Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                

Noms de peintres : le nom

Bien que la céramique grecque, plus que toute autre forme de production antique, fournisse un répertoire abondant de signatures, de nombreux peintres resteraient anonymes s’ils n’avaient reçu de la part de leur inventeur des noms de convention, construits sur le modèle de ceux des Primitifs italiens. Ainsi baptisées, ces personnalités artistiques sont devenues aussi proches et familières aux spécialistes et aux étudiants que celles d’un Euphronios ou d’un Exékias. Mais leurs noms, outils du connoisseurship sans cesse manipulés, ne sont ni neutres, ni innocents; au contraire, issus de la subjectivité d’un savant, de sa culture et de son expérience intime, ils exercent une influence déterminante sur la vision de ses successeurs, par les hiérarchies implicites qu’ils expriment et la part de description qu’ils contiennent. Au cœur d’une pratique qui use de l’imagination autant que du regard, les noms de convention –dont on ne saurait se passer- peuvent revêtir une valeur poétique ou performative qu’il est important d’identifier.

Noms de peintres : le nom Comme beaucoup d’entre vous l’auront sûrement reconnu, le titre un peu énigmatique de cette deuxième intervention consacrée à l’univers du connoisseurship des vases grecs pastiche volontairement une formule proustienne, qui forme le titre de la deuxième partie du roman A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Noms de pays : le pays. Fascinée depuis longtemps par le paysage onomastique dans lequel nous autres spécialistes des vases grecs, nous évoluons comme s’il était naturel, je trouve un point de comparaison utile pour en explorer le pouvoir métaphorique dans la belle phrase de Proust contenue dans cette partie, qui dit : Certains noms de villes, Vézelay ou Chartres, Bourges ou Beauvais, servent à désigner, par abréviation, leur église principale. Cette acception partielle où nous le prenons si souvent finit- s’il s’agit de lieux que nous ne connaissons pas encore- par sculpter le nom tout entier qui dès lors, quand nous voulons y faire entrer l’idée de la ville – de la ville que nous n’avons jamais vue- lui imposeracomme un moule- les mêmes ciselures, et du même style, et en fera une sorte de grande cathédrale. En effet, les noms de peintres forgés par Beazley et dans une moindre mesure, par ses successeurs, sont pour certains des cathédrales, pour d’autres de simples églises ou d’humbles chapelles de campagne, mais la richesse de l’ensemble qu’ils forment et la façon dont ils modèlent notre approche du champ d’études me paraît fondamentale dans sa fonction descriptive liée à la définition des identités stylistiques, et pour l’histoire de la construction de notre domainede recherche On sait qu’il est très ardu de décrire le style de manière littéraire, il est même impossible de le décrire de manière linéaire et dans ce domaine, qu’il s’agisse des vases grecs ou de tout autre œuvre attribuable, les systèmes adoptés pour la dénomination d’une main anonyme, pierre de touche du travail d’identification, font appel à des formules qui s’étendent du fonctionnel au poétique, mais sont la plupart du temps marqués par une forte subjectivité de l’inventeur, subjectivité dont nous devons assumer l’héritage. De manière étrange, bien que le connoisseurship appliqué aux vases grecs ait subi depuis quelques dizaines d’années plusieurs vagues d’un fort criticisme, qui lui reproche entre autres une dimension non-scientifique, la question du nom de peintre forgé de toutes pièces, du nom de convention, n’a quasiment jamais été abordée dans le débat, ou bien seulement de manière rapide1. La question rebattue est plutôt celle d’une pratique qui donnerait naissance à de fausses individualités, créant l’illusion d’une communauté d’artistes et d’artisans qui n’a jamais existé en tant que telle et qui altèrerait notre vision sociale, historique de la Grèce antique, construite quant à elle sur des fondements scientifiques. Dans un article de la revue Perspective daté de 1 R. Neer, Beazley and the language of connoisseurship, Hephaistos, 15, 1997, p. 7-30 (p. 13). 