De la volonté tragique à l’action politique :
la décision subjective
dans la démocratie athénienne
Julián GALLEGO
Université de Buenos Aires-CONICET
Dans un texte publié en 2006, Jean-Pierre Vernant proposait une
réflexion sur un sujet important : « De la responsabilité tragique à
l’engagement contemporain » 1. Cet entretien est doublement significatif parce qu’il examine son propre parcours entre ses recherches sur la
Grèce antique et ses options politiques, et parce qu’il ouvre un dossier
sur L’angoisse du risque et les paradoxes de la responsabilité 2. En
effet, l’étude des catégories de volonté, d’action et de décision suppose
de faire face à l’ensemble de problèmes impliqués dans cette terminologie, qui nous renvoie à certaines réflexions de Vernant, mais surtout
à son article « Ébauches de la volonté dans la tragédie grecque » 3.
1. Vernant 2006 ; cf. Vernant 1985b, p. 7.
2. Dossier publié dans la Nouvelle Revue de Psychologie 2, 2006.
3. Vernant 1972 ; Vernant 1985b, p. 355-370 ; Vernant 1979, p. 85-95 ;
Vernant 2004, p. 161-178.
220
RELIRE VERNANT
L’apport original des auteurs tragiques sur ce point admet le croisement du tragique avec le politique et avec le subjectif à partir de deux
figures singulières de l’agent : le héros tragique et le citoyen démocratique, dont les traits fondamentaux nous conduisent à la situation
de la démocratie athénienne du ve siècle. Il s’agit donc de rechercher
la constitution d’un agent responsable dans le registre tragique par
rapport au domaine de l’action politique, en assumant que c’est dans
l’intersection de ces deux champs que l’on peut penser le problème
du processus subjectif de la décision.
Les catégories choisies dans cette relecture présentent quelques difficultés. La recherche de Vernant a montré que les Grecs ne disposaient
pas d’une notion précise pour désigner ce que nous comprenons sous
la catégorie de volonté 4. Au contraire, l’action apparaît esquissée dans
l’univers mental de la Grèce antique, comme Vernant l’a montré à partir
des études d’Émile Benveniste. Mais la difficulté réapparaît ici en ce
qui concerne l’agent, puisqu’il subsiste « une prééminence de l’acte et
de l’activité sur l’agent, une intégration de l’agent dans l’action, une
absence de l’“agir”… » 5.
Dans ce sens, tout au long du ve siècle la tragédie marque un moment
concret en ce qui concerne les approches de la volonté chez l’homme
grec ancien, et avec cela elle permet d’accéder aussi à un état déterminé de l’élaboration des catégories de l’action et de l’agent 6. Cette
préoccupation tragique se situe dans le cadre de conditions précises,
parmi lesquelles le fonctionnement de la cité démocratique elle-même
semble décisif 7.
Pour Vernant, le modèle tragique de l’action humaine se caractérise
par la « présence simultanée, au sein de la décision, d’un “soi-même”
et d’un au-delà divin…, par une constante tension entre deux pôles
opposés… » 8. Ce modèle est défini selon des circonstances spécifiques :
« Avènement de la responsabilité subjective, distinction de l’acte
4.
5.
6.
7.
8.
Vernant
Vernant
Vernant
Vernant
Vernant
1972,
1979,
1972,
1969,
1972,
p.
p.
p.
p.
p.
44.
93.
63 ; cf. Vernant 1968, p. 16.
24.
66.
DE LA VOLONTÉ TRAGIQUE À L’ACTION POLITIQUE
221
accompli de plein gré et de l’acte commis malgré soi, prise en compte
des intentions personnelles de l’agent : autant d’innovations, que les
Tragiques n’ont pas ignorées et qui, à travers les progrès du droit, ont
affecté de façon profonde la conception grecque de l’agent, modifié
les rapports de l’individu à ses actes » 9.
Or, cette dimension subjective que la tragédie met en relief, s’épuiset-elle dans la seule ébauche de l’homme individuel comme centre de
décision ? Comme Vernant lui-même l’indique, le caractère de l’agent
tragique qui s’exprime par la séparation du héros du chœur n’implique
pas de processus achevé d’individualisation 10.
En conséquence, cette condition du héros tragique ouvre la possibilité de penser un agent qui n’est pas réduit à la vie intérieure d’un
personnage singulier. Ou plutôt, une telle individualisation peut seulement être comprise si on ne perd pas de vue qu’au long du ve siècle
le vrai personnage que la tragédie met en scène est la cité. Vernant
le dit sans ambages à propos des Sept contre Thèbes d’Eschyle 11, où
Étéocle représente le modèle psychologique de l’homo politicus grec
du ve siècle 12, en mettant en relief les valeurs, les modes de pensée et
les attitudes que la cité prescrit.
