Université Paris-Est
École doctorale Cultures et Sociétés
Les experts de l’insertion
Sociologie des fédérations de l’insertion par l’activité économique
Thèse pour l’obtention du doctorat en sciences sociales
Soutenue publiquement le 11 décembre 2017 par
Clément Gérome
Sous la direction de Cédric Frétigné
Jury :
Mme Valérie Boussard, Professeure de sociologie, Université de Paris-Ouest Nanterre-LaDéfense (examinatrice)
Mme Maryse Bresson, Professeure de sociologie, Université de Versailles St-Quentin-EnYvelines (rapporteure)
M. Cédric Frétigné, Professeur en sciences de l’Éducation, Université Paris-Est Créteil
(directeur de thèse)
M. Gilles Jeannot, Directeur de recherche en sociologie, École nationale des Ponts et
Chaussées (examinateur)
Mme Maud Simonet, Chargée de recherche au CNRS, Université de Paris-Ouest Nanterre-LaDéfense (rapporteure)
Remerciements
Cette thèse s’est d’abord nourrie de rencontres sur le terrain d’enquête. Qu’elles m’aient reçu
sur leur lieu de travail ou à leur domicile, je remercie les personnes qui ont accepté de
m’accorder un peu de leur temps, de jouer le jeu de l’entretien et de remonter avec moi le fil de
leur existence. J’espère qu’elles se reconnaitront dans les descriptions et les analyses de leurs
activités professionnelles. Un grand merci donc à Samuel, Perrine, Alexis, Ninon, Céline,
Aurélien, Joséphine, Pascal, Sophie, Martine, Henri, et à tous les autres.
Je remercie Cédric Frétigné qui m’a proposé de me lancer dans cette aventure. Ce travail doit
beaucoup à ses suggestions, à ses relectures minutieuses et à la liberté qu’il m’a donnée pour
réaliser cette recherche.
Je remercie vivement les membres du jury, Maryse Bresson, Maud Simonet, Valérie Boussard
et Gilles Jeannot, d’avoir accepté de lire cette thèse et d’en discuter le contenu. Parmi eux, je
suis particulièrement reconnaissant à Maud Simonet pour ses suggestions et sa bienveillance.
Pour leurs relectures attentives, leurs conseils précieux, au bistrot ou à la BNF, et leur amitié je
remercie Charlène Charles, Yohann Morival, Claire Vivès et Florence Ihaddadene. Je remercie
également Marie pour m’avoir montré que word n’était pas si compliqué à manier.
Je remercie l’équipe du LIRTES, et notamment les membres de son axe 3, qui m’ont accueilli,
ont discuté mes travaux, et m’ont donné le privilège de travailler à leur côté sur des publications.
Merci à Anne-Claudine Oller, Claire Cossée, Michèle Becquemin et Dominique Argoud. Je
remercie également Matthieu Hély, Sylvain Lefèvre, Dominique Glaymann, Pascal Lafont et
les membres des RT 6 et 35 de l’AFS pour m’avoir impliqué dans divers projets et publications
sociologiques.
Mes trois années comme vacataire puis mes deux années comme ATER à l’université de ParisEst Créteil m’ont fait découvrir l’enseignement. Merci à celles et ceux qui m’ont appris les
ficelles de ce métier passionnant : François Sarfati, Scarlett Salman, Séverine Chauvel, Igor
Martinache et bien d’autres.
3
Je remercie celle sans qui rien n’aurait été possible. Evelyne Bertrand, pour son soutien
indéfectible, tant sur le plan matériel que sur le plan moral, pour ses relectures et ses
encouragements.
Enfin, merci à toi, Anne, pour tes relectures et ton réconfort qui m’ont permis de mener cette
recherche à son terme.
4
Résumé de la thèse
L’insertion par l’activité économique (IAE) regroupe des associations et des entreprises qui
mettent au travail des chômeurs « en difficulté » afin de faciliter leur accès ultérieur à l’emploi.
Cette thèse se penche sur l’action des fédérations de structures d’insertion. Positionnées à
l’interface entre les responsables politiques et administratifs et les professionnels des structures
d’insertion, ces fédérations tentent de réguler les tensions et les controverses au sein de l’espace
de l’IAE. À partir d’une enquête ethnographique reposant sur des observations participantes et
des entretiens avec des acteurs de l‘IAE, cette recherche met d’abord l’accent sur les stratégies
d’alliance et d’opposition entre fédérations. La thèse interroge ensuite la participation de ces
dernières aux réformes de l’IAE. Si les fédérations se présentent comme les représentantes des
intérêts des acteurs de l’IAE, elles se posent également en relais des injonctions de l’État en
matière de « performance » et de « bonne gestion ». Enfin, la recherche montre l’avènement
d’une nouvelle génération d’experts de l’insertion, aux trajectoires sociales et aux aspirations
individuelles ajustées aux attentes de ces fédérations. À la croisée d’une sociologie du travail
associatif et des politiques d’insertion et d’emploi, cette thèse entend apporter un éclairage à la
question des transformations des politiques sociales mises en œuvre par les associations.
Mots clés : insertion par l’activité économique - fédérations associatives - expertise professionnalisation – intermédiation
The experts of job integration : sociology of federations of agencies for integration via
economic activity
Integration via economic activity (IEA) gathers different structures (associations and
companies) that set to work unemployed in difficulty so that they may have a subsequent access
to employment. This thesis studies the action of federations of agencies for integration.
Positioned at the interface between political and administrative officials and experts of
structures for integration, these federations try to regulate tension and controverses within the
IAE area. From an ethnographic survey based on participant observations and interviews with
stakeholders of the IAE, this research first emphasizes strategic alliances and resistance
between federations. The thesis then questions the involvment of the federations in the reforms
of the IAE. If they claim to represent the interests of the IAE stakeholders, they also set
5
themselves as representatives of government demands as far as «performance» and «good
management» are concerned. Finally, this research shows the arrival of a new generation of
experts in job integration, whose social trajectories and individual ambitions are ajusted to the
needs and expectations of these federations. This thesis is at the crossroads of a community
work sociology and of policies in the field of employment and integration, and it also intends
to shed light on the problem of the social policies transformations implemented by the
associations.
Key words : Integration via Economic Activity - Community federation - expert assessment –
professionalisation - mediation
Thèse préparée au laboratoire interdisciplinaire de recherche sur les transformations des
pratiques éducatives et des pratiques sociales (LIRTES)
Université Paris Est Créteil Val de Marne
80 avenue du Général de Gaulle
94009 Créteil cedex
6
Sommaire
Remerciements ......................................................................................................................... 3
Résumé de la thèse.................................................................................................................... 5
Liste des sigles les plus utilisés ................................................................................................ 9
Introduction générale ............................................................................................................. 11
Chapitre 1 La genèse de l’insertion par l’économique ....................................................... 45
Chapitre 2 La structuration de l’espace de l’insertion par l’activité économique :
segmentation, oppositions et stratégies d’alliance ............................................................... 93
Chapitre 3 La « professionnalisation » des structures d’insertion par l’économique : des
processus composites, incertains et concurrents ............................................................... 157
Chapitre 4 Mesurer la performance des structures d’insertion : le rôle des fédérations
associatives dans l’élaboration des réformes managériales .............................................. 219
Chapitre 5 Les experts de l’insertion : chargés de mission et administrateurs à la
FNARS................................................................................................................................... 271
Conclusion de la thèse .......................................................................................................... 345
Bibliographie générale ......................................................................................................... 355
Annexe 1 Tableau récapitulatif des caractéristiques sociales des enquêtés .................... 371
Annexe 2 Liste des encadrés ................................................................................................ 374
Annexe 3 Les instruments de mesure de la distance à l’emploi des salariés en insertion
................................................................................................................................................ 376
Annexe 4 Les indicateurs de performance instaurés par la DGEFP ............................... 378
Table des matières ................................................................................................................ 383
7
8
Liste des sigles les plus utilisés
ACI : Atelier et chantier d’insertion
AI : Association intermédiaire
AVISE : Agence de valorisation des initiatives socio-économiques
CAVA : Centre d’adaptation à la vie active
CDC : Caisse des dépôts et consignations
CDIAE : Conseil départemental de l’insertion par l’activité économique
CHRS : Centre d’hébergement et de réinsertion sociale
CNEI : Comité nationale des entreprises d’insertion
CNIAE : Conseil national de l’insertion par l’activité économique
CNLRQ : Comité national de liaison des régies de quartier
COORACE : Coordination des organismes d’aide aux chômeurs
DAS : Direction de l’action sociale
DARES : Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques
DDASS : Direction départementale des affaires sanitaires et sociales
DDCS : Direction départementale de la cohésion sociale
DGEFP : Délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle
DGCS : Direction général de l’action sociale
DIRECCTE : Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du
travail et de l'emploi
DLA : Dispositif local d’accompagnement
EI : Entreprise d’insertion
ETTI : Entreprise de travail temporaire d’insertion
FNARS : Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale
FSE : Fond social européen
IAE : Insertion par l’activité économique
LOLF : Loi d’orientation des lois de Finances
MEDEF : Mouvement des entreprises de France
9
10
Introduction générale
« Je vais prendre un exemple de gars, 56 ans, il est libanais, il ne parle pas bien
français, ça fait quatre ans qu’il travaille chez nous. Il ponce à l’atelier
menuiserie. À la fin du contrat on demande un renouvellement d’agrément, et
Pôle emploi nous dit « non celui-là on arrête ». Du coup, il retourne tous les jours
à Pôle emploi. Au bout de deux mois, le conseiller n’en peut plus et dit « vous
ne voulez pas le reprendre ? ». Je dis « attendez, vous l’avez arrêté parce qu’il
n’était pas dans les clous ». (Pôle emploi répond) « Prenez-le on va vous
redonner un agrément ». (…) On met des règles administratives, des barrières là
où on n’en a pas besoin. On nous fait chier avec des dossiers à faire, et des
bagarres et pendant ce temps-là on ne fait pas d’insertion, on fait du papier, ça
sert à rien. (…) J’ai eu un arrêté du Préfet de région qui dit dans les chantiers
d’insertion on prend maintenant des gens plus en difficulté, 24 à 36 mois de
chômage. J’ai quelqu’un qui a 12 mois (de chômage) qu’est-ce que je fais ? Pôle
emploi dit : « non, je n’agrée pas ». J’écris au Préfet de région, je hurle, et Pôle
emploi me dit : « effectivement on s’est trompé ». Ils ne se rendent pas compte
que c’est grave pour la personne. Pour eux, c’est administratif. Il y en a qui ont
perdu la possibilité de se former, ils étaient en parcours d’insertion, on les a
flingués en vol. Arrêtons. (…) On prend des gens loin de l’emploi, on sait faire,
on fait un diagnostic d’origine, qu’est-ce qu’il y a à faire, mettre en situation de
travail, constater des difficultés, les résoudre avec un accompagnement adapté à
leur problématique, des outils de pré qualification. Et la problématique elle est
multiple, les problèmes de santé, de logement, d’endettement, de parentalité.
C’est l’accompagnement global d’une personne dans une situation donnée. On
sait faire. (…) Les gens n’ont pas vocation à rester chez nous, donc on a des
relations avec les employeurs pour les faire sortir, on met en œuvre de la
formation. (…) On est sur une activité économique qu’on développe sur un
territoire. On produit. (…) Mais pour ça il faut laisser vivre la structure or
aujourd’hui on ne peut pas vivre. Et qu’on nous donne les moyens. » (François,
président d’une association gestionnaires d’ACI, entretien réalisé le 17 octobre
2012.)
11
Ces propos sont prononcés par François. Ce retraité d’une soixantaine d’années est
président bénévole d’une association gestionnaire d’ateliers et de chantiers d’insertion (ACI).
Les ACI sont des structures du secteur de l’insertion par l’activité économique (IAE). Gérées
par des associations, les ACI proposent un emploi salarié et temporaire à des chômeurs de
longue durée ainsi qu’un encadrement sur leur poste de travail et un accompagnement social et
administratif. L’homme interrogé est également président d’une antenne régionale et
administrateur national de la Fédération nationale des associations de réinsertion sociale
(FNARS).
Dans l’extrait d’entretien, l’enquêté évoque la situation d’un homme salarié pendant 24
mois dans l’ACI qu’il dirige. À l’issue de cette période, l’enquêté adresse une demande de
renouvellement d’agrément à Pôle emploi afin que cet homme reste employé par l’ACI1. Pour
le président du chantier, ses chances de retrouver un emploi sont minimes, en raison de son âge
avancé (56 ans) et de ses difficultés d’expression en français. De plus, il s’est bien intégré au
sein du collectif de travail, « il rigole, il est sympa, il crée du lien social dans l’équipe, il est
stabilisateur ». Autant de raisons qui justifient le fait que l’homme voit sa présence au sein de
la structure prolongée et bénéficie d’un nouveau contrat de travail. Mais le Service public de
l’emploi refuse de renouveler l’agrément. La norme administrative prévoit en effet un passage
de 24 mois maximum en structure d’insertion au terme desquels les individus réintègrent le
marché du travail. Deux mois plus tard, le chômeur n’est pas parvenu à retrouver un emploi.
Les fonctionnaires se rangent alors à l’avis du président de l’ACI et renouvellent l’agrément du
chômeur qui finit par réintégrer la structure. Entre-temps, plusieurs mois ont passé au cours
desquels les acteurs de l’insertion ont « perdu du temps » à faire « du papier » plutôt que « de
l’insertion ». La deuxième situation abordée dans l’extrait d’entretien porte sur la restriction
des critères d’accès aux ACI. Une instruction du Préfet de région limite la délivrance de
l’agrément aux chômeurs sans emploi depuis plus de 24 mois. Pour le président de l’ACI, cette
norme administrative évince des chômeurs pour lesquels le passage dans la structure serait utile.
L’enquêté contacte l’administration pour demander une application plus souple des consignes
et finit par obtenir gain de cause. Comme dans l’exemple précédent, l’administration commence
par ignorer les demandes associatives puis finit par les satisfaire.
1
Pour bénéficier des crédits de l’État, les ACI sont tenus d’embaucher des chômeurs auxquels le service public de
l’emploi a préalablement délivré un agrément. Celui-ci atteste de la pertinence de l’orientation des chômeurs vers
une structure d’IAE au regard de leurs difficultés. La durée de l’agrément couvre une période de 24 mois pendant
laquelle les chômeurs peuvent sont embauché par un ACI sur des contrats aidés de six ou de neuf mois.
12
Ces deux situations présentent des controverses récurrentes entre les acteurs de l’IAE et
les fonctionnaires du Service public de l’emploi. Elles montrent que les acteurs associatifs
mobilisent un ensemble de connaissances professionnelles pour tenter d’infléchir la mise en
œuvre des normes administratives. Contre l’application standardisée des normes
bureaucratiques indifférentes aux situations individuelles, l’enquêté oppose une expertise en
matière d’intervention auprès des chômeurs de longue durée. Il met en avant les spécificités des
savoirs professionnels qui fondent le travail d’insertion : la détection des difficultés
« multiples » des chômeurs, leur résolution par un accompagnement social et professionnel
adapté, la mise en place d‘outils de « pré-qualification ». Cette « expertise sur autrui » (Lima,
2013) s’appuie sur la connaissance fine des situations individuelles et donne matière à un
diagnostic, à une évaluation des chances de (ré)insertion des chômeurs mis au travail.
Cette connaissance pragmatique des situations et des techniques d’intervention s’articule avec
des savoir-faire empruntés au monde économique. « On produit », « on met les gens vers
l’économique », dit l’enquêté lors de l’entretien pour mieux de distinguer l’ACI des
associations qui pratiquent « l’assistanat ». Et de préciser que l’association qu’il dirige est l’un
des maillons du « développement économique du territoire ».
Cette expertise par le bas, du « terrain », qui repose sur la proximité avec les chômeurs
« en difficulté » et s’ancre dans l’expérience du travail d’insertion constitue la principale
ressource des acteurs de l’IAE pour légitimer leurs demandes auprès de l’administration. Dans
un contexte où les structures d’insertion « savent (ce qu’il faut) faire » en matière de prise en
charge des chômeurs en « difficulté », l’État doit leur « donner des moyens » tout en les
« laissant vivre ». En ce sens, les propos du dirigeant de l’ACI font écho à une dimension
centrale du positionnement des acteurs de l’IAE par rapport à la puissance publique. D’un côté
ces acteurs tentent de responsabiliser l’État en lui demandant davantage de moyens financiers
et une meilleure coordination des politiques d’insertion. De l’autre, ils revendiquent leur
autonomie par rapport aux logiques administratives imposées par l’État, au nom de leur
connaissance des populations qu’ils mettent au travail.
Cette thèse a pour objet l’action des fédérations associatives du secteur de l’IAE. Elle
montre que la ressource principale de ces organisations consiste en l’élaboration et la diffusion
de savoirs qui portent sur des individus (les chômeurs en difficulté) et des organisations (les
structures d’insertion). En étudiant ces savoirs professionnels et les acteurs engagés dans leur
construction et leur circulation, la recherche entend contribuer à l’édification d’une sociologie
13
de l’« expertise associative ». L’analyse de la diffusion de l’expertise des fédérations vers les
acteurs publics et vers les associations d’insertion, montre que ces organisations jouent un rôle
central dans la construction d’une politique d’IAE. Positionnées à l’interface entre les
responsables politiques et administratifs et les structures d’insertion, les fédérations de l’IAE
contribuent, par les savoirs qu’elles produisent et qu’elles diffusent, à la régulation des tensions
et des controverses au sein de cet espace professionnel. En cela, l’expertise associative se
caractérise par sa finalité prescriptive : elle est un savoir de gouvernement, un « savoir pour
l’action ».
L’analyse du travail des fédérations associatives apporte un éclairage à la question plus
générale de l’évolution des politiques sociales mises en œuvre par les associations. Cet objet
d’étude permet en effet de rendre compte des transformations des relations entre l’État et le
monde associatif. Il montre que l’expertise est devenue une ressource majeure mobilisée par les
associations pour faire valoir leur légitimité à intervenir dans la résolution des problèmes
sociaux. Dans un premier temps, cette introduction présente succinctement l’espace de l’IAE
et le rôle qu’y jouent les fédérations associatives. Elle expose ensuite le cadre théorique dans
lequel s’inscrit la thèse puis sa problématique. Dans un troisième temps, elle revient sur les
méthodes mobilisées pour réaliser cette thèse.
I. L’espace de l’insertion par l’activité économique
-
De l’espace des structures d’insertion par l’activité économique…
Les structures de l’IAE sont des associations ou des entreprises conventionnées par les
services déconcentrés du ministère du Travail - les DIRECCTE2. En contrepartie de
financements publics, elles ont pour mission de « faciliter l’insertion professionnelle »3 des
« personnes sans emploi, rencontrant des difficultés sociales et professionnelles particulières »4.
Autrement dit, la finalité de l’IAE est d’organiser la transition professionnelle de catégories
2
Les Directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi
(DIRECCTE) sont les administrations déconcentrées de la Délégation générale à l’emploi et à la formation
professionnelle (DGEFP), administration centrale placée sous la tutelle du Ministère du Travail et de l’Emploi.
3
Article L.5132-1 du code du travail.
4
Idem.
14
spécifiques de chômeurs vers les emplois « ordinaires ». L’IAE a donc une « fonction sociale
spécifique, celle de « sas » » (Balzini, 2003 : 64). Le passage en structure est défini comme une
situation intermédiaire et transitoire, dont l’objectif est l’accès ultérieur au marché de l’emploi.
Pour remplir cet objectif, les structures emploient des salariés dits « permanents » qui assurent
l’encadrement sur le poste de travail et l’accompagnement social et professionnel des chômeurs
rebaptisés « salariés en insertion ».
En 2012, il existe 3 813 structures conventionnées (DARES5, 2014) au titre de l’IAE. Ces
structures se scindent en quatre catégories : les ateliers et chantiers d’insertion (ACI), les
entreprises d’insertion (EI), les associations intermédiaires (AI) et les entreprises de travail
temporaires d’insertion (ETTI). Chaque catégorie de structure d’insertion dispose de
financements particuliers et met en œuvre des modalités d’accompagnement et de mise au
travail spécifique (voir tableau ci-dessous)6.
Encadré 1 - La répartition des chômeurs entre les différentes catégories de structures d’IAE
Les ACI embauchent les chômeurs « les plus éloignés de l’emploi »7, qui « cumulent des
difficultés sociales et professionnelles ». Ils constituent la « première étape » de leur
« parcours d’insertion». Les salariés en insertion y effectuent des activités d’« utilité sociale »
dans un cadre protégé des exigences de production et de rentabilité de l’économie lucrative.
38 % des salariés en insertion des ACI sont affectés à l’entretien d’espaces verts ou d’espaces
naturels, ou à la production agricole, 13 % à des tâches de nettoyage et de propreté et près de
10 % réalisent des travaux de second œuvre en bâtiment. (DARES, 2014)
Autre étape du « parcours d’insertion », les EI embauchent des chômeurs plus « proches de
l’emploi », qui connaissent des difficultés sociales et/ou professionnelles qui ne leur
permettent pas d’accéder immédiatement à un emploi au sein d’une entreprise classique. Les
5
Créée en 1993, la DARES est une direction de l’administration centrale du ministère de l’Emploi. Début 2015,
elle compte environ 170 agents dont 41 % sont des statisticiens appartenant au corps de l’INSEE. La DARES
remplit une mission d’expertise en produisant des enquêtes statistiques et des analyses sur le marché du travail, le
chômage, les politiques d’emploi et de formation professionnelle, les relations professionnelles, les rémunérations
salariales, etc.
6
Pour une analyse détaillée des différents types de structures d’insertion et des activités professionnelles qui s’y
accomplissent, je renvoie le lecteur aux deux premiers chapitres de la thèse.
7
Les expressions citées dans cet encadré sont extraites des différentes publications de la Direction de l’animation,
de la recherche, des études et des statistiques (DARES). LA DARES est le service statistique rattaché à
l’administration centrale du ministère de l’Emploi. Ses membres produisent des études sur les dispositifs et les
politiques relevant de ce ministère. Pour une analyse succincte des données produites par la DARES sur l’IAE, je
renvoie le lecteur au chapitre 4 de la thèse.
15
EI inscrivent leurs activités dans le secteur marchand concurrentiel et doivent adapter leurs
modes de production et d’organisation aux contraintes du marché.
Les AI et les ETTI ont pour objet la mise à disposition de chômeurs auprès de structures
clientes. Les AI embauchent des chômeurs pour les mettre à disposition de particuliers,
d’associations, ou de collectivités locales, ce qui suppose que le salarié en insertion
soit autonome pour effectuer seul son travail. La moitié des salariés embauchés en AI exerce
des activités de service, principalement dans l’aide à la vie quotidienne de la personne.
Les entreprises de travail temporaire d’insertion s’adressent à des salariés « en fin de parcours
d’insertion » dont les difficultés résultent de l’absence ou de la faiblesse de leurs
qualifications. Placés dans des conditions de travail similaires à celles des travailleurs du
secteur intérimaire classique, les salariés en insertion peuvent ainsi « côtoyer directement la
vie en entreprise » et espérer une insertion rapide sur le marché de l’emploi.
Les conditions de travail dans les structures de l’IAE sont hétérogènes : réalisation de
missions de courte durée auprès de particuliers, de collectivités locales ou d’entreprises dans
les AI et les ETTI ; embauche sur des contrats à durée déterminée à temps plein dans les EI, à
temps partiel dans les ACI. En 2012, les 128 000 salariés en insertion8 se répartissent de la
manière suivante : près d’un tiers travaille dans un ACI, 11 % dans une EI, près de la moitié est
mis à disposition par une AI et 9 % par une ETTI.
Au-delà de cette hétérogénéité, les structures d’insertion ont pour point commun un
recours massif à des emplois éloignés du modèle du salariat à contrat indéterminé à temps plein
et des protections sociales auquel ce dernier donne droit. Ainsi, si on recense près de 130 000
salariés en insertion travaillant dans une structure d’insertion à la fin de l’année 2014, ce chiffre
ne représente que 64 600 emplois à temps plein (DARES, 2016)9. De même, les salariés en
insertion ne sont pas comptabilisés dans le calcul des effectifs des salariés des structures
d’insertion. Ils ne bénéficient pas de l’indemnité de précarité et, bien souvent, ne disposent pas
8
Le nombre total de salariés permanents au sein des structures d’insertion est inconnu. Dans certaines régions,
l’administration du ministère de l’Emploi calcule le nombre de salariés permanents, mais ces données sont
rarement publiées. Ainsi, en 2010, la DIRECCTE Ile-de-France recense 3296 salariés permanents et 28 000
salariés en insertion dans les 496 structures d’insertion franciliennes. En 2012 la région Poitou-Charentes compte
1188 permanents répartis dans 152 structures d’insertion.
9
Autrement dit, un salarié en insertion travaille en moyenne 17 heures par semaine, toutes catégories de structures
confondues.
16
d’une convention collective10. Plusieurs auteurs ont ainsi assimilé l’IAE à une « zone
intermédiaire entre le salariat et le non-travail », à un espace de relégation où s’expérimentent
un ensemble de « statuts intermédiaires qui ont un lien faible avec la protection sociale et qui
situent en fait les personnes concernées en marge du salariat » (Autès & Bresson, 2000).
L’espace de l’IAE regroupe des structures aux statuts juridiques différents. Près de 90 %
des ACI sont gérés par des associations, les 10 % restants par des collectivités locales. Les AI
obéissent aux dispositions de la loi de 1901. Les EI et les ETTI adoptent un statut associatif
(48 % des EI sont des associations en 2012, 33 % des ETTI) ou d’entreprise commerciale
(SARL, SCOP, etc.). Les structures d’IAE régies par la loi de 1901 appartiennent à la catégorie
des « entreprises associatives » (Alix & Castro, 1990 ; Hély 2009 ; Marchal, 1992). Elles se
caractérisent par l’hybridité des régimes juridiques qui régissent leur fonctionnement : les
dispositions de loi de 1901 (l’élection d’administrateurs qui dirigent l’association à titre
bénévole), et celles du code du travail qui s’appliquent à l’ensemble des structures privées
employeuses.
L’espace de l’IAE regroupe un ensemble d’organisations aux missions et aux modalités
de fonctionnement hybrides. Leur mission d’insertion, les financements des pouvoirs publics,
les relations partenariales avec une multiplicité d’interlocuteurs publics (missions locales,
agences Pôle emploi, collectivités locales, etc.) et privés (organismes de formation, entreprises,
réseaux associatifs, etc.), le ciblage de catégories de chômeurs particulières (chômeurs de
longue durée, bénéficiaires de minima sociaux, jeunes sans qualification), l’accompagnement
par des salariés permanents sont autant d’éléments qui inscrivent les structures d’insertion dans
les politiques de l’emploi. D’un autre côté, la production et la commercialisation de biens et de
services rapprochent les structures d’insertion des entreprises du secteur privé lucratif.
Ce positionnement à la croisée des politiques de l’emploi et du secteur privé lucratif est
le trait commun à l’ensemble des structures de l’IAE. Cependant, ces dernières entretiennent
des rapports variables aux pouvoirs publics. Les ACI se caractérisent par leur dépendance aux
financements publics qui constituent en moyenne plus de 80 % de leurs revenus. À l’inverse, les
financements publics ne représentent que 20 % des ressources des EI et des ETTI. Les structures
10
Par ailleurs, bien que bénéficiant d’un contrat de travail salarié, les salariés en insertion ne sauraient être
véritablement considérés comme des salariés puisqu’ils restent inscrits sur les listes de demandeurs d’emploi de
l’administration du service publique de l’emploi.
17
d’insertion se distinguent également dans leur positionnement par rapport au marché. Alors que
les ACI vendent des prestations auprès de structures publiques ou privées non-lucratives et ont
une activité commerciale limitée, les EI et les ETTI s’inscrivent pleinement sur le marché
concurrentiel et tirent la grande majorité de leurs ressources financières de la commercialisation
de leur production.
-
… à l’espace des fédérations de structures d’insertion
Les structures d’insertion présentées dans la partie précédente se regroupent au sein d’une
multiplicité d’organisations appelées « réseaux » ou « fédérations »11. Comme la plupart des
structures d’insertion, ces fédérations adoptent un statut associatif. Leurs administrateurs sont
des dirigeants de structures d’insertion adhérentes (directeurs généraux salariés ou présidents
bénévoles, à l’instar de l’enquêté dont les propos ouvrent cette thèse) ; leurs salariés sont
principalement des jeunes diplômés de l’université qui n’ont jamais travaillé au sein des
structures d’insertion.
Trois catégories de fédérations coexistent dans l’espace de l’IAE et se distinguent par leur
territoire d’intervention, leurs ressources internes et des logiques d’affiliation de leurs adhérents
: les fédérations généralistes, les fédérations spécialisées, les fédérations sectorielles.
Les fédérations sectorielles regroupent des structures d’insertion par l’économique en
fonction de leur spécialisation dans une filière d’activité particulière. Le Réseau Cocagne fédère
110 chantiers d’insertion ayant une activité de maraîchage biologique. La fédération Envie
regroupe une cinquantaine d’entreprises d’insertion spécialisées dans la rénovation et la vente
d'appareils électroménagers et dans la collecte et le traitement des déchets électriques et
électroniques. Le Comité national de liaison des régies de quartiers (CNLRQ) regroupe 140
associations nommées « régies de quartier » qui gèrent des ACI ou des EI. Implantées
principalement dans des quartiers populaires, ces associations proposent à leurs habitants un
emploi d’entretien ou de maintenance des espaces collectifs du quartier.
11
Le nombre de structures adhérentes à une fédération est d’environ 2275. En rapportant ce chiffre au nombre
total de structures existantes (3813), on peut estimer qu’environ 60 % des structures sont affiliées à une fédération.
Ce chiffre doit toutefois être considéré avec une grande prudence puisqu’il ne tient pas compte des structures
adhérentes à deux fédérations.
18
Les fédérations spécialisées regroupent des structures d’insertion sur la base de leur
appartenance à une catégorie particulière de dispositifs. Il existe ainsi une Union nationale des
associations intermédiaires (UNAI) qui regroupe exclusivement des AI (150 AI adhérentes),
une fédération Chantier-école qui rassemble des ACI (environ 600 ACI adhérents) et un Comité
national des entreprises d'insertion (CNEI) qui regroupe des EI (près de 600 EI adhérentes).
Les fédérations généralistes rassemblent des organisations diverses. La Fédération
nationale des associations d’accueil et d’insertion sociale (FNARS) regroupe près de 900
associations gestionnaires d’établissements sociaux (CHRS, services de logement, centres
maternels, etc.) et de structures d’insertion (900 ACI, une quarantaine d’AI et une trentaine
d’EI). La Coordination des organismes d’aide aux chômeurs par l’emploi (COORACE) fédère
550 associations et entreprises qui gèrent des dispositifs d’insertion par l’économique (290 AI,
109 ACI, 51 ETTI, 25 EI) mais également une vingtaine de centres de formation et le même
nombre d’organismes de service à la personne.
Les fédérations sectorielles centrent leurs actions sur le soutien technique à leurs
adhérents. Par exemple, le Réseau Cocagne fournit des conseils techniques relatifs à l’activité
de maraîchage biologique, apporte une aide dans la recherche de financements, de partenariats
avec des entreprises, propose des formations aux dirigeants des ACI adhérents, etc. Les
fédérations spécialisées et généralistes apportent également un soutien technique à leurs
adhérents, mais elles se distinguent des fédérations sectorielles par leur travail de représentation
des structures d’insertion. Le CNEI, Chantier école, la FNARS et la COOORACE siègent dans
les espaces de concertation de la politique d’insertion par l’économique : les comités
départementaux de l’IAE (CDIAE) qui émettent des avis sur la répartition locale des
financements entre les structures d’insertion ; le comité national de l’IAE (CNIAE). Elles
s’impliquent dans l’élaboration des réformes du secteur et rencontrent régulièrement les
fonctionnaires des administrations centrales des ministères qui interviennent sur les questions
d’insertion.
Cette thèse prend pour objet le travail de ces fédérations. Elle montre que ce travail
consiste à réguler les tensions qui traversent l’espace professionnel de l’IAE. La
« professionnalisation » des structures d’insertion, l’introduction d’indicateurs de performance
par la DGEFP, la segmentation de l‘espace de l’IAE en différentes catégories de dispositifs, la
concomitance d’une mission d’insertion et d’une activité de production économique sont autant
19
de problèmes que les fédérations tentent de résoudre en s’appuyant sur leurs ressources en
matière d’expertise. En organisant la circulation des savoirs entre les acteurs qui interviennent
dans la politique d’IAE (les pouvoirs publics, les associations d’insertion mais également les
représentants patronaux, les syndicats de salariés, etc.), les fédérations jouent un rôle
déterminant dans la conduite de cette politique. La partie suivante discute les travaux
sociologiques consacrés à l’expertise associative, puis, dans un deuxième temps, expose la
problématique de la thèse qui s’inscrit dans le prolongement de ces travaux.
II. Regards sociologiques sur l’expertise associative
-
De la tutelle au partenariat, l’évolution des rapports entre l’État et le monde associatif
Des années 1950 aux années 1980 l’État exerce sa tutelle12 sur les associations dont le
rôle se cantonne à celui de sous-traitant des politiques sociales. Dans le secteur de l’action
sociale, ce mouvement d’« étatisation des associations » (Hély & Moulévrier, 2013 : 73)
s’effectue notamment par la création de formations professionnelles et de diplômes d’État
rendus obligatoires pour l’exercice d’activités auparavant réalisées à titre bénévole par des
dames patronnesses ou du personnel religieux. L’intervention de l’État organise le travail social
en un espace professionnel découpé entre différentes professions auxquelles correspondent des
savoirs spécifiques (Ion & Ravon, 2002)13. Pour le dire avec les mots de R. Castel, l’action de
l’État a permis d’affranchir progressivement le travail social « d’une longue tradition
d’assistance et de philanthropie à l’origine essentiellement privée et religieuse » par
« l’affirmation du caractère public (des professions qui le composent) et le développement
d’une technicité professionnelle de plus en plus raffinée » (Castel, 2009). L’intensification de
l’intervention étatique repose également sur l’accroissement des financements attribués aux
associations gestionnaires d’établissements sociaux par le biais du mécanisme financier de la
12
Pour définir cet encadrement et ce contrôle accru des associations par l’État, je fais référence, à la suite de M.
Hély (2009), aux travaux B. Enjolras pour qui ce mode de régulation « tutélaire » correspond à une « intervention
contraignante de la puissance publique qui agit comme “tutrice“ du consommateur (les individus bénéficiaires) et
du producteur (les associations), afin d’éviter que la production et la consommation ne soient orientées vers la
satisfaction d’autres besoins ne justifiant pas l’aide publique » (Enjolras, 1995 : 202)
13
Le diplôme d’État d’assistante sociale créé au début des années 1930 est rendu obligatoire en 1946. Celui
préparant aux fonctions d’éducateur spécialisé est instauré en 1967. Enfin le diplôme d’État d’animateur socioculturel est mis en place à la fin des années 1980. La création de ces formations professionnelles s’accompagne
d’une importante augmentation du nombre de professionnels du travail social (Ion et Ravon, 2002).
20
subvention14. En recourant de manière croissante au salariat, les associations se transforment
en « entreprises associatives » (Alix & Castro ; 1990 ; Hély 2009 ; Marchal, 1992).
À partir du milieu des années 1980, les relations entre la puissance publique et les
associations se reconfigurent. Cette évolution s’inscrit dans le cadre plus général des mutations
des politiques publiques dont les expressions d’« action publique post démocratique »
proposées par des auteurs anglo-saxons (Jeannot, 2011 : 3) et d’« action publique post
moderne » par des sociologues français (Padioleau, 1999) tentent de rendre compte. L’action
publique se complexifie et repose désormais sur les relations d’interdépendance entre un « État
animateur »
(Donzelot
&
Estbèbe,
1991)
et
une
multiplicité
d’acteurs :
institutions supranationales - l’Union européenne - dont l’action transforme le contenu et la
forme des politiques nationales (Saurugger & Surel, 2006), locales - les collectivités locales,
qui sous l’effet des lois de décentralisation, jouent un rôle croissant dans la gestion des
politiques sociales désormais territorialisées (Ion, 1990 ; Lafore, 2004 ; Lorrain, 1991) - ou
privés. À ces mutations de l’action publique se combinent les transformations de l’État luimême, sous l’effet de l’importation du raisonnement et des techniques gestionnaires et
managériales au sein des administrations (Bezes, 2008 ; Guillemot & Jeannot, 2013). Quelles
sont les conséquences de ces réorganisations de l’action publique sur les rapports entre les
pouvoirs publics et les associations engagées dans la mise en œuvre des politiques sociales ?
Plusieurs travaux ont mis en lumière le passage d’une relation tutélaire à un nouveau
mode de régulation basé sur le « partenariat » (Hély, 2009), la « contractualisation » (Gaudin,
1999), le recours à la commande publique. A partir de données quantitatives, V. Tchernonog
(2013) montre ainsi que la part des financements publics attribués aux associations via les
appels à projet augmente au détriment de ceux attribués par le biais du régime juridique de la
subvention. Pour certains auteurs, cette nouvelle période correspond moins au retrait de l’État
vis-à-vis du secteur associatif qu’à un réagencement de ses modes d’intervention. En somme,
l’État intervient vers le secteur associatif en lui imposant les mêmes logiques managériales qu’il
s’applique à lui-même (généralisation de l’évaluation, mise en place d’indicateurs de
performance, etc.). Ces logiques - et les instruments par l’intermédiaire desquels elles se
14
Je m’appuie sur la définition de B. Clavagnier pour qui la subvention correspond à « une aide attribuée de façon
unilatérale et sans contrepartie par une collectivité publique en vue de contribuer au financement d’une œuvre
d’intérêt général » (Clavagnier, 2013).
21
déploient - placent les associations en concurrence entre elles, et dans certains secteurs, en
concurrence avec les entreprises privées (Chauvière, 2007).
-
L’expertise, nouvelle ressource des associations
À ces transformations des relations entre l’État et les associations, lesquelles font l’objet
d’une littérature abondante15, s’en ajoute une autre qui tient au fait que la construction et la
mobilisation de savoirs par les associations sont devenues leurs « ressources majeures (pour)
se faire entendre » (Simonet-Cusset & Lochard, 2004 : 274). Á partir du milieu des années
1980, les associations contestent leur cantonnement par l’État à un rôle de simples exécutantes
des politiques sociales et revendiquent leur capacité à se positionner comme des productrices
d’expertise. Ce phénomène caractérise l’ensemble des domaines investis par les associations.
Qu’il s’agisse des politiques environnementales (Lascoumes, 2004, 2010 ; Ollitrault, 1996 ;
Spanou, 1991), familiales (Fassin, 2005), concernant la santé (Epstein, 2001), ou les politiques
de développement et humanitaires, (Collovald, 2002 ; Siméant, 2002) - la liste n’est pas
exhaustive -, nombreux sont les travaux qui constatent le rôle accru des associations dans la
production de savoirs contribuant à l’élaboration des politiques.
Cette demande des associations d’être associées à l’élaboration des politiques publiques a fait
l‘objet d’un processus de reconnaissance institutionnelle dont témoigne notamment la
multiplication d’« espaces de concertation propres à accueillir leur contribution » (Lochard,
2003 ; Simonet-Cusset & Lochard, 2016 : 63) mis en place par l’État.
L’accréditation institutionnelle des savoirs associatifs a ainsi été qualifiée par Y. Lochard
d’« invitation (des associations) au temple » du savoir. Étudiant plus spécifiquement le secteur
de la lutte contre la pauvreté, l’auteur remarque que ce mouvement vers la connaissance a eu
pour corollaire la mise à distance par les associations des références à la compassion et au
dévouement qui constituaient pourtant une dimension majeure de leur discours (Lochard,
2003). Le discours des associations évolue donc : le registre compassionnel, la mise en scène
de la souffrance perdent de l’importance - même si cette dimension est loin de disparaître du
répertoire discursif des associations (Fassin, 2010) - au profit de revendications à intervenir
dans la construction des politiques sociales, au nom de la connaissance des « exclus », des
15
Pour un panorama des travaux consacrés à l’évolution des relations entre les associations et la puissance
publique, je renvoie le lecteur à l’introduction de la thèse de S. Cottin-Marx (2016).
22
mécanismes d’» exclusion », de l’efficacité et de la capacité d’innovation des interventions
associatives.
Ces nouvelles revendications sont progressivement satisfaites par les pouvoirs publics qui
s’appuient sur les associations pour élaborer une série de mesures législatives qui étendent le
périmètre des politiques sociales. Une activité intense de lobbying permet aux défenseurs de la
« cause des pauvres » d’imposer leurs représentations sociales en matière de gestion des
problèmes sociaux sur l’agenda politique et médiatique (Lafarge 2001, Viguier 2011, 2013b).
Les notions d’exclusion et de pauvreté deviennent les nouvelles catégories d’intervention de
l’État social (Viguier, 2008). La légitimité des gouvernements de droite comme de gauche « se
mesure désormais aussi à leur capacité à proposer et faire voter des dispositifs de politique
sociale pour répondre à cette nouvelle question sociale » (Viguier, 2013b : 64).
Un arsenal législatif en matière de protection sociale des exclus se met progressivement
en place : la loi sur le revenu minimum d’insertion (RMI) est votée en 1988, la loi « Besson »
sur le logement est adoptée en 1990, celle d’orientation et de lutte contre les exclusions en 1998,
la couverture maladie universelle (CMU) est instaurée en 1999, la loi de cohésion sociale est
votée en 2005, celle sur le droit au logement opposable (DALO) en 2007, puis en 2009, le
revenu de solidarité actif (RSA) remplace le RMI.
Les acteurs politiques et administratifs associent systématiquement les associations et
fédérations associatives au débat préparatoire, à la mise en œuvre et à l’évaluation de chacune
de ces mesures. Pour eux, l’externalisation de la mise en œuvre des politiques sociales au
secteur associatif est « préférable au développement d’un service social public » (Viguier
2013a : 69), dans un contexte où la mise en œuvre des logiques managériales implique de
limiter les interventions de l’État (Bezes, 2008). De plus, l’association systématique des porteparoles associatifs à l’élaboration des politiques d’assistance renforce la légitimité des réformes
impulsées par l’État qui, quel qu’en soit le contenu final, peut se prévaloir d’avoir agi en
concertation, signe de son modernisme. Cette consécration du rôle des associations
s’accompagne de discours laudateurs des hauts-fonctionnaires qui louent leur inventivité et leur
professionnalisme.
D’un autre côté, la multiplication des espaces de consultation et de négociation où les porteportes associatifs définissent et évaluent les programmes d’action, contribue à légitimer leur
statut de représentants des « exclus ». Les grandes associations peuvent ainsi revendiquer la
23
paternité de grandes lois d’assistance et par extension, les avancées qu’ils obtiennent pour les
pauvres.
Ces processus de légitimation croisée entre la puissance publique et les associations
s’observent dans plusieurs sous-espaces des politiques sociales, comme les politiques familiales
(Chauvière, 2010 ; Lenoir, 1986). J. Minonzio et J.-P. Vallat mettent ainsi en lumière le
processus complexe de « légitimation réciproque » au cœur des relations entre l’État et
l’UNAF, qui a pour effet de renforcer la position des deux parties : « pour le gouvernement
c’est l’occasion régulière de souligner son engagement pour la défense des valeurs familiales
et recevoir publiquement l’approbation du mouvement familialiste. (…) L’UNAF peut se
targuer quant à elle de toutes les avancées obtenues ou « arrachées » au gouvernement et en
tirer un surcroît de légitimité » auprès de ses adhérents (Minonzio & Vallat, 2006 : 216).
Dans le secteur de la lutte contre la pauvreté, plusieurs organisations jouent un rôle central dans
le processus de reconnaissance de l’expertise associative par l’État. Créé à la fin des années
1950 ATD Quart Monde est une structure pionnière dans cette entreprise. Fondée par un
religieux, le père Wresinski, le mouvement s’appuie sur des « volontaires-permanents » qui
partagent un temps la vie des habitants des bidonvilles des grandes villes françaises, à la
manière de ce que feront plus tard les établis en usine (Viguier, 2008). Dès les années 1970, le
mouvement s’allie des responsables administratifs et politiques afin d’être associé aux
politiques de lutte contre la pauvreté. En 1974, l’association élabore « un véritable programme
de connaissance et de politique sociale combinées (…) (qui) manifeste des soucis de
quantification, qui sont le reflet des cercles du Plan où le mouvement commence à s’inscrire »
(Viguier, 2013a : 53). Le père Wresinski obtient également d’être nommé au Conseil
économique et social pour le compte duquel il rédige un rapport en 1985 dont l’influence sera
déterminante sur l’adoption RMI trois ans plus tard. ATD Quart Monde est étroitement associé
aux travaux préparatoires de la loi et les parlementaires visitent les cités animées par
l’association pour rencontrer et écouter des personnes pauvres (Viguier, 2011). Par ailleurs, le
mouvement cherche à légitimer son savoir sur la pauvreté en s’associant avec le monde
académique afin de fonder une véritable « science de la pauvreté » (Cheynis, 2003 : 171).
Créée en 1947, l’Union interfédérale des œuvres et organismes privés sanitaires et sociaux
(UNIOPSS) joue également un rôle central dans la reconnaissance institutionnelle des savoirs
associatifs. Pour D. Argoud (1992), cette structure interfédérale joue un rôle de « médiateur »
(Jobert & Muller, 1987) entre les associations gestionnaires d’établissements sociaux, les
24
administrations centrales d’État et les responsables politiques. Cette médiation se traduit par la
construction d’un référentiel commun, une conception partagée du secteur sanitaire et social
entre ces acteurs. L’élaboration des politiques sociales ne repose plus sur les instances de
planification contrôlées par l’État comme les commissions du Plan mais sur la concertation et
la cogestion, ou pour reprendre les mots de l’auteur, un « social-concerté »16. Par
l’intermédiaire de l’UNIOPSS, l’administration du ministère de l’Action sociale dispose
d’informations sur les attentes et les besoins des professionnels et des organisations sur lesquels
elle exerce sa tutelle. Elle peut également s’appuyer sur le « canal de diffusion » (Argoud, 1992)
constitué par l’UNIOPSS qui décode et diffuse les nouvelles réglementations élaborées au
niveau national vers les associations gestionnaires. En retour, l’UNIOPSS se voit légitimer dans
son statut de représentant des organisations associatives du secteur sanitaire et social et
bénéficie de ce fait d’un accès élargi aux espaces de concertations et au processus décisionnel
concernant les politiques sociales.
Les cas d’ATD Quart Monde et de l’UNIOPSS sont ainsi emblématiques de ce processus
de légitimation croisée entre associations et responsables politiques et administratifs. Dès les
années 1980, les deux organisations s’impliquent aux côtés de l’État dans l’élaboration des
politiques sociales. Leurs savoirs sont reconnus et portés par des instances étatiques (Conseil
économique et social, commissions du Plan) au sein desquelles leurs dirigeants ont leurs
entrées. Leur succès s’explique en partie par les rapports étroits que ces deux organisations ont
su tisser avec les élites politico-administratives. Ces alliances sont rendues possibles par
« l’affinité des habitus » (Viguier, 2011 : 205) entre les hauts-fonctionnaires et les personnalités
politiques issues du catholicisme social et les associations17. Plus globalement, la consécration
institutionnelle des associations par l’État a pour effet de renforcer leurs capacités d’expertise.
Au-delà de ces deux organisations caractérisées par leur proximité avec les pouvoirs publics,
les associations engagées dans la production de savoirs se caractérisent par leur diversité :
diversité de leur positionnement par rapport à l’État, de leur organisation interne et de leurs
16
D. Argoud emprunte cette expression à M. Tachon, pour qui le « social concerté désigne une action menée
conjointement et de manière coordonnée par les pouvoirs publics et d’autres acteurs, notamment les associations »
(Tachon, 1985). L’auteur mobilise la notion pour caractériser l’évolution des politiques consacrées à l’enfance
inadaptée.
17
F. Viguier parle de « pantouflage associatif » (Viguier, 2011 : 204) à propos de l’UNIOPSS qui accueille nombre
de hauts fonctionnaires ou responsables politiques comme F. Bloch Lainé, directeur de la Caisse des dépôts et des
consignations, qui devient président de l’association en 1981. R. Lenoir à la tête de la direction de l’action sociale
(DAS) au sein du ministère de la Santé publique puis secrétaire d’État à l’Action sociale nommé par V. Giscard
d’Estaing lui succède à ce poste en 1992. L’association ATD Quart Monde fut qualifiée par B. Lahire « d’édredon
de l’administration » (Lahire 1999 : 372). G. Anthonioz de Gaulle en sera la présidente dès 1964 et jusqu’à sa mort
en 2001.
25
ressources en matière d’expertise. C’est de cette diversité dont il est question dans la partie
suivante.
-
L’expertise, objet de concurrence entre associations
Peu de travaux appréhendent le secteur associatif comme un monde traversé par des
rapports de force et des conflits. Comme le constate M. Hély, « le monde associatif est souvent
décrit et célébré dans la sphère politique, mais aussi dans la sphère académique, comme un
univers homogène » (Hély, 2009 : 97), composé d’associations « associées dans les
représentations collectives à un monde unifié par un même statut à but non lucratif, un même
mode de participation sur le principe du bénévolat, une même forme d’organisation inspirée
des règles de la démocratie représentative » (idem). À rebours de cette unité apparente qui
résulte de l’assimilation, pour le moins lacunaire, du monde associatif à une « économie du
don » (Caillé, 1998), l’auteur rend compte des « divisions profondes qui structurent la sphère
associative » (Hély, 2009 : 97). Dans cette perspective, les relations entre associations renvoient
« aussi bien à des tactiques d’alliance quand leurs intérêts convergent, qu’à des antagonismes
forts quand ils divergent » (idem). En indiquant que « les principes qui unissent les agents de
tout espace social sont les mêmes que ceux qui les divisent », M. Hély montre que la notion
d’« utilité sociale »18 qui fonde l’unité du monde associatif, fait l’objet d’une lutte
d’appropriation symbolique entre les associations. Alors que cette notion ne fait l’objet
d’aucune définition juridique, chaque association tente d’imposer sa propre définition, et ainsi
de légitimer sa contribution à la production du bien commun auprès des pouvoirs publics qui
attribuent financements et labels, des entreprises dans le cadre des opérations de mécénat
(Lefèvre, 2011) et des particuliers pour ce qui est des appels aux dons.
Le secteur de la lutte contre la pauvreté est un des sous-espaces du monde associatif où
la concurrence entre associations a fait l’objet de constats récurrents de la part des chercheurs.
Qu’elles portent sur les maraudes et la distribution de repas aux sans-abri (Damon, 2002 ; Hély
& Loison-Lerustre, 2013), ou sur leur hébergement dans des structures d’urgence sociale
(Brunetaux, 2006 ; Terrolle & Gaboriau, 2007), les études mettent en évidence la prolifération
des interventions associatives, leur absence de coordination et les rivalités qui les animent. La
18
L’auteur précise que cette notion d’utilité sociale correspond d’une certaine manière à un « intérêt général
« désétatisé » » dans la mesure où elle émerge dans le contexte de « crise de l’intérêt général où le privé se publicise
et le public se privatise » (Hély, 2009 : 125).
26
lutte contre la « grande pauvreté » s’assimilerait ainsi à un « marché » (Brunetaux & Terrolle
2008) où les associations tentent de se distinguer les unes des autres pour accroître leur
financement et assurer le développement de leurs action.
L’expertise est également un objet de lutte entre les associations du secteur de la lutte
contre la pauvreté. Ainsi, l’émergence au début des années 1990 d’associations qui, dans leur
mobilisation, mettent en scène les populations directement victimes des processus de
marginalisation sociale, crée une concurrence pour les associations caritatives traditionnelles
qui gèrent les établissements sociaux. Ces nouvelles organisations appuient leur mobilisation
sur des « savoirs d’usage », c’est-à-dire sur l’expérience et le témoignage des « sans » : sans
papiers (Siméant, 1998), sans emploi (Fillieule, 1993), sans logement (Péchu, 1996). En
valorisant les capacités de ces acteurs à formaliser des savoirs à partir de leur expérience du
monde social, de leur position dans la société, ces nouvelles associations délégitiment l’action
des associations établies dont elles critiquent les logiques « caritatives » et d’« assistanat ».
Elles les obligent à renouveler leur discours sur les « exclus », en le recentrant sur la rhétorique
du partenariat, du « faire avec » plutôt que du « faire pour » (Cheynis, 2013).
Si l’État organise la concurrence entre associations pour les financements par le recours
à la commande publique, il contribue également à faire de l’expertise un enjeu qui cristallise
les rivalités au sein de l’espace associatif. Autrement dit, parce qu’il hiérarchise les savoirs
associatifs et fixe leur degré de légitimité, l’État joue un rôle crucial dans leur construction.
Plusieurs travaux montrent qu’en sélectionnant ses interlocuteurs, en entretenant avec certains
des relations bilatérales, l’État renforce les antagonismes et les divisions entre les organisations
engagées dans la production des savoirs. En retour, la plus ou moins grande proximité avec
l’État est un motif de conflit au sein de l’espace associatif (Cheynis, 2013 ; Simonet-Cusset &
Lochard, 2005).
Ainsi, E. Cheynis (2013) observe que les négociations autour de la préparation du projet
de loi d’orientation et de lutte contre les exclusions dans la deuxième moitié des années 1990,
voient s’opposer deux collectifs d’associations. Le premier est le collectif « Alerte » qui
regroupe la plupart des associations gestionnaires du secteur de la lutte contre la pauvreté :
Emmaüs, l’Armée du salut, le Secours populaire français et le Secours catholique, ATD Quart
Monde, etc. Ces associations ont eu l’occasion de travailler ensemble dans le cadre de la mise
en œuvre de la loi sur le RMI en 1988 et se rencontrent régulièrement au sein de la commission
27
« Lutte contre la pauvreté et l’exclusion » de l’UNIOPSS. Un autre collectif est formé en 1995
par des associations comme Droit au logement (DAL), le Mouvement national des chômeurs et
des précaires (MNCP), le Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI), qui
affichent des positions plus radicales que les associations du premier collectif à l’égard de la
politique du gouvernement. E. Cheynis constate que ce dernier « joue la division » entre les
deux collectifs, en organisant des rencontres bilatérales avec les membres du premier et en
refusant de recevoir ceux du second (idem : 167-168).
L’article d’Y. Lochard et de M. Simonet-Cusser (Lochard & Simonet-Cusset, 2005)
consacré à l’instauration d’un observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale
(ONPES) met en lumière des mécanismes de divisions internes au monde associatif qui sont
semblables. Les deux auteurs observent des « politiques scientifiques » opposées entre le
collectif Alerte présenté plus haut, et le Réseau alerte inégalité (RAI) composé d’associations
et de syndicats. À travers la désignation discrétionnaire des membres de l’observatoire, le statut
de « personne qualifiée » qui leur est assigné (plutôt qu’un statut officiel de représentant de leur
institution), le lieu des réunions (dans les locaux des organismes de statistique publiques),
l’imposition de cadences et de méthodologies de travail propres aux administrations, l’action
de l’État contribue à renforcer les oppositions préexistantes dans l’espace des producteurs de
savoirs associatifs.
Il en résulte deux stratégies opposées mises en œuvre par les deux regroupements
d’associations : les associations d’Alerte adoptent une attitude de « loyalisme critique » vis-àvis des organismes de statistique publics dont elles espèrent toutefois « infléchir les pratiques
de recherche dans un sens plus conforme à leurs aspirations » (idem : 64). À l’inverse, les
associations et les syndicats réunis au sein du RAI émettent des critiques virulentes à l’égard
des rapports que l’observatoire produit : reprise d’indicateurs statistiques « biaisés », manque
de « transparence ». Surtout, ils s’opposent à l’existence même de l’observatoire, au motif que
celui-ci se focalise sur la mesure de la pauvreté sans s’intéresser aux mécanismes socioéconomiques qui la produisent.
-
« Expert » et « contre-expert » : les deux figures du savoir associatif
Afin d’ordonner les différentes « politiques de savoirs associatifs », M. Simonet-Cusset
et Y. Lochard ont établi une typologie dans laquelle la figure de « l’expert associatif » s’oppose
28
à celle du « contre-expert » (Simonet-Cusset & Lochard, 2004 et 2016). Ces deux figures
idéales-typiques distinguent les associations en fonction de la nature des savoirs qu’elles
mobilisent, de la place que ceux-ci occupent dans leur répertoire d’actions et, finalement, des
représentations différenciées que celles-ci se font de leur action et, plus largement, de leur rôle
social. Ces deux figures mettent en lumière les rapports pluriels des acteurs associatifs par
rapport aux « deux grands dispensateurs de la légitimité dans le domaine du savoir » (Lochard,
Simonet, 2016 : 64) : l’État et le monde scientifique.
Les savoirs produits par les experts associatifs s’inscrivent dans une double
complémentarité : par rapport à leur action (les savoirs sont alors des ressources pour mieux
orienter l’action des associations qui interviennent auprès des « exclus ») et par rapport au
savoir académique. Ces associations adoptent une « conception pluraliste du système de
connaissance » (Feltesse, 2003 : 64) : celle-ci se construirait dans l’articulation de savoirs de
différentes natures (associatif, académique, quantitatif, qualitatif, etc.). L’enjeu est alors
d’infléchir, grâce aux savoirs, l’orientation des politiques de prise en charge des pauvres.
Entrent dans cette catégorie d’experts, les principales associations de solidarité comme
l’UNIOPSS ou le Secours catholique qui bénéficient de la reconnaissance de l’État et
collaborent avec lui dans les nombreux espaces de concertation et de production des politiques
sociales.
Pour la figure du « contre-expert », le savoir n’est plus un complément de l’action
associative mais constitue son fondement. Ainsi, les savoirs juridiques produits par le GISTI
ou le DAL s’adressent aux publics (personnes immigrées, sans logement ou mal-logées) que
ces associations entendent aider. Ils sont conçus comme des instruments de combat pour
s’opposer aux pratiques administratives jugées injustes. Certaines associations qui mobilisent
des savoirs profanes, c’est-à-dire fondés sur l’expérience et le témoignage de leurs membres et
donc inassimilables aux savoirs des professionnels, relèvent également de cette catégorie du
contre-expert.
À l’instar des associations de malades du sida comme Act-up ou Aids (Epstein, 2001 ;
Löwy, 2000) qui entendent renverser les assignations du pouvoir médical à un statut passif en
produisant leurs propres savoirs sur la maladie, à partir de leur condition. En cela, les
connaissances produites par ces associations remettent en question le monopole des médecins
et des responsables politiques en santé publique à dire la vérité sur la maladie. Toutefois, ces
29
profanes sont bien souvent amenés à compléter leur savoir expérientiel par des connaissances
scientifiques sur la maladie et se font experts à leur tour. Il en est de même des associations de
riverains de sites pollués ou de déchets radioactifs comme les habitants de La Hague qui, pour
développer une expertise indépendante de celle de l’État, font l’acquisition de connaissances
scientifiques et deviennent experts dans leur domaine (Estrade & Rémy, 2003).
Les associations qui appartiennent à la catégorie des contre-experts comptent bien souvent
parmi leurs membres des chercheurs qui mettent leur savoir au service de la cause. Cette
interpénétration des sphères entre associations, contre-expertise et monde académique a bien
été étudié dans le domaine de l’environnement où les associations ont, dès les années 1990,
appuyé leurs revendications sur des connaissances scientifiques (Lascoumes, 2010, 1994). Plus
récemment, M. Gallet a étudié comment Greenpeace France s‘appuie sur les contributions et le
soutien informel de chercheurs pour produire un discours d’expertise qui vient en complément
de ses activités spectaculaires destinées aux médias (Gallet, 2002).
Pour comprendre les divisions entre les associations engagées dans la production de
savoirs, il est nécessaire de rapporter leurs prises de position, c’est-à-dire les usages différenciés
qu’elles font du savoir, à leur position dans l’espace associatif19 (Bourdieu, 1984 : 113-120).
Ainsi, les experts associatifs comme l’UNIOPSS ou le Secours catholique sont très proches de
la catégorie des « entreprises associatives gestionnaires » (Hély, 2009) qui se caractérisent par
leur dépendance aux financements de l’État et leur culture de la cogestion. Rien de surprenant
alors à ce que ces experts envisagent leur savoir en complémentarité avec les savoirs d’État, ni
qu’ils donnent à leur savoir un objectif d’amélioration des politiques existantes.
À l’inverse les contre-experts comme Greenpeace se rapprochent de la catégorie de
l’« entreprise associative mécénale » (idem) dont les ressources sont fondées sur les dons de
particuliers. Elles peuvent donc se permettre de penser leur expertise comme un contre-savoir,
un savoir alternatif au savoir institutionnel. Au final, qu’ils renvoient à la figure de l’expert ou
du contre-expert, l’ensemble des savoirs associatifs se caractérisent moins par leur nature, par
une qualité intrinsèque, que par « l’intention même qui a présidé à leur élaboration » (Lochard
& Simonet-Cusset, 2016 : 69). Au-delà de leur hétérogénéité, ce qui rassemble les savoirs
associatifs, c’est la finalité transformatrice que leur attribuent leurs producteurs. Les savoirs
associatifs sont en effet toujours construits et pensés comme des ressources pour l’action. À ce
19
Comme je le montre plus loin dans cette introduction, le mode de pensé relationnel constitutif de la théorie des
champs élaborée par P. Bourdieu constitue un outil particulièrement adapté pour analyser le secteur de l’IAE et,
comme l’indique M. Hély (2009), le monde associatif dans son ensemble.
30
titre, la diversité des savoirs associatifs est liée au fait que chaque association les mobilise en
fonction d’enjeux qui lui sont propres.
III.
L’expertise des fédérations de l’IAE : protocole
d’enquête et questionnements posés dans la thèse
Cette partie prolonge les analyses des travaux consacrés à l’expertise associative. Il s’agit
d’exposer les manières dont cette thèse se positionne par rapport à ces travaux et entend apporter
sa contribution à une sociologie de l’expertise associative. Les fédérations du secteur de l’IAE
constituent un objet particulièrement adapté à l’étude de cette thématique. Contrairement aux
structures d’insertion qui accueillent et mettent au travail les chômeurs et sont, à ce titre, les
opérateurs de la politique d’IAE, le rôle des fédérations se centre sur la production et la diffusion
de savoirs. L’expertise des fédérations de l’IAE se caractérise par son hybridité qui renvoie
elle-même au caractère composite des actions d’insertion par l’économique. Cette expertise
mêle des savoirs relatifs à l’exercice d’une activité professionnelle (l’accompagnement et
l’encadrement des chômeurs, la gestion d’une association, d’une activité de production
économique, etc.), des connaissances juridiques et pratiques sur les politiques sociales, des
savoirs empruntés au monde académique, etc. À ce titre, l’expertise des fédérations associatives
se rapproche des « savoirs de réforme » définis par O. Nay et Y. Delazay comme un « ensemble
des savoirs de gouvernement mêlant des connaissances scientifiques, techniques, juridiques ou
morales à partir desquelles sont élaborées des solutions » (Delazay & Nay, 2014).
Pour analyser l’action des fédérations associatives, la thèse emprunte trois directions.
Chacune éclaire de manière différente mais complémentaire la question de l’expertise dans le
secteur de l’IAE. Deux directions s’inscrivent dans le prolongement des travaux présentés dans
la partie précédente. La première aborde l’expertise comme un enjeu faisant l’objet d’une
concurrence, de stratégie d’alliance et d’opposition entre les structures et les fédérations de
l’IAE. Se pencher sur la question de l’expertise permet de rendre compte des relations entre les
acteurs de l’IAE, de les situer les unes par rapport aux autres dans un espace, d’analyser leur
stratégie de distinction, leurs coopérations. La seconde direction empruntée dans cette
recherche appréhende l’expertise comme une ressource pour participer à la construction de la
politique d’IAE. Les acteurs des fédérations fabriquent puis mobilisent des savoirs au cours de
31
leurs négociations avec l’administration centrale du ministère de l’Emploi chargée de piloter
les réformes de l’IAE. En étudiant les relations entre les fédérations de l’IAE et l’État, la thèse
discute les figures de l’expert et du contre-expert présentées dans la partie précédente.
La troisième direction correspond aux situations dans lesquelles les fédérations fabriquent et
diffusent des savoirs vers les structures d’insertion. Pour le dire avec les mots des enquêtés,
l’expertise vise dans ce contexte à « professionnaliser les adhérents », à transformer les
pratiques au sein des structures d’insertion.
-
L’expertise comme enjeu d’opposition et d’alliance entre les fédérations de l’IAE
Comme les travaux présentés dans la partie précédente, cette recherche se détache du sens
commun qui voit dans l’insertion par l’activité économique un ensemble d’acteurs et
d’organisations unis autour d’objectifs et de valeurs spécifiques20. L’enquête de terrain montre
que l’insertion par l’activité économique apparaît davantage comme un espace au sein duquel
des organisations occupent des positions particulières et se livrent à des stratégies d’alliance et
des luttes internes. Le fonctionnement de l’IAE repose sur « l’articulation de logiques et de
principes de division et de concurrence interne (…) et un processus d’unification et
d’autonomisation » (Willemez, 2015 : 140).
Ce processus d’unification repose sur la croyance partagée en l’efficacité de l’IAE. Pour
les acteurs des fédérations, la mise en situation de travail par le biais d’un contrat de travail
salarié, l’encadrement sur le poste de travail et l’accompagnement social sont les méthodes
d’intervention les plus pertinentes pour que les chômeurs « en difficulté » acquièrent des
compétences et renforcent leur chance de retrouver un emploi21. Cette croyance partagée se
manifeste par l’usage d’un même langage. Les expressions de « salarié en insertion » ou
« d’éloignement par rapport à l’emploi » illustrent bien les représentations communes aux
acteurs de l’IAE concernant les chômeurs mis au travail dans les structures. L’enquête montre
20
La littérature professionnelle consacrée à l’insertion par l’activité économique relaie abondamment ces
croyances en adoptant la plupart du temps un registre hagiographique. Elle valorise ainsi les qualités des acteurs
et des structures d’insertion, animés par leur volonté de « réconcilier le social et l’économique », d’offrir un emploi
aux « exclus », etc.
21
Au-delà de l’objectif d’insertion professionnelle, les acteurs des différentes fédérations affichent la même
conviction dans les bienfaits du travail en structures d’insertion. Lors de l’enquête de terrain, les expressions qui
valorisent l’IAE sont légion. Cette dernière permet aux chômeurs de « remettre le pied à l’étrier », de « retrouver
leur dignité », de « sortir de chez eux et de rencontrer des gens », de se « resocialiser », de se « mettre en activité »,
etc.
32
que la croyance partagée en l’efficacité de ce traitement spécifique des chômeurs suscite la
formation d’intérêts communs et de stratégies d’alliances entre les fédérations. La recherche
questionne ces stratégies d’alliance en prenant pour objet la mise en place d’une procédure
d’évaluation de la performance des structures d’insertion. Face à l’introduction d’indicateurs
de performance qu’elle considère comme réducteurs, les fédérations forment une coalition
contre la procédure d’évaluation et élaborent des indicateurs complémentaires à ceux de
l’administration. La formalisation d’enjeux communs est directement le résultat de
l’intervention administrative, perçue par l’ensemble des fédérations comme une menace.
Toutefois, l’enquête montre que ces alliances sont fragiles et fugaces car elles se heurtent
aux intérêts spécifiques de chaque fédération qui sont elles-mêmes les produits de l’histoire de
l’IAE. En revenant sur la genèse de cet espace, la recherche interroge la formation et
l’institutionnalisation des différentes formes d’insertion par l’économique présentées dans cette
introduction. L’enquête montre que ce processus d’institutionnalisation donne naissance à un
espace segmenté dans lequel coexistent des pratiques et des représentations différentes du
travail d’insertion. La thèse propose une cartographie de cet espace qui montre que celui-ci
s’organise autour d’un pôle social et d’un pôle entrepreneurial. Les acteurs du pôle social
mettent en avant la pédagogie spécifique et les vertus (re)socialisantes du travail d’insertion.
Ceux du pôle entrepreneurial insistent sur les performances économiques des structures
d’insertion qui leur permettent de mettre au travail les salariés en insertion dans des conditions
identiques à celles des entreprises ordinaires.
L’enquête identifie deux catégories d’acteurs impliqués dans la formation et la perpétuation des
lignes de clivages internes à l’espace de l’IAE : les administrations étatiques et les fédérations
de structures d’insertion. Les premières interviennent auprès des structures de l’IAE en fonction
d’enjeux spécifiques : l’administration du ministère de la Santé et l’Action Sociale conçoit
l’IAE comme un « réentrainement au travail » réservé à des « handicapés sociaux » ; celle du
ministère du Travail et de l’Emploi comme un moyen de lutter contre le chômage des jeunes.
En diffusant vers leurs adhérents des expertises différentes sur le travail d’insertion, les
fédérations de structures d’insertion jouent également un rôle central dans la construction des
divisions au sein de l’espace de l’IAE. L’enquête de terrain montre que ces savoirs différenciés
sont liés aux positions occupées par les fédérations qui les produisent dans l’espace de l’IAE.
Entre fédérations généralistes et fédération spécialisées, entre fédérations du pôle social et
fédération du pôle commercial, des tactiques d’alliance et d’opposition s’établissent qui rendent
compte des dynamiques qui structurent l’espace de l’IAE.
33
Cette thèse prolonge les travaux des sociologues qui montrent qu’en dépit de son unité
apparente, le monde associatif est régi par des divisions internes. De ce point de vue, le sousespace de l’IAE constitue un cas d’école tant les oppositions entre acteurs y occupent une place
importante.
-
L’expertise comme ressource pour participer à la production des politiques d’insertion
par l’activité économique
La seconde direction empruntée dans cette recherche montre que les fédérations de l’IAE
s’appuient sur leur expertise au cours des processus de négociation avec l’État. Cette expertise
constitue alors leur principale ressource pour influer sur le contenu et la mise en œuvre des
réformes pilotées par l’administration centrale du ministère de l’Emploi. En étudiant les
manières dont les fédérations de l’IAE mobilisent leurs savoirs face à l’État, la thèse interroge
les figures de l’expert et du contre-expert présentées dans la partie précédente. Si les fédérations
de l’IAE se rapprochent de la figure de l’expert associatif caractérisée par sa coopération avec
les pouvoirs publics, la thèse montre que leur positionnement par rapport à l’État se caractérise
également par l’opposition et le conflit. Cette tension entre coopération, partenariat, et
opposition structure les relations entre les fédérations de l’IAE et l’État. Elle fait écho au
concept de « participation » défini par M. Bresson comme un ensemble de « pratiques de
concertation (…) dans le cadre d’une relation complexe, souvent ambiguë » et qui présente
« une face double, à la fois militante et liée aux pouvoirs publics » (Bresson, 2014).
La thèse questionne cette relation « complexe » et « ambiguë » entre les experts de l’IAE
et l’État. Cette ambiguïté tient d’abord du rôle assigné par l’État aux fédérations. En
contrepartie des subventions qu’il leur octroie, l’État exige des fédérations qu’elles soient « le
relais des politiques publiques auprès des SIAE (structures d’insertion par l’activité
économique) adhérentes »22. Les fédérations apportent leur expertise dans l’élaboration des
réformes de la politique d’IAE et participent également au déploiement de ces réformes en
présentant leur contenu aux structures d’insertion. Mandatées par l’État pour leur connaissance
des structures d’insertion, les fédérations ont pour consigne de légitimer les objectifs et les
principes gestionnaires qu’il impose aux structures d’insertion, comme celui d’améliorer « leurs
22
Extrait d’une convention de financement entre une fédération de l’IAE et l’administration centrale du ministère
de l’Emploi pour l’année 2011.
34
pratiques en matière d’accompagnement » des chômeurs et leur « taux de retour à l‘emploi »
23
. Sous cet angle, la figure de l’expert associatif, qui met l’accent sur les intérêts communs et
les processus de légitimation croisée entre les représentants associatifs et représentants de
l’État, semblent bien caractériser les rapports entre les acteurs de fédérations de l’IAE et les
fonctionnaires de la DGEFP. L’analyse des réformes gestionnaires de l’IAE questionne
toutefois ce rôle de relais : les fédérations associatives sont-elles assimilables à des courroies
de transmission des objectifs de l’État ? Disposent-elles de marges de manœuvre pour orienter
le contenu de ces réformes ?
