LA VOIE/VOIX FEMINISTE DURASSIENNE
Julie Beaulieu
Concordia University
Julie-beaulieu@cgocable.ca
Résumé : Marguerite Duras s’est toujours bien défendue de n’appartenir à aucun groupe ou
mouvement. Cependant, c’est en parcourant son œuvre foisonnante et riche de sa complexité, qui
s’inscrit au carrefour des médias (texte, théâtre, film), qu’on découvre à la fois un projet et une
voix féministes. L’article propose de traverser une partie du corpus de l’auteure en suivant les
liens serrés qui se tissent entre sa vie (autobiographie), le politique (projet féministe) de même
que son esthétique (écriture).
Mots-clés : Feminisme – littérature – cinéma – transgression -femme écrivain.
Abstract: Marguerite Duras has always refused to be seen as belonging to a particular group or
movement. Nevertheless, reading her complex work (text, drama, film), we find out a feminist
project and voice at the same time. This paper proposes a reading of part of the author’s corpus
following the narrow links between her life (autobiography), politics (feminist project) as well as
her aesthetics (writing).
Keywords: Feminism – literature - film - transgression - women’s writing.
19
Pour la cinéaste Française Agnès Varda, certaines données sont essentielles :
premièrement, la femme est née dans un corps de femme ; deuxièmement, la femme a
toujours existé dans le regard de l’homme, et ce particulièrement au cinéma où seulement
3 % des cinéastes sont des femmes ; troisièmement, le premier geste féministe consiste à
se regarder, nous les femmes, en tant que femmes, donc de poser un regard féminin sur
les femmes1.
Visionnaire, avant-gardiste et subversive, Marguerite Duras tiendra pour sa part
des propos moins affirmés, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne soit pas moins lucide que
Varda au sujet de la condition des femmes. Bien que Duras ait toujours nié toute
allégeance politique, elle n’en est pas moins féministe, et ses écrits comme ses films en
témoignent. Elle a d’ailleurs fortement critiqué le sort réservé aux femmes à la suite des
événements de Mai 68, période durant laquelle on aurait bien voulu taire la voix du
deuxième sexe.
Contrairement à Simone de Beauvoir, militante féministe et écrivaine reconnue,
Duras n’a pas participé au Mouvement de Libération des Femmes (MLF). Cependant, ses
textes, ses films et les propos tenus en entrevue s’inscrivent généralement dans un cadre
féministe, à l’exemple des textes publiés dans la revue Sorcières2, des entrevues
accordées à Xavière Gauthier et Michelle Porte, amies féministes avec qui elle a
collaboré.
Alain Vircondelet, éditeur à cette époque, rappelle à juste titre le contexte de
création et d’édition, de même que l’engagement et le discours féministes de Marguerite
Duras, qui évoluait aux côtés des autres femmes écrivains et journalistes de l’époque :
Au temps des revendications féministes, on ne la voyait guère dans les rues, mais elle
avait sa place dans le chant des femmes révoltées. En 78-79, alors que j’étais éditeur chez
Stock, j’avais favorisé l’entrée de la revue Sorcières qui cherchait un lieu où l’accueillir.
Dans les caves de la rue de l’Ancienne-Comédie, à l’endroit exacte où Molière avait
établi son théâtre, dans la forêt de troncs d’arbres qui provenaient des domaines royaux
des Saint-Germain-en-Laye et qui soutenaient la scène, Anne Rivière et Xavière Gauthier
1
Synthèse des propos d’Agnès Varda qui ouvre le film Filmer le désir, réalisé par Marie Mandy (Belgique/
France, 2001).
2
Fondée par la journaliste, éditrice et universitaire française Xavière Gauthier, dont les recherches portent
essentiellement sur les femmes et le féminisme, la revue artistique et littéraire Sorcières (1975-1982) avait
pour objectif d’étudier les pratiques transgressives des femmes.
20
s’étaient installées. Bruissante communauté, active, militante, joyeuse et vivante que je
rencontrais régulièrement pour faciliter l’édition de la revue mensuelle. C’était là que se
rassemblaient les textes, et particulièrement ceux que donnait Marguerite Duras, et qui
déjà à leur manière composaient la toile de fond de L’Amant (…).
C’était la fin des années de l’expansion économique, la fin d’une époque où l’on se
battait encore pour des idées utopiques, la fin des défilés lyriques dans les rues de Paris.
Aux réunions du jeudi soir, Duras venait quelques fois rejoindre les femmes de
Sorcières. Elle portait de grands fichus de laine noire qui l’enveloppaient et lui donnaient
des airs de Bouddha, elle riait beaucoup dans ces rencontres. C’était le temps où elle
s’aventurait encore dans Paris, mais où ‘la profondeur muette de l’enfance’ battait
brutalement, appelait, criait déjà. « Ça me touche là où je crie », disait-elle aux femmes de
la revue (Vircondelet, 1995: 32-33).
Une sensibilité féministe, – ou à tout le moins féminine –, trouve effectivement sa
voie dans le propos de ses textes et films, notamment dans la présence, nombreuse, des
personnages féminins, qui ne sont plus contraints au silence3. Car Duras donne la parole
aux femmes, les place à l’avant-scène, à l’exemple du personnage d’Anne-Marie Stretter
qui hante les textes et les films du cycle indien, forts de sa présence4.
Duras sera pourtant une militante active du PCF (Parti Communiste Français) et
présidera aux séances de la cellule Saint-Germain-des-Prés. Concernée par le politique,
elle le sera toujours, en filigrane de ses textes comme de ses films, alors que le poétique,
– j’entends par « poétique » à la fois le caractère poétique (au sens de beau) et ludique de
ses textes mais aussi l’avant-gardisme de son esthétique minimaliste et révolutionnaire –,
s’imposera de pied ferme vers la fin des années 70.
