Médiévales
Langues, Textes, Histoire
46 | 2004
Éthique et pratiques médicales
Les Sarrasins ou la malédiction de l'autre
Christopher Lucken
Éditeur
Presses universitaires de Vincennes
Édition électronique
URL : http://medievales.revues.org/1600
DOI : 10.4000/medievales.1600
ISSN : 1777-5892
Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2004
Pagination : 131-144
ISBN : 2-84292-151-8
ISSN : 0751-2708
Référence électronique
Christopher Lucken, « Les Sarrasins ou la malédiction de l'autre », Médiévales [En ligne], 46 | printemps
2004, mis en ligne le 30 mars 2007, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://
medievales.revues.org/1600 ; DOI : 10.4000/medievales.1600
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Les Sarrasins ou la malédiction de l'autre
Les Sarrasins ou la malédiction de
l'autre
Christopher Lucken
1
Qu'en est-il de l'autre au Moyen Âge ? Quelles relations l'Église et la société chrétienne
ont-elles entretenues avec ceux qui leur étaient étrangers (tant à l'intérieur qu'à
l'extérieur de ses frontières) et quelle représentation s'en sont-elles faite ? Non pas cet
autre auquel s'adresse la charité chrétienne lorsqu'elle le considère comme son prochain,
mais ces autres religions que sont le judaïsme, les diverses croyances considérées comme
« hérétiques » par l'institution ecclésiastique et, plus particulièrement ici, l'Islam. C'est à
de telles questions que s'efforcent notamment de répondre les trois livres récemment
parus en français auxquels est consacrée cette présentation (c'est en tout cas la
perspective que j'ai choisi de privilégier) : soit celui de Norman Daniel, Héros et Sarrasins.
Une interprétation des chansons de geste, paru en anglais en 19841, qui est une sorte
d'appendice à Islam et Occident, son livre majeur publié en 19602 ; celui de Dominique
Iogna-Prat, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l'hérésie, au judaïsme et à
l'Islam (1000-1150), paru en 19983 ; et, principalement, celui de John Tolan, Les Sarrasins.
L'Islam dans l'imagination européenne au Moyen Âge, paru en anglais en 20024.
2
Je commencerai par citer la Description des derniers temps du pseudo-Méthode. Selon ce
texte, l'empire romain devait être envahi au cours du septième et dernier millénaire dans
lequel est entrée l'histoire humaine par « les fils d'Ismaël, les fils d'Agar, ceux que
l'Écriture appelle la puissance du Sud, suivant les prédictions de Daniel », c'est-à-dire les
musulmans, descendants du fils qu'Abraham avait engendré avec la servante de Sara
(avant que celle-ci ne lui donne Isaac). Une fois sortie du désert d'Arabie, cette « race
maudite » sèmera la désolation et le désespoir sur la terre des chrétiens :
Ils seront aussi nombreux que les sauterelles rassemblées par le vent. Avec eux
viendront la maladie et la faim. Et le cœur de ces exterminateurs jubilera et se
gonflera d'orgueil. Ils parleront haut jusqu'au temps fixé par eux, ils posséderont
l'entrée et la sortie du Nord, l'Orient, le Ponant, les régions maritimes. Tout passera
sous leur joug [...]. Ils bafoueront et tourneront en dérision tous ceux qui brilleront
par leur sagesse et tous ceux qui se seront illustrés dans les affaires de l'État. Tous
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Les Sarrasins ou la malédiction de l'autre
seront réduits au silence, dans la crainte, sans oser discuter ni proposer quoi que ce
soit, et ainsi tous les habitants de la terre seront paralysés par la peur. Leur sagesse
et leur doctrine se nourriront d'elles-mêmes sans s'approfondir, sans croître ni
décroître. Nul ne pourra changer ou discuter leurs avertissements. [...] Ils sont
corrompus, et se jettent dans la corruption ; ils sont haïssables et exécrables, et ils
cultivent la haine. Dès leur sortie du désert, ils plongeront leur glaive dans le ventre
des mères et les tueront avec leur fœtus. Ils arracheront, pour les tuer, les enfants
du sein de leurs nourrices et ils les donneront en pâture aux animaux. Ils
souilleront les lieux saints et tueront les prêtres. Ils se vautreront avec des femmes
dans les lieux vénérables et consacrés où doit se célébrer le Saint et Pur Sacrifice.
Leurs femmes se pareront des vêtements consacrés et ils le feront revêtir à leurs fils
et à leurs filles ; ils les étaleront sur leurs chevaux et sur leurs lits. Ils feront
stationner leurs bêtes sur les tombeaux des saints comme dans une écurie. Ils
seront le meurtre, la ruine, et le feu purgatoire du peuple des chrétiens. [...] On
enlèvera leur charge aux prêtres et l'on mettra fin au service de Dieu. 5
3
Ce texte a été écrit en syriaque vers 692, soixante-dix ans environ après le début de l'ère
musulmane (en 622, lorsque Mahomet quitta la Mecque pour s'exiler à Médine, où il fonda
un État gouverné par l'Islam et institua le jihad, la guerre sainte). Commencées avant la
mort de Mahomet (en 632), les conquêtes arabes s'étendirent rapidement à l'ensemble du
Moyen Orient et à l'Afrique du Nord (avant d'atteindre l'Espagne en 711).
4
Cette Description des derniers temps est précédée d'une préface affirmant qu'elle provient
de la révélation accordée par Dieu à Méthode de Patara, évêque d'Olympe mort vers 311 :
elle est pourvue d'une origine divine, destinée à fonder la vérité de ses propos, et d'un
auteur dont la légitimité est capable d'en garantir l'authenticité. Mais ce dispositif
apocryphe n'est pas seulement une stratégie destinée à en justifier la lecture ; il permet
aussi de faire passer ce texte pour un écrit prophétique. Annonçant ce qui doit arriver, il
l'inscrit du même coup dans le cadre d'une conception théologique de l'histoire. Les
invasions arabo-musulmanes auraient été prévisibles : elles répondraient à un principe de
causalité qui en prédétermine l'existence et permet d'en expliquer la nature. Si le peuple
chrétien paraît devoir s'incliner devant une violence ennemie, cela résulterait de la
volonté de Dieu et répondrait donc à son projet.