L’enquête de terrain montre que les fédérations s’opposent à l’État en mobilisant une
expertise qui s’appuie sur leur connaissance des chômeurs, leur savoir-faire en matière
d’accompagnement et d’encadrement. Elles proposent des aménagements dans la procédure
d’évaluation des structures d’insertion, élaborent des indicateurs de performance alternatifs à
ceux de l’administration. Elles prennent collectivement position contre certaines décisions de
l’administration. En cela, la figure de l’expert associatif qui met l’accent sur les intérêts
communs et les processus de légitimation croisée entre les représentants associatifs et l’État ne
rend que partiellement compte des stratégies mobilisées par les experts associatifs pour influer
sur le contenu des réformes.
Plus fondamentalement, la thèse montre qu’à travers leur participation aux réformes
gestionnaires, les fédérations jouent de leur position intermédiaire en se présentant, selon les
circonstances, comme des alliées de l’État - elles légitiment alors les principes gestionnaires
des réformes et inscrivent leurs savoirs en complément de ceux de l’État - ou des contre-experts
- elles endossent alors un rôle d’opposant aux réformes et de représentant des intérêts des
structures d’insertion. Auprès de leurs adhérents, les fédérations légitiment certains principes
gestionnaires. Mais dans le même temps, elles critiquent les indicateurs de l’administration et
donnent aux structures d’insertion des arguments pour infléchir les pratiques administratives
locales.
La position de l’expert associatif se caractérise ainsi par son ambivalence, entre relais et
justification des principes d’évaluation, de performance, qui gouvernent les réformes impulsées
par l’État, et opposition au contenu de ces mêmes réformes. Les informations récoltées lors de
23
Le taux de retour à l’emploi est le principal « indicateur de performance » imposé par l’administration du
ministère de l’Emploi aux structures d’insertion. Il correspond à la proportion de salariés en insertion qui retrouvent
un emploi à l’issue de leur passage en structure, par rapport au nombre total de salariés mis au travail.
35
l’enquête mettent l’accent sur le travail d’interprétation, de traduction, de reformulation du
contenu et des enjeux des réformes. L’expert associatif est un traducteur, un intermédiaire qui
organise la circulation de savoirs entre différents univers professionnels : celui des acteurs de
l’insertion et celui de l’administration.
Sur ce point, la recherche rejoint le travail de S. Nicourd qui dégage trois types de
« configurations qui traduisent un lien singulier (des associations) avec les pouvoirs publics ».
La première configuration caractérise les associations qui tentent de préserver leur autonomie
en adoptant une « logique contestataire » vis-à-vis des pouvoirs publics. La deuxième
configuration regroupe les associations qui sont dans une logique « d’application des politiques
publiques » (Nicourd, 2009 : 68). Si les fédérations de l’IAE semblent se rapprocher de cette
configuration, leurs rapports avec l’État se définissent également par une « forme de résistance
implicite à la standardisation proposée par l’action publique » (2009 : 70). Elles déploient des
stratégies qui consistent à afficher « une conformité (d’)apparence aux orientations proposées
par la logique de subvention ». Cependant, dans la mise en œuvre concrète de leurs actions,
elles « s’autorisent des aménagements qui laissent place à leur propre interprétation » (idem :
70). Autrement dit, une fois les subventions négociées, les fédérations de l’IAE se ménagent
des marges de manœuvre leur permettant de livrer à leurs adhérents leur propre interprétation
des réformes.
L’étude de la participation des fédérations aux réformes managériales de l’IAE permet
ainsi d’enrichir la figure de l’expert associatif. Elle met en lumière la diversité des rôles
endossés par les experts associatifs et la complexité de leurs relations avec l’État. Le
positionnement des experts oscille entre une fonction de relais des réformes pour les structures
d’insertion, et un rôle d’opposant « constructif », un positionnement non dénué d’ambiguïté,
comme le montrent les propos ci-dessous tenus par un salarié d’une fédération de l’IAE :
« Au niveau national on fait partie de beaucoup de groupes de travail, on amène
beaucoup d’expertise et on est payé pour ça par la DGEFP. Et en même temps on
dénonce les politiques. Alors cela peut paraître paradoxal, mais on le fait de façon
constructive. Ce n’est pas dénoncer pour dénoncer, on essaie d’être force de
proposition, et on joue notre rôle de rapport de force avec l’État. Moi cela ne me
dérange pas comme position, d’aller dans une réunion et dire là, vous déconnez. »
(Homme, 46 ans, chef de service dans une fédération de l’IAE.)
36
-
L’expertise comme savoir contribuant à la « professionnalisation » des structures
d’insertion par les fédérations associatives
Les travaux académiques présentés dans la partie précédente centrent leur analyse sur la
manière dont les savoirs associatifs participent à la construction des politiques sociales. Qu’il
s’agisse de l’UNIOPSS ou d’ATD Quart Monde, l’expertise associative est appréhendée
comme une ressource pour élaborer les politiques sociales aux côtés de l’État. Cette thèse met
en lumière une autre dimension du savoir associatif et de ses usages. En effet, l’expertise des
fédérations de l’IAE ne vient pas uniquement en appui des négociations avec les responsables
politiques et administratifs. Elle s’oriente également vers les associations gestionnaires de
structures d’insertion.
Pour qualifier les savoirs qu’ils diffusent aux adhérents, les acteurs des fédérations emploient
le terme « professionnalisation ». Dans cette perspective, la professionnalisation est une
catégorie de la pratique qui désigne un ensemble d’activité variées dont l’objectif est de
« repérer les besoins », produire des « outils techniques » et « développer les compétences »
des personnels des structures d’insertion. La thèse propose une analyse de ces activités
labellisées « professionnalisation » par les salariés des fédérations associatives : en quoi
consistent ces activités ? Qui sont les acteurs qui les accomplissent ? Que nous disent-elles des
rapports entre acteurs fédérations et structures d’insertion au sein de l’espace de l’IAE ?
En s’appuyant sur plusieurs études de cas (une formation professionnelle, un logiciel de
gestion budgétaire, un guide pratique), la thèse montre que l’analyse des activités de
professionnalisation constitue un bon révélateur des tensions qui traversent l’espace de
l’insertion par l’activité économique. L’une d’elles concerne les savoirs mobilisés dans les
dispositifs de professionnalisation créés par les fédérations. Ces dispositifs participent à
l’importation des logiques gestionnaires dans l’espace de l’IAE, en favorisant l’émergence de
« bonnes pratiques ». De ce point de vue, les activités de professionnalisation consistent en une
traduction des objectifs généraux des réformes managériales (la « transparence » et la « bonne
gestion ») en normes et en procédures pratiques pour les opérateurs associatifs. Mais, d’un autre
côté, les activités de professionnalisation contribuent à autonomiser l’espace de l’IAE. Les
savoirs professionnels qu’il véhicule reflètent les spécificités des activités accomplies par les
structures d’insertion. Ainsi, le logiciel de gestion budgétaire étudié dans la thèse ne saurait être
37
assimilé aux instruments utilisés par les entreprises ordinaires. Si son utilisation implique de
maîtriser des savoir-faire en matière de comptabilité, elle repose également sur des
connaissances relatives au fonctionnement spécifique des structures d’insertion, notamment la
conjugaison d’une activité de production économique et d’un travail social d’accompagnement
des salariés en insertion.
L’étude des actions de professionnalisation permet de mettre en lumière une seconde
tension qui renvoie aux relations concurrentielles entre fédérations associatives. Le terme de
concurrence renvoie moins à « une concurrence frontale qu’ (à) une tension (…) qui pousse à
la fois à se définir par rapport à, par différenciation avec et à se prononcer sur les bonnes
modalités de coopération » (Lochard & Simonet-Cusset, 2016 : 66). Ainsi, la thèse montre que
chaque fédération produit des instruments (guides pratiques, formations professionnelles, etc.)
et élabore des stratégies pour les diffuser auprès de structures d’insertion. En agissant ainsi, les
fédérations tentent de maintenir leur territoire d’intervention et leur position dans l’espace de
l’IAE ou de l’agrandir, en suscitant l’adhésion de nouvelles structures. Or, ces instruments de
professionnalisation portent sur les mêmes sujets et visent à résoudre les mêmes
problématiques. Il en résulte des relations concurrentielles entre fédérations engagées dans les
activités de professionnalisation des structures d’insertion.
IV.
Méthodologies et construction de l’enquête
Les trois directions empruntées par le questionnement de cette recherche sont liés aux
méthodes d’enquêtes mobilisées. Cette partie revient brièvement sur mon parcours et ma
position pendant l’enquête de terrain.
Le sujet de cette thèse ne procède pas d’un choix délibéré mais s’est en quelque sorte imposé.
Après avoir effectué un master à l’université Paris-Est Créteil en 2009, je décide de poursuivre
un travail de thèse l’année suivante sur les politiques d’hébergement en direction des sans-abri,
ce thème étant le sujet de mon mémoire. Mon intérêt pour cette thématique faisait suite à
plusieurs expériences professionnelles comme travailleur social dans des centres
d’hébergement. Faute d’allocation de recherche, je suis contraint de rechercher un emploi en
lien avec le diplôme de master. J’oriente alors mes recherches vers des postes de chargé de
mission ou d’études sur la thématique de l’hébergement au sein d’associations ou de fédérations
38
associatives. Mon directeur de thèse et moi-même décidons que cet emploi pourrait utilement
constituer le terrain d’enquête de la thèse. Mi-2011, j’obtiens un emploi à durée déterminée
d’un an de chargé de mission « emploi-insertion par l’activité économique-formation » au siège
parisien de la fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (FNARS).
Sur les conseils de mon directeur de thèse, j’abandonne la thématique de l’hébergement et
adopte comme terrain d’enquête ce nouvel emploi. Une question très générale a servi de point
de départ à cette recherche : quelles actions mène une fédération de structures d’insertion par
l’activité économique ?
Pour répondre à cette question, j’ai emprunté une démarche de recherche inductive en
accordant la primauté au corpus de données empiriques recueillies par le biais des observations
et des entretiens. La récolte d’une partie des données s’est effectuée au cours de mon passage
d’un an comme chargé de mission à la FNARS. Le chapitre consacré à l’analyse de la mise en
œuvre des réformes managériales repose en partie sur des observations réalisées lors des
réunions entre les fédérations et l’administration centrale du ministère de l’Emploi. De même,
j’ai participé à la coordination des dispositifs de professionnalisation - une formation
professionnelle, un logiciel de gestion budgétaire, un guide pratique - qui font l’objet du
troisième chapitre. J’ai également pris part à la rédaction du programme de propositions
politiques analysé dans le cinquième chapitre.
La position d’observateur-participant permet de pénétrer la « boite noire » de la
fabrication de l’expertise par les fédérations de l’IAE, de rendre compte du caractère collectif
de cette fabrication. En effet, la position occupée au sein d’une fédération donne à voir « de
l’intérieur » les chaînes de coopération qui placent les acteurs engagés dans la production de
l’expertise en situation d’interdépendance. Autrement dit, en prêtant attention aux situations
d’interactions entre acteurs d’une même fédération (chargé de mission national, régional,
administrateur bénévole) mais également entre les acteurs d’une fédération et des acteurs
extérieurs (fonctionnaires de l’administration centrale, consultants, membres d’autres
fédérations, etc.), la thèse met à jour les manières dont se structurent les activités de production
d’expertise et circulent les discours et les savoirs.
Les informations récoltées dans le cadre de l’observation participante ont été complétées
par une série d’entretiens semi-directifs avec des acteurs du secteur de l’IAE (cf. annexe 1). Sur
la quarantaine d’entretiens réalisés dans le cadre de cette enquête, trente ont été mobilisé dans
39
cette thèse. Les enquêtés peuvent être regroupés dans trois groupes en fonction de leur(s)
statut(s) et de leurs fonction(s) dans l’espace professionnel de l’IAE. Le premier groupe se
compose de sept dirigeants (six directeurs salariés, un président bénévole) d’associations
gestionnaires structures d’insertion par l’activité économique. Six d’entre eux exercent
également des fonctions d’administrateur dans une fédération de l’IAE. Le second groupe
d’enquêtés rassemble vingt salariés des fédérations d’insertion par l’activité économique
(chargés de mission et directeurs généraux). Parmi eux, cinq avaient dirigé une association de
structure d’insertion au cours de leur carrière. Enfin, trois entretiens ont été réalisés avec des
personnes qui ont joué un rôle important dans la construction de la politique d’IAE : une hautfonctionnaire de l’administration de l’action sociale chargée de la question d’IAE de la fin des
années 1970 à 2012, le secrétaire général et le président du Conseil national de l’insertion par
l’activité économique (CNIAE) entre 1991 et 2010.
V. Plan de la thèse et articulation de la démonstration
Le premier chapitre de la thèse emprunte une perspective socio-historique pour rendre
compte de l’émergence de l’espace de l’insertion par l’activité économique (IAE). Il montre
qu’à la fin des années 1970, des travailleurs sociaux du secteur de l’action sociale mettent au
travail les populations qu’ils prennent alors en charge au titre de l’aide sociale. Ces travailleurs
sociaux créent des organisations qui conjuguent une mission d’insertion sociale et
professionnelle - recruter sur des emplois temporaires des chômeurs sans qualification et/ou de
longue durée, encadrer ces chômeurs sur leur poste de travail afin qu’ils acquièrent des savoirfaire et des normes comportementales susceptibles d’accroître leur chance de retrouver un
emploi - et une activité de production et de commercialisation de biens et de services. Le
chapitre revient sur la tension qui découle de l’articulation entre l’objectif d’insertion - mettre
au travail des individus peu productifs du fait de leurs difficultés sociales - et l’impératif de
production économique - dégager suffisamment de bénéfices pour assurer la survie de la
structure. Ce chapitre montre l’action ambivalente de l’État central dans le développement de
ces initiatives. Deux administrations soutiennent en effet ces structures d’insertion par
l’économique en fonction de leurs propres enjeux. Pour l’administration du ministère de
l’Action sociale les structures d’insertion par l’économique mettent au travail des individus
caractérisés par des difficultés sociales et psychologiques importantes, sans nécessairement
40
envisager leur réinsertion professionnelle. Le travail est conçu comme un moyen de
« resocialisation ». À l’inverse, l’administration du ministère de l’Emploi privilégie la mission
d’insertion professionnelle des structures d’insertion. Ces dernières s’adressent à des jeunes
chômeurs peu qualifiés en vue de leur faire acquérir des savoir-faire professionnels.
Le deuxième chapitre de la thèse montre qu’à partir des années 1990, les responsables
politiques ont donné une place centrale à l’IAE dans la politique de lutte contre le chômage de
longue durée (accroissement des crédits consacrés à l’IAE, réglementation du fonctionnement
des structures, mise en place d’instances de coordination spécifiques à l’IAE, etc.). Le chapitre
revient ensuite sur le clivage entre un pôle social et un pôle entrepreneurial qui organise l’espace
de l’IAE. Pour les dirigeants des structures du pôle social, la mise en situation de travail est un
support pédagogique par l’intermédiaire duquel il s’agit de résoudre des difficultés sociales
et/ou psychologiques. Pour les dirigeants du pôle entrepreneurial, l’IAE vise l’acquisition de
gestes professionnels dans des conditions de travail identiques à celles des entreprises
ordinaires. Le chapitre montre que les fédérations de structures d’insertion jouent un rôle central
dans cette segmentation de l’espace de l’IAE en produisant des savoirs et des instruments qui
véhiculent ces différentes manières de concevoir et de pratiquer l’insertion par l’économique.
Enfin, le chapitre revient sur l’opposition entre deux catégories de fédérations de structures
d’insertion : les fédérations généralistes qui comptent parmi leurs adhérents des structures du
pôle social et du pôle entrepreneurial, et les fédérations spécialisées qui regroupent des
structures appartenant exclusivement à l’un ou à l’autre pôle. Les premières prennent position
pour une réforme profonde du secteur afin de simplifier son organisation autour d’un dispositif
unique. Les secondes mettent en avant la complémentarité et la pertinence des dispositifs
existants, et souhaitent que l’espace de l’IAE conserve sa structuration.
Le troisième chapitre de la thèse prend pour objet les activités de professionnalisation
accomplies par les salariés des fédérations de l’IAE. Il montre que la professionnalisation vise
à faire adopter des « bonnes pratiques » professionnelles aux salariés des structures d’insertion
dans des domaines variés (l’encadrement et l’accompagnement des chômeurs, la gestion
financière de la structure d’insertion, la mise en place de partenariat, etc.) par l’intermédiaire
d’instruments divers (formation professionnelle, guide pratique, logiciel, etc.). Le chapitre met
en lumière l’ambivalence des savoirs véhiculés par les instruments de professionnalisation.
D’un côté la professionnalisation importe des logiques gestionnaires dans l’espace de l’IAE.
Les instruments visent ainsi à améliorer les pratiques professionnelles, à rationaliser
41
l’organisation du travail au sein des structures. D’un autre côté, la professionnalisation construit
des savoirs professionnels propres à l’espace de l’IAE. Les instruments empruntent des
connaissances à des univers professionnels variés (le travail social, la comptabilité, la gestion
de projet) et les aménagent afin de les adapter aux objectifs des structures d’insertion.
Ce chapitre montre également que les fédérations utilisent les instruments de
professionnalisation pour étendre leur influence sur les structures d’insertion et conserver leur
position dans l’espace de l’IAE. Dans cette perspective, la professionnalisation revêt une
dimension politique. Chaque fédération développe ses propres instruments qui entrent en
concurrence avec ceux des autres fédérations. Parce qu’il finance plusieurs instruments qui
poursuivent les mêmes finalités, l’État pousse les fédérations à mutualiser leurs actions de
professionnalisation. Si l’intervention étatique soulève des résistances et suscite des stratégies
de contournement de la part des fédérations, elle contribue finalement à affaiblir le poids de ces
dernières dans l’espace de l’IAE, au profit d’autres acteurs associatifs sur lesquels
l’administration exerce son contrôle.
Le quatrième chapitre de la thèse analyse la mise en place d’indicateurs visant à évaluer
la performance des structures d’insertion. Il montre qu’au niveau national les fédérations de
structures d’insertion s’allient pour s’opposer à la procédure d’évaluation conçue par
l’administration centrale du ministère de l’Emploi. À travers l’analyse de cette controverse, le
chapitre met en lumière le rôle d’intermédiaire des acteurs des fédérations de l’IAE. D’un côté,
ces acteurs se font les porte-paroles de leurs adhérents et relaient leurs revendications auprès de
l’administration centrale. Ils proposent à cette dernière d’autres indicateurs de performance et
négocient des aménagements dans la procédure d’évaluation. D’un autre côté, les fédérations
sont mandatées par l’État pour accompagner leurs adhérents dans la mise en place des
indicateurs de performance. À l’occasion de cet accompagnement, les fédérations présentent
l’évaluation comme une opportunité pour les structures d’insertion, légitimant ainsi les
principes gestionnaires de la réforme. Dans le même temps, elles donnent des arguments à ces
mêmes structures afin que celles-ci puissent infléchir les pratiques administratives locales en
matière d’évaluation.
L’analyse développée dans le chapitre montre que les fédérations tirent profit de leur
participation à la réforme qui leur permet de se légitimer doublement : auprès de
l’administration et auprès des structures d’insertion. Toutefois, et en dépit de l’expertise
qu’elles ont du travail d’insertion et qu’elles mobilisent dans leur négociation avec
42
l’administration centrale, les fédérations ne parviennent à orienter le contenu des réformes qu’à
la marge. Les points importants de l’évaluation restent décidés par l’État.
Le cinquième chapitre de la thèse propose une sociographie des experts d’une fédération
de l’IAE : la FNARS. Il distingue deux groupes d’acteurs au profil social : les administrateurs
bénévoles et les chargés de mission salariés. Le chapitre analyse les propriétés sociales, les
carrières professionnelles et les rapports au travail de ces deux groupes d’acteurs engagés dans
la production de l’expertise de la FNARS.
Les administrateurs bénévoles forment un groupe socialement homogène. Ce sont des
éducateurs spécialisés devenus, au fil d’une carrière professionnelle ascendante, des directeurs
d’association. Leur engagement bénévole à la FNARS s’inscrit dans le prolongement de leur
activité professionnelle. En rencontrant d’autres dirigeants associatifs, en bénéficiant du soutien
technique des chargés de mission, la FNARS constitue pour eux un lieu de socialisation au
métier de directeur d’association. Le chapitre montre que les bénévoles qui intensifient leur
engagement dans les activités de la fédération (en cumulant plusieurs mandats, en prenant des
responsabilités à l’échelon national) mettent à distance leur activité professionnelle et
s’attribuent progressivement un rôle de porte-parole des « exclus ».
Dans un second temps, le chapitre montre que le renouvellement des profils des salariés
embauchés depuis les années 1990 est lié la diversification des besoins de la fédération en
matière d’expertise. Pour les chargés de mission recrutés depuis les années 2000, débuter une
carrière professionnelle à la FNARS est un moyen de faire fructifier leurs savoirs et leur savoirfaire universitaires. Ces enquêtés, détenteurs de diplômes universitaires relativement bien
placés dans la hiérarchie des titres scolaires, se distinguent ainsi d’autres populations de
travailleurs de l’espace associatif où dominent des logiques d’« utilité sociale » de don de soi.
Le chapitre s’intéresse ensuite aux processus de répartition du travail entre administrateurs et
chargés de mission. En s’appuyant sur plusieurs thématiques traitées par la fédération (l’IAE,
les politiques sociales européennes, l’observation sociale, l’hébergement social), l’enquête
montre que la production de l’expertise repose sur les relations d’interdépendance entre ces
acteurs.
43
44
Chapitre 1
La genèse de l’insertion par l’économique
« Je travaille dans une association en 1977 de chantiers pour
mettre au travail des jeunes qui avaient échoué à l’école.
Mettre des jeunes dans des activités concrètes et valorisées par
la collectivité c’était intéressant à une époque où il n’y avait
rien en dehors du papier crayon comme formation. On peut
dire que c’était un bricolage éhonté. Parce qu’on ne respectait
pas une règle de sécurité et avec du recul c’est indéfendable.
On faisait ça avec des moyens très faibles et on a eu des
miracles qu’il n’y ait pas eu de morts sur des échafaudages
branlants. » (Éducateur spécialisé dans un chantier de
production, entretien réalisé le 27 juin 2013.)
L’enquêté se remémore son début de carrière professionnelle comme travailleur social,
à la fin des années 1970, lorsqu’il encadre de jeunes chômeurs sans qualification dans la
réalisation de travaux manuels. À cette époque, quelques d’actions de même type se
développent sur l’ensemble du territoire national. Leurs initiateurs présentent ces « activités
concrètes » comme des alternatives à l’école ou aux dispositifs de formations professionnelles.
Certains insistent sur leurs capacités à restaurer une représentation positive de soi, d’autres sur
l’acquisition de savoir-faire professionnels qu’elles engendrent. Tous mettent en avant leur
manque de moyen et le « bricolage » qui les caractérisent.
Au-delà de leur dimension expérimentale, se manifeste d’abord la diversité et la
dispersion de ces actions : diversité des pratiques de mise au travail, du fonctionnement des
institutions dans lesquelles ces pratiques se déploient, des propriétés de ceux qui les
accomplissent, des objectifs que ces derniers leurs assignent, et des acceptions qu’ils leur
donnent. Autant d’éléments qui compliquent l’identification de ces actions, et, par conséquent,
l’analyse de leur contribution à l’émergence d’une sphère de pratiques nouvelles, qui prendra
45
plus tard le nom d’« insertion par l’activité économique » (IAE), et dont la genèse fait l’objet
de ce chapitre24. Dès lors, plutôt que d’adopter une perspective nominaliste, qui tenterait
d’identifier où et quand émerge l’insertion par l’économique afin d’en donner une définition
objective, ce chapitre tente de rendre compte des luttes et des coopérations qui participent à la
construction d’un espace de pratiques de mise au travail à partir des années 1970.
De nombreux travaux (Castel, 1995 ; Damon, 2002 ; Geremeck, 1987) montrent que
l’encadrement des populations privées de travail fait l’objet d’interventions sociales dès la fin
du moyen-âge25. Si ces interventions se reconfigurent en fonction des évolutions économiques
et sociales et des rapports de force entre les institutions qui s’y engagent (secours publics contre
bienfaisance privée), il n’en demeure pas moins des invariants dans les modes d’encadrement
des populations privées d’emploi, à commencer par la dualité séculaire entre les
« bons pauvres » secourables, et les « mauvais pauvres », oisifs et menaçant l’ordre social
(Castel, 1995). S’il eut été possible de faire remonter l’investigation socio-historique bien
antérieurement aux années 1970, les pratiques et les organisations de mise au travail qui se
développent à cette époque semblent bien se distinguer de celles qui les précèdent.
L’innovation sociale et la rupture, c’est en tout cas ce que la littérature tant académique
que professionnelle met en avant. J-L. Laville parle ainsi « d’initiative innovatrice » (Laville,
1990) pour qualifier un ensemble de pratiques qui s’inscrivent dans une double opposition par
rapport à l’assistance sociale et aux dispositifs de formation. Avec B. Ème, J-L Laville met en
lumière la diversité des pratiques de mise au travail, de l’« insertion par l’économique » qui
propose des emplois salariés à des jeunes chômeurs, aux « petits boulots » assurant des services
de proximité (Laville & Ème, 1988). B. Ème indique que le développement de « nouvelles
entreprises sociales d’insertion par le travail » constitue un « moment de rupture conflictuelle »
ou « d’innovation » par rapport aux pratiques et aux logiques des champs professionnels dans
24
En cela, une première difficulté rencontrée dans ce chapitre fait écho au « problème de nommer le problème »
(Gusfield, 1981 : 3), à savoir l’insertion par l’économique, tant, elle fait l’objet de définitions, de catégorisations
et d’appropriations variées, voir concurrentes.
25
Dès le milieu du 17ème siècle, le pouvoir royal tente d’éradiquer la mendicité, le vagabondage et la prostitution
en internant de force les individus qui s’y livrent dans les hôpitaux généraux et en les contraignant au travail. Un
siècle plus tard, la mise en place des dépôts de mendicité répond aux mêmes préoccupations d’ordre
sécuritaires (préserver l’ordre social en enfermant et en contrôlant les individus qui, par leur état, le menace) et
morales (« redresser » moralement ces individus par leur mise au travail). À une période plus récente, d’autres
travaux (Brodiez, 2013 ; Topalov, 1996) montrent que l’intervention auprès des pauvres fait l’objet d’une
concurrence entre l’assistance publique et la bienfaisance des œuvres privées.
46
lesquels elles émergent : champ du travail social, de la formation, du développement local
(Ème, 2002).
Dans cette optique, une première dimension de la réflexion développée dans ce chapitre
s’attache à rendre compte de l’articulation entre ces projets nouveaux et les pratiques
antérieures sur lesquelles ils s’appuient. En d’autres termes, il s’agit d’identifier les formes de
continuité et les points de rupture générés par ces nouvelles pratiques de mise au travail en
étudiant les mobilisations de leurs initiateurs. Cette perspective permet d’éloigner l’analyse
d’un récit linéaire, centré sur l’histoire écrite par les « vainqueurs », et de faire « ressurgir les
conflits et les confrontations des premiers commencements et, du même coup, les possibilités
écartées » afin de comprendre les conditions de l’avènement du « possible qui, entre tous les
autres, s’est trouvé réalisé » (Bourdieu, 1994 : 107).
L’étude de ces mobilisations met ainsi en lumière les ressources mobilisées par leur initiateurs,
les oppositions qu’ils rencontrent et les alliances qu’ils tissent pour faire reconnaitre l’existence
de leurs pratiques et assurer leur pérennité, dans un contexte caractérisé par la diversité des
expériences de mise au travail et leur ancrage dans des configurations locales particulières.
La première idée défendue dans ce chapitre est que l’émergence de nouvelles pratiques
de mise au travail dans le champ associatif est inséparable des champs professionnels dans
lesquels elles se déploient. Plus précisément, ce chapitre montre ce que les phénomènes étudiés
doivent aux logiques éducatives en vigueur dans le secteur du travail social26. De ce point de
vue, le chapitre s’inscrit dans la continuité des travaux de F. Bailleau (Bailleau, 1986), le
premier sociologue qui, à notre connaissance, ait travaillé sur ces questions. Dans les recherches
qu’il consacre à l’insertion par l’économique, F. Bailleau27 relativise son caractère innovant et
montre qu’elle correspond davantage à un investissement par les professionnels du travail social
d’une sphère d’activité jusqu’ici relativement délaissée, le travail.
26
En cela la recherche prend le contre-pied de la littérature professionnelle consacrée au développement de
l’insertion par l’économique qui a largement tendance à emprunter un registre hagiographique. Elle loue les
capacités d’innovation d’ « entrepreneurs originaux, atypiques », « militants », qui portent « la solidarité là où on
ne l’attend pas ». Elle insiste sur leurs « prouesses individuelles », leur « persévérance », leur « exceptionnelle
énergie », « leur ingéniosité » et « la noblesse du projet d’entreprendre au seul motif de la solidarité avec les plus
fragiles ». (CNEI-Mag, 2004)
27
Ce chapitre s’appuie à plusieurs reprises l’enquête menée par de F. Bailleau qui est financée par le conseil
national de la prévention de la délinquance et le CNRS.
47
Dès lors, et il s’agit là de la seconde idée du chapitre, il est possible de classer ces
pratiques d’insertion par l’économique en fonction de leur degré de proximité avec les logiques
éducatives du champ du travail social et de la formation dans lesquelles elles se développent.
En partant de cette perspective classificatoire dessinée par les recherches de F. Bailleau et
étoffée par mes propres investigations28, ce chapitre s’est plus particulièrement centré sur
l’analyse des pratiques et des dispositifs d’insertion par l’économique qui se sont émancipés
des logiques éducatives du travail social pour se rapprocher des pratiques du secteur privé
lucratif. Qu’advient-il lorsque des assistés sociaux deviennent des salariés et que des
travailleurs sociaux font fonction de chefs d’entreprise ? Comment s’organise le travail dans
une association caritative transformée en entreprise commerciale ?
Formulées ainsi, ces questions donnent une idée de la manière dont l’émergence de
l’insertion par l’activité économique bouscule les représentations professionnelles établies,
brouille les frontières statutaires et les découpages sectoriels qui ordonnent habituellement le
monde social (social, économique ; lucratif, non-lucratif ; salarié, chômeur, etc.). C’est dans
cette perspective que ce chapitre s’est attaché à analyser à la fois l’entreprise de légitimation
menée par les promoteurs de l’insertion par l’activité économique pour faire reconnaitre leurs
pratiques, et les appropriations différenciées dont ces pratiques ont fait l’objet par les
responsables politiques et administratifs.
La première section du chapitre revient sur la création de nouveaux dispositifs
associatifs de mise au travail, les « entreprises intermédiaires ». Elle analyse leurs principes
d’action et leurs modes de fonctionnement - la mise en situation de travail, le recours au statut
de salarié, la commercialisation de la production sur le marché concurrentiel - dont la mise en
œuvre progressive bouleverse les pratiques de mise au travail alors en vigueur dans le champ
de l’action sociale. La deuxième section analyse le processus de légitimation mené par les
initiateurs de ces entreprises intermédiaires afin de contrer les critiques suscitées par leur
développement. La valorisation de la figure de « l’éducateur-entrepreneur », qui articule des
compétences appartenant à différents espaces professionnels joue un rôle de premier plan dans
ce processus. La troisième section montre qu’à partir du milieu des années 1980, les dispositifs
28
Outre l’entretien que j’ai réalisé avec F. Bailleau et l’analyse de ses travaux, ce chapitre s’appuie sur des
entretiens biographiques avec des travailleurs sociaux qui prennent la direction de structures d’insertion par
l’activité économique dans les années 1980. J’ai également analysé une partie de la littérature professionnelle et
académique et administrative consacrée à l’émergence de l’insertion par l’économique.
48
associatifs de mise au travail suscitent l’intérêt des agents du champ politico-administratif. Mais
cet intérêt repose sur des stratégies et des enjeux propres aux responsables politiques et à leurs
administrations. L’insertion par le travail devient ainsi un enjeu de pouvoir, un objet de lutte et
d’alliance entre ces agents.
I. Quand
des
travailleurs
sociaux
font
« le
choix
de
l’économique » : l’émergence d’entreprises dans le champ de
l’action sociale
Cette section retrace l’émergence de dispositifs de mise au travail dans le champ de
l’aide sociale à la fin des années 1970. Elle montre qu’au-delà de leur hétérogénéité, ces
dispositifs s’opposent aux dispositifs de formation développés par l’État et se caractérisent par
des logiques d’action et des modalités de fonctionnement qui renouvellent les pratiques des
travailleurs sociaux.
A. Mettre au travail les jeunes pour qui la formation ne fonctionne pas
Dans les années 1970, des associations du secteur de l’action sociale développent des
activités de mise au travail auprès des populations qu’elles accueillent. Il s’agit principalement
d’associations gestionnaires de clubs de prévention spécialisée, d’internats éducatifs et de
centres d’hébergement et de réadaptation sociale (CHRS).
Avant le milieu des années 1970, la question de la mise au travail est une préoccupation
périphérique pour les travailleurs sociaux de ces associations. Dans les clubs de prévention
spécialisée, le travail des éducateurs consiste principalement à inciter les jeunes des quartiers
populaires à participer à des activités de loisirs dans des équipements culturels et sportifs
(maison des jeunes, clubs de quartiers, centres sociaux, stades, piscines, etc.). Ces activités
orientées vers la gestion du temps hors scolarité et hors travail servent de support à
l’établissement d’une relation socio-éducative entre jeunes et éducateurs, afin de pallier une
éducation familiale défaillante (Bailleau, 1985 : 53 ; Peyre & Tétard, 2006 : 127). Dans les
établissements d’hébergement (foyers éducatifs, foyers de semi-liberté, et CHRS), la relation
49
éducative s’exerce dans un cadre résidentiel. En s’appuyant sur la réalisation de tâches
quotidiennes domestiques (préparation des repas, entretien du linge, hygiène, etc.) les
travailleurs cherchent à transmettre des normes de comportement aux jeunes hébergés
(Durning, 1986 : 102 ; Durning, 1995 ; Vaillant, 1993).
Alors qu’elles accomplissaient leurs actions « dans un cadre résidentiel (celui du
quartier populaire ou du foyer d’hébergement) non marqué par la présence d’activités
productives » (Bailleau, 1985 : 53), des associations de prévention spécialisée développent des
activités de mise au travail au sein d’« unités de production » 29. Encadrés par des éducateurs
spécialisés, les jeunes réalisent des travaux manuels (peinture, second œuvre en bâtiment,
entretien d’espaces verts) et perçoivent une rétribution au montant variable.
Plusieurs travaux ont mis en lumière les filiations historiques de ces pratiques et de ces
dispositifs qui se développent dans les années 1970. Ils montrent que la mise au travail des
populations prises en charge dans les établissements sociaux au 20ème siècle s’inscrit dans le
prolongement des politiques répressives en direction des populations marginalisées ou
désaffiliées instaurées dès le 16ème siècle (Balziani, 2003 ; Castel, 1995). D’autres travaux ont
également montré que le travail est mobilisé comme un instrument de redressement moral des
jeunes délinquants internés dans les colonies pénitentiaires et agricoles gérées par des œuvres
privées et confessionnelle du début du 19ème au milieu du 20ème siècle (Chauvière, 1996 : 71105).
Si les dispositifs étudiés dans ce chapitre s’inscrivent en partie dans cette filiation
historique, ils s’en distinguent toutefois par le contexte socio-économique qui les voit se
développer. Aux siècles précédents, la mise au travail des indésirables s’appuie sur une logique
punitive et coercitive à des fins de conservation de l’ordre social. À partir des années 1970, il
s’agit de fournir un travail à des jeunes chômeurs victimes de la conjoncture économique. Dans
la littérature spécialisée sur l’action sociale et dans les entretiens réalisés avec d’anciens
éducateurs spécialisés, la raréfaction des emplois disponibles dans le secteur industriel est
systématiquement présentée comme la principale explication du développement des unités de
production. Les jeunes peu ou pas qualifiés, ceux dont les chances d’insertion sur le marché de
29
Dans la littérature professionnelle, ces activités de mise au travail prennent des appellations diverses :
« chantier », « atelier » ou « unité de production ». Pour des raisons de clarté j’utiliserai uniquement cette dernière
expression.
50
l’emploi ouvrier sont les plus faibles, travaillent quelques heures par semaine en échange d’une
rétribution. Pour un enquêté qui crée un atelier de production à la fin des années 1970 dans un
quartier populaire, il s’agit « d’occuper les jeunes, tout simplement parce qu’il commence à n’y
avoir plus d’emploi ».
Un second élément, qui s’ajoute à la diminution des emplois industriels disponibles, est
fréquemment mis en avant par la littérature grise et les enquêtés pour expliquer le
développement d’unités de production : l’inefficacité des mesures gouvernementales de lutte
contre le chômage des jeunes qui se succèdent à partir de 1977 dans le cadre des différents
« pactes nationaux pour l’emploi des jeunes ». Dès le milieu des années 1970, le chômage des
jeunes constitue un « problème public»
30
relayé dans l’espace médiatique et objet des
préoccupations des responsables politiques.
La majorité de ces mesures gouvernementales s’inscrit dans une perspective adéquationniste
qui conçoit l’absence d’emploi comme le résultat d’un désajustement entre la structure du
marché des titres scolaires et les besoins en main-d’œuvre des entreprises (Frétigné, 2011). La
baisse du chômage passerait alors par l’adaptation des formations et des qualifications
professionnelles aux mutations du système productif. Les déclarations de V. Giscard d’Estaing
- élu président de la République en 1974 - illustrent bien cette compréhension adéquationniste
et temporaire du chômage des jeunes par les responsable politiques : « Le chômage des jeunes
est surtout un problème de formation. Quiconque a une formation sérieuse est pratiquement
assuré de trouver du travail. Il faut donc une meilleure adaptation de notre système de formation
aux perspectives d'emploi» 31 . Les mesures qui se développent des années 1970 à la fin des
années 1980 cherchent à pallier les dysfonctionnements de l’institution scolaire en résorbant les
déséquilibres entre les contenus et les niveaux de formation du système éducatif et les attentes
des milieux économiques (Ébersold, 2001 ; Mauger, 2001). Les jeunes chômeurs deviennent
des « stagiaires de la formation professionnelle ». Leur intégration sur le marché du travail
passe par l’obtention d’une qualification professionnelle et s’appuie sur le modèle de
l’alternance. La période voit ainsi se multiplier les formules de stages et de formations en
30
Je retiens la définition d’E. Neveu pour qui « tout fait social peut potentiellement devenir un ‘'problème social''
s'il est constitué par l'action volontariste de divers opérateurs [...] comme une situation problématique devant être
mise en débat et recevoir des réponses en termes d'action publique » (Neveu, 1999, 22). Ainsi, la construction d'un
problème public suppose une mobilisation collective autour du fait pour l'ériger en une préoccupation légitime au
sein de l'espace public, déclenchant peu ou prou l'action publique.
31
Propos rapportés dans le journal Le Monde du 04/02/1977.
51
alternance dont la démarche pédagogique associe enseignements théoriques et pratiques en
entreprise32.
L’inefficacité des mesures gouvernementales de lutte contre le chômage est mise en
avant avec constance par les éducateurs qui développent les unités de production. Selon eux,
ces dispositifs de formation sont inadaptés aux jeunes qu’ils prennent en charge car ils
reproduisent les schémas d’apprentissage scolaire alors que ceux-ci entretiennent un rapport
conflictuel à l’école. D’autres problématiques se superposent aux échecs scolaires : délinquance
et toxicomanie ayant mené à une incarcération ou à un séjour en institution psychiatrique,
faiblesse ou absence de la structure familiale, etc. La fraction la plus précarisée de la jeunesse
populaire ne bénéficie pas des politiques de formation dont l’accès est de surcroît conditionné
à une qualification minimale et à une présentation de soi conforme à celle attendue dans
l’univers scolaire ou professionnel.
Une autre raison de l’échec des dispositifs gouvernementaux tient à leur faible attractivité. Les
statuts de stagiaire de la formation professionnelle sont dérogatoires au droit du travail et
n’octroient qu’une faible rétribution. Ils ne permettent pas aux jeunes d’assurer leur autonomie
sur le plan économique, ni, sur le plan symbolique, d’assimiler leur travail à un emploi. L’usage
d’expressions péjoratives pour qualifier ces dispositifs - comme celle de « stage parking »,
d’« occupation » - dans des discours recueillis en entretien exprime bien les critiques des
éducateurs spécialisés qui développent des activités de travail auprès de ces jeunes (voir encadré
ci-dessous).
32
Ces mesures se développent dans la continuité de la « circulaire Granet » de 1975 qui prévoyait l’instauration
des contrats emploi-formation, ou « stages Granet » - du nom du ministre de la Formation Professionnelle de
l’époque. Ces contrats devaient permettre à des jeunes chômeurs de 16 à 20 ans sans qualification (ou disposant
d’une qualification jugée peu adaptée au marché du travail) de bénéficier d’un contrat de stage de 6 mois prévoyant
une activité en entreprise couplée à des heures de formation. Les jeunes stagiaires sont rémunérés 320 francs par
mois. Le nombre de ces stages s'éleva en moyenne à 70 000 entre 1978 et 1981. Ils seront suivis par les stages
jeunes volontaires, qui permettaient d'accueillir, pour une durée de six mois à un an, des jeunes sans emploi âgés
de 18 à 21 ans, dans des organismes à but non lucratif : associations, collectivités territoriales, établissements
publics administratifs. À partir de 1982, il y eut en moyenne 7 500 stages de ce type par an.
52
Encadré 2 – « Inventer autre chose » pour des jeunes « rock n’roll » : la mise au travail
contre les « stages parking »
Dans ces extraits d’entretiens, trois anciens éducateurs reviennent sur les motifs qui les ont
conduits à mettre en place des activités de travail puis à créer des entreprises pour les jeunes
qu’ils prenaient en charge. Les deux premiers insistent sur l’inefficacité des dispositifs de
formation et de stage, la troisième sur la raréfaction de l’emploi ouvrier. Les trois mettent
en avant le caractère improvisé et incertain des premiers temps de leur action.
« Il y avait des tas de stages d’insertion dans tous les sens. […] En même temps
on a affaire à des jeunes, heu, rock n’roll, quoi, donc imaginer qu’ils vont
s’asseoir sagement, un stylo à la main et puis écouter… Ça ne marchait pas
comme ça. Il fallait faire quelque chose d’autre avec eux. (…) Au début c’était
du bricolage. » (Guy, éducateur spécialisé dans un centre d’hébergement,
initiateur puis dirigeant d’une entreprise intermédiaire à la fin des années 1970,
entretien réalisé le 7 décembre 2012.)
« Ma fibre particulière c’était plutôt de développer des compétences et travailler
à la progression des personnes à partir de situations qui n’étaient pas des
situations scolaires. Parce qu’on avait beaucoup dans les formations des
abandons, ou des stages parking et compagnie alors il fallait inventer autre
chose. » (Benoît, éducateur spécialisé dans un club de prévention, initiateur puis
dirigeant d’une entreprise intermédiaire à la fin des années 1970, entretien réalisé
le 11 juin 2012.)
« Premier choc pétrolier, la couche sociale bien insérée, ouvrière, commence à
être déstabilisée et on commence à trouver dans la rue des jeunes qui ne trouvent
pas de boulot (…) en même temps des usines qui ferment et les stages qui ne
fonctionnent pas. (…) Moi je m’inscris dans je ne sais pas très bien quoi, dans
« et si on faisait une entreprise, et si nous-mêmes on faisait de l’emploi puisque
l’emploi se détruit, il faut en créer nous-mêmes sur le modèle de l’artisanat. (…)
Petit à petit on s’est structuré. Mais au début on ne savait pas où on allait. »
(Chantal, éducatrice spécialisée dans un club de prévention, puis dirigeante
d’une entreprise intermédiaire, entretien réalisé le 29 avril 2013.)
53
Les activités de mise au travail instaurées par les travailleurs sociaux se caractérisent par
leur hétérogénéité. S’il s’agit d’offrir aux jeunes une alternative à l’inactivité et aux « structures
rigides de formation professionnelle organisées sur un modèle « Éducation Nationale » »
(Bailleau, 1986 : 92), le type d’activité effectuée, l’organisation et les conditions de travail ainsi
que les institutions impliquées dans leurs financements varient d’une unité de production à
l’autre. Certaines d’entre elles adoptent progressivement des modalités de fonctionnement
semblables à une petite entreprise : elles offrent aux jeunes un statut de salarié, vendent leur
production sur le marché et appliquent la réglementation relative aux entreprises privées
lucratives. Ce « développement « sauvage » vers la notion d’entreprise » (Bailleau, 1986 : 11)
ne concerne qu’une fraction marginale des unités de production : une vingtaine de cas à la fin
des années 1970. Fin 1982, le ministère des Affaires sociales recense 70 expériences pour 1 000
à 1 200 postes de travail (FNARS, 2002 : 46).
D’un côté, l’objectif d’insertion sociale et professionnelle par la mise au travail de
catégories de populations ciblées par des critères sociaux rapproche ces dispositifs des
méthodes et des finalités de l’éducation spécialisée. De l’autre, le statut de salarié octroyé à ces
populations et la commercialisation des produits du travail sur un marché concurrentiel les
assimilent à des entreprises du secteur marchand lucratif. Les parties suivantes analysent les
logiques de fonctionnement et les pratiques sociales qui se déploient au sein de ces entreprises
d’un genre nouveau.
B. « On veut leur donner un salaire » : des bienfaits du salariat et du marché
Le développement d’activités économiques au sein d’établissements sociaux amène
l’administration des Affaires sociales à réglementer leur fonctionnement. En 1979, une
circulaire encadre « l’organisation du travail des handicapés sociaux » 33 au sein des unités de
production, rebaptisées Centre d’adaptation à la vie active (CAVA). Le texte définit deux
catégories de travailleurs au sein des unités de production : d’un côté les sans-abri accueillis
33
Voir la circulaire n° 44 du 10 septembre 1979 relative à l’organisation du travail des handicapés sociaux. La
notion d’« handicap social » ne fait pas l’objet d’une définition précise. Son emploi par l’administration vise
principalement à regrouper sous une même appellation plusieurs catégories de populations prises en charge dans
les établissements sociaux (sans-abri, jeunes des quartiers populaires, sortants de prison, etc.) en les distinguant
des handicapés physiques pour qu’elle oriente vers d’autres institutions de mise au travail.
54
dans les foyers d’hébergement, « cas lourds ayant un long passé de désocialisation (pour
lesquels) le retour à la vie en milieu non protégé paraît difficilement envisageable »34 ; de l’autre
les jeunes pris en charge par les équipes de prévention spécialisée et auxquels il s’agit d’offrir
un « cadre de réentraînement au travail et à l’effort […] de courte ou moyenne durée
[permettant la préparation] au retour au milieu non protégé » 35, c’est-à-dire la réintégration au
marché de l’emploi.
Écrite en concertation avec des dirigeants associatifs, la circulaire de 1979 offre un cadre
réglementaire particulièrement souple puisque l’organisation des activités de production, les
temps de travail, les niveaux de rétribution et les modalités d’encadrement des travailleurs n’y
sont pas clairement définis. Le texte prévoit le versement d’une subvention spécifique aux
associations gestionnaires de centres d’hébergement ou aux clubs de prévention qui créent des
ateliers de production. Cette aide de l’État couvre uniquement les salaires des personnels
d’encadrement et les frais de fonctionnement de l’atelier. L’achat des matières premières et les
rétributions des travailleurs doivent être couverts par les recettes tirées de l’activité
commerciale, obligeant les unités de production à « une certaine efficacité économique ». Cette
rétribution, qui « ne revêt pas le caractère d'un salaire », varie en fonction « du rendement
individuel » des travailleurs. Elle est conçue comme un instrument d’incitation au retour au
travail des « handicapés sociaux » dans le secteur non protégé : « plus les conditions de
production se rapprocheront de la normale, plus les rétributions devront être élevées en vue de
constituer une incitation à ne pas rester en milieu protégé » 36.
Avec cette circulaire, l’administration de l’Action sociale laisse une grande liberté aux
dirigeants associatifs. Dans certaines structures, l’organisation des activités de production se
rationalise, le montant des bénéfices et celui des rétributions offertes aux travailleurs
augmentent rapidement37. Quelques dirigeants d’unités de production décident de « dépasser le
cadre de la circulaire n° 44 pour créer de véritable entreprises » 38 :
34
Idem.
Idem.
36
Circulaire n° 44 du 10 septembre 1979 relative à l’organisation du travail des handicapés sociaux.
37
La plupart des unités de production restent toutefois régies par la circulaire 44. Leur activité économique ne
permet pas d’offrir une rétribution conséquente aux jeunes, encore moins un salaire et un statut de salarié. Il est
par ailleurs fréquent que la production, lorsqu’elle est commercialisée soit « vendue » à un prix symbolique,
entraînant mécaniquement l’attribution d’une rétribution au montant également symbolique.
38
Extrait d’entretien réalisé le 7 décembre 2012.
35
55
« La circulaire 44 nous a permis de développer l’activité et de lancer les
entreprises après. On ne pouvait pas faire une autre chose que cette circulaire.
Réglementairement cela ne serait pas passé. L’entreprise n’est pas le domaine
des affaires sociales, c’est le domaine de l’emploi et du travail. Donc on était
obligé de prendre le truc par un bout mais comme les sous étaient au Ministère
social, on a commencé avec ça. Mais rapidement on décide de dépasser le cadre
de la circulaire 44 pour créer de véritables entreprises. On sort de l’assistance au
sens de quelque chose qui était uniquement soigner les gens, et on prend le pari
de l’économique, le pari d’entreprises qui vont sur le marché (…) On a créé au
CHRS des entreprises mais qui avaient un code APE, un numéro de SIREN, une
convention collective. L’entité juridique était la même mais l’entité
administrative était différente, en créant une entreprise dans le secteur du
bâtiment, une entreprise dans le repassage pour les femmes et une entreprise dans
la fabrication de pierres reconstituées (…). C’était des entreprises
traditionnelles, normales. Les clients ils achetaient une prestation et c’était
tout. » (Guy, éducateur spécialisé puis dirigeant d’entreprise intermédiaire à la
fin des années 1970, entretien réalisé le 7 décembre 2012.)
Cette circulaire est emblématique dans le sens, où, pour la première fois, le social
s’ouvrait vers l’économique, même si en soi un texte officiel ne fait qu’entériner
un état de fait. Sortir des pratiques institutionnelles et individuelles de
l’assistanat, inverser les flux économiques, activer les dépenses sociales
passives, en abondant la création de plus-values générées par la production : tout
cela a été validé par la circulaire. » (Propos d’un éducateur technique en
prévention spécialisée publiés dans CNEI-Mag, 2004 : 8.)
Dans la littérature spécialisée comme dans les entretiens, le statut de salarié est présenté
comme une spécificité de ces nouvelles structures par rapport aux unités de production dont le
fonctionnement reste encadré par la circulaire n° 44 (un statut dérogatoire au droit du travail,
une rétribution très inférieure au salaire minimum). Leurs dirigeants insistent sur les bienfaits
du statut de salarié qui non seulement assure l’autonomie financière, mais apporte également
des garanties en termes d’insertion sociale. L’accès aux droits sociaux (versement de cotisations
sociales, droit à une mutuelle, aux aides au logement, impôts, etc.) permet aux jeunes de
56
s’inscrire dans les mécanismes de régulation sociale dominants39. Sur le plan symbolique, le
statut de salarié est intrinsèquement considéré comme facteur d’intégration sociale puisqu’il
implique l’identification à une catégorie sociale reconnue et banalisée (celle de travailleur
salarié).
Les initiateurs de ces « entreprises sociales » louent les « vertus pédagogiques de la paye ».
Pour Guy et ses collègues, le statut de salarié et le salaire constituent un « outil d’action
sociale » : la rémunération au SMIC horaire, largement majoritaire dans les entreprises
intermédiaires, permet de sanctionner l’absentéisme, et/ou parfois l’absence de participation
active à la production par des retenues sur salaire (Bailleau, 1986 : 242-243). Celui-ci constitue
un instrument pour discipliner les jeunes en favorisant leur apprentissage de comportements
conformes aux attentes des employeurs (respect des horaires, participation à la production, prise
d’initiative, etc.).
En dépit des discours qui mettent en avant les vertus du statut de salarié, les jeunes
embauchés dans ces entreprises disposent de contrats de travail à temps partiel (entre 30 et 35
heures pour une durée légale du travail de 39 heures) et à durée déterminée de six mois en
moyenne (Bailleau, 1985 : 100). Dès le début des années 1980, des travaux alertent sur le risque
d’« officialisation d’un deuxième marché de l’emploi » 40 (Bailleau, 1985 : 101) qu’entraînerait
le développement des contrats de travail « sous-protecteurs » dans ces « entreprises sociales ».
Cette question de la faiblesse des rémunérations et des protections sociales offertes aux
travailleurs des structures d’insertion suscitera de nombreuses critiques de certains syndicats de
salariés et de chercheurs en sciences sociales à partir de la deuxième moitié des années 1980.
Ces derniers affirment que l’accès à l’emploi promu par les acteurs de l’insertion s’effectue au
détriment du droit du travail.
Pour les travailleurs sociaux qui, comme Guy, font « le pari de l’entreprise », le principal
problème est de dégager suffisamment de bénéfices pour assurer la survie de l’entreprise. Deux
éléments redoublent cette difficulté : les travailleurs sociaux qui les dirigent n’ont aucune
disposition à la gestion d’entreprise41. À cela s’ajoutent les difficultés (absence de formation,
39
Dans son enquête, F. Bailleau parle d’un « statut officiel de salarié entraînant une reconnaissance sociale pour
l’insertion dans des réseaux « normaux » de sociabilité » (Bailleau, 1986 : 282).
40
F. Bailleau ajoute que « l’entreprise intermédiaire servirait de lieu de formation à la précarité, dans une
perspective de dualisation du marché du travail » (Bailleau, 1985 : 100-101).
41
En entretien, un ancien éducateur précise : « quand t’as fait comme moi un bout de maîtrise de sociologie et la
formation d’éducateur, t’es pas formé pour diriger un entreprise, bilans, compte d’exploitation, fonds de roulement
57
problème d’addiction, etc.) et l’absentéisme important des jeunes qui réduisent leur
productivité. Comment, dans cette configuration, dégager des bénéfices suffisamment
importants pour rémunérer les jeunes au SMIC et respecter la fiscalité des entreprises ?
Les unités de production qui se transforment en entreprises réorganisent leurs activités de
production. Cette réorganisation prend des formes diverses et s’effectue avec plus ou moins de
succès en fonction des associations. L’encadré ci-dessous offre un aperçu des actions mises en
œuvre pour transformer progressivement l’unité de production en entreprise : réalisation
d’investissements, démarches commerciales de prospection de nouveaux clients et
développement des relations avec les entreprises privées lucratives et les administrations locales
afin d’assurer des débouchés à la production (par le biais notamment de la sous-traitance),
diversification et recherche de créneaux d’activités à plus forte rentabilité, recrutement ou
cooptation dans le conseil d’administration de l’association qui porte l’entreprise, d’individus
formés à la gestion financière et comptable, recrutement d’ouvriers spécialisés pour assurer
l’encadrement des travailleurs et une partie de la production, etc. Si le glissement des unités de
production vers un modèle entrepreneurial prend des formes variées en fonction des
configurations et des ressources locales, il faut souligner le rôle central des administrations
déconcentrées et des collectivités locales dans ce processus. Dans la grande majorité des cas
étudiés, ce sont les mairies, les offices HLM, les caisses d’allocations familiales qui fournissent
à la future entreprise ses premiers marchés et lui permettent d’engranger les bénéfices
nécessaires à l’investissement et à la diversification de ses activités puis de s’engager sur un
marché concurrentiel42.
Encadré 3 - Des ateliers de production à l’entreprise : l’association Astrolabe
À la fin des années 1970, une association de Seine Saint Denis qui gère un centre d’accueil
pour toxicomanes sur la commune de Gagny, organise de courts séjours en zone rurale pour
des jeunes récemment sortis de cure de désintoxication. Pour Philippe, éducateur spécialisé de
l’association, l’objectif de ces séjours étaient de faire participer les jeunes à « des temps de vie
communs autour d’une activité », la restauration d’habitations, loin de leur environnement
je ne savais même pas que cela existait » (Éducateur spécialisé dans un centre d’hébergement, initiateur puis
dirigeant d’une entreprise intermédiaire au début des années 1980, entretien réalisé le 31 octobre 2010.)
42
Cette sous-traitance s’effectue souvent dans le cadre des opérations de réhabilitation des quartiers populaires
lancées à partir de la fin des années 1970. Par exemple, une des unités de production étudiée est payée par la CAF
pour assurer les déménagements suite à la réhabilitation d’un quartier, et par la mairie pour entretenir les espaces
publics de ce quartier.
58
social, afin qu’ils « laissent un peu de côté le rapport au produit ». En partenariat avec le club
de prévention implanté à Gagny et les services sociaux de la ville, l’association décide de
développer l’organisation d’activités de mise au travail et met en place des chantiers de
peinture à Gagny en 1981. En accord avec la direction départementale des affaires sanitaires
et sociales (DDASS) qui finance l’association, un éducateur spécialisé de l’association est
détaché pour assurer l’encadrement des jeunes sur les chantiers de peinture. Ces jeunes
perçoivent une faible rétribution, en échange de leur participation aux chantiers. En 1983, les
salariés et les administrateurs de l’association gestionnaire du centre d’accueil décident de
réorganiser l’activité afin d’être en mesure de proposer aux jeunes un statut de salarié :
« Avant (1983) on a quelques moyens, pas de recherche de fric, c’est de
l’occupationnel, mais très vite on se pose la question de structurer ça parce
qu’on veut que les jeunes aient une fiche de paye. Il y a quelque chose qui nous
semble capital, on pense que ce qui va donner du sens à l’action, c’est une fiche
de paye avec un statut : « je suis peintre, ouvrier peintre », et ce n’est plus que
de l’activité. Finalement il faut que nos chantiers permettent de sortir un salaire
et ne perdent pas d’argent. (…) On va s’inscrire dans le mouvement des
entreprises intermédiaires. (…) On se situe clairement du côté de la fiche de
paye, le vrai contrat de travail, le vrai statut, provisoire, parce que je pense qu’il
faut que les gens aillent voir ailleurs ensuite. » (Philippe, éducateur spécialisé
puis directeur d’une association d’action sociale, entretien réalisé le 5
novembre 2012.)
La structure passe alors d’une gestion « à la bonne franquette avec des crédits d’État et des
postes mis à disposition à quelque chose de clairement plus entrepreneurial ». Entité juridique
autonome, l’association Astrolabe est créée. Son conseil d’administration regroupe des
dirigeants du centre d’accueil pour toxicomanes, du club de prévention voisin, des
représentants des services sociaux de la ville Gagny, du secteur de la psychiatrie, etc. Cette
autonomisation juridique et statutaire est encouragée par les financeurs publics au nom d’une
plus grande lisibilité des actions. Pour dégager des bénéfices et salarier les jeunes, Astrolabe
investit (achat de véhicules, de matériel). Les prestations de peinture et d’entretien sont
facturées au prix du marché à la ville de Gagny et aux bailleurs HLM. Le conseil
d’administration de l’association recrute un ancien dirigeant de PME pour qu’il développe
l’entreprise. Astrolabe diversifie ses activités. L’association ouvre un restaurant associatif en
59
1985 puis deux ans plus tard une activité d’entretien d’espaces verts. Au milieu des années
1990, Astrolabe compte une cinquantaine de salariés et est l’une des plus importantes
entreprises d’insertion (le nouveau nom des entreprises intermédiaires à partir de 1987) de la
Seine Saint Denis.
À la fin des années 1970, plusieurs appellations coexistent pour désigner les unités de
production qui se transforment progressivement en entreprise : « entreprise sociale »,
« entreprise alternative », « ETAPE » pour « Entreprise transitoire d’adaptation à l’économie »,
« entreprise intermédiaire ». C’est cette dernière expression que les acteurs associatifs
choisissent pour lancer leur « mouvement ». En novembre 1983, les travailleurs sociaux qui
dirigent ces structures se regroupent au sein de l’Union régionale des entreprises d’insertion
(UREI) en Rhône-Alpes. L’UREI Ile de France est créée en juillet de l’année suivante. En
septembre 1984 c’est au tour de l’UREI Franche Comté Bourgogne, puis en novembre de
l’UREI Aquitaine. Les membres des UREI organisent des rencontres et échangent des
informations sur les différents aspects du fonctionnement de leurs entreprises43 : le recrutement,
la pédagogie et l’encadrement, la structuration de l’activité économique, etc. Ils élaborent une
charte qui formalise les principes d’actions spécifiques aux entreprises intermédiaires :
l’autonomie juridique de la structure, le recrutement sur critères sociaux, le recours au salariat,
la vente des produits et des services sur le marché, l’équilibre entre les subventions publiques
perçues et les ressources tirées de la commercialisation de la production.
L’adjectif « intermédiaire » fait référence à la position occupée par ces organisations, à
l’interface entre le champ de l’action sociale et le secteur privé lucratif, auxquelles elles
empruntent certaines de leurs caractéristiques. Le terme « intermédiaire » renvoie également à
la finalité spécifique de ces dispositifs. La mise au travail dans les entreprises intermédiaires
est transitoire, sa fonction propédeutique (Autès & al., 1996) : il s’agit de faire acquérir aux
jeunes des savoir-faire conformes aux attentes des employeurs afin d’accroître leurs chances de
(re)trouver un emploi ou d’accéder à une formation après leur passage au sein de l’entreprise
intermédiaire. Les expressions de « sas », de « passerelle » ou de « tremplin », récurrentes dans
la littérature professionnelle de l’époque, traduisent bien cette logique d’intermédiation. Elles
s’opposent à l’expression péjorative « occupationnel » qui insiste sur l’absence d’ambition de
43
Une première rencontre des différentes UREI est organisée en juin 1986. Les participants débattent sur la
pédagogie, le financement, les modalités de la mission d’insertion (CNEI-Mag, 2004 : 11).
60
la mise au travail, cette dernière n’ayant d’autre finalité que « d’occuper » provisoirement les
chômeurs, sans volonté de remédier durablement à leur situation.
La partie suivante aborde la question de l’organisation du travail dans les entreprises
intermédiaires. Elle montre que leur fonction propédeutique - préparer les jeunes au marché du
travail en les dotant de savoir-faire, de comportements attendus par les employeurs - repose sur
la mise en œuvre de modalités particulières d’organisation du travail et d’encadrement des
salariés.
C. Conjuguer logique éducative et contrainte économique, la spécificité des
« entreprises intermédiaires »
Le développement des entreprises intermédiaires s’inscrit à la fois dans le prolongement
et en rupture par rapport aux méthodes d’intervention et aux pratiques professionnelles du
secteur de l’éducation spécialisée. En continuité car elles s’adressent à des catégories de
populations ciblées par des critères sociaux avec lesquelles il s’agit d’établir une relation
éducative. En rupture car cette relation éducative s’inscrit dans le cadre d’une relation salariale
et d’une activité de production et non plus à travers la réalisation d’activités domestiques ou de
loisirs. Autrement dit, l’activité de production économique dans les entreprises intermédiaires
sert de support à l’action socio-éducative : il s’agit toujours de pallier des déficiences d’ordre
comportemental, de normaliser les conduites, mais cette fois-ci dans le cadre d’une mise en
situation de travail en vue de renforcer les chances d’insertion professionnelle future. Dans cette
perspective, les entreprises intermédiaires constituent un « nouveau mode d’extension du
travail social » (Bailleau, 1985 : 58) vers des activités de production économique : « la mise en
place de temps progressifs institutionnalisés s’apparente aux méthodes traditionnelles de la
rééducation en institution » 44 (Idem). Le travail est appréhendé davantage sous l’angle de ses
vertus thérapeutiques et curatives supposées que comme la mobilisation d’une force de travail
productif.
Les modalités d’intervention traditionnelles de l’action sociale sont d’autant plus prégnantes
que de nombreuses entreprises intermédiaires sont adossées à un établissement du secteur de
44
Le sociologue remarque également que c’est au sein des entreprises où les éducateurs spécialisés sont les plus
nombreux que l’instauration d’un « temps éducatif, linéaire et progressif » est la plus manifeste et que
l’éloignement avec les modalités d’organisation du travail dans le secteur industriel est le plus important.
61
l’action sociale (centre d’hébergement, internat éducatif, club de prévention) dont elles
constituent une activité annexe et complémentaire, et que leurs dirigeants sont d’anciens
éducateurs de cet établissement (voir encadré page suivante).
Encadré 4 – L’entrecroisement des logiques éducatives et économiques, la prise en charge
des jeunes à la « SAVA » 45
Le fonctionnement de la Structure d’adaptation à la vie active (SAVA) illustre bien la manière
dont s’entrecroisent différentes logiques d’action au sein d’une entreprise intermédiaire. La
SAVA est adossée à un foyer éducatif qui accueille des jeunes orientés par les services de
l’aide sociale à l’enfance ou suite à une décision de justice. Le foyer et la SAVA sont deux
associations dirigées par les mêmes administrateurs. Le directeur de la SAVA est un ancien
éducateur spécialisé du foyer. Hébergés au foyer, les jeunes sont également salariés de la
SAVA où ils travaillent en moyenne une trentaine d’heures par semaine pendant cinq mois.
Ils réalisent des travaux de restauration en menuiserie, de ferronnerie et de maçonnerie. Son
directeur définit la SAVA comme une « structure intermédiaire qui s’inscrit dans un nouvel
espace économique », positionnée « à mi-chemin entre le travail protégé et l’entreprise
économique » et dont l’objectif est l’« insertion pour pallier le circuit de production
classique ».
La prise en charge articule action socio-éducative et activité de production économique. Le
directeur explique ainsi que « le travail, la paie, l’entreprise » sont des « conducteurs qui
favorisent l’approche des problèmes psychologiques, relationnels, à l’origine des difficultés
et favorisent le déblocage et l’approche de la problématique ». Les jeunes sont suivis par un
éducateur du foyer éducatif et un moniteur technique de la SAVA. Des bilans sont
régulièrement organisés entre les deux professionnels et les jeunes. Le système de
rémunération est également spécifique aux entreprises intermédiaires : le salaire est fixé à
40 % du SMIC horaire auquel s’ajoutent des primes au rendement.
À l’instar de la SAVA, les entreprises intermédiaires mobilisent des procédures
spécifiques d’organisation et d’évaluation du travail. Les jeunes sont encadrés sur leur poste de
travail par des salariés permanents de l’entreprise qui sont soit d’anciens travailleurs sociaux,
soit des professionnels issus de la branche d’activité de l’entreprise. Ce personnel encadrant
45
Les citations mobilisées dans cet encadré sont extraites d’un article de la revue spécialisée La Marge (la revue
de l’association des directeurs d’établissements et services pour inadaptés) publié en 1985 et écrit par son directeur,
F. Rouzée.
62
transmet aux jeunes des normes comportementales (respect des horaires, capacité à travailler
en équipe, à respecter des consignes et la hiérarchie, etc.) et des savoir-faire techniques (maîtrise
d’un geste professionnel, capacité à tenir une cadence de production, etc.). Il évalue également
l’acquisition de ces normes et de ces savoir-faire en s’appuyant sur des instruments comme des
grilles composées d’items à renseigner.
Les entreprises intermédiaires empruntent les finalités et les méthodes d’intervention du
secteur de l’éducation spécialisée duquel sont issus la grande majorité de leurs initiateurs et de
leurs dirigeants. Ces derniers les présentent comme des dispositifs de socialisation à la vie
professionnelle pour des jeunes « difficiles », « en échec » ou « socialement inadaptés ».
Toutefois, cette « mission sociale », cet « objectif d’insertion » (les appellations varient en
fonction des dirigeants) qui relèvent d’une logique pédagogique sont systématiquement
opposés aux contraintes économiques et commerciales qui s’imposent aux entreprises
intermédiaires. En effet, la littérature consacrée aux entreprises intermédiaires est parsemée de
référence à la tension entre leur « mission sociale » et leur nécessité de dégager suffisamment
de bénéfices pour assurer la survie de l’entreprise.
La gestion de cette tension, c’est-à-dire la recherche d’un équilibre entre mission sociale
et respect des contraintes économiques, constitue une spécificité de l’activité professionnelle
des dirigeants d’entreprises intermédiaires. Tout l’enjeu est de parvenir à équilibrer l’une et
l’autre. L’auteur d’une enquête réalisée en 1984 auprès d’entreprises intermédiaires de la région
Aquitaine46 parle de « gymnastique », de « grand écart permanent » au sein des entreprises
intermédiaires, entre « d’une part l’objectif social et d’autre part les contraintes économiques ».
Il indique que certaines entreprises ont tendance à « sacrifier » cet « objectif social » en
recrutant des jeunes « qui ne sont pas trop abîmés, qu’il n’est pas trop difficile de mettre au
travail » et qui disposent d’un niveau de productivité déjà conséquent. D’autres entreprises
intermédiaires s’inscrivent dans des secteurs d’activité aisément rentables, mais dont la « valeur
éducative et socialisante » est faible. Autrement dit, les entreprises intermédiaires sont « un peu
coincées [entre] la tentation d’éliminer les gens qui ont des grosses difficultés et donc de
46
Cette enquête s’intitule Les entreprises intermédiaires et le secteur périphérique en Aquitaine et a été réalisée
par l’institut régional de travail social de Bordeaux. Son auteur, D. Cerezuelle, a présenté les résultats au lors d’une
journée d’étude intitulée « La mise au travail, insertion par l’économique de jeunes et adultes en difficulté »
organisée en septembre 1986 par le Centre régional pour l’enfance et l’adolescence inadaptée (CREAI)
d’Aquitaine (Cerezuelle, 1986).
63
reproduire le processus d’exclusion à l’intérieur même de la structure et la tentation d’offrir un
travail qui n’est pas réellement socialisant, qualifiant » (Cerezuelle, 1986).
Au début des années 1980, F. Bailleau, s’intéresse aux entreprises intermédiaires. À partir
d’études monographiques sur une douzaine de structures47, il élabore une classification des
entreprises intermédiaires en fonction de la manière dont elles gèrent cette tension entre mission
sociale et contrainte économique. Ce classement s’appuie sur deux critères : les modalités de
rémunération des travailleurs et leurs temps de travail par rapport à la norme réglementaire des
trente-neuf heures hebdomadaires en vigueur à l’époque de l’enquête. La combinaison de ces
deux critères permet au sociologue de répartir les entreprises intermédiaires en deux groupes.
Le premier regroupe des structures qui se caractérisent par leur proximité avec l’administration
de l’Action sociale. La présence des travailleurs sociaux parmi les permanents et dans les
équipes de direction est massive. Les temps de travail sont peu importants et les tâches réalisées
peu qualifiantes. Ces entreprises intermédiaires se rapprochent des modalités d’organisation du
travail mises en place dans les structures de travail protégé comme les centres d’aide par le
travail. Leurs ressources financières sont principalement constituées par des subventions
publiques. Leurs capacités d’autofinancement par la commercialisation de la production sont
faibles. La rémunération des jeunes travailleurs est fonction de leur rendement, de leur
productivité. Il s’agit d’entreprises mises en place par des associations gestionnaires d’internats
éducatifs ou de centres d’hébergement et de réadaptation sociale.
Les entreprises intermédiaires du deuxième groupe adoptent des modes d’organisation du
travail proches de ceux des entreprises du secteur privé lucratif. Les temps de travail voisinent
la norme légale des 39 heures. La part des financements publics dans le budget de
fonctionnement est plus faible. La commercialisation de la production est plus importante. La
présence des travailleurs sociaux décroît au profit de celle des techniciens et des ouvriers qui
encadrent les jeunes. Les activités réalisées nécessitent davantage de qualification que dans les
entreprises intermédiaires du premier groupe. F. Bailleau note que les entreprises intermédiaires
de ce deuxième groupe sont souvent créées par des éducateurs du secteur de la prévention. Bien
qu’elle repose sur un nombre de cas limités (une douzaine), la typologie élaborée par F. Bailleau
47
F. Bailleau (1985) s’appuie sur des données récoltées par questionnaire auprès de douze responsables
d’entreprises intermédiaires interrogés sur les objectifs de leur structure. Les questionnaires ont été complétés par
l’analyse de documents relatifs aux entreprises intermédiaires.
64
permet de rendre compte de la diversité des entreprises intermédiaires les intégrant dans un
même espace de pratique de mise au travail.
