HEIDEGGER, L'ONTOTHÉOLOGIE ET LES STRUCTURES
MÉDIÉVALES DE LA MÉTAPHYSIQUE
Olivier Boulnois
Vrin | « Le Philosophoire »
1999/3 n° 9 | pages 27 à 55
ISSN 1283-7091
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-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Olivier Boulnois, « Heidegger, l'ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique »,
Le Philosophoire 1999/3 (n° 9), p. 27-55.
DOI 10.3917/phoir.009.0027
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Heidegger, l’ontothéologie et les structures
médiévales de la métaphysique1
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’un des concepts les plus remarquables développés par Heidegger est
celui d’onto-théologie. Selon ce concept, la métaphysique possède une
“constitution” : son essence détermine son histoire conformément à sa
structure. – Celle-ci est-elle universelle, sans exception, infalsifiable ? –
Remarquons d’abord qu’il n’est pas sûr, pour une théorie, qu’être infalsifiable
soit une qualité. Si elle prétendait tout expliquer, cette formule risquerait d’être
aussi indémontrable et totalitaire que l’interprétation psychanalytique ou
marxiste de l’existence – qui ont d’ailleurs, curieusement, connu à la même
époque un succès comparable dans le monde francophone. Le concept
d’ontothéologie est-il donc une critique conceptuelle, ou l’indice d’un soupçon
généralisé portant sur tout discours métaphysique ? Est-il destiné à dépasser une
crise de la philosophie première, ou à la mettre en cause au nom d’une
détermination antérieure et anonyme ?
Je souhaite ici tester cette hypothèse générale sur les diverses
métaphysiques qui se sont déployées concrètement dans l’histoire, et
notamment sur la pensée médiévale, où s’enracine le concept moderne de
métaphysique. – Mais ici, la question se complique du fait que Heidegger,
philosophe-historien, a aussi interprété des métaphysiques précises. Pour le
Moyen Age, pensons essentiellement à l’œuvre de Thomas d’Aquin, à celle de
Scot, et d’Eckhart. Trouve-t-on une confirmation ou une esquisse du concept
d’onto-théo-logie dans l’interprétation heideggérienne de leurs métaphysiques ?
L
1
Cet article a été publié pour la première fois dans Heidegger e i medievali, (Revue
Quaestio, n°1). Brepols, 2001, p.379-406. Le Philosophoire remercie vivement l’auteur,
les directeurs de la revue Quaestio ainsi que les éditions Brepols pour nous avoir autorisé
à reproduire cet article.
Le Philosophoire, n°9bis, 2006, p. 27-55
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Olivier Boulnois
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La Métaphysique
Et cette interprétation se voit-elle à son tour confirmée par notre lecture des
œuvres ? Pour aborder cette question, nous devons alors demander:
(1) Existe-t-il une seule structure de la métaphysique ? La
métaphysique, comme discipline et comme complexe de questions, prend-elle
toujours la structure d’une onto-théo-logie ?
(2) Cette structure s’applique-t-elle aux métaphysiques médiévales
comme un genre à ses espèces ? Les métaphysiques, comme textes
historiquement accessibles, correspondent-elles à l’essence de la métaphysique,
telle que Heidegger la décrit ?
(3) Le concept d’onto-théo-logie admet-il certaines limites, ou du
moins, faut-il le compliquer d’autres critères plus précis ? Doit-on historiciser
ce schéma ? Et en l’historicisant, ne faut-il pas : (a) le relativiser (le délimiter) ;
(b) le compliquer ?
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Que signifie le concept d’onto-théo-logie ?
Avant d’employer le terme, Heidegger a déjà signalé la difficulté qu’il
exprime. Il connaît parfaitement l’articulation entre metaphysica generalis et
metaphysica specialis, au moins depuis sa lecture de Heimsoeth et de Wundt,
cités dans Kant et le problème de la métaphysique. Dès le cours sur Kant, en
1929, il identifie explicitement metaphysica specialis et théologie, portant sur le
“summum ens”, metaphysica generalis et ontologie, portant sur l’ “ens
commune”, désignant ainsi le « concept de l’Ecole » (Schulbegriff)2, et il
nomme le problème : « on voit apparaître un curieux dédoublement dans la
détermination de l’essence de la “philosophie première” ». Celle-ci est aussi
bien :
connaissance de l’étant en tant qu’étant (
que connaissance de la région la
plus éminente de l’étant (
), à partir de laquelle se détermine
l’étant en totalité (
). Cette double caractéristique de la
n’implique pas deux ordres d’idées foncièrement différents et indépendants ;
mais, d’autre part, on ne saurait non plus éliminer ni même affaiblir l’un de ces
ordres au profit de l’autre ; on ne doit pas davantage ramener cette apparente
dualité à l’unité. Il s’agit plutôt d’expliquer les sources de cette apparente dualité
(Zwiespältigkeit) et la nature de l’interdépendance (Zusammengehörigkeit) des
deux déterminations à partir du problème directeur d’une « philosophie
première » de l’étant. Cette tâche est d’autant plus pressante que ce
dédoublement n’apparaît pas seulement chez Aristote, mais régit de part en part
le problème de l’être depuis les débuts de la philosophie antique3.
2
M. Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, GA Bd.3, hrsg v. F.-W. von
Herrmann, Klostermann, Frankfurt am Main, 9 ; trad. fr. par A. de Waelhens et W.
Biemel, Kant et le problème de la métaphysique, Gallimard, Paris, 1981, 69. Wundt et
Heimsoeth sont cités § 1, p.6, n.4 ; trad. fr. p. 66, n.1.
3
M. Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, GA Bd.3, 7-8 ; trad.fr. 67-68
(modifiée).
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I. L’essence de la métaphysique et sa structure ontothéologique
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales…
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I.1 - En premier lieu, l’ontothéologie désigne une interprétation de l’être
comme Dieu. Dans le cadre de son interprétation de la Phénoménologie de
l’Esprit en 1930-31, Heidegger applique l’expression à Hegel : le savoir absolu
est une onto-théo-logie. L’être compris spéculativement, en tant que médiation,
est l’unité qui assume toute particularité et surmonte toute contradiction. Il est
le cœur logique de l’absolu :
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La “réconciliation”, voilà l’étant véritable, l’étant d’après l’être duquel tout étant
doit être déterminé dans son être.
L’interprétation de l’être saisie spéculativement et ainsi fondée est ontologie,
mais de telle manière que l’étant proprement dit (eigentlich) est l’absolu,
.
« C’est à partir de son être que tout étant et que le
» sont déterminés.
L’interprétation spéculative de l’être est onto-théo-logie. Cette expression ne doit
pas signifier simplement que la philosophie est orientée vers la théologie, ou
même qu’elle en est une au sens du concept – déjà élucidé au début de ce cours –
de la théologie spéculative ou rationnelle. Sans doute Hegel, plus tardivement,
écrira-t-il lui-même une fois ces lignes : « Car même la philosophie n’a pas
d’autre objet que Dieu, et elle est ainsi essentiellement théologie rationnelle, à
titre de service divin perpétuel au service de la vérité » (Leçons d’esthétique, 1ère
partie). Nous savons aussi qu’Aristote établissait déjà la connexion la plus étroite
entre la philosophie au sens propre et la
, sans que nous
soyons en mesure d’obtenir par voie d’interprétation directe de réels aperçus sur
le rapport qui unit la question de l’
et la question du
. Ce que nous
voulons dire par l’expression “ontothéologie”, c’est que la problématique de l’
en tant que problématique logique est orientée en première et dernière instance
sur le
, qui est alors déjà conçu lui-même “logiquement”. [...] Le “concept”,
ici, [est] l’auto-conception absolue du savoir [...]. Comprendre quelque chose de
l’essence de Dieu, cela veut dire : comprendre la logicité vraie du logos, et
inversement4.
Ce texte appelle une série de remarques :
1. Heidegger écrit onto-théo-logie en articulant le terme en trois parties, ce
qui contraste avec la graphie de Kant, qui emploie « onto-théologie » pour
désigner la preuve ontologique dans la dialectique transcendantale. Par là, il
4
M. Heidegger, Hegels Phänomenologie des Geistes, GA Bd. 32, hrsg. v. I. Görland,
Klostermann, Frankfurt am Main 1980, 141-143 ; trad. fr. par E. Martineau, « La
phénoménologie de l’esprit » de Hegel, Gallimard, Paris, 1984, 157-159.
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Heidegger a élaboré le concept d’onto-théo-logie pour nommer et élucider
cette difficulté. D’emblée, il refuse les analyses génétiques inspirées de Jaeger
et Natorp, selon lesquelles les divers livres de la Métaphysique d’Aristote
correspondent à une évolution chronologique de leur auteur et de ses positions
philosophiques. Il congédie d’emblée toutes les contingences historiques, y
compris la genèse du corpus aristotélicien, et entend en donner une explication
unitaire – c’est pourquoi son explication doit également être différenciée.
Mais Heidegger a proposé trois interprétations successives du concept, qui
se recoupent mais ne correspondent pas exactement.
La Métaphysique
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insiste sur la dimension logique, c’est-à-dire ici, dialectique et spéculative, de
l’identification hegelienne de l’être avec Dieu.
2. C’est à propos du savoir absolu de l’absolu, dans la béatitude de la
possession de soi qui caractérise la vie de l’Esprit divin, que Heidegger
introduit le concept d’onto-théo-logie (plus loin : onto-théo-ego-logie, à la suite
de la métaphysique moderne de la subjectivité, reprise par l’idéalisme
allemand).
3. Cette appellation vient du fait que Hegel accomplit la démarche
traditionnelle de l’ontologie, rechercher l’être de l’étant, à partir d’un étant
particulier, l’absolu. C’est parce que la pensée de Hegel est une ontologie de
l’absolu, une ontologie du divin, qu’elle est une onto-théo-logie.
4. Mais ce que stigmatise Heidegger, ce n’est pas que le divin soit
déterminé à partir de l’être, thèse banale depuis Duns Scot et Suarez. C’est
précisément l’inverse, une thèse proprement hegelienne : que l’étant et le logos
sont déterminés à partir du divin : « C’est à partir de son être que tout étant et
que le
sont déterminés ». – autrement dit, que le commencement soit déjà
un résultat, ou que l’être soit déjà divin, et que le logos soit déjà concept.
5. Par conséquent, Heidegger pourra insister sur une thèse : l’onto-théologie hegelienne ne constitue pas une simple théologie rationnelle, une branche
de l’ontologie comme la métaphysique spéciale. Car chez Hegel, la théologie
détermine de fond en comble l’ontologie : « Cette expression ne doit pas
signifier simplement que la philosophie est orientée vers la théologie, ou même
qu’elle en est une au sens du concept – [...] – de la théologie spéculative ou
rationnelle ». – L’onto-théo-logie au sens strict ne se confond pas avec l’ontothéologie au sens kantien, celle qui achève la théologie transcendantale. « Or
puisque toutes les preuves purement spéculatives aboutissent à une seule preuve
de Dieu, la preuve ontologique, la théologie transcendantale, même si elle a une
dimension cosmothéologique [...], est fondamentalement une ontothéologie »5.
Ainsi, Kant fait de l’ontothéologie la vérité inéluctable de la métaphysique,
désignant par là son couronnement par un idéal transcendantal, la preuve
ontologique étant alors ce qui prétend achever l’unité systématique de
l’ontologie. Mais l’onto-théo-logie au sens strict, celle que Heidegger déchiffre
chez Hegel, est au commencement et non à la fin comme chez Kant. Elle
correspond à ce que Heidegger appelle « absolute Metaphysik » dans le cours
de l’été 296.