Cet essai propose une incursion dans le sillage esthétique-politiqueautobiographie qui traverse une œuvre abondante, complexe et subversive, comme des
pans d’histoire lourdement chargés sur le plan affectif (ex. la déportation des Juifs) et des
idées (ex. le triomphe du texte sur l’image au cinéma). Une période, il va sans dire, de
3
Le silence est paradoxalement très présent dans les textes et surtout dans les films de Marguerite Duras.
Cependant, lorsque les femmes ne parlent pas où que l’image tait volontairement leur présence, elles
habitent ce silence convenu par l’auteure. Autrement dit, elles ne subissent pas la pression masculine; elles
seules choisissent de se taire.
4
Pour une étude approfondie du cycle indien dans l’œuvre narrative de Marguerite Duras, voir Espace et
récit de fiction. Le cycle indien de Marguerite Duras par Florence de Chalonge (Presses Universitaires du
Septentrion, 2005).
21
grands bouleversements sociopolitiques qui, sans aucun doute, ont affecté les textes et
films de Marguerite Duras, des camps de concentration nazis aux événements de Mai 68.
Esthétique et politique
Impossible, chez Duras, de séparer l’esthétique du politique sans mettre en péril la
complexité comme la compréhension de son œuvre. Cette donnée essentielle n’est certes
pas étrangère à la biographie de l’auteure. Impossible, aussi, de séparer l’écriture de la
vie, car l’écriture c’est la vie pour Duras, – il n’y a pas de vie sans écriture. D’une part,
l’activité littéraire, théâtrale et filmique de Marguerite Duras se voit marquée par des
événements historiques et sociopolitiques parmi les plus importants du XXème siècle,
notamment la colonisation en Indochine, les camps de concentration nazis, Hiroshima, la
Résistance, Mai 68 et ses différents mouvements de revendication et de libération, dont le
féminisme.
Sur le plan esthétique, les écrits durassiens contribuent largement à la révolution
de la structure romanesque moderne. À cet égard, Moderato Cantabile (1958) demeure
un texte charnière tant sur le plan formel que thématique. Ce roman, presque entièrement
dialogué et basé sur le modèle musical de la fugue5, dans lequel la musique incarne le
leitmotiv d’une histoire d’amour, de meurtre, fait suite à d’autres expérimentations
littéraires publiées en 1957, dont La Modification de Michel Butor et La Jalousie d’Alain
Robbe-Grillet. Par ailleurs, L’Ère du soupçon de Nathalie Sarraute et L’Emploi du temps
de Michel Butor voyaient le jour un an plus tôt.
Renate Günther, spécialiste du cinéma durassien, souligne que le changement de
mode d’énonciation (du narratif au dialogique) opéré dans Moderato Cantabile a facilité
le passage de l’auteure au cinéma :
(…) with her novel Moderato Cantabile, Duras had developed her literary technique in a
direction which departed radically from the traditional models of the novel. The sparsity
of descriptive detail and the shift from narration to dialogue facilitated her gradual move
to cinema (Günther, 2002: 14).
5
La fugue est par définition une « composition musicale écrite dans le style du contrepoint et dans laquelle
un thème et ses imitations successives forment plusieurs parties qui semblent « se fuir et se poursuivre l'une
l'autre » (Rousseau) » Grand Robert de la langue française. CD-ROM (version 2.0). Paris: Le Robert,
2005.
22
Duras a cependant toujours nié son appartenance au Nouveau Roman. Francine DugastPortes fait d’ailleurs remarquer que Duras
(…) ne vint pas au premier grand colloque de Cerisy, où se retrouvaient ceux que Jean
Ricardou allait désormais définir comme les « nouveaux romanciers », c’est-à-dire, outre
lui-même, Michel Butor, Claude Ollier, Robert Pinget, Alain Robbe-Grillet, Nathalie
Sarraute, Claude Simon; mais Robbe-Grillet intervint souvent pour affirmer la parenté
littéraire de « Marguerite » avec le groupe. Quant à Beckett, qui appartient à une autre
génération, son nom apparaît sans cesse dans les interventions (Dugast-Portes, 2001: 5-6).
Il n’en demeure pas moins que son absence est des plus significatives. Car n’estce pas justement par l’absence qu’on dit la chose chez Duras? Pour arriver à exprimer
plus justement un sentiment, tel le désir, Duras va faire du sentiment exploité la figure
par excellence du manque, pierre angulaire des textes et films durassiens. C’est-à-dire
qu’elle ne s’attachera pas à décrire minutieusement les effets, par exemple, d’un tel désir
sur les personnages, mais elle va plutôt tabler sur l’absence figurative des personnages à
l’écran, à l’exemple d’Aurélia Steiner dans les courts métrages6.
N’est-ce pas, conséquemment, par son absence remarquée que Duras manifeste
sa présence en tant que femme écrivain? Catherine Rodgers et Raynalle Udris,
organisatrices du premier colloque de la Société Marguerite Duras7, mentionnent à leur
tour l’absence autour de laquelle s’est organisée cette rencontre internationale lui rendant
hommage : « Absence inévitable puisque Marguerite Duras s’est toujours trouvée, de son
propre aveu, dans ‘l’impossibilité’ d’assister à ce genre d’événement » (Rodgers et Udris,
1998: 7). L’absence est sans aucun doute la pierre angulaire de l’écriture durassienne, à la
fois rhétorique, c’est-à-dire procédé d’expression, et thème de prédilection.