2006 sur les monographies d’artistes antiques, Francis Prost 2 reprenant les questions liées à l’œuvre de John Davidson Beazley s’exprimait en ces termes : « la parole doctorale de Beazley a inventé une cohorte de peintres , artistes fantômatiques qui ont plus à voir avec certaines conceptions romantiques du XIXe siècle qu’avec le monde des artisans des cités grecques. » Le terme de fantômes revient aussi sous la plume de Mary Beard dans un article un peu plus ancien sur le même sujet 3. Sans autre attention portée au fait que l’invention de mains d’artistes anonymes est une nécessité, une pratique fondamentale qui embrasse bien d’autres domaines de l’histoire de l’art, y compris antique4, le même reproche se retrouve sous des formes différentes et chez différents auteurs : ainsi James Whitley, dans un article de 1997 intitulé « Beazley as a theorist », pour lequel les ouvrages de Beazley sont non pas de simples listes mais : «humanist narratives disguising themselves as scientific facts. They are lists which tell stories in which many, both inside and outside academia still profoundly wish to believe ».5 Autrement dit, les ouvrages de Beazley sont des sortes de contes de fées, qui enchantent spécialistes et amateurs par la reconstution imaginaire d’un univers inaccessible et désiré, celui des peintres de vases, et de leur histoire. Histoires de fantômes pour les un, contes de fées pour les autres, parfois aussi ironiquement qualifiés de Bible ( notion sur laquelle M. Robertson exprimait son malaise pour ce qu'elle inclut de "vérité révélée, et donc anti-scientifique »)6, les ouvrages de Beazley forgeraient une fiction d'humanité, sèchement fondée sur un ensemble de traits stylistiques dont est rejetée par la critique l’aptitude à témoigner d’une activité de création humaine. En cela, la critique rejette aussi le credo professé par Beazley, selon le quel le style est une chose sacrée, car le style, c’est l’homme 7, credo repris sans doute consciemment du célèbre discours sur le style de Buffon. Pourtant - et je crois que même si Beazley n'a jamais pris la peine de le préciser, c'est ainsi qu'il le concevait- la figure qui naît d'un regroupement de vases, et à laquelle on donne un nom comme pour sceller cet ensemble de traits distinctifs, n'est pas une 2 p. 540 3 Mary Beard in Looking at Greek Vases 1991 Cf pour les “Maîtres” sculpteurs cycladiques PAT GETZ-PREZIOSI: Sculptors of the Cyclades:. Individual and Tradition in the Third Millennium B.C.. Ann Arbor, MI: University of Michigan Press, 1987; eadem, Early Cycladic Art in North American Collections. catalogue. Richmond, VA and Seattle: Virginia Museum of Fine Arts and University of Washington Press, 1987. 4 5 cf. J. Wheatley , Beazley as a theorist, Antiquity, 71, 1997, p. 40-47 : p. 46 6 M. Robertson, Beazley and Attic vase-painting, dans Beazley and Oxford 1985, p. 19-30 (p. 19) 7 I was always brought up to think of style as a sacred thing, as the man itself (ABV, X) ; cf Neer 1997, p. 23-24 personne, mais un personnage. La part fictionnelle de ce personnage, si elle est bien comprise, ne devrait pas gêner, de même que la façon dont sont exprimées ses relations avec les autres artistes (élève de, successeur de, imitateur de ou même « brother », frère de, qui n’est évidemment pas un état civil ms une métaphore, à nouveau) et l'accusation de fabrication d'une humanité fantôme, dans ce cas , pèse assez peu, en particulier si l'on ne croit pas aux fantômes. C’est différemment qu’il faut aborder la chose. Le nom de convention, une« hypothèse de nom », pour reprendre une expression utilisée par J.P. Changeux lors d’une conférence donnée en 2005, est avant tout une image composée, ou une composition imagée. Chaque nom a une histoire plus ou moins longue, plus ou moins significative, qui peut être perçue en analysant sa structure, sa syntaxe. L’ensemble de ces noms forme un univers riche d’histoire individuelle et collective, qui porte marque de l’état de la science à l’époque de sa création, de l’histoire, de la culture personnelles mais aussi de l’univers intellectuel, et parfois fantasmatique ou intime de l’attributeur ; dans sa singularité et même, dans sa formidable subjectivité, c’est un pan d’historiographie irremplaçable. Si l’on regarde les listes de Beazley, on repère une grande variété de construction des noms de peintres, aussi bien qu’une grande variété de types de noms. Ce peut être évidemment pour les plus simples, un label axé sur des informations pratiques, comme, souvent, le lieu de conservation