6. L’onto-théo-logie, au sens primordial, ne doit donc pas être confondue
avec l’accomplissement de la métaphysique d’Aristote en
, que Heidegger mentionne pour mémoire et pour s’en distinguer :
5
I. Kant, Kritik der reinen Vernunft ; trad. fr. par A. Delamarre et F. Marty, Critique de la
raison pure, in Œuvres philosophiques I, Pléiade, Paris, 1980 (A 816 / B 844 ; tr. fr. I,
1373).
6
M. Heidegger, Der deutsche Idealismus (Fichte, Schelling, Hegel) und die
philosophische Problemlage der Gegenwart, GA Bd. 28, hrsg. v. C. Strube, Klostermann,
Frankfurt am Main, 1997, § 3, 33.
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« Sans doute, Hegel parle d’un service [de la théologie par la philosophie...].
Nous savons aussi qu’Aristote [...établit un lien entre philosophie première et
science théologique] ». Et Heidegger signale au passage qu’on ne trouvera pas
ce lien « par voie d’interprétation directe ». Ce lien apparaît de manière plus
claire dans l’accomplissement de la métaphysique lancée par Aristote : dans
l’œuvre de Hegel même.
7. En 1930-31, le sens propre de l’onto-théo-logie ne porte donc pas sur
l’essence de la métaphysique, chez Aristote ou dans la totalité de l’histoire des
métaphysiques. Il se résume en fait à la question du lien entre logique et divin :
le divin est-il de structure logique, et le logique de nature divine ? Heidegger le
dit très clairement : « L’expression “onto-théo-logie” doit donc nous indiquer
l’orientation la plus centrale du problème de l’être, elle n’est nullement chargée
d’exprimer une quelconque liaison à une discipline nommée “théologie”. Le
logique est théologique, et ce logos théo-logique est le
de l’ , “logique”
signifiant en même temps : spéculativo-dialectique »7. On ne saurait mieux dire
que le concept s’applique essentiellement à Hegel et n’a rien à voir avec la
problématique théologique de l’entrée de la conceptualité grecque dans la
théologie biblique, que Heidegger mentionne par ailleurs8. – À moins que cette
remarque ne soit une prétérition, une réticence, ou – mieux – la dénégation
(Verneinung) d’une vérité refoulée, en dernière analyse, Heidegger reproche à
Hegel d’avoir interprété l’être à partir du logos, et non à partir du temps,
comme lui-même propose de le faire.
Car dans le même texte, Heidegger approfondit et élargit son concept
d’onto-théo-logie.
La question de l’ est onto-logique dès le coup d’envoi grec, mais elle est en
même temps déjà, comme il apparaît chez Platon et Aristote malgré le défaut
d’un développement conceptuel correspondant, onto-théo-logique. Mais à partir
de Descartes, l’orientation de la question se fait en outre egologique, l’ego n’étant
alors pas seulement central pour le logos, mais tout aussi bien co-déterminant
pour le déploiement du concept de
, ce qui, d’ailleurs, s’était déjà préparé
dans la théologie chrétienne. La question de l’être est donc en son tout onto-théo9
ego-logique .
Le « développement conceptuel correspondant » n’apparaît pas chez celui
qui pose la question de l’être (Aristote), mais dans la suite de son histoire. Cet
approfondissement consiste, à la suite d’une analyse de l’idéalisme allemand
(chez Fichte et Hegel), à montrer comment la conscience précontient
l’ensemble des déterminations du divin, et les détermine en retour.
L’élargissement est double, il consiste justement à intégrer dans l’onto-théologie au sens large à la fois la métaphysique d’Aristote et les enjeux de la
théologie moderne, avec son inspiration chrétienne – ce qui est précisément ce
7
Heidegger, Hegels Phänomenologie..., GA Bd. 32, 144 (trad. fr. légèrement modifiée).
Heidegger, Hegels Phänomenologie..., GA Bd. 32, 143.
9
Heidegger, Hegels Phänomenologie..., GA Bd. 32, 183 ; trad. fr. 196, légèrement
modifiée.
8
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Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales…
La Métaphysique
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que Heidegger s’interdisait d’abord. Il récupère au passage toute la charge que
contenait le concept d’ontothéologie au sens kantien, englobant dans un même
mot l’idéal transcendantal de Kant et l’accomplissement de la preuve
ontologique chez Hegel. Il n’est d’ailleurs pas innocent que l’une des citations
de Hegel sur lesquelles s’appuie Heidegger soit tirée du traité sur La preuve de
Dieu. – Heidegger passe donc subrepticement d’un concept d’onto-théo-logie
strict (l’essence de la métaphysique chez Hegel) à un concept d’onto-théo-logie
large (la pensée de Hegel comme accomplissant toute l’histoire de la
métaphysique). Cela suppose que la pensée de Hegel soit bien ce pour quoi elle
se donne, l’accomplissement historique de l’essence de la philosophie
occidentale.
Corollaire : cette critique de l’onto-théo-logie (au sens strict, appliqué à
Hegel) est en fait une défense de la temporalité du Dasein. Par conséquent, le
versant négatif ou critique de la remarque de Heidegger est adossé à une
affirmation spéculative : le paragraphe 82 de Sein und Zeit consacré à la
conception hegelienne du temps, qui écarte (abhebt) sous prétexte de la
surmonter (aufheben) la connexion entre temporalité, être-là et temps mondain.
Positivement, Heidegger soutenait au contraire que le temps – et non l’éternité
du Concept – est l’horizon de la compréhension de l’être10. Heidegger ne jette
pas le soupçon sur la métaphysique comme onto-théo-logie, il critique en elle
l’oubli de l’être comme temporalité tel que l’analysait Sein und Zeit. Il y voit le
négatif d’une ontologie fondamentale interprétée dans l’horizon du temps.
I.2 - Dans sa seconde version, le concept d’ontothéologie reçoit une
extension universelle, désormais détachée de son ancrage hegelien. En 1949,
dans l’introduction ajoutée à Qu’est-ce que la Métaphysique ?, Heidegger
emploie, pour la première fois dans une publication, le vocabulaire de l’ontothéologie :
Précisément parce qu’elle porte à la représentation l’étant en tant qu’étant [je
souligne], la métaphysique est en soi, de cette façon double et une (zwiefacheinig), la vérité de l’étant en général et par excellence (im Allgemeinen und im
Höchsten). Elle est, selon son essence, à la fois ontologie au sens restreint et
théologie. Cette essence onto-théologique de la philosophie proprement dite
(
) doit être fondée sur la manière dont l’ , précisément en
tant qu’ [je souligne], se met pour elle en évidence (sich ins Offene bringt)11.
La métaphysique en général se caractérise donc toujours par le même pli :
elle représente toujours l’étant dans un « doublet (dieses Zwiefache) », au sens
de « ses traits les plus généraux (
) » et au sens de « l’étant le plus
10
M. Heidegger, Sein und Zeit, GA Bd.2, hrsg. v. F.-W. von Herrmann, Klostermann,
Frankfurt am Main, 1977 ; § 68 et 82 ; cf. Was ist Metaphysik ?, Klostermann, Frankfurt
am Main, texte de la 5e éd. (1949), repris en 1992 (14e éd.) ; trad. fr. Qu’est-ce que la
métaphysique ?, in Questions I, Gallimard, Paris, 1968, 39.
11
Heidegger, Was ist Metaphysik ?, 19-20 ; trad. fr. 40 modifiée.
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32
Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales…
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haut et, partant, divin [...] (
) »12. Elle dévoile « l’être de l’étant dans
l’Universel » et « dans le Suprême »13. La métaphysique est « dimorphe »
(Zweigestaltig)14 : toujours « tendue entre une doctrine de l’être et une doctrine
de ce qui est au plus haut point »15. Si l’on admet que « représentation » est ici
un nom du logos accompli dans le Concept hegelien, l’essence de la
métaphysique ainsi cernée correspond précisément à la structure ambiguë que
dévoilait la pensée de Hegel – identification de l’ontologie et de la théologie –,
mais elle s’énonce désormais comme une « duplicité », un « pli » essentiel et
intemporel. Ce dont Hegel donnait l’accomplissement final apparaît maintenant
dans toute la pureté de son essence elliptique ou bifocale.
Le caractère onto-théologique (onto-theologische) de la métaphysique est devenu
problématique (fragwürdig) pour la pensée, non pas en raison d’un quelconque
athéisme, mais à partir de l’expérience faite par une pensée à laquelle s’est
montrée, dans l’onto-théo-logie (Onto-Theo-Logie), l’unité encore impensée de
l’essence de la métaphysique16.
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Or, malgré l’achèvement de la métaphysique dans la figure de Nietzsche,
« l’essence de la métaphysique demeure toujours »17. L’unité encore impensée
de l’essence de la métaphysique excède son histoire. Celle-ci est précisément
l’histoire de la différence de l’être et de l’étant, mais elle se confond avec celle
de l’oubli de cette différence, puisqu’elle veut penser l’étant en totalité, et l’être
à partir de l’étant, sans mesurer cette différence. Or en revenant sur la
conférence de 1949, « Introduction à la Métaphysique », et sur la seconde
figure de l’ontothéologie, Heidegger corrige l’interprétation obvie de son texte,
voire se rétracte explicitement :
Il serait toutefois prématuré de soutenir que la métaphysique est une théologie
parce qu’elle est une ontologie. On dira d’abord : la métaphysique est théologie,
un discours sur Dieu, parce que le dieu (der Gott) entre dans la philosophie [je
souligne]. Ainsi la question du caractère onto-théologique de la métaphysique
s’aiguise et devient la question: comment le dieu entre-t-il dans la philosophie,
12
Heidegger, Was ist Metaphysik ?, 19-20 ; trad. fr. 40.
M. Heidegger, Identität und Differenz, Neske, Pfullingen, 1957 ; trad. fr. Identité et
différence, in Questions I, 305.
14
Heidegger, Was ist Metaphysik ?, 19-20 ; trad. fr. 41.
15
Selon la juste formule de Rémi Brague, Aristote et la question du monde, Paris, 1988,
p.109.
16
Heidegger, Identität und Differenz, 51 ; trad. fr. 289. On remarquera l’écart
typographique (et conceptuel) entre l’adjectif "onto-théologique" et le substantif : “ontothéo-logie”, qui met en exergue la dimension spéculative de la Logique. Heidegger
renouera dans la suite de la conférence avec son cours de 1930-31, en parlant d’ “Ontothéo-logique” (Onto-Theo-Logik, 56).
17
Heidegger, Identität und Differenz, 51 ; trad. fr. 289.
13
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I.3 - Au troisième sens, la conférence Identität und Differenz, en 1957,
reprend les analyses du cours de 1930-31. Partant encore de Hegel, Heidegger
écrit :
34
La Métaphysique
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Remarquons que Heidegger (contrairement à ce qu’indique la traduction
française), ne demande pas comment “Dieu”, mais comment “le dieu” entre
dans la philosophie. Il choisit clairement d’employer la formule grecque,
utilisée par Homère ou Pindare pour parler du divin, qui s’offre en dieux
multiples, et non la formule utilisée dans les traductions allemandes de la Bible
depuis Luther, pour désigner le Dieu unique du judaïsme et du christianisme.