Si la parenté subversive qu’entretient Duras avec les acteurs du Nouveau Roman
demeure en quelque sorte inévitable, existe aussi entre le cinéma durassien et
l’avènement de la Nouvelle Vague un lien important : « Considering that the 1959
festival coincided with the inception of the nouvelle vague, Duras’s cinematographic
6
Aurélia Steiner Melbourne (35 minutes, 1979) et Aurélia Steiner Vancouver (48 minutes, 1979) sont tirés
des textes éponymes contenus dans le recueil Le Navire Night (Mercure de France, 1979) et montés à l’aide
des chutes du film Le Navire Night (93 minutes, 1979).
7
Site Web de La Société Marguerite Duras : < URL : http://societeduras.free.fr/> [consulté le 18/VI/2009].
23
career may be linked, at least historically, with the important phase in the history of
French cinema » (Günther, 2002: 15). Il est vrai que certains aspects formels du style
cinématographique durassien des années 70 rappellent l’esthétique de la Nouvelle Vague.
Ainsi l’emploi de la désynchronisation dont le film India Song (1975), tiré du textethéâtre éponyme (1973), est exemplaire et Son nom de Venise dans Calcutta désert,
réalisé à sa suite (1976), qui reprend la même bande sonore à laquelle est juxtaposée une
nouvelle bande d’images. Günther poursuit :
From 1973 onwards, her use of desynchronisation, for instance, is consistent with the
practises of the New Wave filmmakers in their opposition to the realism of dominant
mainstream cinema and its false claim that films are, or should be, a representation of real
life. To counteract this claim, directors associated with the New Wave, typically appeared
in their own films, in order to highlight the status of cinema as an art form and not as a
transparent reflection of the world (Günther 2002: 15).
Film transgressif et politique, Le Camion (1977) est aussi un exemple de cette
« technique » d’écriture qui place l’auteure en avant-plan. Si Duras n’a pas fait
systématiquement irruption dans tous ses films, elle a cependant utilisé sa maison de
Neauphle-le-Château, située près de Paris, pour le tournage de Nathalie Granger (1972),
symbole de sa présence en tant que femme. Dans La vie matérielle (1987), livre qui n’a ni
commencement ni fin, il n’a pas de milieu selon Duras (Duras 1987: 9), l’auteure fait le
parcours de la femme, du féminin, voire de sa propre solitude comme de son silence
qu’elle dit partager avec toutes les femmes et au cours des siècles, dans un court texte
intitulé « La maison » (Duras, 1987: 53-79).
On comprend mieux ainsi non seulement l’importance des nombreux personnages
féminins qui hantent l’univers durassien, à l’image de la mendiante, de Lol V. Stein et
d’Anne-Marie Stretter, à qui Duras donne la parole. Importance des femmes, de leurs
voix, donc, mais aussi importance de ce lieu mythique, la maison, qui a servi et sert
toujours de refuge aux femmes, symbole de leur solitude (la solitude d’être femme)
comme de leur silence dans lequel elles ont été enfermées. De plus, Duras prête sa voix
singulière à ses courts-métrages comme au film le Navire Night (1979), manifestant ainsi
de manière plus soutenue sa présence par son absence à l’écran.
24
Le spectateur l’entend mais ne la voit pas; sa voix la fait exister au-delà de
l’image, au-delà de sa propre représentation. C’est d’ailleurs par la lecture que le
« personnage » de Marguerite Duras prend magiquement forme sous les yeux du
spectateur, comme si elle était placée là, devant la caméra, feuillet à la main, à l’image
même du film Le Camion ou des personnages lecteur-écrivain qui peuplent ses textes et
hantent son univers singulier – je pense entre autres au personnage de la femme dans le
roman Emily L. (1987).
Le renouvellement des conventions romanesques, scéniques puis filmiques, qui
passe par leur transgression, va de paire avec une volonté d’expérimentation qui, sur le
plan esthétique, rejoint les expériences des nouveaux romanciers et des nouveaux
cinéastes. Les expérimentations de la deuxième avant-garde, souvent considérées comme
moins virulentes8, ne sont pas sans rapport avec une certaine forme de révolte
sociopolitique et idéologique qui culminera dans les événements de Mai 1968 et
transparaît dans le style comme dans la pratique durassienne, située aux frontières des
genres :
La crise de mai 1968 présente des aspects communs avec les révoltes sociales du passé.
Mais, dans son déroulement et ses causes, elle est un moment profondément original : elle
débute par un violent mouvement de protestation étudiante, entraîne une mobilisation des
salariés et débouche sur une crise politique. Le mouvement étudiant français, assez
analogue à ceux qui agitent alors les États-Unis ou la RFA, débouche dans l'hexagone sur
une crise politique majeure9.
Considérer le contexte historico-politique dans lequel a évolué Marguerite Duras
et les écrivains dits révolutionnaires, de même que les intérêts politiques de l’auteure,
demeure essentiel à la compréhension à l’évolution de son œuvre dans la mesure où le
propos et les aspects formels de ses textes et films reflètent constamment ses positions
politiques. Günther confirme :
8
Selon Wladimir Krysinski, la première avant-garde (surréalisme, dadaïsme et futurisme) est beaucoup
plus hostile à la tradition artistique que la seconde (Mounsef, 2003 : 38).
9
FONDATION ET INSTITUT CHARLES DE GAULLE « De Gaulle et Mai 68 » <URL :
http://www.charles-de-gaulle.org/article.php3?id_article=101> [Consulté 18/VI/2009].