Conclusion de la section
Les entreprises intermédiaires se distinguent des dispositifs de formation et de stage
développés par l’État à la même période, moins par la finalité de l’action - favoriser le retour à
l’emploi de jeunes chômeurs sans qualification - que par les méthodes mises en œuvre pour y
parvenir. À l’opposé de la logique adéquationniste, l’entreprise intermédiaire s’appuie sur la
mise en situation de production pour réaliser cet objectif. Toutefois, les éducateurs spécialisés
initiateurs d’entreprises intermédiaires mettent en avant les spécificités de leur organisation :
l’encadrement des jeunes sur leur poste de travail (afin de favoriser l’acquisition de normes
comportementales et de savoir-faire adaptés à l’entreprise), l’octroi d’un statut de salarié, la
commercialisation de la production sur un marché concurrentiel.
II. Légitimation des entreprises intermédiaires et conflit interne
au secteur associatif de l’action sociale
Cette section analyse les débats et critiques qui se développent dans le sillage des
entreprises intermédiaires. Elle montre que ces structures ont soulevé des critiques au sein du
champ de l’action sociale, mais également des milieux patronaux, obligeant les dirigeants
d’entreprises intermédiaires à légitimer leur activité.
A. Les débats soulevés par le développement des entreprises dans le champ de
l’action sociale
L’analyse de F. Bailleau montre que les structures qui revendiquent leur appartenance au
mouvement des entreprises intermédiaires se caractérisent par leur plus ou moins grande
proximité avec les pratiques, les objectifs et les institutions du secteur de l’action sociale. Cette
65
partie montre que le développement de nouvelles pratiques de mise au travail suscite des débats
importants entre les dirigeants associatifs de ce secteur. La controverse analysée ici oppose les
associations gestionnaires de Centres d’adaptation à la vie active (CAVA) et celles qui
s’inscrivent dans le mouvement des entreprises intermédiaires.
À partir de la fin des années 1960, l’action volontariste d’une « nouvelle élite
administrative du social » (Lafarge, 2001) réunie autour de R. Lenoir48 au sein de la Direction
l’action sociale (DAS), réforme en profondeur les politiques d’aide sociale (Lafarge, 2001 ;
Viguier, 2010). Les budgets consacrés à l’aide sociale à l’hébergement augmentent fortement,
tout comme le nombre de foyers. L’aide sociale à l’hébergement qui était réservée à quelques
catégories de populations (prostituées, sortants de prison, vagabonds) s’étend à l’ensemble des
familles et des individus connaissant des difficultés économiques et sociales. Cette génération
de hauts fonctionnaires s’appuie sur les œuvres privées et leurs représentants pour réformer et
développer les politiques d’assistance. Des rapports étroits se nouent entre les fonctionnaires
de la DAS et la Fédération nationale des associations d’accueil et de réadaptation sociale
(FNARS) qui regroupe les principales organisations du secteur de l’aide sociale à
l’hébergement (l’Armée du Salut, le Secours Catholique, la Société générale pour le patronage
des libérés qui deviendra l’association Aurore). La fédération joue un rôle important dans la
mise en œuvre des réformes49. Elle incite ses adhérents à mettre en place des activités de travail
pour les populations hébergées en CHRS en mobilisant les dispositions de la circulaire n°44 de
1979. L’émergence des entreprises intermédiaires au début des années 1980 provoque un
clivage entre les adhérents de la fédération. Les dirigeants associatifs qui souhaitent s’inscrire
dans ce mouvement s’opposent à ceux qui restent attachés aux modalités de mise au travail
définies par la circulaire de 1979. Les discours et les pratiques des acteurs des deux camps qui
s’affrontent expriment des conceptions différentes des chômeurs et des modalités de mise au
travail.
Jean est l’un des représentants des défenseurs des CAVA. Au début des années 1980,
parallèlement à son métier d’enseignant dans le secondaire, il est président d’une association
qui gère un centre d’hébergement important dans une commune limitrophe de l’agglomération
48
Figure centrale de la haute fonction publique dans le champ des politiques sociales, R. Lenoir est directeur
général de l’administration centrale du ministère des Affaires sociales en 1970, puis Secrétaire d’État à l’action
sociale de 1974 à 1978.
49
La deuxième partie de la thèse analyse en détail les relations entre administrations et fédérations associatives.
66
de Besançon. Il est également président de l’antenne régionale de la FNARS en Franche-Comté
et membre de son bureau fédéral. Adossé au centre d’hébergement, Jean développe un centre
d’adaptation à la vie active (CAVA) où une trentaine d’hébergés effectuent des travaux de
menuiserie. La Direction départementale de l’action sanitaire et sociale (DDASS,
l’administration déconcentrée du ministère des Affaires sociales) subventionne le CAVA. Les
hébergés perçoivent une modeste rétribution en échange de leur travail au CAVA. Le discours
de Jean synthétise bien les arguments mobilisés par les « pro-CAVA » pour justifier l’existence
de leur dispositif de mise au travail :
« Pour arriver dans le droit commun, il faut passer par une étape où l’on n’est
pas dans le droit commun. (…) On a fait un contrat maison, un contrat moral.
On respecte tout ce qui est hygiène, sécurité. Mais on n’est pas dans le Code du
travail parce qu’on n’a pas des gens qui peuvent respecter le Code du travail.
(…) C’est exactement comme la pédagogie : je suis prof et je n’enseigne pas de
la même façon avec des gamins de 15 ans ou avec des étudiants de 20 ans. Là
c’est pareil et il y a un moment où, si tu veux aller trop vite, ça ne marche pas et
tu ne fais pas de boulot. La rémunération est une chose peu importante pour les
gens du CAVA. Ils s’en foutent de l’argent. Il faut se mettre dans la logique des
personnes. Elles ne fonctionnent pas comme toi ou moi. Les gens qui disent « je
fais ça donc je gagne tant », c’est un raisonnement de gens qui ont intégré ce que
j’appelle l’utilité sociale de leur boulot. Là on est dans quelque chose de
pédagogique, de provisoire. On ne produit pas pour faire des bénéfices, donc on
n’est pas dans l’esclavage. Mais si on devait payer au SMIC et ben on ferme la
boite tout de suite. Donc si on dit « on respecte tout on est réglo », on ne fait rien,
et ces gens-là, qu’est-ce qu’on en fait ? (…) Tout le monde n’est pas capable de
rentrer dans le moule. » (Jean, président d’une association gestionnaire d’un
centre d’hébergement et d’un CAVA, entretien réalisé le 9 novembre 2012.)
Pour Jean, le CAVA offre des modalités de mise au travail adaptées à des individus
caractérisés par leur instabilité sociale et professionnelle, leur manque de « maturité
intellectuelle » : ils « vivent au jour le jour », « voient l’avenir à l’horizon de deux ou trois
jours », ne peuvent ou ne veulent pas « vivre normalement », sont habités par une « autre
logique » qui obéit à la satisfaction de besoins immédiats. En cela, ils sont incapables de
satisfaire aux « conditions d’un véritable emploi » dont ils ne perçoivent pas même « l’utilité
67
sociale ». Ainsi, contrairement à l’objectif des entreprises intermédiaires, l’enjeu des CAVA
n’est pas d’offrir à des chômeurs un statut de salarié adossé à une protection sociale afin qu’ils
(re)trouvent un emploi ordinaire. Il s’agit plutôt de fournir une « activité » à ces individus
marginalisés et pour qui, de toute façon, le statut de salarié est une chose « relativement peu
importante ».
Dans cette perspective, le contournement de la législation sur le travail (les travailleurs sont
gratifiés d’un « pécule » dont le montant est librement fixé par les dirigeants associatifs) est la
condition nécessaire pour mettre au travail ces « incapables d’entreprise » (Ébersold, 2001).
Les CAVA constituent ainsi une « première étape » pour des individus qui ne sont pas en
mesure d’assurer les niveaux de productivité attendus dans les entreprises intermédiaires qui
ont recours au salariat. Finalement, les exigences trop élevées au sein des entreprises
intermédiaires (et des autres dispositifs des politiques de l’emploi), qui découlent elles-mêmes
du recours au statut de salarié, légitiment l’existence des CAVA. Le raisonnement des « proCAVA » rejoint celui des fonctionnaires de l’Action sociale qui élaborent une réglementation
particulièrement souple des modalités de mise au travail. Pour ces acteurs, les individus mis au
travail sont trop éloignés des exigences de production économique pour prétendre au statut de
salarié. Le travail est vu comme un facteur de resocialisation avant toute perspective de
réinsertion professionnelle.
Au sein de la FNARS, Jean et les « pro-CAVA » s’opposent aux dirigeants associatifs
qui encouragent le développement des entreprises intermédiaires. Guy est l’un d’entre eux. Il
débute sa carrière professionnelle comme éducateur dans une équipe de prévention spécialisée
à Bordeaux au début des années 1960. Il devient chef de service d’un institut de rééducation
psychothérapeutique puis directeur d’un centre d’hébergement et de réadaptation sociale à
Périgueux à partir des années 1970. Il participe alors à la création de trois entreprises
intermédiaires. Il prend également la présidence d’une antenne régionale de la FNARS et siège
au conseil d’administration fédéral.
Le discours de Guy sur les chômeurs et les modalités de leur mise au travail s’oppose à
celui de Jean et des défenseurs des CAVA. Pour ces derniers, l’intensité des difficultés des
chômeurs justifie la mise en place d’un statut dérogatoire au droit du travail comme le prévoit
la circulaire n° 44 du ministère des Affaires sociales publiée en 1979. Guy prend à rebours cette
conception des assistés sociaux et du travail :
68
« La majorité de la FNARS était des tenants du pécule et des CAVA, et une
minorité défendait un statut de salarié et qui dit statut de salarié dit entreprise.
L’enjeu était de dire il y a des personnes qui sont stigmatisées du fait de leur
passage dans des institutions. L’alternative c’est de les mettre dans un statut
social de salarié (…). Donc l’origine de l’insertion par l’activité économique elle
est dans ce refus d’enfermer les gens dans des statuts, des institutions, que cela
soit à l’hôpital psychiatrique, dans les prisons, dans des établissements sociaux.
(…) Donc on sortait du CAVA, on sortait de l’assistance, qui était pour
uniquement soigner les gens (…). Au contraire, le levier c’était de s’appuyer sur
le potentiel de ces personnes-là. Elles pouvaient être délinquantes, malades
mentales, dans la pauvreté, mais elles avaient un potentiel, au sens d’aptitudes,
de qualités professionnelles. La FNARS globalement n’était pas prête à aller vers
une démarche autre que celle du pécule et du CAVA. Après on a fait évoluer les
choses. Mais ce clivage, on le retrouvait un peu partout, dans les autres réseaux,
dans les conseils généraux, chez les travailleurs sociaux. » (Guy, éducateur
spécialisé puis dirigeant d’entreprise intermédiaire à la fin des années 1970,
entretien réalisé le 7 décembre 2012.)
Les propos de Guy synthétisent bien les arguments mis en avant par les promoteurs des
entreprises intermédiaires qui opposent leur démarche aux pratiques de mise au travail
existantes dans le champ de l’action sociale. Le statut de salarié et l’inscription sur le marché
constituent des « alternatives » pour sortir des logiques institutionnelles d’enfermement et
des statuts stigmatisants réservés aux travailleurs des CAVA et des unités de production. Dans
la littérature spécialisée, les promoteurs des entreprises intermédiaires insistent sur la nécessité
de rompre avec les « effets pervers de l’assistanat ». Comme Guy, ils mettent en avant
l’impératif d’« ouverture » et de « décloisonnement » : il s’agit d’ouvrir les institutions
d’hébergement – et plus largement l’ensemble des espaces où se pratique le travail social – sur
l’environnement local, la cité, le territoire, etc.
Ces critiques des politiques d’assistance témoignent d’une appropriation par ces acteurs
des analyses socio-historiques du travail social dans les années 1960 et 1970 qui assimilaient
celui-ci à une entreprise de normalisation et de contrôle social (Donzelot, 1997 ; VerdèsLeroux, 1978). Le mouvement des entreprises intermédiaires s’appuie sur ces analyses pour
véhiculer une nouvelle représentation des assistés sociaux. Ces derniers ne sont plus
69
appréhendés à partir de leur déficience mais, au contraire, de leur « potentiel », de leurs
« qualités professionnelles ».
L’adhésion des dirigeants d’entreprise intermédiaire à ces théories critiques sur le travail
social s’explique en grande partie par leur formation initiale d’éducateurs spécialisés puis leur
exercice de cette profession dans des clubs de prévention, des internats socio-éducatifs et plus
rarement des foyers d’hébergement pour sans-abri. À cette époque, la profession d’éducateur
spécialisé est la plus récente du champ du travail social (le diplôme d’État est instauré en 1967)
et représente son « aile moderniste (…) ouverte à l’innovation et au refus des « formes
archaïques » de rééducation dominantes » (Bailleau, 1986 : 88 ; Peyre & Tetard, 2006). C’est
parmi les jeunes éducateurs que les analyses critiques qui assimilent le travail social à une
entreprise de normalisation et de contrôle social rencontrent le plus d’écho (Donzelot, 1997 ;
Verdès-Leroux, 1978). C’est également cette profession « qui fournit le plus d’intellectuels
prêts à souligner les premiers, les aspects négatifs du poste qu’ils ont choisi d’occuper » (MuelDreyfus, 1983 : 145).
La culture professionnelle des éducateurs spécialisés (des pratiques professionnelles
innovantes, une perméabilité aux théories critiques du secteur de l’aide sociale) et leur position
de témoin privilégié du développement du chômage chez les jeunes les moins qualifiés des
quartiers populaires sont un terreau favorable au renouvellement des normes et des pratiques
professionnelles établies dans le champ du travail social50. En créant des entreprises
qui « jouent le jeu du marché » et poursuivent une finalité « sociale », ces éducateurs
s’inscrivent ainsi contre les pratiques éducatives et de mise au travail dans le secteur de l’action
sociale51.
50
C’est notamment le cas des éducateurs du sous-secteur de la prévention spécialisée qui interviennent hors des
établissements sociaux (les internats éducatifs et les foyers d’hébergement) et dont les pratiques professionnelles
reposent sur des principes opposés à ceux des interventions traditionnelles du travail social : l’absence de mandat
nominatif, la libre adhésion des jeunes à la relation d’aide, et la nécessité de s’adapter à leur mode de vie pour
gagner leur confiance et établir, dans un deuxième temps, une relation pédagogique (Peyre & Tétard, 2006).
51
Le terme « contre » est employé dans ses deux acceptions courantes : comme synonyme d’opposition et de
transgression (par rapport aux rémunérations basées sur le pécule ou la gratification et à l’absence de
commercialisation de la production). Mais le terme « contre » signifie également que ces éducateurs s’appuient
sur les ressources institutionnelles existantes de leur environnement (locaux mis à disposition par l’association,
techniques pédagogiques importées du travail social, etc.).
70
B. « L’éducateur-entrepreneur », retour sur l’émergence et la légitimation
d’une figure professionnelle hybride
Éducateurs spécialisés de formation, les initiateurs d’entreprises intermédiaires insistent
sur les savoir-faire qu’ils mettent en œuvre pour diriger leur structure. Les expressions
« éducateur-entrepreneur », « éducateur-manager » ou « entrepreneur d’insertion » (Bailleau,
1985) qui fleurissent dans la littérature spécialisée sur l’intervention sociale rendent compte de
cette figure professionnelle hybride endossée par des acteurs qui « ne sont pas encore chefs
d’entreprises mais plus tout à fait éducateurs » (CNEI-Mag, 2004 : 12).
L’activité de dirigeant d’entreprise intermédiaire se caractérise moins par des
compétences spécifiques que la combinaison de dispositions existantes dans des champs
professionnels distincts : celles mobilisées par les professionnels du champ de l’action sociale
et celles mobilisées par les dirigeants d’entreprises privées lucratives dans le champ
économique.
Dans le premier cas, il s’agit de comprendre les problématiques rencontrées par les jeunes
chômeurs « à problème » (absence de qualification, toxicomanie, alcoolisme, etc.), de définir
les modalités de leur accompagnement social et professionnel. L’éducateur-entrepreneur doit
également connaître finement le fonctionnement des politiques d’action sociale et d’emploi et
travailler avec les différents dispositifs et établissements qui les composent (missions locales,
Permanences accueil information orientation (PAIO), agences du service publique de l’emploi,
centres d’hébergement, formules de contrats aidés et de stages en entreprise, etc.). Il doit
également être en mesure de négocier des subventions auprès des différents services
administratifs déconcentrés (par exemple, le conventionnement avec les services déconcentrés
du ministère de la Justice est nécessaire pour recruter d’anciens détenus).
D’un autre côté les dirigeants d’entreprises intermédiaires mobilisent des compétences
relatives à la gestion d’une petite ou moyenne entreprise du secteur privé lucratif : maîtrise des
outils de gestion comptable et financière (plan de trésorerie, utilisation des ratios et des
indicateurs comptables, calcul des investissements nécessaires au développement, etc.),
connaissance de la fiscalité des entreprises et de la législation sur le travail (type de contrats de
travail, cotisations sociales, modalités de dialogue social, etc.), compétences relationnelles
71
nécessaires pour bâtir un réseau de relations permettant de démarcher des clients, d’établir des
partenariats avec les dirigeants d’entreprises locaux, etc.
Il doit également connaître les caractéristiques des secteurs d’activité investis par son
entreprise. Enfin, il doit être en mesure de négocier avec les institutions qui composent
l’environnement socio-économique de l’entreprise : instances locales de régulation de la vie
économique comme les chambres de commerce et d’industrie, les entreprises clientes avec
lesquelles l’entreprise d’insertion est en situation de sous-traitance, etc. En résumé, le dirigeant
d’entreprise intermédiaire doit être « compétent en gestion financière et comptable, en gestion
juridique, doué pour les ressources humaines, à l’aise dans la jungle de l’administration sociale,
fin négociateur » (Binet & Livio : 1993 : 67).
Le parcours de Chantal (encadré ci-dessous) montre bien comment se reconfigure
progressivement et partiellement l’habitus professionnel des éducateurs spécialisés devenus
dirigeants d’entreprise intermédiaire.
Encadré 5 – De l’éducation spécialisée à la direction d’entreprise : la carrière de Chantal
À la fin des années 1970, des éducateurs d’un club de prévention spécialisée implanté dans un
quartier populaire de Bordeaux créent des unités de production pour faire travailler les jeunes
qu’ils prennent en charge. Trois activités se développent : une de couture (les machines sont
cédées suite à la fermeture d’une entreprise), une autre de réhabilitation et d’entretien des
espaces collectifs du quartier et une troisième de second œuvre du bâtiment (principalement
des chantiers de peinture).
En 1985 ces unités de production se transforment en une entreprise intermédiaire sous statut
associatif : l’Entreprise intermédiaire de production et de formation (EIPF). L’association
gestionnaire du club de prévention, le centre social du quartier et les services sociaux de la
mairie de Bordeaux financent l’entreprise, y orientent des jeunes chômeurs et sont membres
de son conseil d’administration. Chantal, une éducatrice spécialisée du club de prévention
prend la direction de l’entreprise.
Pour développer le chiffre d’affaire de l’entreprise, elle rationalise la production et contrôle
les cadences de travail en s’inspirant du modèle de l’organisation scientifique du travail : à
l’aide de fiches métiers publiées par l’association pour la formation professionnelle des adultes
(AFPA), elle découpe le travail en actes dont elle évalue la vitesse moyenne d’exécution
72
(« j’avais une méthodologie très précise, chaque salarié avait des fiches temps, tout ce qu’ils
avaient à faire était décomposé et on contrôlait si c’était dans les temps » 52).
Pour combler son manque de disposition à la gestion d’entreprise, Chantal s’entoure de « gens
compétents ». Un membre du conseil d’administration de l’association qui gère l’EIPF est
ingénieur en chef des travaux dans une grande entreprise de construction de Bordeaux. Il
détache un contremaître qui apprend à Chantal les rudiments du secteur du bâtiment. Le
trésorier est l’ancien directeur financier des chantiers de la Gironde. Retraité, il apprend à
Chantal la gestion financière et la comptabilité. Chantal noue également des relations avec les
acteurs économiques locaux « pour intégrer l’entreprise dans un quartier et dans un
environnement économique et pour qu’après il y ait des solutions de travail pour des
personnes ». Elle travaille avec les industriels de la couture, avec les entrepreneurs de son
quartier avec qui elle « sympathise » et « traite d’égal à égal ». La notoriété locale de l’EIPF
lui permet de « placer » quelques jeunes auprès d’entreprises voisines.
L’apprentissage du métier de dirigeant d’entreprise s’accompagne parfois de « petites
erreurs ». L’une d’elles conduit Chantal à être « séquestrée par la CGT » lorsqu’elle met à
disposition des jeunes chômeurs auprès des services de la mairie pour qu’ils réalisent des
prestations de ménage : « « à l’époque, l’heure de travail au centre communal coûtait 80 francs
et moi je vendais la prestation de service 60 francs de l’heure donc la CGT était venue me
séquestrer car je faisais travailler de jeunes à bon marché ». En 1988, Chantal souhaite que
l’EIPF adopte un statut de société commerciale afin de développer ses fonds propres. Le
conseil d’administration de l’association refuse. Chantal intègre une autre association de la
région bordelaise où elle développe des activités d’insertion par l’économique pendant deux
ans.
Chantal débute sa carrière professionnelle comme éducatrice dans une association de
prévention spécialisée à Bordeaux. Elle n’a aucune expérience en gestion d’entreprise
lorsqu’elle prend la direction de trois unités de production qui mettent au travail des jeunes pris
en charge par le club de prévention. Pendant une dizaine d’années, elle acquiert
progressivement un « habitus gestionnaire » c’est à dire « un ensemble de dispositions
incorporées à l’organisation, à la gestion et au commandement » d’une entreprise (Lazuech,
2006), dispositions éloignées de celles acquises au cours de sa formation et de ses premières
expériences professionnelles. Si certains dirigeants d’entreprise intermédiaire réalisent une
52
Les citations mobilisées dans cet encadré sont extraites de l’entretien réalisé avec Chantal le 29 avril 2013.
73
formation courte en gestion d’entreprise, la plupart apprennent « sur le tas », au cours de et par
la pratique. L’acculturation au monde de l’entreprise s’effectue alors au contact de cadres
retraités investis dans le conseil d’administration de l’association qui gère l’entreprise
intermédiaire. Ces anciens commerciaux, comptables ou juristes mettent leurs compétences
professionnelles au service de l’association et de son dirigeant.
L’apprentissage d’un habitus gestionnaire ou entrepreneurial s’effectue également à
travers les relations tissées par l’ « éducateur entrepreneur » avec des acteurs et des institutions
du champ économique (principalement les petites ou moyennes entreprises et les artisans
positionnés sur le même créneau d’activité que l’entreprise intermédiaire). Les relations avec
les acteurs économiques locaux permettent de récupérer gratuitement du matériel ou des locaux,
d’assurer des débouchés à la production de l’entreprise intermédiaire grâce à la sous-traitance,
et dans certains cas de « placer » des jeunes dans les entreprises après leur passage dans
l’entreprise intermédiaire.
C. Une entreprise de légitimation pour répondre aux critiques
Au cours des années 1980 et 1990, la figure de l’« entrepreneur éducateur » fait l’objet
d’un travail de légitimation qui vise à contrer les critiques qu’elle reçoit de la part des
institutions et des agents du champ économique d’une part, et de ceux du champ de l’action
sociale d’autre part :
« Quoi que nous fassions, nous avons tort. Si nous sommes moins chers, nous ne
sommes pas crédibles ; sommes-nous plus chers, nous sommes éliminés. Le
travail est bien fait : on crie à la concurrence déloyale car l'État nous
subventionne et des associations nous gèrent. » 53
L’extrait ci-dessus résume bien les difficultés rencontrées par les dirigeants d’entreprises
intermédiaires pour légitimer leur immersion dans le champ concurrentiel. Les dirigeants
d’entreprises les accusent de concurrence déloyale en raison des crédits d’État dont ils
53
Ces propos sont tenus par un directeur d’entreprise intermédiaire sous statut associatif et rapportés par le journal
Le Monde du 3 mars 1985.
74
bénéficient. Ainsi, en août 1985, le Conseil national du patronat français (CNPF), principale
organisation patronale française, produit une note dans laquelle il indique que « le
développement excessif de l’économie sociale dans le secteur marchand » menace les
entreprises du secteur concurrentiel en raison de la « distorsion de la concurrence » créée par
« les avantages financiers et fiscaux » dont bénéficient les entreprises intermédiaires. Sur le
plan local, l’hostilité des acteurs économiques se manifeste par les difficultés récurrentes
rencontrées par les dirigeants d’entreprises intermédiaires pour faire inscrire leur structure
auprès des chambres des métiers et obtenir des prêts bancaires54. Pour contrer ces accusations
de concurrence déloyale, les promoteurs des entreprises intermédiaires mobilisent deux
arguments. Premièrement, ils relativisent l’importance des aides publiques qu’ils perçoivent en
avançant qu’elles ne représentent qu’une faible part de leurs ressources, lesquelles sont
majoritairement issues des bénéfices de leur activité économique. Deuxièmement, ils mettent
en avant la spécificité des chômeurs embauchés : sans qualification, en échec scolaire, illettrés,
sortants de prison, toxicomanes, « cas sociaux » etc. Autant de profils que les entreprises
ordinaires refusent d’embaucher en raison de leur faible productivité55.
La légitimation du mouvement des entreprises intermédiaires auprès des acteurs
économiques repose également sur la valorisation des expériences réussies. Dans la presse
spécialisée et généraliste, des dirigeants d’entreprises intermédiaires affichent leur conversion
à la gestion économique et se donnent l’air de patron d’entreprise. F. Pornon, éducateur dans
un club de prévention spécialisé devenu dirigeant d’entreprises intermédiaires devient un
représentant du mouvement.
En 1981, il crée une entreprise sous statut associatif, l’Association pour le travail et la formation
des jeunes (ATFJ). Un office HLM fournit les premiers chantiers d’entretien d’espaces verts,
de travaux de maçonnerie et de sortie de containers à ordures. L’entreprise emploie alors une
54
Par exemple, dans le département du Var, les dirigeants d’entreprises font pression sur les chambres consulaires
afin qu’elles refusent d’inscrire à leur répertoire des métiers les entreprises intermédiaires qui ont un statut
associatif. Les dirigeants d’entreprises intermédiaires interpellent alors le ministre du Commerce et de l’Artisanat
qui adresse un courrier au préfet du Var en décembre 1985 pour lui rappeler que la loi autorise les associations à
s’inscrire sur les registres des chambres consulaires. Ce rappel montre bien les difficultés auxquelles se heurtent
localement les associations dans leur rapport aux acteurs économiques traditionnels (Bailleau, 1986 : 113).
55
La tribune publiée par un dirigeant de l’entreprise Astrolabe dans le journal Le Monde du 22 juillet 1986 rend
bien compte des rapports parfois tendus entre les acteurs du monde économique et ceux des entreprises
intermédiaires. L’auteur répond aux accusations de concurrence relayées par le quotidien le mois précédent. Il
déconstruit ces accusations en indiquant que les entreprises intermédiaires bénéficient de financements publics
limités et dégressifs puis termine sa tribune en interpellant directement les dirigeants d’entreprises capitalistes :
« Nos détracteurs, industriels, commerçants, sont-ils prêts à faire fonctionner leur entreprise, encadrement
technique mis à part, avec seulement des cas sociaux, délinquants, toxicomanes, sans formation ? »
75
dizaine de jeunes rémunérés au SMIC horaire sur des contrats de six mois. Afin d’accroître son
indépendance vis-à-vis de ses clients publics, F. Pornon oriente l’activité de l’ATFJ vers la
sous-traitance industrielle. Plusieurs ateliers sont créés : l’un d’eux confectionne des vêtements
commercialisés par l’entreprise Décathlon, l’autre fabrique des composants électroniques, un
troisième se spécialise dans la fabrication de pièces en fibre de verre, en carbone et kevlar.
L’entreprise répare également près d’un millier de minitels collectés tous les mois dans la région
et produit des meubles de cuisine sur mesure en acier.
Fort du succès économique de l’ATFJ, F. Pornon est régulièrement sollicité par la presse
qui dresse de lui un portrait élogieux56 et détaille les performances économiques de son
entreprise. Dans le journal Le Monde du 12 mars 1988, F. Pornon indique que l’ATFJ affiche
un chiffre d'affaires de 6,5 millions de francs en 1987. L’entreprise associative a certes perçu
700 000 francs de subventions mais son directeur précise qu’elle a « aussi payé 1,5 million de
TVA ». En 1988, l’ATFJ regroupe deux Sociétés à responsabilité limitée (SARL) et emploie
82 personnes, dont 52 chômeurs orientés sur critères sociaux. Son directeur multiplie les
partenariats avec les acteurs économiques et bancaires (un accord avec l’entreprise SaintGobain lui permet par exemple d’obtenir des prêts bancaires à taux bonifiés). Sept ans plus tard,
les effectifs ont plus que doublé : l’ATFJ emploie 180 personnes, dont la moitié de permanentsencadrants. Dans la presse, F. Pornon loue les vertus du marché, de l’innovation et de la
concurrence qui obligent les entreprises intermédiaires à être compétitives. Selon lui, « c'est
avec un bon support économique que l'on fait du meilleur social ». Autrement dit, l’inscription
de l’entreprise intermédiaire dans le secteur marchand concurrentiel est une condition de
l’efficacité de sa mission sociale.
D’un autre côté, les représentants des entreprises intermédiaires ne revendiquent pas la
rationalité instrumentale qui caractérise la figure du patron d’entreprise. Dans leurs discours,
l’accent porté sur la dimension économique et commerciale s’accompagne systématiquement
d’une valorisation de la mission sociale remplie par la structure. L’immersion dans le marché
s’effectue au nom de valeurs et d’objectifs qui distinguent les « éducateurs entrepreneurs » des
56
Un article du journal Le Monde du 12 décembre 1987 intitulé « Les entreprises innovent et les travailleurs
sociaux se convertissent à la gestion » est en grande partie consacré à F. Pornon. L’article fait le parallèle entre
son « allure d’éducateur spécialisé », son « style de bretteur, toujours prêt à en découdre pour une cause jugée
perdue » et son comportement de « véritable chef d’entreprise continuellement à l'affût de la bonne affaire et
capable d'imaginer, sur le champ, le montage inventif qu'il fallait ». Dans un entretien, un enquêté qui l’a connu le
décrira comme le « profil typique de l’éducateur spécialisé avec cheveux longs devenu patron fondu de business
plan ».
76
dirigeants d’entreprises ordinaires dont la première préoccupation est la recherche de profit.
Les compétences en gestion des « éducateurs entrepreneurs » ne sont pas mobilisées à des fins
d’enrichissement personnel mais mises au service de valeurs plus nobles. Ainsi, « entreprendre
n’est plus perçu comme un moyen d’extorquer de la plus-value au profit du capital. C’est une
solution à la fois plus juste et plus efficace pour lutter contre les exclusions et les inégalités »
(Ehrenberg, 1994). Dans cette perspective, l’entreprise passe d’un objet de critique à celui
d’instrument de solidarité et d’insertion des individus au sein d’une collectivité. Plus
globalement, le travail est présenté comme un moyen d’apprentissage, un support de
resocialisation, un facteur d’épanouissement et d’émancipation et donc un objet
d’investissement légitime pour des travailleurs sociaux.
La figure de l’« éducateur entrepreneur » demeure compatible avec les valeurs de
l’éducation spécialisée dont les agents plutôt de gauche et issus de familles de fonctionnaires
mettent en avant leur désintéressement et leur don de soi. Ce travail de légitimation est d’autant
plus nécessaire que le développement des entreprises intermédiaires soulève des critiques de
certains acteurs associatifs de l’action sociale, pour qui la conversion d’éducateurs spécialisés
en dirigeants d’entreprise est contre-nature.
Conclusion de la section
Pour faire face aux critiques dont ils font l’objet, les dirigeants d’entreprises
intermédiaires se dépeignent en « éducateurs entrepreneurs », une figure professionnelle
protéiforme, qui combine des caractéristiques symboliques et des dispositions professionnelles
empruntées à la figure du dirigeant d’entreprise et à celle du travailleur social. La combinaison
de ces éléments permet aux promoteurs des entreprises intermédiaires de légitimer leurs
activités auprès des acteurs économique qui les accusent d’amateurisme et de concurrence
déloyale et, dans le secteur de l’action sociale, de se démarquer des dirigeants de CAVA en
véhiculant une image moderniste de leurs pratiques et de leur organisation.
77
III.
L’institutionnalisation des dispositifs d’insertion par
l’économique par différentes administrations de l’État
Cette section analyse l’action des responsables politiques et administratifs qui
réglementent les dispositifs de mise au travail, développés parfois dans l’illégalité, souvent à la
lisière du droit, par les acteurs associatifs. Elle montre que ces responsables mobilisent des
conceptions du travail d’insertion et s’approprient les dispositifs associatifs de mise au travail
en fonction d’enjeux qui leur sont propres.
A. Des conceptions et des attentes administratives différenciées en matière
d’insertion par l’économique
Au début des années 1980, le développement des entreprises intermédiaires suscite des
débats dans le champ de l’action sociale. La thématique de l’« insertion par l’économique » fait
l’objet d’un nombre croissant de colloques, de journées d’études et d’articles dans la littérature
professionnelle. Les grandes fédérations du secteur de l’action sociale - la FNARS, l’Union des
foyers de jeunes travailleurs (UFJT), la Fédération des centres sociaux, de la sauvegarde de
l’enfance et l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs
sanitaires et sociaux (UNIOPSS) - comptent parmi leurs adhérents des associations qui
développent des initiatives qui, pour reprendre une formule consacrée par les acteurs de
l’époque, « mélangent le social et l’économique ». Au niveau national, ces acteurs associatifs
réunis dans un « collectif insertion » réclament un cadre réglementaire plus adapté aux
particularités des entreprises intermédiaires que celui fourni par la circulaire n° 44. Des
négociations ont lieu entre le collectif insertion et différentes administrations qui, par le biais
de leurs services déconcentrés, financent les initiatives associatives en matière d’insertion par
l’économique.
Au sein de la DAS, le bureau chargé de « l’innovation en matière sociale » participe aux
négociations. L’administration de l’Action sociale intervient sur les questions d’insertion par
l’économique en finançant les dispositifs adossés aux établissements sociaux sur lesquels elle
exerce sa tutelle. La seconde administration qui s’implique dans l’élaboration d’une
78
réglementation spécifique aux entreprises intermédiaire est la Délégation à l’emploi (DE),
administration centrale rattachée au ministère du Travail et de l’Emploi. Sa mission
« Promotion de l’Emploi » développe une action volontariste tournée vers l’expérimentation et
gère différents programmes instaurés dans le cadre de la lutte contre le chômage des jeunes
comme les Emplois d’initiative locale (EIL)57. La mission finance également des entreprises
intermédiaires via une ligne de crédit expérimentale. En juin 1983, le directeur de la mission
publie un rapport intitulé « La réinsertion par l’économique » qui plaide pour un renforcement
des moyens publics accordés aux entreprises intermédiaires et une coopération accrue entre les
administrations impliquées sur les questions d’insertion58. Il soutient l’idée d’une
réglementation élaborée conjointement par l’administration de l’Action sociale et celle de
l’Emploi.
La Délégation interministérielle à l’insertion professionnelle et sociale des jeunes en difficulté
(DIIJ) est la troisième administration qui porte un intérêt aux entreprises intermédiaires. Elle
est créée en 1983 à la suite du rapport sur L’insertion professionnelle et sociale des jeunes de
B. Schwartz59. Pour la délégation, les entreprises intermédiaires s’inscrivent en
complémentarité des dispositifs en faveur des jeunes chômeurs placés sous sa tutelle comme
les missions locales et des Permanences d’accueil d’information et d’orientation (PAIO).
Les entreprises intermédiaires constituent progressivement un enjeu d’intervention pour
ces trois administrations. Chacune d’elles s’empare de la question de la mise au travail des
jeunes chômeurs dits « difficiles » ou « en difficulté », élabore des propositions et se positionne
vis-à-vis des représentants associatifs réunis au sein du collectif insertion. Dans un projet de
circulaire, la DIIJ propose de placer 10 000 jeunes suivis en mission locale au sein de ces
structures (Fleury, 1999 : 68). La mission promotion de l’emploi élabore un autre projet de
circulaire où elle prévoit la création de 5 000 postes de travail au sein des entreprises
intermédiaires pour 10 000 jeunes par an (Bailleau, 1986 : 65). À travers ces projets de
57
Instauré en 1981, le programme EIL prévoit le versement d’une aide de l’État pour développer « des services et
des activités qui n’ont été jusqu’à présent pris en compte ni par les services publics ni par les entreprises à but
lucratif ». Les emplois sont créés principalement par des associations et réservés à des chômeurs. Près de 6 000
emplois sont créés dans le cadre de ce programme en 1985 (Marchal, 1986).
58
Le rapport constate que « si les administrations s’engagent, c’est toujours sur la base d’une interprétation des
textes ou bien dans le cadre d’actions expérimentales », c’est pourquoi « il est temps que les pouvoirs publics
fassent quelque chose car l‘idée de réinsertion n’est toujours pas reconnue de façon officielle » (Fleury, 1999 : 66).
59
Bertrand Schwartz est un ancien résistant, ancien élève de polytechnique et ingénieur au corps des Mines.
Créateur de la revue Education permanente, il dirige plusieurs organisations dans le champ de la formation puis
devient conseiller technique au ministère de l’Éducation nationale. Son rapport qui traite principalement de
l’articulation entre formation et emploi ne mentionne à aucun moment l’existence des entreprises intermédiaires.
79
réglementation, chaque administration tente de faire valoir sa propre vision de l’insertion par
l’économique et d’étendre sa tutelle sur ces dispositifs.
Finalement, deux circulaires sont publiées à quelques mois d’intervalle. Leur comparaison
montre que la question de l’insertion par le travail fait l’objet d’attentes et d’enjeux spécifiques
à chaque administration. L’administration de l’Emploi, la DIIJ et l’administration de l’Action
sociale formalisent des définitions concurrentes de l’insertion par l’économique qui renvoient
à des approches divergentes des populations mises au travail, des statuts juridiques des
dispositifs, et des pratiques au sein des entreprises intermédiaires.
Une première circulaire interministérielle instaure un « programme expérimental de
soutien aux entreprises intermédiaires » 60. Les témoignages recueillis pendant l’enquête
indiquent que l’administration de l’action sociale participe à l’élaboration des premières
versions du texte. Mais sa rédaction finale est le fait du cabinet du ministre du Travail, de
l’Emploi et de la Formation Professionnelle et des fonctionnaires de la délégation à l’emploi et
de la DIIJ (Fleury, 1999 : 69-70). Les entreprises intermédiaires sont présentées comme des
dispositifs complémentaires aux mesures de lutte contre le chômage des jeunes gérées par le
ministère de l’Emploi. Elles ciblent une population restreinte : la frange des chômeurs de 18 à
25 ans dont les difficultés d’insertion sont telles qu’ils ne peuvent bénéficier des stages de
formation professionnelle ou des contrats de formation en alternance61. Leur passage dans les
entreprises intermédiaires se limite à quelques mois, le « temps nécessaire à l’acquisition des
capacités permettant d’améliorer leur chance d’accès à l’emploi ou à une formation
qualifiante » 62.
La circulaire affirme la « double nature » des entreprises intermédiaires : d’un côté, elles
assurent « une fonction d’insertion des jeunes », de l’autre, elles sont de « véritables
entreprises » qui « produisent des biens et des services aux conditions du marché », sont
« soumises aux contraintes normales de la vie économique et aux obligations qui s’appliquent
à toute entreprise » (viabilité économique, respect de la législation sur les entreprises, recours
60
Circulaire du 25 avril 1985 relative au programme expérimental de soutien aux entreprises intermédiaires.
La circulaire indique que les entreprises intermédiaires ont pour fonction de « compléter le dispositif » des
politiques de l’emploi. Elles travaillent en collaboration étroite avec les dispositifs d’insertion récemment créés et
financés par l’administration de l’emploi : les Permanences d’accueil et d’orientation (PAIO), les missions locales.
Excepté le critère d’âge, la circulaire se refuse à définir plus précisément les jeunes accueillis en entreprise
intermédiaire Il s’agit d’accueillir « de manière générale » les « jeunes sans emploi n’ayant pu trouver de place
depuis de nombreux mois dans aucune filière d’insertion ou de formation ».
62
Circulaire du 25 avril 1985 relative au programme expérimental de soutien aux entreprises intermédiaires.
61
80
au contrat de travail salarié, intégration dans le tissu économique local). Le programme prend
la forme d’un appel à projet : après instruction du dossier de candidature, l’administration
attribue des subventions aux associations gestionnaires d’entreprises intermédiaires. Si
l’instruction des dossiers est réalisée par les services des administrations de l’Emploi et de
l’Action sociale, les crédits dépendent du budget du ministère de l’Emploi.
La mise en place d’un système de financement dégressif et l’imposition d’objectifs de
rentabilité constitue un autre indice de la domination du ministère de l’Emploi sur
l’administration de l’Action sociale. Les entreprises intermédiaires doivent élaborer une
stratégie économique afin de bénéficier d’un « taux de ressources propres » d’au moins 50 %
après trois ans de fonctionnement. Autrement dit, les revenus tirés de la commercialisation de
la production doivent égaler les financements publics. La circulaire encourage la réalisation
d’études de marché par les services de l’administration du ministère de l’Emploi lors de
l’instruction des dossiers. Enfin, la circulaire « incite » les dirigeants d’entreprises
intermédiaires à renoncer au statut associatif pour adopter, « en régime de croisière », un statut
de société commerciale.
Cette première circulaire positionne les entreprises intermédiaires dans les politiques de
l’emploi et insiste sur leur dimension économique (objectif de rentabilité économique,
dégressivité des subventions, respect de la fiscalité sur les entreprises, etc.). Elle amène le
ministère des Affaires sociales et son administration, la DAS, à réaffirmer son rôle dans la
production des politiques d’insertion par l’économique en publiant son propre texte trois mois
plus tard63. Il n’y est plus question d’entreprise intermédiaire ni de lutte contre le chômage mais
« d’insertion par l’économique » et de « nouvelle forme d’action sociale ». De même, les
populations concernées ne sont plus les jeunes chômeurs mais les catégories de publics
traditionnellement pris en charge dans les établissements sociaux sur lesquels l’administration
de l’Action sociale exerce sa tutelle : des individus connaissant des « handicaps sociaux (…)
pour qui l’absence d’emploi est liée à des difficultés d’insertion plus globales (…) cumulant les
échecs : marginaux, ex-toxicomanes, sortants de prison ou d’hôpitaux psychiatriques, et que
l’on retrouve dans les centres d’hébergement et les clubs de prévention» 64. Contrairement au
La circulaire n°85-13 du 15 juillet 1985 « fixe les nouvelles règles d’intervention du ministère » en direction
des structures d’insertion par l’économique. Ce texte s’inscrit dans le prolongement de la circulaire 44 de 1979
sans s’y substituer pour autant.
64
Circulaire n°85-13 du 15 juillet 1985 qui « fixe les nouvelles règles d’intervention du ministère » en direction
des structures d’insertion par l’économique.
63
81
texte précédent, la DAS ne fixe pas de critères en contrepartie de ses financements. Les
associations gestionnaires de dispositifs d’insertion par l’économique ne sont pas contraintes
d’utiliser des contrats de travail, aucune limite n’est fixée à la durée du passage en dispositif.
Christine est responsable du bureau chargé de « l’innovation en matière sociale »65 qui
suit les questions relatives à l’insertion par l’activité économique à la DAS. Pour elle, la
circulaire publiée par son administration comble les problèmes soulevés par la circulaire
élaborée par le ministère de l’Emploi. Les attentes de ce dernier en matière de rentabilité sont
trop élevées pour de nombreuses structures adossées à un établissement social et qui mettent au
travail les « publics les plus en difficulté ». À travers cette circulaire, l’administration de
l’Action sociale réaffirme son soutien à ces structures qui ne bénéficieront pas des financements
prévus par le programme expérimental. La restriction de l’accès aux dispositifs à des jeunes
chômeurs (18-25 ans) évince les catégories de publics traditionnellement accueillis dans les
établissements sociaux et médico-sociaux :
« À la DAS, on aurait aimé que la première circulaire, celle du 25 avril soit
différente (…) qu’elle ne soit pas ciblée uniquement sur les jeunes. Et qu’il y ait
suffisamment d’argent pour que les publics en grande difficulté puissent y avoir
accès. Mais c’est le cabinet de l’emploi qui avait la main. Du coup on a fait notre
propre circulaire (…). On apportait des financements pour les publics les plus en
difficulté. (…) Pourquoi s’arrêter à 25 ans ? On savait bien que dans nos
structures, dans les CHRS, il y avait des gens plus âgés. Beaucoup de public
lourd, de toxicomanes. » (Christine, fonctionnaire à la DAS, chargée de
l’insertion par le travail, entretien réalisé le 27 juin 2014.)
L’analyse comparative des deux circulaires met en lumière les enjeux propres aux deux
administrations engagées dans la production des politiques d’insertion par l’économique.
Chaque administration intervient en fonction d’objectifs spécifiques à son domaine de
compétence. En définissant les entreprises intermédiaires comme des instruments de lutte
contre le chômage des jeunes, le ministère de l’Emploi légitime sa tutelle sur le dispositif. Pour
le ministère des Affaires sociales, l’insertion par l’économique ne se limite pas aux entreprises
intermédiaires mais inclut d’autres dispositifs qui accueillent les populations les plus
65
Ce bureau fait partie de la sous-direction de la Famille, de l’Enfance et de la Vie Sociale au sein de
l’administration centrale du ministère des Affaires sociales.
82
« handicapées » et ne parviennent pas à satisfaire au critère de rentabilité du ministère de
l’Emploi. Beaucoup d’entre eux sont des centres d’adaptation à la vie active ou des unités de
production adossées à un établissement social.
La dispersion des interventions administratives a pour effet d’accentuer la polarisation de
l’espace des structures d’insertion par l’économique que l’enquête de F. Bailleau avait permis
de mettre en lumière. D’un côté, les dispositifs conventionnés comme les entreprises
intermédiaires et financés par l’administration de l’emploi en contrepartie de critères précis
(usage du salariat, taux élevé de rentabilité, vente de la production sur le marché, etc.).
L’insertion est une période transitoire au cours de laquelle les jeunes chômeurs peu productifs,
qui n’ont pas accès aux dispositifs de formation ou de stage, sont salariés au sein de « véritables
entreprises ». Le passage en entreprise intermédiaire doit leur permettre d’acquérir des
compétences et ainsi faciliter leur chance de retrouver un emploi ordinaire. De l’autre, les
dispositifs financés par l’administration de l’Action sociale qui conçoit l’insertion par l’activité
comme un « réentraînement à l’effort », un « éveil professionnel » pour des individus
caractérisés par des déficiences d’ordre social et/ou psychologique. Ces dispositifs adossés dans
la plupart des cas à des établissements sociaux relèvent de la réglementation particulièrement
souple de la circulaire de 1979 relative à « l’organisation du travail des handicapés sociaux ».
L’organisation du travail et le montant des rétributions des travailleurs sont très définis par les
dirigeants associatifs.
B. Des effets de l’alternance politique : légalisation des associations
intermédiaires et fin de l’expérimentation des entreprises intermédiaires
Le programme expérimental de soutien aux entreprises intermédiaires prend fin
brusquement, dix-huit mois après sa mise en place, victime de l’alternance politique. P. Séguin,
nommé ministre des Affaires Sociales et de l’Emploi, et N. Catala, secrétaire d’état à la
Formation Professionnelle, justifient leur décision de mettre fin au programme en insistant sur
le fait que les objectifs quantitatifs sont loin d’être atteints. En un an, seulement 1 200 jeunes
ont été embauchés dans 150 organisations labellisées entreprises intermédiaires, au lieu des
10 000 prévus. Au-delà de cet argument officiel, plusieurs témoignages recueillis au cours de
l’enquête évoquent un arbitrage budgétaire défavorable aux entreprises intermédiaires. En quête
83
de crédits disponibles, le cabinet du nouveau ministre mobilise les crédits non consommés du
programme expérimental pour financer certaines mesures de son plan d’urgence en faveur de
l’emploi des jeunes prévu pour l’automne 198666. Si le système de conventionnement et les
financements étatiques sont abrogés67, les entreprises intermédiaires bénéficient des
dispositions du plan d’urgence en faveur de l’emploi des jeunes. Elles sont exonérées de
cotisations sociales lorsqu’elles embauchent des jeunes en contrat de qualification ou
d'adaptation. Par ailleurs, certaines d’entre elles continuent de percevoir des subventions
d’autres administrations (par exemple, le ministère de la Justice leur octroie des financements
lorsqu’elles recrutent d’anciens détenus). Toutefois, le désengagement de l’État conduit nombre
d’entre elles à cesser leurs activités.
Les entreprises intermédiaires qui parviennent à survivre compensent l’absence des
crédits d’État par des financements d’organismes privés comme Promofaf, l’Organisme
paritaire collecteur agréé (OPCA) du secteur social et médicosocial68, ou la Fondation de
France. Cette dernière octroie des aides directes, ponctuelles ou sous la forme de subventions,
aux entreprises intermédiaires de taille modeste et à la santé financière précaire. Pour les
entreprises en bonne santé financière et au potentiel de développement important, la Fondation
de France propose des produits financiers et des garanties d’emprunt bancaire afin qu’elles
renforcent leurs fonds propres, investissent et développent leur activités commerciales69.
Lorsqu’il met fin à l’expérimentation sur les entreprises intermédiaires, le cabinet de P.
Séguin s’intéresse à une autre forme d’initiative associative, les associations à prêt de main66
Sur les 50 millions de francs prévus dans le cadre du programme, 12,5 avait été dépensés au second semestre
1985. Le semestre suivant, ces dépenses s’élevaient à 25 millions alors que les crédits budgétés pour le programme
passaient à 100 millions. Ce qui fait dire à N. Catala quelques années plus tard : « Cela représentait des sommes
considérables par poste créé ! C'est pourquoi nous avons choisi de tirer le meilleur parti de ces ressources en les
allouant à un nouveau dispositif de formation en alternance qui, dès 1987, bénéficiaient à 600 000 jeunes en
difficulté ». (Citation extraite du journal Le Monde du 4 mai 1994.)
67
Voir la circulaire du 29 septembre 1986 qui prévoit l’arrêt du programme de soutien aux entreprises
intermédiaires.
68
Un OPCA est une structure agrée par l’État afin de collecter des fonds auprès d’entreprises d’un secteur d’activité
particulier et de financer des actions de formation professionnelle. Promofaf octroie 13,5 millions de francs à des
entreprises intermédiaires que l’organisme prélève sur des budgets non utilisés, initialement consacrés à la
formation des jeunes en alternance.
69
Le programme « entreprendre » de la Fondation de France soutien une centaine d’entreprises intermédiaires
pour un montant de 8,2 millions de francs. Son responsable, J-C. Fages, indique qu’à « certaines entreprises
intermédiaires, que nous appelons les majors, nous proposons maintenant des produits financiers pour renforcer
les fonds propres ou accompagner des opérations de crédit. Pour les autres, nous avons un guichet social d'aides
et de subventions ». Il poursuit en indiquant que ces majors correspondent aux entreprises « dont les dirigeants,
anciens travailleurs sociaux, ont adopté des pratiques gestionnaires semblables à celles des dirigeants d’entreprises
lucratives classiques. Il convient de les distinguer de celles en mauvaise santé financière et devant “ être portées à
bout de bras” » (cité par le journal Le Monde du 03/02/1988).
84
d’œuvre, qui se développent au début des années 1980. Dans plusieurs bassins d’emploi en
proie à la désindustrialisation, des syndicalistes, des élus locaux et des professionnels du secteur
de la formation impliqués dans le reclassement des ouvriers licenciés, souhaitent fournir à ces
derniers, arrivés au terme de leurs droits à l’indemnisation chômage, une activité rémunérée
afin qu’ils ne dépendent pas uniquement de l’aide sociale dispensée ponctuellement par les
services sociaux des municipalités70.
Au début des années 1980, J-R. Marsac est conseiller municipal encarté au Parti Socialiste
et directeur d’un centre de formation à Redon, un bassin d’emploi particulièrement touché par
les fermetures d’usines et où le chômage ouvrier croît rapidement. En 1983, il participe à la
création d’une des premières associations de prêt de main-d’œuvre. Pour lui, la démarche qui
conduit à la création d’Aide Emploi Service ne s’inscrit pas dans une logique d’« insertion »,
mais de « développement local et de mobilisation territoriale et de reconstitution de droits
sociaux (…) l’objectif était de cumuler suffisamment d’heures de travail pour les (les
chômeurs) renvoyer vers les Assédics (…). Et, pour le faire, on mobilise les collectivités locales
et les entreprises : vous avez des gens à remplacer pendant l’été, pour des arrêts de travail divers
et variés, les jobs d’été » (J-R. Marsac, Conseiller municipal Parti Socialiste et directeur d’une
association intermédiaire, entretien réalisé le 18 juin 2013).
Dans la première moitié des années 1980, des associations de prêt de main-d’œuvre se
développent, disséminées sur l’ensemble du territoire, comme dans le cas des entreprises
intermédiaires. Dans la plupart des cas, la mobilisation des collectivités locales et des
entreprises est d’autant plus aisée que les instigateurs des associations de prêt de main-d’œuvre
sont des élus locaux ou des cadres de la fonction publique. Le prêt de main-d’œuvre pratiqué
par ces associations est illégal mais l’administration du travail tolère ces pratiques en raison de
la situation socio-économique dégradée des territoires sur lesquels elles s’inscrivent et du
consensus local sur lequel elles reposent71.
70
À cette époque, le Revenu minimum d’insertion (RMI) n’est pas encore instauré. Les chômeurs ayant épuisé
leurs droits à l’indemnisation chômage ne disposent alors d’aucun revenu.
71
Par exemple, au conseil d’administration de l’association redonnaise Aide Emploi Service siègent des
représentants de six communes voisines et des organisations syndicales, ce qui fait dire à J-R. Marsac que l’action
de l’association fait l’objet d’un « consensus territorial ».
85
L’important relais médiatique dont bénéficie Aide Emploi Service contribue fortement à
faire connaître les associations de prêt de main-d’œuvre et se rencontrer leurs initiateurs72. Fin
1984, 27 associations de prêt de main-d’œuvre créent la coordination des associations d’aide
au chômeur (COORACE) et élisent J-R. Marsac à sa présidence. L’année suivante, le premier
congrès national rassemble 120 participants et la coordination s’organise en six grandes régions.
Le premier objectif des membres du COORACE est de bénéficier d’un cadre réglementaire qui
sorte les associations de prêt de main-d’œuvre de l’illégalité. Leurs revendications rencontrent
un écho favorable auprès du nouveau ministre des Affaires Sociales et de l’Emploi, P. Séguin.
Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer l’intérêt du nouveau ministre pour ce
dispositif. Le cabinet de P. Séguin voit dans les associations à prêt de main-d’œuvre un
dispositif de mise au travail moins coûteux que les entreprises intermédiaires73. Il envisage
également de cantonner ce dispositif à des activités non-concurrentielles avec les entreprises du
secteur marchand. Il s’agit de ne pas susciter d’accusation de concurrence déloyale de la part
du patronat comme ce fut le cas pour les entreprises intermédiaires.
Surtout, les associations à prêt de main-d’œuvre sont en adéquation avec la vision et les
objectifs du cabinet du ministre en matière de lutte contre le chômage. P. Séguin souhaite en
effet développer les « alternatives positives à l’emploi » 74 dans le secteur non-marchand 75
(Laville & Ème, 1988). Dans cette perspective, il ne s’agit plus pour l’État de financer des
emplois comme le faisait le gouvernement précédent avec les entreprises intermédiaires, mais
de solvabiliser des activités qui ne sont pas déjà prises en charge par les entreprises et les
administrations publiques et de les faire réaliser de manière occasionnelle et temporaire par des
chômeurs.
72
Plusieurs articles se succèdent dans la presse régionale (Ouest France) et nationale (le Matin de Paris). La
médiatisation des activités de l’association culmine avec l’invitation en octobre 1984 de ses dirigeants dans
l’émission télévisée « Droit de Réponse » et diffusée à une heure de grande écoute (le samedi à 20h30), sur le
thème alors en vogue de la « nouvelle pauvreté ».
73
Les aides accordées par le ministère de l’Emploi aux associations de prêt de main-d’œuvre ne reposent dans un
premier temps que sur des exonérations de cotisations sociales sur les salaires des personnes mises à disposition
et un régime fiscal particulier, celui des associations d’intérêt général sans but lucratif qui leur permet d’être
exonérées d’impôt sur les sociétés, de la TVA, de la taxe professionnelle et d’apprentissage.
74
Propos de P. Séguin, rapportés dans le journal Le Monde du 10/03/1987.
75
A son arrivée au ministère de l’Emploi, P. Séguin commande plusieurs études sur cette thématique. La première
étude a pour objectif « d’inventorier les nouveaux secteurs qui seraient susceptibles, sous des conditions à définir,
d’offrir des perspectives d’activité » (Dalle, 1987). Les initiateurs des associations intermédiaires seront
systématiquement consultés par les auteurs de ces rapports. En parallèle à cette politique de traitement social du
chômage, Séguin met en place un programme d’actions libérales de dérégulation du marché du travail, à
commencer par la suppression administrative de licenciement.
86
Au milieu de l’année 1986, le cabinet de P. Séguin entame des négociations avec les
membres du COORACE afin d’élaborer une réglementation spécifique à ce dispositif. En 1987,
les associations à prêt de main-d’œuvre, rebaptisées « associations intermédiaires » (AI), sont
reconnues par la loi76. Leur fonctionnement est précisé dans les décrets d’application élaborés
en concertation avec les représentants des associations intermédiaires réunis au sein du
COORACE77. Afin de ne pas s’attirer l’opposition des représentants des entreprises privées
lucratives et des syndicats de salariés, le gouvernement encadre strictement les « activités
nouvelles » sur lesquelles se positionnent les AI. Ainsi, « est nouvelle l’activité dans le secteur
marchand, qui ne peut être exercée dans des conditions de rentabilité minimale par aucune
entreprise (…) de même s’agissant d’un service public, est nouvelle l’activité correspondant à
des tâches qui ne justifient ni le recours à une entreprise, ni le recrutement d’agents
supplémentaires » 78. Les activités réalisées par les salariés mis à disposition, sont ainsi censées
répondre à des « besoins non satisfaits », qui, faute de rentabilité, ne sont assurés ni par les
entreprises privées ni par les administrations publiques.
La mise au travail dans les AI s’effectue par le biais de deux contrats : le contrat de travail
- à durée déterminée ou indéterminée à temps partiel – conclu entre l’association intermédiaire
et les chômeurs ; le contrat de mise à disposition entre l’association intermédiaire et l’utilisateur
(entreprise, employeur public ou particulier) qui achète une prestation (entretien et nettoyage
de locaux, etc.). La mise à disposition pratiquée s’effectue à titre onéreux mais à but non
lucratif : les activités réalisées par les travailleurs sont facturées aux utilisateurs mais
l’association intermédiaire ne réalise pas de profit. L’association intermédiaire doit assurer un
« encadrement » et un « accompagnement » des salariés mis à disposition. Cette particularité
rapproche les AI du travail de socialisation à la discipline d’entreprise effectué auprès des
jeunes chômeurs dans les entreprises intermédiaires. Ainsi, les permanents des AI doivent
76
En raison de l’opposition des libéraux de son propre parti à sa politique de traitement social du chômage, Séguin
joue la stratégie du cavalier législatif qui consiste à dissimuler un article de loi contesté (celui portant sur la création
des associations intermédiaires) parmi un ensemble de mesures hétérogènes afin de ne pas éveiller l’attention des
parlementaires susceptibles de s’y opposer. L’article portant sur les associations intermédiaires est « noyé » parmi
les articles de la loi « portant diverses mesures d’ordre social » votée le 30 décembre 1986.
77
Lors de notre entretien, J-R Marsac, le premier président de la COORACE précise : « chose importante : on a
été complètement associé à l’écriture des décrets et des circulaires, on avait organisé un groupe de travail qui se
réunissait au parlement avec le ministère des Affaires sociales et de l’Emploi, et on participait à l’écriture des
décrets et circulaires et on discutait point à point » (entretien réalisé le 18 juin 2013).
78
Cette citation et celles qui suivent sont extraites de la circulaire 3 mai 1987 relative à l’agrément et au
développement des associations intermédiaires. La loi du 29 juillet 1998, supprime la clause de non concurrence
appliquée aux activités des AI. Celles-ci auront alors le droit d’intervenir dans l’ensemble des secteurs d’activité,
même ceux qui font déjà l’objet d’intervention de la part d’entreprises.
87
« veiller à ce que le salarié respecte ses obligations (présence sur le lieu de travail,
ponctualité…) mais aussi assurer l’accompagnement psychologique et le soutien à la réinsertion
de personnes qui ont des difficultés d’insertion sociale provoquées ou aggravées par le
chômage » 79.
À la fin des années 1980, les dispositifs associatifs de mise au travail font l’objet de
processus
d’institutionnalisation
différents
qui
témoignent
des
stratégies
politico-
administratives divergentes en matière de politique d’emploi et de lutte contre le chômage. Les
associations intermédiaires bénéficient d’une reconnaissance législative (elles sont inscrites
dans le code du travail) et font l’objet d’un programme d’action. Le cabinet du ministre de
l’Emploi entend faire de ce dispositif un instrument important de sa politique en direction des
chômeurs de longue durée. Il demande aux préfets de nommer un fonctionnaire chargé d’animer
la « politique des activités nouvelles » dans chaque département. Il s’agit de favoriser « la mise
en place rapide d’un réseau d’associations intermédiaires, avec pour objectif la création d’une
association par canton afin que l’ensemble du territoire national soit couvert et que puisse
émerger un nombre important d’heures de travail correspondant à des activités nouvelles » 80.
Conséquence de ce volontarisme politico-administratif, le nombre d’association intermédiaires
croît rapidement : de 220 structures en 1987, leur nombre passe à 850 en 1990.
Conclusion du chapitre 1
-
Du clivage au sein de l’espace associatif de la mise au travail…
Ce chapitre met en lumière une série de clivages qui structurent les rapports de force,
les oppositions et les alliances entre les différents acteurs et institutions impliqués dans la
production de l’insertion par l’économique.
Le premier clivage se manifeste au sein du secteur associatif. Depuis la fin des années 1960,
des associations gestionnaires d’établissements sociaux (clubs de prévention, foyers
d’hébergement, internats éducatifs, etc.) mettent au travail les populations qu’elles prennent en
79
Circulaire 3 mai 1987 relative à l’agrément et au développement des associations intermédiaires.
Circulaire du ministère des Affaires sociales et de l’Emploi du 3 mai 1987 portant sur l’agrément et le
développement des associations intermédiaires.
80
88
charge dans des Centres d’adaptation à la vie active (CAVA). Les travailleurs assurent
l’entretien du patrimoine de l’association, gratuitement ou en contrepartie d’une faible
rétribution. L’administration du ministère des Affaires sociales incite les associations placées
sous sa tutelle à développer ces dispositifs qu’elle finance seule. Responsables administratifs et
dirigeants associatifs partagent alors une même vision de la mise au travail, qu’ils appréhendent
comme un support à l’établissement d’une relation éducative et à l’apprentissage de normes
comportementales, et des populations prises en charge, caractérisées par leur déficience sociopsychologique.
Profitant du cadre réglementaire souple élaboré par l’administration de l’Action sociale,
quelques associations adoptent progressivement des modalités de fonctionnement proches de
celles d’une petite entreprise : adoption d’un statut d’entreprise commerciale en remplacement
du statut associatif, salarisation des travailleurs, application des conventions collectives de
branches, respect de la fiscalité des entreprises, accession au système bancaire, etc. Les
dirigeants de ces « entreprises intermédiaires » élaborent une conception concurrente de la mise
au travail. Celle-ci est moins considérée comme un support de remobilisation sociale que
comme une activité professionnelle provisoire aux cours de laquelle les salariés font
l’apprentissage de savoir-faire techniques et dont la finalité est de favoriser leurs chances
d’accéder à un emploi ordinaire.
Les travailleurs sociaux devenus dirigeants d’entreprises intermédiaires mènent une entreprise
de légitimation de leur nouvelle position professionnelle, celle de l’« éducateur entrepreneur »
placé à l’interface entre le monde de l’intervention sociale et le secteur économique. Ils tentent
de désamorcer les critiques dont ils sont les objets en élaborant une nouvelle conception de
l’insertion par l’économique tournée vers la réalisation d’un travail salarié en entreprise et dont
la finalité est d’organiser la transition des chômeurs vers le marché du travail.
-
… Aux définitions concurrentes de l’insertion par l’économique dans l’espace politicoadministratif :
Au ministère de l’Emploi, on suit avec intérêt le développement des entreprises
intermédiaires. Ses fonctionnaires souhaitent intégrer l’insertion par l’activité économique dans
leurs programmes de lutte contre le chômage des jeunes. Ils voient dans les entreprises
intermédiaires un dispositif complémentaire aux dispositifs de stage existants, mais dont la
89
finalité est identique : aménager une période de travail transitoire afin de favoriser l’accès à un
emploi ordinaire.
Au tournant des années 1980, deux définitions concurrentes s’affrontent au sein de
l’espace administratif. Là où l’administration de l’Action sociale conçoit l’insertion par
l’activité comme un « réentrainement au travail » réservé à des « handicapés sociaux » adultes,
l’administration de l’Emploi lui assigne un objectif de réinsertion professionnelle pour des
jeunes peu ou pas qualifiés. Ces conceptions différentes de l’insertion par l’économique
renvoient aux intérêts spécifiques à chaque administration et aux missions que leur assignent
les dirigeants politiques : prendre en charge les handicapés sociaux, lutter contre le chômage
des jeunes.
Ces définitions administratives concurrentes se superposent au clivage interne à l’espace
associatif de la mise au travail dont elles sont en partie les produits. En effet, des rapports étroits
se nouent entre les responsables administratifs et les représentants associatifs, les premiers
s’appuyant sur les seconds pour élaborer la réglementation des dispositifs et négocier leur
financement81. Ainsi, la réglementation sur les entreprises intermédiaires élaborée par le
ministère de l’Emploi s’appuie sur les principes d’action formalisés par les dirigeants de ces
structures, témoignant ainsi d’une convergence des attentes et des intérêts entre les acteurs des
deux secteurs.
Ce chapitre montre qu’en matière d’insertion par l’activité économique, les pratiques
différenciées entre associations ont suscité des interventions administratives concurrentes, dont
l’effet a été d’accentuer, en retour, les divisions au sein de l’espace associatif. L’action
administrative a pour conséquence directe d’inscrire les structures associatives dans des
réglementations et des circuits de financement distincts, et de leur assigner des objectifs
différents.
Enfin, ce chapitre montre que le développement d’une action associative dépend en
premier lieu de sa compatibilité avec les représentations des décideurs politiques en matière
d’emploi et de gestion du chômage. Ainsi, la décision du cabinet de P. Séguin, ministre des
81
Les influences croisées entre hauts fonctionnaires et dirigeants associatifs investis dans des fédérations
concernent l’ensemble des politiques dont la mise œuvre est dévolue aux associations (Argoud, 1992 ; Lafarge,
2001).
90
Affaires Sociales et de l’Emploi, de mettre un terme au financement des entreprises
intermédiaires et, dans le même temps, de légaliser l’existence des associations de prêt de main
d’œuvre (rebaptisées associations intermédiaires) et de les intégrer au sein d’un programme
d’action ambitieux reconfigure provisoirement l’espace associatif de la mise au travail. De ce
point de vue, le pouvoir politique joue un rôle d’arbitre entre les définitions et les pratiques
associatives concurrentes en matière d’insertion par l’économique.
Reste désormais à expliquer comment se structure l’espace de l’insertion par
l’économique dans la décennie suivante. Comment se reconfigurent les relations entre les
acteurs associatifs engagés dans des activités de mise au travail ? Quelles sont les nouvelles
alliances entre leurs représentants ? Ces questions font l’objet du chapitre suivant.
91
92
Chapitre 2
La structuration de l’espace de l’insertion par
l’activité économique : segmentation,
oppositions et stratégies d’alliance
À la fin des années 1980, l’insertion par l’activité économique (IAE) ne fait pas l’objet
d’une intervention publique structurée et coordonnée. Ce j’appelle dans le premier chapitre
l’espace associatif de la mise au travail regroupe des structures associatives aux modalités de
fonctionnement hétérogènes, placées sous la tutelle d’administrations ministérielles différentes.
Ces divisions sont le produit de visions concurrentes en matière d’IAE des acteurs associatifs
et des responsables politiques et administratifs. Surtout, le poids de l’espace associatif de la
mise au travail reste très modeste, tant du point de vue du nombre de dispositifs que du nombre
d’individus mis au travail, en comparaison des mesures gouvernementales de formation ou de
stage développées à la même période.
Pourtant, au début des années 2000, l’espace associatif de la mise au travail, rebaptisé
secteur de l’« insertion par l’activité économique », constitue un pivot des politiques de gestion
du chômage. En quinze ans, les structures se sont multipliées. Des instances de pilotage
spécifiques ont été instaurées au niveau local et national pour coordonner l’intervention de
l’État avec celle des acteurs associatifs. L’objectif de ce chapitre est de rendre compte de cette
mise en politique publique de l’espace de l’IAE, d’en analyser les causes et les effets sur les
structures d’insertion. Il s’agit de montrer ce que le développement et la structuration de cet
espace doivent aux transformations des relations entre les acteurs associatifs, administratifs et
politiques qui, dans le premier chapitre, défendaient des orientations concurrentes de l’insertion.
Un premier élément d’explication du développement de l’IAE tient à la transformation
des objectifs et des formes des politiques de l’emploi. Bien que cette transformation ait fait
l’objet de travaux académiques variés, ceux-ci mettent tous en évidence l’avènement d’une
nouvelle manière d’interpréter l’absence d’emploi et de penser les réponses politiques à lui
93
apporter. La fin des années 1980 est marquée par l’abandon progressif de l’idéal éducatif qui
caractérise jusqu’ici la logique d’intervention des politiques d’insertion (Guyennot, 1998 ;
Ébersold, 2001 ; Mauger 2001). Celle-ci appréhendait l’absence d’emploi comme le résultat
d’un défaut de formation des jeunes chômeurs et s’organisait autour d’un vaste ensemble de
mesures et de dispositifs visant leur qualification. La gestion de l’absence d’emploi consiste
alors à pallier les dysfonctionnements de l’institution scolaire par la mise en place de dispositifs
de formation en alternance dont l’objectif est de favoriser l’obtention d’une qualification par
les jeunes chômeurs devenus des stagiaires de la formation professionnelle (Tanguy, 1986 ;
Rose, 1998).
À ce premier âge de l’insertion dont « le stage est le pivot » (Mauger, 2001 : 7) et la
qualification le remède, succède progressivement un nouveau cadre d’interprétation de
l’absence d’emploi. Celle-ci est moins pensée comme le résultat de l’inadéquation du marché
des titres scolaires aux compétences professionnelles recherchées par les entreprises, que
comme le produit de l’inemployabilité des chômeurs, c’est à dire de leur manque de dispositions
au travail en entreprise. Les politiques d’insertion deviennent moins des instruments de
qualification et davantage des dispositifs de mise au travail de populations dont il s’agit de
renforcer l’employabilité en inculquant des normes comportementales. Le nouveau cadre
institutionnel qui se met en place à la fin des années 1980 va alors reposer sur la multiplication
de dispositifs de mise en situation de travail via la généralisation de nouvelles formes de contrat
de travail à durée déterminée et à temps partiel, les contrats aidés (Bresson, Autès, 2000 ;
Colomb, 2012). « La mise au travail (via la généralisation des alternatives au salariat) devient le
nouveau pivot de l’insertion » (Mauger, 2001 : 7). Ce changement de signification de la notion
d’insertion s’accompagne d’une redéfinition des populations à insérer. Initialement liées à la
question de l’accès à l’emploi des jeunes marginalisés par l’institution scolaire, les politiques
d’insertion s’étendent à de nouvelles catégories de populations privées d’emploi, en premier
lieu les demandeurs d’emploi de longue durée et les allocataires du Revenu minimum
d’insertion (RMI) (Guyennot, 2001).
Le développement et l’infléchissement des politiques d’insertion vers la mise au travail
résultent de l’imbrication de différents éléments : les conséquences des transformations macroéconomiques sur la structure du marché de l’emploi mesurées par les appareils statistiques, et
plus particulièrement le développement du taux de chômage de longue durée qui s’impose
94
comme une catégorie d’actions publiques au mitan des années 1980 (Demazière 1992, Gautié,
2002).