Dans la Poétique d’Aristote (1450b 4-8) on peut lire une formulation générale de ce modèle : « [La pensée] consiste dans la faculté
de trouver le langage qu’implique la situation, le langage approprié
(ta enonta kai ta harmottonta), ce qui dans les discours est l’œuvre de
la politique et de la rhétorique ; en effet les anciens poètes prêtaient
à leurs personnages le langage de la vie politique (politikôs), et ceux
d’aujourd’hui les font parler en rhéteurs (rhétorikôs) » 13. Donc, si d’un
côté le héros tragique présente les rapports d’un individu à ses décisions
et à ses actes, d’un autre côté le héros est aussi lié aux conditions politiques de la cité, de la communauté de citoyens qui compose le public
9. Vernant 1972, p. 61; cf. p. 58 ; Vernant 1968, p. 13 ; Vernant 1985b, p. 366.
10. Vernant 1968, p. 13-14.
11. Vernant 1969, p. 29. Cf. Vidal-Naquet 1979 ; Iriarte 2000.
12. Cf. Sewell-Rutter 2007, p. 25-48, 156-66.
13. Traduction de Hardy 1932, avec de petites modifications.
222
RELIRE VERNANT
du théâtre 14. Alors, comment cette cité réagit-elle devant la figure du
héros ? 15
En commentant l’idée d’Oddone Longo du théâtre comme « métaphore spatiale de la cité » 16, Pierre Vidal-Naquet a insisté sur l’idée de
métaphore, « ce qui implique distanciation, presque au sens brechtien
du mot », pour souligner que le théâtre réalise une représentation distanciée de la polis 17. Si ce sens brechtien est accepté, il suppose que les
spectateurs ne sont pas directement impliqués avec les personnages
et l’histoire racontée mais qu’ils produisent une pensée à partir de ce
qu’on représente.
Cela nous conduit à la fonction de la pensée (dianoia) dans la
tragédie. Pour Aristote (Poétique, 1450b 8-10), le nœud central réside
dans le problème du dilemme disjonctif : « Le caractère (êthos) est ce
que montre le choix (proairesis), le parti que, le cas étant douteux,
on adopte de préférence ou évite (ê proaireitai ê pheugei) ». Vernant
l’indique clairement à partir d’Aristote (Éthique à Nicomaque, 1111b
4-1112a 17), qui définit le concept de proairesis par rapport à l’agent
en position d’agir : il s’agit de l’action sous la forme de la décision,
engageant le sujet dans l’acte ; il s’agit d’une option pratique dans le
moment même où l’acte est décidé 18.
À l’égard de tout cela, le héros tragique se trouve constamment
confronté à lui-même et à un au-delà de lui-même. Sur un plan abstrait,
la tension entre ces deux forces n’est pas différente de celle qui met
en mouvement la prise de décision dans la communauté athénienne.
Nous sommes précisément face à un champ conflictuel qui, sur le plan
tragique, se déploie usuellement autour de l’hubris du héros, mais
qui, sur le plan politique, montre les divisions existantes dans la cité
traversée par la stasis 19. Ces divisions renvoient à la distance entre la
propre configuration politique de la polis et ce qui la sollicite pour décider, puisque dans ce parcours, la communauté doit assumer la scission
14.
15.
16.
17.
18.
19.
Goldhill 1997.
Cf. Miralles 1992 ; Vidal-Naquet 2002, p. 26.
Longo 1988, p. 21.
Vidal-Naquet 2002, p. 78 et n. 43.
Vernant 1972, p. 49-51.
Vidal-Naquet 1973, p. 154.
DE LA VOLONTÉ TRAGIQUE À L’ACTION POLITIQUE
223
qui la constitue grâce à la stasis que le processus de prise de décision
habilite.
Dans ce sens, je vais insister sur l’idée de métaphore en proposant l’hypothèse que le héros tragique opère comme métaphore de la
situation du citoyen démocratique. Sans oublier que notre point de
départ est la réflexion de Vernant dans « Ébauches de la volonté », il
convient d’indiquer de nouveau qu’il n’existe pas en grec antique de
mot correspondant à notre terme volonté 20. Dans quelle mesure alors
la volonté est-elle une notion ébauchée dans la tragédie, notion pour
laquelle la langue grecque manque de concept ?
Vernant souligne une jonction avec le politique : « Par sa participation à une vie politique où les décisions sont prises, au terme
d’un débat ouvert, de caractère positif et profane, chaque citoyen
commence à prendre conscience de soi comme un agent responsable de
la conduite des affaires, plus ou moins maître d’orienter par sa gnômê,
son jugement, par sa phronêsis, son intelligence, le cours incertain des
événements. Mais ni l’individu, ni sa vie intérieure n’ont acquis assez
de consistance et d’autonomie pour constituer le sujet en centre de
décision d’où émaneraient ses actes » 21.
Mais s’il ne s’agit pas encore de l’agent constitué autour de l’individu et de sa vie intérieure, alors de quel type d’agent s’agit-il ? Le
héros tragique est un sujet qui doit prendre nécessairement une décision dans une tension entre lui-même et des forces supérieures à lui.
D’autre part, le citoyen athénien est responsable des décisions et des
actions politiques en fonction des affaires de la communauté. Il n’agit
pas ainsi à titre d’agent autonome mais en sa qualité de membre de la
polis. Si le héros tragique opère comme métaphore de cette condition
du citoyen démocratique du ve siècle, est-ce que cela serait dû précisément au manque du concept de volonté qui pourrait être ébauchée
seulement de manière métaphorique ?
