé « l’abbé de Beaumont »16, put ajouter en 1646 à ce maigre lot de consolation une nomination comme Vicaire Général de l’évêché de Rodez aux côtés de Mgr Charles de Noailles, ce qui laissait entrevoir une prochaine promotion à l’épiscopat. Celle-ci fut effective le 22 avril 1648, mais absorbé par son préceptorat royal, Péréfixe fut un évêque absentéiste 17. Fromentières raconte ses états d’âme face aux difficultés qu’il avait pour concilier ses deux charges et comment il fit sa première entrée à Rodez en 1652 alors que le Rouergue était frappé par une épidémie de peste 18 : il fit distribuer des provisions et mobilisa le clergé pour assister les malades. Toujours d’après Fromentières, Péréfixe aurait fini par remettre au roi sa démission de l’évêché de Rodez en 1656, mais il ne semble pas – si cette information est exacte – qu’elle ait été acceptée 19. En 1654, Péréfixe est reçu à l’Académie Française sur le fauteuil laissé vacant par la mort de Jean-Louis Guez de Balzac. Mais son ascension sociale et politique fut accélérée par la faveur royale, à l’occasion de la mise en place du gouvernement personnel : en 1661, Péréfixe est nommée membre du Conseil de Conscience du roi, alors présidé par l’archevêque de Toulouse Pierre de Marca, où se traite des affaires ecclésiastiques du royaume et plus particulièrement des nominations aux divers bénéfices. En septembre 1661, Péréfixe est fait commandeur et chancelier de l’Ordre du Saint-Esprit, après la démission de l’évêque d’Agde. C’est la mort inopinée de Pierre de Marca le 29 juin 1662, qui venait d’être nommé archevêque de Paris, qui vint parachever l’ascension de Préfixe qui le remplaça tant à la tête du Conseil de Conscience 20, qu’à la tête de l’archevêché de Paris 21. Notons qu’il est également élu proviseur de la Sorbonne, à un moment clef où le pouvoir royal tentait de contrôler plus étroitement cette institution 22. Il restera à ces fonctions jusqu’à sa mort, le 1er janvier 1671. Les combats parisiens de Péréfixe : la lutte contre les jansénistes et les libertins 15 J. Bergin parle d’un « prieuré Saint Jarric », op. cit., mais il semble que ce soit une erreur. Beaumont étant semble-t-il le nom de la seigneurie familiale qui lui échut, et non un autre bénéfice. 17 Cet évêché lui rapportait 20 000 livres de rente, c’était mieux que La Rochelle qui valait que 18 000 livres. Péréfixe fut sacré à Rueil le 18 avril 1648, cf. KERVILER René, François de la Mothe le Vayer, précepteur du duc d'Anjou et de Louis XIV : étude sur sa vie et sur ses écrits, Paris, 1879, p. 146. 18 FROMENTIÈRES, op. cit., pp. 88 à 91. La datation est faite par nos soin à l’aide de NOUGARET Roger, Hôpitaux, léproseries et bodomies de Rodez : de la grande peste à l'hôpital général (vers 1340-1676), Rodez, Subervie, 1986, pp. 210-212. Mais certains auteurs évoquent une première entrée seulement en 1655, quand le préceptorat cessa… 19 FROMENTIÈRES, op. cit., pp. 89 à 91. Louis Abelly, qui succède à Péréfixe Rodez, fut sacré par ses soins en 1664 et installé en 1665. 20 Cette institution s’étiola rapidement pour ne plus être qu’un entretien en tête à tête entre Péréfixe et le Roi. Evidemment, cela lui donnait une influence réelle sur les nominations aux bénéfices… 21 Les revenus de Paris s’élevaient autour de 90 000 livres de rente. Il est nommé le 30 juillet 1662, et n’est installé que le 19 avril 1664, sa bulle de confirmation pontificale ayant tardé à arriver, suite à une crise diplomatique entre la France et la Papauté provoquée par l’affaire des Gardes Corses (août 1662) . Ce n’est donc qu’à partir d’avril 1664 qu’il a pu pleinement assumer ses fonctions archiépiscopales. 22 Il est élu le 17 juillet 1662, quinze jours avant sa nomination officielle à l’archevêché de Paris. 16 5 Comme pour Pierre de Marca, la nomination à l’archevêché de Paris s’était faite avec l’argument de la résidence. Pour ces prélats de cour assumant des fonctions politiques au sein du Conseil, il devenait de plus en plus délicat d’être des évêques absentéistes. Mais pour l’un comme pour l’autre, cette nomination à Paris intervenait dans un contexte de persistance de l’agitation politique frondeuse au sein du clergé et de lutter contre l’influence du jansénisme. De fait, Péréfixe fut un archevêque de Paris zélé, un réformateur ouvert aux idées nouvelles. Dès le 11 janvier 1662, il imposa un nouveau missel 23, puis publia en 1664 un catéchisme. En 1665, il organisa un synode durant lequel des statuts furent rédigés 24. En 1666, il fit imprimer un missel et publia le 30 octobre 1666 un mandement qui fit quelque peu « le ménage » dans le calendrier des fêtes : 21 fêtes d’obligations furent supprimées, 30 fêtes chômées furent gardées 25. Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx, mit en exergue cette décision dans son célèbre Eloge de la Paresse (1880). Il y voyait la preuve d’un clergé acquis à valeurs bourgeoise du travail en ces temps de gestation du capitalisme 26, d’une régression sociale pour les ouvriers parisiens dont les jours de repos diminuaient. Cette décision était bien motivée par la lutte contre l’oisiveté et la pauvreté, mais il s’agissait aussi de décourager des dévotions médiévales jugées incompatibles avec la réforme catholique, de supprimer des cérémonies considérées comme manifestations superstitieuses et d’éliminer des fêtes officielles de saints dont l’historicité était douteuse. Selon Thomassin : « il n’est pas vrai qu’il ne fut pas obéi par le peuple, qui en murmura un peu à la vérité, mais on s’accoutuma. Il y en eut quelques-unes rétablies à la réquisition du Pape 27. » Les très populaires fêtes de Saint Roch (contre la peste) et de Sainte Catherine furent ainsi supprimées : un libelle accusa Péréfixe d’aversion particulière envers cette sainte, car le peuple considérait les religieuses de Port-Royal comme autant de « Saintes Catherine »28. Mais Hardouin de Péréfixe fut imité par plusieurs évêques… En 1670, il nomma une commission pour réformer le bréviaire romain parisien : il s’agissait de remplacer des formules traditionnelles par des citation des Ecritures, de diminuer la trop grande place accordée au culte des Saints au bénéfice de l’exaltation du Christ, de supprimer ou de corriger certaines leçons sur des Saints considérées comme trop légendaires par rapport aux acquis de la critique moderne, d’améliorer la composition et la métrique de certains cantiques conformément au nouveau goût musical, et bien sûr de renforcer le caractère gallican de l’ouvrage au détriment de Rome 29. 23 PLONGERON Bernard (s.d.), Paris. Histoire des diocèses de France, tome I, 1987, Paris, p. 260. Mais ils ont disparus, cf. LE BRAS Gabriel, « Synodes et conciles parisien », in Huitième centenaire de NotreDame de Paris. Congrès des 30 mai-3 juin 1964. Recueil de Travaux sur l’histoire de la cathédrale et de l’église de Paris, Vrin 1967, p. 65. 25 Texte dans DELAMARE Nicolas, Traité de Police, seconde édition, tome Ier, 1729, Amsterdam, pp. 323-324. 26 Ce qui est tout à fait vrai de la part de Péréfixe, comme on le verra plus loin. 27 THOMASSSIN Louis, Traité dogmatique et historique des édits et des autres moiens spirituels et temporels dont on s’est servi en tout tems pour maintenir l’unité de l’Eglise Catholique, 1710, tome III, p. 660. 28 Abbé D’ARTIGNY, Nouveaux Mémoires d’histoire, de critique et de littérature, tome VI, Paris, 1753, pp. 330331. 29 MARTIN Henri Jean, Livre, pouvoir et société à Paris au XVIIe siècle, Droz, Genève, 1969, tome 2, p. 779. Le Bréviaire ne sera publié qu’en 1684, après sa mort. 24 6 Tout ce zèle réformateur se manifestait au moment où Péréfixe, en accord avec le roi, livrait un combat sans merci contre le jansénisme et ses manifestations dans le diocèse. Dès 1661, des tensions étaient apparues au sein du clergé du fait de l’obligation de signer un formulaire adopté par l’Assemblée Générale du Clergé condamnant les erreurs de Jansénius: la mesure s’étendait aux ecclésiastiques, aux religieuses et aux régents, les bénéficiers récalcitrants encouraient la perte de leurs bénéfices. Le monastère de Port-Royal, qui était considéré comme le foyer du mouvement janséniste, fut le centre de la résistance à la signature du Formulaire : dès août 1661, les religieuses autour de la Mère Agnès Arnauld et de sa nièce Angélique Arnauld de Saint-Jean décidèrent de refuser. La situation était donc très tendue quand Péréfixe accéda au siège archiépiscopal de Paris dont dépendait directement le monastère. Péréfixe chercha d’abord à trouver un accord, assisté par l’abbé Bossuet dont il était devenu à cette époque le patron 30. Racine (qui soutenait Port Royal) dit de lui à cette occasion : « C'était un prélat beaucoup plus instruit des affaires de la cour que des affaires ecclésiastiques, mais au fond très bon homme, fort ami de la paix, et qui eût bien voulu, en contentant les jésuites, ne point s'attirer les défenseurs de Jansénius sur les bras. Il chercha donc des biais pour satisfaire les uns et les autres, et entra même pour cela en quelques pourparlers avec ces derniers 31 ». Mais par le lit de justice du 16 avril 1664, Louis XIV fit solennellement enregistrer au Parlement de Paris une déclaration ordonnant à nouveau la signature du Formulaire et rappelant les peines encourues : il ouvrait officiellement une phase de répression. Dans un souci de compromis, Péréfixe promulgua 7 juin 1664 un mandement qui se voulait conciliant. Il n’était plus question de faire de la condamnation des « cinq propositions » attribuées à Jansénius une question de foi et de conscience : la signature du Formulaire était désormais présentée par Péréfixe comme un simple acte d’obéissance et de soumission aux autorités ecclésiastiques que tout bon catholique ne peut refuser. Mais en distinguant ainsi une « foi humaine » et une « foi ecclésiastique », il provoqua une réaction des jansénistes les plus intransigeants autour de la publication du Traité de la Foi humaine d’Arnauld et Nicole 32. Dès le 9 juin 1664, Péréfixe fit une première visite canonique à Port Royal pour une inspection de six jours qui se déroula de façon pacifique et qui lui permit d’imposer deux nouveaux directeurs de conscience aux religieuses. Il annonça son retour un mois après pour obtenir la signature du Formulaire, ce qu’il fit le 21 août : à cette occasion Péréfixe, excédé par les discussions et les réticences suscitées par son mandement pourtant conciliant, éclata de colère et apostropha violemment les nonnes. Il revint le 26 août, cette fois accompagné de sept ou huit carrosses, de douze prêtres, du lieutenant civil, du prévôt de l’Ile, du chevalier du guet, sept commissaires en robe, vingt exempts armés de bâtons et quelque deux-cents archers. Ce 30 « [Péréfixe] conçut pour l’abbé Bossuet la plus grande estime et le mit au nombre de ses meilleurs amis. Il l’avoit avec lui à la ville et à la campagne, le plus souvent qu’il pouvoit. Il l’employoit dans les affaires les plus délicates et les plus importantes. Il se servit de lui pour engager les religieuses de Port-Royal à souscrire purement et simplement le Formulaire qui contenoit la condamnation du livre de Jansenius ». LÉVESQUE DE BURIGNY Jean, Vie de Bossuet, évêque de Meaux, Bruxelles, 1761, p. 76. 31 RACINE Jean, Abrégé de l’histoire de ¨Port-Royal, in Œuvres de Jean Racine, éd. Paul Mesnard, tome IV, Paris, Hachette, 1865, pp. 367-609, citation p. 544. 32 Arnauld et Nicole, qui ne perdent aucune occasion de polémique publièrent alors un Traité de la Foi humaine qui contribua au raidissement des religieuses. ORCIBAL Jean, Port-Royal entre le miracle et l’obéissance, Paris, 1957, pp. 35 et 51-53 et Correspondance de Fénelon, tome XIII, Genève, Droz, p. 49. 7 déploiement de force suscita dans le Faubourg Saint-Jacques un afflux de quelque 5000 curieux. Il fit sortir de force une douzaine de sœurs dont la vieille mère Agnès, pour les disperser dans divers couvents, tandis que le reste de la communauté fut durant onze mois comme assiégée par les soldats. On raconte, que lors de cette scène pénible, qui scandalisa les Parisiens, Péréfixe fut pris d’un violent saignement du nez et qu’il lui fallut pas moins de trois serviettes pour l’éponger 33… Une requête des religieuses, imprimée à la fin de l’année 1664, souleva d’indignation l’archevêque : « [œuvre] d’une demi-sçavante qui a la présomption d’interroger son archevêque en lui demandant ce que signifie une chose qui n’est pas moins claire que le jour, c’est-à-dire ce que signifie ce mot d’acquiescement et de soumission, […] demande injurieuse […] et contre le respect qui est dû aux supérieurs » 34 Malgré les pressions, seule une minorité de religieuses tant chez les dispersées que chez les assiégées acceptèrent de signer le Formulaire. La répression se poursuivit au début de l’année 1665 par le couvent de Port-Royal des Champs, où on rassembla les 25 récalcitrantes (y compris celles qui avait été auparavant dispersées dans des couvents, car on craignait d’étendre la contagion), tandis que Lemaistre de Sacy était embastillé. Mais l’opinion publique ne comprenait pas ces violences faites à des religieuses ignorantes des enjeux théologiques du jansénisme, elle condamnait l’attitude de l’évêque que l’on disait influencé par les Jésuites. Péréfixe avait parfaitement conscience du « rôle de salaud » qu’il était amené à jouer dans cette affaire 35, exprimant fort bien malgré la colère son embarras face aux religieuses de Port-Royal par une formule qui est restée célèbre : « Pures comme des Anges, orgueilleuses comme des démons 36 » C’est dans ce contexte très houleux, et avec le même souci d’affaiblir le « parti janséniste », que Péréfixe s’intéressa aux circonstances de la mort de Blaise Pascal, qui était survenue le 19 août 1662 à une époque où n’était pas encore archevêque de Paris. On sait que l’auteur des Provinciales avait été l’un des soutiens les plus en vue de Port-Royal où sa sœur Jacqueline (1625-1661) était religieuse 37. Sur la tombe de Pascal, la famille fit graver en 1664 ou 1665 une épitaphe célébrant sa foi, déclarant qu’il avait passé les dernières années de sa vie « dans la méditation de la loi divine ». Mais le bruit ayant couru qu’il était mort sans sacrement, des esprits malintentionnés demandèrent à Péréfixe de faire effacer cette inscription voire d’expulser ce janséniste notoire de la terre sacrée du cimetière de Saint Etienne du Mont. Le 7 janvier 1665, Péréfixe demanda au curé de la paroisse, Beurrier, qui avait assisté Pascal dans ces derniers instants, quelles furent les circonstances spirituelles de 33 RACINE, op. cit, p. 402. Citée par J. Orcibal in FÉNELON, Correspondance de Fénelon, tome XIII, 1990, Droz, Genève, p. 49. 