25
From the late 1950s, Duras was also a staunch opponent of President de Gaulle whose
nationalist ideology she saw as a new form of Fascism, not alike that propagated by
General Pétain during the Second World War. Therefore, when de Gaulle returned to
power in May 1958, Duras became a founding of and subsequently the only woman
contributor to the anti-Gaullist journal le Le 14 juillet. This early period of her appearance
on the French political scene highlights certain key elements of her political position
which are consistently reflected both in the subject matter and the formal structures of her
films: her rejection of power and hierarchies, her conviction that the political is also
personal10 and that any social revolution must be built on a radical transformation of the
individual subject (Günther, 2002: 11).
Günther explique par ailleurs que la philosophie des mouvements de Mai 68 n’est
pas étrangère à celle de l’auteure. Il est vrai que les enjeux idéologiques de cette période
se reflètent dans ses préoccupations sociopolitiques dont la portée, tant visionnaire que
révolutionnaire, se fait sentir dans son écriture sur les plans thématique et formel. C’est
d’ailleurs dans ce contexte que s’inscrit Détruire dit-elle (1969), premier film réalisé par
Duras à partir du texte éponyme, lui-même inspiré des événements de Mai 68. Le titre
évocateur est plutôt significatif : il annonce effectivement une période de remise en
question, de désillusion, et ce faisant de déconstruction. Il indique de surcroît un fait
indélébile, à savoir que la forme est politique, c’est-à-dire subversive, ce qu’avance aussi
Günther :
The anarchic spontaneity of the May movement, its refusal of hierarchies and the
politicisation of lived experienced were all congruous with Duras’s own philosophy.
Significantly, this period inaugurated her work as a director, as she made her first film
Détruire dit-elle in 1969. The film is based on a text with the same title which was
directly inspired by the events of May’ 68. In both text and film Duras aims to break
down the categories, boundaries and power structures of Western cultures (Günther,
2002: 11).
10
Le discours féministe anglo-américain des années 70 a mis de l’avant le slogan « The personal is
political », qui résume à lui seul les bases psychologiques de l’oppression patriarcale, revendication
première des féministes « radicales » de l’époque. Catherine MacKinnon avance l’argument suivant : « (…)
the phrase makes a direct relation between sociality and subjectivity so that to know the politics of
women’s situation is to know women’s personal lives » (Humm, 1995: 204).
26
Il est ainsi possible de lire et de comprendre les transgressions formelles opérées
d’abord dans le texte, sur la scène, puis à l’image, comme une décomposition symbolique
(ou métaphorique) des structures sociopolitiques en place et des rapports de force bien
établis. Cette déconstruction suit une trajectoire évolutive dans l’œuvre durassienne de
sorte qu’il s’opère un glissement vers une forme toujours plus subversive que sa
précédente. Comme si Duras, sous l’emprise d’une folie destructrice et meurtrière qui
s’avèrera, au final, un mode de création des plus fructueux, ne pouvait faire autrement
que de transgresser, de subvertir et de bouleverser les structures énonciatives.
Le terme « déconstruction » renvoie précisément à l’emploi qu’en fait Jacques
Derrida :
Il signifie déposition ou décomposition d’une structure. Dans sa définition derridienne, il
renvoie à un travail de la pensée inconsciente (‘ça se déconstruit’), et qui consiste à
défaire sans jamais le détruire un système de pensée hégémonique ou dominant.
Déconstruire, c’est en quelque sorte résister à la tyrannie de l’Un, du logos, de la
métaphysique (occidentale) dans la langue même où elle s’énonce, avec l’aide du
matériau même que l’on déplace, que l’on fait bouger à des fins de reconstructions
mouvantes. La déconstruction, c’est ‘ce qui arrive’, ce dont on ne sait pas s’il arrivera à
destination, etc. (Derrida et
Roudinesco 2001: 11-12).
Cette capacité à révolutionner le langage et la forme, cette volonté de changer les
choses à partir de l’écriture, s’inscrivent pleinement dans le contexte féministe de
l’époque et témoigne d’une prise de parole de l’auteure. Vircondelet corrobore par
ailleurs l’analyse politico-esthétique proposée par Günther et identifie les années 68-75
comme celles de la déconstruction :
Dans ces années de déconstruction, 1968-1975, où elle décida de tout remettre en cause,
la structure romanesque, la psychologie des personnages, le classicisme de la description,
il semblait qu’elle naissait à elle-même, comme si tout ce qu’elle avait écrit jusqu’alors
n’était que les prémices de ce grand désordre avoué, cette immense révélation qu’elle
venait d’avoir de la littérature, « continent » noir à naître lui aussi sur les décombres de
tout, Navire Night, en route, sans escales, dans l’obscurité (Vircondelet, 1995: 43).
27
De la violence du discours durassien, sauvage et brute, parfois même révolté,
émergera la véritable voix/voie de l’auteure : celle de la subversion.
Une écriture de la transgression
Duras fait effectivement partie de ces auteurs, et plus particulièrement de ces
auteures féminines qui pratiquent une écriture subversive : une écriture de la
transgression. Si, de nos jours, la transgression est de plus en plus courante, notamment
au cinéma, la production durassienne était pour le moins singulière à l’époque. Cette
singularité trouve d’ailleurs des échos dans l’entrécriture11, cette entre-deux-écritures ou
entre-deux-pratiques qui est la sienne et qui repose sur 1) une transgression des genres
qui culmine dans l’entre-deux-genres 2) une ouverture du texte comme du discours qui
met en scène des tabous (entre autres l’homosexualité, l’ambiguïté sexuelle et l’inceste).