La définition de la métaphore par Aristote (Poétique, 1457b 6-9)
pourrait être utile dans ce contexte : « La métaphore est le transport
(epiphora) à une chose d’un nom qui en désigne une autre (onomatos
20. Vernant 1972, p. 44.
21. Vernant 1972, p. 73.
224
RELIRE VERNANT
allotriou), transport ou du genre à l’espèce, ou de l’espèce au genre,
ou de l’espèce à l’espèce ou d’après le rapport d’analogie ». Aristote
(Rhétorique, 1406b 20) dit aussi que « l’image (eikôn) est aussi une
métaphore » ; ou comme lui-même l’énonce ensuite : « les images
(eikones) sont des métaphores, mais qui manquent de parole (logou
deomenai) » (1407a 13-14). C’est pourquoi nous pourrions concevoir
que l’application d’un nom d’une chose à une autre opérerait comme
une pensée moyennant des images dans laquelle il manque l’idée
abstraite 22.
Est-ce que le héros comme métaphore s’avère être alors une
sorte d’eikôn, de représentation figurée ? Aristote (Poétique, 1450a
38-1450b 3) compare la tragédie à la peinture en ce qui concerne l’ordre
qui doit articuler son contenu : le récit (muthos) est pour l’organisation
de la tragédie ce que l’image (eikôn) est pour l’organisation de la peinture ; ainsi, la tragédie est l’imitation d’une action (mimêsis praxeôs)
et en vertu de cela on réalise l’imitation des agents qui agissent (tôn
prattontôn).
En analysant l’énoncé attribué à Simonide selon lequel « la parole
est l’image (eikôn) des actions » (fr. 190b, éd. Bergk), Vernant explique
ces « images parlées » et met l’auteur tragique au même niveau que le
peintre et le sophiste : tous sont créateurs de fictions, ils produisent des
imitations, des illusions, des images 23. Ou comme il dira dans une autre
intervention : eikôn ne s’utilise pas avant le ve siècle et il apparaît en
même temps que le vocabulaire de la mimêsis ; tout cela est en rapport
avec l’instauration du spectacle dramatique. Tragédie, eikôn, mimeisthai, ces termes seraient articulés en vertu du développement de la
représentation tragique comme forme éminente des techniques productrices d’illusions qui sont mises en œuvre moyennant la mimêsis 24.
Or, si l’image peut être liée à la métaphore, cela découle de l’existence d’une ressemblance implicite entre les éléments dans l’opération
qui permet d’appliquer un nom à un autre, ce qui suppose une imitation. L’aspect fondamental que souligne Aristote consiste en ce que
22. Cf. Lloyd 1996, p. 205-222.
23. Vernant 1979, p. 117. Cf. Detienne 1967, p. 105-120.
24. Vernant 1996, p. 386.
DE LA VOLONTÉ TRAGIQUE À L’ACTION POLITIQUE
225
la métaphore opère « en donnant un nom à ce qui n’a pas de nom
(ta anônuma ônomasmenôs) » (Rhétorique, 1405a 36). Il offre plus
de précisions en indiquant le rapport de la métaphore avec l’analogie
(1411a 1-2 ; 1412b 33-35) et la possibilité de contempler le semblable
(to homoion) même dans ce qui se différencie beaucoup (en polu
diechousi) (1412a 11-12). La métaphore n’inhibe pas la pensée sur
ce qui n’apparaît pas littéralement dénoté ; même si elle implique le
manque d’un terme spécifique, elle permet de mettre en circulation une
idée sur ce qui apparaît comme ébauché d’une façon implicite. Donc,
la métaphore permet de nommer ce qui n’a pas de concept.
Alors, sur quel plan le héros tragique fonctionnerait-il comme métaphore de la condition du citoyen démocratique ? En tant que métaphore
de la condition du citoyen démocratique, le héros tragique ne le définit
pas d’une manière générale, selon son inscription politique et les droits
que cela lui octroie ; pour cela, il existe différentes notions spécifiques
dans la langue grecque. Le héros tragique est métaphore de ce qu’on
ébauche comme volonté de l’agent chez le citoyen athénien du ve siècle,
ce pour quoi la langue grecque manque de concept. Donc, il y a une
analogie entre le héros tragique et le citoyen démocratique, du moment
que tous deux sont des agents constitués autour du problème de la
décision. En reprenant Aristote, ce serait le semblable (to homoion)
entre des agents qui se différencient beaucoup et qui apparaissent même
comme antithétiques.
Afin d’approfondir cette perspective, nous allons nous concentrer sur les figures du Pélasgos d’Eschyle et du Penthée d’Euripide.
Pourquoi ce choix ? À mon avis, à l’égard du héros, les Suppliantes
comportent une réflexion sur l’avènement d’une subjectivité qui serait
liée au processus politique de la démocratie radicale 25. Pour sa part,
avec ce qui arrive au héros, la tragédie des Bacchantes semble offrir les
ressources symboliques pour représenter l’épuisement de cette subjectivité à la fin du ve siècle 26.
25. Gallego 2003. Sur la date des Suppliantes, Sommerstein 1997, p. 77-79 : l’an
461 ; Scuillon 2002 : l’an 470.