Ainsi, il apparaît que le commencement grec est à la fois une confirmation et un
développement plus essentiel que l’accomplissement moderne, car ce
commencement permet de caractériser l’essence de la philosophie comme telle :
la question vaut “non seulement” pour la philosophie moderne, “mais” (surtout)
pour la philosophie comme telle. Il faut rechercher l’origine de l’onto-théologie
moderne dans la philosophie grecque, et non dans l’histoire de la révélation
biblique, avec son intelligence juive puis chrétienne. Ainsi, le développement
interne de la métaphysique détermine l’intelligence de la foi dans la pensée
occidentale : l’entrée du dieu dans la philosophie permet et justifie la théologie
comme science19.
Ici, Heidegger écarte explicitement la réponse donnée en 1947, dans
l’introduction à Qu’est-ce que la métaphysique ? Ce n’est plus précisément en
tant qu’ontologie que la métaphysique est une théologie. Ce n’est pas seulement
la structure de la métaphysique qui explique, de l’intérieur, la naissance de la
théologie, mais c’est une entrée. La nature de la métaphysique ne fonde plus
seulement sa structure onto-théologique, mais un événement d’origine
extérieur, une intrusion énigmatique : l’entrée du dieu dans la philosophie.
Cette arrivée du dieu est un phénomène plus radical pour la philosophie que
l’appartenance du théologique à l’ontologique.
Pourtant, cette entrée n’est pas une intrusion, une initiative divine. – D’où
vient alors son irruption ? La réponse de Heidegger est le concept d’Austrag
(distribution, arrangement) : « La dispensation (Austrag) nous donne et nous
abandonne (ergibt und vergibt) l’être comme le principe (Grund) pro-ducteur
(her-vor-bringenden), principe qui a lui-même besoin d’une fondation
(Begründung), c’est-à-dire d’une causation par la chose (Sache) la plus
originelle. Celle-ci est la cause (Ursache) en tant que causa sui. Tel est le nom
qui convient pour le Dieu dans la philosophie »20. Heidegger fait ici allusion à
la métaphysique cartésienne, dont il donne une analyse remarquable : chez
Descartes, Dieu lui-même se soumet au concept de cause. Dès lors, l’entrée de
18
Heidegger, Identität und Differenz, 52 ; la trad. fr. 290 a dû être totalement refaite.
« La foi chrétienne s’approprie les traits fondamentaux de la métaphysique et sous cette
refonte (Prägung) a su mener la métaphysique à sa domination occidentale » : M.
Heidegger, Nietzsche II, GA Bd. 6.2, hrsg. v. B. Schillbach, Klostermann, Frankfurt am
Main 1997, ch. 6, 431 ; trad. fr. par P. Klossowski, Nietzsche, Gallimard, Paris, 1971,
381.
20
Heidegger, Identität und Differenz, 70 ; trad. fr. 306 (remaniée).
19
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non seulement dans la philosophie moderne, mais dans la philosophie en tant que
telle18 ?
35
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Dieu répond à un besoin de la métaphysique, le « besoin de causation ». Dieu
obéit à une convocation d’origine humaine. Mais qu’est-ce qui nous dispense
cette histoire faite d’oubli et de voilement ? L’être lui-même, qui est la
Différence et la Dispensation même21. Nous entrons alors dans un nouveau
concept, qui porte d’ailleurs chez Heidegger un nom plus précis : celui
d’ “onto-théo-logique”: « c’est une logique qui pense l’être de l’étant » [...]
« dans la perspective de ce qu’il y a de différent dans la Différence, sans
considérer la Différence comme différence »22. Dans cette ultime
généralisation, c’est toute pensée philosophique de Dieu qui se trouve critiquée,
toute théologie naturelle, et l’onto-théologie se confond de manière heuristique
avec l’entrée de Dieu dans la philosophie. D’où l’affirmation que « la pensée
sans-dieu (gott-lose), qui doit nécessairement (muss) abandonner le Dieu de la
philosophie, le Dieu comme causa sui, est peut-être plus près du Dieu divin »23.
Par cette voie négative, Heidegger a totalement abandonné sa distinction
originelle entre onto-théologie et théologie philosophique, puisqu’il faut rejeter
les deux ensemble.
Le concept d’ontothéologie a donc une visée polémique de plus en plus
vaste. Il disqualifie d’abord l’interprétation hegelienne de l’être comme Dieu,
avec l’accomplissement de la métaphysique chez Hegel, puis l’essence de la
métaphysique comme une ellipse à deux foyers, l’être et Dieu, enfin, tout
discours philosophique sur Dieu, nécessairement inféodé à la métaphysique.
Pour Heidegger, philosopher à neuf ne se distingue pas de l’acte de répéter
l’histoire de la métaphysique, d’en faire la contre-épreuve. L’histoire
heideggérienne de la métaphysique ne consiste pas en une histoire des
problèmes (Problemgeschichte), faisait remarquer Gadamer24, mais en une
destruction en vue d’une refondation. L’essentiel du concept de métaphysique
se construit dans un dialogue avec le commencement et la fin de son histoire,
avec Aristote et avec Hegel. Heidegger ne s’en cache pas : son interprétation de
l’histoire de la philosophie a une structure finalisée. L’interprétation s’oppose à
celle de Hegel, mais reste de même nature : il s’agit d’une histoire soustractive
et non d’une histoire additive – de l’histoire d’un oubli, et non d’un progrès, du
récit d’une occultation, et non d’une manifestation25. – Or nous l’avons vu,
21
« Insofern Sein als Sein des Seienden, als die Differenz, als der Austrag west » :
Heidegger, Identität und Differenz, 67-68.
22
Heidegger, Identität und Differenz, 68-69 ; trad. fr. 305.
23
Heidegger, Identität und Differenz, 71 ; trad. fr. 306.
24
H.-G. Gadamer, Heidegger et l’histoire de la philosophie, in M. Haar (éd. par), Martin
Heidegger, L’Herne, Paris, 1983, 169-176.
25
Voir « la troisième question » de la conférence sur l’onto-théo-logie : « Für Hegel hat
das Gespräch mit der voraufgegangenen Geschichte der Philosophie den Charakter der
Aufhebung, d. h . des vermittelnden Begreifens im Sinne der absolutne Begründung. Für
uns ist der Charakter des Gespräches mit der Geschichte des Denkens nicht mehr die
Aufhebung sondern der Schritt zurück. [...] Der Schritt zurück weist in den bisher
übersprungenen Bereich, aus dem her das Wesen der Wahrheit allererst denkwürdig
wird » (Heidegger, Identität und Differenz, 45).
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Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales…
La Métaphysique
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selon Heidegger, le même concept d’onto-théo-logie s’accomplit en trois
figures différentes : l’achèvement de la métaphysique en savoir absolu chez
Hegel, l’essence bifide de la métaphysique à partir d’Aristote, et enfin, l’entrée
de Dieu dans la philosophie. Sont-elles superposables ? Ou bien ces
élargissements successifs ne sont-ils pas acquis au prix de glissements de sens ?
Remarquons d’abord que l’interprétation de l’onto-théologie comme
essence et non comme figure historique de la métaphysique fait problème dès le
point de départ, à savoir la métaphysique aristotélicienne. On peut se demander
si la coappartenance entre le commun et le suprême est aussi constitutive de la
métaphysique que le pense Heidegger : celui-ci s’appuie implicitement sur
l’expression d’Aristote à propos de l’objet de la métaphysique, dont l’objet est
universel parce que premier. On aura reconnu une allusion à la Métaphysique E
d’Aristote26, rapprochée par Heidegger de Métaphysique
et K27. Or cette
interprétation pose un problème philologique. C’est seulement du point de vue
de la postérité du Corpus aristotélicien, et particulièrement du Moyen Age, que
la Métaphysique d’Aristote a reçu la forme et le sens que nous lui connaissons.
Tandis que le texte de ne fait référence qu’à une « science de l’étant en tant
qu’étant », celui de K est notoirement inauthentique, et celui d’E d’authenticité
discutée28. Il se pourrait que face aux glissements de la problématique
aristotélicienne, de l’ontologie à l’ousiologie, puis à une théologie séparée29,
des élèves bien intentionnés aient tenté de fusionner des dimensions qu’il
s’agissait plutôt chez Aristote d’articuler et d’enchaîner successivement.
L’identification du commun et du suprême serait alors le résultat d’un
amalgame scolaire. Certes, que cette tension soit historiquement construite ou
bien constitutive, que l’on admette ou non qu’Aristote n’est pas l’auteur du
livre E (comme le soutient E. Martineau), cette tension a produit ses effets dans
son école – elle est entrée dans l’histoire de l’interprétation du corpus
aristotelicum. Mais dès l’origine, et du point de vue du concept, il se pourrait
que les deux dimensions aient été distinctes, voire séparables, et que le suprême
ne fût pas nécessairement confondu avec le général.
De surcroît, l’analyse de l’onto-théo-logie, dans ses trois sens, strict ou
larges, laisse de côté les métaphysiques médiévales. Elle indique ou bien
l’accomplissement de l’onto-théo-logie dans l’œuvre de Hegel, ou bien son
esquisse dans les traités d’Aristote, ou bien le concept heuristique et général
d’entrée de Dieu dans la philosophie ! Le Moyen Age est sans doute impliqué et
sous-entendu entre les deux, mais précisément, il est compris selon
l’historiographie traditionnelle, comme Moyen, intermédiaire entre deux
26
cf. Aristote, Métaphysique E, 1, 1026 a 30 s.
Heidegger, Was ist Metaphysik ? ; trad. fr. 40.
cf. E. Martineau, « Sur l’inauthenticité de Métaphysique E », Conférence, 5 (1997),
443-509.
29
Je n’entends pas proposer là une hypothèse génétique sur l’évolution d’Aristote, mais
décrire la logique de l’œuvre, dans l’esprit de P. Aubenque, Le problème de l’être chez
Aristote, Paris, 1962.
27
28
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36
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époques essentielles, ayant son sens hors de lui-même – un Age intérimaire de
la métaphysique.
Ainsi, malgré la bonne connaissance de la philosophie médiévale qu’avait
Heidegger (en phase avec la recherche contemporaine, au moins au début de sa
carrière intellectuelle), le point aveugle de son analyse est justement celle-ci.
Dès le début, d’ailleurs, les travaux de Heidegger ont suscité l’attention des
médiévistes. – Sa thèse d’habilitation a fait l’objet d’une recension louangeuse
mais critique par Parthenius Minges dans les Franziskanische Studien en 1917.
D’une main, le savant scotiste rendait hommage à son engagement spéculatif, il
louait un philosophe de formation “moderne” de s’être risqué à interpréter une
œuvre médiévale30, de l’autre, il signalait les insuffisances de la méthode
philologique suivie par Heidegger, qui unifie conceptuellement des textes sans
se soucier de leur authenticité31.
Au vu des récents travaux concernant l’histoire de la métaphysique au
Moyen Age, il semble donc utile de faire la contre-épreuve des métaphysiques
médiévales pour tester l’hypothèse de Heidegger. L’unification systématique de
la métaphysique en un seul concept cède alors la place à l’extraordinaire
diversité des métaphysiques médiévales. Je propose cependant de regrouper ces
métaphysiques en trois figures32. L’onto-théologie ne sera plus pour nous sa
“constitution” (un concept qui confond la pluralité de ses formes substantielles
dans l’unité d’un déploiement organique), mais l’une de ses diverses structures
historiques.