35 Rôle que Montherlant a bien entendu repris dans sa pièce Port-Royal (1954) ! 36 Cité par Racine à l’occasion de la visite du 21 août 1665 : RACINE Jean, « Abrégé de l’histoire de Port-Royal », in Œuvres de Jean Racine, op. cit., tome IV, p. 550 . SAINTE-BEUVE Charles de, Port Royal, Paris, Hachette, 1867, tome IV, p. 205, cite une autre variante : « Elles sont pures comme des Anges, mais orgueilleuses comme Lucifer et opiniâtres comme des Démons. », issue d’ARNAULD Antoine, « Apologie pour les religieuses de PortRoyal », Œuvres, tome 23, p. 264, mais elle n’est pas formellement attribuée à Péréfixe. 37 Elle y était entrée en 1653, elle signa sous la contrainte le Formulaire avant de mourir en octobre 1661. 34 8 sa mort. Il lui demanda de signer un document certifiant que Pascal était mort en bon catholique, c’est-à-dire hors des erreurs de Jansénius 38. Il pensait alors utiliser ce document pour faire fléchir les religieuses. Mais Péréfixe préféra entretenir le mystère sur « la déclaration » qu’il possédait, au point que certains pensaient que c’était une rétractation pure et simple de Pascal signée de sa main. Malgré les dénégations publiques de la famille, Péréfixe affectait de croire qu’il tenait là un document susceptible d’enlever Pascal aux jansénistes. Cinq ans plus tard, au début de l’année 1670, lors d’un entretien avec Guillaume Desprez, l’éditeur des Pensées de Pascal, Péréfixe déclara que le livre était admirable, regrettant seulement un endroit « qui semblait favoriser la doctrine janséniste » et surtout suggérait d’ajouter à une seconde édition la fameuse « déclaration » en avant-propos, argumentant sur le fait qu’elle ferait tellement sensation qu’on serait obligé d’en augmenter le tirage 39. Péréfixe a donc essayé, aux yeux de la postérité, de ravir Pascal au parti janséniste en accréditant l’idée d’une rupture… Le climat s’apaisa faute de véritable vainqueur après la mort du pape Alexandre VII (1667), mais la « Paix Clémentine » fut interrompue après la mort de Péréfixe et chacun sait qu’en 1710 la persécution atteignit son paroxysme avec la destruction de Port-Royal des Champs… Le nom de Péréfixe est également associé à la lutte contre les « libertins », au travers de l’interdiction du Tartuffe de Molière. La représentation de la première version de la pièce à Versailles le 24 mai 1664 provoqua un scandale. Dans cette version, il n’y avait aucun doute sur l’état ecclésiastique de « l’Hypocrite » : il avait tout d’un prêtre en soutane, d’un directeur de conscience dévot. Les propos de Tartuffe mélangeaient expressions empruntées aux casuistes et sentences inspirées des catholiques rigoristes, renvoyant dos à dos de manière satirique jésuites et jansénistes. Raoul Allier a démontré le rôle très actif de la Compagnie du Saint-Sacrement pour obtenir du roi l’interdiction de la pièce, comme le prouve la narration de René Voyer d’Argenson : « On parla fort ce jour-là (17 avril 1664) de travailler à procurer la suppression de la méchante comédie de Tartuffe. Chacun se chargea d’en parler à ses amis qui avoient quelque crédit à la Cour pour empêcher sa représentation, et en effet elle fut différée assez longtemps, mais enfin le mauvais esprit du monde triompha de tous les soins et de toute la résistance de la solide piété en faveur de l’auteur libertin de cette pièce… » Toujours selon lui, c’est Hardouin de Péréfixe qui eut un rôle décisif pour convaincre le roi : « A l’assemblée du 27eme de mai, on rapporta que le roi bien informé par M. de Péréfixe, archevêque de Paris, des mauvais effets que pouvoit produire la comédie de Tartuffe, l’avoit 38 Texte de la déclaration dans PASCAL Blaise, Œuvres complètes, Grands écrivains de la France, tome 10, pp. 338-339. 39 Sur cette affaire nous renvoyons à GOUHIER Henri, Blaise Pascal. Commentaires, Paris, Vrin, 1971, pp. 316 à 366 ; GAZIER Augustin, Les dernier jours de Blaise pascal : étude historique et critique, Paris, Champion, 1911 ainsi que CANTILLON Alain, « Pendent opera interrupta : le commencement des Pensées-de-Pascal », in Littératures, 55/2007, Pascal a-t-il écrit les Pensées ?, Presse Universitaire du Mirail, Toulouse, pp. 47-74. 9 absolument défendue, mais, dans la suite, malgré tous les soins qu’on en put prendre, elle fut permise et jouée publiquement 40 ». Cette implication personnelle de Péréfixe mérite des éclaircissements. L’archevêque de Paris n’était pas membre de la Compagnie du Saint-Sacrement, et il n’avait pas non plus la réputation d’être un rigoriste proche du « parti dévot »41. Il agissait ainsi avant tout parce qu’il craignait que le scandale de la pièce ne provoque un rapprochement des jansénistes et des dévots pour dénoncer son laxisme face au libertinage. Cette affaire tombait au plus mal au moment où le roi venait d’ouvrir, on l’a vu, la répression contre le jansénisme 42. La démarche de Péréfixe était donc avant tout guidée par des considérations politiques : le roi devait donner des gages au parti dévot. D’ailleurs, Péréfixe avait eu l’occasion par le passé de montrer son ouverture d’esprit à propos du théâtre qui n’avait jamais eu bonne réputation chez les prédicateurs. En 1647, le curé de Saint-Germain (qui mourut janséniste) fit devant la reine une violente prédication dénonçant le théâtre. Elle fut suivie par une condamnation de la part sept docteurs de la Sorbonne. La reine Anne d’Autriche, très dévote, en fut fort troublée et demanda une consultation. Mazarin pris l’affaire très au sérieux, car c’était lui en tant que mécène de l’art lyrique et du théâtre qui était visé par l’attaque. Il envoya Péréfixe consulter ses collègues docteurs de la Sorbonne. Celui-ci ramena douze signatures approuvant le théâtre, calmant ainsi les scrupules de la reine 43. La compagnie du Saint-Sacrement ayant été officiellement dissoute, Molière revint à la charge durant l’été 1667 avec une nouvelle mouture de sa pièce, sous le titre de Panulphe ou l’Imposteur. Le lendemain de la première (le 5 août), alors que le roi est en campagne dans les Flandres, le président Lamoignon fait interdire la pièce, suivi le 11 août par Hardouin de Péréfixe qui publie une ordonnance frappant d’excommunication tout fidèle coupable de lire ou entendre réciter le Tartuffe, soit publiquement, soit en privé. Il faut dire qu’entre temps, c’est la pièce dom Juan, mettant en scène un seigneur libertin qui avait scandalisé. Il a fallu 40 ALLIER Raoul, La Cabale des Dévots 1627-1666, Paris, 1902, pp. 399-400. On raconte ainsi l’anecdote suivante pour illustrer l’ouverture d’esprit du prélat, à propos de l’érudit Pierre Pelhestre qui, alors âgé à peine de 18 ans, lisait les ouvrages hérétiques interdits de la bibliothèque du chapitre. Péréfixe le fit convoquer et lui demanda s’il se croyait suffisamment instruit pour lire sans danger des livres hérétiques. Il répondit : « Votre question m’embarrasse. Si je dis que je suis assez instruit, vous me taxerez d’orgueil ; si j’avoue mon ignorance, vous me défendrez ces lectures ». Sur cette réponse, Péréfixe lui permit de continuer. Anecdote rapportée dans Diderot d’Alembert, Encyclopédie Méthodique. Histoire, éd. 1790, tome IV p. 198 et par Michaud, Biographie universelle ancienne et moderne, tome 33, pp. 276-277. Une autre anecdote, plus comique, veut que Péréfixe avait la fâcheuse habitude de jurer voire de blasphémer, ce qui est gênant de la part du précepteur du Dauphin, il s’infligeait alors des pratiques de mortifications, mais se faisait tellement mal que la douleur lui faisaient lâcher « Jarni ! Morbleu ! », jurons inventés par le père Coton pour son héros Henri IV afin d’éviter de prononcer les épouvantables blasphèmes « Je renie Dieu », « par la Mort de Dieu ». Péréfixe avait du mal à jouer les rigoristes. Correspondance entre Boileau Despréaux et Brossette, éd. Laverdet, 1868, p. 543. 42 LATOUR Louis, Le Tartuffe par ordre du roi, 1877, pp. 53-54. 43 MOTTEVILLE (Madame de), Mémoires, tome I, p. 409 à l’année 1647. Voltaire reprenant l’anecdote ajoute, pour une fois très complaisant, « et quand il fut archevêque de Paris, il autorisa le sentiment qu’il avait défendu étant abbé ». C’est évidemment excessif vu la décision contre Molière. VOLTAIRE, « Le siècle de Louis XIV », in Œuvres complètes, Paris, Furne, tome IV, p. 187. 41 10 attendre 5 février 1669 pour que Tartuffe soit à nouveau autorisé 44, dans le contexte de la Paix clémentine 45. Pour clore ce chapitre du Tartuffe, il nous faut tordre le cou à une légende qui voudrait que la fameuse réplique d’Orgon, « le pauvre homme !», aurait été involontairement inspirée par Péréfixe. Bret, dans son édition de Molière de 1773 46, prétendait tenir de l’abbé d’Olivet (1682-1768) 47 l’anecdote suivante : lors de la campagne de Lorraine, en 1662, le roi aurait invité Péréfixe à se mettre à table avec lui. Celui-ci aurait décliné en précisant que c’était jour de jeûne. Cette réponse excita un rire de la part d’un témoin qui, après le départ du prélat, se fit un plaisir de raconter à Louis XIV dans le détail tous les mets qu’il avait mangé lors de son diner, le roi s’exclamant ironiquement à chaque fois « le pauvre homme ! ». Molière assistant à cette scène l’aurait directement transposée dans son Tartuffe. Outre les invraisemblances 48, les erreurs factuelles 49 et le caractère édifiant de cette anecdote (Louis XIV collaborateur de Molière…), la source d’inspiration doit être cherchée ailleurs : dans ses Historiettes, Tallemant des Réaux la rapporte au sujet du capucin le père Joseph, la fameuse « Eminence Grise » de Richelieu 50. Cette double activité de répression à l’égard des jansénistes et des libertins ne fut pas sans conséquence pour la postérité de Péréfixe. On tient là la raison de l’oubli, du désintérêt, voire du mépris vis-à-vis de sa personne. Il est clair que depuis le XIXe siècle, qui a consacré les valeurs littéraires françaises tant par la recherche que par les programmes scolaires, Péréfixe a été sévèrement jugé : il a eu le tort de s’attaquer frontalement aux deux génies littéraires du Grand Siècle, Pascal et Molière. On peut même pousser plus loin l’analyse : avec le premier, c’est toute l’érudition ecclésiastique qui le vouait à l’oubli ; avec le second, c’est toute l’érudition laïque et républicaine qui exprimait sa déconsidération ! Dans ces conditions, plus personne à droite ou à gauche n’a tenté depuis lors de s’intéresser sérieusement à son action et à son œuvre… 44 Molière édulcora les attributs ecclésiastiques du Tartuffe pour ne pas être accusé de mettre en cause l’Eglise et le sacerdoce. 45 REY François et LACOUTURE Jean, Molière et le roi. L’affaire Tartuffe, Seuil, Paris, 2007, p. 348. 46 MOLIÈRE, Œuvres de Molière, avec des remarques grammaticales ; des avertissemens et des observations sur chaque pièce, par M. Bret, Paris, Michel Lambert, 1773, en 6 tomes, tome IV, p. 402. 47 On remarquera que l’abbé d’Olivet n’était même né au moment des faits, c’est donc une piètre autorité, en tous les cas une anecdote de troisième ou quatrième main ! 48 Que fait Molière dans une campagne militaire au sein de l’entourage royal ? 49 La campagne de Lorraine eut lieu en 1663 et non en 1662. Il était à ce moment-là archevêque de Paris, alors que Bret l’appelle M. de Rodez... 50 Sur ce point d’érudition, PARIS Paulin « Quelques nouvelles recherches sur Molière », in Revue contemporaine, tome III, 1852, pp. 321-326 ; GAUJAL (Baron de), Etudes historiques sur le Rouergue, Paris, 1858, p. 197 ; FOURNIER Edouard, L’esprit dans l’histoire. Recherches et curiosités sur les mots historiques, Paris, Dentu, 1857, p. 317 et TALLEMANT DES RÉAUX, Historiettes, éd. A. Adam, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1960, tome I, pp. 295-296. Tallemant qui écrit son historiette quelques temps après les premières représentations de Tartuffe, dit explicitement que cette anecdote qui circulait a inspiré Molière. 