26. Segal 1997, p. 216.
226
RELIRE VERNANT
La figure de Pélasgos constitue la formulation métaphorique la plus
abstraite de la condition du citoyen athénien face au problème de la
décision. On pourrait dire que ce qu’on trouve dans cette œuvre est
une sorte de résumé des facteurs impliqués dans le processus de la
prise de décision politique 27.
Il s’agit d’abord de la configuration d’une situation de choix,
qu’Eschyle configure d’une façon très précise 28. Il s’est produit quelque
chose d’inespéré et d’imprévu qui ouvre un dilemme 29 : donner ou ne
pas donner asile aux Danaïdes. Pélasgos dit : « Je vois à l’ombre de
rameaux frais coupés d’étranges fidèles devant les dieux de ma cité.
Puisse la cause de ces concitoyens-étrangers (astoxenôn) ne point créer
de maux (anaton) ! Que nulle querelle, à l’improviste, par surprise (ex
aelptôn kapromêthêtôn), n’en résulte pour la cité : la cité n’en a pas
besoin » (Suppliantes, 354-358) 30.
Ce qui est remarquable ici est le fait que de quelque chose de non
souhaité ni connu puisse découler un effet tangible sur la situation. Le
hasard de l’inespéré et de l’imprévu est le socle sur lequel se construit
le besoin d’une décision qui apparaît comme un attribut des citoyens 31 :
« Pour moi, dit Pélasgos, je ne saurais te faire de promesse, avant
d’avoir communiqué les faits à tous les citoyens (astois) » (368-369).
Pélasgos s’écarte ici du parcours habituel de la majorité des héros,
qui évoquent ces figures archaïques devenues des tyrans sur la scène
tragique, et rejette l’hommage d’un chœur qui lui offre le masque de
son ancien prestige, comme Marcel Detienne l’a remarqué 32. Pélasgos
est clairement une métaphore du citoyen démocratique. Dans ce cas
précis, Eschyle souligne l’état subjectif qui conduira à la décision,
l’angoisse de l’agent. Pélasgos dit : « Mais vous secourir, je ne le puis
sans dommage. Et pourtant il m’est pénible aussi de dédaigner vos
27. Cf. Podlecki 1966, p. 42-62 ; Garvie 1969, p. 141-62 ; Meier 1991, p. 111-126 ;
Sommerstein 1997, p. 74-76 ; voir aussi Zelenak 1998, p. 45-58 ; Murnaghan
2005 ; Alaux 2007, p. 71-91.
28. Miralles 1968, p. 121.
29. Doyle 1972 ; cf. Padel 1995, p. 249-253.
30. Traduction de Mazon 1946, avec de petites modifications.
31. Lesky 1966, p. 85.
32. Detienne 1967, p. 102.
DE LA VOLONTÉ TRAGIQUE À L’ACTION POLITIQUE
227
prières. Je ne sais que faire ; l’angoisse prend mon cœur (amêchanô
de kai phobos m’echei phrenas) : dois-je agir ou ne pas agir (drasai te
mê drasai te) ? Dois-je tenter le destin (tuchên helein) ? » (377-380).
« Agir ou ne pas agir » : nous trouvons ici la formule pure de la
décision ; il s’agit déjà de deux options possibles. Au-delà du choix
qu’on prend, ce qui est important c’est de décider le cours à suivre et de
choisir entre deux chemins exclusifs. « Agir ou ne pas agir » : l’option
ne tombe pas seulement sur tel ou tel terme mais sur l’existence même
de celui qui choisit son destin. Le dilemme suppose de penser tout le
domaine impliqué qui conduit du non-choix au choix : le choix est
toujours un méta-choix parce qu’il implique l’option de choisir ou de
ne pas choisir 33. Ce destin décidé est celui qui octroie un caractère de
besoin à l’inespéré et à l’imprévisible : que le hasard engendre un effet
ou un autre dépend de la décision.
Le dilemme abstrait « agir ou ne pas agir » revêt au cours de
l’œuvre différentes formes. Mais le motif est toujours le même : un
droit contre un autre droit. Pélasgos lui-même délimite le problème :
« J’ai besoin d’une pensée profonde qui nous sauve (batheias phrontôdos sôtêriou),… afin que l’affaire d’abord ne crée point de maux à
notre cité, pour moi-même ensuite se termine au mieux… » (407-411).
Ce qui est remarquable, c’est que cet appel à une pensée profonde
implique une analyse concrète en fonction d’une situation qui requiert
une décision efficace. Pélasgos trouve la réflexion cherchée et expose
en quoi consiste la disjonctive : « Ou contre ceux-ci ou contre ceux-là
soulever une rude guerre, c’est à quoi je suis contraint » (439-40) ; car
il est impossible de décider sans qu’il n’existe aucune conséquence.
Face à l’angoisse et à la peur initiales devant le fait d’agir ou de ne
pas agir, Pélasgos arrive à la conclusion qu’on doit assumer la situation
qui se présente avec le courage de résoudre son propre dilemme en
prenant une décision, car comme il le dit lui-même, « point d’issue
exempte de douleur (aneu de lupês) » (442).