30
P. Minges, Die skotististische Literatur des 20. Jahrhunderts, Franziskanische Studien,
4 (1917) 177 : « Es ist aber mit Anerkennung hervorzuheben, dass er der Scholastik und
speziell Skotus wohlwollend gegenübersteht. [...] Das Bestreben des Verfassers ist gewiss
sehr löblich; er gibt sich auch redlich Mühe, unter Anführung von vielen Zitaten, Skotus
gerecht zu Sein ». Conclusion : « Immerhin muss man diese Arbeit sehr begrüssen,
namentlich, wenn man bedenkt, wie schwer es einem nicht scholastisch vorgebildet Autor
fällt, sich in einen Skotus mit seinen zahlreichen subtilen Begriffen, Unterscheidungen
und Einteilungen hineinzudenken » (178).
31
Minges, Die skotististische Literatur... : « In den verschiedenen Werken des genannten
Scholastikers findet sich noch eine Menge von einschlägigen Material. Dasselbe sollte
zuerst vollständig gesammelt, unter sich verglichen und kritisch geprüft werden, bevor
man est mit neueren Theorien in Beziehung bringt ; sonst kann man sich niht wenig
täuschen ».
32
Reprenant ici des analyses plus poussées, élaborées dans O. Boulnois, « le besoin de
métaphysique », in J.-L. Solère et Z. Kaluza (éd. par), La Servante et la Consolatrice. La
philosophie dans ses rapports à la théologie au Moyen Age. Paris, Vrin, 2002.
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Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales…
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La Métaphysique
II. Les trois figures historiques de la métaphysique médiévale
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Une première figure de la métaphysique correspond à l’accomplissement
hegelien de la métaphysique dans le « savoir absolu de l’absolu », c’est-à-dire à
la définition heideggérienne de la métaphysique comme onto-théo-logie au sens
de 1930. Sous la forme d’une « science divine du divin », elle se trouve dans la
définition scolaire de la métaphysique au début du XIIIe siècle.
L’on trouve en effet, dans un “Guide de l’étudiant” anonyme, dans
L’Introduction à la philosophie de Nicolas de Paris et le prologue Triplex est
principium d’Adénulfe d’Anagni33, une définition de la métaphysique comme
science de ce qui est séparé de la matière et du mouvement, dans l’esprit
d’Aristote, Métaphysique E, 134. La métaphysique se donne d’abord comme
une science du divin, une théiologie. Son sujet de la métaphysique est
uniquement et d’emblée Dieu, principe de l’être et de la conservation de toutes
choses35.
Mais le concept de métaphysique est inséparable du corpus qu’il désigne.
En effet, cette science est habituellement connue sous son nom aristotélicien,
celui de theologia transmis par l’entremise de Boèce36. La nouveauté est ici de
la relier au concept de métaphysique, et donc au corpus nouvellement traduit
qui porte ce nom. – Mais de quel corpus s’agit-il ? S’agit-il de “notre”
Métaphysique d’Aristote ? – Précisément pas. L’ouvrage étudié par l’anonyme
diffère de ce que nous lisons sous le nom de Métaphysique parce qu’il comporte
trois livres en moins et un livre en plus.
La métaphysique de l’anonyme comporte trois parties. La première
correspond au début de la Metaphysica vetus : notre livre (suivi peut-être de
A, 5-8)37. La seconde est tirée de la Metaphysica nova : les livres B à , à
l’exclusion du livre K. Cette Métaphysique comprend donc onze livres, trois de
33
Anonyme, Guide de l’étudiant, § 10, éd. C. Lafleur et J. Carrier, L’enseignement de la
philosophie au XIIIe siècle, Brepols, Turnhout, 1997, 456.
34
« Possunt enim res nature tripliciter considerari : uno modo prout sunt omnino separate
a motu et a materia secundum esse et diffinitionem, et de talibus rebus est methaphisica.
Et dicitur a metha, quod est “trans”, et phisis, quod est “natura”, quasi “transcendens
phisim”, in eo quod maxime de transcendentibus naturam considerat, scilicet de
divinis » (Anonyme, Guide de l’étudiant…, § 9).
35
Anonyme, Guide de l’étudiant, § 12 : « Subiectum vero methaphisice potest dici
primum ens, eo quod est illud a quo omnia alia exeunt in esse et a quo conseruantur. Et
potest dici subiectum eius ens communiter dictum ad omnia universalia principia rerum ».
36
Boetius, De Trinitate, ch.2, in The theological tractates, ed. by H.F. Stewart, E.K.
Rand, S.J. Tester; Cambridge (Mass.) – London, 1973, 8 ; éd. et trad. fr. A. Tisserand,
Traités théologiques, Flammarion, Paris, 2000, 144-145.
37
Anonyme, Guide de l’étudiant…, § 10.
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II.1. Une première figure de la métaphysique, la protologie.
39
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moins que la nôtre (elle ne contient ni K, ni M et N)38. L’ordre suivi a son
importance : cette métaphysique commence, dès le second chapitre du premier
livre (Métaphysique , 2), par la démonstration de l’existence d’un premier
principe39 (dans l’ordre des causes matérielles, motrices, finales et formelles –
ce qui constitue, avec le principe d’éminence d’
l’embryon des cinq voies
thomistes !). Certains vont même jusqu’à faire d’
qui porte sur la recherche
de la vérité, un simple prologue ; dans ce cas, la Métaphysique débuterait
littéralement par la preuve de Dieu40. Avec le livre , cette métaphysique
s’achève par la science de Dieu, entendue en un génitif à la fois objectif et
subjectif : la métaphysique culmine dans la noesis noeseôs, la science que Dieu
a de lui-même. L’absence d’un livre est capital : l’omission de K ne permet pas
l’assimilation entre être en tant qu’être et être séparé, autorisée par un étrange et
célèbre passage de K41. Allant de la preuve du premier principe à la science
divine, on comprend mieux comment cette métaphysique est une théologie, et
ne se confond nullement avec la science de l’être en tant qu’être.
Mais, autant que par ses soustractions, cette édition de la Métaphysique est
remarquable par ses additions. Car la troisième partie en est le Livre des
causes42. Le douzième livre de la métaphysique porte ainsi sur les « substances
divines en tant qu’elles sont les principes de l’être ou de l’influence d’une
substance sur une autre »43. Cette « troisième partie » de la métaphysique
prolonge celle qui se clôt avec le livre . Le Livre des causes devient ainsi le
couronnement de la théologie philosophique d’Aristote, il permet d’adjoindre à
la théologie ascendante une théologie descendante, qui expose les moments de
l’émanation du divin.
38
Anonyme, Guide de l’étudiant…, § 10.
Aristote, Métaphysique a, 2, 994 a 1-2 (trad. fr. par Tricot, Paris, 1974, 110-111).
« Ad divisionem huius scientiae attendamus; quae primo dividitur in duas partes,
scilicet in prooemium et tractatum. Et incipit tractatus ibi : Et manifestum est quod res [=
début de a, 2, 994 a 1] », Adam de Bocfeld (Buckfield), Sententia super secundum
Metaphysicae, ed. by A. Maurer, in Nine Medieval thinkers. A collection of hitherto
unedited texts, éd. J. R. O’Donnell, Pontifical Institute of Medieval Studies, Toronto
1955, 101.
41
« Il existe, d’autre part, une science de l’être en tant qu’être et séparé » (K, 7, 1064 a
28-29), une science « universelle parce que première » (K, 7, 1064 b 13-14), expression
qui plaide contre l’authenticité de K, mais qui a un parallèle en E, 1, 1026 a 31.
42
Anonyme, Guide de l’étudiant…, § 10 : « Tertius liber est De causis ; et ibi agitur de
substantiis divinis in quantum sunt principia essendi vel influendi unam in alteram
secundum quod ibidem habetur quod omnis substantia superior influit in suum
causatum ».
43
Cf. le Liber de Causis, éd. et trad. par P. Magnard, O. Boulnois, B. Pinchard, J.-L.
Solère, Vrin, Paris, 1990 [= La demeure de l’être : autour d’un anonyme. Étude et
traduction du Liber de Causis], ch.1, § 1, 38-39 : « Omnis causa primaria plus est influens
super causatum suum quam causa universalis secunda » : « Toute cause première influe
plus sur son effet que la cause universelle seconde ».
39
40
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Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales…
La Métaphysique
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Or cette conception de la métaphysique comme science est étroitement liée
au corpus des traductions gréco-arabes. Elle « propose ce que, précisément,
Aristote lui-même ne donne pas: savoir, une théorie cosmologique de
l’émanation (théorie dite des Intelligences) incluant une théorie du premier
agent, qui elle-même prolonge la théorie du premier moteur formulée dans le
livre »44. Ce projet d’ensemble se caractérise d’emblée par une réduction de
l’ontologie à la théologie. La première partie de la métaphysique montre qu’il
faut ramener (“reduci habet”) l’étant en tant que tel à l’étant premier ; la
seconde, qu’il faut étudier les réalités divines et les principes dans leur être
propre (“secundum quodlibet sui esse”) ; la troisième, considérer ces réalités
divines dans leur activité de donateurs d’être. Il est certes question de l’être,
mais au fond jamais pour lui-même : nous allons de l’être du causé à l’être du
principe, puis de l’être du principe à l’être du causé; à la réduction succède
l’émanation. Il n’y a pas d’ontologie comme telle, l’analyse de l’essence se
voyant toujours réduite à la vie du divin, faite d’émanation et de retour vers soi.
Ce projet suppose une distinction entre deux sens de la cause, la cause
motrice et le principe d’être. Le premier moteur ne s’identifie pas avec le
“premier agent” (Primum agens) ; en effet, il est atteint au terme d’une preuve
qui reste physico-théologique; à supposer qu’il soit Dieu, il est le Dieu des
physiciens. En revanche, le Dieu véritablement Dieu est créateur de l’être, et
c’est ainsi qu’il est véritablement l’objet de la métaphysique.
Mais cette lecture latine de la métaphysique comme théologie est ellemême la reprise d’un projet fondamental de la philosophie arabe : la
constitution d’uneThéologie d’Aristote. Entendons par là l’ouvrage apocryphe
qui porte ce nom, et qui a bien pour but de compléter le projet de la science
divine tel qu’il n’a pas pu être réalisé par Aristote dans la Métaphysique.
Rédigé dans le cercle d’al-Kindi, au IXe siècle, ce discours « sur la souveraineté
divine » se compose d’un centon de citations de Porphyre, Plotin, Proclus et
Alexandre d’Aphrodise. De façon remarquable, la première métaphysique
médiévale latine reproduit ce projet alors même que le corpus correspondant
lui reste pour l’essentiel inaccessible. Précisément, le seul texte qui soit
parvenu au monde latin, comme la lumière fossile de ce big bang, est le Livre
des causes. L’une des caractéristiques les plus remarquables de cet ouvrage est
précisément qu’il s’agit d’une hénologie néoplatonicienne écrêtée : le premier
principe s’identifie au degré suprême de l’être, donateur de l’être des étants.
Identifiée à l’être, la cause première est la cause du monde (Proposition 2). –
Mais la promotion de la cause efficiente n’est pas propre au monothéisme des
“religions du Livre”. On en trouve la formulation dès Proclus45.
44
A. de Libera, « Structure du corpus scolaire de la métaphysique dans la première moitié
du XIIIème siècle », dans C. Lafleur et J. Carrier (éd. par.), L’enseignement de la
philosophie au XIIIème siècle. Autour d’un “Guide de l’étudiant” du ms. Ripoll 109,
Brepols, Turnhout, 1997, 61-88, ici 75.