5
Le caractère prophétique de ce texte me paraît particulièrement emblématique de la
façon dont la pensée chrétienne a procédé pour répondre à l'expansion des musulmans.
Comme le souligne en effet pour commencer J. Tolan, « la construction d'une image
polémique des Sarrasins commença avant l'essor de l'Islam ». La description qui en fut
donnée préexistait à leur apparition : « les chrétiens du Moyen Âge qui essayèrent de
comprendre, de définir et de caractériser l'Islam étaient tout sauf des “observateurs
objectifs et détachés”. Leur perception des musulmans s'appuie moins sur l'Islam que sur
leurs préconceptions chrétiennes de l'histoire et de la géographie divine. [...] Autrement
dit, quand les chrétiens du Moyen Âge se penchèrent sur l'Islam, ils le firent à travers le
filtre de la Bible et d'auteurs tels qu'Eusèbe, Jérôme, Augustin et Isidore de Séville » 6. La
représentation des musulmans est bien le résultat d'une sorte de prophétie : elle est
annoncée par les textes de la tradition chrétienne ; elle s'y trouve pré-inscrite. Leur
existence ne ferait que manifester sur le plan de l'histoire la fonction qu'ils incarnent :
celle habituellement dévolue aux puissances maléfiques qui ne cessent de revenir sous
différentes formes dans l'Ancien et le Nouveau Testament, les écrits des Pères de l'Église
ou les récits hagiographiques (idolâtres qu'a dû affronter le peuple d'Israël, meurtriers du
Christ, païens qui vouèrent au supplice les premiers martyrs ou sectes hérétiques
combattues par le pouvoir ecclésiastique afin d'affirmer la vérité de son dogme). Ils
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correspondent surtout aux nations associées à la Bête contre lesquelles le chevalier
christique de l'Apocalypse a entrepris de faire la guerre, le manteau trempé de sang et
une épée sortant de la bouche (au lieu de la parole employée par les apôtres pour
répandre l'Évangile). L'altérité de l'Islam est pensée sur le mode de la répétition. L'autre
n'est pas vraiment différent de ce que l'on connaît : il est toujours plus ou moins le
même – c'est-à-dire, ici, le diable.
6
Les Sarrasins est en bonne partie un ouvrage de synthèse. S'appuyant sur un certain
nombre d'études ponctuelles dues à différents auteurs, J. Tolan retrace la manière dont le
christianisme a répondu à l'Islam depuis l'apparition de cette religion jusqu'au seuil du
XIVe siècle. Son livre est composé de trois parties. La première est consacrée aux
représentations que chrétiens et musulmans ont les uns des autres depuis la conquête de
Jérusalem (en 638) jusqu'au VIIIe siècle. Le chapitre initial porte toutefois sur la vision
chrétienne du monde et la place qu'y occupent les Sarrasins avant l'arrivée de Mahomet.
Deux références dominent dont l'importance ne cessera de se confirmer par la suite :
l'Apocalypse de saint Jean (dont le récit du conflit opposant le Christ à l'Antéchrist
constitue le scénario fondamental de l'histoire humaine) et les nombreuses luttes menées
par le christianisme contre les croyances étrangères à sa foi (le judaïsme, les hérésies et le
paganisme antique).
7
Après un chapitre sur la manière dont l'Islam considère le christianisme, cette première
partie s'achève sur un chapitre consacré aux premiers textes sur Mahomet et les
musulmans écrits en langue syriaque, grecque ou arabe par des auteurs chrétiens (en
particulier, la Description des derniers temps du pseudo-Méthode et la Risâlat al-Kindî).
Assimilant l'Islam à une hérésie issue du christianisme, ces textes en contestent la validité
à l'aide de démonstrations rationnelles et d'arguments d'autorités ; ils s'en prennent
aussi à la vie de Mahomet. Rapidement traduits en latin, ils contiennent de nombreux
éléments que l'on retrouvera par la suite dans les écrits consacrés à cette religion.
8
La deuxième partie du livre de J. Tolan concerne l'Europe occidentale du VIIIe au XIIe
siècle. Le quatrième chapitre décrit les premières réactions des auteurs latins à l'arrivée
des Sarrasins en Europe. Si Bède ne les distingue pas véritablement des autres
« barbares » qui envahissent l'Europe à la même période, il en va différemment des
chroniques composées en Espagne. Celles-ci tendent à inscrire les conquêtes musulmanes
dans le cadre d'une histoire gouvernée par Dieu. Mahomet y apparaît le plus souvent
comme un faux prophète et une figure de l'Antéchrist. Les récits consacrés à sa vie
s'attachent ainsi à souligner sa luxure (à l'instar de Babylone) et sa violence (le jihad). Ces
deux traits se retrouveront régulièrement à propos des Sarrasins.
9
Avec les croisades, c'est au nord des Pyrénées et plus particulièrement en France que se
déplace la pointe du combat contre les Sarrasins. J. Tolan consacre la plus grande partie
du cinquième chapitre de son livre aux chroniques de la première croisade et aux
chansons de geste (qu'elle portent sur la première croisade ou la « matière » de
Charlemagne, comme la Chanson de Roland). Assimilant les Sarrasins aux païens du monde
antique dont les cultes paraissent destinées à des statues, la plupart de ces textes
considèrent leur religion comme une forme d'idolâtrie.
10
Le chapitre suivant décrit pour commencer les quatre biographies de Mahomet
composées en latin au cours du XIIe siècle. Reprenant de nombreux éléments provenant
de la tradition espagnole, celles-ci le présentent non seulement comme un faux prophète
et un hérésiarque, mais aussi comme un affabulateur et un arriviste dont la religion a été
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Les Sarrasins ou la malédiction de l'autre
inventée pour cacher ses crises d'épilepsie ; ses véritables motivations seraient avant tout
l'ambition, le goût du lucre et la luxure. Mais les écrivains latins s'employèrent aussi à
condamner la religion musulmane à la manière des controverses doctrinales produites
par les premiers Pères de l'Église. Des écrits polémiques composés en Espagne qui nous
sont parvenus, le plus connu et le plus influent est le bref chapitre consacré à l'Islam que
contiennent les Dialogues contre les Juifs de Pierre Alphonse (1110) (auteur auquel J. Tolan
avait consacré un précédent ouvrage7). Mais l'entreprise la plus remarquable à cet égard
fut certainement celle de Pierre le Vénérable. Elle mérite qu'on s'y arrête plus
longuement.