11 Le précepteur de Louis XIV et la genèse de l’Histoire du roi Henry le Grand. Le parcours biographique que nous avons esquissé nous a permis de comprendre la vraie raison de l’ascension sociale d’Hardouin de Péréfixe, au-delà des patronages prestigieux qui étaient les siens. Le fait d’avoir obtenu le poste convoité de précepteur du dauphin, lui a assuré un contact direct avec le jeune roi, de tisser avec lui une relation de confiance durable qui lui a permis de rester au cœur du pouvoir 51. Les enjeux du préceptorat de Louis XIV Le choix d’un précepteur est toujours considéré comme un enjeu majeur, car quelle que soit la qualité que l’on reconnaissait au sang royal, il s’agissait d’élever le Dauphin à sa propre dignité, de lui inculquer les vertus du rang qui était le sien par la naissance. Son éducation s’inspirait à la fois des conceptions générales, mais possédait aussi donc un contenu spécifique destiné à le former « au métier de roi ». Dès l’âge de quatre ans, alors que l’enfant royal était encore « aux mains des femmes », des « instituteurs » commençaient les apprentissages les plus élémentaires. Puis à sept ans, il « passait aux hommes », jusqu’à la majorité royale fixée à 13 ans, âge auquel il pouvait est sacré. Après cela, la formation pouvait continuer ou pas jusqu’au mariage. En fait, à partir de sept ans, la Maison du Prince se constitue avec un véritable groupe préceptoral à la tête des domestiques. Bien évidemment, dans le cas de Louis XIV, la Régence liée à la mort prématurée de Louis XIII ne faisait que renforcer les enjeux de son éducation. La disparition de Richelieu avait également avivé les ambitions des factions politico-religieuses : dévots « bons catholiques » et étatistes espéraient orienter en faveur de leurs conceptions et de leurs intérêts respectifs l’éducation du jeune Louis. Dans le cadre d’une régence, un « surintendant de l’éducation » devait diriger les deux habituels officiers préceptoraux : le gouverneur du dauphin et le précepteur. Par la volonté de Louis XIII, Mazarin avait reçu ce titre. Il exerçait donc une triple fonction de surintendance, sur l’Etat, sur la reine et sur le dauphin, sorte de parrainage fait au nom de l’Eglise. C’est cette concentration de pouvoir qui excitait les adversaires de Mazarin l’accusant d’accaparer ainsi la personne royale. Il faut noter que dans le cas de Louis XIV, le poste de gouverneur, qui fut confié à Villeroi, ne fut pourvu qu’après celui de précepteur. Il n’y avait pas de relation hiérarchique entre les deux, puisqu’en temps normal l’un comme l’autre étaient nommé par le roi et prêtaient serment devant lui. La nomination d’un ecclésiastique, à la charge de précepteur, doit être jugée au regard d’une tendance lourde durant le XVIIe siècle pouvant sembler paradoxale. Alors qu’un peu partout dans l’Etat, on assistait à une sécularisation des fonctions politiques, on avait de plus en plus tendance à confier l’éducation du dauphin à un membre du clergé. Henri IV avait 51 Pour les généralités sur l’éducation de Louis XIV nous nous inspirons de MORMICHE Pascale, Devenir prince. L’école du pouvoir en France XVIIe-XVIIIe siècles, CNRS Editions, 2009, 512 p. qui renouvelle le toujours utile LACOUR-GAYET, op. cit. 12 choisi pour le futur Louis XIII des laïcs de formation juridique, mais à partir de Louis XIV on a presque exclusivement des ecclésiastiques, mais pas de jésuites malgré leur rôle reconnu à la Cour dans le proche entourage royal. C’est précisément parce qu’il y avait une sécularisation progressive de la monarchie et de la société, que la religion s’installait au centre des débats, et qu’on exigeait du futur roi d’en convenablement instruit. Le contexte intellectuel et politique renforçait le sentiment d’un enjeu très spécifique autour de l’éducation du dauphin Louis : l’apparition de la culture scientifique et l’émergence du scepticisme et du libertinisme ; l’émergence d’une culture d’Etat fondée sur le droit et la langue française ; mais aussi l’acuité des divisions religieuses avec les affaires protestantes et le jansénisme naissant. La reine avait pu nommer en 1640 le premier instituteur, en la personne de son confesseur Audin, prieur de Termes et de la Fage. Robert Arnauld d’Andilly fut un temps pressenti, mais sans doute écarté pour son jansénisme. Au total une douzaine de candidats, tous issus de la clientèle de Richelieu, étaient sur les rangs. C’était sans compter la douzaine d’ouvrages écrits entre 1644 et 1651, qui chacun théorisait sur la manière dont il fallait éduquer le roi : c’est dire quelles étaient les attentes du public. Un débat pédagogique se dégage de l’ensemble de cette production : faut-il privilégier l’histoire ou la philosophie dans la formation du roi ? Richelieu avait un temps pressenti François La Mothe le Vayer (15881672), membre de l’Académie Française, érudit connu pour ses positions sceptiques voire pyrrhoniennes. Il avait écrit dès 1640 un ouvrage intitulé De l’instruction de M. le Dauphin, dans lequel il se déclarait partisan d’une autonomie et de la spécificité de l’éducation de Louis. Fidèle à ses conceptions philosophiques, il défendait qu’il s’agissait d’un métier à acquérir, et qu’il fallait donc privilégier les savoir-faire pratiques. Il estimait que l’enseignement devait moins se concentrer sur l’érudition et l’apprentissage des vertus au travers d’exemples moraux et historiques, et davantage l’orienter vers la philosophie et les connaissances scientifiques. Il insistait aussi sur l’importance de la représentation et de la dissimilation dans l’exercice du pouvoir royal. Il semble qu’Anne d’Autriche ait récusé sa candidature, sans doute effrayée par tant d’hétérodoxie, en l’écartant sous un faux prétexte : il n’était pas marié. La Mothe Le Vayer devint cependant en 1649 précepteur de Philippe d’Orléans, frère cadet du Dauphin. C’est Péréfixe qui fut désigné le 28 mai 1644. Compte-tenu de ce que nous avons vu à propos de la nomination à l’évêché de La Rochelle que Louis XIII avait signée en février 1643, il est très improbable qu’une candidature de Péréfixe ait été validée dans son principe dès 1642 52. L’une comme l’autre de ces nominations exigeaient une présence bien réelle du titulaire. C’est quand les premières difficultés se manifestèrent pour sa nomination au siège épiscopal de La Rochelle, que Mazarin eut l’idée d’« exfiltrer » son protégé vers cette autre 52 C’est ce qu’affirme Pascale MORMICHE, op. cit., p. 38, dans une phrase extrêmement maladroite qui a dû échapper à sa vigilance : « C’est Mazarin qui le désigne en 1642 comme précepteur à Louis XIV ». Passons sur le lapsus qui fait qu’il faut lire bien évidemment Louis XIII et non Louis XIV. Ce n’est pas Mazarin qui a pu imposer Péréfixe auprès de Louis XIII en 1642, car c’était encore Richelieu, même malade, qui décidait et qui était le patron de Péréfixe. Or Richelieu, fin décembre 1642, songeait à La Rochelle pour son protégé. Si Louis XIII a approuvé un choix de principe pour l’éducation du dauphin avant de mourir, cela n’a pu être Péréfixe ; mais il est curieux que l’intéressé n’ait pas fait plus de résistance... C’est tout au plus à la fin de l’année 1643 que l’idée d’une candidature de Péréfixe a dû fait son chemin : à cette époque, Mazarin devait traiter avec Anne d’Autriche. 13 fonction particulièrement convoitée. C’est ce qui explique que Péréfixe n’ait eu le temps de rien publier susceptible de faire avancer sa candidature, mais son beau-frère Fortin de la Hoguette, qui ambitionnait lui la charge de gouverneur du dauphin, publia en 1645 un Catéchisme Royal. Cette candidature au pied levé ne rend que plus remarquable la nomination de Péréfixe. Ce succès impromptu a plusieurs raisons. Il était d’abord un compromis satisfaisant les vues de Mazarin sans agresser l’entourage religieux et conformiste de la reine. On a vu que la valeur intellectuelle intrinsèque de Péréfixe était bien réelle et reconnue, même si elle apparaissait plus fade que certains candidats idéologiquement plus marqués, mais qui attiraient inévitablement l’hostilité des dévots ou des étatistes. Péréfixe avait bien entendu bénéficié du patronage de Mazarin, et celui-ci ne cachait pas son rôle dans une nomination qui était cruciale pour son propre avenir politique : « C’est un homme [Hardouin de Péréfixe] que j’ai mis auprès du roi sans qu’il y songeât et auquel j’ai, après, fait donner plus de quarante mille livres de rentes » 53 Précisons d’abord que la pension comme précepteur était fixée à 12 000 livres de rente . Si Mazarin avait réussi son pari, c’était aussi parce que son protégé avait un profil idéologique plutôt « neutre ». Comme le remarque Pascale Mormiche, il ne faut pas non plus négliger dans cette désignation une logique de réseau qui laisse augurer d’un possible travail d’équipe entre le rassurant Péréfixe et l’audacieux La Mothe Le Vayer 55. D’ailleurs, Péréfixe ne travaillait pas seul ; il était assisté d’un sous-précepteur qui pouvait le remplacer en cas d’absence ou de maladie 56 et il supervisait une équipe de maîtres spécialisés intervenant plus ponctuellement en écriture, en mathématique, en langues étrangères, un musique et art plastiques, en équitation, sports et arts de guerre etc. 57. 54 La pédagogie de Péréfixe Il faut noter qu’au moment de sa nomination officielle en mai 1644, Péréfixe avait encore un peu de temps devant lui pour se préparer à sa tâche, puisque le passage aux hommes du dauphin Louis, né en septembre 1638, était prévu pour septembre 1645. C’est probablement à cette époque qu’il avança dans la rédaction de son Institution d’un Prince qu’il publia en 1647 58. Ce petit traité, très logiquement dédicacé à son patron Mazarin, expose 53 Citation dans LACOUR-GAYET, op. cit., p. 142, d’après une lettre de Mazarin du 12 septembre 1651, in CHÉRUEL et d’AVENEL, Lettres du cardinal Mazarin pendant son ministère, tome IV, p. 426. 54 MORMICHE Pascale, op. cit, p. 128. C’est bien moins que pour le gouverneur qui touche 48 000 livres. 55 MORMICHE Pascale, op. cit., p. 41, qui insiste sur la complémentarité des personnalités. 56 Le surlendemain de son sacre épiscopal, le 20 avril 1649, Péréfixe demanda un congé à Mazarin, invoquant un mauvais état de santé : l’abbé Laurent de Brisacier assura l’interim. Lettre citée par le père CHEROT, La première jeunesse de Louis XIV, 1649-1653, d’après la correspondance inédite du P. Ch. Paulin, son premier confesseur, Paris, 1892, p. 46. Cf. également, CHOISY, Mémoires, t. I, p. 108. LACOUR GAYET, op. cit., pp. 17-18 évoque aussi des intrusions du confesseur du roi, proche de la reine, le Père Paulin s. j. 57 LACOUR-GAYET, op. cit., pp. 19-21. 58 HARDOUIN DE PÉRÉFIXE, Institutio principis ad Ludovicus XIV, Franciae et Navarrae regem christianissum , Paris, Antoine Vitré, 1647, in-16°, 95 p. 14 les principes pédagogiques et moraux guidant sa mission éducative auprès du Dauphin Louis. Pour Péréfixe, il s’agit bien, selon ses propres termes, d’apprendre « le métier de roi » : « Ceux-là sont dans la plus erreur, qui pense que, pour bien gouverner, il suffit de naître roi : il faut, en plus, une formation soignée, parce que souvent le navire de la république sombre, par l’impéritie du pilote 59». Son discours qui développe un « paternalisme royal » est finalement très conventionnel, insistant par exemple sur l’importance de la justice comme moyen de concorde publique. Péréfixe développe une morale d’inspiration chrétienne mâtinée de stoïcisme, que tout père de famille serait susceptible d‘enseigner à son fils, du moins au XVIIe siècle 60… On notera néanmoins la teneur de la troisième partie de son Institutio principis , qui insistait sur les limites morales de la toute-puissance du roi, développant ses obligations envers Dieu et son Eglise, ses devoirs envers lui-même et ses sujets, dérivant tous des quatre vertus cardinales, la prudence, la justice, la force et la tempérance : « Sans la prudence, en effet, le roi ne peut se gouverner ni gouverner ses sujets. La justice lui apprend ce qu’il doit à lui-même et aux autres. La force lui donne la puissance de combattre ses ennemis et lui-même. La tempérance l’aide à réfréner ses vices et lui permet d’engager les sujets à vivre frugalement et modestement 61 ». Mais la qualité morale principale du roi, sur laquelle Péréfixe insiste, est le goût du travail, ce qu’il exprime sans détour dans la préface de son Histoire du roy Henri le Grand : « J’ai pris la liberté quelquefois de représenter à Votre Majesté que la royauté n’est pas un métier de fainéant ; qu’elle consiste presque toute en l’action, qu’il faut qu’un roi fasse ses délices de son devoir ; que son plaisir soit de régner ; il qu’il sache que régner, c’est tenir lui-même le timon de son Etat afin de conduire avec vigueur, sagesse et justice. 62» C’est à ce titre que Péréfixe exigeait de son élève du travail et de l’implication personnelle, gage d’un futur exercice personnel du pouvoir par le roi, principe de base de l’absolutisme. Dans sa dédicace à Mazarin, qui fut rappelons-le son superviseur comme surintendant du Dauphin, il revient sur les objectifs qu’il s’était fixés : « Je dois rendre ce témoignage au public, que vous avez voulu que je lui donnasse principalement les instructions qu’on doit donner à un roi et que, pour cet effet, je ne m’arrêtasse pas seulement à lui enseigner quelques préceptes de grammaire et de rhétorique mais que, de bonne heure, j’employasse le temps à lui apprendre tout ce qu’il doit savoir, premièrement pour se bien conduire soi-même, et puis pour bien conduire son Etat ; et qu’enfin je lui remplisse l’âme des meilleures maximes de la morale et de la politique » 63 L’enseignement de latin que Péréfixe prodiguait était en français, et non de manière immersive comme chez les jésuites chez qui l’ensemble de l’enseignement était effectué en 59 Ibidem, préface au roi. Sur ces lieux communs de la morale néo-stoïcienne que l’on retrouve dans les Mémoires de Louis XIV pour l’instruction du Dauphin, PEREZ Stanis, « Les brouillons de l’absolutisme : les « mémoires » de Louis XIV en question », XVIIe siècle, 2004/1, n° 222, pp.25-50, particulièrement pp. 34-42. 