Finalement, après avoir scruté le nouveau et l’étrange qui s’est
présenté et avoir émis une profonde pensée, Pélasgos laisse voir que la
capacité humaine est relative et que l’angoisse subsiste, car il n’existe
33. Deleuze 1985, p. 232 ; Žižek 1999, p. 18 et n. 12.
228
RELIRE VERNANT
pas de pleines garanties pour la résolution du dilemme : « De tous
côtés d’invincibles soucis ! Une masse de maux vient sur moi comme
un fleuve, et me voici au large d’une mer (pelagos) de douleurs, mer
sans fond, dure à franchir – et point de havre ouvert à ma détresse ! »
(468-71). Le cours incertain des événements sur lesquels il faut décider
est le pelagos que Pélasgos ne contrôle pas.
Comme Tarkow l’a proposé 34, les images nautiques des Suppliantes
suggèrent un dilemme, car il n’y a pas de concept clair du nouveau
et de l’étrange qui s’est produit à Argos. Le dilemme, pensé à travers
des métaphores, fait partie intrinsèquement du héros tragique, car le
dilemme est la condition essentielle qui le constitue comme sujet. Cette
image héroïque ainsi configurée est celle qui opère comme la métaphore par laquelle on pense l’avènement de la condition subjective du
citoyen dans la démocratie radicale.
Même si Pélasgos se distingue par sa fonction et par son nom
propre, il se joint simultanément à la multitude qui compose la cité
et se soumet au scrutin du vote populaire 35 : « Je ne saurais rien
faire sans le peuple (dêmou), quel que soit mon pouvoir (kratôn) »
(397-398). Ce rapprochement des termes dêmos et kratein préfigure
ici le pouvoir populaire qui finira par s’énoncer dans le célèbre dêmou
kratousa cheir (604). Le pouvoir reste ainsi convenablement attribué
au peuple, l’agent qui détient la capacité de prendre la décision dans
le vote de l’assemblée 36.
On a assez insisté sur le fait que dans le théâtre attique le héros
mythique a perdu sa force singulière tout en restant soumis – avec les
valeurs qu’il incarne – aux questionnements qui mettent en vigueur les
principes démocratiques 37. La particularité des Suppliantes sur ce point
consiste à montrer le désinvestissement du pouvoir royal : Pélasgos ne
devient pas un tyran pour montrer depuis l’extrême opposé en quoi
consiste l’identité citoyenne ; il met à nu sur la scène le caractère métaphorique de sa figure de héros tragique. Montrer l’incertitude devant
un choix, montrer la modalité même de la décision, c’est soumettre
34.
35.
36.
37.
Tarkow 1975, p. 6-11.
Suppliantes, 246-248 ; Zeitlin 1996, p. 136-43. Cf. Burian 1974.
Suppliantes, 698-700. Cf. Vidal-Naquet 2002, p. 54-55 ; Vernant 1969, p. 31-32.
Plácido 1992 ; Plácido 1997. Cf. Seaford 1994, p. 363-367.
DE LA VOLONTÉ TRAGIQUE À L’ACTION POLITIQUE
229
à la pensée l’opération que le sujet – politiquement délimité – réalise
au cours de l’action pendant laquelle il advient comme tel.
Si Pélasgos représente une figure liée aux règles démocratiques
d’une cité d’Argos qui opère comme l’image idéalisée d’une Athènes
unie et sans conflits internes, en nous tournant vers l’une des versions
de cette Thèbes que la production tragique met en scène comme l’antiAthènes, selon la formulation de Froma Zeitlin 38, on essayera de voir
comment se pose le problème de la décision du héros tragique à partir
de la figure de Penthée dans les Bacchantes d’Euripide 39.
À partir du problème de la division de l’agent que Vernant explique
comme une tension entre soi-même et les forces supérieures des dieux,
il convient d’abord de mettre en relief le dédoublement de Penthée à
l’égard de Dionysos et aussi face aux rôles masculin et féminin, comme
Zeitlin l’a clairement montré 40.
Si, jusqu’au moment où Dionysos lui propose d’aller observer les
Ménades (v. 810) Penthée se montre parfaitement assuré de son rôle
et de sa fonction comme leader de Thèbes, dans sa transformation en
un autre, dans son altération provoquée par Dionysos, l’amphibologie
finira par ôter à Penthée ses certitudes uniformes.
Or, d’après le destin que Penthée va subir, pouvons-nous soutenir que ce dédoublement fonctionne vraiment comme une façon de
mettre en scène la nature scindée du sujet tragique face au problème
de la décision ? Comme on le verra, dans les Bacchantes ce n’est pas
la division du sujet mais sa disparition, l’impossibilité de s’assumer
comme agent, ce qui, selon nous, s’imposerait comme aboutissement.
D’abord, Dionysos arrive à Thèbes ; il réclame directement qu’on
lui rende un culte (20-25), mais il se présente sous une apparence
humaine (4 ; 53-54). En se manifestant à Thèbes comme un mortel le
dieu réaffirme pourtant sa condition de fils de Zeus 41. La transfiguration
38. Zeitlin 1990, p. 144-150 ; cf. Vidal-Naquet 1986, p. 180-182.
39. Traduction de Berguin, Duclos 1966, avec de petites modifications. On a consulté
aussi l’édition de Roux 1970-72 et celle de Grégoire, Mounier 1961.