45
Proclus, Commentaire du Parménide III, ed. V. Cousin, Procli Opera inedita, Paris,
1864, 788.
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40
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L’on peut même remonter plus haut que cette interprétation kindienne de
la métaphysique. Pour l’école d’Ammonius, en effet, nous partons de la
physique pour remonter à la métaphysique46, qui se confond avec la philosophie
première d’Aristote, c’est-à-dire avec une théologie47. Son objet est donc
l’immatériel, non soumis au devenir, l’ “étant premier” par excellence et dans
l’ordre des causes. Cette interprétation, transmise par des sources arabes,
conforte ce que les latins connaissaient déjà de l’école d’Ammonius, via Boèce,
qui interprète la science la plus haute comme theologia ou science du divin.
Combinant ces différentes sources, ils retrouvent le principe d’une procession
de l’être hors de l’être premier. Mais la répétition est ici une différence : les
auteurs latins reconstituent le geste néoplatonicien en ignorant le corpus où il
s’est constitué. Ils réalisent donc à leur tour une nouvelle synthèse
néoplatonicienne.
Remarquons que Heidegger n’étudie jamais pour elle-même la pensée néoplatonicienne (il ne lui consacre aucun cours), qu’il lui dénie même tout statut
philosophique (la qualifiant une fois au moins du méchant nom de
“théosophie”48), et qu’il oriente tout l’effort de son cours sur Augustin à le
détacher de ses sources platoniciennes. En tous cas, cela ne le prédispose pas à
reconnaître l’existence de cette forme de métaphysique de part en part
théologique. S’agit-il d’une onto-théologie ? Dans la troisième figure de ce
concept, oui, puisqu’il s’agit d’une pensée où Dieu entre dans la philosophie.
Mais dire cela, est-ce faire une grande découverte ? En revanche, il ne s’agit pas
d’une onto-théologie dans la seconde figure : cette métaphysique ne comporte
aucune dimension universelle, aucune spéculation sur l’ens commune, sur l’on
hè on. Il n’y a pas là d’ontothéologie parce qu’il n’y a pas d’ontologie. C’est
pourtant une onto-théologie au premier sens, parce qu’elle est d’abord
déterminée par le divin, et qu’elle culmine dans la science divine du divin, le
platonisme communiquant avec l’idéalisme. Je propose d’appeler cette doctrine
une protologie, car cette métaphysique vise directement tout ce qui est premier
ou principe.
46
Asclepios, In Metaphysicam, CAG 6/2, ed. M. Hayduck, 3, 21-30.
Ammonius, In Porphyrium Isagogen, CAG 4/3, ed. A. Busse, 11, 25 sq. ; cf. 13, 5 ; et
In Categ., CAG 4/4, ed. A. Busse, 6, 4 sq. Et Simpicius, In de anima, CAG 9/1, ed. M.
Hayduck, 124, 15 sq.
48
Voir J.-M. Narbonne, « Heidegger et le néo-platonisme », in Quaestio 1 (op. cit.), 5582 ; et W. Beierwaltes, Platonisme et idéalisme, Paris, 2000, postface à l’éd. française,
216: « dans sa construction philosophico-historique du développement de la pensée
“métaphysique”, il n’accorde au néoplatonisme absolument aucun rôle déterminant dans
cette histoire ».
47
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Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales…
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La Métaphysique
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Mais une poussée en sens contraire travaille également la philosophie
médiévale. – Avicenne réfute en effet l’identification du sujet de la
métaphysique avec Dieu. Une science présupposant l’existence de son sujet49, si
Dieu était le sujet de la métaphysique, son existence devrait être démontrée
ailleurs. Mais les autres sciences en sont incapables. Si le premier moteur est
bien démontré par Aristote dans la Physique, cette preuve ne relève pas de la
physique50. Au nom d’un concept monothéiste de Dieu comme premier agent,
plutôt que premier moteur, Avicenne se démarque d’Aristote, pour qui la
physique s’achève dans l’étude des causes dernières du mouvement.
Du coup, Avicenne se fonde sur l’affirmation de Métaphysique : « le
premier sujet de cette science est l’étant en tant qu’il est étant ; et ce qu’elle
étudie, ce sont les propriétés qui accompagnent (consequentia) l’étant en tant
qu’étant sans restriction »51. La métaphysique porte alors sur l’objet le plus
général de notre pensée, le concept d’étant : « L’être, la raison le connaît par
elle-même sans recourir à définition ni description, parce que l’être n’a pas de
définition, parce qu’il n’a ni genre ni différence »52, selon une évidence
herméneutique que Heidegger reprendra dans Sein und Zeit53.
Si l’étant est le sujet de cette science, peut-elle établir l’existence des
principes de l’étant ? – Il semble que non : si l’objet d’une science est un point
de départ, on ne recherche pas ses principes, mais les propriétés qui en
découlent54. – Au contraire, répond Avicenne : « la considération des principes
n’est autre que l’investigation des conséquences (consequentia) de ce sujet »55 ;
on ne recherche pas les principes de l’étant en tant que tel, mais seulement ses
propriété consécutives (consequentia), ses attributs connexes. L’être comme tel
est un universel, le plus universel de tous, il n’implique ni n’exclut rien de ce
qui est contenu sous son extension, mais il le tolère. Le principe est bien un
49
Avicenna, Liber de philosophia prima, sive scientia divina, ed. S. Van Riet, Louvain Leyde, 1977, I, 1, 5 : « Nulla enim scientia debet stabilire esse suum subiectum ».
50
Avicenna, Liber de philosophia prima..., 5 : « Ipsa inquirit res separatas omnino a
materia. Iam etiam tibi significavi in naturalibus quod Deus non est corpus nec virtus
corporis, sed est unum separatum a materia et ab omni commixtione omnis motus ».
51
Avicenna, Liber de philosophia prima..., I, 2, 13 : « Ideo primum subiectum huius
scientiae est ens inquantum est ens; et ea quae inquirit sunt consequentia ens inquantum
est ens sine conditione » – entendons, sans restriction.
52
Avicenne, Le Livre de science, deuxième éd. M. Achena, H. Massé. Paris, 1986, 136
53
M. Heidegger, Sein und Zeit, GA Bd.2, § 1, 4, citant Pascal : « On ne peut entreprendre
de définir l’être » (De l’esprit géométrique).
54
Avicenna, Liber de philosophia prima…, I, 2, 13 : « tunc non potest esse ut ipsa
stabiliat esse principia essendi. Inquisitio enim omnis scientiae non est de principiis, sed
de consequentibus principiorum ».
55
Avicenna, Liber de philosophia prima…, I, 2, 13 : « speculatio de principiis non est nisi
inquisitio de consequentibus huius subiecti ».
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II.2. La seconde figure de la métaphysique : une katholou-protologie
43
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étant, inclus dans l’extension de ce concept, mais il n’est pas le principe de
l’étant en général. « En effet, le principe n’est pas plus commun que l’étant »56.
Il n’est pas davantage « principe de tous les étants, car dans ce cas il serait
principe de soi-même; or l’étant en soi, pris absolument, n’a pas de principe »57.
Le principe est un étant parmi d’autres, et le principe d’autres étants. On ne
recherchera pas les principes de l’étant pris absolument, mais des propriétés
relatives de l’étant. Ainsi, dans l’analyse avicennienne, l’étant est le concept le
plus commun, englobant dans son extension le principe, excluant ainsi toute
causa sui. – Loin d’être un “temps d’incubation” du principe de raison, comme
le laisse entendre Heidegger58, toute la métaphysique médiévale se dresse
contre ce concept jusqu’à son renversement cartésien.
Mais le point difficile porte sur l’articulation entre l’essence de l’étant en
général, pris dans sa neutralité, et l’être du fini, dont il faut alors montrer qu’il a
un principe absolu. Avicenne laisse flottant le rapport entre l’étant et Dieu. Si
Dieu n’est pas le principe de l’étant, qu’est-il ? Comme, d’un autre côté,
Avicenne affirme la transcendance de Dieu, principe de l’être de tout étant, on
est en droit de s’interroger sur la place de Dieu par rapport au sujet la
métaphysique.
Cette question est à l’origine d’une distinction entre deux écoles repérées
et classées par Zimmermann dans son grand livre59. Une première solution
(chez Geoffrey d’Aspall, Albert le Grand, Richard Rufus de Cornouailles, et
Thomas d’Aquin), est alors de considérer que Dieu est le principe du sujet de la
métaphysique. – Pour Thomas, la métaphysique est une science « régulatrice,
parce qu’elle est au plus haut point intellectuelle »60. Le souverainement
intellectuel n’est pas pour lui le premier connu, mais le plus haut objet de
science, l’intelligible suprême. Or cette détermination se dit en plusieurs sens :
1. « à partir de l’ordre d’intellection » : les « causes premières » ; 2. « à partir de
la comparaison de l’intellect envers le sens » : l’étant et les autres
transcendantaux ; 3. « à partir de la connaissance de l’intellect » : Dieu et les
intelligences. La métaphysique porte sur trois sortes de concepts: les causes
premières, les transcendantaux universels et les réalités les plus séparées.
Après avoir exposé ces trois dimensions de la métaphysique selon Thomas
d’Aquin, Heidegger se livre en 1929/30 à une critique argumentée : les trois
56
Avicenna, Liber de philosophia prima..., I, 2, 14 : « principium enim non est
communius quam ens, quasi consequatur cetera consecutione prima ».
57
Avicenna, Liber de philosophia prima..., I, 2, 14.
58
M. Heidegger, Der Satz von Grund (1957), tr. fr. Gallimard, Paris, 1962, Paris, 248. Cf.
mon introduction à O. Boulnois, La puissance et son ombre, Aubier, Paris, 1994.
59
A. Zimmermann, Ontologie oder Metaphysik ? Die diskussion über den Gegenstand
der Metaphysik im 13. und 14. Jahrhundert. Texte und Untersuchungen (2ème édition),
Peeters, Leuven, 1998.
60
S. Thomae Aquinatis, In Duodecim libros Metaphysicorum Aristotelis Expositio,
Marietti, Torino – Roma, 1964 ; Prologue, 1 : « Regulatrix, quae maxime intellectualis
est ».
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Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales…
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dimensions de la métaphysique ne sont unifiées que par le concept extérieur de
“scientia regulatrix”. Ainsi, « la problématique interne de cette scientia
regulatrix n’est en fait d’aucune manière saisie, ou n’est vue qu’en gros, et ces
trois orientations de la question sont maintenues ensemble par une systématique
qui se trouve sur une toute autre voie, essentiellement déterminée par la foi. En
d’autres termes, le concept du philosopher, ou celui de la métaphysique, dans
cette équivocité multiforme, n’est pas orienté sur la problématique interne, mais
sont ici rassemblées des déterminations disparates du dépassement »61. La
critique est double: les déterminations de la métaphysiques sont incohérentes ;
elles ne tiennent ensemble que par l’unité d’une théologie révélée.
Cette critique est-elle recevable ? – En aucune façon. La cohérence vient
du principe selon lequel : « les substances séparées sont universelles et sont les
premières causes de l’être »62. Séparation, universalité et causalité se rejoignent
au sommet. Or ce principe d’unification est interne à la métaphysique. Parce
qu’il est premier, Dieu est la première de toutes les causes, celle qui cause l’être
de tous les étants. – L’unité de la métaphysique vient bien d’une thèse sur
l’être. Tous les étants ont l’être dans l’esse commune, mais l’esse commune
provient de Dieu, qui donne l’être à toutes choses63. Puisque notre intellect ne
peut saisir que l’étant, qui participe de l’être, il ne peut saisir l’être lui-même
dont il participe, Dieu64. Ainsi, il ne faut pas comprendre l’unité du sujet de la
métaphysique, l’étant, comme englobant au sens strict l’être divin. La position
d’Avicenne doit être limitée par le recours au Liber de causis. L’être n’est pas
enfermé en un concept, car il est ouvert sur son dépassement dans le divin.