61 HARDOUIN DE PÉRÉFIXE, Institutio…, pp. 58-59. 62 HARDOUIN DE PÉRÉFIXE, Histoire du roi Henri le Grand, réed. 2001, Monhélios, Oloron, p. 6. Nous utiliserons cette édition qui est disponible dans le commerce. Elle sera désormais simplement citée « PEREFIXE ». 63 PÉRÉFIXE, p. 3. 60 15 latin, utilisant semble-t-il la méthode de Lancelot, bien qu’il fut un solitaire de Port-Royal 64. Cette pédagogie restera en vigueur chez les précepteurs royaux qui lui succèderont. Péréfixe faisait par exemple traduire des maximes latines en français, qu’il devait ensuite apprendre par cœur. C’était une façon de faire intérioriser au Dauphin des règles morales et politiques. Le travail de Péréfixe fut diversement apprécié par ses contemporains 65. Madame de Motteville reconnaît sa probité, mais elle l’estimait pas suffisamment versé dans les belles lettres, et surtout, déplorait son attitude visant à soustraire le jeune roi à toute autre influence 66 : il aurait réussi, alors que le Dauphin était plus grand, à interdire l’entrée de l’étude même à Villeroy et au lieutenant général des gardes… Il est vrai que c’est le grief habituel que l’on faisait au proche entourage du roi, à commencer par Mazarin. Nous possédons le témoignage moins suspect de deux valets de chambre. La Porte atteste le sérieux de Péréfixe : « Je peux dire avec vérité qu’à toutes les leçons où j’étais présent, j’étais témoins qu’il n’omettait rien de ce qui dépendait de sa charge » 67 Quant à Marie Dubois, il a laissé la description d’une journée de travail de jeune roi en avril 1655 (donc après son sacre), à une époque où Louis XIV était déjà associé aux travaux du Conseil par Mazarin : « Sytost qu’il s’éveilloit, il récitoit l’office du Saint-Esprit et son chapelet : cela fait, son précepteur entroit et le faisoit estudier, c’est-à-dire dans la sainte escriture ou dans l’ystoire de France. Cela faict, il sortoit du lict : alors nous entrions les deux de jour seulement et l’huissier d’ordinaire ; sortant du lict, il se mettoit sur sa chère percée, dans sa même chambre de l’alcôve, où il couchoit ; il y demeuroit une demie heure plus ou moings. Après, il entroit dans sa grande chambre où d’ordinaire il y avoit des princes et de grands seigneurs quy l’attendoient pour estre à son lever. Il estoit en robe de chambre et alloit doit à eux, leur parloit sy familièrement, les ungs après les autres, qu’il les ravissoit ». Une fois lavé et habillé, par avoir prié, le roi faisait des exercices militaires, se changeait et déjeunait. Il montait ensuite chez Mazarin pour une réunion sur les affaires du royaume. Puis, après être monté à cheval, il assistait à la messe puis partait à la chasse avant de « dîner ». L’après-midi commençait par les audiences accordées aux ambassadeurs ou « autres divertissements honnestes ». Les cours de Péréfixe ne reprenaient qu’en fin d’aprèsmidi : « Sur la fin de de l’apres dinée le Roy va au cours, où il se fait voir et parle en passant aux honnestes gens de condition, soit aux hommes soit aux femmes. Le cours fini, il entre au conseil, s’il est jour pour cela »68. 64 LACOUR-GAYET, op.cit., p. 102. La Nouvelle méthode pour apprendre facilement et en peu de temps la langue latine, parut en 1644 avec une dédicace au jeune roi. 65 Cf. témoignages recueillis par LACOUR-GAYET, op. cit., pp. 94 à 118 et pp. 143 à 146. 66 MOTTEVILLE de Mme, Mémoires de Madame de Motteville pour servir à l’histoire d’Anne d’Autriche, éd. Petitot, Paris, 1824, tome I pp. p. 264-265 et tome IV p. 90. 67 LA PORTE Pierre de, Mémoires de M. de La Porte, premier valet de chambre de Louis XIV contenant plusieurs particularités des règnes de Louis XIII & de Louis XIV, 1756, p. 254. 68 Mémoires de Dubois, pp. 23-25. 16 Le préceptorat ne fut pas toujours de tout repos pour Péréfixe, durant la Fronde notamment. Alors que Mazarin s’était exilé à Brühl pour échapper à une condamnation à mort, Péréfixe était resté auprès de la reine et du Dauphin pour continuer sa mission. Mais considéré comme une créature de Mazarin, sa vie était directement menacée en octobre 1651, quand il demanda de pouvoir se retirer de la Cour : le Dauphin, alors âgé de treize ans, refusa et lui dit qu’il voulait étudier avec lui plus que jamais, lui témoignant ainsi son attachement 69. De même, on apprend qu’en 1662, considérant que son niveau de latin était insuffisant pour lire lui-même la correspondance du Pape, il demanda à son vieux précepteur alors archevêque de Paris de reprendre du service, réservant une partie de ses journées pour des leçons supplémentaires 70. Nul doute que, même s’il ne fut pas toujours un élève des plus motivés 71, Louis XIV garda une vraie reconnaissance envers son prédécesseur, en témoigne ce passage écrit par Louis XIV dans ses Mémoires pour l’instruction du Dauphin : « J’avois nommé d’abord pour cette place importante [l’archevêché de Paris] l’archevêque de Toulouse, Marca, homme d’un savoir et d’un mérite extraordinaires, mais il mourut aussitôt après, et je choisi pour lui succéder l’évêque de Rhodès qui avoit été mon précepteur. Je ne fus pas fâché sans doute, mon fils de reconnoître par cette marque mon affection, le soin qu’il avoit pris de mon enfance, et il n’y a personne à qui nous devions davantage, qu’à ceux qui ont eu l’honneur et la peine tout ensemble de former notre esprit et nos mœurs. Mais je ne me serois jamais déterminé à ce choix, si je n’eusse connu en lui, avec plus de certitude qu’en aucun autre, les qualités qui me semblèrent les plus nécessaires en un poste aussi considérable que celui-là 72… ». L’Histoire du roi Henry le Grand (1661), « best seller » historique et politique. Nous avons vu comment Péréfixe avait un enseignement très traditionnel orienté principalement sur l’histoire. On sait qu’il demandait au valet de chambre du jeune roi de lui lire tous les soirs des pages de l’Histoire de France de Mézeray qui venait de paraître 73. Mais, il composa lui-même un cours plus accessible à l’étude, « ad usum delphini ». Dans sa préface, Hardouin de Péréfixe nous apprend que son Histoire du roi Henry le Grand, publiée en 1661, a d’abord été une leçon composée dans ce cadre : 69 LACOUR-GAYET, op. cit., qui cite Abbé de CHOISY, Mémoires, t. II, p. 139. LACOUR-GAYET, op. cit., p. 102. D’après l’ambassadeur de Venise, GRIMANI, Relazioni…, t. III, p. 87. 71 « M. de Beaumont, disant un jour à Son Eminence [le cadrinal Mazarin] que le Roi ne s'appliquoit point à l'étnde, qu'il devoit y employer son autorité et lui en faire des réprimandes, parce qu'il étoit à craindre qu'un jour il ne fît de même dans les grandes affaires, il lui répondit : « Ne vous mettez pas en peine, reposez-vous-en sur moi; il n'en saura que trop, car quand il vient au conseil il me fait cent questions sur la chose dont il s'agit » Anecdote dans LA PORTE, op. cit., p. 46. 72 LOUIS XIV, Mémoires pour l’instruction du Dauphin, tome I, « année 1662 », p. 199. Sur les problèmes soulevés par ce texte, PEREZ Stanis, art. cité, 2, pp.25-50. 73 LACOUR-GAYET, op. cit., p. 112. 70 17 « J’ai composé un sommaire de notre histoire de France pour l’usage de Sa Majesté qui en faisoit la lecture tous les jours avec tant de plaisir qu’il n’est point croyable que ce ne puisse être sans utilité 74». Péréfixe précise qu’il aurait souhaité « mettre au jour cet ouvrage tout entier », mais qu’il a finalement choisi de ne retenir que le chapitre consacré à Henri IV, en raison du grand intérêt que manifestait le Dauphin Louis pour la vie de son grand-père : « L’affection particulière que le Roi m’a toujours témoignée pour la vie de son aïeul Henri le Grand, et la déclaration qu’il a faite de se le proposer comme modèle 75 » Telle est la raison pour laquelle Péréfixe a « séparé cette partie des autres » pour la livrer au public. Mais cette publication s’est faite par un nouveau travail sur le texte, car Péréfixe reconnaît avoir mis « au net » le texte initial. De sorte que l’on peut repérer tout au long du livre des traces de ces deux strates d’écriture, celle de la leçon dispensée à Louis XIV et celle d’un ouvrage plus documenté s’adressant à un large public. Il est en effet difficile de croire que la version originale contenait autant de détails, mais il est révélateur de voir que Péréfixe n’a pas pour autant gommé les considérations morales ou politiques qu’il prodiguait au Dauphin. Nous devons cependant insister sur le contexte très particulier de cette publication qui intervient quelques semaines avant le décès de Mazarin (9 mars 1661) : on sait que la première édition est imprimée chez « Edme Martin » à partir de début janvier 1661, et que l’achever d’imprimer date de février 1661 76. Péréfixe dédicace son livre à son protecteur alors que celui-ci est très malade depuis juin 1660 77 et qu’il n’y a guère de doutes sur l’issue de sa maladie. Le livre est clairement orienté par ce contexte politique. Péréfixe, suivant le souhait exprimé par Mazarin, pousse clairement Louis XIV à régner seul, réitérant dans la préface au roi, les leçons qu’il lui avait prodiguées l’enjoignant à assumer seul les responsabilités royales 78 : « Toute la France, qui a maintenant les yeux sur vous, se réjouit de voir que les effets secondent vos désirs et remplissent ses espérances, et que vous agissez aussi puissamment, que vous avez passionnément souhaité d’entendre le récit d’une si belle vie. Votre Majesté sait que les volontés ne passent que pour des faiblesses quand elles ne se rendent point efficaces, et que bien loin d’être louables, elles condamnent celui qui les a, d’autant qu’il voit bien ce qu’il faut faire, et n’a pas le cœur de s’y attacher et de l’entreprendre. Le chemin de la vertu est d’abord un peu rude ; mais il conduit au temple de la Gloire, où il est certain qu’on n’arrive point par des pensées et par des discours oiseux ; mais par le travail, par l’application et surtout par la persévérance. J’ai pris la liberté quelquefois de représenter à Votre Majesté, que la royauté n’est pas un métier de fainéant ; qu’elle consiste presque 74 PÉRÉFIXE, p. 3. PÉRÉFIXE, p. 3. 76 Dans une lettre datée du 7 janvier 1661, Guy patin signale le début de l’impression à un de ses correspondants, PATIN Guy, Lettres, t. II, p. 452. 77 Pour la chronologie de la mort de Mazarin, DETHAN Georges, Mazarin, Un homme de paix à l’âge baroque, Paris, Imprimerie Nationale, 1981, pp. 314 à 326. 78 Ce plaidoyer en faveur de l’exercice solitaire du pouvoir n’avait rien d’original en soi : c’est un topos des miroirs des princes. Mais durant le ministère de Mazarin, cette idée était en général motivée par une opposition à ce dernier, accusé d’usurpation et de captation de la personne royale. Cf. PEREZ Stanis, art. cité, p. 36. Ce n’est évidemment pas le cas de Péréfixe qui a toujours soutenu son patron. Sous sa plume, c’est une dernière flatterie car elle sous-entend qu’il est de toute façon irremplaçable. 75 18 toute en l’action, qu’il faut qu’un roi fasse ses délices de son devoir ; que son plaisir soit de régner ; et qu’il sache que régner, c’est tenir lui-même le timon de son Etat, afin de le conduire avec vigueur, sagesse, et justice. Qui ne sait pas qu’il n’y a point d’honneur à porter un titre dont on ne fait point les fonctions […]. Je ne puis dissimuler, Sire, la joie indicible que j’ai eue quelquefois, lorsque j’ai entendu de la bouche de Votre Majesté, qu’elle aimerait mieux n’avoir jamais porté couronne, que de ne pas gouverner elle-même, et de ressembler à ces rois fainéants de la première race, qui, comme disent tous les historiens, ne servaient que d’idoles à leur maires du Palais, et qui n’ont point eu de nom que pour marquer les années dans la chronologie. Mais c’est assez pour faire connaître à la France combien Votre Majesté condamne ce léthargique assoupissement, de dire qu’elle veut maintenant imiter son aïeul Henri le Grand, qui a été le plus actif et le plus laborieux de tous nos rois, qui s’est adonné avec plus de soin au maniement de ses affaires, et qui a chéri son Etat et son peuple avec plus d’affection et plus de tendresse. » 79. Ce vibrant plaidoyer, insiste sur le moment clef que représente le début de l’année 1661 pour l’orientation du règne de Louis XIV, mais en ayant la délicatesse de ne pas en révéler la véritable cause… L’Histoire du roi Henry le Grand prépare donc le terrain à la prise de pouvoir personnel de Louis XIV en justifiant celle-ci au nom des principes mêmes de l’absolutisme et en invoquant le soi-disant précédent d’Henri IV, puisque nous verrons que Péréfixe minimisait le rôle de Sully. On connait la suite : le 9 mars, alors que Mazarin venait de mourir au château de Vincennes, Louis XIV convoque le chancelier Séguier, le surintendant des finances Nicolas Fouquet, le ministre d’Etat Hugues de Lionne et les quatre secrétaires d’Etat (Brienne père, la Vrillière, Duplessis-Guénégaud, Le Tellier) : il annonce qu’il gouvernera désormais par lui-même, assisté seulement de trois ministres sous ses ordres. Louis XIV inaugurait ce que l’on a appelé depuis son « règne personnel », phase ultime de l’absolutisme 80. Péréfixe, dont on a vu alors la promotion dans l’entourage royal, pouvait exulter : sa dernière leçon prodiguée publiquement au roi