Sylvie Loignon, spécialiste des études durassiennes, aborde son écriture aussi sous cet
angle :
M. Duras semble pratiquer la transgression : non seulement par les thèmes qu’elle aborde,
tels l’inceste, mais aussi parce qu’elle fait fi des genres établis, passant du récit au film,
ou à la pièce de théâtre, joignant le narratif et le poétique. Elle incarne en cela une
tendance générale de la littérature du XXe siècle à franchir les frontières. Il y a dans le
retour des motifs et des scènes, dans le passage d’un genre à l’autre, dans l’écriture même
faite de ressassement et de répétition, une recherche incessante qui va au-delà des
stéréotypes (Loignon, 2003: 6).
Les propos de Loignon font effectivement écho à ceux de Günther dans la mesure
où ils situent d’emblée la production durassienne dans une certaine transgression des
genres. Cependant, le caractère subversif de la pratique durassienne tire son origine non
pas seulement du contexte sociopolitique et historique spécifique, mais aussi d’un
contexte particulier à l’auteure, et ce faisant plus intime : l’enfance en Indochine.
11
L’entrécriture est à la fois une pratique d’analyse et un style d’écriture propre à l’œuvre durassienne.
Considérer la singularité d’une écriture hybride en embrassant l’entièreté de ses pratiques (textuelle,
scénique et filmique) s’avère essentielle à la compréhension de son écriture. J’ai démontré ailleurs que « la
porosité de l’écriture durassienne, perceptible dans ce mouvement d’oscillation d’une forme à l’autre, invite
à analyser l’imbrication des différentes écritures comme leur modulation » (Beaulieu, 2007: 4).
28
Dans son ouvrage Marguerite Duras : Écriture et politique, Dominique Denès fait
remarquer qu’écrire est à la fois un acte d’agression et un acte de transgression :
L’écriture en elle-même est ‘violente’, selon Barthes, en tant qu’elle est
‘la pesée d’une trace irréversible’. Autant dire que chez Marguerite Duras, qui a toujours
présenté son enfance comme le temps des haines et des conflits, la violence familiale,
larvée et effective, grave son empreinte à l’eau forte. (2005: 19).
La violence du style durassien, agressif, parce que d’emblée subversif annonce
une forme de rébellion envers la mère. De fait, l’envie d’écrire, ce besoin à la fois
pressent, urgent et nécessaire, se fait en opposition à la mère, en opposition au vouloir et
au pouvoir de la mère (ibidem). Cette haine demeure manifeste tant l’écriture se fait
cruelle par moments, parce que plus directe, à l’exemple de L’Éden cinéma (1977) qui
nomme l’échange entre la mère et le Chinois (le trafic de l’enfant), le dénonce comme il
le fait exister avec force, voire avec violence.
D’où, par ailleurs, le trouble ressenti par le lecteur/la lectrice devant la cruauté de
la chose, devant l’absurdité de la « vente » de l’enfant. Cependant cet amour-haine de la
mère (et du grand frère) prend forme entre la réalité et le fantasme, comme en témoigne
ce passage révélateur du texte L’Amant (1984) :
Dans les histoires de mes livres qui se rapportent à mon enfance, je ne sais plus tout à
coup ce que j’ai évité de dire, ce que j’ai dit, je crois avoir dit l’amour que l’on portait à
notre mère mais je ne sais pas si j’ai dit la haine qu’on lui portait aussi et l’amour qu’on
se portait les uns les autres, et la haine aussi, terrible, dans cette histoire commune de
ruine et de mort qui était celle de cette famille dans tous les cas, dans celui de l’amour
comme dans celui de la haine et qui échappe encore à tout mon entendement, qui m’est
encore inaccessible, cachée au plus profond de ma chair, aveugle comme un nouveau-né
du premier jour (Duras 1984: 34).
Entre l’amour et la haine, entre la réalité et le fantasme, « L’histoire de ma vie
n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre », confirme Duras (Duras 1984:
29
14)12. Fiction ou pas, le fait est que le désir d’écrire s’inscrit en réaction avec la figure de
la mère, ici figure d’autorité, bien que la mère plutôt permissive laisse plus souvent
qu’autrement l’enfant faire à sa guise (elle ne rentre pas toutes les nuits à la pension).
Par ailleurs, à quinze ans et demi tout est déjà là, inscrit sur le visage : « J’avais à
quinze ans le visage de la jouissance et je ne connaissais pas la jouissance » (Duras 1984:
15). Dans les yeux, ce désir d’écrire qu’elle avouera à la mère, cet appel à vivre comme à
mourir :
Je veux écrire. Déjà je le dis à la mère : ce que je veux c’est ça, écrire. Pas de réponse la
première fois. Et puis elle demande : écrire quoi? Je dis des livres, des romans. Elle dit
durement : après l’agrégation de mathématiques tu écriras si tu veux, ça ne me regardera
plus. Elle est contre, ce n’est pas méritant, ce n’est pas du travail, c’est une blague – elle
me dira plus tard : une idée d’enfant (Duras, 1984: 29).
La mère ne comprend pas, ne veut pas voir dans les yeux de l’enfant ce désir
d’écrire, pas plus que la jouissance troublante empreinte sur son visage. Denès voit dans
cette vocation d’écrivain l’essence même d’une nature transgressive qui aura des
répercussions sur le contenu des textes et des films comme sur le style d’écriture (ce que
notent aussi Günther et Loignon) :
Cette vocation contraire à la mère et à la mémoire du père, mathématicien de
formation, place d’emblée l’écrivain dans le camp des opposants, des décalés, des
réprouvés, des parias, des enfants, des fous. Dès lors et pour toujours, l’écriture est liée à
une pratique de l’infraction, à un exercice de transgression et à un besoin d’émancipation.