Si l’accroissement du chômage de longue durée contribue à inscrire les politiques d’insertion
au centre des préoccupations gouvernementales en matière d’emploi, celles-ci doivent
également leur développement à la mobilisation d’une « nébuleuse réformatrice » (Topalov,
2001) composée d’acteurs issus d’espaces sociaux divers : intellectuels, journalistes, dirigeants
associatifs, responsables politiques, hauts fonctionnaires. Nombre de travaux rendent compte
de ces mobilisations, de leur sous-bassement idéologique et de leur contribution à l’avènement
de l’exclusion et de l’insertion comme nouvelle catégorie d’interventions étatiques (Guyennot
1998, Frétigné, 1999, Lafarge, 2000, Viguier, 2008). Ces travaux mettent en lumière les
éléments de socialisation et les référents idéologiques communs à ces réformateurs. Ils
fréquentent les espaces de réflexion affiliés au mouvement de la « deuxième gauche82 », comme
le Club Échange et Projets83. Leurs écrits (rapports administratifs, essais, articles de revue,
discours, etc.) fournissent des cadres d’analyse et des recommandations pratiques qui légitiment
le développement des politiques d’insertion84 et leur mise en œuvre par le secteur associatif. Un
trait saillant de leurs analyses est la critique de l’État dont ils dénoncent le centralisme et les
rigidités. Selon eux, l’adaptation au problème de l’exclusion implique de s’appuyer sur des
politiques sociales décentralisées et sur le dynamisme de la « société civile ». En cela, ces
acteurs contribuent à la fois à la construction intellectuelle du problème de l’exclusion et à la
légitimation des associations comme nouvelles composantes des politiques d’insertion.
Ces travaux mettent en lumière le renouvellement des enjeux en matière de gestion du
chômage et leurs conséquences dans la transformation de l’action publique. À ce titre, ils
fournissent un cadre d’interprétation utile pour penser l’émergence d’une action publique en
matière d’IAE. Cependant, cette dernière ne fait pas l’objet d’une analyse spécifique et reste
diluée dans un ensemble de catégories d’analyse plus vaste (l’insertion ou la mise au travail).
82
V. Duclert met en garde contre l’usage abusif de l’expression « deuxième gauche », celle-ci renvoyant davantage
à une « nébuleuse » qu’à une « une véritable formation partidaire capable de mobiliser des militants, de gagner
des élections, de gouverner un pays » (Duclert, 2005 : 176). L’auteur indique néanmoins qu’il se dégage une
« unité de ton (…) ainsi qu’une conception éthique du politique » (idem : 178) commune à l’ensemble des acteurs
de ladite deuxième gauche.
83
Crée par J. Delors en 1974, le Club Échange et Projets, réunit des responsables politiques, des hautsfonctionnaires, des intellectuels, des dirigeants d’entreprise. Ses membres élaborent des propositions de réforme
des politiques publiques. L’exclusion et l’insertion occupent une place particulièrement importante dans les thèmes
de réflexion (Guyennot, 1998 : 47).
84
Leurs productions sont relayées par des maisons d’édition (Syros) et des revues (Esprit, Autrement, Économie
et humanisme) acquises à leur idéologie et dont ils sont souvent membres des comités éditoriaux.
95
De la même manière, ces travaux n’identifient pas les mécanismes concrets à travers lesquels
un ensemble de pratiques accomplies par des acteurs extérieurs à l’État (les associations) fait
l’objet d’une appropriation par l’État. Ils laissent également dans l’ombre les rapports de force,
les luttes et les coopérations qui accompagnent la mise en politique publique de ces pratiques
et des organisations dans lesquelles elles se déploient.
En se concentrant spécifiquement sur la construction d’une action publique en matière
d’IAE, ce chapitre a pour ambition de rendre compte de de la structuration contemporaine de
l’espace de l’IAE. Il montre que si l’IAE est pensée par les gouvernants comme un moyen de
mettre au travail de nouvelles catégories de chômeurs à partir du début des années 1990, cette
institutionnalisation s’effectue au prix d’une redéfinition de ses objectifs et de ses contours.
Cette redéfinition de l’insertion par le travail est liée à une reconfiguration des rapports de force
et des alliances établis dans le premier chapitre. Qui, dans l’espace politico-administratif, prend
la main sur l’IAE ? Pour quelle(s) raison(s) et avec quel(s) effet(s) ?
Toutefois, si les structures d’IAE ne sont pas autonomes mais liées à l’État, l’analyse de action
de ce dernier ne permet pas de rendre compte des dynamiques qui structurent l’espace de l’IAE.
C’est pourquoi ce chapitre prend le point de vue des acteurs de l’insertion. Il montre comment
ces acteurs formalisent des enjeux spécifiques, élaborent des stratégies d’alliance et
d’opposition, qui déterminent le fonctionnement et l’organisation de l’espace de l’IAE. Quelles
sont les clivages internes à l’espace de l’IAE ? Á quelles les pratiques et conceptions
concurrentes du travail d’insertion ces clivages font-ils écho ?
La première section du chapitre revient sur le processus d’incorporation des structures
d’IAE dans les politiques de l’emploi. Elle analyse les rapports de force et les arbitrages
politiques qui signent la fin du pilotage interministériel de l’IAE instauré au début des années
1990. La deuxième section prend le point de vue des organisations de l’IAE. Elle montre que
cet espace se segmente en deux pôles qui regroupent des dispositifs d’insertion aux modalités
d’intervention différentes. Leurs dirigeants développent des conceptions concurrentes du travail
d’insertion. La troisième section s’intéresse aux prises de position des fédérations de structures
d’insertion. Elle montre que les positions occupées par ces fédérations dans l’espace de l’IAE,
et plus largement dans le secteur de politiques sociales, déterminent leurs modalités d’alliance
et d’opposition.
96
I. L’incorporation de l’espace de l’IAE dans les politiques de
l’emploi
Cette section s’intéresse aux relations entre les différentes fractions de l’espace
administratif engagées dans la construction d’une action en matière d’insertion par le travail.
Elle analyse deux séquences de ce processus : la première correspond au rôle central joué par
un haut-fonctionnaire, proche du pouvoir politique, dans le développement des structures
d’insertion et la création d’un espace de production et de coordination de la politique
d’insertion. La seconde séquence revient sur la redistribution des responsabilités
administratives en matière d’insertion par le travail qui inscrit la politique d’insertion par
l’économique dans les politiques de l’emploi.
A. Du rapport Alphandéry au conseil national de l’insertion par l’activité
économique : le rapprochement des dispositifs associatifs d’insertion par le
travail
-
Le rapport Alphandéry, développer et coordonner les initiatives associatives d’insertion
par le travail
En 1990, un rapport va jouer un rôle important dans le développement de l’espace de
l’IAE. Il incite les responsables politiques à inscrire les initiatives associatives en
matière d’« insertion par l’économique » au centre de la politique gouvernementale de lutte
contre le chômage de longue durée. Son auteur, C. Alphandéry est un haut fonctionnaire qui
bénéficie, de par son parcours biographique, d’un prestige certain auprès des responsables
politiques et de la haute administration (voir encadré ci-dessous). Dans un premier temps, cette
partie revient sur le rapprochement entre les entreprises d’insertion (EI) et les associations
intermédiaires (AI) opéré par le rapport. Elle analyse ensuite la mise en œuvre des
préconisations du rapport par le gouvernement de M. Rocard, et notamment la création d’une
instance nationale spécifiquement dédiée à la coordination de l’action publique en matière
d’insertion par l’économique.
97
Encadré 6 – Biographie succincte de C. Alphandéry
C. Alphandéry nait à Paris en 1922 dans une famille bourgeoise ancrée à gauche. Son grand
père est député-maire radical socialiste de Chaumont. Son père, « libertaire convaincu »,
combat dans l’armée française lors des deux guerres mondiales. À l’automne 1941, C.
Alphandéry s’engage dans la résistance. Il termine la guerre comme président du comité
départemental de Libération de la Drôme. Il a alors 20 ans et adhère au Parti communiste.
Énarque en 1946, il effectue un passage à la direction du Trésor Public du ministère des
Finances, puis rejoint le secrétariat des Nations-Unies à New York comme expert
économique. Entre 1964 et 1980, il dirige la banque de construction des travaux publics, un
grand groupe immobilier dont il développe avec succès l’activité bancaire. Il préside en 1969
la Commission habitat du VIème Plan.
Il quitte le Parti Communiste en 1956 suite au rapport Khrouchtchev. Il fréquente alors le
cercle « Jean Moulin » où il rencontre M. Rocard, puis le club « Echange et projets » où il se
lie d’amitié avec les futurs représentants de la « nouvelle gauche » comme J.-B. de Foucault
et J. Delors. En 1974, il adhère au Parti socialiste, intègre la commission économique du
Parti, et devient un proche soutien de M. Rocard. En 1983, il est Directeur des bureaux
d’étude de la Caisse des dépôts et consignations (CDC). Acteur historique du financement de
l’habitat social, la CDC intervient de façon croissante à partir de 1988 sur les questions
d’insertion économique par le biais de son Programme Développement Solidarité (PDS)85.
Entre 1991 et 2010, il préside le Conseil national d’insertion par l’activité économique
(CNIAE).
C. Alphandéry découvre l’existence des associations d’insertion par le travail au début
des années 1980. Responsable des bureaux d’étude de la CDC, il dirige alors plusieurs enquêtes
sur le développement local et les politiques urbaines au sein des quartiers populaires. L’homme
se prend de passion pour les structures d’insertion par le travail. Ces initiatives contribuent à
transformer sa vision du monde et son engagement militant. Communiste d’obédience marxiste
dans les années 1960, C. Alphandéry se convertit aux idéaux du secteur associatif et loue les
bienfaits de la « société civile » 86.
85
Parmi les quatre grands domaines prioritaires du PDS adoptées en 1988 figurent « le développement
économique, social et culturel des villes » et « l’insertion sociale ». La Caisse finance directement des structures
d’insertion et leur groupement associatif. Elle commande également des études sur le développement social et
urbain.
86
« Quand j’ai quitté le parti communiste, tout le mouvement de ma pensée a consisté à mettre l‘accent sur le
nécessaire rôle de la société civile, du mouvement associatif (…) c’est à tous les niveaux que l’on doit retrouver
le rôle des citoyens » (Alphandéry, 1999 : 17).
98
C. Alphandéry voit dans l’accession de M. Rocard au poste de Premier ministre en 1988
un moyen de développer les initiatives associatives en matière de mise à l’emploi. Les deux
hommes, qu’une amitié lie depuis une dizaine d’années, partagent les mêmes convictions sur la
nécessité de favoriser l’initiative privée et de développer le secteur associatif. C. Alphandéry
présente à M. Rocard les dispositifs associatifs d’insertion par le travail, insiste sur leur
efficacité et recommande au Premier ministre de les développer afin d’en faire un axe important
de sa politique de lutte contre le chômage de longue durée. Intéressé, M. Rocard demande à C.
Alphandéry d’établir un ensemble de préconisations visant à déployer ces initiatives87.
Le rapport intitulé « Les structures d’insertion par l’économique » est publié en juillet
1990. Il s’appuie sur un groupe de travail d’une vingtaine de membres, composé à part égale de
fonctionnaires (des administrations de l’Emploi et de l’Action sociale et des Délégations
interministérielles à l’économie sociale et au revenu minimum d’insertion) et d’acteurs
associatifs (dirigeants et représentants de fédérations d’entreprises d’insertion et d’associations
intermédiaires)88. Une quarantaine de personnes ont également été consultées par C.
Alphandéry dont près de la moitié sont des fonctionnaires, les autres appartiennent au secteur
associatif89.
L’influence du rapport Alphandéry sur le processus de développement et
d’institutionnalisation de l’espace associatif d’insertion par le travail est double. Premièrement,
le rapport met en avant la nécessité d’augmenter les crédits d’État aux associations. Les
arguments mobilisés rejoignent ceux des acteurs associatifs analysés dans le premier chapitre
de la thèse : le rapport met en avant les bienfaits du travail qui permet de « resocialiser », de «
87
Lors de notre entretien, C. Alphandéry raconte non sans amusement le contexte dans lequel il saisit le Premier
ministre sur la question de l’insertion par l’économique. En février 1990, il passe ses vacances hivernales à la
station de ski des Arcs. Le télésiège qu’il partage avec M. Rocard et Jean Pierre Soisson (alors ministre du Travail)
tombe en panne pendant près d’une heure : « c’était absolument miraculeux de pouvoir parler autant de temps au
Premier ministre et donc il m’a dit c’est passionnant mais il faut mettre de l’ordre dans tout ça, fais-moi un rapport
et il m’a dit c’est très pressé, on était à Pâques, il m’a dit il faut que tu me remettes le rapport avant le 14 juillet.
Et donc j’ai mis trois mois pour faire ce rapport » (extrait d’entretien réalisé avec C. Alphandéry le 15 novembre
2012).
88
Quatre fédérations sont représentées au sein du groupe de travail : la COORACE, le comité national de liaison
des régies de quartiers (CNLRQ), le Comité national des entreprises d’insertion (CNEI), la Fédération nationale
des associations d’accueil et de réinsertion sociale (FNARS).
89
C. Alphandéry explique cette parité entre fonctionnaires des administrations et acteurs du monde associatif
comme le résultat d’un compromis entre la nécessité de « donner la parole aux acteurs de terrain » et des objectifs
de simplification et d’harmonisation imposés par les ministères commanditaires du rapport : « c’est (l’insertion
par l’économique) une politique qui est faite par les acteurs de terrain, il fallait qu’ils soient largement consultés.
(…) d’un autre côté, même si c’est moi qui avais suscité le rapport, c’était quand même une commande officielle
des deux ministres, Emploi et Affaires sociales et il fallait laisser une place importante à leurs administrations »
(extrait d’entretien réalisé avec C. Alphandéry le 15 novembre 2012).
99
responsabiliser » les « exclus » et, ainsi, de leur faire « retrouver leur dignité ». L’insertion par
le travail constitue une « réponse prometteuse pour enrayer le problème de l’exclusion ». Une
réponse de surcroît rentable puisque qu’elle permet de réduire « le coût élevé des allocations de
chômage et les aides diverses au public embauché ». Les responsables politiques doivent ainsi
considérer le secteur associatif comme un « investissement », l’aide de l’État étant en retour
« démultipliée par les recettes tirées des activités » commerciales des structures.
Enfin, le rapport présente les « structures d’insertion par l’économique » comme étant
particulièrement adaptées à la mise au travail des allocataires du RMI. Cet argument occupe
une place centrale dans le rapport. En insistant sur ce point, C. Alphandéry souhaite répondre
aux préoccupations du gouvernement de M. Rocard et qu’il prenne ces initiatives « plus au
sérieux ». L’accroissement soudain du nombre d’allocataires du RMI dès 1989 entraine des
difficultés dans la mise en œuvre du volet insertion du dispositif. Les départements peinent à
faire face à leurs obligations consistant à proposer aux allocataires des actions en matière
d’insertion professionnelle90. Pour C. Alphandéry, la mise au travail des bénéficiaires
« marchait très mal » et « embêtait » d’autant plus le Premier ministre que le dispositif
constituait l’une des principales mesures de son programme politique. La stratégie mobilisée
dans le rapport consiste alors à présenter les associations d’insertion comme des possibilités
d’insertion inexploitées, susceptibles de mettre au travail un nombre important d’allocataires
du RMI « lourdement handicapés ».
Ces arguments permettent de justifier les demandes faites dans le rapport d’augmenter
des crédits « largement insuffisants » pour les associations d’insertion. Des demandes
auxquelles M. Rocard et son ministre du Travail J.-P. Soisson répondent favorablement. Les
crédits affectés par le ministère de l'Emploi aux entreprises d'insertion sont multipliés par quatre
90
La loi qui instaure le RMI scinde le dispositif en deux volets : un volet « allocation » ou « redistributif »
correspond à un droit individuel et universel à percevoir, sous condition de revenu, une allocation monétaire et à
bénéficier des droits sociaux essentiels (couverture maladie, aide au logement). Le volet « insertion » ou « actif »
renvoie aux engagements réciproques entre la collectivité et l’allocataire définis dans un « contrat d’insertion ».
La collectivité s’engage à proposer des actions « d’insertion », le bénéficiaire s’engage à réaliser ces actions en
contrepartie de l’allocation (Astier, 1991, Castel & Laé, 2000). Le pilotage institutionnel du dispositif est partagé
entre l’État qui finance l’allocation et les conseils généraux qui assurent la mise en place des actions d’insertion
qui concernent la santé des allocataires (inscription dans une démarche de soins), leur situation vis-à-vis du
logement (constitution d’un dossier de logement social) ou leur insertion professionnelle. La montée en charge
rapide du dispositif, entraine des difficultés pour les départements qui ne parviennent pas à proposer à de nombreux
allocataires des activités d’insertion.
100
en quatre ans (46 millions de francs en 1990 à 250 en 1994)91. Le nombre d’entreprises
d’insertion (EI) triple sur la même période : l’administration de l’emploi en recense 207 en
1990, 420 en 1992 et 674 en 1994. Le nombre de salariés en insertion dans ces structures
augmente également fortement puisqu’il passe de 1 604 à la fin de l’année 1990 à 6 585 en
1994.
Les associations intermédiaires (AI) voient également s’accroitre leurs financements. À partir
de 1991, elles bénéficient d’une aide au démarrage et d’une subvention pour renforcer
l’accompagnement dispensé aux chômeurs (les aides prévues par le gouvernement précédent
ne consistaient qu’en des mesures d’exonération de cotisations fiscales). Le nombre d’AI passe
de 225 en 1987, année de leur reconnaissance réglementaire, à 849 en 1991 et à plus de 1 000
en 199392. Sur cette période, le volume d’heures travaillées dans ces structures augmente de
26 % chaque année et atteint l’équivalent de 13 000 emplois à temps plein en 1993. La même
année, près de six nouvelles AI sont créées chaque mois, et 46 418 personnes sont mises à
disposition (contre 24 588 en 1990).
Le deuxième intérêt du rapport Alphandéry est qu’il élabore pour la première fois une
même définition des différents dispositifs d’insertion existants93. Il est également le premier à
proposer de renforcer leur coordination et de mettre en place des instances de pilotage commun.
Le rapport élabore une définition commune aux entreprises d’insertion et aux associations
intermédiaires, regroupées sous l’appellation générique de « structures d’insertion par
l’économique ». « À la merci du marché », « nécessairement attentives à la satisfaction de la
clientèle », ces structures se distinguent des organisations de mise au travail du champ de l’aide
sociale (les CAVA) ou du handicap qui interviennent sur des marchés « protégés », c’est-à-dire
préservés de la concurrence.
Le rapport différencie également les structures d’IAE des entreprises lucratives en insistant sur
les caractéristiques des chômeurs qu’elles embauchent (« improductifs », « marginalisés »,
« rejetés hors des circuits productifs ») et sur leur prise en charge spécifique (un
« accompagnement qu’aucune entreprise ordinaire n’a vocation à apporter » (Alphandéry,
1990 : 16)). Cette « mission de solidarité » neutralise les accusations de concurrence déloyale
91
Ce montant ne représente cependant qu'environ 0,38 % du budget global consacré par la délégation à l'emploi à
l'ensemble des aides à l'emploi relevant de ce ministère, soit 66 milliards de francs en 1994.
92
Ces chiffres et les suivants sont extraits du document intitulé : Les associations intermédiaires en 1993,
Premières Informations, DARES, n°420, août 1994.
93
On verra que cette logique de regroupement des dispositifs associatifs sous une même catégorie d’action
publique est au cœur de la réforme de 1998.
101
des représentants patronaux94. Les subventions apportées par l’État sont légitimes car elles
compensent « l’effort de recrutement, de formation et d’accompagnement social » des
structures d’insertion. Par ailleurs, les créneaux d’activité investis par les structures d’insertion
(protection de l’environnement, gestion d’espace public, service d’aide à domicile, etc.) sont
peu rentables et délaissés par les entreprises classiques. Enfin le rapport met en avant le rôle de
pourvoyeurs de main d’œuvre joué par les entreprises d’insertion et les associations
intermédiaires. En « préformant » des individus « encore inaptes » ou « peu utilisables » par les
entreprises, les structures d’insertion par l’économique facilitent leur recrutement.
D’un côté, l’offre d’un emploi (contre une « occupation ») et le respect des contraintes
concurrentielles (contre le « marché protégé ») distinguent les structures d’insertion des
dispositifs de formation ou de mise au travail dans le secteur de l’aide sociale et du handicap.
De l’autre, le recrutement sur critères sociaux (contre la sélectivité) et l’absence de lucrativité
(contre le profit) démarquent les structures d’insertion des entreprises ordinaires. Le rapport
Alphandéry formalise des modalités de fonctionnement et des objectifs communs aux EI et aux
AI : d’une part « elles tendent à se développer selon les lois du marché, à devenir des
entreprises à part entière », de l’autre « elles sont ramenées par leur recrutement à leur vocation
de solidarité » (idem : 24), « elles offrent à des personnes en extrême difficulté un emploi
régulier et un accompagnement social approprié » (idem : 15).
Cette définition identique des EI et des AI permet à C. Alphandéry d’insister sur le
problème de leur dispersion et sur la nécessité de leur rapprochement. Le rapport constate avec
regret l’absence de coordination entre les deux dispositifs et insiste sur le fait que si l’IAE existe
dans les pratiques, elle n’existe pas en tant que secteur d’action publique. Les deux dispositifs
existants sont régis par des modalités de fonctionnement différentes qui coexistent de manière
autonome. Les AI pratiquent le prêt de main d’œuvre : elles embauchent des chômeurs et les
mettent à disposition de leurs clients pour des missions de courte durée. Au moment du rapport,
elles font l’objet d’un encadrement réglementaire précis et conséquent. Un article du code du
travail définit leurs objectifs et plusieurs circulaires précisent leurs modalités de
fonctionnement. Les EI embauchent des chômeurs sur des contrats à durée déterminée et les
affectent à des postes de travail au sein de l’entreprise. La réglementation les concernant se
résume à une circulaire produite par les administrations de l’Emploi et de l’Action sociale qui
94
Je reviens sur les rapports entre syndicats de salariés, organisations patronales et structures d‘insertion dans la
partie suivante de ce chapitre.
102
interviennent alors à part égale dans la gestion de ces dispositifs. Les représentants associatifs
des deux dispositifs (réunis au sein du COORACE pour les AI et du CNEI pour les EI)
n’entretiennent aucun lien.
« Fragmentation », « absence de coordination » et de « cohésion » entre les mesures
réglementaires qui encadrent le fonctionnement des EI et des AI, « dispersion » de leurs
implantations, « maquis des aides, des procédures et des partenaires » et défaut de pilotage de
l’État sont les constats récurrents du rapport. La mise en place d’une action publique commune
aux AI et aux EI et la définition d’une « politique globale » en matière d’insertion par
l’économique sont d’autant plus légitimes que le rapport insiste sur leurs points communs et les
présente comme complémentaires.
En s’appuyant sur ce constat, C. Alphandéry recommande de créer une instance de pilotage et
de coordination commune aux dispositifs d’insertion par le travail, un « Comité National dont
la première tâche serait de mettre en cohérence des textes, aujourd’hui épars, pour définir les
outils et les procédures, d’animer, de coordonner, d’évaluer et de faire connaitre les actions
d’insertion par l’activité économique » (idem : 11). Cette préconisation trouvera son application
dans la création du Conseil national de l’insertion par l’activité économique (CNIAE)95. La
partie suivante revient sur l’action de ce conseil dans les années 1990, et plus particulièrement
sur sa contribution à la normalisation des relations entre les acteurs associatifs de l’insertion,
les organisations patronales et les syndicats de salariés.
-
Un espace de coordination spécifique : le CNIAE
Le gouvernement de M. Rocard met en œuvre plusieurs préconisations du rapport
Alphandéry. Entre 1990 et 1993, il double les crédits d’État au AI et aux EI. Il officialise
l’existence des entreprises d’insertion en les inscrivant dans le code du travail. Mais l’une des
principales mesures réside dans l’instauration du CNIAE, placé sous l’autorité du Premier
ministre. Michel Rocard nomme C. Alphandéry, président du CNAIE, lequel va occuper ce
poste jusqu’en 2009. Ce dernier sollicite J. Dughera pour le poste de Secrétaire général du
Conseil à mi-temps. Les deux hommes se rencontrent l’année précédente, lorsque C.
Alphandéry consulte J. Dughera dans le cadre de son rapport, ce dernier étant alors chargé de
95
Le CNIAE est institué par l’article 7 de la loi du 3 janvier 1991. Sa composition et les modalités de son fonctionnement sont
définies par le décret du 7 mai 1991.
103
mission à la délégation interministérielle à l’insertion professionnelle et sociale des jeunes en
difficulté (DIIJ). Les deux hommes sont salariés de la CDC. J. Dughera est mis à disposition
du conseil à mi-temps. La CDC finance également le temps de travail de l’assistante du
Secrétaire général qui assure les tâches de secrétariat.
Pour les acteurs associatifs, l’accroissement des crédits d’État et la mise en place du
CNIAE inaugure une nouvelle période, celle de leur reconnaissance symbolique et de la mise
en politique publique de leur action. Pour un dirigeant associatif, lorsque « Claude Alphandéry,
un haut fonctionnaire, est arrivé avec son rapport, on (les dirigeants de structures d’insertion)
était tous vachement heureux : enfin on nous reconnaissait, la Caisse des dépôts nous déroulait
le tapis rouge, on avait des moyens, on allait faire une vraie politique d’insertion ». Pour un
ancien dirigeant de structure d’insertion qui siège au CNIAE dans les années 1990, « la période
Rocard a représenté une vraie prise en compte, sur beaucoup d’aspects, le CNIAE, mais aussi
la relance des missions locales après une période de glaciation de Séguin. La mise en place du
RMI accélère tout ça. Il y a eu un vrai investissement politique » 96.
Toutefois la capacité du CNIAE à animer l’action publique en matière d’IAE, à
coordonner l’intervention des différents acteurs, varie en fonction des alternances politiques.
En 1993, deux ans après sa création, l’arrivée d’un gouvernement de droite prive le Conseil des
financements de la CDC. « Orphelin de la caisse », selon l’expression employée par son délégué
général, le CNIAE connait une période de sommeil de trois années, jusqu’au retour de la gauche
au gouvernement en 1997. À partir de cette date, les gouvernements successifs confient au
CNIAE un rôle central dans l’élaboration et la conduite des réformes de l’IAE. Les
organisations qui siègent au CNIAE sont reconnues par les responsables politiques comme
légitimes pour participer à la construction de ces réformes. Siègent au CNIAE les fédérations
associatives qui représentent les différentes catégories de structures d’insertion (le CNEI
représente les entreprises d’insertion, la COORACE les associations intermédiaires, la FNARS
les CAVA), les administrations centrales concernées par l’IAE (délégation à l’Emploi, direction
de l’Action sociale, de la Protection judiciaire de la jeunesse, etc.), des syndicats de salariés et
des organisations patronales.
96
Extrait d’entretien réalisé le 27 juin 2013.
104
Cette partie revient sur le rôle joué par le Conseil dans l’apaisement des conflits et la
normalisation des relations entre les représentants des gestionnaires associatifs, les
organisations patronales et les syndicats de salariés. Le développement de l’insertion par le
travail sous le gouvernement Rocard au début des années 1990 redouble la mobilisation des
milieux patronaux et des syndicats contre ces dispositifs de mise au travail. Les organisations
patronales97 attaquent les entreprises d’insertion au motif qu’elles livrent une concurrence
déloyale aux entreprises « classiques », en raison des crédits d’État dont elles bénéficient. Ces
aides publiques permettraient aux entreprises d’insertion de produire à moindre coût et
constitueraient à ce titre une distorsion au principe de libre concurrence98.
Au niveau local, l’hostilité des représentants patronaux se manifeste notamment à travers les
pressions exercées sur les chambres consulaires afin que les entreprises d’insertion ne
bénéficient pas de leurs services (Bailleau, 1986 : 113). La défiance entre patronat et monde de
l’insertion culmine en 1993, lorsque la fédération des entreprises du bâtiment du Nord-Pas-deCalais saisit le conseil de la concurrence sur la question des effets induits par les entreprises
d'insertion en matière de concurrence déloyale dans l’obtention des marchés publics. Ce conseil
mène alors une analyse détaillée des marchés remportés par les EI dans plusieurs régions et
estime que ces dernières n’exercent pas de concurrence déloyale vis-à-vis des entreprises
classiques dans l’accès aux marchés publics99.
Du côté des syndicats de salariés, la Confédération générale du travail (CGT) et Force
ouvrière (FO) s’opposent systématiquement au développement des associations intermédiaires.
En 1993, un numéro de Force Ouvrière Hebdomadaire s’intitule « Associations
intermédiaires : fausse insertion et vraie précarité ». Le syndicat estime que les AI sont des
« instruments de l’emploi précaire qui desserviront les intérêts de ceux qu’ils servent en
apparence », c’est-à-dire les chômeurs. Le développement des AI encouragé par le
gouvernement contribue à la création d’un « marché du travail parallèle » au sein duquel le coût
de la main d’œuvre est artificiellement tiré vers le bas en raison des exonérations de charges
97
La confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME) et le conseil national du patronat
français (CNPF) sont à la tête de la mobilisation au niveau local et au sein du CNIAE.
98
Le premier chapitre de la thèse évoque quelques exemples de manifestation de ces oppositions comme la
parution en août 1985 d’une note du Conseil national du patronat Français (CNPF, ex-MEDEF) dans laquelle
l’organisation pointe que « le développement excessif de l’économie sociale dans le secteur marchand »
menacerait les entreprises du secteur concurrentiel en raison de la « distorsion de la concurrence » créée par « les
avantages financiers et fiscaux » dont bénéficieraient les entreprises intermédiaires (ex entreprises d’insertion).
99
Voir l’avis n° 94-A-01 du 5 janvier 1994 relatif à une demande d'avis sur les effets produits vis-à-vis des règles
de concurrence par les « entreprises d'insertion par l'économique » rendu par le Conseil de la concurrence.
105
sociales et des avantages sociaux dont bénéficient utilisateurs et employeurs. Le syndicat
indique que l’emploi massif de « salariés intermittents » par les AI se substitue aux emplois de
droit commun dans les administrations et les entreprises. Au niveau local, le syndicat se
prononce systématiquement contre les demandes d’agrément de nouvelles associations
intermédiaires. À plusieurs reprises au cours des années 1990, le syndicat soutient des salariés
qui attaquent aux prud‘hommes les dirigeants des associations intermédiaires qui les emploient.
En 1994, Marc Blondel, dirigeant de FO, rappelle au ministre de l’Emploi, M. Giraud, la prise
de position défavorable de son syndicat à l’égard des associations intermédiaires.
La CGT dénonce également « la logique de diminution du coût du travail sur laquelle
s’appuie le secteur de l’insertion pour se développer ». Le syndicat consacre un dossier à
l’insertion par le travail dans son hebdomadaire Trajectoires d’août 1999. Il met l’accent sur
l’échec des politiques d’insertion par l’activité économique, « largement inefficaces », et sur la
nécessité de « transformer » ces politiques en instaurant un système de rémunération
« correcte » ainsi qu’« un véritable statut du travail » en « impliquant le « patronat » dans la
gestion de ces politiques. La présence du syndicat au CNIAE est un moyen pour la CGT de
« faire valoir (ses) propositions et revendications dans ce domaine ».
La création en 1996 d’un collège regroupant les organisations patronales et les syndicats
de salariés au sein du CNIAE est une tentative pour apaiser les conflits et normaliser leurs
relations avec les acteurs de l’insertion. Pour son président, il s’agit de résoudre le « problème
majeur » de l’insertion par l’activité au cours des années 1990 :
« L’objectif du collège partenaires sociaux, c’était d’essayer de calmer les
tensions. Parce qu’au local, quand une association essayait d’installer une
structure d’insertion par l’économique, automatiquement il y avait le tollé des
petits artisans ou des PME. Du coup, au Conseil, on était obligé de leur dire oui
mais ils prennent des gens que vous ne voulez pas prendre. (…) L’autre frontière
c’est tout de même les syndicats de salariés, plus la CGT que la CFDT, et au
fond ils ne pouvaient pas s’empêcher de penser qu’il s’agissait d’une armée de
réserve du patronat. » (Claude Alphandéry, administrateur de la Caisse des
dépôts et consignation et président du CNIAE entre 1991 et 2009, entretien
réalisé le 15 novembre 2012.)
106
Plusieurs enquêtés soulignent la contribution du CNIAE à l‘apaisement des tensions et à
la normalisation de leurs relations avec les syndicats de salariés et les organisations patronales.
Pour C. Alphandéry, les « deux mondes ont appris à se connaitre », à dépasser leurs
« oppositions de principe » en échangeant dans le cadre du Conseil. Pour un représentant
associatif qui siège au CNIAE pendant les années 1990, les organisations patronales « ont fini
par comprendre, à force de pédagogie, à force de débats et d’échanges, que leurs accusations
de concurrence déloyale ne tenaient pas ».
En tant qu’espace de débats et de concertations, le CNIAE semble donc avoir joué un rôle
important dans l’institutionnalisation des relations entre d’un côté les structures d’insertion et
leurs représentants et de l’autre les syndicats d’employeurs et les organisations patronales.
Caractérisés par la défiance tout au long des années 1990, les rapports entre les « deux mondes »
empruntent aujourd’hui le registre de la coopération et du « partenariat ». Ainsi, le CNEI qui
fédère la moitié des entreprises d’insertion, et le MEDEF signent une convention de partenariat
en 2011 qui vise à leurs actions en adaptant « l’offre d’insertion » des entreprises
d’insertion aux besoins en main d’œuvre des entreprises. De même, le collectif Alerte, créé au
milieu des années 1990, regroupe, à partir des années 2000, des grandes associations
gestionnaires de structures d’insertion, des syndicats de salariés et des organisations
patronales100.
En instaurant le CNIAE, l’État permet aux représentants associatifs de l’insertion de
s’engager dans un processus de légitimation et de reconnaissance de leurs activités auprès des
syndicats et des organisations patronales. La normalisation de leurs relations montre que les
acteurs de l’IAE parviennent progressivement, par l’intermédiaire du CNIAE, à
institutionnaliser un espace intermédiaire, qui s’intercale entre l’espace du marché concurrentiel
et celui de l’espace politico-administratif.
100
La coopération entre associations et partenaires sociaux au sein d’Alerte donnera lieu à la production d’un guide
intitulé « Vers l’emploi mais pas tout seul » publié en 2011. Pour le MEDEF, membre d’Alerte, ce guide a permis
de « construire une culture commune de l’accompagnement (des chômeurs), prenant en compte les besoins des
personnes et les besoins des employeurs ». Citation extraite de l’article consacré à la présentation du guide sur le
site du MEDEF (http://www.medef.com/medef-tv/actualites/detail/article/vers-et-dans-lemploi-mais-pas-toutseul.html).
107
B. Quand le ministère de l’Emploi prend la main : retour sur un arbitrage
politique qui reconfigure les responsabilités entre administrations
ministérielles
À la suite du rapport Alphandéry, le ministère de l‘Emploi et celui des Affaires sociales
renforcent leur implication dans la construction de l’action publique en matière d’insertion par
le travail. Leurs administrations centrales, la Délégation générale à l’emploi et à la formation
professionnelle (DGEFP) et la Direction de l’action sociale (DAS) augmentent leurs
financements. Des fonctionnaires se spécialisent sur les questions d’insertion par le travail et
siègent au CNIAE. Surtout, les deux ministères coordonnent leurs interventions. Ils élaborent
conjointement la réglementation qui encadre le fonctionnement des entreprises d’insertion. Le
dispositif fait l’objet de financements complémentaires. Au niveau local, son pilotage l’instruction des dossiers, l’attribution des crédits et l’évaluation des structures – fait l’objet
d’une action concertée entre les services déconcentrés101.
-
Une recomposition des tutelles administratives au niveau national et local :
Le pilotage interministériel de l’action publique en matière d’insertion par le travail laisse
la place à un pilotage unilatéral par le ministère de l’Emploi et son administration. À la fin des
années 1990, celui-ci est le seul responsable du financement et de la réglementation des
dispositifs d’insertion. Cette reconfiguration des responsabilités administratives est mise en
place par le cabinet de M. Aubry, ministre de l’Emploi et de la Solidarité. Contrairement aux
découpages ministériels du début des années 1990 où les administrations de l’emploi et de la
solidarité relèvent de deux ministères distincts (le ministère du Travail et de l’emploi d’un côté,
celui des Affaires sociales de l’autre), le ministère dirigé par M. Aubry exerce sa tutelle sur les
deux administrations. La ministre souhaite consacrer une partie de sa loi d’orientation relative
à la lutte contre l’exclusion à l’insertion par l’activité économique.
101
La circulaire du 30 décembre 1991 qui précise le soutien de l’État aux entreprises d’insertion est rédigée
l’administration du travail et de l’emploi et celle de l’action sociale. Elle organise un pilotage collégial du dispositif
par les deux administrations qui lui consacrent des financements sensiblement équivalents : 80 millions en 1991
puis 100 millions en 1992 pour le ministère des Affaires Sociales, 70 millions de francs en 1991 puis 144 millions
en 1992 pour celui du Travail et de l’Emploi.
108
La réforme de l’IAE, qui prévoit d’augmenter les crédits d’État, satisfait les
revendications des acteurs associatifs qui ont vu leurs financements stagner depuis 1995 et le
retour de la droite au pouvoir. La loi d’orientation et de lutte contre les exclusions prévoit de
doubler le nombre de chômeurs embauchés dans les EI en trois ans. Les EI bénéficient
également d’une exonération totale des cotisations patronales de sécurité sociale et d’une
revalorisation de leur aide au poste de 20 %102. La réforme instaure également le « fonds
départemental pour l’insertion » (FDI) qui complète les aides de l’État existantes. Doté de 45
millions de francs en 1999, puis de 70 millions en 2000, le FDI prend la forme d’un appel à
projet : les structures déposent une demande de conventionnement auprès des services
déconcentrés de l’État. Les projets financés portent sur le développement des structures (projets
d’investissement), ou leur démarrage (financement d’études prospectives, de faisabilité, de
locaux ou d’équipement).
Si les membres du CNIAE sont largement consultés sur le contenu et la mise en œuvre
de ces mesures, la décision de basculer l’ensemble des crédits consacrés aux dispositifs
d’insertion par le travail au ministère de l’Emploi est imposée par le cabinet de M. Aubry à
l’ensemble des acteurs associatifs. Le recoupement des témoignages recueillis au cours de
l’enquête met en avant le rôle joué par P. De Saintignon, ancien dirigeant associatif et conseiller
de M. Aubry sur la thématique de l’emploi. Ce dernier justifie l’arbitrage en faveur de
l’administration de l’emploi en présentant la décision aux acteurs associatifs et aux responsables
du Conseil comme une garantie de simplification et d’harmonisation de l’intervention de l’État.
Pourtant les enquêtés qui étaient membres du Conseil dans les années 1990 regrettent les
effets de cette décision. Rétrospectivement, ils analysent le basculement des crédits vers
l’administration de l‘emploi comme la fin du pilotage interministériel de l’action publique en
matière d’insertion par le travail instauré au début des années 1990. Progressivement les autres
administrations ministérielles impliquées dans le pilotage de l’insertion cessent d’intervenir.
Ainsi, pour C. Alphandéry qui préside le CNIAE, si, dans la première moitié des années 1990,
l’investissement des administrations de l’Emploi et de l’Action sociale est comparable, « le
poids de l’action sociale, s’est réduit petit à petit. (…) Ils étaient toujours présents, mais
extraordinairement moins investis, vraiment ». Un représentant associatif qui siège alors au
102
Les EI perçoivent une aide de l’État pour chaque poste de travail occupé par un salarié en insertion. D’un
montant initial de 38 000 francs par an et par poste, cette aide passe à 50 000 francs en 1998.
109
CNIAE indique quant à lui qu’à la fin des années 1990, « la DGEFP a pris totalement le pouvoir
sur le CNIAE ». Des propos partagés par J. Dughera, le secrétaire général du CNIAE pour qui :
« Il y a une époque assez bénie où on a un équivalent social à côté d’un
équivalent emploi. (…) Ce qui fait basculer la chose c’est en 98, le ministère a
dit crédit unique à la DGEFP. Tout le financement des structures d’insertion est
passé côté de la DGEFP, la DAS a eu de moins en moins de crédits. C’était
présenté par le cabinet et par Saintignon comme une simplification, on n’a rien
vu venir, mais cela a introduit malheureusement des germes de démotivation
d’un certain nombre d’agents publics. (…) Et au CNIAE, on s’est retrouvé avec
une DAS qui s’est retirée, sauf des éléments militants (…). On s’est retrouvé à
partir de 2000 avec une DGEFP hyper puissante. Aujourd’hui malheureusement
l’IAE n’est pas interministérielle, alors que dans les faits l’IAE est forcément
interministérielle. (…) On n’a pas été capable au niveau du conseil national de
monter une politique publique interministérielle avec des financements croisés,
ce qui fait qu’on arrive à une situation que je regrette : c’est une politique de
l’emploi. Alors qu’au départ c’est une politique de lutte contre les exclusions. »
(Entretien réalisé le 8 février 2013.)
Christine est l’un des « éléments militants » au sein de la DAS évoqué par J. Dughera.
Chargée des questions d’insertion par l’économique à la DAS dès le début des années 1980,
elle participe à l’écriture des textes qui réglementent les entreprises intermédiaires puis les
entreprises d’insertion103. Lors de notre entretien, elle insiste, elle aussi, sur les effets de
l’arbitrage budgétaire du cabinet de M. Aubry en faveur du ministère de l’emploi. Elle met
également en avant d’autres facteurs qui expliquent le retrait de son administration dans le
pilotage et le financement de l’insertion par l’économique :
« Le coup de semonce c’est 98. C’est la vraie perte de l’insertion par l’activité
pour nous (la DAS) (…). En 98 il y a tous les débats sur la loi et il y a eu des
enjeux et on a fait des notes au cabinet sur qu’est-ce qu’on fait, compétences
sociales, compétences emploi, compétence partagée, moi j’ai toujours été pour
la compétence partagée. (…). Et la dernière réunion de cabinet, Saintignon, est
103
Le premier chapitre de cette thèse s’appuie sur le témoignage de Christine pour analyser le partage des
responsabilités administratives en matière d’insertion par le travail au milieu des années 1980.
110
arrivé et il a dit ça y est, on a décidé, cela va être l’emploi. Il s’est tourné vers
moi et il a dit je suis désolé. Après, par exemple au Grenelle de l’insertion (en
2007-2008) je n’ai pas de positionnement de ma direction, je ne suis plus
soutenue par ma hiérarchie. (…) Petit à petit, l’IAE n‘est plus stratégique pour
la direction. La priorité c’est l’urgence, l’insertion par l’activité économique
c’est les autres, l’emploi et puis la caisse des dépôts. (…) Leur lettre de mission
ne parlait pas de l’insertion par l’activité économique. Alors qu’avant il n’y avait
pas de lettre de mission. C’est l’esprit LOLF, on rend des comptes, il y a des
objectifs mais c’est très cloisonné. » (Christine, fonctionnaire à la DAS en
charge de l’insertion par le travail, entretien réalisé le 27 juin 2014.)
Le retrait de la DAS du pilotage et du financement des dispositifs d‘insertion par le
travail s’inscrit dans le processus plus global de rétrécissement des moyens d’action de ce
ministère amorcé dès les années 1980. Les lois de décentralisation qui organisent les transferts
de compétence en matière de politique sociale vers les collectivités locales « démembrent » 104
l’administration ministérielle et ses services105. La création d’instances interministérielles comme la délégation interministérielle au revenu minimum d’insertion (DRMI) en 1988 –
contribue également à affaiblir le poids de l‘action sociale en lui retirant certaines de ses
prérogatives. Ainsi, à la fin des années 1990, la DAS « décroche » lors des négociations avec
le ministère du Budget et ne parvient plus « à avoir les mêmes crédits que (le ministère) de
l’Emploi ». À cela s’ajoute une monopolisation de nouveaux crédits par de nouveaux
dispositifs. À partir du milieu des années 1980, l’apparition de « la nouvelle pauvreté et
l’urgence sociale grignotent tous les crédits ». L’administration de l’Action sociale oriente en
priorité ses moyens vers les dispositifs d’urgence sociale : Samu Sociaux, établissements
d’hébergement d’urgence, équipes mobiles chargées « d’aller vers » les sans-abri, etc.
La mise en œuvre des dispositions de la Loi organique relative aux Lois de Finance
(LOLF) dans les années 2000 achève le processus de retrait de l’administration de l’Action
sociale vis-à-vis de l’insertion par l’économique. La nouvelle nomenclature budgétaire
instaurée par la LOLF définit des « programmes » et des « missions » qui délimitent
104
Cette citation et les suivantes sont extraites de l’entretien réalisé avec Christine le 27 juin 2014.
La loi du 22 juillet 1983 confie aux départements une compétence de droit commun en matière d’aide sociale
dans les domaines de l’aide sociale à l’enfance, de l’aide aux personnes handicapées adultes, de l’aide aux
personnes âgées. Les lois de 1988 et 1992 sur le revenu minimum d’insertion et le logement des personnes les plus
démunies renforcent les responsabilités des départements.
105
111
précisément l’intervention de chaque ministère. Rattachée aux missions de la DGEFP,
l’insertion par le travail ne constitue plus un enjeu d’intervention pour les dirigeants de la DAS.
Nicole se voit confier d’autres missions par ses supérieurs (notamment la politique
d’hébergement social). Elle continue toutefois de représenter la DAS au sein du CNIAE et des
groupes de travail pilotés par la DGEFP lors des réformes de l’insertion par l’économique.
La redistribution des tutelles administratives traduit la volonté des responsables politiques
d’inclure l’action des associations d’insertion par le travail dans les politiques de l’emploi. Bien
qu’elle affirme la mission d’insertion sociale des dispositifs d’insertion, la loi de juillet 1998
met l’accent sur leur objectif d’insertion professionnelle. La mise en œuvre de la réforme de
l’insertion par l’activité économique est confiée à la seule administration centrale de
l’emploi106. La partie suivante revient sur les mesures qui organisent au niveau local la
redistribution des compétences administratives en matière d’insertion par le travail. Autrement
dit, la redistribution des tutelles et des compétences administratives au niveau national se
décline au niveau local par une série de mesures qui ancrent les associations d’insertion par le
travail dans les politiques locales de l’emploi.
Dans le prolongement des préconisations du rapport Alphandéry, le gouvernement de M.
Rocard instaure en 1991 des comités départementaux de l’insertion par l’économique107.
Placées sous l’autorité des préfets de département, ces instances visent à instaurer un pilotage
local concerté, qui repose sur l’intervention conjointe et coordonnée des différentes
administrations et collectivités concernées par l’insertion par le travail. Siègent au sein de ces
comités des représentants des DDASS (les services déconcentrés du ministère des Affaires
sociales), des DDTEFP (Directions Départementales du Travail de l'Emploi et de la Formation
Professionnelle, services déconcentrés du ministère de l’Emploi), des collectivités locales, des
fédérations d’associations d’insertion, des syndicats de salariés et des organisations patronales.
106
La circulaire 99-17 du 26 mars 1999 détaille la réforme de l’insertion par l’activité économique. Elaborée par
la DGEFP, elle précise que le « passage par les structures d'insertion par l'activité économique doit (…) permettre
à la personne, de trouver ou de retrouver un emploi dans les conditions normales du marché du travail », de
« favoriser (son) accès ultérieur au marché du travail ». L’inflexion des objectifs de la politique d’insertion par
l’économique vers le retour à l’emploi ordinaire est affirmée avec constance tout au long du document.
107
Décret n° 91-747 du 31 juillet 1991 fixant la composition et le rôle du comité départemental d’insertion par
l’économique.
112
La réforme instaurée par la loi d’orientation de 1998 renforce les pouvoirs des services
déconcentrés du ministère de l’Emploi au sein de ces instances, rebaptisées comités
départementaux d’insertion par l’activité économique (CDIAE)108.
Alors qu’au début des années 1990, l’animation des comités départementaux était assurée
conjointement par des fonctionnaires des DDASS et des DDTEFP, celle des CDIAE est confiée
aux seuls agents des DDTEFP nommés « responsable(s) de l’insertion par l’activité
économique » par les préfets. Ces agents planifient l’action publique locale en matière
d’insertion par l’économique. Ils élaborent un « plan départemental pluriannuel pour l'insertion
et l'emploi » qui recense les structures d’insertion existantes et évalue les besoins en matière
d’insertion, en lien avec les particularités du tissu économique local. Ils examinent les dossiers
de demande de conventionnement des associations qui souhaitent créer une structure d’insertion
(la convention couvre une période d’une à trois années et précise le projet d’insertion de la
structure, le nombre de postes ouvrant droit aux aides de l’État, les profils des personnes en
insertion). Ils évaluent également les projets présentés au titre du FDI et décident du montant
attribué aux structures d’insertion.
Les fonctionnaires de l’administration déconcentrée du ministère du Travail et de l’emploi
jouent donc un rôle de premier plan dans le pilotage local de l’insertion par l’économique. Leur
position dominante au sein des CDIAE les amène à exercer leur contrôle sur les acteurs
associatifs, au détriment des autres administrations, notamment celles de l’action sociale.
La mise en place d’une procédure d’agrément délivrée par le service public de l’emploi
ancre également les associations d’insertion par le travail dans les politiques de l’emploi. Cette
procédure instaurée dans le cadre de la réforme de 1998, conditionne le versement des crédits
d’État à l’embauche de chômeurs ayant préalablement fait l’objet d’un « diagnostic individuel »
par les conseillers des Agences Nationales Pour l’Emploi (ANPE). Autrement dit, pour
bénéficier des aides de l’État, les associations d’insertion doivent recruter des chômeurs agréés,
c’est-à-dire ceux dont les agents du service publics de l’emploi estiment, après évaluation
individuelle, qu’ils connaissent des difficultés sociales et professionnelles. L’instauration de
l’agrément a pour objectif de renforcer le contrôle de l’administration de l’emploi sur les
pratiques associatives de recrutement. L’administration cherche à s’assurer que les associations
108
Voir l’article article L.322-4-16-4 du code du travail et le décret n° 99-105 du 18 février 1999 qui élargit les
compétences des anciens comités départementaux de l'insertion économique.
113
d’insertion « recrutent effectivement les personnes les plus éloignées du marché du travail »109
et respectent ainsi les objectifs que leur assigne l’administration de l’emploi.
La mise en place de la procédure d’agrément intègre l’IAE dans la palette des dispositifs
mobilisés par les agents du service public de l’emploi pour placer les chômeurs. Elle renforce
les relations entre ces agents et les professionnels des associations d’insertion qui doivent
coordonner leurs interventions, s’accorder sur des critères d’orientation et des modalités de
suivi des chômeurs. Au niveau local, des « conventions de coopération » sont signées entre les
ANPE et les associations d’insertion. Dans les agences locales, des cellules consacrées à
l’insertion par l’activité économique sont instaurées. À leur tête, des conseillers ANPE sont
formés spécifiquement à l’insertion par l’activité économique. Ces fonctionnaires gèrent les
relations avec les associations concernant la délivrance des agréments. En retour, la procédure
d’agrément a pour effet d’éloigner les associations des établissements du secteur de l’aide
sociale comme les centres d’hébergement, qui leur fournissaient la majorité de leurs salariés.
En effet, alors que ces établissements avaient pris l’habitude d’orienter directement leur
clientèle vers les structures d’insertion, la procédure d’agrément les contraint à solliciter le
service public de l’emploi afin que ces individus bénéficient d’un agrément.
Conclusion de la section
Cette section permet d’éclairer les relations entre les différentes administrations engagées
dans la production de l’action publique en matière d’IAE. Les rapports entre les administrations
de l’Emploi et de l’Action sociale se sont profondément reconfigurés. Au milieu des années
1980 les deux administrations développent des visions concurrentes de l’insertion et exercent
leurs tutelles sur des associations aux pratiques différenciées : les centres d’adaptation à la vie
active (CAVA) pour l’administration de l’action sociale, les entreprises intermédiaires pour
l’administration de l’emploi (cf. chapitre 1). À ce titre, on peut parler d’homologie entre
109
Le décret n° 99-106 du 18 février 1999 relatif à l'agrément par l'agence nationale pour l'emploi des personnes
embauchées dans les organismes d'insertion par l'activité économique indique qu’« en aucun cas, les structures
employeurs de l’insertion par l’activité économique ne peuvent assurer elles-mêmes le diagnostic des personnes
qu’elles sont susceptibles d’embaucher par la suite ». Il faut cependant noter que les professionnels des dispositifs
d’insertion gardent la main sur l’embauche des chômeurs orientés par l’ANPE.
114
l’espace administratif et l’espace associatif puisque leurs divisions internes reposent sur les
mêmes principes.
Au début des années 1990, un pilotage interministériel est mis en place sous l’effet des
préconisations du rapport Alphandéry. Les deux administrations interviennent à part égale dans
le financement et le pilotage des entreprises d’insertion (les associations intermédiaires sont
placées sous la tutelle du ministère de l’Emploi et les CAVA restent sous la responsabilité de
l’Action sociale).
La réforme instaurée par la loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions de
1998 met fin au pilotage interministériel et consacre le rôle du ministère de l’Emploi. Au niveau
central, la DGEFP conduit les réformes du secteur, élabore la réglementation et répartit les
crédits sur les territoires. Au niveau local, ses services instruisent les dossiers de
conventionnement des associations, leur attribuent des financements et évaluent leur action.
Ainsi, au début des années 2000, l’espace associatif de la mise travail se segmente en deux
régions séparées par une « frontière inférieure » (Autès, 1999 : 167) qui délimite les territoires
d’intervention des deux administrations ministérielles :
-
Une région officielle qui regroupe l’écrasante majorité des associations d’insertion par
le travail. Ces associations gèrent une ou plusieurs « structures d’insertion par l’activité
économique » : entreprises d’insertion (EI), associations intermédiaires (AI), ateliers et
chantiers d’insertion (ACI). Ces dispositifs sont placés sous la tutelle du ministère de
l’Emploi, bénéficient d’un statut dans le code du travail et font l’objet de procédures
administratives identiques : agrément préalable des chômeurs par le service public de
l’emploi, conventionnement par l’administration déconcentrée du ministère de
l’Emploi.
-
Une région informelle qui regroupe les dispositifs de « réentraînement au travail », les
CAVA, placés sous la tutelle de l’administration de l’Action sociale. Les CAVA sont
adossés à un établissement social (un centre d’hébergement et de réinsertion sociale
dans la grande majorité des cas). Le statut des travailleurs et les conditions de travail en
CAVA sont dérogatoires au droit du travail.
115
Les redistributions successives des compétences administratives mettent en lumière le
rôle du pouvoir politique. D’une manière générale, l’analyse montre que les réformes
importantes (instauration d’espaces de pilotage spécifiques, augmentation des crédits, mise en
place de nouvelles aides, etc.) sont décidées puis conduites par les gouvernements socialistes,
qui s’appuient sur les associations d’insertion par le travail pour conduire leur politique de lutte
contre le chômage. M. Aubry et son conseiller emploi en 1998, P. de Saintignon, comptent
parmi les nombreux responsables du Parti socialiste favorables au développement d’un espace
associatif de la mise au travail et, plus globalement, au développement des politiques
d’assistance gérées par le secteur associatif. La droite en revanche semble, à première vue,
moins favorable au développement d’un tel espace. En témoigne la suppression des crédits aux
entreprises intermédiaires par P. Séguin en 1986110 (cf. chapitre 1) puis la mise en sommeil du
CNIAE par le gouvernement Juppé entre 1995 et 1997.
II. La structuration interne de l’espace associatif de la mise au
travail : classement des dispositifs et visions différenciées de
l’insertion
En 1998, le cabinet de M. Aubry en indique aux représentants associatifs qu’il souhaite
simplifier la politique d’IAE. Il s’agit alors de clarifier le pilotage du secteur, de faciliter la prise
de décision en désignant un chef de file, l’administration du ministère de l’Emploi, sans
toutefois en exclure les autres administrations ministérielles, et notamment celle de l’Action
sociale111. On verra que pour l’ensemble des acteurs associatifs rencontrés lors de l’enquête,
cette décision politique a pour conséquence d’invisibiliser tout un pan de leur activité
professionnelle.
Cette section, revient sur une autre dimension de la réforme qui est présentée par le
cabinet de M. Aubry comme la démonstration de la volonté de l’État de reconnaitre l’action
110
Le ministre des Affaires sociales et de l’Emploi de 1986 à 1988.
Dans les textes réglementaires, le ministère de l’Emploi ne cesse d’affirmer que la réforme de 1998 instaure un
« pilotage associant tous les acteurs » et que l’administration de l’Action sociale « reste pleinement associée à la
mise en œuvre de l’insertion par l’activité économique » (Circulaire DGEFP 99-17 du 26 mars 1999 qui réforme
l’insertion par l’activité économique).
111
116
associative en matière d’insertion par le travail en la dotant de fondements juridiques clairs.
Au-delà des discours d’affichage dont l’objet est de susciter l’adhésion des représentants
associatifs aux objectifs de la réforme et leur enrôlement dans ses travaux préparatoires, l’action
politique consiste à sectoriser l’action associative. La réforme instaure un chapitre au sein du
code du travail spécifiquement consacré à l’« insertion par l’activité économique ». Cette
catégorie juridique regroupe les différents dispositifs existants autour d’une définition
générique qui s’appuie sur leur objet et leurs modalités d’action communs : l’insertion par
l’activité économique « a pour objet de permettre à des personnes sans emploi, rencontrant des
difficultés sociales et professionnelles particulières, de bénéficier de contrats de travail en vue
de faciliter leur insertion professionnelle», elle « met en œuvre des modalités spécifiques
d'accueil et d'accompagnement» 112. La création de cette catégorie générique s’accompagne,
comme on l’a vu dans la section précédente, de l’instauration de procédures et d’espaces de
pilotage communs aux différents dispositifs associatifs (l’agrément délivré par l’ANPE, les
CDIAE animés par les services déconcentrés de l’administration de l’emploi). Dans cette
perspective, la logique de la réforme de 1998 s’inscrit dans la continuité du rapport Alphandéry
qui insistait sur la nécessité d’harmoniser et d’unifier la réglementation sur les associations
d’insertion par le travail.
Cette logique de sectorisation entre en tension avec la logique de spécialisation des
acteurs associatifs. L’entrecroisement des deux logiques - la sectorisation poussée par l’État et
la spécialisation défendue par les acteurs associatifs - met en lumière le caractère paradoxal du
processus d’institutionnalisation de l’insertion par l’activité économique. Autrement dit, si la
réforme conduite par le ministère de l’Emploi rapproche les acteurs associatifs au sein d’un
même espace, elle entérine dans un même mouvement les divisions internes à cet espace.
Cette section analyse la structuration de l’espace de l’IAE. Elle montre que les
négociations entre les représentants associatifs et le ministère de l’Emploi aboutissent à la
segmentation de cet espace en deux pôles, un pôle social et un pôle entrepreneurial. Ces deux
pôles sont définis à partir d’un faisceau de critères qui renvoie :
-
À la réglementation qui détermine le périmètre d’intervention de chaque catégorie de
dispositifs d’insertion en fonction de ses rapports au marché d’une part et aux pouvoirs
publics d’autre part
112
Extrait de l’article L5132-1 du code du travail qui définit l’insertion par l’économique.
117
-
Aux pratiques professionnelle et aux conceptions différenciées des acteurs associatifs
en matière d’IAE, en sachant que ces manières différentes de voir et de faire l’insertion
ont en partie déterminé la réglementation (lors des négociations entre les acteurs
associatifs et les responsables politiques), mais qu’en retour cette réglementation, en
tant qu’elle est l’objet d’une appropriation par les acteurs associatifs, contribue à
accentuer leurs divergences de vue.
A. Le pôle social de l’espace de l’IAE
-
Les ateliers et chantiers d’insertion, un service public privatisé
L’appellation « ateliers et chantiers d’insertion » (ACI) désigne une catégorie de
dispositifs d’insertion par le travail dont la gestion est assurée par des personnes morales de
droit public (conseils généraux, centres communaux d’action sociale) ou de droit privé à but
non lucratif (associations). Ces dispositifs se développent sans cadre réglementaire au début des
années 1990, à la suite de l’application du volet insertion de la loi sur le RMI (cf. Section 1 du
présent chapitre). Si les entreprises d’insertion (EI) et les associations intermédiaires (AI)
embauchent un nombre croissant d’allocataires du RMI à mesure que le dispositif monte en
charge, leur capacité d’accueil reste limitée, malgré l’accroissement des crédits étatiques. La
mise au travail de la grande majorité des allocataires du RMI s’effectue en réalité au sein de
dispositifs créés spécialement à cet effet, et dont l’appellation varie : « chantier de production »,
« chantier d’insertion », « chantier école », « chantier formation ». Le terme « chantier » fait
écho à la nature du travail (activité physique de transformation de matériaux) et à son
organisation (l’exercice collectif d’activités manuelles). Dans la plupart des cas, les chantiers
sont gérés par des associations. Ils regroupent une dizaine d’allocataires du RMI embauchés
dans le cadre de contrats aidés du secteur non-marchand (les contrats emploi solidarité)113 et
encadrés par des salariés permanents (Abhervé, 1992).
113
Instaurés par le gouvernement de M. Rocard en 1990, les contrats emploi solidarité sont des contrats aidés du
secteur non marchand à mi-temps rémunérés sur la base du SMIC horaire régis par le droit du travail, soumis à la
compétence de l’inspection du travail et relevant des instances prudhommales.
118
La reconnaissance juridique des chantiers en 2005114, entérine le modèle économique mis
en œuvre au sein par les acteurs associatifs depuis le début des années 1990. Celui-ci se
caractérise par une dépendance importante vis-à-vis de pouvoirs publics. Les subventions
publiques représentent souvent plus de 80 % des ressources des ACI. L’État prend en charge
l’écrasante partie de la rémunération des salariés en contrats aidés. Les ACI bénéficient
également d'exonérations de certaines cotisations à la charge des employeurs. Sous l’effet de la
décentralisation des compétences en matière d’insertion, les ACI perçoivent également des
financements d’autres institutions publiques (des conseils généraux au titre de la mise au travail
des bénéficiaires du revenu de solidarité active qui succède au RMI en 2009, et dans une
moindre mesure, des mairies)115. Cette proximité avec les pouvoirs publics implique des
dirigeants d’ACI la maîtrise de compétences administratives (rédaction des dossiers de
subvention) et de négociations (sur le nombre de postes d’insertion, les montants des
subventions, etc.).
L’importance des financements publics amène l’État à encadrer l’activité commerciale
des ACI afin d’éviter qu’ils ne livrent une concurrence déloyale aux entreprises implantées sur
le même territoire. Les ACI se voient ainsi contraints d’orienter leurs activités de production
vers le secteur de l’« utilité sociale » qui désigne des activités « qui ne sont rentables ni dans
les conditions de droit commun, ni dans le cadre d’une entreprise d’insertion » 116. Les ACI
peuvent donc investir l’ensemble des secteurs d’activité économique, à condition d’une part
qu’ils ne livrent pas une concurrence déloyale aux entreprises ordinaires (ou aux entreprises
d’insertion) et d’autre part que les emplois occupés par leurs salariés ne se substituent pas à des
emplois privés ou publics existants.
L’utilité sociale ne désigne donc par un secteur d’activité spécifique. Elle est mesurée par
les services du ministère de l’Emploi à partir d’un faisceau de critères qui renvoie au contexte
territorial où s’implante le chantier (l’absence ou l’insuffisance des offres du secteur privé sur
114
Si la loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions de 1998 mentionne l’existence des « chantiers »
et les inscrit dans le secteur de « l’utilité sociale », c’est la loi de programmation de cohésion sociale de 2005 qui
officialise cette catégorie de dispositifs en l’inscrivant dans le code du travail sous l’appellation d’« ateliers et
chantiers d’insertion ». Le fonctionnement de ces dispositifs est détaillé dans la circulaire DGEFP n°2005/ 41 du
28 novembre 2005 relative aux ateliers et chantiers d’insertion.
115
Un rapport de 2013 consacré au financement de l’insertion par l’activité économique indique que les
financements des conseils généraux représentent en moyenne 28 % du financement total des ACI. (IGAS, IGF,
2013).
116
Extrait tiré de la circulaire DGEFP n°2005/ 41 du 28 novembre 2005 relative aux ateliers et chantiers
d’insertion.
119
le territoire), à sa politique commerciale (la vente des biens ou des services produits par les ACI
au prix du marché), et à la mise en œuvre d’un accompagnement spécifique des salariés par le
personnel permanent de la structure. Ainsi, lorsqu’un ACI souhaite s’engager dans une activité
d’entretien d’espaces verts, l’administration vérifie la présence d’entreprises privées
positionnées sur ce créneau d’activité. Si ce secteur d’activité n’est pas investi par ces acteurs,
les fonctionnaires autorisent l’ACI à s’y engager. À l’inverse, lorsque des entreprises
interviennent déjà sur ce créneau d’activité, l’ACI peut être autorisé à entrer en concurrence
avec elles, s’il vend ses prestations au prix du marché. Toutefois, le montant des recettes tirées
de la commercialisation des prestations d’entretien d’espaces verts est limité. Il ne doit pas
excéder 30 % du total des charges des ACI117.
Les activités commerciales des ACI font donc l’objet d’un double encadrement par l’État.
D’un côté les ACI sont incités à réaliser leur activité économique au sein du secteur de l’utilité
sociale, c’est-à-dire dans un espace économique où les biens et les services produits ne sont pris
en compte ni par les entreprises ni par le service public. D’un autre côté les recettes tirées de la
vente de leur production sont limitées à 30 % du montant total de leurs dépenses.
Si la grande majorité des acteurs associatifs respecte cette règlementation118, l’activité
économique des ACI entraine le développement d’une économie parapublique dont le
fonctionnement repose sur la dévaluation du coût du travail. En effet, afin de ne pas dépasser
la limite des 30 % évoquée plus haut, les ACI ont tendance à fournir à leurs clients - qui sont
majoritairement des structures publiques (collectivités locales, établissements publics, offices
HLM, etc.) - des prestations gratuites ou à un prix insignifiant. Toutefois, ces pratiques
entrainent une baisse artificielle du coût du travail « à des niveaux de prix horaire totalement
dérisoires (de 3, 4 ou 5 euros de l’heure) » (IGAS et IGF, 2013 : 19). Les collectivités locales
bénéficient ainsi de services dont le coût est « loin de couvrir la valeur marchande de la
prestation réalisée qui serait facturée si elle était réalisée par un autre opérateur » (idem).
117
« Afin d’éviter tout effet de concurrence déloyale avec les entreprises la part des recettes de commercialisation
ne peut excéder 30 % des charges de l’ACI », extrait de la circulaire DGEFP du n°2005/41 du 28 novembre 2005
relative aux ateliers et chantiers d’insertion.
118
Un rapport publié en 2013 par l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) et l’inspection générale des
finances (IGF) estime que la part moyenne des recettes commerciales des ACI n’excède pas 13,4 % du total de
leurs ressources, le reste de ces ressources étant composé de financements publics (IDAS, IGF, 2013).
120
La dépendance des ACI à l’égard des pouvoirs publics - en termes de financement, mais
également de marché – assimile ces associations d’insertion à un « quasi service public »
(Lazuech, 2006) : financées en grande partie par les pouvoirs les pouvoirs publics, elles
réalisent la grande majorité de leurs activités pour les comptes de ces mêmes pouvoirs publics.
En 2005, année de leur reconnaissance législative et de leur inscription dans le code du travail,
les ACI emploient 32 300 salariés. Le nombre des contrats aidés s’élève à 64 300, soit 17,9 %
du total des contrats aidés du secteur non-marchand signés cette année-là (DARES, 2006). En
2012, le ministère de l’Emploi recense pour 68 248 contrats aidés signés par les ACI.
-
Le travail comme support de (re)mobilisation et de réinsertion sociale : la pédagogie
spécifique des ACI
Les professionnels des ACI mobilisent une conception spécifique du travail d’insertion.
Pour eux, l’activité économique constitue un support à partir duquel ils peuvent amorcer un
processus de réinsertion sociale, de reprise de confiance en soi. Ainsi, dans une autre enquête,
les fonctionnaires de l’IGAS et de l’IGF remarquent que les dirigeants d’ACI assimilent
l’activité de production à un « support d’apprentissage d’un certain nombre de comportements
et moins souvent (à) des activités conduisant à une pré-qualification dans le secteur économique
concerné » (IGAS et IGF, 2006 : 17). Ce constat fait écho aux propos recueillis auprès des
nombreux dirigeants d’ACI lors de l’enquête de terrain. Pour eux, le passage en structure
d’insertion a moins pour objectif la réintégration du marché de l’emploi non-aidé que
l’inculcation d’attitudes et de comportements considérée comme une condition préalable à cette
intégration :
« La peinture, le bâtiment, la menuiserie, ça reste une activité support, on ne
prend pas les gens pour qu’ils deviennent menuisiers ou peintres. Par contre s’ils
respectent les consignes, s’ils savent tenir un plan, s’ils savent bosser
régulièrement et qu’ils sont à l’heure, enfin tous les aspects qui sont autour de
l’insertion, on peut les faire évoluer vers un autre métier quel qu’il soit. »
(François, président d’une association gestionnaires d’ACI, entretien réalisé le
17 octobre 2012.)
121
« À partir d’une situation d’activité grandeur nature, on peut l’adapter pour faire
en sorte qu’elle serve de support à l’évolution personnelle et professionnelle
d’une personne. Et donc l’outil de production doit être au service de l’évolution
personnelle de la personne, de ses compétences et pas uniquement des besoins
de la production en lien avec la concurrence. » (Homme, dirigeant d’une
association gestionnaire d’ACI, puis délégué général d’une fédération nationale
d’ACI, entretien réalisé le 24 juin 2014.)
Cette conception de l’activité comme support de remobilisation et de réafiliation sociale
implique la mise en place d’un encadrement sur le poste de travail et d’un accompagnement
social plus important que dans les autres structures d’insertion. Les textes qui encadrent le
fonctionnement des ACI parlent d’une « démarche pédagogique et formative » permettant
l’acquisition de « savoirs et de savoir être ». Cette démarche justifie l’octroi d’aides
conséquentes de l’État. Les ACI disposent ainsi d’une aide spécifique pour mettre en œuvre un
« accompagnement » renforcé auprès des chômeurs qu’ils mettent au travail119.
La formalisation et la diffusion de cette démarche pédagogique sont les objectifs
principaux des fédérations d’ACI. L’une des plus importantes d’entre elles, la fédération
Chantier école, forme ses adhérents à l’utilisation d’instruments visant à détecter et à évaluer
l’intensité des difficultés de leurs salariés (il s’agit du « logiciel pour l’évaluation et
l’accompagnement »)120, à repérer et mesurer leur progression dans l’acquisition de « savoirs
de base et de comportement» (les « référentiels compétences et capacités professionnelles » et
les « livrets de suivi des salariés en insertion »), à attester de l’évolution de leur situation par
rapport à l’emploi (les attestations professionnelles que les professionnels délivrent aux salariés
en insertion lorsqu’ils quittent l’ACI), etc.
Les instruments produits par les fédérations d’ACI véhiculent une représentation des
chômeurs mis au travail en « éloignés de l’emploi », dont l’absence d’activité s’explique par
des déficiences individuelles, et à qui il s’agirait d’inculquer des attitudes, des comportements
119
Pour bénéficier de cette « aide spécifique à l’accompagnement », les ACI peuvent proposer des « projets
d’accompagnement » à l’administration déconcentrée de l’emploi : mise en place d’ateliers de recherche d’emploi,
de formation, d’actions en matière de lutte contre l’illettrisme, etc. (Circulaire DGEFP du n°2005/41 du 28
novembre 2005 relative aux ateliers et chantiers d’insertion.)
120
Citations extraites du document Comment réussir un chantier école qui présente la démarche pédagogique de
la fédération et les différents instruments sur lesquels elle repose, documents en possession de l’auteur.
122
plutôt que des savoir-faire relatifs à l’exercice d’un métier. Les « livrets d’évaluation et
d’accompagnement vers l’emploi » élaborés par le « réseau Cocagne » 121 offre une bonne
illustration des instruments produits par les fédérations associatives pour évaluer la distance à
l’emploi des salariés en insertion et mesurer leur progression. Ces trois livrets sont destinés à
être utilisés par les encadrants techniques qui encadrent les travailleurs en insertion (rebaptisés
« jardiniers en insertion ») sur leur poste de travail et les travailleurs sociaux (principalement
des conseillers en insertion socio-professionnelle) qui assurent leur accompagnement social.