avait été entendue au-delà de toute espérance... Le succès du livre fut immédiat, dès 1661 il fut réédité trois fois. En 1662, Péréfixe publia une nouvelle version corrigée, améliorée et augmentée de son texte : il eut l’idée de génie le faire suivre par un Recueil de quelques belles actions et paroles mémorables du Roi Henry le Grand qui lui fut par la suite toujours associé. Péréfixe faisait une concession à un genre alors très apprécié, celui des « anas », recueils de bons mots et de « propos de table » de célébrités (plutôt littéraires). Ce florilège d’anecdotes et citations, puisées dans toutes les sources narratives connues (Matthieu, Sully, Dupleix…) devint le bréviaire de la légende henricienne pour des générations. La nouvelle édition connut dès 1662, cinq tirages différents. Un tel succès de librairie fut immédiatement accompagné depuis Amsterdam par les Elsevier qui écoulèrent des contrefaçons pour profiter de cet engouement 81. Au total, on a répertorié 79 PÉRÉFIXE, pp. 6-7. Sur les questions soulevées par cet événement : DESSERT Gabriel, Louis XIV prend le pouvoir. Naissance d’un mythe ?, Bruxelles, Ed. Complexe, 1989, et JANCZUKIEWICZ Jérôme, « La prise de pouvoir par Louis XIV : la construction du mythe », XVIIe siècle, 2005/2, n° 227, pp. 243-264. Personne n’a toutefois remarqué la concomitance du livre de Péréfixe, qui montre que le mythe se construit au moment même de la mort de Mazarin, au sein du proche entourage de ce dernier. On soulignera que c’était pour ce dernier le meilleur moyen d’éviter une disgrâce qui n’aurait pas manqué de survenir de la part d’un éventuel nouveau favori… 81 PIETERS Charles, Annales de l’imprimerie des Elsevier, ou histoire de leur famille et de leurs éditions, 2de édition, 1858, Gand, pp. 288, 369 et 458. Il y eut deux tirages distincts en 1661, puis en 1664 Daniel Elzevier imprime l’édition augmentée, qui est à nouveau imprimée en 1678-1679. Il existe trois autres éditions pirates : 80 19 pas moins de 40 éditions de 1661 à 1850, dont 17 avant 1789 et quelques 18 directement liées au contexte politique de la Restauration de 1815 à 1830 ! Ce succès prit une dimension internationale, grâce à des traductions allemandes, anglaises, hollandaise et italienne précoces 82. On notera l’absence de traduction espagnole, malgré le contexte politique favorable de la Paix des Pyrénées (1659) : il y avait trois raison à cela, la première était le premier titre de roi de Navarre porté par Henri IV, qui ravivait un vieux contentieux ; la seconde était les passages du livre qui égratignaient le roi d’Espagne ou ses représentants ; la troisième, était que Péréfixe faisait l’éloge du Grand Dessein d’Henri IV dévoilé par Sully, et qu’il encourageait avec enthousiasme Louis XIV à le réaliser, et donc à rompre la toute récente Paix des Pyrénées. Ouvrage exaltant le « roi de guerre », l’Histoire de Péréfixe fut considéré à juste titre comme belliciste et contraire aux intérêts de l’Espagne, c’est aussi pour cela qu’il fut traduit dans les pays qui étaient ses adversaire… Péréfixe fut officiellement gratifié de ce succès par Louis XIV qui lui attribua en 1661 une pension annuelle de 4000 livres qui le situait au plus haut niveau des historiographes royaux et autres officiers de lettres appointés 83. Le Parlement ne voulut l’enregistrer que pour huit ans, mais à la fin de la période, Louis XIV prolongea de quatre ans le versement, dont Péréfixe ne vit pas la fin 84. Le succès du livre suscita des gloses 85, mais aussi beaucoup de réactions de jalousie. Bien évidemment, comme toujours en pareil cas, on attribua tout le mérite à un « nègre »… Le nom de François Eudes de Mézeray (1610-1683), historien membre de l’Académie Française, a circulé : il faut dire que l’intéressé en aurait publiquement revendiqué la paternité 86. Plus curieusement, le nom du père Annat (15901670) 87 a aussi été avancé 88. Mais Voltaire lui-même a rendu justice à ces rumeurs, reconnaissant tout le mérite du prélat : deux sorties chez François Foppens de Bruxelles (1661 et 1666), et plus piquant, un « faux Elsevier » de 1662 qui aurait été commis en France, par L. Maury, à Rouen… 82 OETTINGER Edouard-Marie, Bibliographie biographique ou Dictionnaire de 26 000 ouvrages tant anciens que modernes…, Leipzig, 1850, p. 281. Il recense deux traductions allemandes (Leipzig 1669, et celle de Johann Christoph Kind, Altenburg 1753 et Tubingen 1792), traductions anglaises par J… D… (Londres 1663, 1670, 1672, 1679) et par Le Moine (Paris, 1785), traduction hollandaise par Jean Dulard (Harlingen 1679 et Amsterdam 1682). Nous avons trouvé, par ailleurs, une traduction italienne parue à Bologne, chez Monti éditée en 1670 et 1675). 83 C’est ce qu’a touché par exemple Mézeray de 1664 à 1670, alors qu’il était le mieux payé des hommes de lettres pensionnés : Denis II Godefroy touchait 3600 livres et Chapelain 3000 livres. Mais Mézeray fut sanctionné par Colbert suite à son Abrégé chronologique (1667-1668), RANUM Orest, Artisans of Glory. Writers and historical thought in seventeenth-century France, Chapel Hill, 1980, p. 227. 84 BOREL D’AUTERIVE Joseph, Annuaire de la noblesse de France et des maisons souveraines de l’Europe, tome 42, 1886. C’est sans doute pour éviter que cette pension ne se transforme en nouvelle charge d’historiographe royal. 85 NOULLEAU J-B, Douze maximes politiques autorisées de tous les sentiments et à peu près de tous les exemples de Henri le Grand, suivant l’histoire de sa vie composée par M. de Péréfixe, archevêque de paris, par J-B N théologal de Saint-Brieuc, Paris, 1665, in 4°. 86 ème FELLER François-Xavier, Dictionnaire historique, 2 éd., Lyon, 1823, tome VIII, p. 236. 87 Confesseur du roi à partir de 1654, il est le principal animateur de la lutte contre le jansénisme. A ces deux titres, il est effectivement proche de Péréfixe, mais n’a pas de véritable œuvre historique. Originaire du Rouergue, il a peut-être été patronné par Péréfixe, même si la charge de confesseur du roi était ordinairement tenue par un jésuite. On a prétendu, ce qui est excessif, qu’Annat aurait intercédé auprès du roi à la mort de 20 « Son Histoire de Henri IV, qui n'est qu'un abrégé, fait aimer ce grand prince, et est propre à former un bon roi. Il la composa pour son élève. On crut que Mezeray y avait eu part : en effet, il s'y trouve beaucoup de ses manières de parler ; mais Mézerai n'avait pas ce style touchant et digne eu plusieurs endroits du prince dont Péréfixe écrivait la vie, et de celui à qui il l'adressait. Les excellents conseils qui s'y trouvent pour gouverner par soi-même ne furent insérés que dans la seconde édition, après la mort du cardinal Mazarin 89. On apprend d'ailleurs à connaître Henri IV beaucoup plus dans cette histoire que dans celle de Daniel, écrite un peu sèchement, et où il est trop parlé du P. Coton, et trop peu des grandes qualités de Henri IV et des particularités de la vie de ce bon roi. Péréfixe émeut tout cœur né sensible, et fait adorer la mémoire de ce prince, dont les faiblesses n'étaient que celles d'un homme aimable, et dont les vertus étaient celles d’un grand homme » 90. Phénomène littéraire et éditorial, l’œuvre de Péréfixe avait atteint son but, faire au travers d’Henri IV une pédagogie de l’absolutisme pas simplement pour son petit-fils, mais ad usum populi. Henri IV, un modèle royal au temps de l’absolutisme Désormais, la leçon d’histoire était devenue publique et s’adressait à tous les sujets du royaume. Implicitement, le modèle henricien adopté par Louis XIV était invoqué pour l’ensemble des Français, devenant le support pédagogique d’une monarchie absolue en voie de finalisation. C’est ce que nous allons développer en analysant, au-delà des lieux communs de la légende henricienne, un certains nombres de thèmes qui révèlent les intentions de l’auteur. Henri IV vs. Henri III : le portrait moral d’un bon roi Hardouin de Péréfixe utilise à plusieurs reprises un procédé rhétorique qui consiste à faire l’éloge d’Henri IV en l’opposant à d’autres personnalités, à commencer par son prédécesseur Henri III. De ce point de vue, l’Histoire du roy Henry le Grand est aussi un jalon important dans la légende – noire celle-là – d’Henri III. De manière générale, il fait une description apocalyptique des règnes des derniers Valois, dépeint une cour certes brillante mais se vautrant dans la dépravation morale la plus totale. Il s’agissait de justifier l’accession au pouvoir de la Maison des Bourbon pas simplement pour des raisons juridiques, mais aussi Marca pour nommer Péréfixe à l’archevêché de Paris, mais ce sont peut-être des sources jansénistes cherchant à présenter Péréfixe comme redevable aux jésuites.. 88 Sur ces attributions et leurs origines, LELONG Jacques et FONTETTE Charles-Marie Fevret, Bibliothèque historique de la France, tome II, seconde édition, 1769, pp. 389-390. Tout au plus Mézeray a-t-il pu fournir une partie des matériaux pour l’ouvrage : cf. EVANS Wilfrid Hugo, L’historien Mézeray et la conception de l’histoire en France au XVIIe siècle, Gamber, Paris, 1930. 89 C’est faux, nous l’avons vu. 90 VOLTAIRE, Le Siècle de Louis XIV, Didot, Paris, 1864, p. 506. 21 pour des raisons morales : elle a restauré l’ancienne vertu qui avait été abandonnée. Henri III, promu contre-modèle, est ainsi dépeint comme un oisif aux activités les plus ridicules : « Le roi [Henri III] vivait à son ordinaire dans les profusions d’un luxe odieux et dans l’oisiveté d’une retraite méprisable, passait son temps, ou à voir danser, où à flatter de petits chiens, dont il avait grande quantité de toutes sortes, ou à faire parler des perroquets, ou à découper des images et autres occupations plus dignes d’un enfant qu’un roi » 91. Ce comportement est aussi mis en avant pour expliquer les désordres et la popularité d’un duc de Guise qui, lui, « ne perdait pas de temps », et se substituait au roi dans bien des domaines, cultivant ainsi sa popularité auprès du peuple. Un roi fainéant suscite toujours une vocation. Bien entendu, Péréfixe fait une allusion (voilée) à l’homosexualité prêtée au roi et à ses mignons, autre sujet d’opposition avec Henri de Navarre : « Le peuple, qui se licencie facilement à la médisance contre son prince quand il a perdu pour lui les sentiments d’estime et de vénération, disait des choses étranges de lui et de ses favoris. Les Guise, que les mignons (on appelait ainsi les favoris) choquaient en toutes occasions [...], ne manquaient pas de souffler le feu et d’accroître les animosités des peuples » 92. Mais c’est au moment de l’avènement que l’auteur présente un Henri IV fin analyste politique, qui ayant médité sur l’échec de son prédécesseur, décide de prendre le contre-pied dans trois domaines. Cela permet à Péréfixe faire un dyptique très didactique du mauvais gouvernement des Valois et du bon gouvernement Henricien : « Ce bon et sage roi considérait que pour guérir un mal, il faut en ôter les causes, et qu’ainsi il n’avait qu’à corriger et adoucir les mauvaises humeurs qui avaient mis l’Etat à l’extrémité. Il connaissait assez pour l’avoir vu, que trois choses avaient principalement rendu son prédécesseur méprisable : la première était sa mollesse et sa fainéantise, qui faisait qu’au lieu d’employer les beaux talents que Dieu lui avaient donnés […], il […] s’adonnait presque tout à ses plaisirs […]. La seconde était son mauvais ménagement et la dissipation des finances, qui l’avaient obligé de chercher des moyens extraordinaires et fâcheux d’exiger de l’argent. Or, il n’avait pas dissipé ses finances seulement par ses profusions extrêmes et par des dons immenses qu’il faisait à ses favoris, ce qui désespérait les peuples, mais plus encore par sa négligence, parce qu’il ne se donnait pas la peine de […] veiller sur ceux à qui il en confiait l’administration lesquels […] qui les prodiguaient en mille folles dépenses et les distribuaient à leur créatures, comme si c’eût été leur propre bien. La troisième, était le peu de créance que l’on avait en sa foi et ses manières d’agir envers ses sujets, trop subtiles, trop fines, trop couvertes en sorte qu’il avait ce malheur, qu’on était toujours en perpétuelle défiance de lui ; que toutes ses paroles et démarches semblaient être des pièges, et qu’on pensait prudemment de croire tout le contraire de ce qu’il voulait qu’on crut 93.» En face de ces critiques, Péréfixe ne se contente pas d’attribuer à Henri IV les vertus symétriques. Pour chacun des trois domaines, il cherche en réalité à rectifier la mauvaise réputation que son héros pouvait avoir laissé dans la postérité. Ainsi, sur le premier point il affirme : 91 PÉRÉFIXE, p. 50. PÉRÉFIXE, p. 35. 93 PÉRÉFIXE, p. 86. 