11
J. Tolan s'appuie en particulier sur la remarquable étude que D. Iogna-Prat a consacrée à
l'ordre de Cluny, Ordonner et exclure, qui prend comme fil directeur l'œuvre que son
neuvième abbé, Pierre le Vénérable (1122-1156), produisit pour combattre l'hérésie, le
judaïsme et l'Islam. Après une première partie soulignant « La mise en “ordre” de la
chrétienté » entreprise par l'institution monastique depuis les premiers temps du
christianisme et retraçant l'histoire de Cluny, D. Iogna-Prat consacre la deuxième partie
de son livre au Contra Petrobrusianos, écrit autour de 1140 pour réfuter les cinq thèses
hérétiques avancées une vingtaine d'années plus tôt par Pierre de Bruys. La troisième et
dernière partie porte, d'une part, sur l'Adversus Iudeorum inveteratam duritiem, composé
dans les années 1143-1144 afin de combattre la « résistance obstinée » opposée par les
juifs à la dimension messianique du Christ, et, d'autre part, sur les entreprises de Pierre le
Vénérable contre l'Islam. En 1142, ce dernier se rendit à Tolède afin d'y faire traduire en
latin un certain nombre d'écrits arabes consacrés à cette religion. La Collectio toletana qui
en est issue comprend notamment la Lex Saracenorum, traduction du Coran par Robert de
Ketton, et une traduction de la Risâlat al-Kindî. Elle est accompagnée de deux textes de
Pierre le Vénérable : une lettre à Bernard de Clairvaux, auquel est adressé l'ensemble, et
la Summa totius haeresis Saracenorum, qui en résume le contenu en expliquant qu'il permet
de prendre connaissance de la vie et de la doctrine de Mahomet et qu'il contribue ainsi à
le combattre (ce dernier y apparaît une nouvelle fois comme un faux prophète hérétique,
précurseur de l'Antéchrist et disciple du diable). Vers 1155-1156, Pierre le Vénérable
composa le Contra sectam sive haeresim Saracenorum, qui s'appuie sur le Coran afin de
convaincre ses éventuels lecteurs musulmans de la supériorité du texte biblique et qui
cherche à prouver que la vie de Mahomet ne saurait être comparée à celles des prophètes
de l'Ancien Testament. Comme le souligne D. Iogna-Prat, cet ensemble de textes contre
l'hérésie, le judaïsme et l'Islam forme les trois volets d'une même entreprise.
12
Ces différents traités polémiques entendent réfuter les croyances visées à partir de leurs
propres écrits. Ils utilisent pour cela les moyens rhétoriques et dialectiques de
l'argumentation logique et de la disputatio prônés par la scolastique naissante, sur le
modèle notamment du Cur Deus homo d'Anselme de Cantorbéry (qui met en scène l'auteur
face à un juif et à un musulman) et des ouvrages d'Abélard. Il s'agit de discuter et, bien
sûr, de contester les thèses adverses en s'appuyant sur des raisons nécessaires (reconnues
par l'autre partie) et une démonstration rigoureuse, plutôt que sur des arguments
d'autorité. Ce n'est qu'après en avoir pris connaissance et les avoir débattues qu'on peut
les condamner et les réprimer. « Je vous attaque par la parole, affirme notamment Pierre
le Vénérable au seuil de son Contra sectam Saracenorum, non par les armes, comme le font
souvent les nôtres, non par la force, mais par la raison, non par la haine mais par
l'amour »8. L'abbé de Cluny soutient d'ailleurs que les Arabes sont « non seulement
rationnels par nature, mais logiques par tempérament et formation » (raison pour
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Les Sarrasins ou la malédiction de l'autre
laquelle Mahomet leur aurait interdit de contester le contenu du Coran)9. Selon D. IognaPrat, on a trop souvent fait d'une telle affirmation le témoignage d'un esprit irénique
capable de dialoguer avec un interlocuteur auquel serait accordé le droit d'avoir ses
propres idées. Cela n'est pas vraiment le cas. Si Pierre le Vénérable fait appel à la ratio
qu'implique l'exercice de la pensée, il s'appuie tout autant sur les auctoritates
représentées par les Saintes Écritures et la tradition patristique. Il lui arrive même de
recourir aux témoignages des miracles. Il ne manque pas, surtout, d'invectiver les
musulmans en réduisant leur religion au statut d'hérésie et en les diabolisant (comme il le
fait également pour Pierre de Bruys et les juifs). De plus, si ces derniers refusent de se
rendre à la Raison de Dieu, c'est qu'ils sont dépourvus de raison. Pourtant, une telle
guerre de mots n'est pas assimilable à un combat armé, même si elle y contribue. Elle n'a
pas exactement les mêmes effets : même si elle présente certaines limites et ne permet
pas de ramener la pensée des uns et des autres à une raison unique, elle fait de la parole le
lieu privilégié du rapport à l'autre (et à soi-même).
13
Dans la lettre qu'il envoya à l'abbé de Clairvaux en compagnie du dossier de textes qu'il
avait réuni à Tolède, Pierre le Vénérable le priait de composer une nouvelle réfutation de
l'Islam pour compenser l'échec de la Risâlat. Saint Bernard ne répondit pas. On ne connaît
pas ses motivations, mais on peut supposer qu'il estimait avoir déjà dit ce qu'il avait à
dire dans son Éloge de la nouvelle chevalerie (composée entre 1129 et 1136), et qu'aux
arguments qu'il lui aurait fallu avancer pour démontrer la supériorité du christianisme
sur l'Islam, il devait préférer la croisade qui mène le chrétien au martyr (alors que se
préparait la deuxième croisade, lancée en 1146, suivie en 1150 de la troisième croisade).
Pierre le Vénérable n'a guère dû réussir à convaincre les musulmans à renoncer à leur foi.
Ses écrits servaient davantage à renforcer la croyance des chrétiens et à lutter contre
ceux qui pourraient se laisser séduire par les écrits issus de cette tradition (à l'époque,
notamment, où les textes philosophiques et scientifiques de la « science arabe »
commençaient à pénétrer le monde latin). Cependant, s'ils n'ont guère dû contribuer à
une meilleure compréhension de l'Islam, ils ne furent probablement pas sans
conséquence sur les relations que les chrétiens entretenaient avec leur propre religion.