Le premier livret est consacré à l’« évaluation des compétences professionnelles », c’est-à-dire
à l’appréciation de la maîtrise des gestes techniques spécifiques à l’exercice du métier de
maraîcher. Il comprend une grille qui présente les « opérations culturales »
122
que le
« jardinier en insertion » est censé maîtriser. L’encadrant technique tire au sort une opération
culturale puis évalue sa réalisation par le jardinier en insertion.
Dans le second livret d’évaluation, l’évaluation de la maîtrise des gestes techniques
spécifiques à l’exercice du métier de maraîcher laisse place au repérage de
« compétences transférables ». Le livret recense seize « capacités liées à l’emploi […] utiles et
recherchées dans d’autres secteurs d’activité porteurs ou en tension ». Ces « capacités liées à
l’emploi » sont d’ordre social et comportemental. Les « jardiniers en insertion » sont évalués
sur leur assiduité, leur ponctualité, leurs « capacités de communication » et « d’intégration à
une équipe de travail » (dont les indicateurs sont l’acceptation des remarques et l’obéissance
aux ordres), leur « curiosité », leur « adaptabilité », leurs capacités de concentration et
d’initiative. D’autres compétences transférables visent à mesurer la « résistance physique et
mentale » du salarié « en insertion » (qui passe par le fait d’accepter les « travaux salissants »,
de « supporter des conditions de travail difficiles et prolongées », de « porter des charges
lourdes », d’accepter des travaux « répétitifs », « par tous les temps »).
Les encadrants techniques indiquent dans un logiciel les compétences transférables « acquises »
et celles « à renforcer ». Ils peuvent ensuite visualiser le « profil » du salarié « en insertion » et
le mettre en correspondance avec les compétences attendues dans des secteurs d’activités en
« tension », c’est-à-dire des secteurs d’activités pour lesquels les employeurs peinent à recruter
121
Les citations qui suivent sont extraites des trois « livrets d’évaluation et d’accompagnement vers l’emploi »
élaborés par le Réseau Cocagne qui fédère des chantiers d’insertion ayant une activité de maraîchage biologique
et de vente de paniers à des particuliers. Le réseau compte 120 jardins en 2012, qui emploient environ 4 000
personnes.
122
À titre d’exemple l’opération culturale « semis » est divisée en différentes compétences. L’une d’entre elles
consiste à « effectuer les semis (profondeur, densité, régularité ou espacement entre les lignes) ».
123
en raison de la pénibilité des tâches à effectuer par les travailleurs : métiers d’aide à la
personnes, d’entretien et de nettoyage, restauration, bâtiments, distribution, mécanique,
métallurgie, etc. Cet exercice d’évaluation consiste à apprécier les dispositions des salariés à se
conformer à la discipline physique - porter des charges lourdes, travailler dans des conditions
difficiles, etc. - et psychologique - obéir aux ordres - qu’implique le travail ouvrier. Les
jardiniers en insertion sont incités à bâtir un « projet professionnel réaliste » orienté vers des
« secteurs d’activités en tension ». De ce point de vue, l’évaluation des salariés en insertion
formalisée par l’entremise des instruments du réseau Cocagne constitue un exercice
d’intériorisation de leur position de relégation sur le marché du travail et du rétrécissement de
leurs possibles professionnels.
Une dernière batterie d’indicateurs vise à « identifier les freins à l’emploi » relatifs à « la
situation sociale » du jardinier en insertion. Il s’agit de procéder à « une mesure globale des
problématiques sociales et de leur impact potentiel sur le parcours d’insertion » du chômeur,
lors de son embauche (« diagnostic social initial ») et avant son départ (« diagnostic social
final »). Certains indicateurs s’appuient sur des nomenclatures administratives et laissent peu
de place à la subjectivité de l’évaluateur. Il s’agit par exemple du niveau de formation ou de
handicap des jardiniers en insertion. D’autres dépendent étroitement de l’interprétation
personnelle du travailleur social chargé du « diagnostic ». C’est le cas de la mesure du « niveau
d’isolement social » du jardinier en insertion ou de celle de ses « souffrances psychologiques »
- pour lesquelles l’évaluateur doit spécifier si elles sont « invalidantes », « limitantes », « sans
conséquences », ou « inexistantes ». Le niveau d’« isolement social » (le salarié « en insertion »
peut être « isolé », « intégré », avoir un « relationnel réduit » ou un « relationnel actif ») et la
« mobilité » constituent également des critères d’évaluation de la situation sociale. Concernant
la mobilité, le salarié « en insertion » peut être « autonome », avoir une mobilité « limitée » ou
connaître des « freins psychologiques » à la mobilité. Cette mesure des « freins à l’emploi »
permet d’élaborer un « sociogramme » individuel (voir l’annexe 3), une « photographie
dynamique pour chaque salarié en insertion. Le sociogramme spatialise la mesure des
problématiques sociales. Il est censé rendre compte des résultats du travail de « levée des freins
à l’emploi » mené par les professionnels des structures d’insertion du pôle social.
Les jardiniers « en insertion » sont incités à s’impliquer dans le travail de détection de
leurs propres déficiences (sociales, techniques, physiques, etc.) afin de construire un
« diagnostic partagé » avec les travailleurs sociaux et les encadrants. Ces derniers doivent
124
gagner la « confiance » des jardiniers, établir avec eux une relation « d’intimité » en s’appuyant
sur leurs « qualités humaines que personne ne saurait décrire ».
Les instruments étudiés véhiculent des représentations qui font de l’absence d’emploi non
pas le produit de mécanismes sociaux structurels - au premier rang desquels les choix en matière
de politique économique – mais la conséquence de carences individuelles qu’il convient de
combler par le biais d’une orthopédie sociale (Mauger, 2001). Dit autrement, l’accent mis sur
les « freins à l’emploi » par les professionnels des structures appartenant au pôle « utilité
sociale » de l’espace de l’insertion par le travail contribue à assimiler le chômeur à un « anormal
d’entreprise » (Ébersold, 2004) dont la situation découle de déficiences individuelles d’ordre
hétérogène : un faible niveau de formation, un comportement inapproprié, une « souffrance
psychique ». En occultant les dimensions économiques et politiques du chômage, les
instruments d’évaluation diffusés par les fédérations du pôle utilité sociale légitiment le passage
d’un traitement collectif du chômage reposant sur un mécanisme assurantiel, à un traitement
individualisé visant à « résoudre les problèmes sociaux par la transformation des individus »
(Bresson, 2012 : 68).
Pour certains acteurs associatifs, la prégnance des représentations des travailleurs en
insertion « éloignés de l’emploi » qui « cumulent les difficultés » a pour corollaire la dénégation
de leur statut de salariés. Les propos recueillis en entretien et lors des observations montrent
que certains dirigeants d’ACI considèrent les chômeurs qu’ils mettent au travail comme des
usagers de dispositifs d’action sociale plutôt que comme des salariés disposant de droits
sociaux. Cette particularité tient à l’identité historique d’une partie des structures du pôle social.
Certains ACI sont en effet d’anciens Centres d’adaptation à la vie active (CAVA) créés dans
les années 1970-1980 et adossés à un centre d’hébergement. Ces structures ont longtemps
appliqué le cadre réglementaire dérogatoire au droit du travail défini par la circulaire de 1979
relative à l'organisation du travail des handicapés sociaux. Les sans-abri hébergés réalisaient
les travaux domestiques et d’entretien nécessaires au fonctionnement du centre, en contrepartie
d’une rétribution au montant souvent dérisoire. De son côté, l’association bénéficiait d’une
main d’œuvre presque gratuite pour entretenir son patrimoine.
Lors de la reconnaissance réglementaire des ACI (la réforme de 1998 met en place une
convention avec l’État, la loi de programmation pour la cohésion sociale de 2005 les inscrit
dans le code du travail), les associations gestionnaires de CAVA sont incitées à transformer le
125
statut juridique de leur structure. La Fédération Nationale de Associations d’Accueil et de
Réinsertion Sociale (FNARS) qui regroupe la majorité des CAVA prend position en ce sens au
nom du rapprochement avec le « droit commun » par l’usage du statut de salarié en contrat aidé.
Cependant le passage au statut d’ACI transforme les dirigeants de ces dispositifs en employeurs
et les place sous la tutelle de l’administration déconcentrée du ministère du Travail. Pour
certains d’entre eux, ce changement de tutelle et ce nouveau statut d’employeur est perçu
comme une contrainte. C’est le cas de ces deux dirigeants associatifs123 :
« Avec le ministère de l’Action sociale on travaillait avec souplesse, en termes
de possibilité d’innover et d’expérimenter. Quand on s’est retrouvé dans le
secteur de l’emploi, devant l’inspection du travail qui est beaucoup plus
juridique, avec le code du travail et tout ça, la démarche s’est appauvrie. »
(Homme, 60 ans environ, éducateur spécialisé puis directeur de centre
d’hébergement dont le CAVA s’est transformé en ACI, entretien réalisé le 6 mai
2013.)
« Le passage sous l’égide de l’emploi ça a été terrifiant. Les gens qui
s’occupaient des pauvres, de l’exclusion c’était les DDASS. Et d’un seul coup,
on confie l’insertion par l’économique aux directions du travail qui sont là pour
gérer le travail. Nous, on devait régler les problèmes d’exclusion et de nontravail de gens exclus. Ils ne connaissaient rien. Les inspecteurs du travail, ils
viennent inspecter des entreprises. Ils se retrouvent à gérer des problèmes avec
des travailleurs sociaux comme nous qui leur expliquons des trucs assez fins. Je
préférais nettement l’approche DDASS, sociale, parce qu’on avait une
connaissance commune avec les des publics que les DDEFP n’avaient pas du
tout. » (Jean Marc, éducateur spécialisé, responsable d'un CAVA transformé en
ACI en 2001, entretien réalisé le 31 octobre 2012.)
L’enquêté ci-dessus poursuit l’entretien en indiquant que la durée (6 à 24 mois) et le temps
de travail (entre 20 et 26 heures) prévus par les contrats aidés utilisés dans les ACI ne sont pas
adaptés à certains chômeurs rencontrant des difficultés sociales et psychologiques telles que
cela nécessiterait l’aménagement de la réglementation existante :
123
Les deux extraits d’entretien font écho au positionnement de Michel, dirigeant de CAVA, « tenant du pécule »
et défenseur du statut dérogatoire de ces dispositifs analysé dans le premier chapitre de la thèse.
126
« Un mec de la rue complètement out, ou une nana qui a passé 5 ans au fond
d’un parking de Paris, battue, violée, j’imagine tous les jours, tu veux la faire
travailler 20 ou 26 heures demain toi ? Il faudrait pouvoir lui donner simplement
une demi-heure, une heure et puis petit à petit la faire progresser. (…) Ce qui
m’empêche de le faire c’est ces putains de contraintes administratives. » (JeanMarc, éducateur spécialisé, responsable d'un CAVA transformé en ACI en 2001,
entretien réalisé 31 octobre 2012.)
Ces propos caractérisent bien les représentations de nombreux dirigeants d’ACI
rencontrés au cours de l’enquête de terrain pour qui certains chômeurs sont si « éloignés de
l’emploi » qu’ils ne peuvent pas effectuer les temps de travail hebdomadaires prévues par les
contrats aidés du secteur non-marchand. De nombreux discours mettent en avant l’inadaptation
du droit du travail existant au regard des difficultés de ces « grands exclus » incapables de se
conformer aux exigences du monde du travail (respect des horaires, des cadences de production,
des consignes de travail, etc.). Les dispositions réglementaires sur le travail constituent des
« (putains de) contraintes administratives » qu’il s’agirait de transformer en « outils » que les
employeurs pourraient adapter « avec souplesse » aux spécificités individuelles des chômeurs.
La déréglementation de la législation sur les contrats aidés est une revendication de la FNARS.
En effet, si la fédération encourage ses adhérents gestionnaires de CAVA à adopter un statut
d’ACI, elle plaide également pour une « une simplification du système réglementaire» 124 des
différents types de contrats aidés afin de favoriser « la souplesse et l’adaptation aux différentes
situations ». Concrètement, la FNARS souhaite que les dirigeants d’ACI puissent « adapter les
clauses du contrat de travail, que ce soit en termes de durée de contrat, de durée du travail (durée
qui pourrait par exemple augmenter progressivement ou varier), de formation, de
rémunération ». Cette adaptation doit s’appuyer sur « la réalité des difficultés spécifiques » des
salariés en insertion. Les dispositions du contrat de travail doivent être définies au cours d’une
« négociation contractuelle » entre ceux-ci et les dirigeants associatifs.
124
Cette citation et les trois suivantes sont extraites du document de travail intitulé « propositions de la FNARS
concernant un contrat unique d’insertion », document en possession de l’auteur. Il a été présenté le 12 février 2008
au sein de la commission technique « insertion par l’activité économique » du Grenelle de l’insertion (pour une
étude succincte du Grenelle de l’insertion, voir chapitre 4).
127
L’opposition entre droit du travail et droit au travail est légitimée par un discours qui met
en avant les bienfaits du travail pour lui-même, qui permettrait à ces « grands exclus » de
« reprendre pied », de « renouer avec la société » et qui, in fine, serait toujours préférable à
l’inactivité. Contrairement au discours patronal qui s’appuie sur des arguments relatifs à la
compétitivité des entreprises, certains patrons associatifs justifient leurs demandes de
déréglementation des contrats aidés (déjà sous-protecteurs par rapport au statut de salarié
habituel) en mobilisant une rhétorique qui met en avant les difficultés des chômeurs les « plus
éloignés de l’emploi » et les bienfaits d’un travail qui leur serait adapté.
B. Le pôle entrepreneurial de l’espace de l’IAE
-
Les entreprises d’insertion, la performance économique au service de l’insertion
Le pôle entrepreneurial de l’espace de l’insertion par l’économique regroupe des
structures de remise au travail qui commercialisent leur production sur un marché concurrentiel.
Elles sont conventionnées par les services du ministère du Travail et de l’Emploi en tant
qu’« entreprises d’insertion» 125 (EI). En 2012, le ministère de l’Emploi recense 944 EI, qui
emploient 19 914 salariés en insertion, principalement dans le secteur de l’entretien, de la
propreté et du nettoyage industriel126. Ces salariés bénéficient de contrats spécifiques aux EI,
les contrats de travail à durée déterminée d’insertion (CDDI), dont le temps de travail
hebdomadaire est compris entre 20 et 35 heures (contre 20 ou 26 heures pour les salariés
employés dans les structures du pôle utilité sociale)127. Les EI bénéficient d’allègement des
cotisations patronales de sécurité sociale et d’une subvention, l’« aide au poste d’insertion »
(voir note de bas de page n°21 de ce chapitre).
À l’inverse des structures du pôle social, les EI se caractérisent par leur autonomie vis-àvis des pouvoirs publics. Les bénéfices tirés de leurs activités commerciales constituent la
125
L’appellation « entreprise d’insertion » remplace celle d’« entreprise intermédiaire » en 1987. Le premier
chapitre revient longuement sur le fonctionnement économique des entreprises « intermédiaires ».
126
Les statisticiens du ministère du Travail et de l’Emploi notent que « la répartition de l’emploi par grand secteur
d’activités dans les entreprises d’insertion – agriculture, industrie/construction et tertiaire – est très proche de celle
observée pour l’emploi salarié global » (DARES, 2012).
127
Le comité national des entreprises d’insertion qui regroupe près de la moitié des EI indique que la majorité des
salariés en insertion bénéficie d’un contrat de travail à temps plein. Toutefois, la fédération n’avance aucune
donnée chiffrée permettant de vérifier cette affirmation.
128
grande majorité de leurs ressources financières. Le Comité national des entreprises d’insertion
(CNEI) est une fédération qui regroupe près de la moitié des EI. Sa création en 1988 s’inscrit
dans le prolongement du mouvement des entreprises intermédiaires. En 2011, le CNEI regroupe
460 entreprises d’insertion (EI), soit 45 % du nombre total d’EI. Le chiffre d’affaires (c’est-àdire le total des ventes de biens ou de services produits) de ses adhérents représente en moyenne
81 % de leurs ressources totales (contre 13,4 % en moyenne pour les structures du pôle utilité
sociale). Les aides publiques ne constituent donc que 19 % du total des ressources des EI
adhérentes au CNEI.
La conception du travail d’insertion au sein du pôle entrepreneurial se démarque de celle
qui prévaut chez les professionnels du pôle utilité sociale. Pour les dirigeants d’EI, il s’agit
moins de détecter et de résoudre des difficultés socio-psychologiques que de placer les salariés
en insertion dans des conditions de travail identiques à celles des entreprises ordinaires pour
favoriser leur insertion professionnelle. Autrement dit, contrairement aux dirigeants d’ACI pour
qui l’objectif social prime sur l’activité de production (celle-ci servant de support au travail de
détection, d’évaluation et de résolution des difficultés des salariés en insertion), les dirigeants
du pôle entrepreneurial conditionnent l’insertion professionnelle à la performance économique
de l’EI, c’est à dire à sa capacité à survivre et se développer sur un marché concurrentiel.
En entretien, un ancien dirigeant d’EI devenu permanent salarié du CNEI résume cette
conception de l’insertion : « si tu es bon sur le business, tu peux faire plein de trucs sur le social.
Si tu ne gagnes pas de sous, tu ne feras rien du tout d’intéressant sur le social ». Il poursuit en
critiquant les structures du pôle utilité sociale : « crades », « mal gérées », sans « esprit
d’entreprise » ni relations avec les acteurs économiques. Certains ACI se contentent ainsi
« d’occuper les pauvres » sans se préoccuper de leur (ré)insertion professionnelle, les
« cantonnent dans la pauvreté» 128. Pour mieux mettre en avant le modèle économique des
entreprises d’insertion (un « bon modèle, clair, où l’entreprise va sur le marché »), il souligne
les « logiques économiques misérables » des structures du pôle social, où la sous-facturation de
la production abaisse le coût du travail à un niveau inférieur à celui d’un « ouvrier chinois » et
pose un « problème » à la fois « économique » et « éthique » :
128
Ces propos renvoient au fait que les revenus mensuels des salariés en insertion dans les ACI sont inférieurs au
seuil de pauvreté fixé à 60 % du revenu médian national, soit 964 euros en 2010 selon l’INSEE.
129
« Ils sont en train de pratiquer des logiques de délocalisation sur place ces
gens-là. C’est un double problème. C’est un problème de nature économique
puisque cela ne crée pas de richesses. Ces structures sont incapables de créer
des fonds propres, de dégager des excédents pour créer de l’innovation, des
nouveaux projets. Elles sont constamment à pleurnicher pour avoir un petit
surplus de subvention. Mais c’est parce qu’elles n’ont pas vendu une
prestation qui normalement aurait dû être vendue. Il n’y a pas de raison de
réaliser des prestations gratuitement. Et puis ça pose un problème éthique.
Ces gens-là (les dirigeants d’ACI) ont une approche misérabiliste des gens
qu’ils accueillent. Comment peut-on accepter de réaliser des prestations sans
vendre la force de travail des personnes au même prix qu’une entreprise du
secteur concurrentiel, une entreprise de nettoyage de bâtiment ou d’espaces
verts ? » (Henri, dirigeant d’EI puis salarié du CNEI, entretien réalisé le 1er
octobre 2012.)
Le CNEI joue un rôle central dans la construction et la diffusion de cette conception
entrepreneuriale de l’insertion. Les slogans qui abondent dans les documents produits par la
fédération résument bien cette doctrine entrepreneuriale de l’insertion qui conditionne
l’efficacité des dispositifs à leur capacité à survivre et à se développer sur le marché
concurrentiel : « la performance économique au service de la performance sociale »,
« conjuguer efficacité économique et finalité sociale ».
Dans cette perspective, c’est la mise en place de conditions de travail qui s’approchent au
plus près de celles des petites et moyennes entreprises qui offrent aux chômeurs le plus de
chance de retrouver un emploi. La secrétaire générale du CNEI en 2003 indique dans le
magazine publié par la fédération que l’utilisation du statut de salarié, l’accès aux mécanismes
de protection sociale, le respect de la législation sur le travail et l’application des conventions
collectives de branche constituent « les fondements de la pédagogie portés depuis leurs origines
par les entreprises d’insertion » et « pose(nt) les bases de la profession » (CNEI-Mag, 2003) de
dirigeant d’EI. Plutôt qu’une activité qui servirait de support à la résolution de déficiences
socio-psychologiques, il s’agit d’offrir aux chômeurs « un vrai poste de travail, un vrai contrat
de travail, un vrai salaire correspondants aux exigences d’une contractualisation employeursalarié » (idem) et ainsi d’en faire des « salariés comme les autres ».
130
Cette conception entrepreneuriale de l’insertion amène les EI à afficher leurs
performances économiques. L’Observatoire des entreprises d’insertion publié chaque année
par le CNEI insiste sur l’importance de leur taux de croissance (« 10 % en 2011, contre 4,7 %
pour les PME » ordinaires), sur la faiblesse des subventions publiques et l’importance de leur
chiffre d’affaires dans leurs ressources totales, qui démontre que les dirigeants d’EI ont toutes
les compétences nécessaires à la gestion d’une entreprise (CNEI, 2012). De même, le CNEI
met en avant sa proximité avec les organisations qui représentent les intérêts des chefs
d’entreprises ordinaires. Une manière pour les responsables d’entreprises d’insertion de
s’affirmer eux-mêmes comme des dirigeants d’entreprises. Le CNEI participe ainsi aux
manifestations consacrées à l’entreprise (comme le « salon des entrepreneurs ») et adhère au
Mouvement des entreprises de France (MEDEF). La fédération élabore un guide avec
l’organisation patronale intitulé « collaborer et coproduire sur les territoires » 129. Des dirigeants
d’entreprises adhérentes au MEDEF y témoignent de leur engagement bénévole dans des
entreprises d’insertion et insistent sur leur « efficacité sociale et économique ». Comme l’a
indiqué la première section de ce chapitre, les deux organisations montent en 2009 un
partenariat qui renforce leur coopération. Les entreprises d’insertion adhérentes au CNEI
s’engagent à pourvoir en main d’œuvre les entreprises adhérentes au MEDEF qui interviennent
sur des secteurs « en tension ». De son côté, le Medef s’engage à inciter ses adhérents à nouer
des partenariats commerciaux (sous-traitance) avec les entreprises d’insertion.
-
Se légitimer par l’entreprise, le tournant entrepreneurial des entreprises d’insertion
Cette conception entrepreneuriale de l’insertion, qui repose sur la croyance en la
performance économique comme condition de l’insertion professionnelle, est le produit d’un
processus au cours duquel les structures associatives ont progressivement adopté des techniques
de gestion importées du secteur privé lucratif. Ce processus débute dès le milieu des années
1980, lorsque des éducateurs spécialisés participent à la mise en place d’activités économiques
auprès des jeunes qu’ils prennent en charge. Ils deviennent responsables d’unités de production
et s’inscrivent dans le mouvement des « entreprises intermédiaires ». Ils acquièrent alors « sur
le tas » des compétences en matière de gestion financière et commerciale (cf. chapitre 1).
129
En avant-propos du guide, L. Laïk, président du CNEI et dirigeant d’un groupement d’entreprises d’insertion
déclare que l’entreprise est « le lieu optimal pour accueillir et accompagner vers l’emploi des personnes en
difficulté » et que les entreprises d’insertion et de travail temporaire d’insertion assument depuis leurs origines
leur ancrage dans le marché concurrentiel, dont elles acceptent et revendiquent l’ensemble des contraintes, mais
aussi des droits, tant pour elles-mêmes que pour leurs salariés ».
131
Pendant les années 1990 des organisations privées auxquelles l’administration de
l’emploi apporte son soutien, vont encourager ce développement. L’une d’elle est la fondation
France Active, créée par C. Alphandéry et financée par la caisse des dépôts. France active est à
l’origine une structure d’aide à la création d’entreprises pour les chômeurs à qui elle fournit des
garanties d’emprunts bancaires pour les aider à lancer leur activité. Rapidement la Fondation
étend ses activités aux entreprises d’insertion à travers la Société d’investissement France active
(SIFA). La création de la SIFA en 1991 fait suite au rapport qui préconisait de faciliter l’accès
des EI au crédit bancaire afin de financer leurs fonds de roulement en l’absence de fonds
propres130. La SIFA, dont C. Alphandéry assurera la présidence pendant une vingtaine d’années,
accorde des prêts à des taux réduit aux EI ou se porte caution pour elles auprès des banques. En
contrepartie de ces services, la SIFA accompagne les dirigeants d’EI à l’utilisation
d’instruments de gestion (plan de trésorerie, bilan comptable, compte de résultats, etc.).
Le CNEI joue également un rôle central dans ce rapprochement avec les méthodes de
gestion de l’entreprise privée en incitant ses adhérents à renforcer leur autonomie envers les
financements publics. La fédération encourage ses dirigeants d’EI à abandonner le statut
juridique d’association afin d’opter pour celui d’entreprise commerciale131. L’objectif est alors
de faciliter l’accès au crédit bancaire et l’inscription de leurs structures sur les registres des
organismes consulaires comme les chambres de commerce et d’industrie. Largement
majoritaires dans les années 1990, les EI sous statut associatif représentent moins de 40 % des
adhérents du CNEI en 2011, contre 60 % pour les EI ayant un statut de société commerciale.
Le CNEI incite également les EI à investir d’autres marchés que ceux auxquels elles se
cantonnent habituellement (le second œuvre en bâtiment et l’entretien d’espaces verts) car ils
ne nécessitent ni investissement important, ni qualification de la part des travailleurs. La
fédération publie plusieurs guides afin d’aider les dirigeants d’EI à diversifier les activités de
130
La difficulté d’accès au crédit bancaire est pointée comme un obstacle majeur au développement des entreprises
d’insertion dès leur création (Bailleau 1986). Le rapport Alphandéry (1990) préconise de « constituer un système
cohérent de financement par le crédit et d’apport en fonds propres ». Les financements privés doivent pallier les
manques des financements publics, dans un contexte où « l’État ne peut pas tout ».
131
Dans une publication, le CNEI se félicite de l’augmentation du nombre d’EI ayant adopté un statut d’entreprise
commerciale. En 1993, celles-ci représentent 25 % du total des EI contre 15 % en 1991. Lors de leur assemblée
générale de juin 1995, les membres du conseil d’administration de la fédération votent une résolution qui incite
les dirigeants d’entreprises d’insertion à adopter un statut de société commerciale au terme des deux années à
venir.
132
leur entreprise et à s’orienter vers des créneaux plus techniques et concurrentiels132. Les
antennes régionales de la fédération organisent des formations à la gestion financière et
comptable des entreprises, à la mise en place d’une politique commerciale, à l’instauration de
partenariats avec les entreprises ordinaires, etc. Elle apporte un soutien technique aux futurs
dirigeants d’EI qui souhaitent réaliser une étude de marché avant de lancer leur activité. Ainsi,
à l’opposé des fédérations du pôle social qui créent des instruments centrés sur la détection et
la mesure des difficultés des salariés en insertion, les guides et les formations réalisés par le
CNEI visent davantage le développement économique et commercial de ses adhérents. Les
permanents de la fédération effectuent un travail de veille juridique sur les filières d’activités
qui présentent des opportunités de croissance, apportent un soutien technique aux EI pour se
« positionner » dans les marchés publics comportant des clauses sociales, etc.
C. Profusion des outils de gestion et éviction des chômeurs en difficulté :
-
Un clivage générationnel qui se superpose à la segmentation entre pôle social et pôle
entrepreneurial
La recherche de G. Lazuech (2006) sur le secteur de l’insertion par l’activité économique
de l’agglomération nantaise fait écho à l’analyse développée dans cette section. L’auteur met
en évidence deux profils de cadres dirigeants de structures d’insertion qui renvoient à la division
de l’espace de l’IAE entre les deux pôles précédents. G. Lazuech observe que les dirigeants de
ce « pôle entrepreneurial » disposent de propriétés sociales qui les rapprochent du groupe
générique des cadres : la moitié d’entre eux « a des origines sociales « petites bourgeoises » :
(parents commerçants, patrons de petites et moyennes entreprises, artisans, agriculteurs, etc.) »
(Lazuech, 2006 : 66) et tous disposent d’un niveau élevé de formation (maîtrise, diplôme
d’études supérieures spécialisées, école de commerce). Affairés au développement économique
de leur structure, ces dirigeants sont marqués « par un ethos de « petit patron » ou de dirigeant
de PME » (idem : 67). Ils développent un discours qui combine une « dimension
entrepreneuriale (induite par le marché) et une dimension plus paternaliste (liée au devoir de
132
Voir par exemple les guides publiés par le CNEI : Insertion, des créneaux pour entreprendre publié en 1993,
Guide du porteur de projet d’entreprise d’insertion, publié en 1998 ou l’ouvrage Entre social et entreprise,
création d’entreprise et insertion, paru en 1995.
133
bienfaisance qui semble découler de la mission sociale de l’entreprise » (idem). Ce premier
sous-groupe de dirigeants s’oppose à celui des responsables d’ACI, moins diplômés et « mal à
l’aise dans des fonctions entrepreneuriales classiques » (idem). Leur métier « se rapproche
davantage de celui des travailleurs sociaux, voire des cadres administratifs que de celui de
patron » (idem).
À ce premier clivage entre dirigeants du pôle social et dirigeants du pôle entrepreneurial,
G. Lazuech superpose un second principe de distinction qui renvoie à la date d’arrivée dans
l’espace de l’IAE. Ce critère générationnel voit s’opposer deux catégories de dirigeants : d’un
côté les « pionniers », âgés d’au moins quarante-cinq ans, et dépourvus de diplôme spécifique
en matière de gestion économique ou de management ; de l’autre les « jeunes professionnels
diplômés qui ont acquis des titres scolaires en relation avec les métiers de l’encadrement du
travail social et/ou du management des ressources humaine, voire de la finance » (idem : 69) et
pour lesquels le secteur de l’insertion constitue une première expérience professionnelle.
Si l’absence d’enquêtes quantitatives d’envergure sur l’évolution des profils de dirigeants
de structures d’insertion invite à la prudence dans la généralisation des catégories de
« pionniers » et de « jeunes professionnels », la mise en perspective de deux études réalisées
avec près de vingt-cinq ans d’écart semble confirmer les résultats obtenus par G. Lazuech sur
le terrain nantais. La première est menée au début des années 1990 à partir d’un échantillon
d’une centaine de dirigeants d’EI133. La majorité d’entre eux est âgée de 30 à 45 ans, a suivi des
formations spécifiques au secteur de l’action sociale (notamment celle d’éducateur spécialisé)
et se caractérise en conséquence par un profil socioprofessionnel éloigné de celui des dirigeants
d’entreprises ordinaires.
La seconde étude, réalisée en 2015 par le CNEI134, reposent sur un échantillon de cent
vingt-huit dirigeants d’EI interrogés par questionnaire. Ces résultats attestent d’un niveau de
diplômé élevé chez les dirigeants d’EI (89 % d’entre eux ont un diplôme au moins équivalent
au niveau bac + 2, 35 % équivalent au niveau baccalauréat + 5). Surtout, près de la moitié
d’entre eux a réalisé une formation généraliste en gestion (à l’université ou en école de
commerce), 18 % sont issus de « formations d’ingénieurs ou techniques » alors qu’ils sont à
133
Les résultats de cette enquête réalisée par le centre des jeunes dirigeants de l’économie sociale (CIDES) sont
présentés dans l’ouvrage L’entreprise d’insertion porte ouverte sur l’emploi publié en 1993.
134
Entreprise d’insertion : où sont les femmes?, les cahiers de l’observatoire du CNEI, n°2, mars 2016.
134
peine plus d’un quart à avoir été formés au travail social. La mise en perspective des deux
enquêtes semble donc attester d’une recomposition progressive des profils des dirigeants de
structures, au moins pour ce qui concerne le pôle entrepreneurial. Les diplômés en travail social
deviennent minoritaires au profit de ceux formés au management et à la gestion d’entreprise.
Les dirigeants de structures d’insertion rencontrés dans le cadre de la thèse appartiennent
presque tous au groupe des « pionniers ». Éducateurs spécialisés de formation, ils ont créé et
dirigé les premières structures d’IAE, les entreprises intermédiaires, et se sont formés de
manière autodidacte à la gestion d’entreprise. À ce titre, ils ont contribué à l’invention puis au
développement de ce secteur en faisant le choix d’un métier (celui de dirigeant de structure
d’insertion) au moment où celui-ci n’existe pas encore. Leurs trajectoires professionnelles
similaires expliquent qu’ils développent une conception analogue de leur activité
professionnelle et, en corollaire, une même vision critique du processus d’institutionnalisation
de l’IAE. La mise en avant des valeurs liées au travail social comme étant au fondement du
sens donné à l’action professionnelle s’accompagne d’une critique de la dilution de ces valeurs
et à leur remplacement par des normes et des croyances professionnelles empruntées au secteur
de l’entreprise. En entretien, Chantal, une représentante du mouvement des entreprises
intermédiaires au début des années 1980 (cf. chapitre 1), revient longuement la « vocation
militante » qui guidait son action et celle de ses collègues formés au travail social (« on avait
une vocation militante, on venait du travail social »). Elle déplore les « idées libérales » des
nouveaux dirigeants de structures d’insertion (des « petits jeunes arrivés de leur école de
commerce », désireux de « faire du fric avec l’insertion ») et leur substitution aux idéaux de
« transformation sociale » des « pionniers » dont elle se fait la représentante.
À l’instar de Chantal, Karim, un autre « pionnier », éducateur spécialisé qui participe au
mouvement des entreprises intermédiaires au milieu des années 1980, pointe le « basculement
idéologique » des « approches éducatives et sociales » vers un « idéal gestionnaire » qui
caractérise le secteur de l’IAE contemporain. Pour lui, les jeunes dirigeants de structures
d’insertion sont « dans le mimétisme avec les entreprises du secteur concurrentiel » :
« Ils en sont à dire, il faut qu’on soit plus compétitif, plus performant, ils utilisent
les mêmes terminologies du monde de l’industrie et du capitalisme dominant, il
faut mettre en place des normes ISO. Bref, une approche extrêmement libérale
de l’insertion, avec des rapprochements avec des grands groupes. Leur projet
135
c’est le projet économique et pas le social, et leur modèle c’est le modèle
concurrentiel de l’entreprise du CAC 40. C’est plus le petit modèle
historiquement à la marge et alternatif. » (Karim, éducateurs spécialisé, dirigeant
d’entreprise intermédiaire puis salarié d’une fédération de structures d’insertion,
entretien réalisé le 20 décembre 2012.)
Pour les pionniers, le renouvellement des profils de dirigeants de structures n’est pas
l’unique cause du développement d’une conception entrepreneuriale de l’IAE. En entretien, ils
mettent également en lumière l’intervention de l’administration de l’emploi et de ses satellites
privés (la CDC et la fondation France Active) qui contribuent à banaliser l’usage d’instruments
de gestion importés du secteur privé lucratif dans l’espace de l’IAE (plan de trésorerie, bilan
comptable, compte de résultats, etc.). Pour Chantal, les dirigeants de ces organisations notamment C. Alphandéry qui pendant les années 1990 est simultanément président du CNIAE
et de la fondation France Active et administrateur de la CDC - exigent des entreprises
d’insertion qu’elles renforcent leur rentabilité et leur performance économique en contrepartie
de prêts ou de cautions bancaires. Lorsque ces organisations interviennent auprès des structures
d’insertion, elles « veulent financer un truc digne de ce nom qui corresponde à leur puissance
financière, à la vision qu’ils ont de l’entreprise » 135.
-
« Ce ne sont plus des gens en grande difficulté qui sont dans l’IAE » : les conséquences
de l’institutionnalisation de l’IAE sur la sélection des chômeurs
La banalisation des instruments de gestion et l’immersion croissante dans le secteur
concurrentiel poussé par l’administration, et le renouvellement des profils des dirigeants sont
autant d’éléments qui contribuent à faire évoluer les pratiques de recrutement au sein des
structures d’insertion. Pour Philippe136, à partir du milieu des années 1990, « l’(administration
de) emploi commence à pousser à aller du côté 70/30 » (70 % de ressources tirées de la vente
de la production et 30 % issus de financements publics). L’entreprise d’insertion qu’il dirige
commence à « perdre toute la capacité qu’on avait à être un outil pour les gens les plus éloignés
135
Et Chantal d’ajouter : « On arrive avec des deux-chevaux, ils veulent des Rolls Royce. »
Éducateur spécialisé à la fin des années 1970, Philippe travaille dans un centre d’accueil pour jeunes
toxicomanes implanté en Seine Saint Denis. Avec ses collègues travailleurs sociaux, il développe des ateliers de
production pour ces jeunes (peinture et bâtiment de second œuvre) qu’il transforme en entreprise intermédiaire.
Au début des années 2000, Philippe quitte l’entreprise Astrolabe et prend la direction d’une des plus grandes
associations caritatives d’Ile de France qui gère notamment des centres d’hébergement et des structures d’insertion
par l’économique (cf. chapitre 1 encadré 4).
136
136
de l’emploi, les plus cassés, sans une exigence de productivité ». Autrement dit, les attentes
politico-administratives en termes de rentabilité posent à nouveau la question de la cohabitation
entre logique économique et mission éducative (ou mission sociale) étudiée dans le premier
chapitre de cette thèse. Contraints de satisfaire aux attentes de l’administration de l’emploi en
matière d’équilibre économique, les professionnels des structures du pôle commercial de
l’insertion renforcent leurs critères d’embauche. Dans un contexte où les financements publics
et les prêts bancaires sont conditionnés à la rentabilité et donc à la capacité de production de la
structure, l’embauche d’un nombre trop important de chômeurs faiblement productifs mettrait
en péril l’existence de la structure. Les dirigeants sélectionnent alors des chômeurs moins
« cassés », plus « proches de l’emploi », capables de tenir des cadences de production
relativement élevées.
Si cette évolution caractérise les structures du pôle commercial de l’insertion par le
travail, elle concerne également celles du pôle social. La recomposition des profils des
chômeurs mis au travail concerne également les ACI. C’est ce qu’affirme Régis dont les propos
sont retranscrits ci-dessous. Cet ancien militant écologiste, passé par le scoutisme et le
bénévolat dans des associations caritatives, effectue ses débuts professionnels comme
consultant dans un cabinet de conseil spécialisé sur les politiques sociales. Au milieu des années
1990 il fonde puis dirige une association qui aujourd’hui gère plusieurs chantiers d’entretien
d’espaces verts et naturels en Ile de France. Selon lui :
« Les objectifs de sortie fixés par la DGEFP137, l’intégration dans le code du
travail, tout ça fait qu’il y a une sélection des publics. Par rapport au début de
l’IAE c’est un changement fondamental, même si cela ne se dit pas oralement.
C’est la faute des pouvoirs publics. Aujourd’hui, l’IAE ne répond plus ou
marginalement à la question de la grande pauvreté. Ce ne sont plus des gens en
grande difficulté qui sont dans l’IAE. Le SDF ne travaille plus dans l’IAE, même
dans les chantiers. Aujourd’hui c’est des gens qui sont autonomes, qui se
douchent. (…) L’IAE est aujourd’hui totalement sous tutelle du ministère du
Travail. Il n’y a que le prisme du travail qui entre en compte, il n’y a pas le
prisme de l’accompagnement social. (…) Les gens dans mon association, ils sont
prêts à bosser et la réalité c’est qu’ils bossaient avant ces gens-là. Tous les gars
137
Le chapitre 4 revient en détail sur la mise en place par l’administration de l’emploi de ces objectifs de sortie
censés mesurer la performance des structures d’insertion par le travail.
137
qui sont à X tu les mets en 1960/70 ils se font embaucher demain, aucun
problème. (…) C’est juste que du boulot il n’y en a plus. » (Régis, entretien
réalisé le 5 décembre 2012.)
Pour ce dirigeant d’ACI, l’incorporation de l’insertion par l’économique dans les
politiques de l’emploi a des effets sur les pratiques de sélection des chômeurs à l’entrée des
structures. Les publics traditionnels des politiques d’aide (pensionnaires des centres
d’hébergement, jeunes toxicomanes, personnes sortant de détention, etc.) sont progressivement
évincés des dispositifs qui leur étaient originellement destinés et remplacés par des chômeurs
« autonomes », dont les difficultés d’insertion sur le marché du travail ne résultent pas de
problématiques sociales et/ou psychologiques mais principalement d’un manque de
qualification ou d’une absence de moyen de transport. Pourtant, sur le plan réglementaire, les
structures d’insertion, et plus particulièrement les ACI, sont censées mettre au travail les
« publics en situation de grande exclusion sociale », « fortement éloignés de l’emploi
(notamment bénéficiaires du RMI et chômeurs de longue durée) », caractérisés par leur « très
faible niveau de compétences, leurs problèmes en matière d’illettrisme ou de difficultés de
comportement ou de santé », des publics dont « la productivité (est) particulièrement
faible » 138.
Ces observations rejoignent les conclusions de travaux académiques sur le
fonctionnement des politiques sectorielles d’action sociale, comme ceux de S. Ébersold sur les
politiques d’insertion ou de C. Soulié sur l’hébergement des sans-abri. Les conclusions de ce
dernier concernant le secteur de l’hébergement social peuvent sans problème s’appliquer à celui
de la mise au travail : les deux espaces assurent le tri et la gestion « d’importants flux de
population au travers d’un système différencié et hiérarchisé d’établissements » (Soulié, 1998 :
76). Mais, comme les centres d’hébergement qui exigent des sans abri qu’ils soient dès leur
arrivée « réinsérés » ou « réinsérables », les structures d’insertion « demandent au prétendant
d'être déjà (en puissance voire en acte) ce qu'il doit devenir » (idem : 78), c'est-à-dire un
travailleur productif, employable a minima. Dit autrement, l’accès aux structures d’insertion
« exige bien souvent (des chômeurs) des propriétés identiques à celles qui régissent l’accès à
l’emploi, condamnant par là-même ceux qui y dérogent le plus » (Ébersold, 2004 : 102).
138
La circulaire DGEFP n°2005/ 41 du 28 novembre 2005 relative aux ateliers et chantiers d’insertion.
138
Les questions des critères de sélection des chômeurs, de l’équilibre entre la mission
sociale et les contraintes économiques de la structure, se sont posées de manière constante au
cours de l’enquête de terrain. La grande majorité des dirigeants de structures d’insertion
rencontrés partagent le constat d’une éviction des publics les plus précaires au profit de
chômeurs « autonomes ». Dès lors, on peut s’interroger sur le statut à donner aux discours
particulièrement présents dans la littérature et les instruments produits par les fédérations du
pôle social ; des discours qui mettent en avant la prise en charge des « plus éloignés de
l’emploi » qui « cumulent des handicaps ». Un enquêté, président d’une importante association
gestionnaire d’ACI et administrateur dans une fédération du pôle social donne sa réponse. Pour
lui, ces discours renverraient à un « argument théorique (…) éloigné des pratiques » qu’il
conviendrait de mobiliser « pour pouvoir justifier l’existence de sa boutique » auprès des
financeurs.
Dans cette perspective, l’importance n’est pas tant la capacité de ces discours à décrire
l’évolution des pratiques de recrutement et des caractéristiques des chômeurs mis au travail,
que leur fonction rhétorique139. Celle-ci consiste en l’affirmation d’un « un type particulier de
croyance : des fictions nécessaires auxquelles les acteurs ne croient pas vraiment, mais
auxquelles ils ne peuvent renoncer sans que leur travail se vide de sens » (Dubet, 2002 : 48).
Dans le cas de l’insertion par l’économique, la fiction pédagogique de la prise en charge des
« éloignés de l’emploi » est d’autant plus nécessaire qu’elle légitime l’attribution d’aides
publiques conséquentes et la production d’instruments de mesure de la « distance à l’emploi »
par les fédérations associatives.
Conclusion de la section
Le processus d’institutionnalisation retracé dans cette section dessine un espace de l’IAE
organisé autour de deux pôles composés de dispositifs différenciés au niveau de leur mode
139
Plusieurs enquêtes menées par l’administration semblent cependant donner raison aux acteurs associatifs. Ainsi,
le rapport publié en 2013 par l’IGAS et l’IGF constate que « le dispositif d’IAE n’est pas centré sur les publics les
plus en difficulté ». Les inspecteurs remarquent que seulement 25 % des individus orientés par l’IAE ont moins
de 6 mois d’ancienneté au chômage lors de leur embauche. Ils notent également qu’un individu sur deux recruté
dans une structure d’insertion n’est pas chômeur de longue durée (c’est-à-dire au chômage depuis plus d’un an),
alors que cette catégorie est la cible prioritaire du dispositif. Une autre enquête menée en 2012 par la DARES
interrogeait les salariés en insertion sur leurs principales difficultés pour trouver du travail avant leur entrée dans
une structure. Loin de mettre en avant d’éventuelles problématiques sociales, les chômeurs mis au travail
mentionnent le plus fréquemment « l’absence de permis de conduire ou de véhicule (24 %), un niveau de formation
insuffisant (18 %), l’absence de travail dans leur branche (16 %) » (DARES, 2014b).
139
d’insertion dans l’espace économique (les structures du pôle social s’inscrivent dans une
économie de marchés publics, celles du pôle entrepreneurial interviennent sur des marchés
concurrentiels). L’analyse montre que les acteurs de l’insertion jouent un rôle de premier plan
dans la perpétuation des divisions qui structurent cet espace. Regroupés au sein de fédérations,
ils élaborent des savoirs spécialisés qui renvoient à des visions différentes et concurrentes de
l’insertion par le travail et en corollaire des chômeurs mis au travail. Deux conceptions
concurrentes du travail d’insertion divisent l’espace de l’IAE. Pour les acteurs du pôle social la
mise en situation de travail est un support pédagogique visant la résolution de difficultés
psychosociales et constitue un préalable au retour à l’emploi ordinaire. Pour les acteurs du pôle
entrepreneurial la mise en situation de travail s’effectue dans des conditions identiques à celles
des entreprises ordinaires. Elle est conditionnée à la performance économique de l’entreprise
d’insertion et a pour objectif de préparer les salariés en insertion à réintégrer le marché du travail
ordinaire.
III.
Stratégies d’alliance et oppositions entre les fédérations
associatives dans l’espace de l’IAE
La section précédente analyse l’organisation de l’espace associatif de l’insertion par le
travail. Cette section montre que cette organisation fait l’objet de prises de position
différenciées de la part des fédérations de structures d’insertion et détermine leurs stratégies
d’alliance et d’opposition. Après être revenu sur le rôle intermédiaire de ces fédérations dans la
construction de la politique d’insertion par le travail, il s’agira de comprendre pourquoi
certaines d’entre elles soutiennent la segmentation existante entre un pôle social et un pôle
entrepreneurial alors que d’autres s’y opposent.
140
A. Fédérations « spécialisées » et fédérations « généralistes » : les différentes
catégories d’intermédiaires dans l’espace de l’insertion par le travail
-
Les fédérations, des organisations à l’interface entre les structures d’insertion et les
acteurs politiques et administratifs
La complexité de la politique d’insertion découle de la diversité des pratiques et des
organisations associatives en matière de mise au travail : mise à disposition des chômeurs
auprès de clients ou mise en situation de production dans les AI ; commercialisation de la
production sur un marché concurrentiel dans les EI ou sur un marché « protégé » dans les ACI ;
mobilisation du statut de salarié dans les structures d’insertion par l’activité économique ou
rétribution au pécule dans les CAVA, etc. L’institutionnalisation de ces pratiques donne
toutefois lieu à des processus analogues : les acteurs associatifs qui initient ces pratiques se
regroupent au sein de fédérations afin de négocier avec l’État une réglementation adaptée et des
budgets spécifiques.
Ainsi, à la fin des années 1970, des dirigeants de foyers d’hébergement réunis au sein de
la Fédération nationale des associations de réadaptation sociale (FNARS) participent, aux côtés
de l’administration centrale du ministère des Affaires sociales, à l’élaboration d’une
réglementation qui encadre la mise au travail des hébergés dans les Centres d’adaptation à la
vie active (CAVA). Au milieu des années 1980, des éducateurs du secteur de la prévention
spécialisée développent des entreprises qui embauchent les jeunes qu’ils prennent en charge.
Réunis au sein du CNEI, ils négocient avec le ministère de l’Emploi un cadre institutionnel et
des crédits spécifiques. À la même époque, des élus et des syndicalistes créent des associations
qui pratiquent le prêt de main d’œuvre et mettent à disposition de clients des chômeurs en fin
de droit pour des travaux temporaires. Rassemblés dans la Coordination des associations d’aide
aux chômeurs (COORACE), ces acteurs poursuivent le même but que ceux de la FNARS et du
CNEI : bénéficier d’une reconnaissance légale, d’une réglementation adaptée et de budgets
propres. Leurs négociations avec le ministère de l’Emploi débouchent sur la création des
associations intermédiaires. Dans la décennie suivante, la montée en charge du Revenu
Minimum d’Insertion s’accompagne de la mise au travail d’un nombre croissant d’allocataires.
Des dirigeants de ces dispositifs créent la fédération Chantier école et participent à l’élaboration
141
d’un cadre réglementaire et budgétaire qui débouche sur la création d’une nouvelle catégorie
de dispositifs d’insertion par le travail : les ateliers et chantiers d’insertion (ACI) (voir section
précédente).
La construction de l’espace de l’insertion par le travail repose donc sur des processus
relativement autonomes, au cours desquels des acteurs issus de régions du monde associatif
différentes (l’hébergement social, la prévention spécialisée, la formation professionnelle) se
réunissent au sein de fédérations et entrent en relation avec différentes les pouvoirs publiques
(cabinets et administrations centrales des ministères de l’Emploi, des Affaires sociales, etc.).
Ces fédérations occupent donc une position intermédiaire dans l’espace de production de
l‘action publique en matière d’insertion par le travail. Elles s’interposent entre les structures
d’insertion et les professionnels « de terrain » qui recrutent, mettent au travail et encadrent les
chômeurs, et les cabinets ministériels et leurs administrations qui définissent la réglementation,
négocient la répartition des crédits, contractualisent avec les structures d’insertion et évaluent
leurs actions. Autrement dit, les fédérations assurent la jonction entre les acteurs du niveau de
la mise en œuvre de l’action publique et ceux de son élaboration.
L’analyse du travail d’intermédiation des fédérations de l’insertion par l’économique est
au cœur de l’analyse de cette thèse. Les chapitres suivants en dévoilent la complexité et les
différentes dimensions. Cependant, le processus d’institutionnalisation retracé dans les deux
premiers chapitres de cette thèse permet dès maintenant de mettre en lumière deux dimensions
du travail d’intermédiation des fédérations dans la production de l’action publique : la
représentation des structures d’insertion et des acteurs « de terrain » auprès des pouvoirs
publics ; un rôle d’information, de formation et de professionnalisation de ces acteurs
« de terrain ».
Dans le premier cas, il s’agit de défendre les intérêts des structures d’insertion dans les
espaces locaux et nationaux où se négocie l’action publique (commissions et groupes de travail
nationaux mis en place par les cabinets ou les administrations ministérielles, conseil national
ou conseils départementaux de l’insertion par l’activité économique, etc.). Dans le deuxième
cas, il s’agit d’informer et d’accompagner les personnels des structures d’insertion aux réformes
impulsées par l’État, d’adapter leurs pratiques aux évolutions réglementaires, aux
transformations de l’action publique. Cet accompagnement s’effectue à travers la production et
la diffusion d’instruments (guides pratiques, formations professionnelles, notes techniques)
142
mais également l’animation d’espaces internes aux fédérations et à leurs adhérents
(commissions régionales et nationales, groupes de travail, etc.).
-
Fédérations spécialisées et fédérations généralistes : deux catégories d’acteurs
intermédiaires
Le processus d’institutionnalisation de l’insertion par le travail comme catégorie d’action
publique s’opère à travers deux dynamiques opposées. La première renvoie à une logique de
spécialisation : l’état et les représentants associatifs construisent différentes catégories de
dispositifs d’insertion par le travail, chacune disposant d’un cadre réglementaire, de modalités
de fonctionnement et de financements spécifiques. Cette dynamique de spécialisation entre en
tension avec le travail, mené par les responsables politiques et administratifs du ministère de
l’Emploi, d’incorporation de ces différents dispositifs au sein d’un même espace d’action
publique. Cette dynamique d’incorporation repose sur la mise en place d’instances de
coordination communes (le CNIAE et les CDIAE), sur l’application des mêmes procédures à
l’ensemble de ces dispositifs (l’agrément des chômeurs par le service public de l’emploi, le
conventionnement et l’évaluation par les fonctionnaires des services déconcentrés du ministère
de l’Emploi).
Ces deux logiques constitutives de la construction de la politique d’insertion par le travail
font l’objet d’une controverse entre les principales fédérations associatives. Deux d’entre elles
défendent la logique de spécialisation de l’espace de l’insertion par le travail, c’est-à-dire sa
segmentation en différentes catégories de dispositifs. Deux autres fédérations s’opposent à cette
logique de spécialisation et à la hiérarchisation qu’elle instaure entre les dispositifs d’insertion.
Favorables à la logique d’incorporation impulsée par le ministère de l’Emploi à la fin des années
1990, elles souhaitent transformer l’espace de l’insertion par le travail en créant un nouveau
dispositif qui rassemble ceux existants. Les parties suivantes analysent ce que ces prises de
position relatives à la manière de penser la politique d’insertion par le travail doivent à l’histoire
spécifique de chaque fédération, aux particularités de ses adhérents et de ses dirigeants.
Le CNEI et Chantier école sont des fédérations spécialisées. L’adhésion à Chantier école
est réservée aux associations gestionnaires d’ACI (la fédération en regroupe 650 en 2012),
l’adhésion au CNEI est réservée aux organisations qui portent une EI (le CNEI regroupe près
143
de 400 EI en 2012). Les profils de leurs dirigeants n’ont pas évolué depuis leur création. Leur
conseil d’administration se compose exclusivement de dirigeants d’ACI pour Chantier école,
de dirigeants d’EI pour le CNEI. De même, les permanents salariés de ces deux fédérations sont
souvent d’anciens dirigeants de ces dispositifs. Le délégué général de la fédération Chantier
école est un ancien directeur d’associations gestionnaires d’ACI. Celui du CNEI a dirigé
pendant plusieurs années une entreprise d’insertion.
Ces caractéristiques orientent les activités des deux fédérations vers la production d’une
expertise circonscrite à la catégorie de dispositifs gérés par les adhérents : Chantier école
produit et diffuse des instruments qui formalisent la pédagogie spécifique aux ACI140. Le CNEI
accompagne ses adhérents dans la structuration des activités commerciales de leur entreprise
d’insertion. De même, ces particularités amènent les dirigeants des deux fédérations à
représenter exclusivement la catégorie de dispositifs gérés par leurs adhérents auprès de l’État
ou dans les documents diffusés dans l’espace médiatique (communiqués de presse, etc.).
Comme l’explique Henri, l’ancien dirigeant d’entreprise d’insertion devenu permanent salarié
du CNEI : « ici (au CNEI), on est clair avec ce que l’on défend : c’est le modèle des entreprises
d’insertion ».
À l’opposé de Chantier école et du CNEI, la FNARS et la COORACE sont deux
fédérations généralistes. La FNARS se présente comme un « réseau généraliste de lutte contre
les exclusions »
141
. En 2011, elle regroupe 850 associations gestionnaires de 2 700
établissements qui couvrent l’ensemble du spectre des politiques l’action sociale : centres
d’hébergement et de réinsertion sociale, centres d’accueils pour demandeurs d’asile, centres
d’accueil de jour, centres de formation, etc. Concernant plus particulièrement l’insertion par le
travail, la fédération regroupe 900 ACI, 60 AI et 50 EI. La COORACE affirme quant à elle son
appartenance au secteur de l‘Economie sociale et solidaire (ESS) dont elle entend défendre les
valeurs. En 2011, cette fédération compte 500 adhérents dont près de 300 Associations
140
Chantier école a mis au point des instruments proches de ceux du réseau Cocagne étudiés dans la section
précédente. La fédération forme ses adhérents à l’utilisation d’instruments visant à détecter et à évaluer l’intensité
des difficultés de leurs salariés. Le « logiciel pour l’évaluation et l’accompagnement » mesure la progression des
salariés en insertion dans leur acquisition de « savoirs de base et de comportement ». Il est renseigné par les
professionnels de l’insertion qui s’appuient sur des « référentiels compétences et capacités professionnelles » et
des « livrets de suivi des salariés en insertion » (Citations extraites du document « Comment réussir un Chantier
école » qui présente la démarche pédagogique de la fédération et les différents instruments sur laquelle elle repose,
documents en possession de l’auteur).
141
Citation extraite de la présentation de la FNARS sur son site Internet : http://www.fnars.org/nous-connaitrefnars/fnars-missions, consulté le 04/07/2015.
144
Intermédiaires (AI), 85 Ateliers et chantiers d’insertion (ACI), 46 Entreprises de Travail
Temporaire d’Insertion (ETTI), 22 Entreprises d’Insertion (EI), et 33 organismes de services à
la personne. La composition des instances dirigeantes des deux fédérations reflète cette
diversité. Leurs dirigeants sont à la tête d’associations qui gèrent des dispositifs variés.
La diversité des activités menées par leurs adhérents conduit les deux fédérations à
adopter un positionnement généraliste. Leur objectif n’est pas de représenter une catégorie de
dispositifs auprès des pouvoir publics, mais d’intervenir au nom de et auprès de l’ensemble des
associations du secteur de la lutte contre l’exclusion pour la FNARS, de l’ensemble des
structures de l’ESS pour la COORACE. De même, les permanents des deux fédérations
produisent et diffusent une expertise qui ne se limite pas à une catégorie particulière de
structures d’insertion par le travail. Les permanents salariés de la FNARS élaborent quantité de
guides pratiques et organisent nombre de formations sur des sujets variés : l’évaluation dans les
établissements sociaux, le « soutien à la parentalité », l’accompagnement social et
professionnel dans les structures d’insertion par le travail, les liens entre précarité et santé
mentale, l’accueil en association des personnes placées sous surveillance électronique,
l’évolution de la « contractualisation » entre les associations et les collectivités publiques, etc.
L’expertise produite par les permanents de la COORACE s’oriente quant à elle vers
l’élaboration d’instruments d’évaluations applicables à l’ensemble des structures d’insertion
par le travail comme la « démarche qualité Cèdre ». La COORACE produit également des
guides pour inciter ses adhérents à mutualiser une partie de leurs activités ou à se regrouper
sous une même entité juridique. La fédération consacre plusieurs documents à la mise en œuvre
d’un « groupement d’employeurs solidaires » (GES) dont l’existence procède du regroupement
de différentes organisations (associations intermédiaires, entreprises d’insertion, ateliers et
chantiers d’insertion, centres de formation, associations d’aide à la personne, etc.) au sein d’une
même entité juridique et de la mise en commun d’activités (comptabilité, gestion du personnel,
etc.)142.
142
L’architecture organisationnelle des GES correspond à celle d’un « conglomérat associatif » qui regroupe sous
une même entité juridique (une association) différentes structures (association, SARL, coopérative, etc.) qui
deviennent ses filiales. Voir notamment les trois documents produits par la fédération en 2009 intitulés « Outil
d’aide à la structuration d’un groupe économique solidaire », « Organisation juridique et fiscale des groupes
économiques solidaires » et « Guide financier pour les groupes économique et solidaire » et téléchargeables sur le
site de la COORACE (http://www.coorace.org/).
145
Fédérations « généralistes » et fédérations « spécialisées » constituent deux catégories
d’organisations intermédiaires qui interviennent dans l’espace de l’insertion par le travail en
mobilisant des logiques et des stratégies différentes. Les fédérations spécialisées s’attachent à
produire une expertise circonscrite à une catégorie de dispositifs d’insertion par le travail et à
défendre ses spécificités. Les fédérations généralistes entendent représenter un secteur d’actions
publiques et proposent une expertise transversale à plusieurs catégories de dispositifs. La partie
suivante montre que l’appartenance à l’une ou l’autre des deux catégories détermine les
alliances et les oppositions entre les fédérations.
B. « Défendre un modèle » ou « refonder le secteur » ? Stratégie de
conservation et stratégie de subversion des fédérations associatives
Les activités des associations adhérentes et le profil des dirigeants déterminent les prises
de position des fédérations dans l’espace de l’IAE : positionnement en faveur d’un dispositif
spécifique pour les fédérations spécialisées, en faveur d’un secteur pour les fédérations
généralistes. Ces différents positionnements permettent de comprendre les alliances qui se
nouent entre les fédérations autour de la mise en œuvre d’actions interfédérales : élaboration de
documents programmatiques sur le secteur de l’insertion par le travail, travail d’influence
auprès des responsables politiques et administratifs, etc.
-
« Défendre un modèle » : la stratégie de conservation des fédérations spécialisées
À la fin des années 2000, les deux fédérations spécialisées, le CNEI qui regroupe des
structures d’insertion du pôle commercial et Chantier école dont les adhérents appartiennent au
pôle social, s’allient. Leurs dirigeants nationaux signent un « protocole de collaboration » dans
lequel ils insistent sur la complémentarité entre les deux catégories de dispositifs gérés par leurs
adhérents. Dans ce document, les ACI et les EI sont en effet présentés comme des dispositifs
d’insertion par le travail « complémentaires » puisqu’ils « s’adressent à des publics dont le
degré d’éloignement ou d’obstacle à l’emploi est différent ou qui sont à des stades différents de
leur parcours d’insertion ».
146
Les deux fédérations affirment ici leur adhésion à une même représentation de l’espace
de l’IAE. Celui-ci trouve sa pertinence dans l’agencement des différentes catégories de
dispositifs qui le composent au regard des profils des chômeurs mis au travail. Les modalités
de commercialisation et de mise au travail (dans le secteur de l’utilité sociale pour les ACI, dans
les conditions du marché pour les EI), et l’intensité de l’encadrement et de l’accompagnement
des chômeurs (fort dans les ACI, plus faible dans les EI) seraient ainsi proportionnelles aux
capacités de production et à l’importance des difficultés des chômeurs.
L’alliance entre les deux fédérations repose donc sur l’adhésion de leurs dirigeants à cette
représentation harmonieuse de l’espace de l’IAE. En effet, à plusieurs reprises lors de l’enquête
de terrain et au cours des entretiens, les responsables de Chantier école et du CNEI présentent
cet espace comme un continuum de dispositifs interdépendants, aux modalités de
fonctionnement complémentaires. Ils affirment avec constance que leurs adhérents se
répartissent les chômeurs en fonction de leur degré de difficultés (les plus éloignés de l’emploi
mis au travail dans les ACI, les plus proches de l’emploi dans les EI).
Cependant, le rapprochement entre les deux fédérations et l’affirmation de la
complémentarité entre les dispositifs d’insertion répond également à des enjeux économiques,
liés à l’immersion sur un marché concurrentiel. Il s’agit pour les deux fédérations de prévenir
et de mettre un terme aux conflits qui se nouent localement entre EI et ACI, les premières
accusant les seconds de leur livrer une concurrence déloyale lors des réponses à des marchés
publics :
« Ce que dit le CNEI, c’est la vision du modèle. Il y a les chantiers d’un côté, les
EI de l’autre. La FNARS n’est pas d’accord avec ça. Pour nous, on a vraiment
le non marchand et non concurrentiel et le marchand concurrentiel. On ne
mélange pas tout. Sur le marché on reste en concurrence, mais loyale. (…) On
réfléchit, c’est pour cela qu’on bosse bien avec Chantier école, sur la
complémentarité des choses, plus qu’au mélange des genres. Si ton prix il est
bas sur le marché parce que t’as un chantier ce n’est pas honnête. (…) Je pense
qu’il y a deux dimensions dans l’IAE qui ont leur sens, mais tout mélanger pour
accéder à des marchés, parce que c’est quand même une question de fond (…),
pour faire des prix plus bas que le voisin, ce n’est pas correct. Ethiquement, ce
n’est pas juste. Moi j’ai vu des collectivités qui sous- traitent à des chantiers
147
parce que le coût salarial est beaucoup plus faible. » (Henri, ancien dirigeant
d’entreprise d’insertion, salarié du CNEI, entretien réalisé le 1er octobre 2012.)
Pour ce dirigeant du CNEI, la pertinence de l’espace de l’IAE réside dans sa segmentation
entre deux pôles composés de dispositifs complémentaires : le concurrentiel qui regroupe les
EI et le non-concurrentiel qui rassemble les ACI. Or, certains ACI adoptent des pratiques qui
remettent en cause cette partition : ils entrent en concurrence avec des EI en répondant aux
mêmes appels d’offre dans le cadre de marchés publics (la réglementation autorise les ACI à
avoir une activité commerciale, à condition que les recettes tirées de celle-ci ne dépassent pas
30 % de leurs charges). Surtout, ils s’appuient sur l’importance de leurs subventions publiques
(celles-ci constituent près de 80 % en moyenne du montant total de leurs ressources) pour
proposer des tarifs particulièrement bas par rapport à ceux des entreprises d’insertion et leur
livrent ainsi une concurrence déloyale143. Pour le CNEI, l’alliance avec Chantier école vise à
mettre fin à ces pratiques. La collaboration entre les deux fédérations instaure une « instance
nationale de concertation » où les dirigeants des deux fédérations arbitrent les « conflits
locaux » liés au problème de concurrence entre leurs adhérents.
Les dirigeants de Chantier école incitent également leurs adhérents à respecter la
réglementation qui limite leurs activités commerciales :
« Des chantiers demandent la dérogation parce qu’ils dépassent les 30 % (de
recettes de commercialisation). Nous on déconseille à nos adhérents de le faire.
Ce n’est pas la solution pour deux raisons. D’abord si les prix sont bas, ça
provoque des dérives au niveau concurrentiel, avec les EI notamment. Ensuite
parce que, automatiquement, ça va renforcer les critères de sélection des publics.
(…). Si un chantier commercialise à tout va d’abord, automatiquement il va
recruter des salariés moins cassés. Ça dénature le modèle des chantiers. »
(Benoît, dirigeant de structures d’insertion puis salarié de Chantier école,
entretien réalisé le 11 juin 2012.)
143
La presse se fait parfois l’écho des conflits entre structures d’insertion, comme dans un article paru dans le
journal Ouest France le 10 juin 2016 et intitulé « Concurrence déloyale » : l’insertion reste désunie. La journaliste
raconte que lors d’un appel d’offre, un bailleur social sélectionne un ACI dont la proposition de prix était 6 fois
inférieure à celle de l’EI (article consulté le 21/07/2016 et disponible à l’adresse suivante : http://www.ouestfrance.fr/normandie/argentan-61200/concurrence-deloyale-linsertion-reste-desunie-4293713)
148
Comme l’enquêté précédant, cet ancien dirigeant d’ACI, fondateur et dirigeant de
Chantier école justifie la structuration de l’espace de l’IAE en deux pôles complémentaires. Il
partage la position du CNEI qui, au nom d’un principe « éthique » pose la nécessité de respecter
les règles en matière de concurrence. Il pointe également les effets délétères de l’investissement
des ACI sur le marché concurrentiel. Les contraintes du marché (nécessité de fournir une
production de qualité au client et d’honorer les délais de livraison prévus) requièrent des
travailleurs capables de maitriser des gestes techniques et de tenir des cadences de production
soutenues. Or, le recrutement de tels profils va à l’encontre du « modèle » des chantiers
d’insertion dont la mission est, à l’inverse, de mettre au travail les chômeurs les « plus cassés »,
les plus « éloignés de l’emploi », par le biais d’une pédagogie spécifique. Pour Chantier École,
l’immersion des ACI dans le marché concurrentiel met en péril leur spécificité.
Les deux extraits d’entretien ci-dessus montrent bien les intérêts communs au CNEI et à
Chantier école qui conduisent les deux fédérations à s’allier et à prendre position
collectivement. S’il s’agit de prévenir et de réguler les conflits entre leurs adhérents respectifs,
l’alliance entre les deux fédérations repose plus largement sur la croyance partagée par leurs
dirigeants en la complémentarité entre les deux « modèles » de dispositifs d’insertion : celui
des EI qui interviennent dans le secteur marchand concurrentiel et celui des ACI ancré dans le
secteur de l’utilité sociale. Si, pour assurer leur survie économique, les premières embauchent
des chômeurs capables d’assurer un certain niveau de productivité et donc relativement proches
de l’emploi, les ACI ne sont pas soumis à des logiques de marché et recrutent des chômeurs
plus éloignés de l’emploi et moins productifs.
-
Réformer le secteur : la stratégie de subversion de la FNARS et de la COORACE
Alors qu’à la fin des années 2000, le CNEI et Chantier école s’allient pour défendre la
complémentarité des deux catégories de dispositifs gérés par leurs adhérents, deux autres
fédérations renforcent également leur collaboration. La FNARS et la COORACE co-signent
des tribunes dans les médias, mènent en commun des actions de lobbying auprès des
responsables administratifs du ministère de l’Emploi, organisent collectivement des formations
pour leurs adhérents144.
144
En 2016, les deux fédérations co-organisent une formation intitulée « Travailler ensemble sur un territoire,
pourquoi, comment ? » pour leurs adhérents en Pays de la Loire. Des formations semblables sont mises en place
149
Le rapprochement entre les deux fédérations s’appuie sur une vision commune de leurs
dirigeants concernant la politique d’insertion par le travail et qui s’oppose à celle du CNEI et
de Chantier école. Contrairement à ces derniers qui défendent la complémentarité des
dispositifs d’insertion, les acteurs de FNARS et la COORACE mettent en avant leur
« cloisonnement » et leur inadaptation aux « besoins » et aux « parcours des publics » :
« On est dans des clivages où le CNEI et Chantier école sont dans des logiques
outils et la FNARS et COORACE sont dans une logique de dépassement des
logiques actuelles. Entrer dans une logique outil, c’est entrer dans un système de
cloisonnement en de multiples dispositifs qui ont été des juxtapositions de temps
historiques. (…) Ils (les dirigeants de Chantier école et du CNEI) se disent en
gros comment on se partage le gâteau en s’entendant parce qu’ils ont bien
compris que c’était con de s’engueuler. (…) COORACE a entamé il y a
longtemps déjà cette vision du passage de I’IAE par outils à une vraie vision de
développement de territoire solidaire. » (Alain, directeur d’association, salarié
de la COORACE, entretien réalisé le 27 septembre 2012.)
« Le merdier c’est que chacun est dans sa logique de dispositif plus que du public
et que quand la FNARS et avec nous COORACE, on dit arrêtons avec tous ces
machins, militons pour qu’on parte des besoins des publics sur un territoire et on
essaie d’apporter des réponses en fonction des problématiques diverses, faisons
des ensembliers pour éviter les ruptures de parcours. Là le CNEI et Chantier
école disent non moi je m’intéresse aux EI, moi je m’intéresse aux ACI. »
(François, président d’une association de chantier d’insertion, responsable
national de l’insertion par l’économique à la FNARS.)
« Pourquoi on a embrouillé le paysage au fil des années et on a créé plein de
dispositifs ? Le fait de dire que les personnes n’ont pas les mêmes profils entre
chantier et EI comme le CNEI et Chantier école, est-ce que ça suffit à justifier
l’existence de tel ou tel dispositif ? Moi je ne suis pas convaincu (…). Les études
n’ont pas réussi à objectiver ça. Moi j’en reviens aux missions, ce sont les
dans d’autres régions. Elles visent à renforcer les collaborations et la mutualisation entre les adhérents des deux
fédérations.
150
mêmes : l’encadrement, la formation, l’accompagnement, c’est les mêmes
missions. » (Femme, salarié à la FNARS, responsable de l’IAE.)
Les trois extraits d’entretien ci-dessus résument bien la configuration des alliances et des
oppositions entre les fédérations de l’espace de l’IAE. Les dirigeants de la FNARS et de la
COORACE y mobilisent les mêmes arguments pour critiquer les prises de position du CNEI et
de Chantier école. Pour l’un d’eux, la complémentarité entre les différents dispositifs est un
artefact utilisé, non sans mauvaise foi, par les dirigeants du CNEI et de Chantier école pour
justifier leurs demandes de financement auprès des bailleurs publics145 : il s’agit de coopérer,
de ne pas « s’engueuler » pour « se partager le gâteau » des financements. Autrement dit, la
logique instrumentale du CNEI et de Chantier école vise à justifier l’existence des différentes
catégories de dispositifs d’insertion et in fine celle de leur fédération.