40. Zeitlin 1990, p. 138-139 ; cf. Segal 1997, p. 29.
41. Bacchantes, 1, 417, 550, 581 : Dios pais ; 603, 725, 1342 : Dios gonos.
230
RELIRE VERNANT
humaine de Dionysos est perçue par Penthée comme la présence d’un
étranger, et même d’un Barbare.
À cela s’ajoute l’aspect physique même de Dionysos, un « étranger
d’allure efféminée » (353 : thêlumorphon xenon) 42. Ce travestissement
s’avère fondamental, car Penthée lui-même finira par adopter l’apparence féminine (855 : gunaikomorphon ; 980 : gunaikomimôi stolai) 43.
Que cela se produise avec le roi, qui apparaissait comme l’incarnation
de la loi 44, est un fait symptomatique pour comprendre le destin de ce
héros 45. Le travestissement de Penthée (821-838, 925-942) 46 et l’irruption du ménadisme (215-225, 778-79) 47 supposent une féminisation
de toute la cité, comme Dionysos le promettait en présentant Thèbes
comme une femme habillée d’une nébride et d’un thyrse (23-25).
Serait-il pertinent de soutenir que ces dissolutions de l’identité
masculine qu’Euripide met en scène, et qui paraissent affecter l’ensemble de la polis, se connectent tragiquement avec les mutations que
la cité athénienne elle-même connaissait avec l’affaiblissement de sa
politique démocratique à la fin du ve siècle ? 48
Dans cette tragédie, un problème lié à cet affaiblissement est symbolisé par la scène de l’écartèlement, sparagmos, du héros (735, 739,
1135) 49. Dans une certaine mesure, le theomachos Penthée 50 ne serait
pas dans une position très différente de celle que Vernant voyait dans
l’isotheos Œdipe 51, dans son double rôle de turannos-pharmakos 52,
que l’on rend responsable moyennant son expulsion pour la santé de
la polis 53. Mais ce qui se présente dans les Bacchantes est un sacrifice
42. Cf. Bacchantes, 453-459.
43. Segal 1978 ; Segal 1997, p. 158-214. Cf. Vernant 1985a, p. 238.
44. Cf. Bacchantes, 1310.
45. Segal 1997, p. 106.
46. Cf. Kalke 1985.
47. Cf. Goff 2004, p. 214 ; cf. p. 214-17, 264-80, 350-52.
48. Cf. Segal 1978, p. 189.
49. Segal 1997, p. 48-49, 69, 75, 112.
50. Bacchantes, 45, 325, 1255. Cf. Padel 1995, p. 202-203 ; aussi Grube 1935 ;
Brunett 1970.
51. Vernant 1970, p. 126-34.
52. Cf. Bacchantes, 43, 283, 326, 668-671, 776.
53. Cf. Bacchantes, 1325-26. Voir Vernant 1969, p. 29-30.
DE LA VOLONTÉ TRAGIQUE À L’ACTION POLITIQUE
231
rituel avec Agavé comme prêtresse du massacre (1114 : hierea phonou).
Il n’est pas surprenant alors qu’on utilise des termes liés à sphagê ou
égorgement dans sa dimension sacrificielle : quand Dionysos raconte
la lutte illusoire entre le fantôme créé par lui-même et Penthée, celuici croit l’égorger, sphazôn (629-631 ; cf. 241) ; et quand Dionysos
anticipe la mort de Penthée, il invoque son égorgement, katasphageis,
par sa mère (857-859).
En termes politiques, il faut se rappeler dans ce contexte la
connexion entre sphagê et stasis que Nicole Loraux établit dans son
analyse de la mort séditieuse liée à la guerre civile 54. Au début, Dionysos (50-52) promet un combat en commandant de l’armée ménadique
(mainasi stratêlatôn), si la polis thébaine, dans sa fureur, pourchasse
les bacchantes à main armée (sun hoplois). Alors, la sphagê de Penthée
ne serait-elle pas une mort séditieuse à la lumière de cette promesse ? 55
Disons aussi que, en contraste avec la modération (euorgêsia) de
l’homme sage que mentionne Dionysos (641 ; cf. 386-392), cette colère
(orgê) qui se manifeste à l’égard de Thèbes, ainsi que de Penthée (537,
647, 994) et de ses hoplites, qui essayeront de refouler les bacchantes
(758-759), est l’une des causes que les Grecs admettent comme origine
de la stasis 56. L’ordre de Penthée de recruter toute l’armée (781-86)
pour faire la guerre (epistrateusomen) aux femmes est l’énoncé qui
oppose symétriquement le roi à Dionysos, même lorsque Penthée finit
ensuite par être désarmé par le dieu en adoptant des vêtements féminins.