d’un œuvre et/ou son numéro d’inventaire, ou une véryable « micro-ekphrasis », résumant l’essence d’un motif iconographique, ou encore, les deux associés, les formules sont variées chez Beazley, qui est aidé en outre par la concision de sa langue maternelle, l’anglais . Mais il y a à l’évidence une hiérarchie implicite dans le choix du type de nom donné à une main, et un choix de formules bien plus étendu qu’il n’est de règle par exemple, dans le domaine de la peinture, qui touche selon moi au coeur même de ce domaine de la création grecque qui révèle la manière dont Beazley le concevait, et les héritages qui ont été les siens au cours de son travail. L’un des peintres les plus fameux et les plus célébrés de la céramique attique, par exemple, est le Peintre de Berlin, qui pourtant, n’a pas porté d’emblée ce nom. D’après de lettres envoyées à des amis avant 1910, en effet8, Beazley avait identifié précocement dans les collections du musée de Naples une main à laquelle il donna à l’époque le nom de Sokrates-Master, d’après une inscription de type kalos, c'est-à-dire une acclamation à l’intention d’un jeune homme nommé Sokratés , portée sur la belle amphore de type panthénaïque qu’il décrit et qui est aisément reconnaissable 9. 8 M. Robertson, Beazley and after, MunchnJhrbch 27, 1976, p. 33 9 Cat. Napoli 2009, p. 62-63. Dans la publication de l’amphore de Berlin, en 1911, le nom devient celui de Master of the Berlin Amphora10, puis un peu plus tard11, Berlin Painter, ce qui traduit une condensation progressive, accompagnant ce qui est perçu comme une reconnaissance, sur l’ensemble de l’oeuvre et sur le créateur mêmes. Le changement de Master en Painter, qui se produit pour plusieurs autres artistes, comme aussi le Peintre d’Achille, pour en arriver finalement à un monde de peintres et de potiersPainters et Potters- , dénote un changement de regard sur la nature de ces créations, et un éloignement des modèles hérités de la peinture. Avec le nom de ville de Berlin, qui introduit un ensemble symbolique moderne dans l’identité du peintre – et on repense ici à la phrase de Proust- , Beazley rend hommage d’une part, à l’importance de la ville allemande dans l’histoire de l’archéologie grecque, et probablement aussi, selon Dietrich von Bothmer, à ses maîtres allemands, Hartwig, Hauser et Furtwängler. Il ne faut pas oublier que la première édition de son ouvrage sur les vases attiques à figures rouges, (Attische Vasenmaler des rotfigurigen Stils, Tübingen, 1925) a été écrite et publiée en allemand, et que c’est en Allemagne que son travail a été le plus rapidement reçu et admiré. Ce que Berlin représentait en 1911 pour un savant anglais diffère intensément de ce que ce nom suggère en nous aujourd’hui, au moins à la première lecture ; il faut donc garder à l’esprit l’empreinte historique de cette appellation, et relativiser son pouvoir d’évocation. Dans les catégories de noms les plus nobles figurent aussi ceux qui pointent un thème iconographique particulier, un personnage héroïque ou mythologique, dont la figuration n’est pas exclusive au vase éponyme mais y revêt une beauté ou un intérêt particuliers ; c’est le cas du Peintre d’Achille, ou encore du Peintre de Pan, qui quoique n’appartenant déjà plus au floruit des figures rouges de la fin de l’archaïsme, rassemble des traits stylistiques décrits par Beazley avec une admiration évidente et des termes assez précieux, dans la monographie qu’il lui consacre en 1931 : « a blend of late-archaic daintiness and early-classic grandeur ;… ravishing elegance… ; piquant contrasts … »12. Le maniérisme du Peintre de Pan séduit Beazley, et on en touvera peut-être la raison dans les poèmes qu’il écrivait. Il est manifeste en tout cas que là où le style s’affirme avec bonheur ou s’allie à un talent de créateur d’images, le nom doit refléter cette ampleur, se distinguant ainsi de la longue liste des peintres caractérisés, par exemple, par un lieu de conservation et un numéro d’inventaire. A un niveau similaire, mais pour des problématiques de corpus différentes, nous trouvons les noms de peintres issus de celui de leur potier, Cléophradès, Brygos, ou 10 The Master of the Berlin Amphora, JHS, 31, 1911, p. 276-295 11 VA, p. V-VI 12 The Pan Painter, réed. de 1974, p. 2. Amasis, dont le nom reflète bien l’ambiguïté dans ce cas irrésolue entre peintre et