92 22 « Il voulut montrer à la Ligue qui lui disputait le sceptre, qu’il était digne de le porter. Et pour cela, il agissait continuellement, non pas seulement à la campagne et dans les choses de la guerre, mais dans le cabinet, pour les délibérations des affaires importantes 94… » Or, ce portrait d’homme de cabinet, porté sur la réflexion, recueillant les avis de son entourage, était tout le contraire de ce qu’on disait d’Henri IV, considéré comme un homme d’action, qui ne savait pas tenir en place. Péréfixe ne pouvait ignorer ce que Scaliger disait de lui : « Henry IV ne sçauroit faire deux choses, tenir gravité & lire. Le Roy n'ayme que les bizarres et s'il voit quelqu'un qui parle sagement, il s'en mocque » 95. Concernant le domaine de la bonne administration et des finances, Péréfixe s’efforce de dissiper une autre médisance envers Henri IV, son avarice qui était proverbiale (sauf pour ses maîtresses…) : il argumente en présentant l’attitude du roi sous un jour favorable, l’attribuant à « son naturel ménager » (son goût inné de la bonne gestion !) et au fait qu’il « haïssait les profusions », en bon monarque stoïcien. Ce refus de la prodigalité qui écartait « sangsues de cour », épargnait le peuple en ne prélevant que le strict nécessaire. Péréfixe se voit du coup obligé de justifier la présence de François d’O, par un geste purement politique destiné à rallier les anciens mignons et serviteurs d’Henri III. Mais, connaissant son « horrible prodigalité », Henri IV aurait appris la comptabilité publique afin de pouvoir le brider : François d’O fut sous règne un tout autre homme… Sur le troisième point, Péréfixe précise d’emblée qu’il est superflu de parler de la franchise d’Henri IV, énumère que des qualités élogieuses de générosité, bonté, douceur, prétend qu’il s’excusait quand il infligeait une décision douloureuse, et qu’il avait respecté le Pape et les ecclésiastiques même quand il était protestant, et qu’il pardonnait facilement et de bon cœur, contrairement au vindicatif Henri III. Il faut noter que ce procédé utilisant un faire-valoir est employé par Péréfixe, avant 1589, à propos des mérites militaires d’Henri de Navarre qu’il compare à ceux de son adversaire principal, le duc de Mayenne, frère du Balafré. Il fait de ce dernier le portrait d’un obèse, « lent en toute chose », esclave des plaisirs de table et gros dormeur, qui a toujours un temps de retard dans les campagnes militaires, face à Henri, chef de guerre vif et « sportif », mangeant sur le pouce en un quart d’heure, ne dormant que deux ou trois heures par nuit 96. Péréfixe prétend même que Mayenne passait plus de temps à table qu’Henri de Navarre au lit ! On pourrait rétorquer, que le Béarnais ne faisait pas que dormir au lit, et que si on comptabilisait les heures consacrées à cet autre type d’activité, les chiffres seraient sans doute plus équilibrés… Mais, Péréfixe fait une remarque importante s’adressant au futur Roi de Guerre Louis XIV, c’est que les exemples si opposés des deux chefs de guerre déteignaient 94 PÉRÉFIXE, p. 87. SCALIGER Joseph-Juste, Scaligerana, Cologne, 1695, p. 187. 96 On remarquera qu’il s’agit d’un topos, très cicéronien, opposant un « pourceau d’Epicure » à un adepte de l’idéal de vie stoïcien… 95 23 chacun sur leur troupe, et qu’au final cela a été la raison essentielle des succès d’Henri face à des armées ligueuses qui étaient théoriquement plus fortes 97… Ces exemples, nous montre les limites historiographiques de l’ouvrage de Péréfixe, qui reste avant tout un « miroir du prince », prisonnier des topoï et des figures rhétoriques du genre ; où la vérité historique doit savoir quand il le faut se plier face aux fins édificatrices. Les points faibles d’Henri IV : la religion et les femmes… Mais si Péréfixe a malgré tout réussi à convaincre un aussi grand nombre de lecteurs, c’est qu’il a su prendre du recul sur certains points pour lesquels Henri IV n’était pas exemplaire. Homme d’Eglise, il était forcément attendu au tournant sur deux sujets sensibles : la religion du roi et son penchant pour les femmes. Péréfixe a choisi de ne pas éluder ces thèmes, de rester précis, tout en cherchant à les rendre compatibles avec l’idée d’un grand roi qui, en France, ne peut être que « Très Chrétien ». En matière de religion le panégyrique de Péréfixe s’annonçait forcément délicat, obligé de faire avec un itinéraire confessionnel fait d’allers-et-retours qui faisait de lui un « relaps », une épopée militaire qui s’est faite essentiellement comme chef de l’armée Huguenote contre les Catholiques, et une conversion finale qui laissait planer le doute quant à la sincérité de ses motivations : on cherchera d’ailleurs en vain dans le Recueil de Péréfixe la fameuse phrase « Paris vaut bien une messe !», qu’Henri IV n’a semble-t-il jamais prononcée, mais qu’il a sans doute fortement pensée 98… Commençons par remarquer que Péréfixe écrit en 1661, et non en 1685, et que c’est un peu hâtivement que certains historiens l’ont accusé d’avoir fait partie de l’entourage religieux de Louis XIV lui ayant inspiré la Révocation de l’Edit de Nantes (1685) survenue quinze ans après sa mort 99. On ne trouvera aucune tirade antiprotestante dans le livre de Péréfixe 100. Bien au contraire, l’entourage calviniste est présenté comme très pieux et rigoriste, ayant une influence morale positive sur Henri de Navarre. Ainsi en 1587, dans l’euphorie de la victoire 97 PÉRÉFIXE, pp. 69-70. Il s’agit d’une altération d’un dialogue fictif entre Sully et Henri IV, mis en scène dans la satire anonyme Les caquets de l’accouchée publiée en 1622, qui fait dire à Sully «Sire, Sire, la couronne vaut bien une messe ; aussi une espée de connestable donnée à un vieil routier de guerre mérite bien de desguiser pour un temps sa conscience et de feindre d’estre grand catholique », à Henri IV lui demandant « pourquoi il n’alloit point à la messe aussi bien que lui ». Pour le coup, c’est Sully qui apparaît cynique en suggérant qu’il est prêt à abandonner sa foi en échange du titre de connétable, mais c’est peu conforme aux forts sentiments calvinistes qu’on lui connait… cf. FOURNIER Edouard, L’esprit dans l’histoire. Recherches et curiosités sur les mots historiques, Paris, Dentu, 1857, p. 147-148. 99 BLUCHE François, Louis XIV, Paris, fayard, 1986, p. 605. 100 Tout au plus, il laisse échapper à propos de la Conférence de Fontainebleau que « la vérité [y] triompha hautement du mensonge ». Mais cette affirmation concerne au premier chef Duplessis-Mornay, et non les protestants dans leur ensemble. PÉRÉFIXE, p. 143. 98 24 de Contras, Péréfixe raconte que de retour à La Rochelle, Henri avait débauché la fille d’un officier de la ville, déshonorant sa famille. Mais il fut vivement pris à partie par un ministre : « Comme les escadrons étaient prêts d’aller à la charge et qu’il fallait faire la prière, [le ministre] prit la liberté de lui remontrer que Dieu ne pouvait pas favoriser ses armes, si auparavant il ne lui demandait pardon de cette offense et s’il ne réparait le scandale par une satisfaction public et ne rendait l’honneur à une famille à qui il l’avait ôté. Le bon roi écouta humblement ces remontrances, se mit à genoux, demanda pardon à Dieu de sa faute, pria tous ceux qui étaient présents de vouloir servir de témoin de sa repentance, et d’assurer le père de la fille que, si Dieu lui faisait la grâce de vivre, il réparerait tout autant qu’il pourrait, l’honneur qu’il lui avait ôté. Une soumission si chrétienne tira les larmes des yeux de toute l’assistance… » 101. Plus haut, Péréfixe évoquait l’état de dépravation morale que connaissaient parallèlement les deux cours royales, celle de Paris et celle de Nérac, au lendemain de la paix de Fleix (1580), poursuivant sa comparaison entre les deux Henri qui avaient alors des attitudes convergentes : « Cette paix causa presque autant de maux à l’Etat qu’avaient fait toutes les guerres précédentes. Les deux cours des deux rois, et les deux rois mêmes, se plongèrent dans les voluptés ; avec cette différence toutefois, que notre Henri ne s’endormait pas si fort dans les plaisirs, qu’il ne songeât quelquefois à ses affaires, étant réveillé et vivement piqué par les remontrances des ministres de sa religion, et par les reproches de ses vieux capitaines huguenots qui lui parlaient avec une grande liberté. Mais, Henri III s’abîma tout à fait dans la mollesse et dans la fainéantise : il ne semblait avoir ni cœur, ni mouvement… » 102 Le lecteur à envie de dire, mais que fait l’entourage religieux d’Henri III ? Où sont les confesseurs, les prélats de cour ? Pourquoi ne jouent-ils pas leur rôle en admonestant le roi et en lui montrant le droit chemin ? Que les mignons ne se comportent pas comme les vieux huguenots, passe encore, mais que le clergé catholique soit défaillant… Ce passage est très intéressant, car implicitement Péréfixe délivre toute une série de clefs. Il insiste sur une cour des Valois totalement corrompue et qui a même en quelque sorte dissout l’Eglise catholique. Si Henri de Navarre, avait fui ce milieu où il était en semi-captivité, et s’il a recouvré alors le calvinisme, c’était à cause de ce triste spectacle, bien peu édifiant, qu’il avait pu contempler. La Cour des Valois, mais aussi l’Eglise gallicane étaient à un tel niveau de décadence qu’il était naturel que le roi de Navarre revienne au calvinisme trouver un peu de morale chrétienne : voilà qui excusait son statut de relaps. Le constat de Péréfixe est accablant ; à cette époque, les Protestants étaient meilleurs chrétiens que les Catholiques, ou en tout cas « moins mauvais » : « Notre Henri eût bien désiré en même temps de pourvoir à la réformation du clergé, qui véritablement était en grand désordre, tant pour son temporel (les biens en ayant été usurpés durant les guerres par les huguenots et par les mauvais catholiques), que pour le spirituel, la plupart des prélats et des pasteurs étant aussi ignorants que dépravés 103.» On pourrait multiplier les exemples qui émaillent le texte et qui vont dans le même sens, comme quand il décrit à Coutras les forces en présence, avec d’un côté une armée de 101 PÉRÉFIXE, p. 46. PÉRÉFIXE, p. 34. 103 PÉRÉFIXE, p. 133-134. 102 25 Joyeuse très « bling-bling », « toute d’or, brillante de clinquant, d’armes damasquinées, de plumes à gros bouillons, d’écharpes en broderie etc. », indisciplinée, et motivée avant tout par l’esprit de lucre ; et de l’autre, « celle du roi de Navarre [qui] était toute de fer, n’ayant que des armes grises et sans aucun ornement » soudée autour d’un chef invoquant Dieu non pour combattre son roi, mais pour défendre « sa religion et son droit »104. Enfin, Péréfixe remarque qu’Henri IV avait conservé de son passage par le calvinisme une solide culture biblique qu’il utilisait dans ses discours 105. Le raisonnement de Péréfixe est très important d’un point de vue historiographique au moment où il le formule. Il minimise finalement les divergences théologiques entre les deux confessions, les protestants ne sont pas des hérétiques, mais d’authentiques chrétiens désespérés par le délabrement moral d’une Eglise dont il reconnaît alors le piètre état disciplinaire. Les huguenots ne sont pas des rebelles, mais des sujets clamant leur fidélité à un roi qui devrait être garant de la religion et de la paix publique, mais qui n’était pas non plus à la hauteur. Au-delà du cas particulier d’Henri IV, dont il fallait excuser le passé calviniste, il s’agissait d’un discours s’adressant à tous les Français qui avaient été séduits par la Réforme. Mais ce constat bienveillant avait un corolaire immédiat : l’Eglise et la monarchie n’était plus dans cet état et avaient été relevées moralement. Les protestants n’avait plus de raisons objectives de rester en dehors du giron de l’Eglise, mais ce retour (qu’il espérait comme nombre de prélats de sa génération) devait se faire sans violence et sans coercition. Péréfixe a surpris par sa condamnation sans équivoque de la Saint-Barthélemy : « Action exécrable qui n’avait jamais eu, et qui n’aura, s’il plait à Dieu, jamais de pareille ! », et n’a pas hésité à donner une estimation élevée de 100 000 victimes 106. C’est pourquoi il attribue à Henri IV une attitude visant à ramener en douceur les brebis protestantes égarées, sans utiliser la violence comme les ligueurs ni d’incitations matérielles ou financières 107 : « Aussi employa-t-il tous les moyens de douceur pour attirer avec lui tous ses sujets dans le sein de l’Eglise, de sorte qu’il fût cause de la conversion de plus de soixante mille âmes. Mais il ne voulut jamais user d’aucune violence pour cela, comme les ligueurs l’eussent désiré, et même il méprisait ceux qui se convertissaient pour quelque intérêt temporel » 108. Péréfixe accorde à l’édit de Nantes un passage sobre et dépassionné, où sans surprise il justifie les motivations d’Henri IV non par une quelconque tolérance religieuse, anachronique et qui aurait dans son cas amené un soupçon de libertinisme, mais par des considérations purement politiques de recherche d’équilibre : 104 PÉRÉFIXE, p. 45. PÉRÉFIXE, p. 248 et p. 252. 106 PÉRÉFIXE, p. 21. Ce nombre, sans doute exagéré, est bien plus élevé que celui de 70 000 victimes avancé par Sully, pourtant protestant convaincu. 107 Péréfixe condamne donc l’usage de la « Caisse des Conversions » destinée à débaucher de personnalités protestantes. 