Alors que les traductions des philosophes arabes favorisaient le développement de la
rationalité dans la pensée latine10, les traités polémiques contre l'Islam participaient au
développement d'arguments logiques lors de discussions relatives à la foi. On peut alors
comprendre les réticences de Bernard de Clairvaux.
14
La troisième partie du livre de J. Tolan est consacrée à l'utilisation de la figure du Sarrasin
dans les diverses entreprises menées au cours du XIIIe siècle par le monde chrétien afin
de l'emporter sur l'Islam. Le septième chapitre concerne la Reconquista. Le chapitre
suivant porte sur les textes liés aux nombreuses croisades entreprises après la prise de
Jérusalem par Saladin en 1187 : celles-ci apparaissent principalement comme un combat
entre des chevaliers christiques et les forces du mal associées à la Bête de l'Apocalypse.
15
Les trois derniers chapitres sont consacrés aux différentes missions destinées à convertir
les musulmans en utilisant des arguments rationnels et aux réflexions suscitées par une
telle entreprise comme par les difficultés que cette dernière ne manqua pas de
rencontrer. Le neuvième chapitre concerne les franciscains. Si saint François et les
premiers membres de son ordre semblent chercher principalement le martyre, les
franciscains de la seconde moitié du XIIIe siècle, comme Guillaume de Rubrouck (qui
retrace dans son Itinéraire le voyage qu'il le mena à Karakorum afin de rencontrer le
grand khan), Roger Bacon et Thomas de Chobam, estiment que la prédication et la
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Les Sarrasins ou la malédiction de l'autre
discussion philosophique fondée sur une argumentation rationnelle valent mieux que la
guerre et le martyr. Il en est de même pour les dominicains auxquels est consacré le
chapitre suivant, en particulier Ramon Martí, Thomas d'Aquin, et Riccold de Monte Croce
(qui raconte notamment dans le Liber peregrinationis le voyage qui le mena jusqu'à Bagdad
où il passa de nombreuses années pour y convertir les musulmans, apprenant l'arabe et
lisant le Coran). Le dernier chapitre de ce livre est consacré à la personnalité
extraordinaire de Raymond Lulle. Celui-ci affirme avoir voulu consacrer sa vie à convertir
les Sarrasins. Parmi les 250 ouvrages dont il est l'auteur, il écrivit notamment Le Livre du
Gentil et des trois sages, qui fait dialoguer les représentants des trois religions
monothéistes.
16
Si la raison paraît capable de démontrer l'absurdité des autres religions et de défendre le
caractère logique et « naturel » de la pensée chrétienne, elle ne permet pas de prouver sa
vérité. Celle-ci relève en dernier ressort de la foi. Pourtant, l'échec des débats organisés
avec les musulmans et des entreprises missionnaires destinées à les convertir, plutôt que
d'être attribué aux limites de l'argumentation logique dans sa capacité à fonder en raison
la doctrine chrétienne, sera imputée au refus des Sarrasins de se soumettre aux
arguments qui leur sont opposés. Alors même qu'on leur reconnaissait la capacité de
raisonner, ils apparaissent désormais obstinés, brutaux et finalement irrationnels.
L'échec des missions de prédication comme l'entreprise de Pierre le Vénérable
témoignent de l'impossibilité d'établir un véritable dialogue entre deux religions dont les
références doctrinales sont à la fois intouchables et incompatibles. Sans la raison, il ne
semble plus y avoir de terrain commun permettant d'instaurer un échange et de
construire une entente. Il ne restera guère que l'usage de la force.
17
Le livre de J. Tolan se veut un complément à Islam et Occident de N. Daniel. Celui-ci
montrait comment, du XIIe siècle au milieu du XIVe siècle principalement, les clercs du
monde occidental ont construit une image méconnaissable de la religion musulmane. On
retrouve dans l'ensemble les mêmes textes. Mais N. Daniel les étudie en fonction d'une
série de thèmes distincts (comme la vie de Mahomet, son statut de prophète, les pratiques
religieuses de l'Islam ou le rôle que celui-ci attribue à la violence). Dans Héros et Sarrasins,
consacré aux attitudes « non officielles » envers l'Islam, il répertorie les différentes
caractéristiques attribuées aux Sarrasins dans les chansons de geste pour constater que ce
sont principalement des stéréotypes produits par une « convention littéraire » ignorant
complètement les véritables musulmans ; ces textes n'auraient toutefois pas d'autre
objectif que d'offrir un divertissement.
18
J. Tolan estime que N. Daniel se contente trop souvent de reprocher aux clercs médiévaux
de n'avoir pas été capables de comprendre de façon objective et désintéressée la nature
spécifique de l'Islam (et donc de reconnaître qu'il constitue un ensemble relativement
cohérent de croyances sur la façon dont Dieu s'est révélé aux hommes), et d'avoir préféré
le rejeter en le diabolisant ou en le traitant comme une hérésie étrangère à la Bible
(l'Islam n'ayant pas forcément fait mieux). Plutôt que de souligner leur incapacité à
admettre la singularité et la légitimité d'une religion autre, il lui apparaît en effet
préférable d'étudier les conditions historiques, idéologiques ou politiques qui peuvent
expliquer pourquoi les écrivains latins ont traité l'Islam comme ils l'ont fait (dans les
traités théologiques comme dans les textes littéraires11). N. Daniel consacre pourtant un
chapitre entier d'Islam et Occident à expliquer « la constitution d'une opinion collective »
commune à l'ensemble de la chrétienté médiévale. Il y souligne notamment l'usage répété
des lieux communs caractéristiques d'une pensée fondée sur la tradition et le respect des
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autorités qui s'avère incapable d'avoir (ou de recevoir) des idées qui lui sont inconnues,
ou encore l'impossibilité de penser en dehors du cadre offert par les seules Saintes
Écritures. Il remarque aussi qu'il s'agissait pour les clercs de fortifier la foi des chrétiens
exposés au contact de l'Islam en leur présentant une image dégradée de cette religion qui
leur ôterait l'envie de s'y convertir et de discréditer en même temps une civilisation et
une culture rivale qui florissaient à ses frontières ou dans les terres auxquelles le
christianisme restait attaché. C'est pourquoi, conclut-il, l'Islam « devait être reconnu
ouvertement comme un ennemi et présenté en termes qui ne nécessitaient pas de
changement ou d'adaptation du moindre élément de la culture européenne chrétienne.