(Denès, 2005: 20)
D’une part, rébellion contre les parents; d’autre part, rébellion contre le patriarcat,
dans la mesure où on lui a très tôt indiqué de ne pas parler de ses livres comme elle le
faisait ; et peut-être aussi rébellion contre l’après Mai 68, à l’issue duquel Duras s’est
12
Cette idée est reprise par Elisabeth Poulet dans son article « Marguerite Duras n’existe pas », La revue
des ressources. Dossier littérature et folie (18 septembre 2006). LA REVUE DES RESSOURCES.ORG
<URL : http://revue.ressources.org/article.php3?id_article=629> [consulté le 18/VI/2009].
30
mise à déconstruire, à l’exemple de Détruire dit-elle et des films qui feront suite, les
conventions romanesques et filmiques, brisant ainsi la tradition.
Écrire/détruire dit-elle
C’est par l’intermédiaire d’une cartographie foisonnante d’idées, d’un maillage de
souvenirs littéraires et filmiques que Marguerite Duras définit l’écriture et son expérience
dans le court texte intitulé « Écrire » (1993), essai autobiographique qui ouvre le recueil
éponyme dans lequel l’auteure commente son travail d’écriture. Duras demeure plutôt
silencieuse quant aux aspects féminins-féministes de la création dans ce texte, peut-être
parce qu’elle a été beaucoup plus volubile sur le sujet ailleurs, notamment dans La Vie
matérielle (1987). Le fil conducteur de ce réseautage mémoriel, car il s’agit là d’un retour
sur ses précédentes créations et lieux de création, demeure l’écriture. L’écriture comme
acte de création : l’écriture ou la vie.
Duras considère l’écriture comme un élément essentiel à la connaissance et
l’expérience de soi. L’écriture comme une façon particulière d’exister et de désirer, donc
de vivre en tant que femme-écrivain, ce qui n’a d’ailleurs pas toujours été facile pour elle
à l’époque. Christiane Blot-Labarrère explique la peur vécue par Duras, cette angoisse de
l’acte d’écriture qui est la sienne, par des causes intérieures et extérieures. Elle cite Duras
à ce propos :
Parce qu’elle est femme et écrivain, elle [Duras] dit avoir subi des brimades en raison de
cette double condition. Ou bien l’on refusait de prêter attention à sa recherche
romanesque : ‘C’était une chose dont on ne parlait pas, comme une syphilis cachée’13. Ou
bien on lui adressait des recommandations. Dans La Création étouffée, elle en instruit le
procès : « Pendant toute ma jeunesse, j’ai été ensevelie sous les conseils des hommes qui
m’entouraient (…) : ‘Ne te fais pas remarquer. Ne te ridiculise pas. (…). Refuse de parler
à la radio, à la télévision, refuse les interviews. (…). Travaille plus. (…). Ne parle pas de
tes livres comme tu le fais, ça ne se fait pas, on ne parle pas de ses propres livres. Ne fais
pas de journalisme. (…). Ne fais plus de cinéma, tu vois bien que tes films ne marchent
13
Marie-Claire, nº. 297, mai 1977, cité dans Blot-Labarrère (1992: 26).
31
pas. Tiens-toi tranquille, ne fais pas la folle de Chaillot. (…). Écris dans ton coin, c’est
tout’ (1992: 26)14.
Mais Duras parle, commente ses propres textes. Non seulement fait-elle parler les
femmes, mais elle pousse l’audace jusqu’à la transgression sous toutes ses formes. Par
exemple, la disparition de l’image au profit du plan noir dans le film-limite L’homme
atlantique, réalisé en 1981. Elle parlera d’ailleurs dans ses films en utilisant la voix off
pour faire entendre sa propre voix, si caractéristique, imposant/s’imposant en tant
qu’auteure, – elle n’a cependant jamais utilisé la féminisation du terme, son utilisation
n’étant pas en vogue à l’époque. Dans sa vie comme dans son écriture, Duras se libère
des conventions établies. Et très tôt, l’écriture devient un véritable mode de vie, se
substitue à la vie. Ainsi la nécessité de l’écriture se produit dans le même emportement
que la vie, dans la même jouissance comme dans le même jaillissement. L’écriture est
viscérale :
Qu’est-ce que vivre ? ne signifie rien d’autre que qu’est-ce qu’écrire ? et cela ne suffit pas.
Encore faut-il vivre, écrire, dans un même emportement, dans l’insouciance des conventions,
aller au bout de soi en exaspérant la révolte, l’amour ou le désespoir, pour mieux mettre à
découvert une violence de l’être, que, tout à la fois, libère et maintient l’écriture
(Blot-
Labarrère, 1992: 7-8).
L’écriture demeurera tout au long de sa vie une vocation profonde qu’elle dira
cependant accomplir seule, dans une solitude acceptée d’elle parce que créée par elle
seule, et en cela symbole du silence comme de la solitude vécue par les femmes de tout
temps. Ainsi l’ouverture du texte « Écrire », qui pose la solitude comme la condition sine
qua non de l’écriture :
14
Tiens-toi tranquille, ne fais pas la folle de Chaillot. Il s’agit d’une référence directe au personnage de la
pièce de Jean Giraudoux, La Folle de Chaillot (1945), rédigée pendant l’occupation allemande. Dans le
premier acte, Aurélie, la folle de Chaillot, mobilise les gens du quartier de Chaillot (16e arrondissement de
Paris) afin de contrer les plans d’un groupe d’hommes d’affaire criminels en quête d’argent et de pétrole.
Le deuxième acte met en scène le procès des ces malfaiteurs, exploiteurs de l’humanité. Les préoccupations
sociales de Marguerite Duras et son engagement politique, qui transparaissent d’ailleurs dans ses textes et
films tant sur le plan thématique que formel, ne sont pas étrangères à la relation intime qu’entretiennent le
poétique et le politique dans le théâtre de Giraudoux.