108 PÉRÉFIXE, p. 248. Bien évidemment cette dernière assertion est aussi un démenti pour les propres motivations d’Henri IV. Ce passage suit une conversation avec Sully, où il se déclare prêt à sacrifier l’un de ses doigts pour que son ministre se mette aussi à croire au saint-sacrement. Visiblement, Péréfixe par cette anecdote cherche à contrer le dialogue des Caquets de l’accouchée à l’origine du « Paris vaut bien une messe »… 105 26 « Il n'avait pas trop de toute sa prudence et de toute son adresse pour se gouverner de sorte que les Catholiques et le pape fussent contents de sa conduite, et que les Huguenots n'eussent pas sujet de s'en alarmer et de se cantonner. Son devoir et sa conscience le portaient à l'assistance des premiers; mais la raison d'Etat et les grandes obligations qu'il avait aux derniers, ne lui permettaient pas de les désespérer. Pour garder donc un tempérament nécessaire, il leur accorda un édit plus ample que les précédents : on l'appela l'édit de Nantes, parce qu'il avait été conclu l'année précédente en cette villelà, tandis qu'il y était. Par cet édit il leur accordait la liberté pour l'exercice de leur religion, même la faculté d'être admis aux charges, aux hôpitaux , aux collèges, et d'avoir des écoles en certains endroits, et des prêches presque partout ; et plusieurs autres choses, dont ils sont bien déchus depuis ce tempslà, à cause de leurs rebellions et de leurs diverses entreprises. Le parlement y apporta de grandes oppositions plus d'un an durant : enfin, comme on lui eut fait comprendre que ce serait rallumer le feu dans le royaume, que de ne pas accorder cette sûreté aux Huguenots, qui étaient querelleux et puissants, il le vérifia » 109. Par la bouche d’Henri IV, Péréfixe préconise donc de « laisser le temps au temps », et de faire confiance aux effets inéluctables de la réforme catholiques en marche, afin de rétablir à terme l’unité religieuse du royaume. On ne peut vraiment pas affirmer qu’il a poussé Louis XIV à remettre en question la politique religieuse de son grand-père… Mais c’est sur la question des femmes et des multiples liaisons adultères d’Henri IV que Péréfixe a eu le plus à argumenter. Il était difficile d’occulter cet aspect de la personnalité du Vert-Galant, et encore plus de le présenter de manière positive. Péréfixe a choisi de ne pas tourner autour du pot en affirmant, dès la page 22, avec un effet mélodramatique renvoyant à sa fin tragique : « Comme les vices qui se contractent à l’entrée de la jeunesse accompagnent ordinairement les hommes jusqu’au tombeau, la passion des femmes fut le faible et le penchant de notre Henri, et peut-être la cause de son dernier malheur, car Dieu punit tôt ou tard ceux qui s’abandonnent aveuglément à cette passion criminelle » 110. Selon Péréfixe, ce vice ne serait seulement apparu qu’en 1572, à la Cour de France : Henri aurait alors fini par succomber aux nombreux agissements de Catherine de Médicis, sa belle-mère, « qui le haïssait mortellement », qui lui tendait de nombreux pièges, et qui réussit là à trouver le point faible de son gendre : « Il se laissa prendre aux appas de certaines demoiselles de la cour, dont on dit que cette reine se servait exprès pour amuser les pinces et les seigneurs, et pour découvrir toutes leurs pensées ». Compte-tenu de la réputation épouvantable de la Cour des Valois, Péréfixe en vient à soutenir que c’était un moindre mal, et que c’était un miracle qu’Henri n’y ait pas contracté d’autres vices plus abominables : « Hors ce défaut, il n’en contracté point d’autres dans cette cour, et l’on doit attribuer une grâce toute particulière de Dieu, qu’il ne s’y gâta pas entièrement ; car il n’y en eut jamais de plus vicieuse et de plus corrompue. L’impiété, l’athéisme, la magie, même les plus horribles saletés, la noire lâcheté et la perfidie, l’empoisonnement et l’assassinat y régnaient au souverain degré. Toutes ces abominations, bien loin de l’infecter, le fortifièrent dans l’horreur naturelle qu’il en avait ; et pour être 109 110 PÉRÉFIXE, p. 248. PÉRÉFIXE, p. 22. 27 parmi les méchants, il n’eut jamais la pensée de devenir leur compagnons, mais bien d’être leur ennemi » 111. On voit que Péréfixe avait appris de son passage chez les jésuites toutes les subtilités de la casuistique… Tout au long du livre, au cas par cas, il est symptomatique de voir que notre bon prélat sait toujours trouver des circonstances atténuantes aux aventures galantes d’Henri. La première des maîtresses qu’il mentionne est la dame de Sauve : le jeune roi de Navarre était en fait victime d’une provocation politique de Catherine de Médicis qui l’avait envoyée pour le séduire et le manipuler ; et pour arriver à ses fins, elle n’avait pas lésiné sur les moyens, puisqu’elle avait missionné « la plus belle femme de la Cour » des Valois, réputée comme chacun sait pour la beauté et l’élégance de sa gent féminine ! Si Henri prit alors goût pour l’adultère, c’est aussi (bien sûr !) à cause de sa femme, Marguerite de Valois. Le portrait qu’il en donne est forcément négatif : les chats ne font pas des chiens ! Quand elle l’a rejoint en Gascogne, loin de la Cour de France, les époux ont découvert leur incompatibilité : Marguerite ne supportait pas Nérac, trop habituée qu’elle était au luxe et à l’éclat de la cour des Valois. Henri, par mansuétude ne voulut pas rompre ce mariage, il la garda plutôt que de la renvoyer : « Henri connaissant son humeur et sa conduite, l’eût mieux aimée loin que près. Toutefois il vit que c’était un mal sans remède, il se résolu à la souffrir et lui laissa une entière liberté. Il la considérait plutôt comme la sœur du roi que comme sa femme ; aussi prétendait-il qu’il y avait des nullités en son mariage, mais il attendait à les faire voir en temps et en lieu 112 ». On remarque que Péréfixe insiste sur le fait Marguerite était tout sauf une victime, et qu’ils formaient un couple que l’on qualifierait aujourd’hui de « très libéré », chacun laissant à l’autre toute latitude… Bref, si on s’amuse à développer quelque peu le raisonnement sousjacent de Péréfixe, Marguerite était sa femme, mais sans être véritablement sa femme 113. Tout au plus pourrait-on reprocher à Henri de créer une situation équivoque engendrant le pêché ; mais comme il était alors protestant, il ne pouvait donner au mariage une valeur de sacrement… Plus loin, Péréfixe développe un portrait plus flatteur de Marguerite louant sa culture et son raffinement, mais insistant sur sa prodigalité et sur le fait qu’elle n’honorait pas ses dettes ; défauts tout à fait conformes à ceux des Valois, mais à l’opposé exact des principes d’Henri, du moins à ce que prétend Péréfixe 114. Non sans humour (volontaire ?), Péréfixe montre qu’il existait au sein de ce couple de façade une réelle complicité politique et libertine dont fut victime Catherine de Médicis. En 1578, à l’occasion de la conférence de Nérac, la reine-mère était venue accompagnée de son « escadron volant » afin de « fluidifier » les négociations que devait tenir Pibrac avec les protestants. Marguerite, prenant fait et cause pour les intérêts de son mari, contre-attaqua avec les mêmes armes, recourant aux atours de 111 PÉRÉFIXE, p. 23. PÉRÉFIXE, p. 33. 113 PÉRÉFIXE, p. 257 : « il disait qu’il s’était vu [au commencement de son règne], roi sans royaume, mari sans femme, faisant la guerre sans argent… ». 114 PÉRÉFIXE, p. 253 : « il n’était pas libéral jusqu’à faire de profusions, comme l’avaient été les princes de la maison de Valois… » ; p. 249 : « Jamais prince ne fut plus exact que lui à payer ses dettes ». 112 28 « ses filles », s’occupant elle-même à circonvenir de ses charmes le très sérieux Pibrac qui, pris de « folie », accepta une paix très favorable aux huguenots 115... Quoi qu’il soit, cette situation matrimoniale boiteuse était aux yeux de Péréfixe l’excuse toute trouvée à la liaison entre Henri de Navarre et Gabrielle d’Estrées, qui formaient à ses yeux un véritable couple de substitution : « Vers ce temps-là [1591], notre Henri conçut de la passion pour Gabrielle d’Estrées, qui était parfaitement belle et d’une très noble maison ; et cette passion allant si fort en augmentant que, tandis qu’elle vécut, elle tint la principale place dans son cœur, jusque-là qu’en ayant eu trois ou quatre enfants, il avait quasi résolu de l’épouser quoiqu’il ne l’eût su faire qu’avec de grand embarras et des difficultés fort dangereuses » 116. Concernant Henriette d’Entragues, Péréfixe ne manque pas d’arguments là non plus. Il insiste d’abord sur le fait qu’elle était la fille de Marie Touchet, ancienne maîtresse de Charles IX avec qui elle avait eu le Comte d’Auvergne. Puis il explique, qu’Henri a été victime d’intrigues de courtisans qui l’ont poussé à la faute et que, une fois séduit, il fut victime d’un chantage de la belle destiné à lui arracher une promesse de mariage et tout cela finit par un complot de famille. Cette version n’est pas très glorieuse pour Henri IV, mais elle permettait une fois de plus de minimiser sa responsabilité 117. La seconde épouse, Marie de Médicis, n’est pas non plus présentée de manière très favorable. Il se félicite de cette alliance, mais la dépeint sous les traits d’une épouvantable mégère italienne, qui humilie publiquement le roi dans des scènes de ménage ridicules. Il n’élude pas les responsabilités d’Henri IV, qui apparait-là sous un jour assez pathétique, mais il en tire une leçon de morale pour le moins curieuse à l’intention des reines, et peut-être de toutes les épouses : « Au milieu de ce grand calme dont le roi jouissait […] il ne laissait pas de sentir des chagrins et des ennuis qui le fâchaient fort. Il n'y en avait point de plus cuisant ni de plus continuel que celui qui lui venait de la part de sa femme de ses maîtresses. Nous avons vu comme mademoiselle d'Entragues l'avait engagé. Il lui avait donné la terre de Verneuil, près de Senlis; et, pour l'amour d'elle, l'avait érigée en marquisat. Depuis qu'il avait été marié, il ne laissait pas d'avoir le même attachement pour elle, de la mener en ses voyages, et de la loger à Fontainebleau. Ces désordres scandaleux offensaient extrêmement la reine; et d'ailleurs la fierté de la marquise l'outrageait furieusement; car elle parlait toujours d'elle avec des termes ou injurieux, ou méprisants, jusqu'à dire quelquefois que si on lui faisait justice, elle devrait tenir sa place. Mais ce n'était pas le moyen [pour la reine] de gagner l'esprit du roi : il eût peut-être mieux valu qu'elle eût sagement dissimulé son déplaisir, et que, par ses caresses, elle se fût rendue maîtresse d'un cœur qui lui appartenait légitimement. Le roi aimait à être flatté ; il aimait le doux entretien et la complaisance, il se prenait par la tendresse et par l'affection; Le filtre de l'amour est l'amour même; c'est ce qu'elle devait employer auprès de lui, non pas les gronderies, les dédains et le mauvais accueil, qui ne servent qu'à dégoûter davantage un mari, et à lui faire trouver plus de plaisir dans les appas d'une maîtresse, qui prend soin d'être toujours agréable et toujours complaisante. Au lieu de tenir cette route, elle était toujours en pique avec le roi; elle l'aigrissait à toute heure par des plaintes et par des reproches; et 115 PÉRÉFIXE, p. 33. PÉRÉFIXE, p. 93. 117 PÉRÉFIXE, p. 153. 116 29 quand il pensait trouver avec elle quelque douceur pour se délasser de ses grands travaux d'esprit, il n'y rencontrait que de l'amertume et du fiel 118 ». On appréciera par quel biais notre évêque défend le sacrement du mariage ! Dans le cas présent, c’est l’attitude acariâtre de Marie de Médicis qui poussait finalement le roi dans les bras d’une maîtresse qui, elle, était fin psychologue. Cette complaisance de Péréfixe qui l’amenait à minimiser les incartades sexuelles du roi ne passa pas inaperçue à ses lecteurs contemporains. Mais, pour autant, il se gardait bien d’en faire l’apologie vis-à-vis du Dauphin, déplorant « la fragilité continuelle qu’il avait pour les belles femmes », « l’« excessive volupté » 119, le « libertinage scandaleux »120, d’Henri IV qui nuisait à sa santé et surtout le détournait du Grand Dessein, retardant son accomplissement jusqu’en 1610, et finalement l’empêcha de parachever sa Gloire 121. Vers la fin de l’ouvrage, il développe un point de vue plus convenu à l’intention de son élève, présentant un Henri IV victime de ses passions, incapable de se contrôler, de pratiquer la vertu stoïcienne de tempérance, dans un passage dont admirera le grand style : « Il serait à souhaiter, pour l'honneur de sa mémoire, qu'il n'eût eu que [le défaut de la passion du jeu]. Mais cette fragilité continuelle qu'il avait pour les belles femmes, en était un autre bien plus blâmable dans un prince chrétien, dans un homme de son âge, qui était marié, à qui Dieu avait fait tant de grâces, et qui roulait tant de grandes entreprises dans son esprit. Quelquefois il avait des désirs qui étaient passagers, et qui ne l'attachaient que pour une nuit; mais quand il rencontrait des beautés qui le frappaient au cœur, il aimait jusqu'à la folie ; et dans ces transports, il ne paraissait rien moins que Henri le Grand ». L’honnêteté de Péréfixe, qui ne cache pas les défauts de son héros, sa maladresse à vouloir le justifier ou à atténuer ses fautes ont finalement un effet très bénéfique sur la qualité générale du texte : elles l’éloignent d’une tonalité sentencieuse et désincarnée, elles rendent Henri IV profondément humain, lui donnent une présence attachante et touchante, tout autant sinon plus que les bons mots et réparties du Recueil qui font déjà partie de sa légende. Péréfixe s’en excuse presque par une belle formule : « A cela je crois qu’il faut avouer que c’était un défaut dans ce roi, qui n’était pas exempt de taches, non plus que le soleil » 122 Voilà une sentence qui, bien au-delà de ce qu’escomptait Péréfixe, sera retenue par le Dauphin, lui qui plus tard adoptera précisément le titre de « Roi-Soleil »… Un plaidoyer pour l’absolutisme et le gouvernement personnel 118 PÉRÉFIXE, p. 184. PÉRÉFIXE, p. 185. 120 PÉRÉFIXE, p. 212. 121 PÉRÉFIXE, p. 212. 122 PÉRÉFIXE, p. 211. 