Pour les dirigeants de la FNARS et de la COORACE, les dispositifs d’insertion du pôle
commercial et ceux du pôle sociale ne sont pas complémentaires mais superposés. Ils
poursuivent les mêmes finalités et, contrairement à ce qu’avancent le CNEI et Chantier École,
rien ne prouve qu’ils s’adressent à des chômeurs en fonction de l’intensité de leurs difficultés.
Les études évoquées par une responsable de la FNARS dans le troisième extrait d’entretien
tendent même à montrer le contraire. Ainsi, l’enquête publiée par l’inspection générale des
affaires sociales (IGAS) et l’inspection générale des finances (IGF) quelques semaines avant
l’entretien constate qu’il existe « peu de différences, en termes de profils des publics, entre les
quatre types de structures » d’insertion. Les ACI et les EI embauchent des chômeurs qui
disposent des mêmes niveaux de formation (86,8 % des salariés en insertion dans les ACI ont
une qualification de niveau V, V bis et VI146 ; ils sont 84,4 % dans les EI). L’ancienneté au
chômage ne permet pas non plus d’établir des différences entre les chômeurs mis au travail dans
les différents types de structures d’insertion. Les individus au chômage depuis moins d’un
an représentent 44,2 % du total des embauches dans les ACI, 44,3 % dans les EI, 53,7 % dans
les AI. Les chômeurs de « très longue durée » (au chômage depuis 24 mois et plus) représentent
32,5 % des embauches dans les ACI, 26,9 % des recrutements EI.
145
Lors de l’enquête de terrain, j’ai été témoin à plusieurs reprises de critiques de ce genre adressées par des
membres de la FNARS et de la CORACE à ceux du CNEI et de Chantier école, qu’ils accusent de « se la jouer
corpo », c’est-à-dire corporatiste, ou de « prêcher pour leur paroisse ».
146
Le niveau V correspond au CAP-BEP, le niveau V bis et VI à une sortie en cours de 1er cycle de l'enseignement
secondaire (6ème à 3ème) ou abandon en cours de CAP ou BEP avant l'année terminale.
151
Les structures du pôle commercial et celles du pôle utilité sociale accueillent donc des
chômeurs ayant sensiblement les mêmes profils administratifs. La conception de l’espace de
l’IAE portée par les dirigeants de Chantier école et du CNEI s’en trouve ainsi délégitimée.
L’autre argument avancé par des dirigeants de la FNARS et la COORACE est que la
segmentation de l’espace de l’IAE en différents types de dispositifs est « néfaste à (sa)
lisibilité », à sa « cohérence » et à sa compréhension par des agents extérieurs, en premier lieu
les bailleurs publics. Ce discours est particulièrement répandu parmi les membres des deux
fédérations qui pensent que les difficultés rencontrées pour obtenir davantage de crédits publics
résultent de la segmentation interne au secteur. Comme le résume Alain, le dirigeant du
COORACE, comment « peser face à l’État lorsqu’on arrive (devant ses représentants) à quatre
fédérations », que l’« on dit qu’on a les mêmes missions mais que l’on ne fait pas la même
chose ». Dans cette perspective, les divisions du secteur font le jeu de l’État qui trouve ici
prétexte pour ne pas augmenter ses crédits.
Opposées à la stratégie du CNEI et de Chantier école qui plaident pour la conservation de
l’organisation de l’espace de l’IAE, la FNARS et la COORACE militent auprès des
responsables politiques et administratifs pour une réforme profonde de cet espace. En 2012, la
FNARS élabore une série de « propositions politiques » qu’elle présente aux candidats à
l’élection présidentielle147. L’une d’elles préconise de fusionner les différentes structures
d’insertion présentes sur un territoire au sein d’une « entreprise sociale », disposant d’« un
statut et d’un mode de financement unique ». Si la définition de l’entreprise sociale reste floue,
sa création reposerait sur la mutualisation des personnels permanents (encadrants techniques et
accompagnateurs socio-professionnels) des structures existantes. Une autre préconisation vise
à « privilégier l’accès direct à l’emploi au sein même des entreprises moyennant un
accompagnement socioprofessionnel adapté, même pour des personnes jugées très éloignées de
l’emploi ». Il s’agit d’éviter dès que possible « le blocage dans un long parcours transitoire »
au sein d’une structure d’insertion, en favorisant le placement en emploi ordinaire et en
« accompagnant le couple employé/employeur ».
L « entreprise sociale » de la FNARS est comparable au « groupement d’employeurs
solidaires » (GES) inventé par la COORACE. Dans les deux cas il s’agit de substituer aux
différentes catégories de dispositifs d’insertion un dispositif unique, une même entité juridique.
147
Ces propositions sont consignées dans l’ouvrage La solidarité des idées neuves (FNARS, 2012).
152
Comme l’explique le dirigeant du COORACE interrogé plus haut : « le GES part du principe
qu’au lieu d’avoir une association intermédiaire, une entreprise d’insertion, trois chantiers
d’insertion, vaut mieux en avoir une grosse qui permette de mutualiser, d’avoir une capacité de
développement et qui facilite les parcours d’insertion ». Pour les dirigeants des deux
fédérations, l’élaboration de ces nouveaux dispositifs s’appuie sur les mêmes constats - le
fractionnement de l’espace de l’IAE en différents dispositifs - et répond à des objectifs
identiques : mutualiser certaines tâches et faciliter les « parcours d’insertion ».
L’analyse des prises de position des fédérations s’appuie à la fois sur les discours de leurs
dirigeants et sur les instruments (guides, documents programmatiques, formations, etc.)
qu’elles produisent et diffusent en direction des structures d’insertion ou des responsables
politiques et administratifs. Au centre de l’expertise produite par le COORACE et la FNARS,
les notions de d’« entreprise sociale », de « développement territorial » 148, de « groupement
d’employeurs solidaire » traduisent une volonté de dépasser les logiques de segmentation qui
structurent l’espace de l’IAE. Il s’agit de « fusionner » les dispositifs existants, de
« mutualiser » leurs activités au sein d’une seule entité. En cela, la production et les prises de
position des deux fédérations renvoient à des stratégies de subversion (Bourdieu, 1984 : 113116) puisqu’elles visent à transformer en profondeur la structure organisationnelle de l’espace
de l’IAE. Elles s’appuient sur une critique de la doctrine dominante au sein du champ de l’IAE
qui postule la complémentarité des différents dispositifs d’insertion par rapport à l’intensité des
difficultés rencontrées par les chômeurs mis au travail.
À rebours de ces prises de position, l’expertise développée par le CNEI et Chantier école
insiste sur les propriétés spécifiques des dispositifs gérés par leurs adhérents (la pédagogie
particulière des chantiers d’insertion d’un côté et la performance économique des entreprises
d’insertion de l’autre) et sur leur complémentarité. Ces prises de position renvoient à une de
stratégie de conservation (idem) de l’espace de l’IAE : celui-ci doit conserver sa structuration
en deux pôles de structures au périmètre d’intervention bien délimité et complémentaire,
permettant une répartition harmonieuse des chômeurs en fonction de leur degré d’éloignement
à l’emploi.
148
Cette notion occupe une place centrale dans l’ensemble des documents élaborés par la fédération et notamment
dans son programme stratégique de novembre 2011, qui traduit ses orientations politiques. Cette feuille de route
de la fédération indique que l’IAE participe à la mise en œuvre d’une « démarche de développement solidaire des
territoires », d’une « solidarité territoriale durable » ou encore d’ « une économie s’appuyant sur des dynamiques
territoriales de proximité ».
153
Conclusion du chapitre 2
Ce chapitre donne à voir les reconfigurations successives de la politique d’insertion par
l’économique à travers l’analyse des relations entre les différents acteurs qui interviennent dans
sa production. Dans cette conclusion, je reviens sur les deux principaux points qui expliquent
le fonctionnement contemporain de cette politique. Le premier renvoie à l’intervention des
acteurs de l’espace administratif ; le second porte sur les pratiques des acteurs associatifs.
-
Montée en charge et inscription de l’IAE dans les politiques d’emploi
Au cours des années 1980, les associations d’insertion par le travail sont peu nombreuses,
en raison de l’intérêt relatif que leur portent les responsables des politiques de l’emploi dont
l’intervention s’oriente en priorité vers la mise en œuvre de dispositifs de formation
professionnelle visant à octroyer une qualification aux jeunes chômeurs. La décennie 1990 est
en revanche celle du développement quantitatif de l’insertion par l’économique. Cette montée
en charge s’explique par le renouvellement des modes d’interprétation du chômage. La question
de la formation professionnelle des jeunes sans qualification laisse place à celle de la mise au
travail des chômeurs de longue durée et des bénéficiaires de minima sociaux. Progressivement,
et grâce notamment au travail de légitimation mené par des acteurs comme C. Alphandéry,
l’IAE s’impose sur l’agenda gouvernemental et devient une composante centrale de cette
nouvelle politique de gestion du chômage par la mise au travail.
Cet investissement politique s’accompagne d’une redéfinition des frontières et des objectifs de
l’insertion par l’activité économique. Désormais intégrée aux politiques de l’emploi, l’insertion
par l’activité économique a pour objet l’insertion professionnelle de populations de chômeurs
ciblées en fonction de leurs difficultés. Mais cette incorporation aux politiques de l’emploi est
ambivalente puisqu’elle se caractérise par deux dynamiques contradictoires. La première vise
à regrouper les différentes catégories de structures d’insertion par l’économique dans un même
espace, à les soumettre aux mêmes procédures de contrôle et de pilotage. Cette dynamique
impulsée par le ministère de l’Emploi entre en tension avec la dynamique de spécialisation
défendue par les acteurs associatifs qui cultivent leurs particularités et leurs divisions.
154
-
Principe de division, opposition et alliance dans l’espace de l’IAE
Le rapprochement dans un même espace de dispositifs différents permet de comparer
l’insertion par l’économique à d’autres formes d’actions publiques qui procèdent également
d’un assemblage de pratiques et d’institutions qui ont toutes une histoire particulière, à l’image
de la politique culturelle (Dubois, 1999 ; Urfalino, 1996) au point que, comme pour cette
dernière, on puisse employer le pluriel et parler des politiques d’insertion par l’économique. Le
travail d’unification mené par l’administration de l’emploi a certes permis de regrouper des
dispositifs et des acteurs dissemblables au sein d’un même espace hybride, qui réinterroge les
frontières entre action publique et action privée, entre économie marchande et économie non
marchande, entre secteur concurrentiel et non concurrentiel, mais également, entre chômage et
salariat, entre emploi et non-emploi, du fait du caractère transitoire du passage des chômeurs
dans ces dispositifs. Toutefois, la question de l’unité et de la cohésion interne à cet espace se
pose dès lors qu’on s’intéresse aux organisations qui le composent et aux individus qui les
dirigent.
De ce point de vue, l’étude du processus d’institutionnalisation et de sectorisation conduit
par l’État ne saurait rendre compte de l’espace de l’IAE. L’analyse proposée dans ce chapitre
montre que la manière dont se structure cet espace découle des pratiques et des représentations
différenciées des dirigeants de structures d’insertion et de leurs fédérations. Ces pratiques et ces
représentations contribuent à entretenir un ensemble de divisions et d’oppositions internes.
S’opposent ainsi un pôle entrepreneurial et un pôle social de l’IAE. Le premier pôle se compose
d’entreprises (sous statut de société commerciale ou associatif) inscrites sur un marché
concurrentiel. L’efficacité du travail d’insertion repose alors sur la capacité de ces entreprises
à placer les salariés en insertion dans des conditions de travail identiques à celles des entreprises
du secteur privé lucratif. Le respect des cadences de production, la rentabilité, les temps de
travail qui se rapprochent de la norme des 35 heures, l’application des conventions collectives
de branche sont autant d’éléments mis en avant par les acteurs du pôle entrepreneurial pour
affirmer la spécificité de leurs pratiques professionnelles. Selon eux, la finalité sociale de l’IAE,
c’est-à-dire sa mission d’insertion professionnelle, est conditionnée à l’efficacité économique
des entreprises qui mettent les chômeurs au travail.
Le pôle social se compose d’associations qui tirent la majorité de leurs ressources des
subventions des pouvoirs publics. Les biens et services produits ne sont pas commercialisés sur
le marché mais vendus, à des prix souvent dérisoires, ou offerts à des collectivités locales et des
155
associations. Pour les dirigeants de ces associations, l’activité économique n’a pas pour enjeu
d’être rentable mais constitue un support à la résolution de problématiques sociales et/ou
psychologiques individuelles. Autrement dit, la finalité sociale de l’IAE, sa mission d’insertion
professionnelle, repose sur un travail d’accompagnement visant à « lever les freins sociaux » à
l’emploi des salariés en insertion.
Les fédérations de structures d’insertion jouent un rôle central dans la production et la
diffusion de ces différentes manières de penser le travail d’insertion. L’expertise produite par
le CNEI, la fédération des structures du pôle entrepreneurial, vise à apporter un soutien aux
dirigeants d’entreprises d’insertion dans le développement et la commercialisation de leur
production. Les fédérations d’associations du pôle social mobilisent leur expertise pour fournir
à leurs adhérents des instruments de détection et d’évaluation des difficultés rencontrées par les
salariés en insertion. Toutefois, les alliances entre ces fédérations ne découlent pas tant de leur
appartenance à l’un ou à l’autre des deux pôles, que de leur adhésion aux principes de division
qui organisent l’espace de l’insertion par le travail. S’opposent ainsi les fédérations spécialisées
qui, en affirmant la complémentarité des pôles social et entrepreneurial, souhaitent conserver
la structuration de cet espace et les fédérations généralistes qui, en partant du cloisonnement
des différentes catégories de dispositifs, prennent position pour une réforme profonde de
l’insertion par l’économique.
Les deux premiers chapitres de cette recherche reviennent sur le processus
d’institutionnalisation de l’espace de l’IAE et sur les clivages qui structurent son
fonctionnement. Ils identifient les organisations qui prennent part à la construction de cet espace
(administrations d’État, des collectivités locales, structures d’insertion, fédérations
associatives, syndicats de salariés, organisation patronale) et analysent l’évolution de leur
relations. Les chapitres suivants se centrent sur les fédérations de structures d’insertion. En
s’appuyant sur leur position intermédiaire dans l’espace de l’IAE, à l’interface entre leurs
adhérents et les responsables politiques et administratifs, ils explorent deux facettes
complémentaires de leur action : leurs interventions en direction des structures d’insertion
(chapitre 3) et leur participation à la construction de la politique d’insertion par l’économique
(chapitre 4).
156
Chapitre 3
La « professionnalisation » des structures
d’insertion par l’économique : des processus
composites, incertains et concurrents
« On produit des guides, on monte des formations… j’ai
parfois du mal à voir à quoi ça sert parce que les structures ne
s’en saisissent pas toujours. Pourtant les besoins de
professionnalisation sont colossaux dans l’IAE. (…) Entre ce
que l’on fait nous, ce que font les autres réseaux, au national,
en région, les actions qu’on essaye de faire en inter-réseau avec
le CNAR, la mutualisation des formations et des outils. Il y a
les DLA. Il y a un plein d’acteurs qui interviennent avec leurs
propres outils. » (Entretien réalisé le 14 novembre 2012.)
Dans cet extrait d’entretien, un permanent salarié de fédérations de l’insertion par
l’activité économique (IAE) aborde une dimension centrale de son travail qui consiste à
« professionnaliser » les structures d’insertion adhérentes. La « professionnalisation » est ici
une catégorie de la pratique, mobilisée par les enquêtés pour désigner un ensemble d’activités
hétérogènes qui partagent une finalité commune : la transformation des pratiques
professionnelles au sein des structures d’insertion. L’élaboration et la diffusion de formations
professionnelles, de guides pratiques, de logiciel de gestion budgétaire sont autant d’activités
classées sous le label indigène de « professionnalisation » et qui attestent de sa polysémie.
L’analyse des activités de « professionnalisation » proposée dans ce chapitre s’inscrit
dans le prolongement de recherches qui ont contribué à élargir le sens de cette notion dans le
champ académique, tout en soulignant les précautions nécessaires à son emploi, la principale
157
d’entre elles résultant de l’interpénétration entre catégorie indigène et catégorie savante, qui
rend l’usage du terme professionnalisation « hautement problématique » (Boussard, 2014).
Ce chapitre mobilise la notion de « professionnalisation » dans un sens lâche, en s’appuyant sur
le fait qu’il s’agit là d’une notion « susceptible d’être étudiée à propos de cas empiriques très
variés » (Demazière, 2009 : 88 ; Demazière & Gadéa, 2009). Sa mobilisation dépasse ici le
cadre analytique fonctionnaliste anglo-saxon qui a longtemps servi de référence aux
sociologues des professions. Pour ces derniers, la notion de professionnalisation a un sens
restreint : elle renvoie aux processus historiques à travers lesquels un ensemble d’activités se
structure et acquiert le statut de profession (Champy, 2009 ; Vézinat, 2010)149.
À rebours de cet usage restrictif, ce chapitre mobilise la notion de professionnalisation
pour rendre compte des « processus intrinsèquement incertains, inachevés et réversibles »
(Demazière, 2009 : 90) qui se déploient dans l’espace de l’IAE. Ces processus ne renvoient pas
à la reconnaissance d’un groupe professionnel particulier mais désignent « un phénomène plus
large : la diffusion de normes de professionnalité » (idem : 88) vers les travailleurs des
structures d’insertion. De même, ces mécanismes ne résultent pas de la mobilisation des
travailleurs des structures d’insertion, mais de « la montée des exigences de professionnalisme
portées de l’extérieur » (Boussard, Demazière & Milburn, 2010 : 17) par leurs partenaires : les
fédérations associatives d’une part, l’État de l’autre. C’est pourquoi je reprends l’expression de
« professionnalisation par le haut » introduite par N. Vézinat (2014) pour rendre compte de
processus qui ne sont ni élaborés ni contrôlés par les professionnels des structures d’insertion
eux-mêmes, mais qui sont, en grande partie, construits et proposés (plus qu’imposés) par
d’autres catégories d’agents : les permanents des fédérations associatives, des consultants
spécialistes des politiques d’insertion, des fonctionnaires de l’administration de l’emploi.
Ce chapitre s’appuie également sur les travaux en science politique qui prennent pour
objet l’instrumentation de l’action publique. Les processus de professionnalisation dans
l’espace de l’IAE s’opèrent par le biais d’instruments définis comme des « dispositif(s) à la fois
technique(s) et socia(ux) qui organise(nt) des rapports sociaux spécifiques (…) en fonction des
représentations et des significations dont ils (sont) porteur(s) » (Lascoumes & Le Galès, 2014 :
149
La sociologie fonctionnaliste des professions s’intéresse notamment aux procédés de légitimation et
d’autonomisation qui accompagnent la constitution des professions : formalisation des savoirs et mise en place de
formations spécifiques, reconnaissance par l’État d’un monopole légal d’exercice de l’activité, création d’un code
de déontologie, d’associations professionnelles représentatives, etc.
158
17). Ces instruments sont construits et diffusés par des acteurs qui mobilisent des ressources
différentes (expertise en matière de gestion budgétaire, d’ingénierie de formation, compétences
en animation et en pilotage de projet, etc.)150. L’approche par les instruments permet ainsi de
mettre en objet la professionnalisation, d’étudier comment celle-ci se déploie à la fois dans des
instruments et dans des pratiques et des interactions sociales. Elle insiste sur l’historicité des
instruments, sur les réseaux d’acteurs qui les enrichissent de leurs usages ou de leurs critiques
(Lascoumes & Le Galès, 2005 : 363-364). Enfin, elle met en lumière la « légitimité mixte » des
instruments qui « combine rationalité scientifique et technique » (idem) et contribue à
dissimuler leur contenu politique et normatif.
La mobilisation de ces deux approches sociologiques - la première sur les processus de
« professionnalisation contemporaine » (Boussard, 2014), la seconde sur l’instrumentation de
l’action publique (Lascoumes & Le Galès, 2005) - permet de rendre compte des spécificités des
processus de professionnalisation « par le haut » dans l’espace de l’IAE. L’extrait d’entretien
placé en tête de cette introduction en donne un premier aperçu. Les actions labellisées
« professionnalisation » sont variées (elles renvoient à la production de « guides », de
« formations ») et accomplies par une multitude d’acteurs privés, publics et semi-publics, qui
produisent leurs propres « outils », sans « cohérence » d’ensemble. Dès lors, quelle perspective
adopter pour rendre compte des activités de « professionnalisation » dans l’espace de l’IAE,
tant celles-ci renvoient apparemment à des pratiques et des acteurs dissemblables ?
Le parti-pris de ce chapitre est d’étudier de manière monographique trois dispositifs de
professionnalisation pilotés par la fédération nationale des associations d’accueil et de
réinsertion sociale (FNARS) - une formation professionnelle, un logiciel de gestion budgétaire,
un guide pratique. Le choix de cette fédération et des trois dispositifs s’explique par la position
occupée lors de l’enquête de terrain. En tant que chargé de mission emploi-IAE à la FNARS,
une partie de mon travail consistait à participer au pilotage des instruments de
professionnalisation analysés ici. Il fut donc possible d’observer « de l’intérieur » ces activités
de professionnalisation, en jouant un rôle actif dans leur conduite.
150
Je reprends à mon compte les observations de Lascoumes et Le Galès, pour qui un instrument « est indissociable
des agents qui en déploient les usages, le font évoluer et composent à partir de lui des communautés de
spécialistes ». (Lascoumes & Le Galès, 2014 : 14).
159
À travers l’analyse du contenu et des modalités de mise en œuvre des trois dispositifs,
l’objectif de ce chapitre est de mettre en lumière les tensions qui structurent les activités liées à
la professionnalisation des structures d’insertion. Deux types de tensions sont au centre de
l’analyse. La première renvoie au contenu des actions et des instruments de
professionnalisation. D’un côté ces instruments participent à l’importation des logiques
gestionnaires dans l’espace de l’IAE. De ce point de vue, les phénomènes étudiés appartiennent
à la « catégorie gestionnaire » (Boussard, 2014) des processus de professionnalisation. Leur
mise en œuvre vise à rationaliser l’organisation du travail au sein des structures d’insertion, à
améliorer les pratiques des professionnels en matière de gestion budgétaire, de mise en place
de partenariats. D’un autre côté, les processus de professionnalisation étudiés contribuent à la
formalisation de logiques propres à l’espace de l’IAE. Chaque instrument emprunte des savoirs
et des savoir-faire à des univers professionnels particuliers (la gestion comptable, la
méthodologie de projet, le travail social, etc.) et les fait correspondre aux objectifs et au
fonctionnement spécifique des structures d’insertion l’espace de l’insertion.
La seconde tension est liée aux difficultés des membres de la FNARS à impliquer les
structures d’insertion dans l’élaboration et l’utilisation des dispositifs de professionnalisation.
Les actions de professionnalisation sont le produit d’un travail collectif qui repose sur la
mobilisation de différentes catégories d’acteurs (des consultants, des permanents salariés, des
directeurs de structures d’insertion) qui agissent en fonction de contraintes et d’intérêts parfois
divergents. Dès lors, le travail de mobilisation des adhérents accompli par les permanents de la
FNARS montre bien que la professionnalisation ne s’impose pas d’elle-même en dépit des
discours de ces derniers, qui insistent sur la nécessité d’apporter un appui aux travailleurs des
structures d’insertion, d’améliorer leurs pratiques professionnelles. C’est bien plutôt un travail
de communication, de concertation et d’incitation, sans cesse à recommencer, qui caractérise le
travail des professionnels de la professionnalisation.
La troisième tension analysée dans le chapitre renvoie à la structuration spécifique de
l’espace de l’insertion par l’économique. Elle résulte des situations de concurrence entre les
dispositifs de professionnalisation pilotés par les différentes fédérations associatives. Pour ces
fédérations, la professionnalisation des structures d’insertion constitue un enjeu politique et
économique. En produisant chacune leurs propres instruments, les fédérations s’emploient à
conserver et à renforcer leur influence sur les structures d’insertion et leur territoire
d’intervention dans l’espace de l’IAE. Il s’agit également de tirer des ressources économiques
160
des actions de professionnalisation pour maintenir leur effectif de salariés. L’attention portée
aux rivalités entre fédérations associatives permet d’introduire l’État et ses auxiliaires dans
l’analyse. Ce chapitre défend ainsi l’idée que les oppositions entre fédérations associatives
affaiblissent leur rôle dans l’espace de l’IAE et renforcent celui de l’État.
Les trois premières parties qui composent ce chapitre portent chacune sur un dispositif de
professionnalisation piloté par la FNARS. Les instruments étudiés dans chaque partie traitent
d’un enjeu spécifique à l’espace de l’insertion par l’économique : la formation des personnels
encadrants, la gestion économique et financière des structures d’insertion, leurs relations avec
les acteurs économiques. L’analyse de ces trois cas met l’accent sur le caractère vulnérable et
itératif de ces instruments de professionnalisation, sur leur superposition (plusieurs fédérations
produisent des instruments semblables qu’elles diffusent à leurs adhérents), sur leur
contribution à l’autonomisation de l’espace de l’IAE, et sur leur capacité à faire exister les
fédérations en tant que collectif d’acteurs partageant une même identité. La quatrième partie du
chapitre est consacrée aux processus de professionnalisation initiés et pilotés par l’État et/ou
des organismes satellites, parallèlement à ceux menés par les fédérations associatives. Elle
montre que l’action de l’État consiste notamment à lutter contre la dispersion des actions et des
instruments de professionnalisation en renforçant la coopération entre fédérations associatives.
I. La professionnalisation des personnels encadrants : la
formation d’Encadrant technique d’activité d’insertion par
l’économique (ETAIE)
A. La genèse d’une formation pour les encadrants techniques des structures
d’insertion par l’économique
Le dispositif de professionnalisation étudié dans cette partie est une formation
professionnelle destinée aux encadrants des structures d’insertion par l’activité économique
(IAE). Sa genèse remonte au milieu des années 1990, lorsque des dirigeants de structures
d’insertion de la région Centre constatent l’inadéquation des formations existantes pour leur
personnel qui encadrent les salariés en insertion. Réunis au sein de la Coordination inter-réseaux
161
régionale pour l’insertion par l’économique (CIRRIE), qui regroupe des fédérations de l’IAE
implantées en région Centre, ces dirigeants réalisent une première étude de besoins en matière
de formation des encadrants auprès des structures d’insertion.
Cette étude réalisée auprès d’encadrants en poste et de leurs supérieurs hiérarchiques met
l’accent sur la diversité et la complexité des situations de travail d’encadrement au sein des
structures d’insertion, sur l’hétérogénéité des points de vue sur le rôle de l’encadrant (les
associations d’insertion employeur en proposent des définitions différentes) et, en conséquence,
le besoin d’une clarification de la fonction d’encadrant. L’étude de besoin sert d’appui à la
formalisation d’un premier cahier des charges de la formation, élaboré par les dirigeants
associatifs réunis au sein de la CIRRIE. Ces dirigeants insistent sur le fait que la formation
devra intégrer ce travail de clarification de la fonction d’encadrant. Le cahier des charges parle
ainsi d’une formation à « un métier nouveau dans un contexte mouvant et incertain (…), un
secteur en pleine ébullition » auquel doit correspondre une formation « souple et adaptée »,
centrée sur l’analyse des situations de travail.
Les dirigeants associatifs réunis dans la CIRRIE sollicitent des institutions publiques
(conseil régional de la région Centre et service déconcentrés du ministère du Travail et de
l’emploi) qui acceptent de financer le travail d’ingénierie et de coordination de la formation.
En 1996, un centre de formation pour adultes supervise la mise en œuvre d’une première session
de formation au métier d’« Encadrant technique d’activité d’insertion par l’économique »
(ETAIE). Les membres de la CIRRIE désignent alors le service de formation du siège de la
FNARS, l’une des fédérations qui compose la CIRRIE, pour assurer la coordination
pédagogique et financière de la formation (relations aux financeurs, sélection des organismes
de formation, travail administratif). La CIRRIE ne possède pas les ressources internes pour
assurer la gestion de la formation. La structure ne dispose pas d’un statut juridique propre et
son action repose sur l’investissement bénévole de directeurs d’associations d’insertion. Le
service formation de la FNARS compte quant à lui plusieurs salariés rompus au travail
d’ingénierie de formation. Ces derniers entament un travail de reconnaissance de la formation
qui débouche sur son homologation comme titre professionnel de niveau IV151 en 2002.
151
Un titre professionnel est une certification professionnelle délivrée par des organismes spécialisés, au nom de
l’État et reconnu par le ministère chargé de l’Emploi, plus précisément par la Commission nationale des
certifications professionnelles. Plus de 300 titres professionnels figurent dans la liste du Répertoire national des
certifications professionnelles (RNCP). Le niveau IV correspond au niveau BAC. Le titulaire d’une certification
peut ainsi justifier le suivi d'une formation lui ayant permis d’acquérir des compétences et qualifications
spécifiques transposables dans le cadre de ses activités professionnelles.
162
En 2001, la suppression, pour des raisons budgétaires, du service formation de la FNARS
amène la fédération à faire appel à des consultants pour assurer la coordination de la formation.
Le premier, Marc, est un ancien conseiller en insertion socioprofessionnelle à l’ANPE. Titulaire
d’un DEA en sciences de l’éducation, il est consultant-formateur dans un organisme de
formation pour adultes adhérent à la FNARS. Dès 1991, il organise pour le compte de la
FNARS des formations courtes et non qualifiantes auprès d’encadrants techniques de structures
d’insertion. Le second, Daniel, est un ancien éducateur spécialisé devenu maître de conférences
en sciences de l’éducation à l’université de Rennes 2. Il coordonne la formation ETAIE en
région Centre dès 1996. Les deux consultants sont donc sélectionnés pour leur proximité avec
la FNARS (pour laquelle ils travaillent déjà) et leur connaissance préalable du métier
d’encadrant dans le secteur de l’IAE.
Entre la fin des années 1990 et 2012, ces deux acteurs jouent un rôle central dans le
perfectionnement du contenu et de l’organisation de la formation, ainsi que dans son extension
à d’autres régions. En s’appuyant sur le cahier des charges initial et les documents élaborés par
le service formation de la FNARS, ils produisent de nombreux écrits définissant le contenu et
les modalités de mise en œuvre de la formation ETAIE : référentiels pédagogiques, plaquettes
de communication à destination des stagiaires et des structures d’insertion, cahiers des charges
qui présentent la formation aux organismes chargés de la mettre en œuvre, etc. Missionnés par
la FNARS pour assurer la coordination pédagogique de la formation au niveau national, ils
forment des coordonnateurs régionaux, siègent dans les jurys qui décernent le titre au stagiaire,
assurent les tâches nécessaires au renouvellement du titre auprès de l’État tous les cinq ans, etc.
La formation ETAIE fait écho au processus de professionnalisation « par le haut » défini
par N. Vézinat (2014 : 53). Sa création ne résulte pas de la mobilisation des acteurs directement
concernés (les personnels encadrants des structures d’insertion), mais de celle de leurs
employeurs, les dirigeants d’associations d’insertion. Ces derniers souhaitent accroître les
compétences de leurs salariés afin qu’ils maîtrisent les situations de travail complexes qu’ils
sont amenés à gérer. Ces dirigeants associatifs, soutenus par les fédérations de l’IAE
(notamment la FNARS), dans lesquelles ils occupent des fonctions d’administrateurs, font
appel à l’expertise de spécialistes de l’IAE et de la formation. La partie suivante s’appuie sur
l’analyse du travail mené par ces deux experts pour mettre en lumière les enjeux de ce dispositif
de professionnalisation.
163
B. Légitimer la mise en place de la formation ETAIE en s’appuyant sur la
spécificité du secteur de l’IAE
Dans leurs écrits professionnels, Marc et Daniel légitiment l’existence de la formation
ETAIE en mettant en lumière la spécificité des activités d’encadrement dans les structures
d’insertion en comparaison des métiers d’encadrement dans le secteur privé lucratif d’une part
et dans les secteurs social et médico-social d’autre part.
Les activités d’encadrement dans les structures d’insertion par l’économique se
distinguent de celles pratiquées dans le secteur privé lucratif. Les chefs d’équipe dans les
entreprises et les encadrants techniques en structure d’insertion mènent pourtant des actions de
même nature : l’encadrement (l’organisation et la distribution du travail, le management d’une
équipe), la pédagogie (l’adaptation des situations de travail de telle sorte qu’elles soient
formatives, l’évaluation de la progression des compétences professionnelles des travailleurs ce travail renvoie à ce que les entreprises classiques nomment la « fonction de tuteur »), la
gestion des opérations connexes à la production (la planification et le suivi des activités,
l’élaboration des devis, l’approvisionnement, la logistique, le contrôle des travaux).
Toutefois, les missions de l’encadrant technique ne se confondent pas totalement avec
celles du chef d’équipe, car la finalité d’une structure d’insertion diffère de celle d’une
entreprise. Dans le secteur privé lucratif, les travailleurs sont recrutés parce qu’ils possèdent,
autant que possible, les compétences requises pour occuper les emplois. L’objectif du chef
d’équipe est d’encadrer ces travailleurs de manière à développer la production et à accroître la
productivité de l’entreprise. À l’inverse, les structures d’insertion recrutent, au moins en théorie,
des catégories de chômeurs ayant perdu leurs « repères professionnels » (CARIF, 2000)152. La
finalité de son travail n’est pas le développement de la production (même si les structures
d’insertion sont soumises à des contraintes de production) mais l’aménagement des situations
de production afin de favoriser l’acquisition de gestes professionnels par ces chômeurs en
difficulté. Il doit ainsi « mettre en œuvre des compétences spécifiques adaptées aux
particularités des chômeurs accueillis » c’est-à-dire à leurs difficultés : « problème de
discipline, de ponctualité, absences (pour des rendez-vous, des arrêts... ou absences
injustifiées) » (idem).
152
La source mobilisée est un document intitulé L’insertion par l’activité économique : la formation des
encadrants techniques écrit par Marc et Daniel et publié en 2000 par le centre d’animation, de ressources et
d’information sur la formation en région Centre (CARIF).
164
Les deux concepteurs de la formation ETAIE constatent de nombreux encadrants entrent
dans le secteur de l’insertion en milieu de carrière professionnelle, à la suite d’une réorientation
professionnelle (idem). Beaucoup d’entre eux étaient artisans, chefs d’équipe, agents de
maîtrise dans une entreprise ordinaire. Ils sont embauchés en structure d’insertion pour leur
maîtrise des tâches liées à la gestion de la production. Ils disposent souvent d’un diplôme dans
le secteur d’activité de la structure d’insertion qui les emploie (par exemple, les dirigeants d’une
structure ayant une activité d’entretien d’espaces verts embauchent d’anciens jardinierspaysagistes). En revanche, ils sont nombreux à ne pas maîtriser les « compétences spécifiques
adaptées aux particularités » des chômeurs mis au travail : la détection et l’évaluation des
difficultés d’ordre social ou psychologique, la coordination avec les travailleurs sociaux qui
interviennent à l’intérieur et à l’extérieur de la structure d’insertion (conseillers en insertion
socioprofessionnelle, correspondants mission locale, travailleurs sociaux de secteur, etc.).
La particularité des activités d’encadrement dans les structures d’insertion par rapport aux
entreprises classiques (qui est liée aux caractéristiques des chômeurs mis au travail), ainsi que
l’inadaptation des profils et des compétences des encadrants en poste sont les premiers
arguments avancés par Marc et Daniel pour justifier la mise en place d’une formation
spécifique.
Dans un autre document, l’un des deux experts distingue l’encadrement dans les
structures d’insertion de celui pratiqué dans les institutions des secteurs de la protection de
l’enfance et du handicap153. Selon lui, la mise au travail des chômeurs dans les structures
d’insertion par l’économique ne répond pas aux mêmes enjeux que celle des personnes
handicapées adultes dans les Etablissements et service d’aide par le travail (ESAT) ou que celle
des jeunes déscolarisés dans les ateliers de production des Instituts médico-éducatifs (IME).
L’objectif premier de la mise au travail des jeunes et des personnes handicapées est d’établir
une relation « interpersonnelle » et « éducative » avec l’encadrant. Celui-ci fait fonction
« d’éducateur ». Son travail consiste à transmettre « des valeurs et des normes sociales ». Dans
ces établissements protégés des contraintes économiques du secteur lucratif, l’activité de
153
La source mobilisée est un document intitulé L’encadrant technique d’activité d’insertion par l’économique,
émergence d’un métier, construction d’une identité. Il s’agit d’une synthèse des différents écrits sur la formation
ETAIE élaborée par Marc en 2015 et qui n’a fait l’objet d’aucune publication (document en possession de l’auteur).
Sauf indication contraire les citations qui suivent sont extraites de ce document.
165
production sert uniquement de « support pédagogique », voire de simple prétexte à
l’instauration de la relation éducative.
À contrario, dans une structure d’insertion, le chômeur mis au travail est considéré comme « un
travailleur plutôt que comme un être à éduquer ou à guérir ». Si sa relation avec l’encadrant
technique est également « une relation d’influence », elle est néanmoins « médiatisée par l’acte
de production : c’est pour répondre aux exigences de la production que l’encadrant puise sa
légitimité à poser des règles, des objectifs et des normes, et, au final, sa position d'autorité ».
Dans cette perspective, « la production, n’est pas un prétexte, c’est le cadre de référence. Ce
que la production n’exige pas, l’encadrant ne peut l’exiger ». La relation entre l’encadrant et le
salarié en insertion n’est qu’un « moyen de reconstruire une relation positive entre cette
personne et le travail ». L’encadrement poursuit donc des finalités différentes dans le secteur
du handicap et de l’éducation spécialisée de celles poursuivies dans celui de l’IAE. Dans le
premier cas, il s’inscrit dans une perspective éducative, alors que dans le second, la mise au
travail vise à accroître les compétences professionnelles.
En s’appuyant sur cette distinction, Marc et Daniel affirment que les formations à
l’encadrement existantes (voir encadré ci-dessous) sont inadaptées aux particularités de
l’IAE154 (elles se centrent sur l’approche éducative propre aux secteurs du handicap et de
l’éducation spécialisée) et légitiment, par la même, la mise en place d’une formation spécifique.
Ils étayent ainsi le constat des dirigeants de structures d’insertion réunis au sein de la CIRRIE
qui ont initié la formation.
Encadré 7 - Les formations à l’encadrement dans le champ social et médico-social
Deux formations préparent au travail d’encadrement dans le champ social et médicosocial : le Diplôme d’État d’éducateur technique spécialisé (DEETS) de niveau 3, et le
Certificat de qualification aux fonctions de Moniteur d'Atelier (CQFMA), de niveau 4. Ces
formations sont mises en place au milieu des années 1970155, avec le soutien d’associations
154
Marc et Daniel s’appuient sur les propos de dirigeants de structures d’insertion. L’un d’eux affirme que « les
formations existantes, éducateurs techniques et moniteurs d’atelier notamment, ne répondent pas à (ses) attentes,
étant trop tournées vers le secteur du handicap et ayant une approche trop scolaire » (CARIF, 2000 : 9).
155
Le décret du 9 mars 1970 officialise le Certificat d’aptitude aux fonctions de moniteur-éducateur. En 1976, le
décret n° 76-47 du 12 janvier institue un certificat d’aptitude aux fonctions d’éducateur technique spécialisé
(CAFETS), qui se transformera en diplôme d’État en 2005. Dans la foulée, d’autres activités du secteur social sont
reconnues par l’État comme des professions : l’arrêté du 4 septembre 1972 institue le Certificat d’aptitude aux
fonctions d’aide médico-psychologique et l’année suivante, c’est le Diplôme d’État d’éducateur de jeunes enfants
qui voit le jour. Pour plus d’informations, voir Pietr Michel, « La formation des éducateurs techniques
spécialisés », Empan, 2/2002 (no46), p. 48-56.
166
professionnelles d’éducateurs spécialisés comme l’Association nationale des éducateurs de
jeunes inadaptés(ANEJI), créée en 1947. Le DEETS est accessible avec un diplôme
technique du niveau du baccalauréat et trois ans d’exercice professionnel dans le métier de
base. Le CQFMA s’adresse à des individus qui possèdent au moins 3 ans d’expérience
professionnelle et un diplôme technique (CAP/BEP minimum). En 1998, la Direction de la
recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) recense 10 000 moniteurs
d'atelier (MA), 4 000 éducateurs techniques spécialisés (ETS) et 3 000 éducateurs
techniques (ET) soit 17 000 personnes qui exercent un encadrement en situation de travail
principalement auprès d’adultes ou d’adolescents handicapés dans le cadre d'activités
d'apprentissage professionnel ou de travail protégé.
L’inadaptation des formations existantes ne résiderait pas uniquement dans leur contenu
(centré sur une approche éducative) mais également dans leur organisation. Trop lourdes et trop
théoriques (1 200 heures d’enseignement théorique pour la formation qui prépare au DEETS,
950 heures pour celle conduisant au CQFMA, contre 58 jours de formation échelonnés sur 18
mois pour ETAIE), ces formations seraient inaccessibles aux encadrants en poste dans les
structures de l’IAE qui ont un faible niveau de qualification : « on a joué à fond la carte de
l’alternance, à la fois parce que les encadrants dans les structures ont globalement un faible
niveau d’études, donc une formation théorique ne les aurait pas intéressés, ensuite parce que
cela permettait de distinguer ETAIE du diplôme d’ETS qui était trop théorique. La condition
de réussite pour ETAIE c’était vraiment de faire des allers et retours permanents entre le
quotidien professionnel et la formation »156.
Les formations existantes sont inadaptées car elles s’appuient sur le modèle de
l’alternance dit « juxtapositive » ou « applicative » : les périodes de travail sont envisagées
comme des moments de mise en pratique des savoirs théoriques acquis lors des périodes
d’apprentissage dispensées dans un cadre scolaire. Dans cette perspective, la formation repose
sur une séparation nette entre deux espace-temps (temps de formation et temps de travail) et
entre les formes de savoirs acquis (savoirs théoriques lors des périodes en centre de formation
et compétences pratiques lors des périodes de travail en entreprise).
156
Propos recueilli auprès de Marc en septembre 2011.
167
Afin de ne pas reproduire un modèle d’alternance qu’ils jugent inadapté aux publics qu’ils
ciblent (des encadrants en poste, faiblement diplômés), les deux spécialistes en sciences de
l’éducation et en formation d’adultes élaborent une ingénierie de formation qui tient « dans un
même mouvement l’action au travail, l’analyse de la pratique professionnelle, et
l’expérimentation de nouvelles façons de travailler » (Wittorski, 2014 : 18). Ils s’appuient sur
le modèle de l’ « alternance intégrative », un concept pédagogique qui se développe dans le
secteur de la formation continue à partir des années 1980157. À partir de ce concept, ils élaborent
une formation centrée sur l’analyse de l’activité de travail quotidienne des encadrants
techniques (analyse de la pratique et des situations de travail) et sur les besoins concrets des
structures d’insertion. L’analyse des pratiques professionnelles dans le cadre de la formation
doit, en retour, entraîner l’émergence de transformations organisationnelles au sein des
structures d’insertion afin d’accroître leur efficacité. À travers l’alternance intégrative, la
professionnalisation des encadrants est double : elle vise à la fois les stagiaires (par le
renforcement de leurs compétences) et les organisations (il s’agit de « faire évoluer les
structures-employeurs en même temps que l’on participe au développement des compétences
individuelles » 158).
Les « coordonnateurs régionaux » jouent un rôle de premier plan dans l’ingénierie de la
formation ETAIE formalisée par Marc et Daniel. Ils démarchent les structures d’insertion et les
stagiaires potentiels, sélectionnent les candidats à l’entrée en formation et les organismes de
formation qui dispensent les enseignements, effectuent un suivi individuel des stagiaires (ils
apportent un soutien moral en cas de découragement et de projet d’abandon de la formation).
Ils sont les garants de l’application des principes de l’alternance intégrative : ils organisent des
séquences d’analyse des pratiques professionnelles qui regroupent les stagiaires, la structure
d’insertion représentée par le tuteur du stagiaire et les organismes qui dispensent la formation.
Les deux experts jouent un rôle de premier plan dans l’instauration du dispositif de
professionnalisation étudié dans cette partie. Pour le compte de la FNARS, ils formalisent une
définition univoque du métier d’encadrant technique qui dépasse la diversité des situations de
travail et des conditions d’exercice des activités d’encadrement (diversité liée notamment à la
taille des structures d’insertion, à leur politique de gestion des ressources humaines, au secteur
157
Pour une analyse de ce concept d’alternance intégrative et son application dans les formations du secteur social
et médico-social voir Labruyère & Simon (2014).
158
Extrait du cahier des charges national de la formation ETAIE de juin 2009. Document en possession de l’auteur.
168
économique investi, etc.). Cette définition s’appuie sur les finalités du secteur de l’IAE et sa
position à l’interface du secteur économique et des politiques d’action sociale. Elle permet à
Marc et Daniel d’autonomiser le rôle de l’encadrement technique en structure d’insertion par
rapport aux autres métiers d’encadrement plus anciens et disposant de formations établies.
L’encadrant en structure d’insertion est un professionnel exerçant un métier à part,
« défini par des savoirs autonomes et par des modalités particulières de les mobiliser dans des
situations de travail, elles-mêmes originales » 159. La particularité de ce « métier » repose alors
moins sur des compétences propres que sur la combinaison originale de savoir-faire empruntés
aux métiers d’encadrement dans les secteurs privés lucratifs et aux politiques sociales. En
combinant ces savoir-faire, l’encadrant technique gère la tension entre les objectifs d’insertion
assignés aux structures (le recrutement de chômeurs éloignés de l’emploi et le développement
de leurs compétences professionnelles), et leurs contraintes de production (qualité, délais,
productivité globale). En cela, il occupe une position centrale dans la division du travail dans
les structures d’insertion. En montrant que l’encadrement pratiqué dans les structures
d’insertion nécessite des compétences spécifiques, les deux consultants légitiment
l’instauration de la formation ETAIE. De plus, en donnant un rôle central aux encadrants dans
le fonctionnement des structures d’insertion - ils sont les garants opérationnels du respect de
l’équilibre économique/social, interne à chaque structure d’insertion (cf. chapitre 1) - ils
transforment la question de leur formation en un enjeu crucial pour la structuration et
l’efficacité de l’ensemble du champ de l’IAE.
La formation ETAIE n’émane pas des encadrants constitués en groupe professionnel, qui
se mobiliseraient collégialement et à la manière d’un groupe d’intérêt, pour formaliser et
défendre leur territoire professionnel. Sa mise en place résulte de la mobilisation d’employeurs
(les dirigeants de structures d’insertion), regroupés au sein de fédération, qui s’appuient sur le
travail de spécialistes (les consultants). Ces acteurs exercent donc un contrôle sur la définition
du contenu du travail d’encadrement, et des compétences nécessaires à son accomplissement.
Ce sont également eux, et non les encadrants, qui mènent le travail de reconnaissance de la
formation auprès de l’État (qui aboutit à la transformation de la formation en un titre
professionnel) et des fonctionnaires des collectivités locales qui financent la formation. ETAIE
est donc un dispositif de professionnalisation « par le haut », dans lequel le pouvoir et la
159
Extrait du dossier de renouvellement du titre ETAIE auprès de la Commission nationale de la certification
professionnelle, septembre 2011, document en possession de l’auteur.
169
légitimité de prendre en charge un problème particulier (l’encadrement des chômeurs en
difficulté) ne sont pas donnés aux travailleurs concernés mais à leurs employeurs (Boussard,
2014 : 81 ; Vézinat, 2014).
La formation ETAIE semble bien appartenir aux processus de professionnalisation qui
relève d’une catégorie gestionnaire (Boussard, 2014). Elle constitue un « instrument de
maîtrise, de performance et de rationalité de l’organisation du travail » (idem : 83). Son objectif
est de « mettre en adéquation les compétences des travailleurs avec (…) les demandes des
employeurs, à l’intérieur d’un marché du travail bien spécifique » (Boussard, 2014 : 79).
Autrement dit, ETAIE vise à ajuster les savoir-faire d’encadrant déjà en poste aux exigences de
leurs employeurs. Dans cette perspective, la professionnalisation est synonyme de
rationalisation et de standardisation des activités.
L’analyse de la formation ETAIE développée dans la partie suivante met en lumière une
dimension plus politique des processus de professionnalisation qui est liée aux relations
concurrentielles entre fédérations.
C. La formation des personnels encadrants, objet de concurrence entre
fédérations associatives
Le travail de Daniel et de Marc contribue à faire émerger une représentation homogène
d’un métier propre au secteur de l’IAE. En cela, ils mènent un travail de professionnalisation
qui participe à transformer les personnels encadrants des structures d’insertion en un « groupe
professionnel » c’est-à-dire en un « ensemble de travailleurs exerçant une activité ayant le
même nom, et par conséquent dotés d’une visibilité sociale, bénéficiant d’une identification et
d’une reconnaissance, occupant une place différenciée dans la division sociale du travail, et
caractérisés par une légitimité symbolique » (Demazière & Gadéa, 2009 : 20).
Toutefois, le faible nombre d’individus ayant suivi la formation ETAIE montre que ce
processus de professionnalisation par la formation160 produit des effets limités. Bien que le
nombre de diplômés d’ETAIE ait augmenté chaque année (69 personnes ont obtenu le titre en
2011 contre 26 en 2005), l’effectif total des encadrants titulaires du titre (454 personnes depuis
160
Les concepteurs d’ETAIE indiquent que la formation vise à « former des adultes à un métier qui se
professionnalisera à travers cette formation » (CARIF, 2000 : 23).
170
2011) reste marginal. De fait, ces chiffres sont très faibles au regard du nombre de diplômés
des autres formations à l’encadrement (entre 5 000 et 6 000 titulaires du diplôme d’État
d’Éducateur Technique spécialisé).
Les deux consultants et les permanents de la FNARS mènent un travail d’identification
des obstacles au développement de la formation et à la professionnalisation des personnels
encadrants des structures d’insertion. L’un d’eux est l’inadaptation des modalités
d’organisation de la formation ETAIE pour des associations d’insertion de taille modeste. Bien
souvent, les dirigeants des structures d’insertion ne peuvent pas remplacer l’encadrant-stagiaire
lorsque celui-ci doit quitter la structure pour assister aux séquences de formation réparties sur
une soixantaine de jours pendant une période d’un an à dix-huit mois. Ils n’ont alors pas d’autres
choix que de s’opposer au départ en formation de leur personnel encadrant. À cette difficulté
s’ajoute le fait que de nombreux dirigeants de structures ne voient pas l’intérêt de former leur
personnel encadrant dès lors qu’ils jugent que celui-ci effectue un travail satisfaisant.
Une autre difficulté rencontrée dans le déploiement de la formation ETAIE est liée à la
segmentation de l’espace de l’IAE en différentes fédérations analysée dans le deuxième chapitre
de cette thèse. Les fédérations de structures d’insertion qui coexistent dans l’espace de l’IAE
cherchent en effet à développer leur propre offre de formation afin de répondre aux besoins de
leurs adhérents et d’en attirer de nouveaux. En d’autres termes, l’enjeu pour les fédérations est
de conserver la maîtrise sur la formation de leurs adhérents, et d’étendre leur périmètre
d’intervention auprès des structures d’insertion. Les dispositifs de formation destinés aux
personnels encadrants occupent une place importante dans l’offre de service aux adhérents. Ce
contexte concurrentiel limite le développement de la formation ETAIE dont la mise en œuvre
repose sur l’existence d’une instance de coopération interfédérale au niveau régional (voir
encadré ci-dessous).
171
Encadré 8 - Les regroupements entre fédérations au niveau local : les « inter-réseaux »
régionaux
Au niveau régional, des « inter-réseaux », se sont développés au début des années 2000. Il en
existe aujourd’hui dans près d’une région sur deux. L’alliance des fédérations au niveau
régional poursuit deux objectifs : accroître l’efficacité des actions de lobbying auprès des
responsables administratifs d’une part ; rendre cohérente l’offre de services proposée aux
adhérents en regroupant les formations élaborées par chaque fédération d’autre part. Enfin,
la mise en commun des ressources dans le cadre d’un « inter-réseau » permet aux fédérations
régionales de réaliser plus facilement des enquêtes sur les structures, d’organiser des
évènements consacrés à l’insertion, etc.
La forme et les moyens dont disposent ces regroupements régionaux varient en fonction des
contextes locaux. Sur certains territoires, la constitution d’instances interfédérales est
encouragée par les pouvoirs publics. Le regroupement permet alors aux fédérations d’obtenir
des financements, de recruter un salarié et d’investir de nouvelles actions. Par ailleurs, si la
majorité des inter-réseaux est constituée juridiquement en association loi de 1901, plusieurs
regroupements de fédérations ne disposent pas d’une existence réglementaire et reposent sur
une charte d’engagements réciproques entre les antennes régionales des différentes
fédérations.
La mise en place de la formation ETAIE implique une coopération interfédérale au niveau
régional, à l’image des fédérations de la région Centre qui sont à l’origine du dispositif. ETAIE
s’est donc implantée presque exclusivement dans des régions où un « inter-réseau » existe161.
Sur ces territoires, les fédérations élaborent collectivement le cahier des charges régional de la
formation162, procèdent au recrutement du coordonnateur régional, sélectionnent les organismes
qui dispenseront la formation.
À l’inverse, les tentatives d’implantation de la formation dans des régions où il n’existe pas de
structure interfédérale se sont soldées par un échec. C’est notamment le cas en Alsace, où les
responsables de la FNARS ne parviennent pas à convaincre ceux des autres fédérations
régionales de s’engager dans la mise en place de la formation ETAIE. Dans d’autres régions,
161
En 2011, la formation ETAIE est accessible dans les régions Aquitaine, Centre, Franche-Comté, HauteNormandie, Ile-de-France, Midi-Pyrénées, Nord-Pas-de-Calais, Pays de la Loire, Provence-Alpes-Côte d'Azur,
Rhône-Alpes. Une structure de coopération interfédérale existe officiellement dans huit de ces dix régions.
162
Le cahier des charges régional de la formation ETAIE est un dossier d’une vingtaine de pages dans lequel les
fédérations réunies en inter-réseaux définissent collectivement les besoins régionaux en matière de formation des
personnels encadrants, présentent les modalités de mise en œuvre de la formation ETAIE au niveau régional (durée
et rythme de la formation, mode d’organisation pédagogique, etc.).
172
comme l’Auvergne, c’est plus prosaïquement le manque de ressources internes des fédérations
(salariés ou administrateurs bénévoles volontaires pour réaliser le travail de recensement des
besoins en formation) qui explique l’absence de la formation ETAIE. De ce point de vue, la
diversité des rapports entre les fédérations régionales constitue un frein à l’implantation de la
formation ETAIE sur l’ensemble du territoire national163.
Le problème de la coopération interfédérale se pose également au sujet de la
coordination nationale du dispositif. Celle-ci est assurée par la FNARS qui rémunère le travail
des deux consultants depuis la création de la formation. À la fin des années 2000, la FNARS
souhaite transposer le modèle de coordination et d’animation collective de la formation du
niveau régional au niveau national. Pour une de ses permanentes, la FNARS « n’a pas vocation
à porter seule la formation » : puisqu’ETAIE s’adresse à l’ensemble des encadrants (et des
structures) de l’espace de l’IAE, l’ensemble des fédérations doivent s’engager dans son pilotage
national.
Les développements qui suivent reviennent sur les échecs rencontrés par les permanents de la
FNARS pour impliquer les autres fédérations dans le pilotage de la formation. Ils montrent que
le déploiement des instruments de professionnalisation dans l’espace de l’IAE est limité par des
enjeux politiques qui résultent des rapports concurrentiels entre fédérations de l’IAE.
Les dirigeants du Comité national des Entreprises d’insertion (CNEI) refusent d’emblée
les propositions de la FNARS de participer au pilotage national du titre ETAIE. S’ils ne
contestent pas l’intérêt de la formation pour les personnels encadrants des ateliers et chantiers
d’insertion (ACI), ils pensent qu’elle n’est pas adaptée aux activités d’encadrement dans les
entreprises d’insertion. Le CNEI défend une vision entrepreneuriale de l’insertion, où
l’efficacité des entreprises d’insertion repose sur leur performance économique, sur leur
capacité à se développer sur un marché concurrentiel. Dans cette perspective, le métier
d’encadrant se confond avec celui d’un chef d’équipe qui s’exerce dans le secteur privé lucratif.
Ainsi, pour les dirigeants du CNEI, le contenu d’ETAIE est trop axé sur la gestion des
163
Au début des années 2000, les deux consultants observent que les « relations de concurrence » entre les
fédérations régionales « par rapport au soutien que les partenaires institutionnels et les élus sont susceptibles de
leur apporter » peuvent « s’avérer défavorables au montage d’une formation » qui les associe sur un
territoire (CARIF, 2000 : 74).
173
difficultés des salariés en insertion164. D’un autre côté, les dirigeants du CNEI considèrent que
la majorité des personnels encadrants de ses structures adhérentes possèdent déjà les
compétences qui constituent le cœur de la formation ETAIE, c’est-à-dire la gestion et
l’organisation des activités de production (distribution du travail, management d’équipe,
planification et suivi des activités, élaboration des devis, contrôle des travaux).
Ces conceptions divergentes de l’activité d’encadrement des salariés en insertion, selon
qu’elle s’exerce en ACI ou en EI, amènent les dirigeants du CNEI à mettre en place leur propre
dispositif de formation, qui est, selon eux, plus adapté aux besoins des EI que ne l’est ETAIE.
Il s’agit d’une formation courte et non qualifiante (35 heures réparties sur cinq jours), et donc
plus accessible que la formation ETAIE qui contraint la structure d’insertion à aménager
provisoirement son organisation (mise en place d’un système de tutorat et contact fréquent avec
le coordonnateur régional, remplacement du personnel encadrant pendant des périodes de
formation, etc.). Cette formation intitulée « encadrant technique en entreprise d’insertion :
intégrer son environnement et manager son équipe » ne porte pas sur l’analyse des situations
de travail. Elle se limite à présenter le fonctionnement du secteur de l’IAE, l’environnement
institutionnel des structures d’insertion et les caractéristiques des chômeurs mis au travail.
L’absence de coopération entre fédérations s’explique ici par des visions divergentes du métier
d’encadrant et des besoins en formation de ceux qui l’exerce. Ces visions divergentes renvoient
aux positions opposées occupées par la FNARS et le CNEI dans l’espace de l’IAE. Avec
ETAIE, la FNARS développe une vision « sociale » de l’encadrement qui est liée à son
inscription au sein du pôle social de l’IAE. En développant une formation beaucoup plus courte,
et moins accès sur les problématiques sociales des salariés en insertion, le CNEI propose une
conception « entrepreneuriale » de l’encadrement qui découle de sa position au sein du pôle
entrepreneurial de l’IAE.
La position de la fédération Chantier école par rapport à la formation ETAIE est plus
complexe que celle défendue par le CNEI. Au niveau régional, Chantier école s’implique
fortement dans la mise en œuvre d’ETAIE, aux côtés des membres de la FNARS. Les
délégations de Chantier école assurent la coordination régionale de la formation dans trois des
164
L’un des concepteurs et défenseurs d’ETAIE qui s’oppose à la conception du métier d’encadrant du CNEI
résume la position de cette fédération en indiquant que « tout ce qui est versant social, (le CNEI considère que) ce
n’est pas à l’encadrant de s’en occuper » (propos recueillis en septembre 2011).
174
onze régions où celle-ci est dispensée165. Au début des années 2000, la fédération participe au
groupe de travail qui assure la coordination nationale d’ETAIE, mais elle s’en retire quelques
années plus tard. En 2011, Chantier école refuse de réintégrer la coordination nationale malgré
les sollicitations de la FNARS et alors que ses délégations régionales restent impliquées
localement dans la coordination de la formation.
Ce revirement au niveau national s’explique par la stratégie développée par le siège de Chantier
école en matière de formation des structures d’insertion. À partir du milieu des années 2000,
ses dirigeants participent à la création d’une branche professionnelle spécifique aux ACI. Ils
s’engagent dans la création du Syndicat national des employeurs spécifiques d’insertion
(SYNESI) qui entame des négociations avec les organisations syndicales représentatives afin
d’instaurer une convention collective pour les ACI. Entre autres objectifs, la mise en place de
la convention collective vise à développer les dispositifs de formation de Chantier école et ainsi
renforcer la position de la fédération dans le champ de l’IAE166. Ainsi, un de ses dirigeants qui
joue un rôle central dans la création de la branche professionnelle indique en entretien que celleci permet à Chantier école de renouveler sa politique en matière de professionnalisation des
structures d’insertion :
« Pour avoir des politiques de formation cohérentes, on a besoin d’un dialogue
social au sein des structures, pour les aider à se développer, à se
professionnaliser. Il fallait absolument qu’on aille là-dessus et nous on a fait le
choix effectivement de faire une branche professionnelle. D’abord il n’y a
aucune convention collective dans le champ des ACI, donc il fallait en créer une.
Et ça permet d’être une pierre angulaire qui permet d’aller beaucoup plus loin
(…). Cela permet d’engager des choses chez nous sur l’approche qu’on a en
termes de formation et de qualification des salariés en insertion et des encadrants.
Ça permet de donner un souffle d’air à tout le monde, à nos adhérents et aux
autres parce que cela veut dire que l’on va pouvoir travailler sur la
165
En Ile-de-France, en Provence-Alpes-Côte d’Azur et en Haute-Normandie, les coordonnateurs de la formation
ETAIE sont salariés de Chantier école et non de la FNARS ou de l’inter-réseau.
166
En entretien, l’enquêté indique que la mise en place de la convention vise également à améliorer la situation
des salariés en insertion en contraignant les ACI à instaurer un régime de prévoyance ainsi qu’une Instance Santé
et Conditions de Travail (ISCT). Les ISCT sont des instances dont le rôle est semblable aux Comités d'hygiène,
de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Cependant, à la différence de ces derniers, où les salariés en
contrat à durée déterminée ne sont pas représentés, les salariés en parcours d’insertion sont physiquement
représentés au sein des ISCT, au même titre et dans les mêmes proportions que les salariés permanents.
175
professionnalisation. » (Benoît, dirigeant de structures d’insertion puis salarié de
Chantier école, entretien réalisé le 6 novembre 2012.)
Plusieurs dirigeants de Chantier école jouent un rôle actif au sein du SYNESI. Rien
d’étonnant à ce que ce syndicat d’employeurs (soutenu par les syndicats de salariés) désigne la
fédération comme organisme certificateur et la charge de créer un Certificat de qualification
professionnelle (CQP)167 destiné aux personnels encadrants des ACI qui appliquent la
convention collective.
Lors de l’enquête de terrain en 2011 et 2012, les permanents de Chantier école
travaillent à l’élaboration du contenu de cette formation. La démarche préoccupe les
permanents de la FNARS qui redoutent que l’instauration de cette nouvelle formation s’effectue
au détriment du développement d’ETAIE. Le contenu et les modalités pédagogiques des deux
formations sont très proches (ils reposent sur l’analyse des situations de travail des encadrantsstagiaires). Les membres de la FNARS craignent que les encadrants et les dirigeants d’ACI se
tournent vers la formation développée par Chantier école, moins contraignante et plus aisée à
mettre en place que la formation ETAIE (celle-ci compte entre 400 et 550 heures de formation
contre 105 heures pour la première).
Mais les permanents de la FNARS s’inquiètent surtout de la reconnaissance officielle dont
bénéficie la formation de Chantier école grâce à son inscription dans le cadre de la branche
professionnelle. La reconnaissance officielle des partenaires sociaux fait du CQP de Chantier
école la formation de référence des encadrants techniques, aux dépens du titre ETAIE. Lors des
nombreuses réunions de sensibilisation à la mise en œuvre de la convention collective, les
acteurs de la branche professionnelle (nombre d’entre eux sont par ailleurs membres de
Chantier école) incitent les dirigeants d’ACI à former leur personnel encadrant par le biais du
CQP qui bénéficie ainsi d’une visibilité particulièrement importante.
167
Les Certificats de Qualification Professionnelle (CQP) sont des formations certifiantes mises en place par les
acteurs principaux d’une ou plusieurs branches professionnelles.
176
Conclusion de la section
En s’appuyant sur l’analyse de la formation ETAIE, cette section met en lumière plusieurs
dimensions des processus de professionnalisation dans l’espace de l’IAE. Premièrement, la
construction et l’animation des dispositifs de formation reposent sur la coordination de
différents acteurs : des dirigeants de structures d’insertion impliqués à titre bénévole, des
permanents fédéraux salariés, des consultants/formateurs. Sollicités pour leur expertise des
politiques de formation et en sciences de l’éducation, ces derniers jouent un rôle central dans la
formalisation du contenu et de l’organisation de la formation ETAIE. En mobilisant des
références académiques en sciences de l’éducation (le concept d’alternance intégrative), leur
travail contribue à légitimer sur le plan théorique le contenu et l’organisation pédagogique de
la formation ETAIE, tout en la distinguant des formations existantes dans d’autres univers
professionnels (l’encadrement des ouvriers dans le secteur privé lucratif d’une part et
l’encadrement des travailleurs handicapés dans les établissements spécialisés de l’autre). En
retour, la professionnalisation des structures d’insertion constitue une source importante et
régulière de revenu pour les sous-traitants de la FNARS puisque chacun d’entre eux est
rétribués entre 12 000 et 15 000 euros chaque année pour ce travail de formation.
Deuxièmement, les difficultés rencontrées dans le développement de la formation ETAIE
mettent en lumière le caractère incertain et vulnérable des processus de professionnalisation
étudiés. Cette vulnérabilité tient notamment à la fragmentation de l’espace de l’IAE en
différents dispositifs et à leur regroupement au sein de fédérations. Chaque fédération adopte
une stratégie spécifique pour développer ses propres dispositifs de professionnalisation. En
agissant de la sorte, les fédérations répondent à un enjeu politique : il s’agit pour elles de
conforter leur capacité d’intervention auprès de leurs adhérents et ainsi leur position dans
l’espace de l’IAE. Mais lorsque les instruments de professionnalisation sont semblables et se
superposent, les stratégies élaborées par les fédérations entrent en concurrence, comme c’est le
cas pour la formation ETAIE développée par la FNARS et le CQP mis au point par Chantier
école.
177
II. Professionnaliser la gestion économique et financière : le
Référentiel de gestion de l’économie sociale (REGES)
Le dispositif de professionnalisation étudié dans cette partie est un logiciel de gestion
comptable et financière conçu spécifiquement pour les structures d’insertion. Après être revenu
sur le contexte d’élaboration de cet instrument, cette partie s’intéresse aux difficultés
rencontrées dans son déploiement auprès de structures d’insertion adhérentes à la FNARS. Ces
difficultés permettent d’aborder la question du financement des instruments de
professionnalisation par l’État.
A. La mise en place d’un logiciel de gestion adapté à la spécificité des
structures d’insertion par l’économique
REGES est une méthode d’analyse comptable élaborée en 2004 par la coopérative
AVISO, un cabinet de conseil spécialisé dans l’analyse organisationnelle et économique des
structures d’insertion par l’économique. Les consultants d’AVISO développent cette méthode
dans une étude commandée par le Conseil Général du Maine et Loire qui souhaite alors mieux
connaître les pratiques de gestion au sein des ACI qu’il finance. Dans la continuité de cette
étude, les consultants d’AVISO mettent au point un logiciel qui permet d’appliquer leur
méthode d’analyse économique et financière des ACI.
À l’instar des créateurs de la formation ETAIE étudiée dans la partie précédente, les
consultants d’AVISO légitiment l’existence de REGES en insistant sur son ajustement aux
spécificités des structures d’insertion d’une part, et sur l’inadaptation des pratiques existantes
en matière de comptabilité d’autre part168. Les indicateurs comptables (bilan et comptes de
résultats), se centrent sur le calcul de la rentabilité et des bénéfices engendrés par l’activité
économique. Or, les structures d’insertion n’ont pas pour finalité de dégager des bénéfices mais
de remplir les missions d’insertion et de formation que leur confient les pouvoirs publics en
contrepartie de financements.
168
Toutefois, le dispositif de professionnalisation étudié ici ne porte plus sur les activités d’encadrement des
chômeurs mis au travail, mais sur la gestion économique et financière des structures d’insertion.
178
De surcroît, la diversité des ressources des structures d’insertion (financements sur des crédits
d’État, des collectivités territoriales, ressources tirées de l’activité commerciale, etc.), rend
malaisée la lecture de leur activité à partir de raisonnements mobilisés en comptabilité
d’entreprise. L’absence d’une méthode d’analyse économique et budgétaire adaptée à la
spécificité des structures d’insertion est d’autant plus problématique que l’État renforce
progressivement ses attentes en matière de gestion financière. Les procédures de
conventionnement instaurées par l’administration de l’emploi reposent sur l’évaluation de
dossiers conséquents dans lesquels les dirigeants associatifs décrivent le projet social et les
activités économiques de leur structure, fournissent un budget prévisionnel, déterminent leur
besoin en personnel, etc.
Contrairement aux méthodes comptables classiques, REGES s’articule autour des
missions assignées aux ACI par la réglementation. Les deux premières missions correspondent
à l’encadrement et à l’accompagnement socioprofessionnel des chômeurs mis au travail et font
référence à l’activité d’insertion. La mission d’encadrement désigne toutes les activités
d’encadrement des chômeurs par les permanents de la structure : l’apprentissage des gestes
professionnels et de l’entretien du matériel et leur évaluation, la gestion des équipes, etc. La
mission d’accompagnement socioprofessionnel désigne l’ensemble des tâches consacrées au
suivi des chômeurs en insertion (ateliers collectifs de recherche d’emploi, entretiens individuels
d’évaluation des chômeurs, etc.). Les trois missions suivantes correspondent aux « missions
d’entreprise»169 qui rapprochent les structures d’insertion des entreprises lucratives. La mission
« employeur » désigne les activités qui relèvent de la gestion administrative (l’élaboration des
plannings, des fiches de payes, la gestion des arrêts maladie, etc.). La mission « activité
support » concerne l’ensemble des activités de production réalisées par les salariés permanents
de la structure d’insertion (par exemple les activités de vente en direction des clients de la
structure).
La méthode REGES consiste à répartir l’ensemble des produits (subventions publiques et
recettes tirées de l’activité commerciale, etc.) et des charges (les salaires, les investissements,
etc.) dans les différentes missions. Le logiciel présente ensuite une série d’indicateurs pertinents
pour analyser l’activité des ACI : le poids de chaque mission dans le budget global de la
structure, le taux de financement de chacune d’elle (en comparant les ressources et les dépenses
169
Sauf mention contraire, les citations de cette partie sont extraites des documents de présentation de REGES
élaborés par la coopérative AVISO et la FNARS, documents en possession de l’auteur.
179
affectées à chaque mission), le taux d’encadrement (en divisant le nombre de postes en insertion
avec le nombre d’équivalents temps plein consacrés à l’encadrement de ces postes en insertion).
Les dirigeants associatifs peuvent ensuite comparer leurs résultats sur chacun de ces indicateurs
aux taux moyens (d’encadrement et de financement) obtenus grâce à la compilation des données
de l’ensemble des structures qui utilisent le logiciel. L’inadaptation des outils de gestion
comptables existants et le renforcement des attentes institutionnelles amènent la FNARS à
s’intéresser à l’instrument développé par AVISO. Pour la fédération, l’utilisation du logiciel
REGES permettrait à ses adhérents de répondre à des enjeux d’ordre gestionnaire tout en
conservant des marges de manœuvre politiques.
Grâce aux indicateurs du logiciel qui sont autant de « repères organisationnels », les
dirigeants de chantier d’insertion développent une « lecture stratégique de leurs activités ». Ils
peuvent ainsi procéder à des changements dans l’organisation et le fonctionnement de leur
structure afin de renforcer son efficacité. Dans cette perspective, l’utilisation du logiciel obéit
à des impératifs gestionnaires imposés par les bailleurs publics : une « bonne gestion », plus
« transparente », une « meilleure lisibilité de l’action », une « stratégie interne », etc. La
professionnalisation rejoint une acception gestionnaire synonyme de rationalisation des
activités de gestion. Son objectif est de mettre en adéquation les compétences des structures
d’insertion en matière de gestion avec les exigences de leurs bailleurs publics.