C'est pourquoi l'on préférait les données de l'héritage polémique aux fruits de
l'observation personnelle. C'est pourquoi légalement, les hommes qui vivaient en terre
d'Islam choisirent ou acceptèrent des contre-vérités fantaisistes sur les questions
Islamiques. C'est pourquoi, encore, l'Occident latin a formé un canon de croyances plus
ou moins invariables sur l'Islam. Il a décidé pour lui ce qu'était l'Islam et a formé une
conception matériellement différente de tout ce qu'un musulman pourrait reconnaître »12
.
19
On retrouve des explications similaires chez J. Tolan. Cependant, même si celles-ci
concernent à un degré ou à un autre la plupart des textes traités, ce dernier prend
davantage en considération leurs motivations idéologiques spécifiques et le contexte
historique dans lequel ils s'inscrivent. Raison pour laquelle il a choisi de les étudier de
manière indépendante les uns des autres et de façon chronologique. Si la représentation
de l'Islam et de ses fidèles possède une certaine stabilité au cours de la période étudiée
(comme en témoigne la récurrence d'un certain nombre d'images et d'explications
fournies par l'auteur), elle n'est pas toujours identique et s'inscrit surtout de manière
plus précise dans l'histoire des relations du christianisme avec le monde musulman.
Ainsi, alors que N. Daniel cherche surtout à mettre en évidence les déformations que le
christianisme a fait subir à l'Islam, J. Tolan s'efforce de comprendre la logique à laquelle
celles-ci sont susceptibles de répondre. C'est donc moins l'autre qui est en jeu (et la
capacité ou l'incapacité d'en percevoir la réalité) que son imagination, c'est-à-dire la
représentation qui en est faite au sein de la culture chrétienne : celle-ci est déterminée
par une certaine vision de l'histoire et par le rôle qu'y joue l'Église dans l'attente de la Fin
des Temps. Emblématique est à cet égard l'emploi du mot qui donne son titre à l'ouvrage
de J. Tolan.
20
N. Daniel reproche à Thomas Ketton de ne pas avoir traduit correctement le mot arabe
« musulman » (muslimún) ou, même, de ne pas l'avoir traduit du tout13. Le résultat est que
sa traduction tend à obscurcir les passages du Coran définissant l'Islam. Par exemple, la
phrase « la vraie religion au regard de Dieu est l'Islam » (Sourate III) est omise ; ou, un
peu plus loin, « Abraham n'était pas juif ou chrétien, mais appartenait à la religion
musulmane authentique » est rendu par « Il n'était certainement ni juif ni chrétien, mais
un homme de Dieu loyal (vir fidelis), et il n'a pas vécu en incroyant ». Thomas Ketton
semble ne pas comprendre, et ne permet donc pas de comprendre, que l'Islam affirme
être la même religion que celle d'Abraham (et de tous les prophètes jusqu'à Mahomet, le
Christ y compris). N. Daniel préfère la traduction proposée par Marc de Tolède (au XIIIe
siècle) : « Il n'y a aucune lumière avec Dieu, à l'exception de celle des Sarrasins » et
« Abraham n'était pas juif, il n'était pas chrétien, mais était un Ismaélite et non un
idolâtre ». Cela permet de saisir que Mahomet entendait restaurer la religion d'Abraham
pervertie par ses successeurs. Mais une telle revendication n'est pas sans poser problème
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Les Sarrasins ou la malédiction de l'autre
pour un chrétien et, sans vouloir aucunement le justifier, on peut comprendre, ou tout au
moins chercher à comprendre, pourquoi Thomas de Ketton a préféré l'éluder. Elle ne
manquera d'ailleurs pas de susciter l'indignation et l'incompréhension. Riccold de Monte
Croce souligne par exemple que le Coran se contredit en disant qu'Abraham est un
Sarrasin (ou un Ismaélite) alors qu'il affirme par ailleurs que Mahomet est le premier
d'entre eux. N. Daniel considère cet argument comme « mesquin et pédant ». Mais
comment un chrétien, qui revendique aussi l'héritage d'Abraham, pouvait-il accepter
qu'un autre se l'attribue en lui donnant le nom qui désigne sa propre religion ? Comment
le mot de « Sarrasin » pouvait-il désigner Abraham ? D'ailleurs, permet-il vraiment de
traduire ce que signifie « musulman » ?
21
Dans les citations ci-dessus, extraites de Islam et Occident, N. Daniel traduit en fait le latin
Saracenus ou Ismaelitus par « musulman » (Muslim). Et, dans une note liminaire sur la
terminologie employée dans le livre, il se justifie en expliquant que, « dans l'usage
médiéval, le sens ethnique s'est perdu [...]. Sarrasin signifie : “un homme de la même
religion que Muhammad”, c'est-à-dire un “musulman”. Je préfère éviter son emploi à
cause de ses connotations surannées et romantiques »14. Certes, un tel emploi est en effet
délicat, mais peut-on dire que Saracenus équivaut à « musulman » ?