Ainsi, tout au long des Bacchantes, c’est la guerre que Dionysos, le
messager, Penthée et le chœur annoncent sans cesse 57. Mais de quelle
guerre s’agit-il ? De la guerre étrangère dont Eschyle (Eumènides,
858-866) parle, en prétendant l’opposer à l’Arès interne ? 58 De la guerre
codifiée entre des Grecs idéalisée par Platon (République, 470a-471c),
définie comme stasis par opposition au combat (polemos) contre les
54. Loraux 2005, p. 62-68.
55. Cf. Eschyle, Eumènides, 25-26.
56. Loraux 2005, p. 83.
57. Bacchantes, 302-305 ; cf. p. 752, 789, 804, 809, 845. Voir Zeitlin 1996, p. 341342.
58. Loraux 1997, p. 26-35.
232
RELIRE VERNANT
Barbares ? 59 Avec Dionysos, on sait, les apparences sont trompeuses,
parce que l’étranger venu de Lydie est en réalité un Thébain, cousin
germain de Penthée. Lutte fratricide alors, qui ne change rien au fait que
Dionysos soit escorté par des femmes barbares (Bacchantes, 55-57),
parce que tout au long du drame les femmes thébaines sont les ménades
principales, surtout celles de la famille de Penthée (35-38).
Arès, alors, dans la famille, pour utiliser une formulation de Loraux.
Arès, donc, à l’intérieur de la polis 60. Comment s’exprime donc le
regard masculin de Penthée et de ses hoplites ? Dans la vision masculine des choses, cette guerre séditieuse implique de nouveaux maux
qui révolutionnent la cité (216 : neochma… kaka) 61, parce que les
femmes ont quitté leurs foyers. Elle suppose aussi une nouvelle épidémie (353-354 : noson kainên) 62 dans la mesure où les couches sont
outragées. Les femmes font irruption comme des ennemis de la cité
(752 : polemioi) en même temps que les enfants sont arrachés de leurs
foyers. En définitive : « Voici déjà que s’allume, comme un incendie,
l’insolence (hubrisma) des bacchantes et qu’elle nous atteint. Quel
opprobre (psogos) pour les Grecs ! » (778-79).
Déchirement fatal donc de la prétendue unité de la polis, d’autant
plus profond que face à la décision de l’assemblée (edoxe) de bouviers
et de bergers de donner la chasse à Agavé (714-723) 63, les femmes
répondent, armées (hoplismenai) des thyrses dans leurs mains, et
essaient d’écarteler cette avant-garde masculine qui finit par s’enfuir
(731-736). Cette intersection entre stasis et polemos est aiguisée à
l’extrême du moment que le combat entre les thyrses ménadiques et les
lances et boucliers hoplitiques est la guerre entre l’armée des femmes
(gunaikes) et celle des hommes (andres) qui courent désespérés aux
armes (hopla) pour être en définitive mis en fuite (758-764, 798-799).
Finalement, Dionysos pousse celui qui s’est autoproclamé kurioteros (505), Penthée, à se travestir. Alors, l’énorme bouleversement
59.
60.
61.
62.
63.
Loraux 2005, p. 52-59, et surtout p. 57.
Segal 1997, p. 392.
Roux 1970-1972, II, p. 319.
Roux 1970-1972, II, p. 364.
Roux 1970-1972, II, p. 468-470.
DE LA VOLONTÉ TRAGIQUE À L’ACTION POLITIQUE
233
(797 : polun taraxas) 64, que le roi anticipait comme conséquence de
l’action des ménades, finira par se consommer. Pierre Vidal-Naquet
a suggéré que, dans les Bacchantes, « la stasis passe à l’intérieur
du personnage central, le roi Penthée, dédoublé entre l’hoplite et la
femme » 65. Le passage d’un état à un autre est ouvertement assumé par
Penthée, quand il dit : « N’ai-je pas l’allure (stasis) d’Inô ou d’Agavé,
ma mère ? » (925). Ce qui est symptomatique ici est le mot stasis
puisque le sens du terme semble ne pas s’épuiser dans la supposée fixité
de l’apparence adoptée. 66 En effet, la boucle qui sort immédiatement
Penthée de son état (existêmi) constitue sans doute une anticipation de
la turbulence future (928 : exestêche).
L’usage de ces deux termes ne paraît pas innocent. Et la comparaison avec Inô et Agavé non plus (926) 67 : si la mère du roi est celle qui
commence le sparagmos, Inô est celle qui complète l’action (1129-30).
Mais cet état, cette stasis, qui sort de sa place ne s’énonce pas comme
partie constituante de la configuration masculine de la cité, mais comme
une extériorité convenablement placée sous les formes du féminin.
Cela n’empêchera pas que l’identité citoyenne soit dépassée par ses
« autres » toujours menaçants 68, qui pourtant ne sont pas extérieurs à
cet ordre politique, mais qui forment sa propre limite interne, ordre
politique dont il faudrait dire, en utilisant une image de Jacques Derrida,
qu’il n’est pas clôturé mais traversé par sa limite 69.