Cependant, la particularité du logiciel - la lecture comptable analytique par mission permet aux dirigeants de structures d’insertion de comparer les moyens financiers dont ils
disposent avec les objectifs que leur assignent les pouvoirs publics. Dans un contexte où les
structures d’insertion doivent faire face à une stagnation, voire une baisse de leurs
financements, les indicateurs calculés par le logiciel (détail des charges et des produits pour
chacune des missions, taux d’encadrement des chômeurs mis au travail, niveau de financement
moyen par poste d’insertion, taux de productivité par poste d’insertion, etc.) sont autant
d’arguments qui attestent du manque de moyens dont elles disposent pour mener à bien leurs
missions. En d’autres termes, le logiciel permet de retourner les attentes gestionnaires de l’État
vis-à-vis des structures d’insertion en montrant, chiffres à l’appui, qu’il ne les finance pas
suffisamment au regard de leurs missions. La logique de cet argument abondamment mobilisé
par les permanents de la FNARS pour inciter ses adhérents à utiliser le logiciel, est bien résumée
par un consultant d’AVISO :
180
« On a conçu REGES en partant de la loi. Les cinq fonctions du logiciel, c’est la
loi qui les définit [il me montre l’article du code du travail qui définit les
structures d’insertion]. C’est pour ça qu’elles sont incontestables. […] Donc, les
financeurs qui disent ça sort d’où REGES ? C’est quoi ces missions ? Ils sont
baisés, on a rien inventé, tout est dans la loi. […] Et ça permet de montrer que
les missions sociales de la structure, l’encadrement et l’accompagnement, elles
sont sous-financées la plupart du temps. Avec REGES on peut objectiver tout
ça. […] Donc l’intérêt de REGES c’est de partir de données comptables pour
produire un argumentaire politique. »
Dans une perspective voisine, la FNARS souhaite dégager des repères économiques et
organisationnels au niveau national (taux d’encadrement moyen des chômeurs mis au travail,
part de chaque mission dans le budget total des ACI, etc.) en compilant les données produites
par REGES chez les adhérents qui utilisent le logiciel. La fédération mobiliserait ces indicateurs
nationaux pour souligner certains dysfonctionnements dans les politiques d’insertion
(insuffisance ou mauvaise répartition des crédits entraînant des disparités entre territoires, etc.)
et étofferait ses revendications auprès de l’administration du ministère de l’emploi.
Le cas du logiciel REGES montre bien l’entrecroisement des dimensions gestionnaires et
politiques au sein d’un même processus de professionnalisation. REGES est un instrument
d’objectivation comptable qui répond à des impératifs gestionnaires imposés par les pouvoirs
publics (améliorer l’efficacité de la gestion dans les structures d’insertion). Mais la logique du
logiciel, bâtie à partir des missions assignées aux structures d’insertion, en fait un instrument
de gestion susceptible de reconfigurer les rapports de pouvoir entre structures d’insertion et
administrations (c’est du moins ce que laissent croire ses concepteurs).
B. « REGES n’a rien apporté aux adhérents » : retour sur l’échec d’un
instrument de professionnalisation
Dès 2006, la FNARS propose à ses adhérents des formations gratuites au maniement du
logiciel. Ces formations sont organisées sur deux jours et demi et dispensées par un consultant
d’AVISO et/ou par un permanent de la fédération. L’utilisation de REGES par les adhérents
181
reste limitée, malgré la promotion du dispositif (articles dans les médias internes de la
fédération, plaquette de communication, présentation du dispositif par les permanents dans les
groupes de travail, etc.). En 2008, 59 associations adhérentes ont été formées à son utilisation.
Elles sont 73 l’année suivante, puis 85 en 2010. En 2011, leur nombre s’élève à 102, alors que
la FNARS prévoyait un minimum de 150 structures formées (sur les 900 que regroupe la
fédération). De même, seulement 6 sessions de formation ont été organisées entre 2007 et 2010,
alors que la fédération en prévoyait le double. Plus inquiétant pour les permanents de la
FNARS, le nombre de nouvelles structures formées chaque année diminue, ce qui signifie que
le déploiement du logiciel régresse.
Enfin, la fédération ne parvient à organiser des formations que dans deux régions : les Pays de
la Loire, la région historique où a été utilisé REGES, et l’Ile-de-France où le déploiement du
logiciel résulte du travail mené par le permanent de l’antenne régionale de la FNARS chargé
de l’insertion par l’activité économique. Convaincu par la pertinence de REGES, ce dernier
parvient à mobiliser certains adhérents qui utilisent le logiciel. À plusieurs reprises, les sessions
de formations au logiciel prévues dans d’autres régions sont annulées, faute de participants.
Plusieurs éléments expliquent l’échec de ce processus de professionnalisation des
pratiques de gestion comptables. Le premier renvoie aux difficultés rencontrées par les
adhérents pour s’approprier le logiciel. Bien que censée être adaptée aux spécificités des
structures d’insertion, la logique d’affectation des données comptables en fonction des missions
se révèle délicate à mettre en pratique (voir encadré ci-dessous).
Encadré 9 - REGES, une « usine à gaz »
En juillet 2011, une dizaine de directeurs et de comptables de chantiers d’insertion assiste à
une formation au logiciel REGES. Pendant la matinée, le consultant d’AVISO et une
permanente de la FNARS présentent l’outil et ses objectifs. Les participants posent peu de
questions et disent comprendre la logique de comptabilité par mission. L’après-midi est
consacré au maniement du logiciel. Munis des documents comptables de leur structure, les
participants renseignent le logiciel avec difficulté170. Ils sollicitent constamment les
formateurs pour savoir dans quelle rubrique du logiciel affecter un chiffre. La directrice d’un
170
REGES est une application web. Elle ne demande aucune installation particulière, ni d’être équipé de tel ou tel
logiciel de comptabilité ou de paie. L’utilisation se fait par l’intermédiaire d’une connexion Internet et avec un
navigateur Web.
182
chantier d’insertion observe qu’il lui « faut du temps pour passer de la théorie à la pratique »,
de la compréhension de la logique globale du logiciel, à son maniement effectif. Une
difficulté récurrente tient au fait que les participants ne disposent pas des connaissances
suffisantes sur l’organisation interne de leurs structures pour remplir le logiciel. Par exemple,
le comptable d’un petit chantier d’insertion indique que le directeur de sa structure fait « un
peu tout », c’est-à-dire qu’il réalise plusieurs fonctions définies par le logiciel - une part du
travail d’accompagnement (les entretiens d’évaluation des salariés en insertion), des tâches
liées à la mission d’employeur (il gère les plannings) et d’autres associées à l’activité support
(relations avec les clients) - mais il ne parvient pas à déterminer dans quelle proportion : « je
ne peux pas savoir si le directeur il passe 10 ou 20 % de son temps à faire de
l’accompagnement, j’imagine que ça change en fonction des périodes ». Or, renseigner le
logiciel nécessite de connaître finement les tâches effectuées par chaque salarié (et
administrateur bénévole) de la structures d’insertion afin de les répartir en fonction des
missions. En somme, comment remplir les nombreuses rubriques du logiciel si l’on ne sait
pas « qui fait quoi » et dans quelle proportion ? D’où l’expression « d’usine à gaz » employée
par un participant pour qualifier le logiciel. À la fin de la journée, environ la moitié d’entre
eux n’a pas terminé de renseigner les données comptables de sa structure au sein du logiciel.
REGES a mauvaise réputation auprès des adhérents. Les critiques qui se sont exprimées
avec une constance implacable tout au long de l’enquête de terrain, l’assimilent à une « usine à
gaz », « un truc beau sur le papier mais trop complexe à utiliser ». En outre, le contexte de
réforme de l’IAE n’est pas propice à l’appropriation par les adhérents d’un instrument dont
l’utilisation est réputée difficile et chronophage171. Dans l’extrait ci-dessous, Florent, un
permanent national de la FNARS chargé de l’IAE revient sur les difficultés rencontrées dans le
déploiement du logiciel et sur les tentatives pour perfectionner cet instrument.
« On (les permanents du siège de la fédération) s’est servi de REGES comme
d’un outil pour affiner l’analyse économique des chantiers. On a extrait (du
logiciel) des gros ratios qui ont nourri l’activité de plaidoyer au niveau national.
Après, sur le versant utilité pour les adhérents… Je pense que REGES n’a servi
à rien pour les adhérents (…). D’abord l’outil est complexe parce que ce n’est
171
À partir de 2007, le « plan de modernisation du secteur » mobilise les permanents et les adhérents de la FNARS
sur d’autres thématiques comme la production de guides pratiques pour accompagner la mise en œuvre des
nouvelles modalités de conventionnement avec l’État (cf. chapitre 4 de la thèse).
183
pas les mêmes conventions que dans le plan comptable classique (…). Après, il
y a eu un problème d’opérationnalité qui était de savoir comment on réorganise
l’activité à partir de résultats obtenus. On n’arrivait pas trop à voir ce qu’on
pouvait sortir de REGES en matière de professionnalisation. En 2011, on a fait
tout un travail pour réorganiser la formation et redimensionner le logiciel et pour
l’inscrire dans le cadre des dialogues de gestion. Mais ça n’a pas abouti. »
(Florent, 29 ans, chargé de mission à la FNARS, entretien réalisé le 26 octobre
2014.)
Les critiques des adhérents à l’égard de REGES amènent les permanents de la FNARS à
élaborer une nouvelle formation, plus courte - une journée contre deux auparavant - au cours
de laquelle les participants apprennent à utiliser une version allégée du logiciel. Les supports
de communication qui présentent la formation ne mentionnent plus l’acronyme REGES (la
mention de REGES est synonyme de complexité et risque de dissuader les adhérents de se
former).
C. Les instruments de professionnalisation des fédérations associatives,
entre relais des normes gestionnaires et défense des spécificités des
pratiques professionnelles
Les permanents des fédérations associatives qui pilotent les dispositifs étudiés insistent
sur le chemin qu’il reste à parcourir aux structures d’insertion sur la voie de la
professionnalisation. Cette représentation partagée des structures d’insertion caractérisées par
leur manque de professionnalisme - les termes d’« amateurisme » et de « bricolage » reviennent
régulièrement dans les entretiens - leur permet de justifier les dispositifs de professionnalisation
qu’ils mettent en œuvre. Dans cette perspective, les instruments de professionnalisation
comblent des déficits dans des domaines de compétences divers (gestion de la main d’œuvre,
organisation des activités de production économique, gestion budgétaire et comptabilité,
respect du droit du travail, etc.) et perfectionnent les pratiques professionnelles :
184
« Dans certaines structures c’est encore le 19ème siècle, c’est encore parfois du
bricolage (…). Il y a des progrès à faire, notamment dans le droit du travail,
l’évaluation, la formation (…). Donc il faut les amener à se saisir des outils qu’on
met en place pour qu’elles progressent et c’est vrai que ce n’est pas évident parce
qu’elles sont prises sur d’autres problématiques de survie quotidienne. » (Anne,
permanente salariée à la FNARS, entretien réalisé le 14 novembre 2012.)
« Il y a des pratiques qui sont acceptables et d’autres qui ne le sont pas. Comment
on travaille pour donner les outils de la professionnalisation aux structures parce
que tu avais des trucs... On en voit encore sur le terrain hein, y compris chez nos
adhérents, il y a des choses, ça me fait dresser les cheveux sur la tête, et il y a
vraiment encore beaucoup de boulot en termes de professionnalisation dans ce
champs-là. » (Benoît, ancien directeur de chantier d’insertion, salarié de chantier
école, entretien réalisé le 6 novembre 2012.)
« On fait un boulot où on n’a pas de reconnaissance. Les gens sur le terrain ils
n’en n’ont rien à fiche. Quand tu les invites à une réunion, ils ne viennent pas,
ils ne mettent pas en œuvre tes préconisations, ils ne lisent pas les documents
que tu leur envoies. Là il faut que tu prennes du recul et que tu te dises moi je
suis la locomotive, et eux c’est les wagons qui sont derrière et il faut que je les
tire. Moi je suis là pour les faire avancer et eux ils freinent. (…) Mais tu es en
avance, donc il faut convaincre ceux qui sont installés dans leur pré-carré. On
est la courroie de transmission en fait. Et le résultat il ne se voit pas tout de suite,
il se voit à moyen ou à long terme. » (Lydie, permanente salariée dans une
fédération de chantiers d’insertion, entretien réalisé le 27 avril 2015.)
La professionnalisation - quelle que soit la forme des instruments qui l’incarne (logiciel
de gestion, dispositif de formation ou guide pratique), leur finalité spécifique (renforcer des
compétences professionnelles en matière d’encadrement, de gestion budgétaire, de mise en
œuvre de partenariats) et leurs effets sur les pratiques - renvoie ici à l’idée de dynamique, de
cheminement dans une même direction. Les permanents fédéraux se désignent comme les
agents qui conduisent les structures d’insertion dans leur progression et leur perfectionnement.
La métaphore ferroviaire mobilisée dans le troisième extrait d’entretien illustre bien cette
conception partagée du rôle de guide que s’assignent les permanents fédéraux. Ce rôle s’inscrit
185
à la fois dans une perspective normative (la professionnalisation s’impose comme une nécessité
puisqu’il « faut » former les structures et mettre un terme aux « pratiques inacceptables ») et
pédagogique ou éducative.
L’analyse de la formation ETAIE et du logiciel REGES permet de mettre en parallèle ces
représentations
de
la
professionnalisation
avec
le
contenu
des
instruments
de
professionnalisation eux-mêmes. Autrement dit, il s’agit de comprendre pourquoi ces
instruments sont considérés comme étant professionnalisant par les acteurs qui les élaborent et
les diffusent.
Pour les permanents fédéraux, les instruments de professionnalisation - qu’ils portent sur
la gestion budgétaire ou l’encadrement des chômeurs mis au travail - ont pour fonction
d’améliorer la qualité des pratiques professionnelles des travailleurs des structures d’insertion
en leur permettant de mieux maîtriser leurs activités. Mais cette amélioration des pratiques est
définie de manière différente selon que les permanents fédéraux s’adressent à leurs adhérents
ou aux bailleurs publics qui financent les actions de professionnalisation. Dans le premier cas,
ils mettent en avant l’adaptation des instruments aux spécificités des structures d’insertion.
Dans le deuxième cas, ils insistent sur la conformité de ces instruments aux objectifs des
réformes managériales impulsées par l’administration.
Ainsi, dans les conventions de financement, le logiciel REGES satisfait les attentes
administratives en matière de « bonne gestion » et de « transparence » financières, puisqu’il
permet aux dirigeants des structures d’insertion de « fournir des comptes d’exploitation ainsi
qu’une analyse financière détaillée et analytique de leur situation »172 aux services déconcentrés
de l’administration de l’Emploi. Ces derniers peuvent ainsi s’assurer que les structures
d’insertion sont de bonnes gestionnaires, qu’elles ont un usage rationnel des financements
publics.
À l’inverse, les documents qui présentent le logiciel REGES aux adhérents mettent en avant la
dimension politique de l’instrument. Pour les permanents des fédérations, il s’agit de susciter
l’intérêt des adhérents préoccupés par l’évaluation annuelle de leurs activités par
l’administration de l’Emploi. Le logiciel se donne alors pour objectif de préparer les dirigeants
de structures à cette évaluation, en leur fournissant un « argumentaire cohérent » et
« stratégique » à opposer à l’État.
172
Cette citation et les suivantes sont extraites des fiches action qui présentent REGES et ETAIE et qui
accompagnent la convention entre la FNARS et le FSE pour la période 2009-2011.
186
De même, dans les conventions de financement, les permanents fédéraux indiquent que la
formation ETAIE « augmente les compétences » des personnels encadrants, « contribue à leur
professionnalisation », « améliore la qualité de l’accompagnement » et permet ainsi aux
structures d’insertion d’atteindre les « objectifs de performance fixés par le ministère de
l’Emploi en matière de retour à l’emploi ». Dans les documents de communication destinés aux
adhérents, les permanents fédéraux insistent sur l’adaptation de la formation ETAIE aux tâches
complexes effectuées par les encadrants. Ils indiquent qu’elle permet de perfectionner leurs
compétences et ce faisant, d’améliorer l’organisation interne et les capacités de production des
structures d’insertion.
La manière dont les permanents des fédérations associatives conçoivent et présentent les
instruments de professionnalisation montre bien que leur contenu se caractérise par une
intrication des dimensions gestionnaires et politiques. La professionnalisation est une opération
de traduction, ou plutôt de « transcodage » (Lascoumes, 1996)173 des principes généraux de
« bonne gestion », d’efficacité et de « performance », imposés par les bailleurs publics, en
normes d’action permettant de guider les pratiques professionnelles des travailleurs des
structures d’insertion.
Toutefois, les instruments de professionnalisation ne se réduisent pas pour autant à de simples
courroies de transmission de ces principes gestionnaires vers le secteur associatif. Dans les
phénomènes de professionnalisation étudiés, l’amélioration des pratiques professionnelles est
également appréhendée en rapport avec les missions spécifiques assignées à l’IAE. REGES ne
saurait être assimilé à un logiciel de gestion financière ordinaire tout comme ETAIE à une
formation classique de chef d’équipe. Dans cette perspective, les instruments étudiés ne sont
pas de simples outils de gestion, transposables à d’autres secteurs d’activité. Créés par des
spécialistes du secteur de l’IAE, ils en reflètent la complexité et les enjeux spécifiques. Ces
phénomènes de professionnalisation participent ainsi à la reconnaissance de l’IAE comme un
espace de pratiques professionnelles autonome, tant auprès des travailleurs des structures
d’insertion que des administrations publiques.
173
P. Lacoumes forge le concept de transcodage pour désigner « l'ensemble de ces activités de regroupement et
de transfert d'informations dans un code différent (…) dans d'autres registres relevant de logiques différentes afin
d'en assurer la diffusion à l'intérieur d'un champ social et à l'extérieur de celui-ci » (Lascoumes, 1996 : 334).
187
D. Le financement des actions de professionnalisation par l’État : un cadre
contractuel générateur d’autonomie pour les fédérations associatives ?
Cette partie s’intéresse à l’intervention
de l’État
dans
les
processus
de
professionnalisation conduits par les fédérations associatives. En s’appuyant sur l’analyse de la
formation ETAIE et du logiciel REGES, elle montre que l’État exerce une double influence : il
impose aux fédérations un travail bureaucratique lié à la gestion des conventions de
financement ; il renforce le caractère instable des processus de professionnalisation en décidant
de mettre un terme à ses financements.
Les deux instruments pilotés par la FNARS et étudiés dans ce chapitre sont financés par la
délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP). L’administration
centrale du ministère de l’Emploi, octroie à la fédération deux subventions complémentaires
qui prennent en charge le travail d’élaboration et de coordination des deux instruments (voir
encadré).
Encadré 10 - Le financement des activités de professionnalisation par l’État :
contractualisation et subvention
Les subventions des administrations centrales constituent l’écrasante majorité des ressources
financières de la FNARS. En 2011, la fédération compte une dizaine de conventions de
financement avec autant d’administrations174. Les actions en matière d’insertion par
l’économique sont financées par la DGEFP, par l’intermédiaire de deux conventions. La
première correspond à la « convention promotion pour l’emploi » et octroie une subvention
annuelle de 40 000 euros à la fédération. La seconde convention s’inscrit dans le cadre du
fonds social européen (FSE) dont la DGEFP est l’organisme gestionnaire175. Elle s’échelonne
sur une durée de trois ans pour un montant total d’environ 1 600 000 euros. Ces deux
conventions rendent bien compte de la position d’intermédiaire occupée par les fédérations
dans l’espace de l’IAE. La FNARS s’y présente comme un « relais des politiques publiques »
174
La fédération dispose de conventions de financement avec la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS)
(d’un montant annuel de 850 000 euros), la Caisse Nationale d’Allocations Familiales (70 000 euros), la Direction
de l’administration pénitentiaire (17 000 euros), la Direction générale de la Santé (80 000 euros), le ministère de
la Culture (20 000 euros), la Direction de l’habitat, de l’urbanisme et des paysages, administration rattachée au
ministère du Logement (15 000 euros), etc.
175
Si les conventions sont gérées par deux sous-directions différentes au sein de la DGEFP - la sous-direction « de
l’ingénierie de l’accès et du retour à l’emploi » pour la convention « Promotion de l’emploi » et la sous-direction
« fond social européen » (FSE) - leurs contenus sont très proches, la convention Promotion pour l’emploi venant
en complément de celle du FSE. Ainsi, la formation ETAIE et le logiciel REGES sont financés par les deux
conventions.
188
pour les structures d’insertion adhérentes, qu’elle « sensibilise » et « accompagne » à
l’évolution des politiques d’insertion et à la mise en œuvre des réformes du secteur. La
fédération contribue également à « renforcer la professionnalisation, la formation et la
qualification des structures d’insertion et des acteurs de ces structures ». L’ensemble des
actions décrites dans ces conventions vise à « optimiser l’insertion professionnelle des
personnes en risque ou en situation d’exclusion ».
La DGEFP commence à financer la formation ETAIE en 2002, le logiciel REGES à partir
de 2006. Les crédits couvrent la rémunération des consultants et des temps de travail des
permanents nationaux de la fédération. Ces crédits sont systématiquement reconduits pendant
plus de dix ans pour ce qui est d’ETAIE, sept pour REGES. D’après les données récoltées
pendant l’enquête de terrain, l’administration n’intervient pas dans la définition du contenu des
deux instruments ni dans les modalités de leur déploiement. Ses fonctionnaires laissent ainsi la
FNARS déterminer ce qui doit faire l’objet d’une professionnalisation, et comment celle-ci doit
être mise en œuvre176.
Cette observation amène à relativiser les conclusions des travaux qui insistent sur
« l’asymétrie contractuelle » (Freyss, 2004 : 739) entre le secteur associatif ou celui des
Organisations non-gouvernementales (ONG) et leurs bailleurs. Pour Freyss, les conventions de
financement génèrent une « dépendance politique inavouée » des ONG et des associations visà-vis de leurs bailleurs, les premières devenant ainsi de « simples opérateurs privés pour la mise
en œuvre des stratégies » des seconds (idem). Dans une perspective voisine, B. Gomel constate
qu’« il est exceptionnel que la subvention s’ajuste à l’activité, le plus souvent c’est l’activité
qui s’ajuste à la subvention » (Gomel, 2009)177. Pour l’auteur, le rapport de force qui s’instaure
entre pouvoirs publics et associations est clairement en faveur des premiers qui imposent des
programmes d’action standardisés.
176
Le refus de l’administration de financer une action semble être relativement rare. Toutefois, en 2011, la Caisse
des dépôts et consignations (CDC) accepte de financer la réalisation d’un guide pratique (voir partie suivante) mais
refuse de subventionner un projet d’éducation financière et budgétaire (qui consistait à organiser des formations
sur les questions de surendettement, de maîtrise budgétaire, de connaissance des outils bancaires, destinées aux
travailleurs sociaux). Lors d’une réunion consacrée à la négociation du programme d’action de la FNARS financé
par la CDC, son Directeur du Département « développement économique et économie sociale et solidaire » justifie
ce refus à la fois par le manque de moyens de son institution, par le fait que celle-ci était déjà investie dans le
financement d’actions voisines (comme le crédit accompagné), et qu’elle n’a pas vocation à financer des
formations qui devraient en toute logique être dispensées par les écoles de travail social.
177
B. Gomel est cité par Nicourd (2009 : 69).
189
Si ces travaux permettent d’éclairer certains terrains associatifs, leurs conclusions ne
s’appliquent pas à la FNARS qui dispose d’une autonomie conséquente dans la définition de
son programme d’action. Certes, en amont de l’élaboration de programmes d’action des
fédérations associatives, celles-ci s’accordent avec les administrations pour définir les grands
axes qui cadrent leur intervention178. Mais une fois ces axes définis, la FNARS élabore ses
propres instruments, planifie ses propres actions, que l’administration de l’emploi accepte
ensuite de financer sans remettre en cause leur utilité, leur contenu ni leurs modalités de
diffusion. En somme, c’est bien le modèle juridique du régime de la subvention, dans lequel
une structure de droit privé définit un besoin particulier et mène une action qui intéresse une
collectivité publique, qui détermine ici les rapports entre la FNARS et les administrations
centrales179. La position de la FNARS n’est donc pas celle d’un exécutant, d’un prestataire de
service, chargé de mettre en œuvre des instruments pensés par l’État.
En revanche, la DGEFP impose aux fédérations un travail de production de documents.
Les permanents de la FNARS accompagnent les dossiers de demande de subvention de « fiches
actions » qui détaillent les objectifs et résultats chiffrés attendus, le calendrier, les modalités de
mise en œuvre et les moyens retenus180. Les permanents réalisent également des bilans annuels
des conventions qui évaluent le degré d’accomplissement des actions. Cette évaluation s’appuie
sur des indicateurs quantitatifs (dans le cas de REGES et d’ETAIE, il s’agit du nombre de
sessions de formation organisées, de stagiaires formés) et comporte un volet qualitatif (des
documents d’une trentaine de pages qui détaillent les actions réalisées, leur pertinence et les
obstacles rencontrés dans leur mise en œuvre).
178
Ainsi, le budget et les lignes directrices du FSE, sont définis au niveau européen, puis traduits en programmes
opérationnels dans chaque pays membre. L’élaboration de ces programmes incombent aux administrations
étatiques. La DGEFP instaure une concertation avec les représentants du monde associatif afin de décliner le
programme opérationnel national 2007-2013 en différents axes, eux-mêmes se déclinant en mesures puis en sousmesures. La FNARS et les autres fédérations de l’IAE participent à ce processus de cadrage qui aboutit à la création
d’une ligne de financement consacrée à la « mise en réseau et professionnalisation des acteurs de l’insertion » et
qui cible en priorité les fédérations du champ de l’IAE. En d’autres termes, les fédérations de l’IAE ont obtenu de
la DGEFP qu’elle intègre leurs activités de professionnalisation dans l’éventail des actions financées dans le cadre
du FSE. Une fois ces lignes directrices établies, les acteurs associatifs bénéficient d’une marge d’autonomie et
d’initiatives pour définir et mettre en œuvre des actions précises.
179
Selon la circulaire du 18 janvier 2010 relative aux relations entre les pouvoirs publics et les associations, la
subvention correspond à « la situation dans laquelle la collectivité apporte un concours financier à une action
initiée et menée par une personne publique ou privée, poursuivant des objectifs propres auxquels l’administration,
y trouvant intérêt, apporte soutien et aide ».
180
Ainsi, dans la convention entre la FNARS et le FSE, la fiche action consacrée à REGES présente le logiciel,
décrit le contenu des sessions de formation, liste les intervenants internes (permanents salariés et administrateurs
bénévoles) et externes (les consultants d’AVISO) qui interviennent dans le dispositif, et fixe comme objectif le
nombre de 150 structures formées à son utilisation.
190
La gestion des conventions constitue donc un travail discursif à part entière, différencié de la
mise en œuvre des actions en tant que tel. Les tâches qu’elle implique mobilisent différentes
catégories de permanents : le directeur général et les chefs de service qui négocient les
programmes d’action avec les fonctionnaires, les chargés de mission qui rédigent les
documents, les comptables qui élaborent le bilan financier des actions (détail des dépenses
réalisées par la fédération pour chaque action), les secrétaires qui compilent les documents
demandés par les administrations. L’intervention et le pouvoir de l’État sur les actions de
professionnalisation se manifeste donc d’abord dans l’imposition d’un travail bureaucratique
lié à la gestion des conventions.
Mais qu’arrive-t-il lorsque les responsables administratifs refusent de reconduire leurs
financements ? C’est ce qui se produit l’automne 2011 pour les deux dispositifs de
professionnalisation étudiés. Les fonctionnaires de la cellule FSE de la DGEFP justifient leur
décision en indiquant que les financements européens n’ont pas vocation à financer des actions
sur le long terme, mais des projets innovants et expérimentaux, donc nécessairement limités
dans le temps. Or, la formation ETAIE a bénéficié des crédits européens pendant une dizaine
d’années, le logiciel REGES pendant sept ans. Fin 2011, les responsables de l’IAE au siège de
la FNARS entament un travail de réflexion sur l’avenir des deux instruments : faut-il poursuivre
les actions de professionnalisation sans financements publics ? Si oui, quelle stratégie définir
pour les remplacer ?
Les critiques récurrentes adressées à REGES et le faible nombre d’adhérents formés à
son utilisation amènent les permanents de la fédération à abandonner le logiciel dont ils
doutaient eux-mêmes de l’efficacité. L’un d’eux explique ainsi que « quand la cellule FSE de
la DGEFP a annoncé l’arrêt des financements, ça ne nous a pas trop emmerdés, je ne suis pas
sûr qu’on aurait poursuivi de toute manière ». Dès 2012, les formations au logiciel ne font plus
partie de l’offre de services proposés par la FNARS à ses adhérents.
La question se pose différemment pour la formation ETAIE. D’abord, et contrairement
au logiciel REGES, ETAIE a bonne presse, tant auprès des adhérents que des bénévoles et des
permanents de la FNARS. Ensuite, l’arrêt des financements accordés par la DGEFP n’engage
pas directement la survie du dispositif, mais uniquement la coordination nationale du titre
191
réalisée par les permanents nationaux de la FNARS et les deux consultants181. L’animation de
la formation au niveau régional est quant à elle financée par d’autres acteurs (Conseils
régionaux, organismes paritaires collecteurs agréés, administration déconcentrée du ministère
de l’Emploi, etc.). Enfin, le déploiement conséquent de la formation ETAIE (dispensée dans
onze régions contre seulement deux pour la formation au logiciel REGES) dans le cadre des
coopérations interfédérales (les « inter-réseaux » régionaux) est un autre élément qui incite les
permanents de la FNARS à ne pas supprimer le dispositif.
Après avoir exploré plusieurs pistes182, les permanents de la FNARS arrêtent une stratégie
pour pérenniser la formation, laquelle comporte deux volets. D’un côté, un salarié permanent
au siège de la fédération reprend la coordination nationale assurée par les consultants. Son
travail est financé sur les fonds propres de la fédération. D’un autre côté, les permanents de la
fédération formalisent par écrit les conseils apportés oralement par les consultants. Des « fiches
pratiques » sont ainsi mises à disposition des fédérations régionales qui développent, ou
souhaitent développer, la formation (répertoire des options de financements possibles, des
dispositifs de formation mobilisables, élaboration d’un modèle économique de la formation,
état des lieux des pratiques d’accompagnement et d’évaluation des stagiaires). Un permanent
de la FNARS interrogé en 2016 indique que la mise en œuvre de cette stratégie de pérennisation
de la formation ETAIE s’est révélée positive : « on a misé sur l’écrit et le partage d’expériences
et puis on a internalisé une partie du travail des consultants (…) et c’est positif, ça marche
mieux, notamment au niveau de l’accompagnement des coordonnateurs qui est meilleur alors
qu’auparavant l’accompagnement était très inégal de la part des consultants ».
181
Le travail de coordination nationale consiste à fournir un appui aux antennes régionales des fédérations qui
souhaitent instaurer la formation et aux coordonnateurs régionaux de la formation chargés de la mettre en œuvre
(soutien technique sur le montage financier et administratif de la formation, la sélection et l’accompagnement des
stagiaires, des organismes de formation, etc.).
182
Ils sollicitent des organisations du champ de la formation comme le Fonds Paritaire de Sécurisation des Parcours
Professionnels pour qu’elles se substituent à la DGEFP et financent le travail de coordination nationale. Suite à
l’échec des négociations avec ces acteurs, les permanents de la fédération envisagent de compenser l’arrêt des
crédits d’État en augmentant le prix de la formation. Cette alternative est également abandonnée car elle risque de
dissuader les encadrants et les OPCA qui prennent en charge le coût de la formation.
192
Conclusion de la section
L’analyse développée dans cette section montre que l’action de l’État exerce deux types
de contraintes sur les fédérations associatives. D’un côté, en contrepartie du versement des
subventions, les permanents de la FNARS s’engagent dans un travail de production scripturaire
dans lequel ils légitiment leurs propositions d’action en matière de professionnalisation. D’un
autre côté, le non-renouvellement des financements au nom d’un impératif d’innovation et
d’expérimentation amène la fédération à abandonner un dispositif (le logiciel REGES) et à en
adapter un autre (les fiches actions modifient l’ingénierie de la formation ETAIE). Ce dernier
point montre que l’État contribue au caractère instable, itératif et expérimental des processus
de professionnalisation. Les instruments font alors l’objet de reconfigurations successives, de
« transformations cumulatives » (Palier, 2005 : 273) de la part des permanents fédéraux qui
tentent de les adapter à un contexte mouvant.
On peut toutefois s’interroger sur la signification politique de cette instabilité des
instruments de professionnalisation. Les actions de professionnalisation menées par les
fédérations associatives ne correspondent pas à un processus linéaire de construction de savoirs
professionnels mais à des processus hétérogènes, discontinus, parfois incohérents, et déterminés
par des enjeux variés : enjeux de pouvoir et concurrence entre fédérations associatives
préoccupées par la conservation de leur moyen d’action, enjeux économiques liés au
financement des dispositifs de professionnalisation par l’État, etc. Vue sous cet angle, la
professionnalisation s’oppose à l’image qu’en donne les acteurs associatifs qui mettent
volontiers en avant la nécessité de « professionnaliser les structures » pour favoriser l’insertion
des chômeurs.
193
III.
Rapprocher les structures d’insertion du monde
l’entreprise : la professionnalisation par le guide pratique
« des partenariats réussis pour l’emploi »
Le troisième instrument de professionnalisation étudié est un « guide pratique » d’une
cinquantaine de pages dont l’objectif est de renforcer les partenariats entre les structures
d’insertion par l’activité économique et les entreprises lucratives. L’analyse de cet instrument
met en lumière deux dimensions des processus de professionnalisation menés par les
fédérations associatives : la traduction d’orientations générales en recommandations
opérationnelles d’une part, la démarche de mobilisation sociale et de valorisation de l’existant
d’autre part.
A. Les guides pratiques, des instruments de professionnalisation qui
transforment des objectifs généraux en recommandations pratiques
La production de guides pratiques est une dimension importante du répertoire d’action
des fédérations associatives qui en produisent de nombreux sur des thématiques diverses183.
L’un d’eux, publié par la FNARS, en 2012, s’intitule Partenariats réussis pour l’emploi.
Associations d’insertion et acteurs économiques. Guide pour l’action. Il vise à intensifier les
relations entre les structures d’insertion et les autres employeurs de leur territoire (entreprises
lucratives et non lucratives, collectivités locales et administration, etc.), en favorisant la
constitution de partenariats visant à « favoriser l’insertion durable » des chômeurs mis au travail
dans les structures d’insertion.
La thématique traitée dans ce guide (la relation structure d’insertion-entreprise) occupe
une place importante dans l’espace de l’IAE. Pour les fédérations du secteur, la construction de
183
En 2008, la FNARS produit un « guide de bonnes pratiques de soutien à la parentalité ». L’année suivante est
publié un autre guide intitulé « comment valoriser l’accompagnement social et professionnel des structure
d’insertion par l’activité économique (SIAE) ? ». En 2010, trois guides sont réalisés : le premier s’intitule
« Précarité et santé mentale. Repères et bonnes pratiques », le second « guide pratique pour l’accueil en association
des personnes placées sous surveillance électronique » et le troisième « guide pratique de la domiciliation ». En
2011, la fédération publie un guide intitulé « quelle contractualisation entre les associations et les collectivités
publiques ? Entre partenariat et collectivités publiques ». Cette liste n’est pas exhaustive.
194
partenariats avec les acteurs économiques est une condition de l’efficacité de l’action de leurs
adhérents. Rien d’étonnant à ce que celles-ci en fassent un enjeu central de leur action et qu’elles
l’investissent fortement. Leurs interventions sur cette thématique prennent des formes variées :
la construction de guides pratiques184, l’organisation d’évènements185, de formations, etc.
La question des collaborations entre structures d’insertion et entreprises (les acteurs de
l’IAE emploient souvent les termes « passerelles » ou « ponts vers l’entreprise ») renvoie
cependant à des dispositifs et des pratiques hétérogènes. Elle peut faire référence à des mesures
réglementaires mises en œuvre conjointement par les structures d’insertion et les entreprises
comme le dispositif des périodes d’immersion186 ou des mesures concernant les clauses sociales
dans les marchés publics187. La question des relations entre structures d’insertion et acteurs
économiques renvoie donc à divers enjeux et actions : placement temporaire dans l’entreprise,
placement durable dans l’emploi lors de la sortie de la structure d’insertion, perspective de
développement économique pour les structures de l’IAE dans le cadre des clauses sociales, etc.
Par-delà leur diversité, les dispositifs visant à faire collaborer structures d’insertion et
entreprises bénéficient d’un large consensus auprès des acteurs de l’IAE. En 2007, le Grenelle
de l’insertion188 fut l’occasion pour les membres des fédérations du secteur de réaffirmer leur
184
Par exemple, en 2008 le CNEI publie avec le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) le guide
« Entreprise et insertion. Collaborer et coproduire sur le territoire ». En 2011, les fédérations réunies au sein de
CNAR-IAE (voir partie suivantes) publient un « état des lieux des pratiques » dans les structures d’insertion
consacré aux « partenariats avec les entreprises ». L’année suivante le Groupement aquitain des réseaux de
l’insertion par l’activité économique (GARIE), qui regroupe les antennes régionales des principales fédérations
nationales du secteur, publie le guide « développer les relations entreprise pour favoriser les passerelles emploi ».
185
En juillet 2013, les fédérations de l’IAE en Poitou-Charentes organisent avec les services de l’administration
de l’emploi une journée intitulée « SIAE et entreprises : partenaires pour l’emploi ».
186
Instituées par la loi du 1er décembre 2008 généralisant le Revenu de Solidarité Active (RSA) et réformant les
politiques d’insertion, les périodes d’immersion consistent à mettre un salarié d’une structure d’insertion à
disposition d’un employeur du secteur marchand ou non marchand. Cette mise à disposition temporaire s’effectue
à titre gratuit. L’employeur d’origine (la structure d’insertion) continue de rémunérer le salarié pendant la période
d’immersion alors qu’il ne participe pas à la production. À l’inverse, l’entreprise d’accueil bénéficie
temporairement d’une main d’œuvre gratuite. Voir la circulaire DGEFP n°2009-18 du 29 mai 2009 relative aux
modalités de mise en œuvre des périodes d’immersion en cours de contrats aidés du secteur non marchand ou de
contrats à durée déterminée d’insertion.
187
Les clauses sociales dans les marchés publics désignent un ensemble de mesures réglementaires développées
au début des années 2000 au titre de la lutte contre le chômage et l’exclusion. En fonction des articles du code des
marchés publics, les relations entre structures d’insertion et entreprises prennent différentes formes. L’insertion
peut être une condition d’exécution du marché à la demande du maître d’ouvrage. L’entreprise doit alors réserver
une part de ses heures de travail générées par le marché aux salariés des structures d’insertion. L’insertion peut
également être l’objet d’un marché quand un maître d'ouvrage achète directement des prestations d'insertion
effectuées par une structure de l’IAE.
188
Le Grenelle de l’insertion consiste en un vaste processus de consultation d’une multitude d’acteurs bénéficiaires des politiques d’insertion, fonctionnaires des administrations centrales, représentants d’associations
d’insertion – impliqués dans les politiques d’insertion en vue de les « moderniser ». Les travaux de l’une des trois
195
volonté de « décloisonner le monde de l’insertion »
189
en le « rapprochant » de celui de
l’entreprise. Plusieurs propositions d’actions dégagées dans le cadre du Grenelle portent sur
cette thématique : « favoriser la constitution de passerelles entre les dispositifs d’insertion et les
entreprises » ; « établir un guide de bonnes pratiques » afin « d’aider les entreprises qui
souhaitent s’investir dans l’insertion » ; « multiplier les rencontres » entre entreprises et
structures d’insertion afin de « diminuer (leur) méconnaissance réciproque et (leur) relative
défiance », etc.
L’idée de créer un guide pratique est émise par les deux acteurs qui représentent la
FNARS lors du Grenelle. Il s’agit d’Anne, une permanente salariée du siège fédéral, et Philippe,
un administrateur bénévole spécialisé sur les questions d’emploi et d’insertion. Anne, explique
que l’idée du guide émerge en raison de l’absence de traduction des orientations générales du
Grenelle en mesures concrètes. Lors du Grenelle, les organisations patronales et les syndicats
de salariés se montrent pourtant enthousiastes à l’idée de travailler avec les acteurs de l’IAE.
Toutefois, dès la fin de l’évènement, le « soufflet retombe ». L’absence de mobilisation sur la
thématique des relations entre structure d’insertion et monde de l’entreprise conduit les
membres de la fédération à produire leur propre instrument de professionnalisation.
« Une conclusion du Grenelle c’était de rapprocher l’insertion et l’entreprise.
Pendant le Grenelle, tout le monde disait c’est super, nous les entreprises on a
des choses à faire, les partenaires sociaux… Le soufflet est retombé très vite.
Chacun est reparti chez soi. Et concrètement ça n’a pas abouti sur quelque chose
de précis190. (…) Et du coup, comme rien n’est ressorti du Grenelle, l’idée qu’on
a eu à la FNARS, avec Éric, c’était de travailler sur ce sujet qui était quand même
une des préconisations principales et qui nous semblait répondre à des besoins.
D’où l’idée d’outiller les adhérents et de faire un guide. On a proposé ça au
réseau et on a eu des retours positifs. (…) À l’époque la dernière chose que la
commissions nationales qui élaborent les propositions de réformes portaient sur « la mobilisation des employeurs,
privés, associatifs ou publics, pour favoriser l’emploi des personnes en difficulté ».
189
Les citations de ce paragraphe sont extraites du « rapport général du Grenelle de l’insertion » (Hautcommissaire aux solidarités actives contre la pauvreté, 2008).
190
Ce qui ne fut pas le cas d’autres orientations définies dans le rapport final du Grenelle et qui ont fait l’objet de
mesures législatives, comme la mise en œuvre d’un revenu de solidarité active (RSA) et d’un « plan de
modernisation de l’IAE » dont il est question au chapitre suivant de cette thèse.
196
FNARS avait produite là-dessus, ça datait de 2005191. » (Anne, permanente
salariée à la FNARS, entretien réalisé le 14 novembre 2012.)
Pour ses initiateurs, la création du guide vise à traduire des orientations générales, définies
au niveau national lors du Grenelle de l’insertion, en recommandations opérationnelles. Ainsi,
le guide étudié fournit des pistes d’action, des conseils méthodologiques, afin que les structures
d’insertion adhérentes à la FNARS renforcent leur « savoir-faire » en matière de création de
partenariats.
Le guide se structure en trois parties. La première compile des connaissances générales
sur le marché de l’emploi. Elle dresse également un panorama des types de partenariats
possibles entre structures d’insertion et acteurs économiques, en indiquant comment mobiliser
les dispositifs réglementaires en fonction des besoins de recrutement des entreprises (comment
mettre en œuvre une période d’immersion ou mobiliser les clauses sociales).
Dans un deuxième temps, le guide présente les sept « étapes clés » 192 que les structures
d’insertion doivent suivre pour mettre en œuvre un partenariat. Chaque étape se décline en un
ensemble de recommandations pratiques. La première étape intitulée « analyser les besoins et
les enjeux de l’environnement » permet aux structures d’insertion d’« acquérir une
connaissance fine du marché du travail ainsi que des caractéristiques du tissu économique local
(…) afin d’anticiper les besoins locaux par des actions adaptées ». Elle fournit des conseils
pratiques pour « repérer ses interlocuteurs », « élaborer un diagnostic partagé de ses besoins »,
etc. La seconde étape donne des pistes d’action pour réaliser une analyse du fonctionnement
interne des structures d’insertion, et ainsi mettre en lumière leurs forces et leurs faiblesses.
La dimension opérationnelle du guide repose également sur la valorisation de partenariats
mis en œuvre par des associations d’insertion. La troisième partie du guide détaille dix-sept
partenariats à l’aide d’une batterie d’indicateurs qualitatifs et quantitatifs : description des
acteurs impliqués, modalités et montants de financement de l’action, personnels de la structure
mobilisés, résultats obtenus, perspectives envisagées pour prolonger le partenariat, etc. La mise
191
Il s’agit d’un document d’une trentaine de pages intitulé « l’accompagnement socioprofessionnel vers et dans
l’entreprise » réalisé par Marc, l’un des consultants qui participent au pilotage de la formation ETAIE (voir section
précédente).
192
Sauf indication contraire, les citations qui suivent sont extraites du guide « Partenariats réussis pour l’emploi.
Associations d’insertion et acteurs économiques. Guide pour l’action » (FNARS, 2012).
197
en œuvre et le déroulement de chaque partenariat sont retracés étape par étape (des schémas
présentent les différentes phases de leur évolution). À travers ces « illustrations concrètes », il
s’agit de « faciliter (la) duplication et (l’) essaimage » de « bonnes pratiques » auprès des
structures d’insertion. Les descriptions insistent en effet, sur le caractère transposable des
partenariats afin d’inciter d’autres structures d’insertion à s’approprier les pratiques existantes
et à les mettre en œuvre à leur tour.
Traduction d’objectif généraux en recommandations pratiques et valorisation des pratiques
existantes sont les deux dimensions centrales du contenu des guides pratiques des fédérations
de l’IAE.
B. La construction du guide pratique, un processus de mobilisation sociale
La construction des « guides pratiques » fait l’objet d’un travail collectif réparti entre des
acteurs de la fédération (permanents nationaux, administrateurs bénévoles) et des acteurs
extérieurs (consultants). Cette partie s’intéresse au travail de mobilisation mené par ces acteurs
pour élaborer et diffuser ces instruments de professionnalisation vers les adhérents. Dans le
cadre du guide sur les « partenariats réussis pour l’emploi », ce travail de mobilisation s’est
effectué en deux étapes. La première correspond à la constitution d’un comité de pilotage
(COPIL) par les permanents nationaux de la FNARS. La seconde renvoie au travail de repérage
des partenariats existants et de sollicitation des adhérents.
En juin 2011, Anne, la permanente fédérale à l’initiative du guide, me désigne référent
sur ce dossier. Elle me donne une liste d’une dizaine de personnes à contacter afin de leur
proposer d’être membres du COPIL. Le rôle du COPIL est d’encadrer les consultants chargés
de la rédaction du guide, de repérer et sélectionner les partenariats mis en œuvre par les
structures d’insertion. Deux personnes extérieures à la fédération - un membre de l’Union des
industries et des métiers de la métallurgie (UIMM) et un autre de la Confédération française
démocratique du travail (CFDT) - refusent par manque de disponibilité. Les autres personnes
sollicitées sont des acteurs de la fédération reconnus pour leur expertise sur les questions
d’emploi et d’insertion. La moitié d’entre elles sont des salariés permanents des antennes
régionales. Les permanents nationaux les sollicitent régulièrement pour récolter des
informations sur la mise en œuvre des réformes du secteur au niveau local et alimenter leur
198
activité de plaidoyer. Les permanents régionaux jouent également un rôle central dans les
processus de professionnalisation. Ils informent les adhérents de l’existence des instruments et
les forment à leur utilisation.
Les autres personnes contactées sont des administrateurs bénévoles de la fédération. Eux aussi
font régulièrement l’objet des sollicitations des permanents du siège national, au titre de leur
expérience de dirigeant de structure et de leur connaissance de première main des politiques
locales d’insertion. Cependant, leur responsabilité au sein de la fédération (ils occupent des
mandats de président ou d’administrateur aux niveaux régional et national) et leur activité de
directeurs associatifs leurs laissent peu de disponibilités pour s’impliquer dans les projets
pilotés par le siège de la fédération, comme le guide (voir encadré ci-dessous). Les permanents
du siège national mènent donc un premier travail de mobilisation qui consiste à impliquer les
membres de la fédération (permanents salariés et administrateurs bénévoles) identifiés comme
des personnes ressources sur la thématique traitée par le guide.
Encadré 11 - « Je manque déjà cruellement de temps » : de la difficulté à enrôler les membres
de la fédération dans la conception des outils de professionnalisation
Patrick figure parmi les personnes à contacter pour constituer le COPIL du guide.
L’association qu’il dirige compte une cinquantaine de salariés en insertion et gère plusieurs
centres d’hébergement et chantiers d’insertion. Parallèlement à son emploi de directeur,
Patrick est administrateur d’une antenne régionale de la fédération et membre de la
commission nationale Emploi-IAE. Lorsque je téléphone à Patrick et lui propose d’être
membre du comité de pilotage du guide, celui-ci décline l’offre : il « manque déjà
cruellement de temps ». Il ajoute que les quelques disponibilités que lui laisse son activité de
directeur, il les consacre déjà à la fédération à travers son engagement bénévole. Je tente de
le convaincre en relativisant les coûts qu’impliquerait sa participation au comité de pilotage :
les réunions du COPIL seront peu nombreuses (ce qui limitera ses déplacements au siège de
la fédération à Paris), la charge de travail est peu importante (il s’agit de relire différentes
versions du guide élaborées par le consultant). Il finit par accepter après que j’ai insisté sur
l’intérêt et l’importance du guide pour la fédération, et la « plus-value » de sa présence au
COPIL (ce « serait dommage de se priver de ta connaissance »).
La deuxième étape du travail de mobilisation autour du guide pratique correspond à
l’identification et au repérage de partenariats existants. Les permanents nationaux et régionaux
membres du COPIL informent les adhérents de la démarche entreprise dans le cadre du guide
199
pratique et les incitent à faire part de leurs « bonnes pratiques » en matière de partenariat avec
les entreprises. Ils utilisent pour cela les instruments de communication internes à la fédération :
articles sur le site internet et la newsletter, présentation du projet de guide dans les commissions
de travail nationales et régionales, dans les conseils d’administration, etc. Toutefois, très peu
d’adhérents font remonter spontanément leur expérience en matière de partenariat. Pour
compenser les difficultés du travail de mobilisation via les espaces de communication internes
à la fédération, les membres du COPIL sollicitent directement des adhérents dont ils connaissent
déjà les « bonnes pratiques » (voir encadré ci-dessous).
Encadré 12 - « Ils ne lisent pas nos articles parce qu’ils ont la tête dans le guidon » : la
difficulté à mobiliser les adhérents
Une fois le comité de pilotage constitué, le cabinet de consultant sélectionné, et les adhérents
informés de la démarche, je m’attends à ce que ces derniers soient nombreux à m’envoyer des
« fiches de remontée d’expériences » qui présentent leurs partenariats avec des entreprises. La
FNARS regroupant près de 900 chantiers d’insertion concernés par la thématique du guide, je
prévois une cinquantaine de fiches transmises. Les membres du COPIL n’auront alors plus
qu’à sélectionner une vingtaine des partenariats parmi l’ensemble des fiches reçues. Pourtant,
après plusieurs semaines et plusieurs articles de relance sur le site internet de la fédération,
seules trois fiches ont été envoyées. Je fais part de mon étonnement à quelques collègues
permanents du siège de la fédération puis aux membres du COPIL qui ne paraissent pas
surpris. Pour l’un d’eux, « ce n’est pas étonnant, les adhérents ont le nez dans le guidon. C’est
le moment des dossiers et des dialogues de gestion, ils courent déjà partout pour trouver des
sous ». Un autre indique que « les structures ne savent pas ce que l’on (les permanents de la
FNARS) fait. Les directeurs ne lisent pas les articles, ils ne sont pas au courant des projets ».
Pour un troisième, « il faut toujours relancer sinon personne ne se mobilise ».
Ces propos font écho à une difficulté rencontrée par les permanents des fédérations dans le
travail de mobilisation des adhérents qui contredit l’image que je me faisais des rapports entre
la fédération et ses adhérents. Les adhérents ne s’impliquent pas spontanément dans les
travaux de la fédération, même s’il s’agit, comme dans le cas du guide pratique, de valoriser
leurs pratiques et de les diffuser auprès des autres structures. Finalement, pour récolter
suffisamment de « bonnes pratiques », les permanents régionaux du COPIL sollicitent
directement des adhérents de leur territoire.
200
La fabrication des guides pratiques repose donc sur un travail de mobilisation de la
fédération sur elle-même : mobilisation des permanents régionaux et des administrateurs par
les permanents nationaux qui pilotent le projet, puis, dans un second temps, mobilisation des
adhérents. Au cours de leurs cinq rencontres, les membres du COPIL échangent des
informations, élaborent des visions communes de l’insertion, des entreprises, débattent et
enrichissent les positions de la fédération, etc. Ces acteurs favorisent la circulation de
différentes formes d’expertise entre les membres de la fédération (permanents, administrateurs
et adhérents) : savoirs d’action et d’expériences issus des témoignages de dirigeants
d’associations
adhérentes
(les
« bonnes
pratiques »),
connaissances
juridiques
et
réglementaires, etc. Les effets de ce travail de mobilisation dépassent ainsi le strict cadre du
guide. Au-delà de la diffusion d’informations, celui-ci contribue à faire exister la fédération en
tant qu’acteur collectif en participant à la construction d’une culture et d’une identité
professionnelle communes à ses membres.
La dynamique de professionnalisation enclenchée autour du guide pratique relève de la
démarche de « projet » qui « consiste à mettre systématiquement en rapport, à faire dialoguer
un état existant (…), d’une part, et les objectifs de l’action publique d’autre part » (Pinson, 2005
: 202). La construction du guide consiste bien à faire dialoguer les « bonnes pratiques »
existantes dans les structures d’insertion avec les orientations générales de la politique d’IAE
définies à l’échelon national. Ces « bonnes pratiques » servent d’illustration aux
recommandations opérationnelles (explicitées dans la deuxième partie du guide), qui serventelles-mêmes d’appui à la mise en œuvre des objectifs assignés à l’IAE.
La construction du guide montre également la « tension fondamentale entre
indétermination et volontarisme » (idem : 203) qui caractérise la démarche de projet. Le
volontarisme renvoie aux collaborations évoquées précédemment entre les différents acteurs.
L’indétermination est liée aux obstacles rencontrés par les permanents des fédérations pour
impliquer les adhérents dans la construction des instruments et pour les inciter à les utiliser. Les
propos rapportés dans l’encadré de la page précédente montrent bien le caractère indéterminé
de ce travail de mobilisation sans cesse renouvelé par des permanents fédéraux qui doivent
composer avec des adhérents peu informés des activités de la fédération, peu disponibles et, de
ce fait, peu enclins à s’engager dans ces démarches.
201
Dans les entretiens ou les conversations informelles, les permanents des différentes
fédérations de l’IAE reviennent souvent sur leurs difficultés à former un groupe de travail, à
récolter des « bonnes pratiques » sur une thématique donnée, ou à recueillir des informations
sur la mise en œuvre d’une réforme. Ils expliquent ce manque de participation tantôt par les
contraintes économiques et administratives qui s’imposent aux adhérents -« sous-financés »,
« dans le jus » ou « la tête dans le guidon » les dirigeants associatifs n’ont pas de temps à
consacrer à d’autres activités que celles liées à la gestion (ou la survie) économique quotidienne
de leur structure -, tantôt par leur attitude de « consommateurs » prompts à « profiter » des
services offerts par leur fédération mais peu soucieux de participer à leur conception.
Conclusion de la section
À travers l’étude du pilotage d’un dispositif de formation professionnelle, de la diffusion
d’un logiciel de gestion budgétaire et de la construction d’un guide pratique, les première et
deuxième sections de ce chapitre mettent en lumière les particularités et les tensions des
processus de professionnalisation conduits par les fédérations associatives de l’espace de l’IAE.
-
La dimension gestionnaire des dispositifs de professionnalisation
-
La superposition d’instruments semblables qui placent les fédérations dans une relation
de concurrence (la formation ETAIE pilotée par le FNARS et le certificat de
qualification professionnel mis en place par Chantier école)
-
Le caractère incertain et précaire des processus de professionnalisation qui résulte de
plusieurs facteurs : les difficultés à mobiliser les adhérents pour qu’ils s’impliquent dans
la construction et l’usage des instruments (le guide pratique) ; l’arrêt des financements
de l’État qui contraint les fédérations à renoncer à un instrument (le logiciel REGES).
202
IV.
Quand l’État manœuvre : retour sur une démarche de
« mutualisation » des actions de professionnalisation et sur les
résistances associatives
Cette partie s’intéresse aux actions de professionnalisation initiées et pilotées à distance
par l’État via des organisations satellites, et à leurs conséquences sur les fédérations
associatives. Elle montre que cette politique étatique de professionnalisation entraine la
mobilisation de stratégies ambiguës par les fédérations qui s’y impliquent tout en les
contournant.
A. L’Agence de valorisation des initiatives socio-économique (AVISE), le
« bras armé » de l’État en matière de professionnalisation du secteur de
l’IAE
L’AVISE est une structure sous statut associatif créée en 2002 à l’initiative de la CDC et
plus particulièrement de son directeur des Partenariats en charge de l’économie sociale, Hugues
Sibille193. L’AVISE se présente comme une « agence d’ingénierie et de services (qui) a pour
finalité d'accroître le nombre et la performance des structures de l’Economie sociale et solidaire
(ESS) » 194.
L’AVISE intervient de plusieurs manières dans l’espace de l’IAE. Elle apporte un appui
technique à la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP,
l’administration centrale du ministère de l’emploi) et au Conseil national de l’IAE (CNIAE)
qui lui confient la réalisation d’études et l’organisation d’évènements consacrés à l’IAE195.
L’AVISE est également chargée de piloter le versant technique des réformes du secteur pour le
193
Né en 1951, Hugues Sibille est une figure centrale du monde de l’économie sociale et solidaire en France.
Diplômé de Sciences-Po Paris, il se dit issu du catholicisme social et appartient au PSU de Michel Rocard pour
lequel il ne cache pas son admiration. Délégué interministériel à l’économie sociale sous le gouvernement Jospin,
il est directeur de l'Economie Sociale à la Caisse des dépôts entre 2001 et 2006. Il devient président de l’AVISE à
sa création.
194
Citation extraite du site internet de l’agence : http://www.avise.org/annuaire-des-acteurs/avise.
195
En 2011, l’agence réalise pour le compte de la DGEFP une enquête nationale par questionnaire auprès des
structures d’insertion sur le thème de la formation des salariés en insertion.
203
compte de la DGEFP et du CNIAE. L’agence assure également la production et la gestion de
dispositifs en direction des structures d’insertion196.
Dans son travail de thèse, S. Cottin-Marx (2016) compare l’AVISE à une instance
d’exécution des politiques initiées par l’État. L’auteur s’appuie sur les témoignages de
fonctionnaires de la DGEFP. L’un d’eux qui indique que l’AVISE leur permet de se « ménager
de la souplesse », de « faire circuler les directives, les consignes, les objectifs (…) en évit(ant)
les lourdeurs du fonctionnement bureaucratique » de leur propre administration. Ainsi, la
délégation de l’action publique à des associations comme l’AVISE n’est pas le symptôme d’un
affaiblissement du pouvoir de l’État, mais, au contraire, un moyen à sa disposition pour
renforcer son contrôle sur le secteur associatif en renouvelant ses modalités d’intervention.
Dans cette perspective, la création de l’AVISE est symptomatique du renouvellement des
formes d’intervention de l’État social. L’« agencification » des activités visant à
professionnaliser le secteur associatif « illustre d’abord une reprise en main par l’administration
d’activités jusqu’alors déléguées à des acteurs privés » (Benamouzig & Besançon, 2007 : 17).
Cette conception du rôle de l’AVISE est partagée par les acteurs associatifs rencontrés
lors de l’enquête de terrain. Les permanents des fédérations tiennent à se distinguer de l’agence
insistant sur sa proximité avec l’État. Les expressions de « bras droit » ou de « bras armé de la
DGEFP » reviennent régulièrement pour qualifier l’agence. Cette dernière est considérée
comme un satellite de l’administration de l’Emploi qui ne dispose pas des marges de manœuvre
ni des capacités d’initiatives des fédérations en matière de production d’instruments de
professionnalisation197. Un ancien salarié de l’AVISE qui poursuit sa carrière comme directeur
général d’une fédération de structures d’insertion met l’accent sur l’ambivalence du rôle de
196
Elle élabore et diffuse via son site internet des guides pratiques visant à faciliter leur accès aux financements
européens ou aux clauses sociales. L’agence gère depuis 2003 le dispositif Transfert de savoir-faire (TSF), un
« dispositif de professionnalisation de pair à pair » (citation extraite du site de l’AVISE) qui s’adresse à des
porteurs de projet ou des dirigeants de structures d’insertion afin de leur faire bénéficier de l’expérience et des
compétences d’autres dirigeants sur des thématiques variées (stratégie financière, communication et marketing,
gestion des ressources humaines, etc.). Elle anime le site www.socialement-responsable.org, dont l’objectif est de
faciliter l’accès des structures d’insertion par l’activité économique (SIAE) à la commande publique. Le site
s’adresse aux acheteurs publics qui souhaitent intégrer une clause sociale dans leurs appels d’offre et met à leur
disposition un annuaire des structures d’insertion.
197
Toutefois, les missions et les moyens que lui confie l’État font de l’agence une instance avec laquelle les
fédérations sont contraintes de travailler. Ainsi, entre 2009 et 2011, l’agence est missionnée par la DGEFP et le
CNIAE pour coordonner les travaux relatifs à la réforme des modalités de financement des structures d’insertion.
Les fédérations participent activement à ces travaux. Elles construisent avec l’agence un outil budgétaire et
l’expérimentent auprès de structures d’insertion. À partir des résultats de cette expérimentation, l’AVISE transmet
des préconisations à la DGEFP pour réformer les modes de financement des structures d’insertion.
204
l’agence puisque celle-ci doit répondre à des « injonctions contradictoires » 198 : d’un côté les
commandes de ses bailleurs publics, de l’autre les revendications des acteurs associatifs et de
leurs représentants. Au final, dans cette « exercice d’équilibriste », l’agence finit par « obéi(r) à
la commande » et « déroule(r) ce que veut faire l’État », sans avoir les moyens de discuter du
contenu des actions qu’elle met en œuvre, ou à la marge (« tu essayes de dire que tu discutes
avec la DGEFP, mais au fond, tu ne changes pas beaucoup plus que la virgule »).
Pour les enquêtés, le lien de subordination de l’agence envers l’État est d’autant plus
problématique que celle-ci contribue à affaiblir le rôle des fédérations associatives. Les
missions de production d’expertise et d’animation de dispositifs de professionnalisation en
direction des structures d’insertion amènent l’agence à empiéter sur le territoire d’intervention
des fédérations associatives. La concurrence livrée par l’agence aux fédérations associatives est
bien restituée par Joseph qui est chargé de mission Emploi-IAE à la FNARS au moment de la
création de l’AVISE. En entretien, il regrette la création de l’agence par l’État mais la
comprend. Selon lui, elle répond à l’objectif de l’État d’intervenir auprès des structures
d’insertion en contournant les fédérations associatives :
« L’éparpillement des réseaux affaiblit le poids des associations et les pouvoirs
publics le savent très bien. (…) C’est évident. Donc qu’est ce qui se passe du
côté des pouvoirs publics… Plutôt que d’avoir sept réseaux en face d’eux ils ont
créé l’AVISE. Ce que fait l’AVISE cela devrait être les réseaux associatifs qui
le font. Mais pour les pouvoirs publics c’était beaucoup plus simple de créer
l’AVISE, plutôt que de s’emmerder avec des réseaux qui n’étaient pas capables
de s’entendre pour savoir comment gérer le truc. Pour moi c’est évident du côté
des pouvoirs publics se dire, déjà bon sept réseaux… ils sont professionnels
mais, moyen, nous on va mettre du fric, embaucher et créer une société
d’ingénierie pour développer l’AVISE et puis basta. (…) Donc ils ont créé
l’AVISE à côté qui est concurrentiel avec les réseaux. En créant l’AVISE ils ont
affaibli les têtes de réseau associatives. Et en faisant cela, Hugues Sibille, que
j’ai bien connu et qui est pourtant pro-associatif, il a cassé les réseaux associatifs.
En même temps, je suis en train de défendre les réseaux de l’IAE, COORACE,
FNARS, CNEI, Chantier école, qui sont des réseaux corpo, qui font leurs petits
198
Entretien réalisé le 1er octobre 2012.
205
trucs dans leur coin, leurs petites formations et tout… alors que l’État défend
peut-être l’intérêt général. Il faut qu’ils acceptent de jouer le jeu, qu’ils soient
majeurs, qu’ils prennent leurs responsabilités. Et ça veut mettre fin aux divisions
épouvantables. » (Joseph, chargé de mission à la FNARS, entretien réalisé le 24
octobre 2012.)
Pour Joseph, la stratégie de contournement des fédérations associatives par l’État
s’explique par la conduite corporatiste des fédérations associatives. Marquées par leurs
divisions et leurs rivalités, préoccupées par le déploiement de leurs propres instruments en
direction de leurs seuls adhérents, celles-ci ne cherchent pas à développer collectivement une
offre cohérente de service en matière de professionnalisation. Finalement, l’État choisit
d’apporter un soutien massif à l’AVISE pour professionnaliser le secteur. En faisant cela, il
affaiblit les fédérations associatives. La concurrence livrée par l’AVISE aux fédérations est
d’autant plus forte que l’agence dispose de moyens importants pour déployer ses actions.
Comme l’indique notre enquêté, « l’État va mettre du fric » pour créer une « véritable société
d’ingénierie » qui répond à ses exigences en matière d’expertise technique.
B. Le DLA, une politique publique d’accompagnement qui se superpose aux
actions de professionnalisation des fédérations associatives
La mise en place de l’AVISE n’est pas la seule action de l’État qui vient concurrencer les
fédérations associatives. En 2002, la DGEFP et la CDC créent le dispositif local
d’accompagnement (DLA)199. À l’instar de l’AVISE, la politique publique d’accompagnement
des associations employeuses (parmi lesquelles figurent les structures d’insertion par
l’économique) incarnée par les DLA illustre bien la prise en main par l’État d’activités qui
étaient jusqu’alors exclusivement réalisées par les fédérations associatives.
Dans la thèse qu’il consacre au DLA, S. Cottin-Marx indique que cette politique publique « n'est pas née du
monde associatif ni de sa tutelle ministérielle traditionnelle (mais qu’elle) prend sa source dans les politiques de
l'emploi ». L’objectif initial assigné à cette politique est de pérenniser les emplois créés dans le cadre du
programme « nouveaux services-emplois jeunes ». Ainsi, « l'objectif ayant mené à la création du DLA est
d’adapter des associations au retrait de l’État, aux mutations de leur environnement. Nous sommes face à un État
qui d’une part se désengage des contrats aidés, mais s’engage par ailleurs par le biais d’un accompagnement de
l’activité des associations afin de les adapter à leur nouvel environnement » (Cottin-Marx, 2016 : 72).
199
206
L'objectif du DLA est d'accompagner les associations « pour diversifier leurs ressources
financières, procéder à des rapprochements, professionnaliser encore davantage leurs
ressources humaines » 200. Concrètement, le dispositif consiste à offrir aux associations des
prestations de conseil. Initiée par l’État, la mise en œuvre de cette politique est confiée à des
associations, au sein desquelles les chargés de mission DLA apportent un premier diagnostic et
conseil aux associations employeuses. Lorsqu’ils jugent que la situation le nécessite, ces
chargés de mission mettent en lien la structure avec un cabinet de conseil qui réalise une
prestation d'accompagnement. Comme le note S. Cottin-Marx, « la politique (le DLA) est ainsi
déléguée en cascade à deux niveaux privés : l’organisme associatif de niveau départemental
puis les consultants » (Cottin-Marx, 2016 : 74). Néanmoins, l’État et la CDC continuent
d’exercer un contrôle resserré sur le pilotage et le suivi du dispositif, notamment par
l’intermédiaire de l’AVISE à qui ils confient l’animation et l’évaluation nationale de cette
politique.
À partir de 2002, il existe dans chaque département des structures associatives201 chargées
de mettre en œuvre la politique publique de professionnalisation pilotée par l’État en direction
des associations employeuses, et parmi elles, les structures d’insertion par l’économique.
Chaque année, environ 25 millions d'euros sont fléchés par l’État, la CDC et les collectivités
locales sur le DLA. En 2010, la politique du DLA auprès des seules structures d’insertion par
l’économique a mobilisé un montant total de 2 962 712,04 euros202, soit davantage que le budget
annuel dont dispose le siège de la FNARS pour mener l’ensemble de ses actions.
L’administration de l’emploi et la CDC consacrent au DLA des moyens bien supérieurs aux
financements qu’elles versent aux fédérations associatives afin qu’elles professionnalisent leurs
adhérents.
Dès lors, rien d’étonnant si le nombre de structures ayant bénéficié de la politique de
professionnalisation pilotée par l’État est nettement supérieur à celui des structures
accompagnées par les fédérations associatives. En 2010, 841 accompagnements DLA (d’une
moyenne de quatre jours) ont été réalisés auprès de 1 044 structures d’IAE203. Plus d’un tiers
200
AVISE, « Bilan de l'activité du DLA en 2012 », Édition juin 2013, cité par S. Cottin-Marx (2016 : 48).
En 2014, la gestion du DLA est confiée à 105 structures associatives : 36 % d’entre elles appartiennent au
réseau France Active, 14 % au réseau des Boutiques de Gestion et 11 % à la Ligue de l’enseignement (CottinMarx, 2016)
202
Les données qui suivent sont extraites du document intitulé « Bilan du DLA dans le secteur de l’IAE en 2010 »
publié en septembre 2011.
203
Le différentiel entre ces deux chiffres s’explique par l’existence d’accompagnements collectifs, réalisés
simultanément auprès de plusieurs structures.
201
207
de ces structures sont des ateliers et chantiers d’insertion, plus de 20 % sont des associations
intermédiaires et 10 % sont des entreprises d’insertion204. 42 % des accompagnements
concernent l’appui au projet et la stratégie de consolidation de l’activité des structures. La
gestion des ressources humaines et de l’organisation interne représente 20 % du total des
accompagnements, tout comme les aspects économiques et financiers. Environ un
accompagnement sur dix concerne la communication ou la consolidation de la démarche
commerciale des structures.
Sur une même thématique, la différence d’envergure entre la professionnalisation
gouvernée par l’État à travers le DLA et celle pilotée par les fédérations associatives est
flagrante. Ainsi, alors qu’en 2010 le DLA accompagnait 145 structures à la gestion économique
et financière, la FNARS formaient seulement 12 de ses adhérents au logiciel de gestion
REGES205. Un dernier point important tient au fait que près de la moitié des associations
d’insertion accompagnées par le DLA n’adhèrent à aucune fédération. La politique de l’État se
déploie donc auprès de structures qui ne bénéficient pas des dispositifs de professionnalisation
des fédérations.
La professionnalisation « par le haut » des structure d’insertion s’accomplit donc par
l’intermédiaire de deux démarches distinctes, superposées et concurrentielles. La première
correspond aux dispositifs de professionnalisation déployés de manière autonome par chaque
fédération associative en direction de ses adhérents. La seconde fait référence à la politique de
professionnalisation initiée puis pilotée à distance par l’État. Cette politique de
professionnalisation est déléguée en cascade à des prestataires privés : d’un côté l’AVISE qui
produit et diffuse ses propres instruments de professionnalisation, de l’autre les associations
DLA et les cabinets de conseil qui accompagnent les structures d’insertion. La participation des
fédérations à cette politique est marginale. En 2010, leurs permanents réalisent seulement 6 %
du nombre total d’accompagnements DLA auprès des structures d’insertion par l’économique.
Les fédérations prennent toutefois part aux démarches de professionnalisation pilotées
par l’administration en s’impliquant dans les activités du Centre national d’appui et de
204
Près de 30 % des accompagnements ont été réalisés auprès de structures dont le mode de conventionnement
n’est pas connu.
205
Pendant les cinq années d’existence du logiciel REGES, la FNARS a formé une centaine de ses adhérents à son
utilisation.
208
ressources sur l’IAE (CNAR-IAE). La partie suivante analyse les problèmes soulevés par leur
participation à cette instance technique créée à la demande de la DGEFP et de la CDC.
C. Instance technique, enjeux politiques : quand l’administration tente de
faire coopérer les fédérations associatives
À partir de 2008, la CDC et la DGEFP tentent d’impliquer les fédérations de l’IAE dans
la conduite de leur politique de professionnalisation. Les deux administrations créent le CNARIAE206, une instance composée uniquement de représentants associatifs. Sa mission se scinde
en deux volets. Le premier consiste à soutenir la politique de professionnalisation conduite par
l’État. Le CNAR-IAE apporte ainsi un appui technique aux acteurs qui mettent en œuvre le
DLA au niveau local : réponse aux questions des chargés de mission DLA qui interviennent
auprès des structures d’insertion et mise à disposition de ressources documentaires (guides
divers, études de faisabilité, veille juridiques liées au secteur de l’IAE, etc.)207. Le CNAR-IAE
a également pour finalité de renforcer les collaborations entre fédérations associatives. La CDC
et de la DGEFP souhaitent que les fédérations développent collectivement de nouveaux
instruments et qu’elles mettent en commun et diffusent à leurs adhérents certains instruments
existants208.