Finalement, ce qui oriente cette science demeure la doctrine de la
participation et de la transcendance divine. Le métaphysicien est celui qui
considère la donation de l’être à l’étant65. Or Dieu transcende l’étant commun et
ne s’y relie que parce qu’il le cause. Il est la fin de la métaphysique : il n’est pas
seulement l’être par excellence, mais la cause de l’être de l’étant. Aux deux
premières dimensions de la métaphysique, qui sont déjà chez Aristote (étant en
61
M. Heidegger, Die Grundbegriffe der Metaphysik, Welt – Endlichkeit – Einsamkeit, GA
29/30, hrsg. v. F.-W. v. Herrmann, Klostermann, Frakfurt am Main, 1983, § 13 :
« Metaphysikbegriff des Thomas von Aquin », (souligné par Heidegger). Je traduis.
62
S. Thomae Aquinatis, In Duodecim libros Metaphysicorum Aristotelis Expositio, 1 :
« Substantiae separatae sunt universales et primae causae essendi ».
63
S. Thomae Aquinatis, In librum de causis expositio, ed. C. Pera, Torino – Roma, 1964,
prop. VI, § 175, 47 : « Causa prima est supra ens, inquantum est ipsum esse infinitum ».
64
S. Thomae Aquinatis, In librum de causis expositio prop. VI, § 175, 47 : « Illud solum
est capibile ab intellectu nostro quod habet qudditatem participantem esse ; sed Dei
quidditas est ipsum esse, unde est supra intellectum ».
65
Cf. Thomas d’Aquin, Somme Contre les Gentils, II, 37, § 1 : les premiers philosophes
pensaient que chaque chose n’est produite qu’à partir de l’étant en acte ; les suivants ont
considéré la procession de tout l’étant créé à partir d’une substance unique ; « C’est
pourquoi il ne revient pas au philosophe de la nature d’étudier une telle origine des
choses, mais cela revient au métaphysicien (ad philosophum primum), qui considère
l’étant commun et ce qui est séparé du mouvement ».
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tant qu’étant ; étant séparé), Thomas en ajoute une troisième, qui exprime la
création des étants à partir du néant, et permet de penser Dieu comme au-delà
des étants participés et de toute onto-théologie. Dieu échappe à l’onto-théologie au sens strict, tout simplement parce qu’il n’est pas un étant parmi
d’autres, mais la cause de l’être de l’étant. Il n’est pas atteint à l’intérieur du
sujet de la métaphysique, mais comme cause de ce sujet.
Cette analyse s’accorde certes avec une foi (ou une loi) christianoislamique affirmant la création. Mais son armature conceptuelle est d’abord le
résultat d’une spéculation théologique d’origine néoplatonicienne, et plus
précisément proclienne, véhiculée par Denys et le Livre des causes. Heidegger
sous-estime clairement toute la dimension néo-platonicienne de la pensée de
Thomas, héritier en cela de la néo-scolastique, qui croyait encore possible la
chimère d’un aristotélo-thomisme. Du coup, il attribue à la foi une structure qui
relève plutôt de la théologie platonicienne.
Or il faut noter, contre Heidegger encore, qu’ici, la théologie (proclienne)
empêche plutôt la métaphysique de s’achever comme science, en lui interdisant
de se clore sur elle-même. Celui dont on démontre l’existence, Dieu,
n’appartient pas au sujet de la métaphysique, puisqu’il en est la cause. Si la fin
de la métaphysique est la connaissance de Dieu, son achèvement est
problématique : elle doit établir l’existence d’un être qui n’est pas inclus dans
son sujet. La métaphysique reste une science béante, puisque ouverte sur la
théologie. Incapable de se refermer sur elle-même comme une science
démonstrative, elle suppose plutôt la remontée vers le principe à la manière du
néoplatonisme.
Je propose d’appeler cette forme de la science une théo-ontologie, car il
s’agit précisément du contraire de ce que Kant appelle une onto-théologie66,
puisqu’elle n’admet pas de science générale de l’être préalable à la science
spéciale de Dieu. Si le sujet de la métaphysique est l’étant dit communément, il
ne l’est que s’il se dit d’abord du premier étant, principe universel de tout le
reste. En raison de cette structure analogique, et de son enracinement dans une
théologie de la participation, la métaphysique peut bien remplir le projet de la
métaphysique E : elle est « universelle parce que première » ; en considérant
l’étant premier, l’on considère le principe d’être de toutes choses. Nous
pouvons donc dire que cette métaphysique a une structure katholouprotologique67. Structurellement, le principiel est ipso facto l’universel,
puisqu’il est un principe universel.
66
Sur ce concept de théo-ontologie, cf. O. Boulnois, Être et représentation, Une
généalogie de la métaphysique moderne à l’époque de Duns Scot (XIIIème-XIVème siècle).
Presses Universitaires de France, Paris, 1999, 462.
67
Sur ce concept, voir R. Brague, Aristote et la question du monde, Paris, Presses
Universitaires de France, 1988, et O. Boulnois, Être et représentation…, 514.
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Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales…
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La Métaphysique
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Il est possible également de considérer le problème d’un autre point de
vue, et de faire prédominer le principe de l’unité du concept d’étant68. Cette
position est nouvelle, non pas simplement dans l’ordre de la classification, mais
aussi dans l’ordre chronologique, car c’est une critique de la position
précédente, particulièrement dirigée contre Thomas d’Aquin. Elle consiste à
intégrer Dieu dans le sujet de la métaphysique. Celui-ci n’est plus l’étant créé,
participant de sa cause, mais le concept d’étant pris d’une manière indistincte, si
bien qu’il intègre aussi Dieu, le principe de l’étant créé.
Cette figure est esquissée par les analyses de Siger de Brabant. Pour celuici, le principe n’est pas au-delà de l’étant, mais inclus dans l’étant, le premier de
tous les étants. « Il n’y a pas de principe de l’étant en tant qu’étant, car dans ce
cas tout étant aurait un principe »69 – même Dieu, ce qui est absurde. Il faut
donc affirmer que la totalité de l’étant est sans cause, et inclut Dieu, cause
incréée de l’étant créé. « Si l’on demande à propos de toute l’universalité des
étants pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien, on ne peut en donner de
cause, car demander cela, c’est demander la même chose que: pourquoi Dieu
est-il plutôt que de n’être pas ? et cela n’a pas de cause. C’est pourquoi il n’est
pas vrai que toute question a [=correspond à] une cause, ni non plus tout
étant »70. Thomas choisissait de privilégier la causalité, en soumettant l’ens
commune à la création divine. Au contraire, Siger choisit de privilégier
l’universalité, en soumettant la causalité créatrice du principe à la généralité de
l’étant: la totalité de l’étant comprend Dieu, qui est sans cause, ce qui implique
que l’être lui-même est “sans raison”, pour paraphraser Angelus Silesius, en le
détournant, comme Heidegger, vers une interprétation ontologique71.
68
C’est la position de Robert Kilwardby, Siger de Brabant, Pierre d’Auvergne, Henri de
Gand, de cinq auteurs franciscains (Augustinus Triumphus d’Ancone, Alexandre
d’Alexandrie, François de la Marche, Duns Scot et Antoine André), et de trois anonymes.
J’utilise ici la classification de Zimmermann, en ajoutant François de la Marche: en
admettant que Dieu est « cause du sujet de la métaphysique » (A. Zimmermann,
Ontologie oder…, 348-371), il déclare aussi que la théologie est incluse et subalternée à
la métaphysique de l’étant en général, ce qui indique une position proche d’Henri de
Gand et Scot.
69
Sigerus de Brabantia, Quaestiones in Metaphysicam (1948), 5 ; cf. In Metaphysicam
IV Commentarium (éd. Dunphy, 170, cf. p.37). L’argument vient d’Avicenne,
Philosophia prima…, I, 2, 14 : « Principium non est principium omnium entium. Si enim
omnium entium esset principium, tunc esset principium sui ipsius ; ens autem in se
absolute non habet principium ; sed habet principium unumquodque esse quod scitur.
Principium igitur est principium aliquibus entibus ».
70
Sigerus de Brabantia, Quaestiones in Metaphysicam (1948), 185.
71
A. Zimmermann, « Die “Grundfrage” in der Metaphysik der Mittelalter », Archiv für
Geschichte der Philosophie, 47 (1967), 141-156, a cru voir dans ces analyses la
“Grundfrage der Metaphysik”. Il ne voit pas que si la question : « Pourquoi y a-t-il
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II.3. La troisième figure de la métaphysique : une katholou-tinologie
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L’universalité de l’étant, comme objet premier de l’intellect, l’emporte sur la
transcendance du principe. La métaphysique se clôt lorsqu’elle inclut en soi
Dieu.
Zimmermann, qui commente ces lignes, y retrouve la question
fondamentale de la métaphysique – « Pourquoi y a-t-il de l’étant et pas plutôt
rien ? »72, telle que la pose Heidegger. Mais c’est précisément celle que les
métaphysiciens ne posent pas. Car cette question est ambigüe et en recouvre
une autre. C’est pourquoi elle doit être posée dans toute son ambiguïté pour
jouer dans toute sa profondeur. La question fondamentale de la métaphysique
« nous force à poser la question préalable “Qu’en est-il de l’être ? ” »73 « La
question préalable ne se trouve ici d’aucune manière en dehors de la question
fondamentale; elle est, dans le questionnement de la question fondamentale,
comme un foyer ardent, le foyer de tout questionnement »74. C’est une manière
subtile de faire jouer la possibilité d’une différence dans la répétition même de
la question leibnizienne. Car la question s’énonce en deux sens – pourquoi y at-il de un étant plus que rien ? Pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que du néant ?
Dans le premier cas, le concept de création suffit à répondre, dans le second,
c’est le concept d’angoisse qui fait surgir l’être sur le fond de la possibilité du
néant.
Pourtant, A. Zimmermann a montré qu’il y a parmi les auteurs médiévaux
deux manières de prendre la question – soit elle a un sens, parce que Dieu est
celui qui donne l’être de l’étant (Thomas d’Aquin) – soit elle n’a pas de sens
(Siger de Brabant, Scot), car Dieu est inclus dans l’étant, saisi à l’intérieur du
sujet de la métaphysique. « La thèse de Thomas d’Aquin, que Dieu serait
considéré comme cause du sujet de la métaphysique, suppose, selon Siger, que
la question fondamentale [de la métaphysique] puisse être posée de manière
sensée. Mais puisque cette question n’a aucun sens, la solution thomiste du
problème onto-théologique de la métaphysique doit être écartée »75. Il n’y a pas
quelque chose et non pas plutôt rien » est bien esquivée par Siger, alors qu’elle est posée
par Thomas dans son commentaire du Liber de Causis, Heidegger la prend en sens
inverse, et de manière ironique : ce qui ne lui semble pas acceptable, justement, c’est la
réponse de Thomas, qui recourt à la causalité divine, tandis qu’il répète la position de
Siger, selon laquelle l’étant en tant qu’étant ne s’explique pas par une cause. En effet,
seule la question du néant permet de la poser – et c’est alors qu’elle est pour Heidegger la
question fondamentale, mais elle ne se résout pas par une cause ontique, mais par
l’expérience ontologique de l’angoisse. Or la question du néant était posée par les
théologiens qui critiquent l’entrée dans cette métaphysique: Augustin, Thomas d’Aquin,
Eckhart.