potier, qui pourraient, sans que l’on en ait preuve, être le même personnage13. Car le peintre de vases, et même parmi les plus talentueux, comme Exekias, peut aussi être son propre potier, un artisan, donc, et ceci m’amène à revenir sur la question de la hiérarchie et de la variété de tous ces noms . Une fois sortis des catégories nobles, et de la masse conventionnelle des lieux de conservation, on rencontre dans les ouvrages de Beazley de nombreux autres autres types de noms : ils peuvent destinés par exemple à qualifier une manière (Peintre Affecté), et là nous sommes encore dans une détermination du style, mais aussi, avec davantage d’ironie, un tic, une gestuelle particulière, comme pour le peintre Angulaire (Angular painter) ou pour le curieux Elbows-out Painter, ou des Coudes en-dehors, dont l’appellation est extrêmement efficace en termes de repérage visuel, mais quasiment intraduisible en français. Si l’on ne se résoud pas, comme on l’est parfois obligé de le faire, à conserver la formule anglaise , on s’attachera donc souvent (et c’est un des problèmes que j’ai affrontés avec Marianne Hamiaux quand nous travaillions, il ya bien des années, à établir les lexiques d’artistes de la base Jupiter du Département des antiquités grecques et romaines du Louvre) à tenter en traduisant les noms en français de gommer cette ironie, cette distance ou cette familiarité, ce qui revient pour le céramologue français à s’éloigner des sous-entendus ou des idiomatismes culturels qui y étaient inclus. On traduira ainsi plutôt le Pig Painter par Peintre du Porc que par Peintre du Cochon ; on ne traduira pas le Worst Painter ou « Peintre le pire », dont Beazley dit, avec un mélange d’intuition et de parti-pris esthétisant :14 « I have always taken the vases of the Worst Painter to be Attic in spite of the barbarous style… » ; ce jugement apparaît aujourd’hui déplacé, car il s’agit bien d’une production ni athénienne ni pour autant barbare, mais issue de la Grèce du nordouest, Etolie ou Acarnanie, et diffusée vers l’Adriatique, et que nous n’avons pas affaire à un style barbare mais à un style régional inspiré par la céramique attique. Il sera dangereux également, et propice aux contresens imaginatifs, de traduire le nom du Flying Angel Painter en Peintre de l’Ange volant, car l’image à laquelle il doit cette appellation, loin de représenter par exemple un Eros en plein vol, nous montre, de manière inattendue, un satyre adulte, tenant en équilibre sur ses épaules, par les poignets, un petit satyreau. De ce peintre qui se situe lui aussi dans les marges inférieures de la plus belle époque des fig. rouges, J. Boardman nous dit qu’il aime dépeindre des satyres dans leur vie de famille, et qu’il introduit les satyres-enfants dans l’art grec15. Si l’on cherche l’origine précise du nom, on aura du mal à la trouver. 13 Cat et colloque The Amasis Painter 14 ARV²p. 1353 ; cf. McPhee, The Agrinion Group, ABSA, 74, 1979, p. 159-162. 15 Boardman 1979, p. 112 et fig. 177 Sur le site internet du musée de Boston par exemple, où les notices sont très détaillées, le satyreau est porté par son père sur ses épaules « comme s’il assistait à une parade ». Mais là n’est pas non plus l’explication, ce qui au passage révèle un pan du fossé culturel entre Angleterre et Etats-Unis. En réalité, je crois bien que Flying Angel est, tout comme piggy-back, un simple jeu anglais entre parent et enfant, dans lequel le premier soulève de terre le second et le faisant évoluer en l’air, lui donne la sensation d’être un ange volant… Il ya donc, et cela explique la légèreté des propos que je viens de tenir, des noms de peintres moins sérieux, parfois ironiques, parfois prosaïques, et parfois même dédaigneux. Je crois que ce phénomène est lié à la vision esthétisante de Beazley, amateur raffiné et excellent connaisseur de la peinture italienne, et à un certain désir de ne pas (ce qui au contraire lui a été abondamment reproché) placer la céramique grecque, malgré un système de classification fondé sur l’outil stylistique, au même plan que la peinture ancienne. La nature particulière de cette production, « this ambiguous craft and art of Attic vase-painting » selon M. Robertson16, qui tantôt touche à la perfection de la forme et du dessin, et tantôt au plus trivial du travail de l’argile, est restituée par un système de dénominations