22
Dans Héros et Sarrasins, N. Daniel commence par rappeler que « le mot “sarrasin” est entré
en usage dans l'Antiquité grecque et latine et signifiait simplement “arabe”. Après l'essor
de l'Islam et tout au long du Moyen Âge, les auteurs savants et les historiens employaient
“sarrasin” dans le sens d'“arabe” ou de “musulman”, ou dans les deux, selon le
contexte ». Un des principaux objectifs de son étude consiste à déterminer le sens que
prend ce terme dans les chansons de geste et à établir si les Sarrasins dont ils parlent
offrent « un portrait réaliste des Arabes »15. N. Daniel constate alors que les « poètes », ne
pouvant avoir une véritable connaissance du monde arabe, se sont contentés de créer un
monde à l'image du leur. La seule différence tient au fait que les Sarrasins ont tort et
qu'ils ne sont pas chrétiens ; ils relèvent surtout de l'imagination et servent à représenter
de façon conventionnelle l'ennemi que doivent affronter les héros, qu'ils soient romains,
arabes ou de toute autre origine. Ils ne mettraient donc pas en cause l'Islam. Aussi,
conclut N. Daniel, quand les « poètes disent “Sarrasin”, ils ne signifient pas “Sarrasin”,
car ils ne disent explicitement rien du tout sur les Sarrasins ». Ils ne reflètent donc « en
rien l'attitude officielle chrétienne théologique et polémique envers les Arabes et les
musulmans ». Les Sarrasins des chansons de geste ne seraient pas « autre chose que des
créatures de fiction »16. Ce sont là les tous derniers mots de ce livre. Comme toute
littérature, écrite bien sûr par des « poètes », les chansons de geste seraient parfaitement
inoffensives (et acceptables, contrairement aux traités de Pierre le Vénérable) ! Elles
n'auraient aucune implication idéologique ou politique ni aucun effet sur le lecteur et sa
représentation du monde (qu'il soit négatif ou positif). Elles ne porteraient pas à
conséquence. Je ne puis contester ici de façon plus argumentée une telle conception de la
littérature. Je me contenterai de demander comment on peut affirmer que les
« Sarrasins » des chansons de geste ne disent rien sur les « Sarrasins » au sens d'« arabe »
ou de « musulman » du seul fait qu'il s'agirait de fictions ? Sans les réduire pour autant à
n'être que des œuvres de propagande, leur emploi de ce terme est-il vraiment différent
de ce que l'on trouve chez les théologiens (et inversement) ? Les « Sarrasins » que l'on
rencontre chez ces derniers ne sont-ils pas aussi de pures fictions ? Enfin, de tels procédés
sont-ils sans influence sur la réalité ?
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Les Sarrasins ou la malédiction de l'autre
23
Comme le constate à son tour J. Tolan, les termes comme Saracenus ou Ismaelitus utilisés
par les chrétiens du Moyen Âge pour désigner les musulmans existaient avant
l'avènement de l'Islam et avaient surtout une valeur géographique ou ethnique. Mais
étaient-ils neutres pour autant ? Saracenus était appliqué notamment aux descendant du
fils d'Agar, Ismaël. Il est employé en ce sens par saint Jérôme17. Les musulmans pouvaient
probablement se reconnaître dans une telle description. Mais pour un chrétien (comme
pour un juif), descendre d'Agar n'a pas la même signification que descendre de Sarah 18. En
effet, selon une tradition juive reprise par saint Jérôme et Isidore de Séville, Ismaël aurait
été le premier homme à fabriquer un simulacre. Ses descendants se seraient voués à leur
tour au culte des idoles19. Le terme de Saracenus inscrit donc les musulmans dans un
système de références qui non seulement leur préexiste, mais qui leur est étranger ; celuici ne pouvait manquer d'influer sur leur représentation. Ainsi, tandis que N. Daniel
reproche à Thomas Ketton de ne pas traduire correctement la Coran et critique les
chrétiens pour avoir confondu les musulmans avec des idolâtres, J. Tolan analyse plutôt
les raisons, les mécanismes et les conséquences de cette opération de « traduction » des
musulmans en « Sarrasins ». Celle-ci ne s'effectue pas seulement sur le plan linguistique
(comme si la langue était une matière neutre dépourvue d'histoire et de préjugés) : la
traduction se fait en même temps dans la culture (et la religion) à laquelle cette langue
est attachée. Pour le christianisme, le Dieu des musulmans apparaissait ainsi comme un
faux dieu qui venait s'introduire à côté du Dieu véritable de la Bible, c'est-à-dire comme
une représentation fictive dont ils se seraient contenté d'imaginer la nature. Les
croyances, les cultes, la conception que l'Islam se fait de Dieu et le texte qui contient son
enseignement sont ainsi réduits à n'être que des constructions, vaines et mensongères,
réalisées sous l'inspiration du diable.
24
J. Tolan entend du même coup poursuivre la recherche menée par Edward Saïd dans
L'Orientalisme20. Marqué par les travaux de Michel Foucault (en particulier L'Archéologie du
savoir et Surveiller et punir), ce dernier ne s'intéresse pas à la véritable identité de l'Orient
et des Orientaux (à supposer qu'on puisse la connaître ou, même, qu'il y en ait « une »),
mais cherche à montrer comment les Occidentaux, et surtout les orientalistes, en ont
construit l'image et à comprendre leurs motivations. Il étudie aussi le rôle que cette
dernière a joué dans la constitution de l'identité européenne comme des expéditions
(militaires ou savantes) menées en dehors des frontières que cette dernière s'est données.
L'Orient n'existe en ce sens que du point de vue des Occidentaux ; il ne se situe pas
véritablement en « Orient », mais en Occident. C'est une figure produite par sa propre
réflexion et qui est destinée à fonder l'existence d'une différence. L'autre n'est ici que le
double, inversé, du même.
25
E. Saïd remarque que l'on date généralement le début de l'orientalisme – au sens d'une
discipline académique – du concile des Églises qui s'est tenu à Vienne en 1312 (où il fut
décidé de créer des chaires d'arabe, de grec, d'hébreu et de syriaque à Paris, Oxford,
Bologne, Avignon et Salamanque). Mais il s'intéresse principalement à l'époque coloniale
qui commence avec le XIXe siècle. Pour la période médiévale, E. Saïd s'appuie sur
N. Daniel et, surtout, Richard Southern21. Il souligne à son tour l'ignorance de l'Occident
face à l'Islam, religion dont la nouveauté n'est pas prise pour ce qu'elle est, mais perçue à
partir de ce que connaissait déjà le monde chrétien, pour être finalement considérée
comme une imitation infidèle de sa propre religion et assimilée à des hordes barbares et
diaboliques. Si une telle vision n'est pas fausse, elle demeure simplificatrice. C'est
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Les Sarrasins ou la malédiction de l'autre
pourquoi J. Tolan cherche à montrer la diversité des situations que l'on rencontre au
cours du Moyen Âge et à en retracer plus précisément l'histoire.