72
M. Heidegger, Einführung in die Metaphysik, M. Niemeyer Verlag, Tübingen, 19582, 16 ; trad. fr. par G. Kahn, Introduction à la métaphysique, Gallimard, Paris, 1967. Cf.
Zimmermann, Ontologie oder…, 420-421 et « Die “Grundfrage” der Metaphysik des
Mittelalters ».
73
Heidegger, Einführung in die Metaphysik ; trad. fr. 44.
74
Heidegger, Einführung in die Metaphysik ; trad. fr. 53 (modifiée).
75
A. Zimmermann, Ontologie oder..., 421.
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Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales…
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d’origine à la totalité de l’étant, ou de ce qui englobe l’ens communissime
sumptum, car l’étant inclut Dieu, et hors de l’étant il n’y a rien. Bref, Thomas
d’Aquin pose la question fondamentale de la métaphysique, et contrairement à
ce que dit Heidegger, il n’explique pas l’étant créé par un étant particulier, mais
par l’ipsum esse. Au contraire, c’est Siger qui consacre l’oubli de l’être, l’oubli
de la question fondamentale, en recherchant seulement un étant cause de l’étant.
– Bref, dans son interprétation de la question fondamentale, Heidegger ne voit
pas la différence radicale qui passe entre la métaphysique dans sa structure
thomasienne et sa structure sigérienne, ou scotiste. Zimmermann rejoint ici les
critiques de Gilson.
Cette position est reprise par Henri de Gand. Pour celui-ci, le sujet de la
métaphysique est l’étant « commun et analogue à Dieu et à la créature »76. Dès
lors, l’analogie change de sens: elle est moins une analogie de l’être (créé) à
Dieu qu’une analogie dans l’être, entre l’étant contingent et Dieu, l’étant
nécessaire. Mais ce concept indéterminé recouvre en fait deux concepts,
correspondant à deux sens de l’abstraction : le concept privatif, abstrait par le
seul intellect, obtenu par dépouillement de toute détermination, et le concept
négatif, de ce qui est réellement séparé, parce qu’il est incapable de
détermination. Dès lors, la difficulté atteint le centre de la théorie de la
connaissance : comment distinguer le concept indéterminé d’étant commun, et
le concept indéterminé de Dieu ? – Henri de Gand avoue lui-même qu’ils sont
confondus dans la même “erreur” (l’expression est de lui).
Pour Duns Scot, il y a là une faiblesse épistémologique éclatante. Si l’on
adoptait cette théorie, autant dire que toute science est impossible. Il ne serait
plus possible de distinguer le concept d’homme et celui d’animal, qui sont le
même concept à des degrés différents de détermination. Pour fonder la
métaphysique comme science, il faut mettre fin à cette confusion et à cette
analogie : il faudra dire qu’il y a un seul concept d’être, universel,
transcendantal, le plus simple de tous, et donc qu’il est distinct du concept
propre de Dieu. La connaissance de Dieu ne sera donc plus atteinte sous une
forme négative (comme reconnaissance de la transcendance insaisissable dans
un concept distinct et nous condamnant à un concept confus), mais sous une
forme positive, par une détermination conceptuelle supplémentaire. Au lieu de
penser Dieu comme l’ipsum esse, donateur d’être, il faudra combiner le concept
commun d’étant avec une différence : Dieu est ens et infinitum. La conjonction
des deux déterminations implique que Dieu soit décrit, c’est-à-dire quasi-défini,
et davantage déterminé que dans le concept universel d’étant77.
C’est dans cette tradition qu’apparaît le vocabulaire de la metaphysica
generalis et de la metaphysica specialis, notamment chez Duns Scot. Si l’on
76
« Ens commune analogum ad creatorem et creaturam », Henricus de Gandavo, Summa
quaestionum ordinariarum, a.21, q.3, Paris, 1520, f.126 E.
77
Je résume ici mes analyses dans Être et représentation…, surtout 265-291, et « Duns
Scot : Métaphysique transcendantale et éthique normative », Dionysius 17 (1999), 129148.
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part de la priorité conceptuelle de l’étant, les propriétés « spécifiques
(speciales) que l’on doit conclure de l’étant premier découlent des propriétés de
l’étant en tant qu’étant », et la métaphysique « considère seulement l’étant en
commun »78. La métaphysique commune doit précéder la métaphysique de
l’objet spécial (la théologie). Le divin n’est pas le sujet d’une science
totalement autre, car elle considère les « parties principales du sujet » de la
métaphysique79. La métaphysique, qui porte sur l’étant en général, et qui
démontre ses propriétés transcendantales, est antérieure à celle qui porte sur
l’étant infini, « comme l’universel est antérieur au particulier », puisqu’elle doit
passer par un moyen terme particulier. Une objection surgit alors : « La
métaphysique transcendantale sera donc tout entière antérieure à la science
divine, et il y aura alors quatre sciences théorétiques : une science
transcendantale et trois sciences spéciales »80. Mais Scot y répond en montrant
que c’est à la même science de montrer une conclusion universelle et une
conclusion particulière portant sur le même sujet. Il faudra donc trouver un
moyen terme, la propriété disjonctive, qui est à la fois transcendantale dans la
mesure où elle recouvre dans son extension la totalité de l’étant, et particulière,
puisque chacune des deux propriétés visées est particulière. La structure
métaphysique de la preuve de Dieu est donc ce qui fonde l’unité de la
métaphysique comme science transcendantale et comme science capable de se
spécialiser. C’est la même science qui démontre les propriétés transcendantales
de l’étant (l’un, le vrai, etc.), la disjonction entre un premier et un second dans
l’étant, et l’existence d’un premier à propos de l’étant. Bref, la structure de la
métaphysique explique qu’elle soit une seule science comportant deux aspects :
l’ontologie, science transcendantale de l’étant, et la théologie, science spéciale
de Dieu.
Dans cette école, qui culmine avec Duns Scot, se construit l’articulation de
la métaphysique entre science générale et science spéciale. La théologie est une
démarche ascendante, incluse dans l’ontologie. Transmise par l’intermédiaire
de Suarez, elle mérite bien le nom d’onto-théologie qu’elle recevra chez Kant.
Mais ce qui la caractérise prioritairement, c’est le fait que la communauté passe
au premier plan. Ce qui est commun englobe ce qui est principe, alors qu’il n’y
78
Ioannis Duns Scoti, Quaestiones in Metaphysicam I, q.1, § 43, 142 (éd. G. Etzkorn,
Saint Bonaventure, New York, 1997, 65): « condiciones principales concludendae de
primo ente sequuntur ex proprietatibus entis iquantum ens. Speciales enim condiciones
entis non concludunt primo aliquid de ipso, ideo [metaphysica] tantum considerat de ente
in communi ».
79
Ioannis Duns Scoti, Quaestiones in Metaphysicam I, q.1, § 18, 59 (36) : « haec scientia
est “circa separabilia et immobilia”, non tanquam circa subiecta, sed tamquam circa
principales partes subiecti, quae non participant rationes subiecti alterius scientiae ».
80
Ioannis Duns Scoti, Quaestiones in Metaphysicam I, q.1, § 47, 155 (69) : « gitur
demonstratio passionis transcendentis de ente prior est ista, sicut universalis particulari,
sicut medium medio [...]. Igitur metaphysica transcendens erit tota prior scientia divina, et
ita erunt quattuor scientiae speculativae : una transcendens, tres speciales ».
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Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales…
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a pas de principe de ce qui est commun. J’ai proposé d’appeler cette doctrine
une katholou-tinologie, dans la mesure où elle met en avant l’objet de l’intellect
humain en général, lequel consiste dans la res, l’aliquid, ce qui est plus vaste
que le seul ens, et où elle n’atteint Dieu qu’à l’intérieur et à partir de cette
universalité préalable81. Cela correspond exactement à l’onto-théologie au
second sens, à l’articulation entre métaphysique générale et métaphysique
spéciale.
Or Heidegger a toujours privilégié l’interprétation scotiste. Dès sa thèse
d’habilitation, il la met en valeur. « Ce n’est pas saint Thomas d’Aquin qui dans
la philosophie médiévale fait véritablement époque, mais Duns Scot »82. Il en
reprend certaines caractéristiques : l’étant est « la catégorie des catégories »83,
« la protocatégorie (Urkategorie) de l’objectif comme tel »84. C’est un
transcendantal plus originaire que les autres. Heidegger l’a bien vu, la
particularité de la théorie scotiste est précisément de fonder l’univocité de
l’étant sur le concept de l’aliquid, de la res, de tout ce qui n’est pas rien (nonnihil)85. Le précatégorial par excellence est plus vaste que l’ens, il inclut à la
fois le réel, l’étant (ens reale) et le simple pensable, la pure représentation (l’ens
rationis)86. Il correspond à ce que la scolastique tardive appellera un
surtranscendantal87. Cet ens est identifié par Heidegger avec l’objet
transcendantal, l’ etwas überhaupt de Kant88. Ainsi, Heidegger boucle la boucle
de la métaphysique moderne. Il raboute directement son point de départ avec
son aboutissement : la protocatégorie est celle de l’objectivité pure, Duns Scot
communique directement avec Kant. Heidegger trouve chez Duns Scot
81
Cf. O. Boulnois, Être et représentation…, 514.
M. Heidegger, Frühe Schriften, GA Bd. 1, hrsg. v. F.-W. Herrmann, Klostermann,
Frankfurt am Main, 1978, 284, qui correspond à l’édition du volume séparé Frühe
Schriften, Klostermann, Frankfurt am Main, 1972, 225.
83
Heidegger, Frühe Schriften, GA Bd. 1, 215 (157).
84
Heidegger, Frühe Schriften, GA Bd. 1, 219 (161).
85
Ioannis Duns Scoti, Quaestions subtilissimae VI, q.3 (§.36, 48 ; St Bonaventure, New
York, 1997, 69, 73) ; Ordinatio I, d.3, § 151 (III, Vatican, 1954), 93-94 ; trad. fr. par O.
Boulnois, Sur la connaissance de Dieu et l’univocité de l’étant, Presses Universitaires de
France, Paris, 146-147. Sur tout ceci, voir O. Boulnois : « Heidegger lecteur de Duns
Scot, Entre catégories et signification », in J.F. Courtine (éd. par), Phénoménologie et
logique, Vrin, Paris, 1996, 261-281.
86
Heidegger, Frühe Schriften, GA Bd.1, 220 (162) ; cf. L. Honnefelder, Scientia
transcendens. Die formale Bestimmung der Seiendheit und Realität in der Metaphysik des
Mittelalters un der Neuzeit. (Duns Scotus – Suárez – Wolff – Kant – Peirce). Felix Meiner
Verlage. Hamburg, 1990, 6-8.
87
J.-F. Courtine, Suarez et le système de la métaphysique, Paris, Presses Universitaires
de France, 537, n.22 ; T. Kobusch, « Das Seiende als transzendentaler oder
supertranszendentaler Begriff. Deutungen der Univozität des Begriffs bei Scotus und den
Scotisten », in L. Honnefelder, R. Wood, M. Dreyer (Ed. by), John Duns Scotus,
Metaphysics and Ethics , Leiden - New-York - Köln, E.J. Brill, 1996, 345-366.