32
C’est dans une maison qu’on est seul. Et pas au-dehors d’elle mais au-dedans d’elle. Dans
le parc il y a des oiseaux, des chats. Mais aussi une fois, un écureuil, un furet. On n’est
pas seul dans un parc. Mais dans la maison on est si seul qu’on est égaré quelquefois.
C’est maintenant que je sais y être restée dix ans. Seule. Et pour écrire des livres qui
m’ont fait savoir, à moi et aux autres, que j’étais l’écrivain que je suis (Duras, 1993: 13).
L’écriture commande effectivement la solitude ; Duras se coupe volontairement
du monde. La solitude de l’écrivain demeure le produit et le fruit de l’écriture, du
processus de création : l’acte d’écrire, d’imaginer, d’inventer, seule devant la page
blanche et parfois dans la peur de ne pouvoir rendre ce qui se passe à l’intérieur, de ne
pouvoir le dire comme il se doit. La solitude est créée par l’écrivaine qui s’isole dans sa
maison. C’est seulement dans cet isolement volontaire qu’elle arrive à noircir la page.
Les mots solitude et écriture sont d’ailleurs utilisés comme de véritables
synonymes dans le texte « Écrire ». Les deux termes sont ainsi interchangeables : « Cette
solitude des premiers livres je l’ai gardée. Je l’ai emmenée avec moi. Mon écriture [ma
solitude] je l’ai toujours emmenée avec moi où que j’aille. À Paris. À Trouville. Ou à
New York (…) » (Duras, 1993: 14). La solitude dont parle Duras n’est pas banale. C’est
celle de l’écrit, qui ne concerne que l’écrivain. Narcissique, Duras ne conçoit l’écriture
qu’à partir de la figure de l’écrivain : « La solitude de l’écriture c’est une solitude sans
quoi l’écrit ne se produit pas, ou il s’émiette exsangue de chercher quoi écrire encore.
Perd son sang, il n’est plus reconnu par l’auteur » (ibidem).
La solitude renvoie aussi au corps : la solitude réelle du corps. C’est donc
confirmer, d’une certaine façon, que l’écriture passe par le corps, et ce faisant le corps
féminin. Comment pourrait-on oublier cette donnée essentielle qu’est le corps de la
femme, lorsqu’on est une femme?15 Bien que Duras en parle très peu, les questions de
genre traverse son œuvre et ne peuvent désormais plus être ignorées ou évitées sous
prétexte que l’auteure elle-même ne se considérait pas féministe.
15
La romancière et essayiste Nancy Huston conçoit aussi l’écriture dans ces termes. Dans Journal de la
création (1990), elle se met en scène en tant qu’écrivaine et unit, le temps du livre, la création littéraire
avec la création du monde : la vie. Enceinte de son deuxième enfant, Huston parle de son rapport à
l’écriture en abordant la question du corps féminin et de sa capacité à enfanter, tout en pénétrant la vie des
couples écrivains (ex. Sand et Musset, Virginia et Leonard Woolf, Sartre et Beauvoir…), de ces femmes
écrivains et leurs créations (leurs émotions, leur douleur comme leur dévouement à l’écriture) qu’elle
commente sous ses aspects féminins et féministes. Ce livre, plus que d’autres, entretient des liens de
parenté avec La Vie matérielle et « Écrire ».
33
Duras a certes entretenu une relation particulièrement difficile avec l’écriture.
L’écriture, essentielle pour l’auteure qui en fait le centre de sa vie tant elle ne peut faire
autrement ni faire autre chose, est cependant vécu comme une expérience extrême, mais
non dangereuse en soi. L’acte d’écriture demeure néanmoins une activité difficile à
accomplir parce qu’elle accueille l’inconnu, le vide. Sans l’aide de l’alcool qui prépare,
accompagne et suit les séances d’écriture, Duras semble un peu désorientée et craint le
pire.
Dans La Vie matérielle, elle affirme qu’« aucun être humain, aucune femme,
aucun poème, aucune musique, aucune littérature, aucune peinture, ne peut remplacer
l’alcool dans cette fonction qu’il a auprès de l’homme, l’illusion de la création capitale »
(Duras, 1987: 25-26). L’ivresse de l’alcool ne crée cependant rien, et cela Duras le savait
pertinemment. Elle avait d’ailleurs en horreur la soûlographie : « Je buvais tout le temps
et je n’étais jamais saoule. J’étais retirée du monde, inatteignable, mais pas saoule (idem:
26).
Mais la peur persiste toujours, véritable moteur de création. Duras confie ici à
Pierre Dumayet dans quel état elle a poursuivi l’écriture du roman Le ravissement de Lol
V. Stein (1964) :
Marguerite Duras : Oui, enfin, c’est toujours dur d’écrire, mais là j’avais plus peur…
bien plus peur que d’habitude.
Pierre Dumayet : Vous aviez peur d’écrire mal ? Vous aviez…
Marguerite Duras : J’avais peur d’écrire n’importe quoi (Duras, 1999: 9).