119 30 On ne trouvera pas dans l’Histoire du Roi Henry le Grand un exposé systématique sur l’absolutisme royal. Le propos de Péréfixe n’est pas d’exposer des principes théoriques ou juridiques, mais de justifier une pratique de gouvernement royal fondée sur l’autorité personnelle du roi. Les considérations morales qu’il développe s’efforcent de justifier en amont les pratiques absolutistes, d’en expliquer les motivations et de les légitimer : c’est pour cela que Péréfixe a eu besoin de développer le contre-exemple du gouvernement d’Henri III. Ce travail pédagogique ne vise pas seulement le Dauphin dans le cadre de son apprentissage du métier de roi, mais bien évidemment l’ensemble des sujets appelés à vivre bientôt dans le cadre du règne personnel de Louis XIV. Nous avons déjà vu comment dès sa préface, Péréfixe encourageait Louis XIV à assumer seul l’autorité politique en se passant de « ministre principal ». Cela n’a pas été sans conséquence sur la manière d’évoquer Sully, qui voit son rôle considérablement minimisé, même s’il était incontournable. Péréfixe fait l’éloge de l’homme, mais dans une dimension quelque peu besogneuse, celle d’un exécutant de la politique royale : « Quant à Maximilien de Béthune, baron de Rosny, et depuis duc de Sully […], le roi avait reconnu sa capacité et son affection en diverses affaires de conséquence ; mais surtout qu'il avait le génie porté au maniement des finances, et qu'il avait toutes les qualités requises pour cela. En effet il était homme d'ordre, exact, bon ménager, gardait sa parole, point prodigue, point fastueux, point porté à faire de folles et vaines dépenses, ni au jeu, ni en femmes, ni en festins, ni en meubles somptueux, ni en bâtiments trop superbes, ni en aucune des choses qui ne conviennent pas à un homme élevé dans cet emploi. De plus, il était vigilant, laborieux, expéditif, qui donnait presque tout son temps aux affaires, et peu à ses plaisirs. Avec cela, il avait le don de pénétrer ces matières jusqu'au fond, et de développer les entortillements et les nœuds dont les financiers, quand ils ne sont pas de bonne foi, s'étudient à cacher leurs grivèleries. Surtout il n'entra jamais dans les traités, ni dans les fermes, sous des noms empruntés; ce qui sans doute est un vol manifeste et très punissable 123… » De Sully, il retient par ailleurs l’œuvre financière et sa très grande honnêteté 124. Péréfixe a bien entendu lu et utilisé les Mémoires de Sully comme source, mais il prend le parti de casser l’image qui y était véhiculée, celle d’un tandem politique à la tête de l’Etat. Selon lui Sully n’était pas un alter ego du roi, et on remarquera que ses qualités morales et ses compétences viennent précisément rééquilibrer les défauts du roi (les femmes, le jeu…) ou les domaines dans lesquels il n’excelle pas 125. Malgré une personnalité très opposée, Sully avait une « humeur [qui] s’accordait parfaitement bien avec celle du roi » 126. Mais Sully n’avait aucune autorité particulière sur les autres ministres ou conseillers qui sont tous présentés individuellement 127. D’ailleurs, Péréfixe insiste sur la prééminence statutaire du chancelier au sein du conseil, louant les qualités de Pomponne de Bellièvre qui a établi « un fort bon ordre dans le conseil ». La remarque la plus élogieuse vient sous sa plume à propos de Villeroy qualifié de « plus grand homme d’Etat de ce règne-là », doué d’une rare faculté à débrouiller 123 PÉRÉFIXE, p. 131. PÉRÉFIXE, pp. 131-133. 125 A juste titre, on a pu relever que ce caractère besogneux et appliqué offrait un très beau modèle aux futurs élèves de l’école républicaine : cf. Avezou Laurent, Sully à travers l’histoire : les avatars d’un mythe politique, Paris, Ecole Nationale des Chartes, 2001, p. 142. 126 PÉRÉFIXE, p. 132. 127 PÉRÉFIXE le cite d’ailleurs en dernier, p. 128. 124 31 les affaires compliquées 128, et qui, d’un point de vue technique, était le plus apprécié par Henri IV : « Il disait qu'il n'en trouvait point parmi eux qui le satisfissent comme Villeroy, et qu'il vidait plus d'affaires avec lui en une heure qu'avec les autres en un jour » 129. Si Péréfixe reconnait qu’il y avait une relation particulière qui distinguait Sully des autres conseillers, c’était le fait d’être non pas premier ministre, mais tout simplement « favori » du roi, terme alors déjà daté sur le plan politique, renvoyant plus aux mignons d’Henri III, qu’à Richelieu ou Mazarin : « On voit […] comme était bornée la puissance de ce favori, qui donnait de la jalousie à tout le monde. Je l'appelle favori, à cause qu'il avait les emplois les plus éclatants; quoiqu'à dire vrai, il n'avait aucune prééminence sur les autres du conseil; car Villeroy et Jeannin étaient plus considérés que lui pour les négociations et pour les affaires étrangères ; Bellièvre et Sillery pour la justice, la police et le dedans du royaume. Et il ne faut pas s'imaginer que ces gens-là dépendissent en aucune façon de lui : il n'y avait qu'un chef dans l'état, qui était le roi, lequel faisait mouvoir tous les membres, et duquel seul ils recevaient les esprits et la vigueur » 130. On remarquera la métaphore corporelle très classique, qui venait fort à propos étayer la conception absolutiste défendue par le prélat. Ce qui lie Henri IV et Sully n’est pas politique, mais relève du sentiment, de l’amicitia. Sully est le compagnon de toujours, celui qui a tout partagé avec son chef, les combats, le gouvernement et un peu de sa gloire. Péréfixe présente Henri comme redevable envers ce fidèle d’entre les fidèles, si compétant et méritant dans son travail. C’est à ce titre qu’il le récompense par des gratifications qui, précisément, le désignaient aux yeux de tous comme le favori : « Il faut avouer que la faveur de Rosny servait en ce temps-là de prétexte presque à tous les mécontentements et à toutes les conspirations des grands. Le roi l'avait véritablement élevé par trois ou quatre belles charges, parce qu'il croyait ne pouvoir assez récompenser les services qu'il lui rendait; et en cela ce prince ne mérite que louanges, d'autant qu'un bon maître ne peut faire trop de bien à un bon serviteur. Mais si les brouillons et les malcontents se plaignaient qu'il lui donnait trop de charges et d'emplois » 131. Même si Sully semble subir le sort habituel du favori, ce passage permet de voir que l’attitude d’Henri IV est rigoureusement à l’opposé de celle développée plus haut pour Henri III, qui couvrait de faveurs disproportionnées ses favoris pourtant incompétents et malhonnêtes. Enfin, Péréfixe insiste sur le fait que malgré ses titres, Sully n’empiétait en rien sur le pouvoir personnel du roi, et cette fois-ci, c’étaient Richelieu et Mazarin lui-même qui étaient plutôt visés : « Au moins, [les brouillons] ne pouvaient-ils pas se plaindre qu'il lui donnât trop de pouvoir, et qu'il n'en donnât qu'à lui seul; car il est vrai de dire que Rosny n'avait pas la liberté de faire la moindre grâce de son chef. Il fallait pour toutes choses s'adresser directement au roi : il voulait distribuer lui-même toutes les grâces et les récompenses à des gens qu'il en connût dignes, qui lui en eussent obligation, et qui n'eussent dépendance que de lui. Ce grand prince savait bien que celui donne tout peut tout ; et que celui qui ne donne rien, n’est rien que ce qu’il plaît à celui qui donne tout. Il 128 PÉRÉFIXE, p. 102 et 130. PÉRÉFIXE, p. 131. 130 PÉRÉFIXE, p. 177. 131 PÉRÉFIXE, p. 175. 129 32 avait trop de courage et trop de gloire pour souffrir qu'un autre fît la plus noble fonction de son autorité royale » 132. Dans cet organigramme avant la lettre, le roi est seul face à son conseil. D’ailleurs, très significativement, Péréfixe fait remarquer qu’en ce temps-là on ne parlait pas encore de « ministres », mais seulement de « conseillers » qui ne détiennaient pas de pouvoir en propre, et qui n’étaient là que pour donner des « conseils » à un prince attentif à ne pas tomber sous influence et à perdre ses plus précieuses prérogatives : « Le roi conférait souvent avec ces conseillers ; on les appelait encore ainsi, et non pas ministres, comme on a fait depuis trente-cinq ans. Il leur parlait de ses affaires, quelquefois pour en être instruit, et quelquefois pour les instruire eux-mêmes : ce qu'il faisait, ou dans son cabinet, ou à la promenade dans les allées des Tuileries, de Monceaux, de Saint-Germain et de Fontainebleau. Il s'entretenait souvent avec eux séparément, les appelant les uns après les autres; et il en usait ainsi, ou pour les obliger à lui parler avec plus de liberté, ou pour ne leur pas dire lui-même, à tous ensemble, ce qu'il ne voulait dire qu'à quelques particuliers, ou pour quelque autre raison, qui était sans doute d'une fort bonne politique » 133. « Il voulait bien avoir de fidèles ministres, mais il n'avait point de compagnons ; il leur commettait le soin des affaires de telle sorte qu'il demeurait toujours le maître absolu 134, et eux les serviteurs. Il les aimait tendrement, comme il est juste, et usait d'une grande familiarité avec eux; mais il n'eût pas souffert qu'ils eussent manqué de soumission et de respect. S'il prenait leur conseil, c'était par forme d'avis, non pas d'instructions nécessaires ; et il les obligeait bien plus souvent par raison à suivre le sien, qu'il ne suivait le leur. Il les honorait de ses grâces et de ses bienfaits, mais avec proportion et mesure : il ne donnait pas tout à un seul, ou bien à deux ou trois mais, comme père commun, il distribuait les récompenses à tous ceux qu'il en jugeait dignes ; et il voulait qu'ils les reçussent de ses mains, non point de celles d'autrui, d'autant qu'il savait que donner et faire du bien est le plus glorieux attribut de la souveraineté, qui ne se doit communiquer à personne » 135. L’absolutisme défendu par Péréfixe puisait dans la tradition du gouvernement par conseil, mais restait conforme aux conceptions de Jean Bodin ou de Cardin Lebret pour qui «la souveraineté n'est non plus divisible que le point en la géométrie » 136, formule que Richelieu, ancien patron de Péréfixe, a reprise textuellement dans ses Mémoires 137. C’est la raison pour laquelle, il refusait par principe toute forme de délégation aux conseillers, afin d’éviter toute équivoque. Le conseil pouvait néanmoins exceptionnellement s’élargir, en temps de guerre notamment 138, mais le roi restait le dépositaire unique de la souveraineté et 132 PÉRÉFIXE, p. 175-176. PÉRÉFIXE, p. 130-131. 134 C’est le seul endroit du livre ou ce terme est prononcé. 135 PÉRÉFIXE, p. 87. 136 LEBRET Cardin, De la souveraineté du roi, Paris, 1632, L. I, ch. 9, p. 71. 137 PICOT, Georges, Cardin Lebret (1588-1665) et la doctrine de la souveraineté, Nancy, 1948, p. 127. 138 PÉRÉFIXE, pp. 114-115 rapporte le discours fait par Henri IV devant l’assemblée des notables de Rouen en 1596, où il va jusqu’à dire : « je ne vous ai point ici appelé, comme faisaient mes prédécesseurs pour vous obliger d’approuver mes volontés : je vous ai fait assembler pour recevoir vos conseils, pour les croire, pour les suivre, en un mot pour me mettre en tutelle entre vos mains ». Un exemple de démagogie à l’usage du Dauphin ? Il cite également, dans le cadre des préparatifs de guerre de 1610 et de la mise en place du Conseil de Régence autour de la reine, son souhait de compléter le dispositif par des « petits conseils » représentatifs dans les provinces du royaume : PEREFIXE, p. 222. 133 33 prenait ses plus importantes décisions devant Dieu « son plus sûr conseiller, et sa plus fidèle assistance » 139. Conclusion On a souvent voulu voir dans le livre Péréfixe, la première synthèse de la légende henricienne, compilation d’anecdotes, de bons mots et de commentaires édifiants qui a su transmettre à la postérité le souvenir d’un roi idéalisé et proche de son peuple. Le succès phénoménal de cet ouvrage, écrit dans un beau français classique, n’a pas d’autre explication. Même les maladresses de Péréfixe ont contribué involontairement à créer encore plus d’empathie pour son héros, grand par son destin, mais si proche par son humanité. Mais, pour une fois, c’est la forêt qui cache l’arbre. Tout ce foisonnement biographique a eu tendance à occulter les motivations de l’auteur, le contexte de son écriture et surtout la leçon politique qu’il se proposait, en 1661, de prodiguer au souverain sous l’œil de ses sujets, à moins que cela ne soit l’inverse, aux Français, sous l’œil de leur roi. L’Histoire du Roy Henry le Grand est indéniablement un plaidoyer en faveur de la monarchie absolue, une justification de la prise de pouvoir personnel de Louis XIV au moment où elle s’accomplissait. Elle constitue bien la lecture officielle du règne par l’Ancien Régime, une tentative pour imposer dans les esprits, après les ministériats de Richelieu et de Mazarin, l’image d’un absolutisme « à visage humain ». Le XIXe siècle, qui a au contraire voulu faire du règne du bon roi Henri une monarchie tempérée, a été d’une cécité incroyable devant la leçon de Péréfixe : il a fallu attendre l’ouvrage de Jean-Pierre Babelon (1982) pour que l’on finisse par admettre que le vrai fondateur de l’absolutisme était Henri IV. A la décharge de tous ceux qui n’ont pas compris complètement la démonstration du précepteur Péréfixe, il semble que son royal élève n’avait pas non plus tout retenu. Si le Roi-Soleil fut aussi surnommé « le Grand », isolé des Français dans son palais de Versailles, engoncé dans un cérémonial de cour et convaincu de sa supériorité, il n’a jamais su vraiment conquérir les cœurs faute d’avoir suivi jusqu’au bout l’exemple de son aïeul. Tel fut le terrible échec pédagogique de Péréfixe : de sa grande et belle leçon, le roi et le peuple n’ont chacun retenu que ce qu’ils voulaient bien entendre… 139 PÉRÉFIXE, p. 170, à propos de la trahison de Biron. 34