88
Heidegger, Frühe Schriften, GA Bd.1, 217 (159).
82
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l’ontologie neutre qui n’existe pas chez Thomas d’Aquin, et qu’il retrouvera
chez Kant, bref, l’onto-théologie au sens propre.
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Avant de conclure, je voudrais avancer quelques principes de méthode.
Pour comprendre la définition de la métaphysique donnée par tel ou tel
philosophe, il importe de se demander à quelle question elle entendait répondre.
Une partie des questions est donnée par le texte de la Métaphysique d’Aristote
lui-même. Mais dans un univers où confluent plusieurs traditions
philosophiques parfois incompatibles, il n’est pas du tout sûr que les
métaphysiques observables répondent aux questions qu’Aristote lui-même a
formulées – la question du corpus est ici décisive.
De plus, la question de la métaphysique est si fondamentale que l’historien
est tenté de lire dans les thèses anciennes la préfiguration des thèses modernes –
dans la théologie de la science divine du Liber de causis la préfiguration du
savoir absolu de l’absolu chez Hegel. Or cela revient à sous-estimer l’historicité
même de l’interrogation philosophique initiale, à ignorer naïvement les causes
qui déterminent notre recherche. – Mais l’inverse est possible : on risque
d’entendre la position de Kant comme une réponse aux questions que se posait
Thomas. Je ne veux pas nier non plus qu’il soit possible de dégager une
continuité permettant de comparer leurs théories et de les faire communiquer,
mais rappeler que c’est au prix d’une abstraction qui fait fi des ruptures
intervenues entre-temps.
Il n’est pas sûr que Thomas d’Aquin et Duns Scot répondent à la même
question, et nous avons montré que leurs réponses prennent des structures
différentes, et même incompatibles. Il est certain qu’ils ne répondent pas à la
même que Hegel ou Nietzsche. Il faut donc se demander quelle question est,
pour eux, pertinente. – Certes, le concept de métaphysique a une signification
transtemporelle, qui ne se réduit pas à l’œuvre d’Aristote, ni même à la totalité
de ses commentaires, directs ou indirects. Elle nous est philologiquement
accessible. Mais a-t-elle une validité permanente et universelle, telle qu’aucune
pensée philosophique n’en soit exceptée ? – La tâche de l’historien est
précisément d’établir cette continuité tout en indiquant ces discontinuités. Elle
consistera donc à reconstruire l’ensemble des questions auxquelles les
différentes métaphysiques prétendent donner la réponse – sans négliger, ici, la
question de la théologie néoplatonicienne. Je crois l’avoir fait en distinguant
trois sortes de métaphysique au Moyen Age.
Que Dieu entre dans la philosophie, c’est évidemment une donnée de la
pensée grecque, avec lequel la pensée médiévale n’a cessé de se débattre. Il est
indéniable qu’au Moyen Age, la pensée médiévale s’interroge sur l’entrée de
Dieu en philosophie, et que la métaphysique articule l’une sur l’autre la
connaissance de l’être et la connaissance de Dieu. Comme d’autres périodes de
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III. Continuité, pluralité et ruptures
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l’histoire de la métaphysique, les médiévaux se trouvaient devant l’obligation
d’établir « les raisons de l’apparent dimorphisme et le mode de la
correspondance entre ces deux déterminations »89, Dieu et l’être. Mais nous
avons vu qu’il y a eu trois manières de concevoir l’entrée de Dieu dans la
philosophie, trois figures médiévales de l’onto-théo-logie. Cela me conduit à
ma première conclusion : au sens heuristique, d’une entrée de Dieu dans la
métaphysique, il faut distinguer trois structures différentes de la métaphysique.
Quel est le rapport de Heidegger à celles-ci ?
1. Heidegger ignore purement et simplement la première figure
(directement théologique ou protologique). – Or il y a là précisément, dans la
science divine du divin, un équivalent structurel intéressant du savoir absolu de
l’absolu90. Il n’envisage explicitement que les deux figures postérieures de la
métaphysique, que j’ai nommées katholou-protologique et katholoutinologique.
2. Nous avons vu qu’il considérait la seconde figure comme incohérente,
au moins dans le cas de Thomas d’Aquin. – J’ai pourtant montré que
l’intervention de la théologie n’était pas, comme il l’affirmait, un motif
extérieur guidé par la foi pour achever la métaphysique comme science, mais au
contraire, l’indice d’un obstacle épistémologique, la transcendance de Dieu, qui
se formulait philosophiquement dans le néo-platonisme et non seulement dans
une théologie révélée.
3. Nous avons vu aussi qu’il reprenait la troisième figure, à travers la
problématique scotiste de la communauté de l’étant. Si l’on veut parler d’ontothéologie au sens rigoureux (dès que l’accès à Dieu est inclus dans le concept
d’étant), c’est cette figure qui accomplit ce mouvement. Celle-ci constitue une
ontothéologie au sens kantien, impliquant l’articulation entre une ontologie
neutre et une théologie subordonnée à celle-ci comme la métaphysique spéciale
à la métaphysique générale. C’est de ce concept neutre, indépendant d’une
science de Dieu, que Heidegger est lui-même parti, pour refonder une ontologie
fondamentale. – Mais c’est aussi la forme de métaphysique qu’il incrimine le
plus radicalement. Dans Kant et le problème de la métaphysique, il signale que
deux motifs ont empêché le retour de la métaphysique d’école à la
problématique originelle, c’est-à-dire « à l’état incertain et à l’ouverture
(Offenheit) dans lequel Platon et Aristote laissèrent les problèmes capitaux »91.
Ces deux motifs sont l’idéal scientifique des mathématiques, et « la conception
du monde née de la foi chrétienne ». Selon celle-ci, tout étant non-divin est une
créature. Ainsi naît l’articulation de l’étant en régions (créé / créature), et le
passage d’une métaphysique générale à une métaphysique spéciale. On le voit,
Heidegger n’envisage ici, sous le nom de métaphysique scolaire, que la
89
Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, GA Bd.3, 17.
Cf. R. Brague, « Le destin de la “Pensée de la Pensée” des origines au début du Moyen
Age », in T. de Koninck et G. Planty-Bonjour (ed.), La Question de Dieu selon Aristote et
Hegel, Paris, Presses Universitaires de France, 1991, 153-186.
91
Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, GA Bd.3 ; trad. fr. modifiée, 68.
90
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métaphysique du troisième type, c’est-à-dire précisément celle qui s’étend de
Scot à Kant en passant par Suarez, et qui se caractérise – dans une optique, là
encore, plus radicalement avicennienne que chrétienne – par l’emploi des
transcendantaux disjonctifs (nécessaire / contingent ; infini / fini). C’est plutôt
la Schulmetaphysik allemande que la métaphysique scolastique, car Thomas
d’Aquin et Albert le Grand ne répondent pas à cette définition. Dans son
interprétation de Kant, l’instauration du fondement de la métaphysique se fera
en direction du transcendantal, de l’ontologie, et non du transcendant, du divin.
Le “concept de l’Ecole” dont Heidegger part dans son Kant et le problème
de la métaphysique n’est donc pas tout le concept de la métaphysique, puisque
la scission entre métaphysique générale et métaphysique spéciale, loin d’être
aussi ancienne que la métaphysique, surgit autour de Duns Scot. Le
dédoublement de la métaphysique en ontologie et théologie n’est donc pas
l’essence de la métaphysique comme tel. Il a une histoire, et le concept d’ontothéologie doit lui-même être historicisé. Seconde conclusion : l’interprétation
heideggerienne de la philosophie médiévale est incomplète dans la mesure où
elle n’a jamais considéré pour lui-même le complexe des interprétations arabes
de la métaphysique. Or comme l’a remarqué Avicenne, la langue de l’être n’est
pas seulement le grec ou le latin, mais l’arabe et le persan92 ! L’intégration de
cette dimension aurait également permis à Heidegger de voir le poids du
néoplatonisme dans la tradition occidentale de la métaphysique.
Troisième conclusion : notre examen montre que la métaphysique
médiévale n’obéit pas à une consitution organique, à une finalité historique
unique. La persistance simultanée d’une pluralité d’écoles et de positions
(même si certaines en supposent d’autres pour les critiquer), manifeste à quel
point la pensée médiévale interdit une téléologie simple – l’accomplissement
d’une seule essence de la métaphysique qui se dispenserait (Austrag) dans
l’histoire en vue de son avènement (Ereignis). C’est encore trop concéder à la
téléologie que de transformer l’Aufhebung en Abhebung – la réconciliation en
oubli de la différence. S’il est vrai que la Métaphysique d’Aristote culmine dans
une
, il ne l’est pas que la métaphysique médiévale
préfigure la causa sui cartésienne ou le savoir absolu de Hegel. – Inversement,
l’on pourrait se borner à invoquer la singularité rebelle des philosophies, et se
borner à dire qu’il y a autant d’ontothéologies que de métaphysiques. Ce serait
une saine prudence, mais ce ne serait pas très éclairant. Je crois plus judicieux
de constater que ces métaphysiques se groupent en plusieurs structures, qui
s’organisent autour d’une ou plusieurs hypothèses fondamentales, mais selon
leur histoire propre.
92
Avicenne, Le Livre de science, 136 : « Certes, il se peut que l’on connaisse son nom
dans une langue et non dans une autre ; alors on donne connaissance en expliquant ce
qu’on veut exprimer par tel mot de l’autre langue. Par exemple, si l’on dit en arabe “être”,
on le commente en persan, ou l’on signale que l’être est ce dont toutes choses se rangent
au-dessous de lui ».
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Quatrième conclusion : j’accepterais de dire qu’il y a un lien constant
entre la structure de la métaphysique et la théologie révélée. Mais contrairement
à ce que postule Heidegger, la métaphysique médiévale ne s’est pas orientée
primordialement vers l’identification du divin et de l’être. Il est au contraire
frappant de constater que l’interprétation médiévale se dirige contre l’école
d’Ammonius, contre le concept d’un savoir absolu de l’absolu, précisément
sous l’influence de la théologie révélée. En d’autres termes, c’est la naissance et
le développement de la théologie comme science qui ont développé une
instance critique et exigé de réduire celle-ci à une métaphysique minimaliste.
En réalité, ce n’est pas la théologie qui épouse la structure de la métaphysique,
mais la théologie révélée qui dépouille la métaphysique de sa structure
directement théologique, parce qu’elle lui ferait concurrence93 !
Si l’ontothéologie est un concept descriptif de la métaphysique, et non un
simple soupçon jeté sur la discipline, je ne vois aucun inconvénient à son
utilisation. Mais il faut en délimiter clairement l’usage pour le rendre
falsifiable. Le concept formulé par Heidegger n’est fécond que si on le
complique, en l’occurrence en le démultipliant, et si on le dépasse, en signalant
ses limites (et l’excès de la théologie sur la métaphysique). Mais pour cela, il
fallait l’historiciser, remplacer l’essence de la métaphysique par son histoire,
ses questions et ses structures.
Sachant que la philosophie se confond pour Heidegger avec la destruction
de son histoire, on peut se demander si l’oubli de la diversité médiévale, doublé
d’un véritable “oubli du néoplatonisme”, ne remet pas en cause, avec l’histoire
de la métaphysique brossée par Heidegger, toute sa pensée, dans son
cheminement comme dans son résultat.
93
Voir sur ce point O. Boulnois, « Le Besoin de métaphysique », cité n. 32.
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