qui vont du plus noble, du plus savant au plus dépréciateur, ou, chose intéressante, au plus intime, au plus enfantin de l’expérience. Il faut se souvenir pour apprécier la cohérence de cette œuvre que parallèlement à une ample culture humaniste formée par ses années d’études et par ses goûts personnels, Beazley était imprégné des principes du mouvements Art and Crafts et que là se fondent certainement en partie ses choix et son approche. Son père en effet, était décorateur d’intérieur à Glasgow, ou il naquit en 1885, et la famille se transferra en 1897 à Bruxelles pour se perfectionner dans les techniques de fabrication du verre, ce dont son propre frère fera d’ailleurs son métier17. Par ailleurs, et ceci joue un rôle tout aussi important à mon sens, c’est une chose perceptible et dans son écriture et dans son maniement du rapport entre mots et images , Beazley était poète, du moins dans sa jeunesse estudiantine au cours de lquelle il publia à plusieurs reprises certaines de ses poèsies dans l’English Review ; selon Bernard Ashmole, c’était même un talent très apprécié de ses condisciples. 18 Il y aurait à explorer de très nombreux autres noms de peintres , et aussi sans doute à s’intéresser aux épigones et successeurs, qui ont repris le système de manière plus ou moins personnelle et avec plus ou moins de bonheur. Le plus productif d’entre eux 16 Robertson 1985, p. 29; Robertson dans Beazley and Oxford, p. 25-26 17 Kurtz, Beazley and the connoisseurship 1985, p. 122-123; B. Ashmole 1985, p. 57; Robertson, dans Beazley and Oxford, p. 20-21; Vickers et Gill, Artful Crafts, 1995, p. 80-83 18 Ashmole 1985, p. 59 est bien entendu, pour la céramique italiote, Arthur Dale Trendall, dont l’œuvre monumentale composée elle aussi de listes de peintres, presque tous anonymes, révèle une individualité très différente, mais fonctionne de manière similaire dans l’organisation des valeurs onomastiques (Peintre de Darius ; Peintre de Dolon). Ou bien encore Darell Amyx pour les vases corinthiens , qui dans l’introduction de son ouvrage majeur de classification 19, se réclame de Beazley et justifie la création de noms de convention- qu’il appelle d’ailleurs « titles », des titres. Un problème amusant qui se pose à un successeur de Beazley créant et classant des peintres dans les années 80, et qu’Amyx évoque ds le même passage, est celui du stock de noms disponibles, qui commence à s’épuiser, puisque certains, qui seraient très utiles dans l’univers des images corinthiennes , sont déjà pris pour d’autres productions, ou se retrouvent en doublons ou même en triplons (Peintre de la Chimère, du Coq, du Duel, de Toulouse ou de Mykonos). Je voudrais pour terminer essayer illustrer la richesse des univers historiques et artistiques vers lesquels peut nous entraîner un simple nom avec le cas du Peintre du Primato, à nouveau, et bien qu’il s’agisse d’un peintre italiote, lucanien pour être plus précise, un peintre nommé par Beazley, qui on le sait assez peu, a posé çà et là beaucoup de jalons essentiels pour la création de peintres et groupes non attiques, apulien, lucaniens, campaniens ou étrusques, en particulier. Ce nom très court et à consonnance italienne, marque en effet significativement, mais sans que Beazley comme on va le voir en ait eu vraiment conscience, le contexte de la première mise en lumière de ce peintre, en Italie, dans les années 20. On savait jusqu’à présent que ce nom était tiré d’un périodique italien, c’est ce que Trendall mentionne rapidement ds le chapitre qu’il consacre au peintre. En effet, Beazley, dans un article de 193920, cite un vase de ce peintre et en note, lui donne un nom et agrandit un premier noyau de vases attribués par Carlo Albizzati. Je cite : “these are the works of this artist, who may be called the Primato Painter because one of his vases was published in that rather obscure periodical”. Le vase avait fait l’objet d’un article par Carlo Albizzati dans le numéro 5 de juillet 1920 du Primato Artistico Italiano, une revue d’art publiée entre 1919 et 1922 seulement. A la recherche de l’article d’Albizzati, j’ai donc exploré ce « rather obscure periodical », qui a été mis en ligne récemment par la Biblioteca di Archeologia e Storia dell’arte21. Certes, Beazley n’avait 19 CVP, 1988, p.11-13 20 Prometheus fire-lighter, AJA, 43, 1939, p. 633, note 3 21 