La stasis de Penthée n’es pas seulement son allure, mais elle fait
partie du bouleversement de la cité qu’il avait anticipé ; cela devient
aussi une guerre civile qui va détruire complétement Thèbes. Penthée,
qui se vantait d’offrir les bacchantes en sacrifice (796 : phonos), finit
par subir lui-même une sphagê sacrificielle, dont la valeur de mort
64. Chantraine 1968-1980, s.v. ταράσσω. Cf. Roux 1970-72, II, p. 490-491.
65. Vidal-Naquet 1973, p. 181.
66. Roux 1970-1972, II, p. 532. Cf. Chantraine 1968-1980, s.v. ἵστημι ; Loraux
1997, p. 102-106 ; Loraux 2005, p. 113-114.
67. Roux 1970-1972, I, ad loc. : tês adelphês… t’ ; cf. Richards 1929. Nous avons
suivi les lectures de Murray 1913 et Diggle 1994 : tên Agauês… g’.
68. Scott 1975.
69. Derrida 1987, p. 63-94.
234
RELIRE VERNANT
séditieuse découle de cette stasis qui apparaît dans le caractère antipolitique de ce sparagmos opposé à l’ordre en vigueur 70.
À partir de la débâcle politique de Penthée, à partir de sa théomachie
et de son hubris qui manifestent l’exacerbation de ses caractères de
figure politique, n’est-il pas possible de voir, dans tout cela, les effets
que produit la stasis au sein du corps citoyen, lorsque celle-ci devient
déchirante pour la polis ? 71 Dans ce sens, le démembrement de Penthée
(1114-1147) met en relief un autre plan de l’action tragique : il établit
une interruption du processus signifiant du héros tragique dans sa fonction d’agent, qui opère comme une métaphore du citoyen démocratique
face au problème de la décision. Il ne s’agit pas d’un dénouement qui
montre le sujet dans sa scission poignante, lorsqu’il devient responsable
de ses actes, mais d’un dépeçage de l’agent, d’un éclatement de ses
parties (cf. 1216-1222, 1298-1300).
Ainsi, le dédoublement de Penthée ne fonctionnerait pas comme une
façon de mettre en scène la nature divisée du héros tragique. En tout
cas, Penthée se voit déplacé du plan où il incarne la loi de la polis au
plan où il est dominé par Dionysos sans laisser place à aucun type de
doute ou de disjonction 72. Même si la tension entre le soi et les forces
supérieures est sous-jacente, dans l’œuvre d’Euripide, dit Vernant d’une
façon générale, la séparation de la vie humaine du monde des dieux
fait de celle-là un domaine fluctuant et confus, où il n’y a pas de place
pour l’action responsable 73.
Pour marquer encore plus les aspects de cet effondrement, la figure
de Penthée s’est féminisée juste avant de perdre définitivement son
pouvoir 74. Ou bien pourrions-nous en déduire, en suivant Ana Iriarte,
que le pouvoir se présente sous une forme féminisée afin de montrer
au public son propre processus d’épuisement 75.
70. Loraux 1999, p. 28-44.
71. Segal 1997, p. 218 ; cf. p. 239-40, 305.
72. Cf. Bacchantes, 1118-1121 ; Segal 1997, p. 206.
73. Vernant 1972, p. 74, en citant Romilly 1968, p. 130 ; voir aussi Romilly
1961, p. 27.
74. Cf. Wohl 2005 : cette destruction implique une mutation qui engendre de nouveaux changements.
75. Iriarte 2002, p. 72.
DE LA VOLONTÉ TRAGIQUE À L’ACTION POLITIQUE
235
Charles Segal a dit que dans l’imagerie et l’action scénique des
Bacchantes, il y a un rapport implicite entre corps du roi et corps
politique 76. Pour sa part, Peter Euben a soutenu que le démembrement
d’un corps politique, le déchirement violent du tout en parties, évoque
des images de guerre civile, folie et mort, des identités confondues ou
perdues 77. Alors, pour Penthée, il s’agit non seulement d’une tragédie
de l’exclusion 78 mais aussi de la disparition de l’agent lui-même. Il
ne s’agit plus de la tension d’un dénouement, mais de l’impossibilité
future de choisir à nouveau. L’écartèlement de Penthée symboliserait
ainsi la rupture sans retour de cette figure subjective 79. Comme dit le
messager : « Le corps gît disséminé…, il n’est pas facile de trouver
ses restes » (1137-1139) 80.
Pour conclure, on peut souligner deux situations bien différenciées
en ce qui concerne les façons tragiques de penser les conditions subjectives du citoyen démocratique. D’un côté, au début de la démocratie
radicale, la représentation de Pélasgos sert de métaphore de la tension
disjonctive de l’agent face à la prise de décisions. De l’autre côté,
dans l’épuisement de la démocratie radicale, la figure de Penthée ne
fonctionne plus comme métaphore de la scission de l’agent mais il
symbolise l’exténuation de ce type de subjectivité : s’il n’y a plus de
division subjective, s’il n’y a plus de corps politique, donc il n’y a
non plus de sujet agent…
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76.
77.
78.
Cf.
79.
80.
Segal 1997, p. 106.
Euben 1990, p. 44 ; cf. p. 130-163.
Bacchantes, 1330-1385 : Cadmos et son lignage sont expulsés mais non Penthée.
Vidal-Naquet 2002, p. 85.
Cf. Zeitlin 1996, p. 352.
Bacchantes, 1218-1221.
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