La peur d’écrire, mais plus encore la peur de ne pas écrire ce qu’il faudrait écrire,
la peur de regarder la bouteille vide, de rester seule dans le silence du non-écrit, seule
dans le noir. Si le livre représente une naissance, comme un jour nouveau, se retrouver
seul devant l’écriture c’est simplement essayer de ne pas mourir, de ne pas sombrer. De
ce double mouvement de l’écriture, qui positionne constamment l’écrivaine entre la vie et
la mort comme entre l’exaltation et la peur, surgit une expérience extrême des plus
salvatrices : « Se trouver dans un trou, au fond d’un trou, dans une solitude quasi-totale et
découvrir que seule l’écriture vous sauvera » (Duras, 1993: 20). L’expression populaire
« Duras et l’écrit » se fait métaphore d’un couple à consonance narcissique, une
34
métaphore qui se reflète dans l’utilisation du « je » autobiographique ; « Duras et
l’écrit », comme les deux membres d’un couple fusionnel dont les parties distinctes ne
font plus qu’une : Duras l’écrit. Duras écrit sur Duras, sur l’auteure comme sur la femme,
en passant par ce magnifique détour que sont les personnages féminins, et
particulièrement leur voie/voix.
L’acte d’écrire, plutôt difficile sans la compagnie rassurante de l’alcool, passe par
une conscience corporelle aiguë. Écrire commande la force du corps pour peser le poids
de l’écrit, des mots, de la douleur et de la vie, car « L’écrit ça arrive comme le vent, c’est
nu, c’est de l’encre, c’est l’écrit, et ça passe comme rien d’autre ne passe dans la vie, rien
de plus, sauf elle, la vie » (idem: 53). Qu’est-ce que la vie, l’écriture, si ce n’est pas cet
inconnu qui double l’auteur et se place devant l’écrivain comme un guide invisible,
l’attirant vers lui pour l’enfoncer davantage ou l’extirper in extremis de sa noirceur, de sa
solitude? « Il ne s’agit pas que d’écrire. Il faut savoir la prendre, l’écriture, l’emmener
avec soi, très loin, dans la nuit », dit Duras (Vircondelet 1995: 11). Tout se passe dans la
nuit noire de la vie, de l’écriture, qu’il faut saisir au passage, faire sienne, comme la vie.
Conclusion
Le projet féministe qui émerge au tournant des années 70 en France (comme au
Québec et aux États-Unis) n’est pas étranger à la voie/voix durassienne. C’est-à-dire à ce
parcours formel et thématique singulier qui est le sien, transgressif, voire même
destructeur, et la prise de parole qui passe d’abord par les nombreux personnages
féminins pour culminer dans la mise en scène de la voix de l’auteure, qu’on reconnaît
désormais à son timbre singulier.
La philosophie féministe correspond en cela très bien au combat que mènera
Marguerite Duras, combat intime il va sans dire, car Duras « exorcisera » au fil de ses
textes l’enfance en Indochine, notamment son rapport amour-haine avec la mère. Il s’agit
aussi d’un combat collectif, celui des Juifs par exemple, des opprimés, etc., mais surtout
celui des femmes, de leur voyage solitaire et silencieux à travers le temps, et qui prend la
forme de la folie, de l’égarement ou de l’absence (au sens d’absence à la vie).
Écrire est plus qu’un besoin essentiel pour Duras. Il s’agit davantage d’un geste
féministe, c’est-à-dire d’une véritable prise de position qui aboutit à une politique et une
35
philosophie au cœur desquelles se trouve la femme, l’auteure et les femmes (personnages
féminins). Ainsi la prise de la parole de l’auteure, qui se fait par l’intermédiaire
d’emprunts autobiographiques. Notamment l’enfance en Indochine, qui a donné vie au
personnage d’Anne-Marie Stretter, mais davantage encore la mise en voix de ses propres
films, à l’exemple du Camion, mettant en scène la femme écrivain et cinéaste, qui sont
autant de gestes féministes.
Le féminisme, qui s’inscrit d’emblée comme une voie (un projet, une philosophie)
et une voix (une prise de parole et de position), demeure dans le contexte durassien
essentiellement une forme de transgression : acte de rébellion envers la mère et la société.
D’une part, l’acte d’écriture est un processus qui contrecarre les plans de la mère pour sa
fille, déjoue son autorité comme son intimité en dévoilant l’amour/haine sur laquelle se
construit leur relation. Donc, déconstruction symbolique de la figure mythique de la mère
qui représente la continuité, la tradition sous le régime patriarcal.
D’autre part, acte de rébellion envers la société, c’est-à-dire le patriarcat, qui ne
pose pas la question du genre sans la subordination au sexe mâle et ainsi ne reconnaît pas
à la femme une existence propre avant les années de rébellion féministe. Enfin,
l’expression de la sexualité féminine, des désirs et fantasmes des personnages durassiens,
à l’exemple de la fascination de l’enfant pour Hélène Lagonelle dans L’Amant (1984),
peut aussi être entendue comme un geste féministe dans la mesure où elle exemplifie la
réappropriation du corps de la femme et de ses sensations.
La critique n’a pas voulu jusqu’à présent « taxer » l’œuvre durassienne du terme
féministe, sans doute par respect pour l’auteure qui n’a jamais voulu s’identifier ou être
identifiée à un groupe ou mouvement particulier. Néanmoins, dans le contexte actuel des
études sur le sexe et le genre, il est difficile de passer outre la portée féministe de
l’écriture durassienne (textes et films), de ne pas les qualifier de tel.
Car comment une femme, et d’autant plus une femme libre, indépendante et
engagée comme Duras, pouvait omettre cette donnée essentielle énoncée par Varda, à
savoir qu’on naît dans un corps de femme nous les femmes ? « Nous sommes là. Là où se
fait notre histoire. Pas ailleurs. Nous n’avons pas d’amants sauf ceux du sommeil. Nous
n’avons pas de désirs humains, dit Duras (1987: 74). Ainsi la voie/voix durassienne,
36
féministe, traverse l’œuvre entière, des textes aux films et des films aux textes, les
bouleverse complètement.
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