http://periodici.librari.beniculturali.it/PeriodicoScheda.aspx?id_testata=79&Start=0 aucune raison d’être renseigné sur ce périodique ni de savoir qui y écrivait, mais le mot « obscur » traduit ici une large faille entre les mondes académiques anglo-saxon et italien qui me paraît encore aujourd’hui, notamment pour tout ce qui concerne la céramique italiote, assez peu réduite. Car il est très intéressant que ce peintre ait été publié dans cette revue précisément et à cette date ; en outre, si on parcourt les sommaires des quelques fascicules publiés, voici entre autres les noms de contributeurs que l’on y trouve: Massimo Bontempelli, fondateur de la revue Valori Plastici (1918-1922) ; Giorgio de Chirico ; Alberto Savinio ; Roberto Longhi ; Arrigo Boito ; Ottorino Respighi ; Luigi Pirandello ; Gabrielle D’Annunzio 22. Et Guido Podrecca, le fondateur de la revue, journaliste socialiste et anticlérical qui adhèrera, en 1919, au Parti fasciste. C’est en fait une tranche de l’histoire italienne et de son histoire de l’art, dans ces années qui précèdent la marche sur Rome, que l’on peut y lire. Au-delà de ce coup de projecteur large sur le contexte de la revue, on peut aussi retrouver dans l’article lui-même des enseignements sur l’historiographie de la céramique italiote. Albizzati, en effet, y pourfend en termes très polémiques la lecture iconographique d’un collègue florentin, qui projette sur la scène représentée, à coup d’erreurs d’interprétation des détails, un mythe, celui de Tyrô fille de Salmoneus, qui n’a rien à y voir ; la bonne lecture – c’est celle que nous faisons aussi aujourd’hui- est celle qui y voit Oreste, Pylade et Electre à la tombe d’Agamemnon, un thème typiquement italiote inspiré par l’Orestie d’Eschyle dont la composition renvoit à une symbolique funéraire diffuse et omniprésente sur les vases apuliens et lucaniens. Dans les années mêmes durant lesquelle un autre savant, Vittore Macchioro, cherchait à attribuer la majorité des productions italiotes à figures rouges à des sites indigènes italiques et non pas grecs, le plaidoyer d’Albizzati révèle à son tour, au-delà de l’ancestrale querelle des antiquaires du sud avec les antiquaires du nord de l’Italie, les fondements contemporains de renouveau nationaliste qui pousseront en avant l’exploration et la mise en valeur d’une antiquité italique, étrusque ou romaine jusqu’alors minorée par la fascination de la Grèce. L’article se termine sur ces mots23 : « Siamo d’accordo che l’ignorantissimo pittorello italiota , diresti meglio lucano, ha comesso qui molti spropositi contro le buone regole del disegno, ma tu senza dubbio, con la tua erudità filastrocca, gliene hai appoggiati di molto piu grossi e questi ultimi, contro il senso comune”. 22 Je remercie mon amie Dominique Gagneux, conservateur au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, pour les précieux renseignements qu’elle m’a fournis sur cette période et sur certains noms qui apparaissent dans cette revue. 23 p. 12 En 1939, Beazley était bien entendu loin de ces débats, et loin de s’intéresser aux complexes fondements de l’art moderne italien. Mais le nom donné, à la volée, au peintre, peut-être par intuition, se révèle finalement l’un des plus riches de sens qu’il ait prodigué. Les accusations contre l’aspect démiurgique du monde des peintres créé par Beazley et par d’autres à sa suite sont donc à la fois fondées, mais en même temps à mon sens et comme j’espère vous l’avoir montré, de peu de portée. Quelle qu’en soit l’empreinte révélée par ce foisonnant répertoire de noms, romantique, Art and crafts, poétique, atticocentriste, conservatrice , précieuse voire parfois, pédante, cette oeuvre ne pouvait être construite sans avoir pour moteur les composantes d’une vaste culture, d’un vaste humanisme orienté comme il est normal par l’éducation, le goût et l’expérience. La part de fantaisie subjective que représentent tous ces noms, et dont il faut avouer qu’elle nous donne beaucoup plus de plaisir qu’un annuaire de mains qui seraient caratérisées par des numéros, est une invitation à user de l’imaginaire ; mais ce qui compte seul en termes d’histoire de l’art, c’est l’acuité de l’œil, la solidité du travail d’attribution, la pertinence de la construction générale que personne, dans le cas de Beazley, ne peut nier, et sur laquelle repose réellement sa modernité.