26
N. Daniel soulignait que, une fois les envahisseurs barbares fixés, seul l'Islam restait en
dehors de l'univers des chrétiens : « cet autre monde, étranger non seulement par la
religion, était à l'extérieur de leurs frontières et les unissait »22. Cette situation résulte de
la volonté de l'Église chrétienne. Sa mission consiste en effet à rassembler en son sein
l'humanité tout entière avant l'arrivée de la Fin des Temps. Comme le montre D. IognaPrat dans son livre au titre foucaldien, c'est ce à quoi entendait contribuer l'ordre de
Cluny (auquel appartenait le pape Urbain II, qui appela à la première croisade en 1095).
Plutôt que de s'enfermer dans l'espace du cloître pour se consacrer à la prière, Cluny s'est
ouvert à l'extérieur pour se répandre dans toute l'Église comme des « sarments jusqu'à la
mer » (image forgée par Pierre le Vénérable que cite D. Iogna-Prat à plusieurs reprises),
au point de vouloir englober le monde entier dans son ordre. A partir de cet exemple
particulièrement significatif et de l'entreprise remarquable de son neuvième abbé,
D. Iogna-Prat entend « appréhender la “logique de chrétienté” à l'œuvre dans l'exclusion
de la différence et ainsi tenter de comprendre comment la persécution et la diabolisation
de l'Autre ont pu devenir “une nécessité structurale” pour la société chrétienne »23. Il
montre ainsi que les thèses hérétiques de Pierre de Bruys combattues par Pierre le
Vénérable – concernant le baptême, les lieux de culte et l'espace qui les entoure, le signe
de la croix, le sacrement de l'eucharistie et les lieux consacrés aux morts – mettent en jeu
les fondements même de l'Église (dont l'entreprise de pacification et de conversion du
monde est désormais clairement placée sous l'autorité du pape). L'autre est non
seulement un repoussoir nécessaire pour construire l'identité du christianisme, il doit
être exclu des territoires dominés par l'Église (comme cela est le cas avec les hérétiques et
les juifs). La société chrétienne ne saurait cependant se contenter de se replier à
l'intérieur de ses propres frontières ; il lui faut chasser l'Islam pour s'étendre au monde
entier et lui imposer son ordre. Il s'agit donc d'un double mouvement symétrique de
purgation et d'expansion. Celui-ci répond à l'ambition de l'universalisme chrétien qui
entend couvrir la terre entière jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien d'autre (que lui) et qu'on
puisse dire d'elle ce qu'on dit de Dieu (pour emprunter une formule bien connue), que son
centre est partout et sa circonférence nulle part. Le Dit du vrai aniel que mentionne pour
finir D. Iogna-Prat est à cet égard parfaitement exemplaire.
27
Le prix à payer pour une telle entreprise « totalitaire »24 est la constitution d'une société
fondée sur l'intolérance. Exclus de la société chrétienne, les autres sont assimilés à des
bêtes dépourvues de raison (les juifs comme les Sarrasins sont comparés plusieurs fois à
des ânes). C'est à se demander, comme le fait l'auteur dans le titre du chapitre qu'il
consacre aux juifs vus par Pierre le Vénérable, s'ils appartiennent encore à « l'espèce
humaine ».
28
La Reconquista s'est achevée en 1492. Cette même année, les juifs étaient expulsés
d'Espagne. L'Europe occidentale trouvait enfin « ses » frontières (malgré l'incertitude qui
règnera encore longtemps dans la zone des Balkans). Au même moment, Christophe
Colomb découvrait l'Amérique. Celle-ci remplaçait désormais l'Orient. Seulement, si l'on
en croit Tzvetan Todorov, la conquête de l'Amérique était un « premier pas dans le
monde de la découverte de l'autre »25. Avant, il n'y avait pas d'autre ; ou plutôt, s'il y en
avait un, il ne s'agissait pas de le découvrir, mais de l'éliminer : l'autre n'était jamais que
l'autre de Dieu, c'est-à-dire le diable, qu'il fallait combattre et précipiter en Enfer afin de
pouvoir rejoindre enfin la Jérusalem céleste. Certes, cela est schématique (l'autre, au
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Les Sarrasins ou la malédiction de l'autre
Moyen Âge, a aussi sa force de séduction, comme le manifestent les pérégrinations
chevaleresques et autres voyages dans l'Autre Monde : mais celui-ci est toujours lié d'une
manière ou d'une autre au monde infernal). De plus, le « Moyen Âge » a la vie longue et la
malédiction qui a pesé sur les « autres » ne s'est pas arrêtée avec la Renaissance (comme
en témoignent notamment l'esclavage qu'ont subi les noirs, la Shoah et les nombreuses
manifestations d'intolérance qui ont ponctué l'histoire occidentale – pour s'en tenir ici à
elle – face aux différences raciales, religieuses ou culturelles). Les trois (ou quatre)
ouvrages de N. Daniel, D. Iogna-Prat et J. Tolan invitent toutefois le lecteur, non pas à
condamner simplement une période qui serait heureusement révolue (ce qui reviendrait
à diaboliser le Moyen Âge comme l'autre d'une modernité compréhensive), mais plutôt à
en sortir, c'est-à-dire à comprendre ce qui a pu fonder la représentation des autres dans
la société chrétienne occidentale et à en retrouver du même coup l'héritage, plus ou
moins dissimulé, au sein même de la société contemporaine. Celui-ci continue en effet à
se faire sentir aussi bien dans des phénomènes d'exclusion que dans la manière
d'appréhender les questions identitaires : qu'il s'agisse de prôner un repli nationaliste ou
religieux, ou de revendiquer le respect de valeurs (apparemment) universelles
s'autorisant d'une raison commune à l'humanité dont les autres seraient dépourvus.
NOTES
1. N. Daniel, Heroes and Saracens, Edimbourg, 1984 ; trad. fr. par A. Spiess, Héros et
Sarrasins. Une interprétation des chansons de geste, Paris, 2001.
2. N. DANIEL, Islam and the West. The Making of an Image, Edimbourg, 1960 (éd. revue et
corrigée : Oxford, 1993) ; trad. fr. par A. SPIESS, Islam et Occident, Paris, 1993.
3. D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l'hérésie, au
judaïsme et à l'Islam (1000-1150), Paris, 1998, éd. corrigée en 2000, reprise en collection de
poche, Paris, 2003 ; trad. angl. par G. R. Edwards, Order and Exclusion : Cluny and
Christendom Face Heresy, Judaism and Islam (1000-1150), Préface de B. H. Rosenwein,
Ithaca, 2003. Ce dernier a aussi dirigé, avec G. Veinstein, Histoire des hommes de Dieu
dans l'Islam et le christianisme, Paris, 2003.
4. J. V. TOLAN, Saracens. Islam in the Medieval European Imagination, New York, 2002 ;
trad. fr. par P.-E. DAUZAT, Les Sarrasins. L'Islam dans l'imagination européenne au Moyen
Âge, Paris, 2003. On peut également citer l'ouvrage collectif publié sous la direction de
J. V. Tolan, Medieval Christian Perceptions of Islam, New York-Londres, 1996. On peut
remarquer que la bibliographie sur le sujet est composée principalement d'ouvrages en
langue anglaise. Parmi les travaux en français, il faut mentionner le livre pionnier de
Ph. Sénac, L'image de l'autre. Histoire de l'Occident médiéval face à l'Islam, Paris, 1983
(republié en 2000 sous le titre L'Occident médiéval face à l'Islam. L'image de l'autre) et les
nombreuses études de J. Flori.
5. Pseudo-Méthode, Description des derniers temps, cité d'après Cl. Carozzi et H. CarozziTaviani, La fin des temps. Terreurs et prophéties au Moyen Âge, Paris, 1999, p. 101 et
103-06.
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Les Sarrasins ou la malédiction de l'autre
6. J. V. Tolan, Les Sarrasins, op. cit., p. 21 et 32 (souligné par l'auteur).
7. Cf. J. V. TOLAN, Petrus Alfonsi and his Medieval Readers, Gaimsville, 1993.
8. Cité d'après D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure, op. cit., p. 347.
9. Cité d'après J. V. Tolan, Les Sarrasins, op. cit., p. 224.
10. Cf. A. de Libera, Penser au Moyen Âge, Paris, 1991, p. 98-142.
11. Je ne puis ici m'étendre sur ce point ni mentionner toute la bibliographie ; outre les
études citées par N. Daniel et J. V. Tolan, cf. G.-J. Brault, « Le portrait des Sarrasins dans
les chansons de geste, image prospective ? », dans Au carrefour des routes d'Europe : la
chanson de geste, t. I, Senefiance, 20, 1987, p. 301-11 ; P. Haidu, The Subject of Violence.
The Chanson de Roland and the Birth of State, Bloomington, 1993 ; F. Suard, « Les héros
chrétiens face au monde sarrasin », dans Aspects de l'épopée romane. Mentalités,
idéologies, intertextualités, H. Van Dijk et W. Noomen éd., Groningue, 1995, p. 187-208 ;
D. Régnier-Bohler (dir.), Croisades et pélerinages. Récits, chroniques et voyages en Terre
sainte XIIe-XVIe siècle, Paris, 1997 ; J.-P. Martin, « Les Sarrasins, l'idolâtrie et l'imaginaire
de l'Antiquité dans les chansons de geste », dans Littérature et religion au Moyen Âge et à
la Renaissance, J.-Cl. Vallecalle éd., Lyon, 1997, p. 27-46 ; Id., « La construction de l'espace
sarrasin dans les chansons de geste », dans Plaisir de l'épopée, G. Mathieu-Castellani éd.,
Saint-Denis, 2000, p. 71-84 ; A. Leupin, La Passion des Idoles, 1. Foi et pouvoir dans La
Bible et la Chanson de Roland, Paris, 2000 ; les articles recueillis dans La Chrétienté au
péril sarrasin, Senefiance, 46, 2000 ; et ma propre étude, « La quête du père et la
destruction des idoles dans la Chanson de Roland », Méthode !, 5, 2003, p. 21-33.
12. N. Daniel, Islam et Occident, op. cit., p. 353.
13. Ibid., p. 44 et suiv.
14. Ibid., p. 34.
15. N. Daniel, Héros et Sarrasins, op. cit., p. 17.
16. Ibid., p. 279 et 293.
17. « Abraham ex ancilla Agar generat Ismahel a quo Ismahelitarum genus, qui postea
Agareni et ad postremum Saraceni dicti » (Chronique, cité en note dans Isidore de Séville,
Étymologies, IX, 2, 6, M. Reydellet éd., trad. et comm., Paris, 1984, p. 46 ; le texte
correspondant d'Isidore de Séville paraît assez confus) ; cf. J. V. Tolan, Les Sarrasins, op.
cit., p. 33 et 40-42.
18. Voir par exemple l'opposition entre Sarah, la sagesse de l'intelligence, et sa servante
Agar, le savoir des sens, qu'établit Philon d'Alexandrie dans son De congressu eruditionis
gratia et son De fuga et inventione.
19. Cf. J. V. Tolan, Les Sarrasins, op. cit., p. 184-86.
20. E. W. SAÏD, Orientalism, New York, 1978 et 1994 ; trad. C. Malamoud, L'Orientalisme.
L'Orient créé par l'Occident, Paris, 1980 et 1997.
21. Cf. R. W. SOUTHERN, Western Views of Islam in the Middle Ages, Cambridge (Mass.),
1962. Cf. E. W. Saïd, L'Orientalisme, op. cit., p. 66-88.
22. N. Daniel, Islam et Occident, op. cit., p. 332.
23. D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure, op. cit., p. 32.
24. On sait que Hannah Arendt distinguait dans Les origines du totalitarisme
l'antijudaïsme religieux (du christianisme) de l'antisémitisme, issu du xix e siècle, qui
caractérise le totalitarisme racial des nazis. On peut toutefois se demander avec
G. I. Langmuir et D. Iogna-Prat, qui cite ce dernier, si un tel processus totalitaire n'est pas
déjà à l'œuvre dans l'universalisme chrétien (cf. Ordonner et exclure, op. cit., p. 320-23).
25. T. Todorov, La conquête de l'Amérique. La question de l'autre, Paris, 1982, p. 12.
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Les Sarrasins ou la malédiction de l'autre
AUTEUR
CHRISTOPHER LUCKEN
Université Paris-VIII, Département de Littérature, 2 rue de la Liberté, F-93526 Saint-Denis
cedex 02
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