Cette partie revient sur la conduite des fédérations dans la mise en œuvre du CNAR-IAE. Dans
un premier temps, elle montre que ces acteurs associatifs ont mis en place des stratégies
consistant à concilier des objectifs contradictoires : d’une part à préserver leur espace et leurs
moyens d’intervention auprès de leurs adhérents, et d’autre part à s’impliquer dans la politique
de mutualisation et de coopération interfédérale impulsée par l’État. Dans un deuxième temps,
cette partie montre que les fédérations se sont finalement dessaisies du pilotage du CNAR-IAE
au profit de l’AVISE. Cette mise en retrait s’explique par les rivalités entre les fédérations. Elle
206
Huit fédérations associatives siègent au sein de cette instance : Chantier école, COORACE, FNARS, Le Réseau
Cocagne, Tissons la Solidarité, le CNEI et le CNLRQ.
207
Au niveau national, la politique du DLA se structure en six Centre Nationaux de Ressources (CNAR) qui ont
une mission d’appui sectoriel aux DLA territoriaux. Ces instances portent sur la culture, l’environnement, le sport,
le social/médico-social/santé, (IAE). Le sixième CNAR apporte un appui transversal sur le domaine du
financement des associations.
208
Un contrat d’association définit les engagements des fédérations et les principes de fonctionnement du CNARIAE. Celui-ci repose sur « un principe général de coopération et d’ouverture » qui constitue « une composante
majeure du CNAR-IAE » dont les missions sont définies collégialement par l’ensemble des fédérations, puis
validées par les bailleurs publics.
209
a pour effet de renforcer la place de l’État au sein du CNAR-IAE et d’affaiblir davantage le
poids des fédérations dans les processus de professionnalisation des structures d’insertion.
La logique administrative de mutualisation qui préside à la mise en place du CNAR-IAE
est perçue dès la création de l’instance comme une menace par les permanents des fédérations.
En entretien, un Benoît, salarié de Chantier école affirme que le CNAR-IAE est un « machin »
créé par l’État qui poursuit sa « logique gestionnaire ». Il s’agit de n’« avoir plus qu’une seule
tête », de substituer aux nombreuses fédérations un interlocuteur unique, pour mieux « gérer le
secteur »209. De même, cette défiance à l’endroit de la CNAR-IAE s’est exprimée avec
constance par les enquêtés au cours de l’enquête de terrain. Par exemple, lors d’une réunion
interfédérale, un permanent indique que les acteurs des fédérations « ne doivent pas être dupes »
de la démarche initiée par l’État. Les enquêtés présents s’inquiètent d’une possible diminution
des financements de la DGEFP qui préfèrerait suivre sa « logique gestionnaire » et abonder le
CNAR-IAE.
Cette défiance vis-à-vis de la politique de mutualisation imposée par l’État à travers le
CNAR-IAE engendre la mise en place de stratégies fédérales ambiguës. En apparence, les
fédérations jouent le jeu de la mutualisation imposé par l’État en s’impliquant dans les travaux
du CNAR-IAE. Leurs chargés de mission participent aux réunions et construisent
collectivement des formations qui s’adressent à l’ensemble des structures d’insertion par
l’économique. Mais l’implication des fédérations dans le CNAR-IAE reste superficielle. En
effet, afin de préserver leur périmètre et leurs moyens d’action, les fédérations ne relaient pas
les informations sur les formations du CNAR-IAE à leurs adhérents, ce qui limite l’efficacité
de cette instance de mutualisation.
Ces stratégies fédérales ambiguës constituent donc une tentative pour concilier des
injonctions contradictoires : d’un côté répondre à la démarche de mutualisation initiée par
l’État, de l’autre sauvegarder les capacités d’intervention en direction de leurs adhérents. Dans
l’extrait d’entretien ci-dessous, la chargée de mission du CNAR-IAE revient sur les causes et
les conséquences de ces stratégies fédérales.
209
Benoît, dirigeant de structures d’insertion puis salarié de Chantier école, entretien réalisé le 6 novembre 2012.
210
« C’est censée être une instance de mutualisation et tu te rends compte que cela
n’a pas été décidé par les réseaux de l’IAE mais par l’État qui y voyait un intérêt,
parce qu’il ne s’y retrouvait pas avec la multitude de réseaux qui faisaient tous
leurs trucs dans leur coin, et qui voulaient tous des subventions pour faire leurs
formations. Mais pour les réseaux, trop mutualiser c’est arrêter d’exister et
d’avoir un intérêt pour leurs adhérents. Tout ce qui est professionnalisation, tu
leur enlèves. C’était des intérêts contradictoires entre les réseaux qui veulent
renvoyer une bonne image et répondre aux attentes de leurs financeurs publics
et de l’autre côté qui veulent continuer à avoir le même nombre de salariés au
niveau national, pour peser quoi. Et donc si la formation est faite en commun ça
veut dire qu’ils n’ont pas chacun leur centre de formation mais il n’y en a qu’un
au final. Et ça ils essayaient tous de louvoyer pour répondre aux deux enjeux
mais ce n’était pas possible au bout d’un moment. (…) Tout le monde se fait
plus ou moins la gueule dans les réunions ou essaye de tirer la couverture à soi.
(…) Certains réseaux voulaient bien participer à tout ce qui était ingénierie de
formation, mais une fois que c’était fini ils se désolidarisaient, ils n’envoyaient
personne (en formation) et certains créaient la même formation pour leurs
propres réseaux. (…) En fait ils venaient aux réunions pour créer des outils
communs et au final ils disaient non on ne veut pas que le CNAR finance, et tu
te rendais compte qu’ils faisaient la même chose, ils choppaient un peu de
réflexion. » (Eva, chargée de mission CNAR-IAE, entretien réalisé le 23 avril
2015.)
L’extrait d’entretien met en lumière les « intérêts contradictoires » avec lesquels les
fédérations associatives doivent composer face aux injonctions de l’État à la mutualisation.
D’un côté, elles ont intérêt à « répondre aux attentes de leurs financeurs » publics qui souhaitent
introduire de la cohérence dans les activités de professionnalisation en mettant fin aux
« doublons », c’est-à-dire à la coexistence d’instruments similaires pilotés simultanément par
différentes fédérations, et en renforçant l’accès aux dispositifs de professionnalisation pour les
structures d’insertion qui n’adhèrent à aucune fédération. Mais d’un autre côté, la logique de
coopération et de mutualisation impulsée par le CNAR-IAE met en péril l’existence même des
fédérations : « trop mutualiser c’est arrêter d’exister et d’avoir un intérêt pour leurs adhérents ».
La mise en commun d’instruments de professionnalisation existants (ou la création
d’instruments communs) et leur diffusion vers l’ensemble des structures d’insertion (et non plus
211
aux seuls adhérents) met donc en question le territoire d’intervention des fédérations. Celles-ci
risquent de voir diminuer leurs ressources, leurs effectifs et donc leur capacité à produire leur
propre expertise. In fine, la logique de travail collectif autour des instruments de
professionnalisation initiée par l’État met donc en péril leur rôle d’intermédiaire.
La gestion de ces « intérêts contradictoires » a pour effet de limiter l’efficacité des actions
menées dans le cadre du CNAR-IAE. Pour la chargée de mission qui coordonne les travaux du
CNAR-IAE certaines fédérations se sont « désolidarisées » de la démarche de mutualisation
pour privilégier leurs propres instruments de professionnalisation. Ces fédérations ne relaient
pas les informations sur les formations du CNAR-IAE afin que leurs adhérents continuent
d’utiliser leurs propres formations. Dans ce cas précis, la stratégie des fédérations consiste donc
à taire volontairement l’existence des dispositifs de professionnalisation élaborés
collectivement afin que ces derniers ne livrent pas concurrence aux dispositifs qu’elles
élaborent en leur nom propre. En privilégiant leurs propres instruments de professionnalisation,
ces fédérations ont contribué à limiter le nombre d’inscrits dans les formations du CNAR-IAE
et, in fine, à limiter l’efficacité la démarche de professionnalisation impulsée par l’État.
La chargée de mission évoque également la stratégie de certaines fédérations qui prennent
part au travail d’ingénierie de formation dans le cadre du CNAR-IAE, puis qui mobilisent ce
travail collectif pour construire leur propre formation et l’inscrire dans l’offre de service
qu’elles proposent à leurs adhérents. Dans ce cas, la stratégie consiste à détourner les activités
accomplies dans le cadre interfédéral du CNAR-IAE pour satisfaire des fins individuelles
(proposer des formations pour le compte de sa propre fédération).
À ces stratégies ambiguës d’implication dans la politique de mutualisation impulsées par
l’État, se superpose un conflit entre fédérations associatives pour le contrôle du CNAR-IAE.
En 2008, l’État demande aux fédérations que l’une d’elles soit l’opérateur délégué de l’instance.
L’opérateur délégué représente les autres fédérations auprès des administrations qui financent
le CNAR-IAE, notamment lors des réunions annuelles de programmation et de bilan des
actions. Il perçoit la subvention annuelle de l’État (260 000 euros) qui finance les activités de
l’instance et recrute également le(a) chargé(e) de mission et l’assistant(e) qui coordonnent ces
activités. Pendant deux ans la question de la désignation de l’opérateur délégué n’engendre pas
de conflits entre les fédérations. En 2011, la reconduction, pour la troisième année consécutive,
de la même fédération comme opérateur délégué entraine l’opposition d’une autre fédération.
Lors d’un entretien, un dirigeant de cette fédération met en avant le « bilan très mitigé du
212
CNAR-IAE » après trois ans d’existence et le « manque de clarté » concernant sa
« gouvernance ». Il précise son propos en accusant la fédération désignée comme opérateur
délégué de ne pas relayer les demandes des autres fédérations concernant le programme
d’action du CNAR-IAE auprès de l’État. Autrement dit, cet enquêté juge que l’opérateur
délégué ne représente pas les autres fédérations impliquées dans le CNAR-IAE de manière
suffisamment efficace pour éviter l’instrumentalisation de celui-ci par les financeurs publics. Il
souhaite donc l’instauration d’un « pilotage collégial » du CNAR-IAE (c’est-à-dire la
désignation de plusieurs opérateurs) afin de mieux défendre les propositions d’action et les
bilans des fédérations associatives. D’autres fédérations partagent ce constat et soutiennent cette
démarche.
Les mois suivants, les relations entre les dirigeants de la fédération désignée comme
opérateur délégué et ceux des autres fédérations se crispent. Les premiers se sentent « remis en
cause ». Ils décident de se désengager du CNAR-IAE et donc de la démarche de mutualisation
initiée par l’État dès la fin 2011 :
« On se porte volontaire pour animer un truc qui nous apporte plus d’emmerdes
qu’autre chose, qui nous apporte un surcroît de travail, même si on est payé pour
le faire, mais Eva (la chargée de mission CNAR-IAE) il a bien fallu la recruter,
lui présenter le poste, ça c’est le Comité national de liaison des régies de quartier
(CNLRQ) qui l’a fait (…). Le CNAR nous a mobilisé du temps de travail, on
s’est investi alors qu’on aurait pu faire autre chose. Et au final on est remis en
question. X a envoyé une lettre pour contester le fait que ce soit nous qui
portions. Sachant qu’on avait redemandé un mois avant si les autres réseaux
étaient toujours d’accord : « c’est nous qui portons, on va recruter un nouveau
salarié c’est toujours bon ? ». Et personne ne s’était opposé. Alors on a dit si
c’est comme ça, on porte jusqu’à la fin de l’année (2011) puisqu’on s’est engagé
auprès de nos partenaires de l’État, mais on ne fait pas plus, faut pas nous prendre
pour des cons. » (Karim, salarié du CNLRQ, entretien réalisé le 20 décembre
2012.)
213
À partir de mi-2011, la question du renouvellement de l’opérateur délégué du CNARIAE est à l’ordre du jour des réunions organisées entre les dirigeants des fédérations. Aucun
d’eux ne se porte candidat. Lors d’une de ces réunions210, un dirigeant fédéral me dit en aparté
que le rôle d’opérateur délégué est un « cadeau empoisonné » puisqu’il implique de composer
avec les attentes, parfois contradictoires, des bailleurs publics d’une part, et des fédérations
associatives de l’autre. Il implique également une charge de travail relativement importante
(gestion des deux salariées dédiées à l’instance, réunions régulières avec les bailleurs publics,
etc.).
Les fonctionnaires de la DGEFP observent avec mécontentement ces controverses entre
fédérations. En novembre 2011, lors d’une réunion en partie consacrée à la question du CNARIAE211, une fonctionnaire de la DGEFP renvoie les fédérations « à leur responsabilité » en
indiquant que son administration attend une « véritable coopération » interfédérale afin que soit
mis en place un « pilotage clair et efficient du CNAR-IAE ». Elle précise également que
l’administration souhaite que soit mise en évidence la « plus-value » du CNAR-IAE par rapport
« aux actions que la DGEFP finance à chacun des réseaux ». Elle demande à ce que chaque
fédération fournisse à la DGEFP son programme d’action afin de s’assurer de l’absence de
« doublons ». Les représentants des fédérations répondent qu’« il n’y a pas redondance entre
(leurs) actions et celles du CNAR ». Ils proposent à la DGEFP que l’AVISE devienne
l’organisme porteur du CNAR-IAE. La fonctionnaire de la DGEFP accepte la proposition.
Toutefois, elle ajoute qu’il s’agit « de la dernière tentative pour le CNAR-IAE (…) si ça ne
marche pas c’est fini », la DGEFP mettra un terme à ses financements. L’administration impose
aux fédérations un contrôle resserré avec un bilan des actions mené dans le cadre du CNAR
tous les trois mois (au lieu d’un an auparavant).
La décision unanime des fédérations de confier le portage du CNAR-IAE à l’AVISE
semble paradoxale. En effet, comme on l’a indiqué précédemment, l’AVISE fait régulièrement
l’objet des critiques des permanents qui insistent sur son manque d’indépendance par rapport à
la DGEFP. Or, la désignation de l’agence comme opérateur délégué risque de renforcer
l’emprise de l’administration, alors même que les fédérations se plaignent de leur faible marge
de manœuvre dans l’élaboration du programme d’action du CNAR-IAE. Toutefois, celles-ci
210
Notes ethnographiques recueillies lors de la réunion du 9 septembre 2011.
La réunion a eu lieu le 23 novembre 2011 dans les locaux de la DGEFP et a fait l’objet d’une observation
ethnographique de l’auteur.
211
214
sollicitent l’AVISE, parce qu’elle est extérieure aux conflits entre fédérations. De ce point de
vue, le choix de l’AVISE par ses dernières vise à donner des gages à la DGEFP en lui assurant
que les controverses sur le portage du CNAR-IAE ne se reproduiront pas.
L’étude des conflits autour du CNAR-IAE montre que cette instance technique soulève
des enjeux politiques liés au rapport de pouvoir entre fédérations associatives. Celles-ci n’ont
d’autres alternatives que de jouer le jeu de la coopération et de la mutualisation imposée par
l’État. Elles n’ont en effet pas les moyens de s’opposer à la mise place de l’instance par la
DGEFP car cette dernière finance par ailleurs une bonne partie de leurs activités. Elles
s’engagent donc dans les activités de l’instance. Mais certaines fédérations critiquent son
instrumentalisation par l’administration et mettent en place des stratégies de détournement
consistant à mobiliser les travaux réalisés collectivement au sein du CNAR-IAE à des fins
individuelles.
D’un autre côté, les enjeux de pouvoirs et les conflits entre les fédérations amènent celles-ci à
se dessaisir du portage du CNAR-IAE pour le confier à l’AVISE qui mène déjà des actions de
professionnalisation concurrentes. La désignation de l’AVISE à la tête du CNAR-IAE renforce
le rôle de l’agence dans la politique de professionnalisation des structures d’insertion dans
l’espace de l’IAE et affaiblit celui des fédérations.
Conclusion du chapitre 3
Ce chapitre éclaire une facette du rôle d’intermédiaire joué par les fédérations associatives
dans l’espace de l’IAE en s’appuyant sur leur travail de construction et d’animation de
dispositifs visant à intervenir sur les pratiques professionnelles des personnels des structures
d’insertion. Toutefois, cette définition générique du travail de professionnalisation masque la
diversité des objets et des pratiques d’intervention. La finalité de ce chapitre est de restituer
cette diversité, tout en mettant en relief les tensions qui structurent les activités de
professionnalisation.
215
-
La professionnalisation en tension : entre relais des normes gestionnaires et
développement des logiques propres / des normes de professionnalité spécifiques à
l’IAE
La première tension réside dans les objectifs et effets des dispositifs de
professionnalisation. Les dispositifs étudiés renvoient à la catégorie de professionnalisation
« gestionnaire » élaborée par V. Boussard (2014) dans laquelle « la professionnalisation revient
à une rationalisation des fonctions », et où « les dispositifs de professionnalisation sont vus
comme des instruments de maîtrise, performance et rationalité de l’organisation du travail »
(idem : 83).
Dans cette perspective, les fédérations sont le chaînon manquant entre le niveau national où
sont définis ces objectifs, et les structures d’insertion. Ce travail d’intermédiation apparaît bien
dans la construction et la diffusion des guides pratiques et des instruments de gestion budgétaire
où la professionnalisation consiste en une opération de traduction et d’opérationnalisation de
principes gestionnaires (« transparence », « efficacité », « bonnes pratiques », etc.) en
prescriptions concrètes et mobilisables pour l’action. C’est également au nom de la
rationalisation et de l’efficacité que se développe la formation ETAIE. Mise en place par des
employeurs et destinée à leur personnel, cette formation vise bien à définir les compétences
attendues pour exercer le métier d’encadrant en structure d’insertion. En dépit de leur variété,
les actions étudiées font toute référence à une même conception gestionnaire de la
professionnalisation, entendue comme la recherche de l’efficacité et de l’amélioration de la
qualité des pratiques professionnelles.
Le rôle des fédérations associatives ne saurait cependant se limiter à celui d’importateur
de logiques hétéronomes dans l’espace de l’IAE. Les dispositifs de professionnalisation étudiés
contribuent à construire l’IAE en tant qu’espace de pratiques singulier en le dotant de
référentiels et de normes de professionnalité spécifiques, qui font écho à son caractère hybride,
à la croisée du marché et des politiques sociales. Ainsi, le logiciel de gestion budgétaire étudié
mobilise un raisonnement et une méthode comptables adaptée aux particularités des structures
d’insertion, particularités qui les distinguent des entreprises ordinaires (de par les financements
publics perçus, l’accompagnement socio-professionnels réalisé) et des associations (en raison
de la production et vente de biens et de services).
216
À travers l’étude de ces trois dispositifs et des différentes facettes du rôle d’intermédiaire
des fédérations (à la fois importatrices de principes gestionnaires et contribuant à l’élaboration
de logiques propres à l’espace de l’IAE), ce chapitre donne à voir le caractère composite de
l’expertise mobilisée par les permanents et leurs sous-traitants. En fonction des enjeux qu’ils
traitent, les dispositifs de professionnalisation s’appuient sur des savoirs théoriques en sciences
de l’éducation et en formation d’adulte, en gestion économique et financière, des savoirs
d’expérience tirés de l’analyse de pratique professionnelles, de connaissances juridiques et
réglementaires, etc.
-
Les actions de professionnalisation : objet de concurrence et enjeu de lutte
La segmentation de l’espace de l’IAE n’est pas sans effet sur les processus de
professionnalisation conduits par les fédérations associatives du secteur. Chaque fédération
produit et pilote ses propres instruments de professionnalisation dont elle réserve l’usage à ses
adhérents. Plusieurs instruments qui traitent du même enjeu et prennent la même forme
coexistent, se superposent et entrent en concurrence. Cette configuration fait écho à la logique
corporatiste des fédérations de l’IAE analysé dans le chapitre précédent. Pour celles-ci, la
professionnalisation est à la fois un moyen d’assurer leur survie économique (en bénéficiant
des subventions des pouvoirs publics et des cotisations d’adhérents satisfaits des prestations),
de maintenir voire d’accroitre leurs effectifs, et finalement de conforter leurs moyens d’action,
leur territoire d’intervention et leur positon dans l’espace de l’IAE.
Cette superposition d’actions et de dispositifs de professionnalisation suscite l’entrée en
scène d’acteurs publics, dont l’intérêt est de rationaliser les activités de professionnalisation au
sein de l’espace de l’IAE. Ces acteurs initient puis pilotent à distance (par l’intermédiaire de
structures sur lesquelles ils exercent un contrôle) une politique de professionnalisation en
direction du monde associatif (l’AVISE et les DLA) qui a pour effet d’affaiblir le poids des
fédérations, de remettre en question leur monopole d’intervention auprès des structures
d’insertion.
Le rôle de l’État consiste également à enrôler les fédérations dans des actions collectives de
professionnalisation. L’objectif est de renforcer la cohérence du secteur de l’IAE, de rationaliser
les activités de professionnalisation, en limitant le nombre d’instruments pilotés par les
fédérations et ainsi la dispersion des crédits publics qui leur sont consacrés. Cependant,
l’instauration d’une coopération interfédérale rencontre des résistances puisqu’elle menace les
217
ressources et les positions occupées par les fédérations. La politique de mutualisation impulsée
par l’État suscite donc des stratégies de détournement de la part de fédérations qui s’y
impliquent
puis
se
désengagent
pour
privilégier
leurs
propres
dispositifs
de
professionnalisation.
Appréhendées comme un objet de lutte entre fédérations et entre les fédérations et l’État, la
professionnalisation révèle sa dimension politique : elle est au cœur des stratégies mises en
place par les fédérations et par l’État pour défendre leurs intérêts.
-
Une professionnalisation douce :
Qu’elle soit le fait de l’État ou des fédérations associatives, la professionnalisation
correspond à un gouvernement des structures d’insertion caractérisé par sa souplesse et sa
douceur212. Il s’agit d’un mode de régulation qui s’appuie sur des mécanismes incitateurs et
mobilisateurs. À ce titre, les dispositifs étudiés dans ce chapitre partagent des points communs
avec les « nouveaux instruments d’action publique » étudié par P. Lascoumes et P. Le Galès
(Lascoumes & Le Galès, 2005 : 363) qui proposent « des formes de régulation moins
dirigistes » que les instruments étatiques plus anciens comme les normes réglementaires
imposées aux organisations. Non contraignants, basés sur la communication et la concertation,
ces nouveaux instruments sont l’expression d’un État « animateur ou coordonnateur, noninterventionniste et menant principalement des actions de mobilisation, d’intégration et de mise
en cohérence » (idem : 363). L’analyse des deux auteurs à propos des nouveaux instruments
d’action publique s’applique également aux actions de professionnalisation conduites par les
fédérations associatives. La conséquence principale de cette professionnalisation par
l’accompagnement (Cottin-Marx, 2016), douce et non contraignante, est qu’elle nécessite un
travail, sans cesse à renouveler, de mobilisation et d’incitation de la part des permanents des
fédérations.
212
À ce titre, notre analyse de la professionnalisation du champ de l’IAE rejoint les conclusions de Cottin-Marx à
propos du DLA qu’il qualifie de « soft power » (Cottin-Marx, 2016 : 358).
218
Chapitre 4
Mesurer la performance des structures
d’insertion : le rôle des fédérations associatives
dans l’élaboration des réformes managériales
« Il en va de la pauvreté et des politiques sociales comme des
finances publiques ou de la sécurité. C’est en nous donnant des
objectifs chiffrés et des obligations de résultat que nous nous
mobiliserons suffisamment pour réduire réellement la
pauvreté. » (N. Sarkozy, président de la République213.)
« On est d’accord pour être évalué. Mais la question c’est
qu’est-ce que l’on évalue. Les indicateurs de performance
posés par l’État sont extrêmement réducteurs. Ils ne sont pas
adaptés à ce qui se passe dans les structures. » (François,
président
d’une
association
gestionnaire
de
chantier
d’insertion et membre d’une fédération de l’IAE, entretien
réalisé le 17 octobre 2012.)
Les propos ci-dessus résument bien la controverse qui oppose les fédérations associatives
aux responsables politiques et administratifs à propos de l’introduction d’indicateurs de
performance dans l’espace de l’insertion par l’activité économique. Les agents de l’espace
politico-administratif souhaitent évaluer la performance des structures d’insertion à partir d’un
nombre restreint d’indicateurs associés à des objectifs quantitatifs. Les représentants associatifs
pointent le caractère « réducteur » de la procédure d’évaluation et des indicateurs de
performance instaurés par l’État. Ils demandent l’élaboration d’autres indicateurs afin que
213
Extrait de la lettre de mission adressée à M. Hirsh, Haut-Commissaire aux Solidarités actives contre la pauvreté,
juillet 2007.
219
l’évaluation de la performance tienne compte des spécificités des activités accomplies par les
professionnels de l’insertion.
Le processus d’instauration d’un pilotage par la performance du secteur de l’IAE s’inscrit
dans le contexte général des reconfigurations managériales qui touchent l’ensemble des
administrations des pays occidentaux. Dans l’analyse qu’il propose des fondements
idéologiques des réformes de l’administration française, P. Bezes parle de « puzzle doctrinal »
pour souligner l’hétérogénéité des savoirs qui composent le « nouveau management public »
(Bezes, 2012). Il précise que leur caractéristique commune est leur importation du secteur privé
lucratif vers l’espace administratif214. I. Bruno et E. Didier (Bruno & Didier, 2013) identifient
quatre étapes qui jalonnent le processus de managérialisation et de quantification de l’action
publique (les deux auteurs emploient le terme de « benchmarking ») : la « définition d’une série
d’indicateurs statistiques mesurant les performances d’un certain nombre d’acteurs et
d’activités pré-identifiés », la « fixation pour chaque indicateur d’un objectif chiffré à
atteindre », la « délimitation d’une période de temps pendant laquelle chaque acteur s’efforce
d’atteindre ces objectifs » et « l’aménagement de lieux de rencontre où les acteurs se réunissent,
se comparent les uns aux autres, et établissent de nouveaux objectifs pour un prochain cycle ».
Les réformes managériales de l’action publique font aujourd’hui l’objet d’une abondante
littérature. Des travaux s’intéressent au rôle des cabinets de conseil dans le processus
d’importation des réformes néolibérales dans différents espaces professionnels215. D’autres
analysent les effets de la quantification sur les pratiques professionnelles des acteurs216.
D’autres encore montrent que la construction d’indicateurs de performance fait l’objet de luttes
de territoires entre les administrations centrales des différents ministères (Eyraud & al., 2011) ou
au sein d’une même administration (Pénissat, 2009, 2010).
En restituant les controverses et les négociations qui accompagnent l’instauration
d’indicateurs de performance dans l’espace de l’IAE, ce chapitre s’inscrit dans la continuité de
ces travaux. Toutefois, le processus de managérialisation étudié dans ce chapitre s’accomplit
214
Définition de « new public management » dans l’introduction de M. Hély
Voir les n°193 et 194 de la revue Actes de la recherche en sciences sociales consacrés à l’influence de
l’expertise privée sur les réformes des services publics.
216
Pour la police, voir Purenne & Aust (2010). Pour les assistantes sociales, voir Serre (2011). Pour les
fonctionnaires de l’immigration, voir Spire (2008). Pour ceux des caisses d’allocations familiales, voir Boussard
(1998).
215
220
dans une configuration différente de celle qui prévaut dans les travaux mentionnés
précédemment. Il ne s’agit pas d’analyser les effets de l’importation de logiques managériales
dans le champ bureaucratique, mais d’étudier comment des agents étatiques tentent d’importer
ces logiques managériales dans le monde associatif.
Dans cette configuration spécifique, les fédérations de structures d’insertion jouent là
encore un rôle d’intermédiaire. Elle s‘interposent entre d’une part les responsables politiques
(le cabinet du ministre de l’Emploi) et administratifs (l’administration centrale du ministère de
l’Emploi), et leurs adhérents d’autre part. Elles tentent d’orienter le contenu des réformes
élaborées par les fonctionnaires de l’État de manière à ce que celles-ci prennent en compte les
positions des associations d’insertion qu’elles représentent. En retour, elles participent à
l’application des réformes en construisant et en diffusant des instruments qui en traduisent le
contenu auprès des associations d’insertion. Les ressources matérielles et symboliques qui
résultent de cette position d’intermédiaire permettent aux fédérations de conforter leur
périmètre d’intervention dans l’espace de l’insertion par l’économique.
Ce chapitre montre que l’analyse du processus de managérialisation de l’insertion par
l’économique permet d’apporter des éléments de réponse à la question plus générale de
l’économie des relations entre l’État et le monde associatif, ainsi qu’à celle de la participation
des organisations associatives à la construction de l’action publique.
Il montre que les rapports entre l’État et le monde associatif se caractérisent par une tension
structurante entre opposition et conflit, coopération et alliance. Cette particularité fait écho au
concept de « participation » défini par M. Bresson (2014) comme un ensemble de « pratiques
de concertation ou même, de travail étroit dans le cadre d’une relation complexe, souvent
ambigüe, avec la puissance publique » qui présente « une face double, à la fois militante et liée
aux pouvoirs publics » (idem : 5).
La participation des fédérations associatives à l’action publique en matière d’insertion par
l’économique comporte une dimension militante et critique. Elles s’opposent à la définition
politico-administrative de la performance et refusent l’enfermement dans une logique
gestionnaire et comptable. Dans les espaces de concertation et de négociation où s’élaborent les
réformes, leurs membres se posent en défenseurs des principes qui guident l’action des
associations d’insertion.
221
D’un autre côté, elles participent activement à la mise en œuvre des réformes managériales.
Elles jouent alors un rôle d’auxiliaire de l’État qui les mandate pour expliquer le contenu des
réformes aux associations d’insertion et légitimer certains de leurs principes.
La première section du chapitre retrace les différentes étapes de l’élaboration des
indicateurs de performance pour le secteur de l’insertion par l’économique, de l’application des
dispositions de la Loi organique relative aux lois de finance (LOLF) en 2005 à la mise en place
de la réforme des modalités de conventionnement en 2009, en passant par le Grenelle de
l’insertion en 2007 et 2008. Elle montre que la question de l’évaluation de la performance a fait
l’objet d’un enjeu de lutte entre les fonctionnaires de la DGEFP et les acteurs du monde
associatif. La deuxième section s’intéresse aux deux facettes du rôle joué par les fédérations
associatives dans la mise en œuvre de la réforme : l’accompagnement des structures d’insertion
aux nouvelles normes d’évaluation de leur performance d’une part, le recueil d’informations
sur les pratiques d’évaluation des structures d’insertion par les administrations d’autre part. À
travers ces activités, les fédérations associatives confortent leur périmètre d’intervention dans
l’espace de l’insertion par l’économique. La troisième section du chapitre revient sur une
période où les relations entre l’État et les représentants associatifs oscillent entre conflit et
coopération. Si les fédérations de l’IAE envisagent de suspendre leur relation avec leur
administration de tutelle en signe de protestation, la section montre qu’elles ne disposent pas
des ressources suffisantes pour « faire défection » (Hirschman, 1995).
222
I. Mesurer la performance des structures d’insertion par
l’économique : un enjeu de lutte entre représentants
associatifs, responsables politiques et administratifs (20052009)
A. Les origines du processus de managérialisation : la LOLF ou les politiques
de l’Emploi au diapason de la performance
L’instauration d’indicateurs mesurant la performance des structures d’insertion par
l’économique découle de l’application de la loi organique relative aux lois de finance (LOLF).
L’objectif proclamé de la LOLF est d’accroitre l’efficacité des politiques publiques en
s’appuyant sur une transformation des modes de gestion du budget de l’État et donc des lois de
finances. Auparavant, les dépenses publiques étaient réparties par ministère en fonction de leur
nature (personnel, fonctionnement, investissements, etc.)217. Votée par le parlement en 2001, la
LOLF reconfigure le budget de l’État en le divisant en trente-trois « missions » (qui
correspondent chacune à une catégorie d’intervention publique : sécurité, justice, santé, etc.),
chacune d’elles se subdivisant en différents « programmes » (qui relèvent chacun d’un
ministère), qui se découpent eux-mêmes en différentes « actions »218. Une enveloppe globale
de crédits et des objectifs quantitatifs précis sont fixés pour chaque programme et chaque action.
Le niveau de réalisation des actions est mesuré annuellement par un ensemble d’« indicateurs
de performance ».
Cette nouvelle nomenclature budgétaire vise à mesurer l’efficacité d’une politique publique
sectorielle en comparant le niveau de réalisation des objectifs qui lui sont assignés avec les
crédits qui lui sont consacrés. La comparaison des niveaux d’efficacité de chaque politique
publique permettrait ensuite de réorienter les crédits vers les plus performantes d’entre elles.
En associant à chaque politique publique une batterie d’indicateurs et d’objectifs et en
217
Les dispositions de l’ordonnance organique du 2 janvier 1959 ont régi le budget de l’État pendant près de 45
ans.
218
En 2006, il existait 34 missions, 132 programmes, 627 objectifs et 1284 indicateurs. En 2012, on comptait 32
missions, 125 programmes, 424 actions et 889 indicateurs. Le parlement vote le budget alloué par mission.
223
contrôlant annuellement leur réalisation, la LOLF améliorerait l’action de l’État en la faisant
passer « d’une logique de moyens à une logique de résultats »219.
À partir de 2006, année de mise en œuvre des mesures prévues par la LOLF, les
fonctionnaires de la DGEFP (voir encadré ci-dessous) et la Direction du Budget220,
sélectionnent des indicateurs visant à mesurer la performance des dispositifs des différents
programmes placés sous la responsabilité du ministère de l’Emploi221. Ces indicateurs sont
consignés dans les Projets annuels de performance (PAP) et les Rapports annuels de
performance (RAP) qui accompagnent les projets de loi de finance222.
Encadré 13 - Présentation de la DGEFP
La DGEFP est l’administration centrale rattachée au ministère du Travail, de l’Emploi et de
la Formation Professionnelle. Elle a pour objet de concevoir et de mettre en œuvre les
orientations des gouvernements en matière d’emploi et de formation professionnelle continue.
Elle assure le pilotage, l’évaluation et la coordination de ces politiques et élabore leur cadre
réglementaire et financier en s’appuyant sur les Préfets de région, les Directions régionales
des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE)
et le Service public de l’emploi (SPE). Elle assure également la gestion des programmes
soutenus par le FSE en France. La DGEFP dispose d’un budget de 11 milliards d’euros en
2016, répartis entre les programmes 102 (accès et retour à l’emploi) et 103 (accompagnement
des mutations économiques et développement de l’emploi) de la mission « Travail et emploi».
Elle compte environ 220 fonctionnaires.
219
Cette expression est l’une des nombreuses formules utilisées dans les discours et les documents institutionnels
de légitimation de la LOLF. Pour un exposé des bienfaits de la LOLF, le lecteur pourra consulter, entre autres
sources, le site gouvernemental Vie publique (http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/financespubliques/ressources-depenses-etat/lolf/) et celui du « forum de la performance (http://www.performancepublique.budget.gouv.fr).
220
La Direction du Budget est placée sous l’autorité du ministre du Budget. Elle est chargée de la préparation du
budget annuel de l’État présenté et voté au parlement chaque automne. Depuis 2006 et l’entrée en vigueur des
dispositions prévues par la LOLF, la Direction du Budget anime les travaux sur la performance des politiques
publiques en lien avec les cabinets et les administrations ministériels (et notamment la rédaction et la coordination
des projets et des rapports annuels de performance pour chaque programme).
221
Les activités du ministère du Travail et de l’Emploi sont divisées en cinq programmes : le développement de
l’emploi, l’accès et le retour à l’emploi, l’accompagnement des mutations économiques, sociales et
démographiques, l’amélioration de la qualité des emplois et des relations du travail et la conception, gestion et
évaluation des politiques de l’emploi et du travail. En 2006, ces programmes se subdivisaient en 37 objectifs et 94
indicateurs.
222
Les PAP sont annexés au projet de loi de finance. Ils présentent les différents indicateurs et objectifs quantitatifs
associés à chaque programme. Les RAP rendent compte du niveau de réalisation de ces objectifs. Ces documents
sont présentés aux parlementaires lors de l’examen et du vote des projets de loi de finance. Ils alimentent les débats
sur l’orientation des finances publiques.
224
Le programme « accès et retour à l’emploi » du ministère de l’Emploi finance les
dispositifs ciblant des catégories de chômeurs en difficulté d’insertion sur le marché du travail :
l’insertion par l’activité économique, les différentes formules de contrats aidés, les mesures
d’insertion ciblant les jeunes chômeurs (comme les contrats d’insertion dans la vie sociale et
les missions locales) et les personnes handicapées.
Pour mesurer la performance des politiques de l’emploi regroupées dans ce programme,
les responsables de la DGEFP mobilisent deux indicateurs. Le premier est un indicateur de
ciblage. Il vise à contrôler que les dispositifs d’insertion accueillent certaines catégories de
chômeurs considérés comme étant en difficulté. Ces difficultés renvoient à des critères
administratifs (bénéficiaires du revenu minimum d’insertion, de l’allocation de solidarité
spécifique, chômeurs de longue durée), au lieu de résidence des chômeurs (habitants des
quartiers populaires), à leur niveau de qualification. Le ratio entre le nombre de personnes
accueillies appartenant à la catégorie ciblée par le dispositif (numérateur) et le nombre total de
bénéficiaires accueillis dans l’année (dénominateur) fournit ainsi un indicateur sur la
performance du ciblage.
Le second indicateur commun aux différents dispositifs du programme « accès et retour à
l’emploi » est un indicateur de résultat qui mesure le « taux d’insertion dans l’emploi durable »
des chômeurs après leur passage dans un dispositif d’insertion. Il s’obtient en calculant le ratio
entre le nombre d’individus ayant (re)trouvé un emploi (CDI ou CDD de plus de 6 mois)
(numérateur) après leur passage par une mesure d’insertion et le nombre total d’individus ayant
bénéficié de cette mesure (dénominateur). Plus le taux d’insertion dans l’emploi durable est
important, plus la performance du dispositif évalué est considérée comme élevée.
Ces deux indicateurs sont extraits des publications des statisticiens de la Direction de
l’animation, de la recherche, des études et des statistiques (DARES). Ainsi, la DARES publie
chaque année depuis le milieu des années 1990 un document de quatre pages intitulé
« Premières informations, Premières synthèses » consacré à l’insertion par l’activité
économique. Celui-ci offre une description détaillée du secteur en s’appuyant sur l’agrégation
de données récoltées dans les dossiers de conventionnement des structures d’insertion. Une
série d’indicateurs porte sur les profils des individus accueillis dans chaque type de structure
d’insertion (leur âge, leur sexe, leur profil administratif à l’entrée dans les dispositifs et leur
situation à la sortie). D’autres indicateurs s’intéressent aux formes et aux volumes de travail au
225
sein des structures d'insertion en calculant le nombre de structures en activité, le nombre de
chômeurs mis à disposition par les AI, le nombre et type de contrats de travail signés dans
l'année pour les EI et les ACI, le nombre de professionnels de l’insertion employés dans ces
structures, etc.). D’autres indicateurs décrivent les caractéristiques économiques du secteur
(secteurs d’activité investis, type d’utilisateurs pour les AI).
Si les publications de la DARES ont pour objectif de fournir une analyse fine du secteur
de l’IAE à partir d’indicateurs diversifiés, la mobilisation de deux de ces indicateurs
(l’indicateur de ciblage et l’indicateur de résultats) dans le cadre de la LOLF vise à évaluer
individuellement les structures d’insertion et à comparer leurs résultats. Autrement dit, alors
que les travaux de la DARES agrègent des données recueillies auprès des structures d’IAE et
offrent une description globale du secteur, la démarche qui prévaut dans le cadre de la LOLF
consiste à évaluer chaque structure afin de réorienter les financements vers les plus
« performantes » d’entre elles. Cette démarche est formalisée dans la circulaire n°2005/15 du 5
avril 2005 publiée par la DGEFP qui instaure un « pilotage actif des crédits d’insertion par
l’économique ». La DGEFP indique à ses services déconcentrés que l’attribution des crédits
doit désormais être « plus sélective » et s’effectuer « en fonction de l’efficacité comparée des
dispositifs », c’est-à-dire en fonction de leur « taux d’insertion dans l’emploi durable » et de
leur capacité à cibler les catégories de chômeurs « les plus en difficulté ».
B. Définir la performance, un objet de lutte entre représentants associatifs et
agents de l’État
Dans les mois qui suivent la parution de la circulaire du 5 avril 2005, les fonctionnaires
de la DGEFP et du ministère du budget rencontrent à plusieurs reprises les fédérations de
structures d’insertion pour leur présenter la nouvelle logique d’évaluation des structures
d’insertion qui découle de la LOLF.
L’encadré ci-dessous présente des extraits de l’une de ces rencontres. Il donne un premier
aperçu des critiques associatives relatives aux indicateurs de performance instaurés par l’État.
Une seconde réunion est organisée quelques mois plus tard, au cours de laquelle les membres
des fédérations et les fonctionnaires des administrations s’opposent à nouveau et en des termes
semblables sur les modalités d’évaluation des structures d’insertion. Suite à ces rencontres, les
226
acteurs associatifs proposent d’autres indicateurs pour compléter ceux sélectionnés dans le
cadre de la LOLF par l’administration.
Encadré 14 - La controverse sur les indicateurs de performance entre fonctionnaires et
représentants associatifs
Les propos ci-dessous sont extraits du compte rendu de la séance du 14 octobre 2005 sur les
indicateurs de performance de la LOLF appliqués à l’insertion par l’économique223. La
réunion regroupe une vingtaine de participants : neuf membres des quatre principales
fédérations de structures d’insertion (CNEI, COORACE, FNARS, Chantier école) et onze
fonctionnaires d’administrations centrales (dont trois de la DGEFP et deux de la DARES). Le
compte rendu de la réunion restitue ensuite les échanges entre fonctionnaires et représentants
associatifs. Je reproduis les plus intéressants d’entre eux au regard de notre sujet.
Mme O (CNEI) : estime que les indicateurs actuels doivent être critiqués sur deux aspects : le
caractère très restrictif de la notion de retour à l’emploi. Il faudrait inclure toutes les formes
de retour, y compris la mission d’intérim ; le caractère insuffisamment contextualisé des
indicateurs. Il faudrait apporter un autre indicateur qui rende compte de la vitalité ou non du
marché du travail local. Elle souhaite que les indicateurs portent aussi sur les richesses
économiques créées par les SIAE.
Mr L (Direction de la réforme budgétaire) : rappelle l’importance de la démarche de
performance. Il s’interroge sur la capacité à intégrer d’autres situations de sortie positive en
plus du taux de retour à l’emploi. Il s’interroge également sur la pondération des objectifs au
niveau local. (…). Le rapport annuel de performance qui paraît en juin de chaque année permet
d’expliquer les résultats. Cependant il faut essayer de ne pas tout pondérer.
Mme C (COORACE) : souligne que les SIAE ne peuvent pas être rendues responsables de
l’état du marché du travail. Elle suggère des indicateurs de contexte en utilisant le taux annuel
du chômage. Elle demande d’être moins restrictif sur la notion de performance. Elle souhaite
que l’on travaille sur la mise en place d’indicateurs quantifiables sur les trajectoires des
223
Cette réunion a lieu dans le cadre du Conseil National de l’Insertion par l’Activité Économique (CNIAE) qui
regroupe les administrations impliquées dans la politique d’IAE, les fédérations associatives et les partenaires
sociaux. Elle est introduite par le président et le délégué général du conseil qui présentent le contexte de la mise
en place des indicateurs de performance. Le compte-rendu détaillé de la séance est réalisé par le secrétaire général
du CNIAE. Quelques représentants syndicaux et patronaux assistent à la réunion, mais ils ne prennent pas la parole.
On peut faire l’hypothèse que leur absence d’intervention est liée au thème de la réunion qui ne les concerne pas
directement.
227
personnes. Il y a 12 à 15 problématiques de difficultés sociales. Sur la base d’un déclaratif par
les structures, on pourrait quantifier la progression.
Mme C. (Chantier école) : estime que s’il n’y a pas un emploi à la sortie, il y a toutefois un
plus qui permet d’amener vers l’emploi. Ce n’est donc pas pour autant que le travail n’est pas
fait par les SIAE.
Mr P (Direction du Budget) : souligne le changement copernicien que représente la LOLF. Il
indique que des principes ont été posés avec la DGEFP. Il estime que l’objectif des SIAE n’est
pas de resocialiser les personnes mais de les conduire à l’emploi non aidé. C’est pourquoi les
SIAE sont dans le programme « accès et retour à l’emploi » de la mission travail.
L’encadré montre bien qu’une large part de la controverse résulte du fait que les
responsables administratifs et les acteurs associatifs assignent des finalités différentes aux
structures d’insertion, en fonction d’enjeux qui leur sont spécifiques.
À partir de 1998, le ministère de l’Emploi exerce seul sa tutelle sur les structures
d’insertion224 et fixe des critères de performance en fonction d’un enjeu qui lui est propre :
l’accès à l’emploi des chômeurs. Pour les fonctionnaires de la DGEFP et de la direction du
budget, l’objectif de l’IAE qui est le même que celui des autres dispositifs du programme
« accès et retour à l’emploi », est de « conduire (les chômeurs qu’elles mettent au travail) à
l’emploi non aidé ». Pour être performantes, les structures d’insertion doivent permettre de
retrouver un emploi ordinaire puisque c’est à ce titre qu’elles bénéficient des crédits publics.
Dans cette perspective, le taux de retour à l’emploi durable est l’indicateur central pour évaluer
la réalisation de cet objectif puisqu’il mesure la performance des structures d’insertion en
fonction du nombre d’individus ayant retrouvé un CDI ou un CDD six mois après leur départ
de la structure.
Les acteurs associatifs contestent la logique des fonctionnaires du ministère de l’Emploi.
D’abord, selon eux, l’indicateur de retour à l’emploi durable repose sur une définition trop
restrictive de l’emploi (l’obtention d’un CDI ou d’un CDD de plus de 6 mois). Ainsi, quelques
mois après la réunion restituée dans l’encadré, les fédérations demandent que le taux d’insertion
dans l’emploi durable soit complété par un indicateur « d’insertion professionnelle » qui intègre
224
Jusqu’en 1998, les structures d’insertion perçoivent des crédits de deux ministères : celui de l’Action sociale et
celui de l’Emploi. La loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions de juillet 1998, fusionnent les deux
lignes de crédits et confie leur gestion au seul ministère de l’Emploi (cf. Chapitre 2).
228
d’autres situations de retour à l’emploi : les CDD de moins de 6 mois, la création d’entreprise,
l’entrée en formation qualifiante, la réalisation d’une mission d’intérim, l’obtention d’un contrat
aidé, le passage dans une autre structure d’IAE225. Cet indicateur « d’insertion professionnelle »
permettrait de rendre compte d’une manière plus précise et plus étendue des effets du passage
en structures d’insertion sur le retour à l’emploi des chômeurs.
Surtout, les acteurs associatifs pointent le désajustement entre les attentes et les enjeux
propres au ministère de l’Emploi (le retour à l’emploi des chômeurs) et la définition de l’IAE
par le code du travail qui assigne au secteur une double mission, de réinsertion sociale et de
réinsertion professionnelle. Le code du travail indique en effet que l‘IAE « a pour objet de
permettre à des personnes sans emploi, rencontrant des difficultés sociales et professionnelles
particulières, de bénéficier de contrats de travail en vue de faciliter leur insertion sociale et
professionnelle » 226.
Pour les fédérations, cette définition montre que les actions menées par les structures d’insertion
par l’économique ne se laissent pas appréhender en totalité par les enjeux relevant du seul
ministère de l’Emploi. Les missions plurielles assignées à l’IAE (favoriser l‘insertion sociale et
professionnelle) positionnent le secteur à la croisée d’enjeux propres au ministère de l’emploi
et d’objectifs spécifiques au ministère de l’action sociale. En s’appuyant sur la réglementation,
les représentants des structures d’insertion affirment ainsi que l’IAE « n’a pas uniquement une
mission qui vise à conduire ces personnes vers l’emploi non aidé mais bien une double mission
de resocialisation et d’accompagnement vers l’activité, en mettant notamment en œuvre un
accompagnement
spécifique ».
Dès
lors,
les
actions
de « resocialisation »
ou
« l’accompagnement spécifique » - accompagnement administratif pour accéder à un logement,
à une formation, à des prestations de santé, etc.- doivent faire l’objet d’une évaluation distincte.
Les acteurs associatifs demandent ainsi la mise en place d’un indicateur d’« insertion sociale »
qui mesure la « performance sociale » des structures d’insertion.
Pour les acteurs des fédérations, l’instauration de cet indicateur est d’autant plus
nécessaire que l’amélioration de la situation sociale des chômeurs renforce in fine leurs chances
futures d’accéder à un emploi. Autrement dit, l’accompagnement social permet la résolution de
225
Ces demandes sont formalisées dans l’avis rendu par CNIAE le 31 mai 2006. Cet avis est adressé à la DGEFP.
Sauf indication contraire les citations de cette partie sont extraites de ce document en possession de l’auteur.
226
Article L 324-4-16 du code du travail (qui correspond à l’article 11 de la loi d’orientation relative à la lutte
contre les exclusions loi du 29 juillet 1998).
229
problèmes qui constituaient autant d’obstacles préalables à la reprise d’un emploi. Dans cette
optique, la mesure de la performance sociale s’inscrit en complémentarité de celle du retour à
l’emploi. La distinction entre accompagnement social (ou action de resocialisation) et insertion
professionnelle est artificielle. Elle repose sur des découpages politico-administratifs contestés
par les acteurs associatifs.
Les représentants associatifs souhaitent également la création d’indicateurs permettant
d’évaluer la « performance économique » des structures d’insertion. Ils proposent à l’État la
création d’un indicateur qui rend compte des « coûts évités » en termes de dépense sociale et
d’indemnisation du chômage grâce à la mise au travail des chômeurs dans les structures
d’insertion. En d’autres termes, il s’agit d’évaluer les économies réalisées par la collectivité en
calculant la différence entre le montant des crédits affectés à l’IAE et ceux consacrés à
l’indemnisation du chômage par le système assurantiel ou par le biais des minimas sociaux.
Une autre proposition des fédérations associatives pour évaluer la performance économique de
l’IAE est la mise en place d’un indicateur qui mesure les « richesses produites sur les
territoires » par les structures d’insertion. Une troisième proposition porte sur l’évaluation de
la « participation à la création nette d’emplois » de l’insertion par l’économique. Cette
participation se mesure en calculant « la part de la rémunération salariale financée par l’activité
propre de chaque structure d’insertion ». Autrement dit, il s’agit de valoriser les bénéfices tirés
de l’activité économique de la structure d’insertion en mesurant leur poids dans le financement
des salaires des travailleurs.
Enfin, la controverse entre acteurs associatifs et étatiques porte sur l’homogénéité des
objectifs associés aux indicateurs de performance. Les fonctionnaires de la DGEFP souhaitent
imposer des objectifs quantitatifs identiques à l’ensemble des structures d’insertion afin de
pouvoir comparer leurs résultats et orienter les financements vers les plus performantes d’entre
elles, c’est-à-dire celles dont le taux d’insertion dans l’emploi durable est le plus élevé.
À l’inverse, les fédérations associatives insistent sur la nécessité de contextualiser ces objectifs.
Elles souhaitent que soit instauré un indicateur de « « défavorisation » des territoires » qui
prendrait en compte les spécificités du secteur géographique où est implantée la structure
d’insertion. Une représentante des structures d’insertion précise lors de la réunion du 14 octobre
2005 (voir encadré ci-dessus) qu’« on ne peut pas tenir la structure d’insertion par l’activité
économique comptable de l’offre d’emploi et de la vitalité économique du territoire. Or s’il y a
très peu d’offres d’emploi, voire pas du tout comme dans certains pays ruraux, si le chômage
230
augmente sur le territoire, comment peut-elle obtenir un bon taux de retour à l’emploi ? ». Selon
elle, cet indicateur de « « défavorisation » des territoires » doit être élaboré localement, à travers
des négociations entre les antennes régionales des fédérations et les services déconcentrés du
ministère de l’Emploi.
Cette première controverse entre représentants associatifs et agents administratifs
contient déjà l’ensemble des termes des débats futurs qui accompagneront la mise en place des
indicateurs de performance. Les positions défendues par les fédérations associatives (une
conception trop restrictive du taux de retour à l’emploi durable, l’ajout d’indicateurs portant sur
le travail de « resocialisation » ou d’accompagnement social, la prise en compte du contexte
territorial et de l’apport économique des structures d’insertion) et celle du ministère de l’Emploi
(centralité du taux de retour à l’emploi dans l’évaluation de la performance et homogénéité des
objectifs quantitatifs) resteront sensiblement les mêmes dans les années qui suivent.
Préoccupés par l’absence de réaction de l’administration quant à leurs propositions
d’indicateur et le manque d’informations sur la mise en œuvre de l’évaluation, les membres des
fédérations associatives interpellent à plusieurs reprises les fonctionnaires responsables de la
DGEFP :
« En 2007, c’était le flou total. On avait eu deux ou trois réunions et après, plus
aucune information. La DGEFP nous disait régulièrement « ne vous inquiétez
pas, ce ne sont que quelques indicateurs, il peut y en avoir d’autres à l’avenir
c’est les premiers que l’on pose, et pour l’instant on ne les impose pas ». C’était
le discours du sous-directeur X (en charge de l’IAE à la DGEFP) qui remplissait
la commande qu’on lui passait et il avait besoin de rassurer les réseaux. Et puis
il disait en off, de toute façon, enfin ça il ne l’a pas dit en réunion mais plusieurs
fois je l’ai entendu dire vous savez l’État a du mal à mesurer ces indicateurs de
sortie vers l’emploi, à les faire remonter et à les centraliser donc vous n’avez pas
trop de soucis à vous faire. Et en gros on a senti que ce n’était pas pour tout de
suite. » (Anne, permanente salariée à la FNARS, entretien réalisé le 14 novembre
2012.)
231
« Donc nous on interpellait la DGEFP sur ce qui allait se passer. Et X nous disait
que de toute façon ils (les fonctionnaires de la DGEFP) n‘avaient pas les moyens
ni le temps de compiler et de suivre tous les indicateurs au niveau national (…).
La DGEFP avait dit « oui de toute façon, c’est des chiffres, de toute façon c’est
pour pouvoir comparer les politiques publiques mais en fait ils ne représentent
rien ». […] En plus je pense que sincèrement dans l’esprit de X à l’époque ce
n’était pas du tout de rentrer dans cette logique comptable, c’était vraiment
effectivement de répondre aux exigences de la LOLF. Et de fait ce n’était pas
appliqué. Sur le terrain aucune structure n’était sanctionnée. » (Benoît, salarié
de la fédération Chantier école, entretien réalisé le 6 novembre 2012.)
Ces propos montrent bien le décalage entre la position officielle de l’administration
centrale du ministère de l’Emploi affichée dans les textes réglementaires ou lors des réunions,
et un discours informel, visant à apaiser les craintes des acteurs associatifs. Dans le premier cas,
le « discours d’institution » (Lebaron, 2015) fait du pilotage par la performance une priorité.
Les fonctionnaires de la DGEFP se posent alors en relais des injonctions des responsables
politiques et affichent leur volontarisme dans l’application des mesures et le respect du
calendrier prévu par la LOLF (les indicateurs de performance doivent être créés au plus tard le
1er janvier 2006).
À rebours de cette position officielle, le discours informel des responsables administratifs met
en avant l’incapacité de leur organisation à se plier aux injonctions politiques du pilotage par la
performance dans les délais imposés. Ainsi, si la DGEFP présente dès 2006 des indicateurs de
performance dans les documents qui accompagnent le projet de lois de finance au parlement, à
l’échelon local, ses services n’appliquent pas ces indicateurs pour évaluer les structures
d’insertion. Malgré les consignes officielles qu’ils donnent aux DIRECCTE, les responsables
de la DGEFP n’attendent pas des services qu’ils attribuent les financements en fonction des
taux de retour à l’emploi des structures d‘insertion.
Après cette première controverse entre représentants associatifs et fonctionnaires,
l’instauration d’indicateurs de performance franchit une seconde étape en 2007-2008 lors de
l’organisation du Grenelle de l’insertion. Au cours de cet évènement, les dirigeants politiques
réaffirment la nécessité d’un pilotage par la performance des politiques d’insertion et
impliquent les représentants associatifs dans leur élaboration. Les travaux du Grenelle préparent
232
la « réforme des modalités de conventionnement » qui instaure véritablement une évaluation de
la performance des structures d’insertion.
C. Le Grenelle de l’insertion : la légitimation de la performance appliquée
aux politiques d’insertion
En campagne électorale pour l’élection présidentielle de 2007, N. Sarkozy fait de la lutte
contre la pauvreté une priorité de son quinquennat. Une fois élu, il place au centre de sa
communication l’objectif de réduire le nombre de pauvres d’un tiers avant la fin de son mandat.
Pour y parvenir, le nouveau président entend réformer les politiques d’insertion caractérisées
par leur « immobilisme », leur « conservatisme » et leur « conformisme »227. Cette critique se
fonde sur l’argument que les minimas sociaux favorisent un assistanat peu propice au
volontarisme en matière de recherche d’emploi. Le poncif libéral qui met en avant l’effet
pervers des politiques sociales sur les comportements des allocataires s’accompagne d’un
discours qui réactive l’opposition séculaire entre pauvres méritants, dont la situation légitime
le secours, et mauvais pauvres, suspectés de profiter d’aides dont ils n’ont pas réellement
besoin228 (Castel, 1995). La réforme des politiques d’insertion voulue par N. Sarkozy a ainsi
pour premier objectif de « réhabiliter le travail » en rendant attractive la reprise d’un emploi par
les allocataires des minima sociaux. Il s’agit de faire en sorte que « les revenus du travail ne
soient jamais inférieurs aux revenus de l’aide »229.
Pour conduire cette réforme, N. Sarkozy nomme M. Hirsh à la tête d’un « Hautcommissariat aux solidarités actives » et le charge d’organiser un « Grenelle de l’insertion ».
Les objectifs du Grenelle s’inscrivent dans le cadre idéologique défini par la révision générale
des politiques publiques (RGPP) lancée quelques mois plus tôt par le chef de l’État et pilotée
227
Sauf mention contraire, ces citations et les suivantes sont extraites du discours de N. Sarkozy au conseil
économique et social à l’occasion de la journée mondiale du refus de la misère le 17 octobre 2007.
228
Dans un discours prononcé le 17 octobre 2007 à l’occasion de la journée mondiale du refus de la misère, N.
Sarkozy illustre bien cette représentation en déclarant : « les plus pauvres sont rarement ceux qui demandent de
l’aide à nos guichets, qui sont encombrés bien souvent de ceux qui se croient pauvres et qui ne le sont pas. Tout le
monde réclame la solidarité en France. Ceux qui la réclament le plus fort ne sont pas ceux qui en ont le plus
besoin ».
229
Extrait de la lettre de mission adressée à M. Hirsh, Haut-Commissaire aux Solidarités actives contre la pauvreté,
juillet 2007.
233
par le ministère des Finances230 : simplification organisationnelle, amélioration du service
rendu, accroissement et évaluation de la performance231, responsabilisation et justification des
dépenses.
Le Haut-commissariat aux solidarités actives met en avant une méthode de travail qui repose
sur la consultation et la concertation de l’ensemble des acteurs concernés par les politiques
d’insertion, et notamment des acteurs associatifs et de leurs représentants. Les travaux du
Grenelle visent à établir un « diagnostic partagé » puis à construire « des propositions de
réforme des politiques qui font l’objet d’un consensus »232. Les représentants du monde
associatif mobilisent leur expertise concernant les dysfonctionnements des politiques
d’insertion et font part de leurs propositions d’amélioration aux responsables politiques et
administratifs. Leur participation aux travaux du Grenelle leur donne ainsi la possibilité de
légitimer leur position d’intermédiaire dans l’espace des politiques d’insertion, entre les
administrations centrales qui élaborent et pilotent les réformes et les structures d’insertion qui
sont chargées de leur mise en œuvre. Mais d’un autre côté, la place centrale donnée par l’État
aux fédérations associatives désamorce par avance leurs critiques. Le rapport final du Grenelle
illustre bien cette neutralisation de la critique. D’un côté il restitue largement les prises de
position des porte-paroles associatifs et les présente comme des évolutions souhaitables des
politiques d’insertion, de l’autre il relaie les principes managériaux impulsés par les dirigeants
politiques.
Ainsi, le rapport du Grenelle affirme la nécessité d’une « meilleure performance » des
structures d’insertion, tout en relayant les constats des fédérations associative pour qui les
indicateurs instaurés dans le cadre de la LOLF « prennent insuffisamment en compte la
contribution du secteur à la lutte contre l’exclusion ». Le rapport reprend également les
revendications associatives élaborées lors de la première controverse avec l’administration de
l’emploi en 2006. Il propose que soit instaurée une évaluation de la performance « sur la base
d’un ensemble d’indicateurs de résultat et de performance qui rende compte de l’ensemble des
230
L’analyse comparative des documents de présentation de la RGPP et du Grenelle de l’insertion montre bien
que les deux réformes participent d’une même démarche qui consiste à orienter l’administration d’État et les
acteurs de l’insertion vers la recherche de performance. Les deux réformes entendent « remettre à plat » les
procédures existantes.
231
Pour N. Sarkozy, les politiques d’insertion doivent poursuivre la même démarche gestionnaire amorcée par
d’autres politiques et administrations sectorielles : « Il en va de la pauvreté et des politiques sociales comme des
finances publiques ou de la sécurité. C’est en nous donnant des objectifs chiffrés et des obligations de résultat que
nous nous mobiliserons suffisamment pour réduire réellement la pauvreté ».
232
Extrait du document intitulé « insertion professionnelle et accompagnement social » publié sur le site du
Haut-Commissariat aux solidarités actives qui détaille les objectifs poursuivis par le Grenelle.
234
missions économiques, entrepreneuriales et sociales (des structures d’insertion). Ces
indicateurs doivent être adaptés aux spécificités de chaque type de structure » 233.
D. Concilier injonctions à la performance et revendications associatives dans
l’évaluation des structures d’insertion
Dans le prolongement des propositions de réformes élaborées lors du Grenelle de
l’insertion, la DGEFP et les fédérations associatives négocient pendant toute l’année 2008 pour
définir le contenu et les modalités de l’évaluation de la performance des structures d‘insertion.
Cette négociation débouche sur la publication d’une circulaire datée du 10 décembre 2008 dans
laquelle la DGEFP présente la méthode d’évaluation à ses services déconcentrés234 (cf. annexe
4). Le texte définit les différentes étapes de la démarche de « benchmarking » identifiées par I.
Bruno et E. Didier (Bruno Didier, 2010 : 18) : il définit une série d’indicateurs de performance,
il fixe un objectif chiffré pour chaque indicateur, il délimite une période pour atteindre ces
objectifs et il aménage un lieu où acteurs associatifs et fonctionnaires des services déconcentrés
du ministère de l’Emploi se réunissent pour débattre des résultats obtenus et fixer de nouveaux
objectifs.
Les négociations sur le contenu des indicateurs aboutissent à la prise en compte de
certaines positions associatives. L’administration accepte en effet de compléter la mesure du
« taux de retour à l’emploi durable »235 imposé par la DGEFP dès 2005, par un indicateur
permettant le calcul du « taux de retour à l’emploi de transition ». Celui-ci correspond à
l’indicateur « d’insertion professionnelle » proposé par les fédérations lors de la controverse de
2006 pour élargir les critères de retour à l’emploi des sortants de structures d’insertion. Le taux
de retour à l’emploi durable calcule la part des individus disposant d’un CDI, d’un CDD ou
d’une mission d’intérim de plus de 6 mois, d’une titularisation dans la fonction publique ou
créant leur entreprise, parmi l’ensemble des sortants de structures d’insertion. Le taux de retour
233
Dans le rapport général du Grenelle de l‘insertion, le constat qui précède cette proposition indique que « les
indicateurs d’évaluation de l’IAE ne s’attachent qu’à valoriser les impacts de l’IAE sur le retour à l’emploi et
insuffisamment à l’ensemble de ses contributions à la lutte contre les exclusions ».
234
Circulaire DGEFP n°200-21 du 10 décembre de 2008 relative aux nouvelles modalités de conventionnement
des structures d’insertion par l’activité économique.
235
Le taux d’emploi durable est le premier indicateur de performance appliqué à l’insertion par l’économique. Sa
définition est identique dans les documents budgétaires qui accompagnent la mise en œuvre de la LOLF depuis
2006.
235
à l’emploi de transition correspond au ratio entre le nombre de sortants de structures d’insertion
qui disposent d’un CDD ou d’une mission d’intérim de moins de 6 mois ou d’un contrat aidé et
le nombre total de sortants de structures d’insertion.
Les fonctionnaires de la DGEFP prennent en compte deux autres revendications des
représentants associatifs : la première concerne la mesure du travail d’accompagnement et de
resocialisation mené par les structures d’insertion, la seconde porte sur la possibilité de moduler
les objectifs quantitatifs associés aux indicateurs. Ces deux demandes associatives sont
partiellement satisfaites par l’instauration d’un indicateur de « sorties positives » dont le
contenu et les contours ne sont pas précisément arrêtés. Ainsi, les « sorties positives » désignent
les situations où les chômeurs accèdent à une formation qualifiante ou pré-qualifiante ou à un
emploi dans une autre structure d’insertion après leur passage en structure d’insertion. Mais la
circulaire indique également que les structures d’insertion peuvent proposer d’inclure d’autres
types de situations dans la catégorie des sorties positives : « la réalisation d’une formation préqualifiante, la délivrance d’une attestation de compétence, l’obtention du permis de conduire,
etc. » Il revient aux fonctionnaires des services déconcentrés d’accepter ou non de comptabiliser
les propositions associatives comme sorties positives, en fonction de deux critères : le contexte
territorial dans lequel la structure d’insertion intervient (la circulaire indique qu’« une sortie
positive dans un bassin d’emploi en difficulté (peut) ne pas être reconnue sur un territoire offrant
plus d’opportunités ») et son « projet d’insertion ». De même, les fonctionnaires peuvent
adapter l’objectif quantitatif associé au taux de sorties positives en fonction du projet d’insertion
et du contexte territorial.
Par exemple si la structure emploie des chômeurs considérés comme étant très éloignés de
l’emploi (comme les ateliers et chantiers d’insertion qui mettent au travail les bénéficiaires du
revenu de solidarité active), ou lorsqu’elle intervient sur un territoire caractérisé par un fort taux
de chômage de longue durée (un ancien bassin d’emploi industriel), les fonctionnaires peuvent
revoir à la baisse les objectifs quantitatifs en matière de sorties positives. Ils peuvent également
accepter de comptabiliser comme sortie positive une situation qui témoigne d’une amélioration
de la situation sociale des chômeurs mis au travail (l’obtention du permis de conduire, etc.).
En laissant un flou sur les contours de la catégorie des « sorties positives » les
fonctionnaires de la DGEFP satisfont partiellement les prises de position des fédérations. En
effet, si l’administration refuse de créer l’indicateur exclusivement consacré au travail
d’accompagnement social comme le demandaient les fédérations en 2006, elle laisse des
236
marges de manœuvre au niveau local pour que cet accompagnement fasse l’objet d’une
évaluation par ses services. Il en est de même pour la possibilité de moduler les objectifs
associés aux indicateurs. Bien que la DGEFP ne reprenne pas l’idée des fédérations associatives
de créer un indicateur de « « défavorisation » des territoires », elle donne à ses services une
marge d’autonomie pour moduler l’objectif quantitatif en matière de sorties positives en
fonction du contexte territorial et du projet des structures d’insertion.
Enfin, la DGEFP relaie les demandes des fédérations de ne pas assimiler l’évaluation à un
contrôle des objectifs fixés dont le non-respect entrainerait des sanctions. Les expressions
mobilisées dans la circulaire du 10 décembre 2008 insistent sur l’égalité et la réciprocité des
échanges entre les dirigeants de structures d’insertion et services administratifs.
L’administration indique à ses services que le « dialogue de gestion », l’appellation
administrative qui désigne ce « lieu de rencontre » (Bruno et Didier, 2010) entre fonctionnaires
des services déconcentrés et dirigeants de structures d’insertion, doit être l’occasion d’un
« échange », d’une « négociation » entre « partenaires ».
Conclusion de la section
À travers la controverse de 2006, la participation aux travaux du Grenelle de l’insertion
et aux négociations de 2008, les fédérations associatives apparaissent comme garantes des
intérêts des structures d’insertion. Leur connaissance précise du fonctionnement des structures
d’insertion, des caractéristiques des chômeurs qu’elles mettent au travail, de leur
environnement institutionnel, leur permet de se présenter comme les représentants légitimes
des acteurs « de terrain ». Opposées à la conception politico-administrative de la performance
qu’elles jugent réductrice, elles tentent d’aménager la procédure d’évaluation en fonction des
spécificités des structures d’insertion. Elles mettent en avant l’influence de facteurs internes et
externes aux structures d’insertion qui prédéterminent leur capacité à répondre aux injonctions
étatiques à la performance : le « projet d’insertion » (les catégories de chômeurs mis au travail
par la structure), le contexte territorial (la situation économique et les caractéristiques du marché
du travail local) et l’environnement institutionnel de la structure d’insertion (la structuration et
le dynamisme des politiques d’insertion locales).
Elles parviennent à infléchir la définition politico-administrative de la performance en
l’élargissant à de nouveaux indicateurs (prise en compte du taux de retour à l’emploi « de
237
transition », du taux de « sorties positives »), et en incluant la possibilité d’aménager les
objectifs et les types de sorties « positives ».
Malgré la prise en compte de ces revendications, il ne faut pas surestimer le pouvoir des
fédérations dans les négociations avec la DGEFP. À y regarder de près, les aménagements de
la procédure d’évaluation en fonction des demandes associatives restent relativement
marginaux. La DGEFP maintient son autorité sur les points les plus importants. Dans les
instructions qu’elle adresse à ses services, elle rappelle constamment que le critère central
d’évaluation de la performance est le taux de retour à l’emploi durable. Les autres indicateurs
sont d’importance secondaire et viennent en complément.
C’est elle qui fixe les objectifs quantitatifs associés aux indicateurs et la durée maximum pour
les atteindre. Les structures d’insertion disposent ainsi de trois ans pour atteindre un taux
minimum de sortie vers l’emploi durable de 25 %. Elles doivent également parvenir à un taux
de « sortie dynamique » de 60 %. Celui-ci s’obtient en additionnant les trois catégories
d’indicateurs : le taux d’insertion dans l’emploi durable, le taux d’insertion dans l’emploi de
transition et le taux de sorties positives. Fixés sans concertation, ces objectifs quantitatifs
minimums sont considérés comme étant beaucoup trop élevés par les fédérations associatives.
Ces éléments montrent bien que la DGEFP articule des logiques et des attentes opposées
et provenant d’espaces sociaux distincts. D’un côté, elle relaie les injonctions à la performance
des responsables politiques236 et se conforme aux principes et aux objectifs de la LOLF. Elle
demande à ses services déconcentrés d’imposer aux structures d’insertion une procédure
d’évaluation standardisée reposant sur un nombre limité d’indicateurs uniformes, auxquels sont
associées des objectifs quantitatifs ambitieux, et de sanctionner financièrement les structures
qui n’atteindraient pas les résultats attendus dans un délai de trois ans. D’un autre côté, la
DGEFP relaie certaines positions des acteurs de l’espace de l’IAE en laissant quelques marges
de manœuvre aux acteurs locaux pour valider l’atteinte des objectifs. Structures d’insertion et
administrations modulent la part respective des trois catégories de sorties (sous réserve du
respect de l’objectif d’insertion dans l’emploi durable de 25 %) pour atteindre un taux de sortie
dynamique supérieur à 60 %. Cette modulation permet ainsi de compenser un faible taux
d’insertion dans l’emploi durable par un taux de sorties positives important, incluant l’accès à
236
Plus loin dans ce chapitre, je montre que le fait de se positionner comme un relais de la commande politique et
de faire endosser aux agents du champ politique la responsabilité des problèmes posés par une évaluation centrée
sur les taux de retour à l’emploi permet à l’administration de se dédouaner auprès des représentants associatifs.
238
des formations, le travail d’accompagnement social, etc. En ménageant ces possibilités de
négociation (sur le contenu des situations comptabilisées comme sorties positives) et de
modulation (des objectifs quantitatifs), la DGEFP satisfait en partie les revendications des
fédérations associatives qui s’opposent à une application uniforme des indicateurs et jugent les
objectifs quantitatifs minimum trop élevés.
II. Position intermédiaire, construction et circulation de
l’expertise
A. Accompagner les adhérents : les réformes managériales productrices de
ressources matérielles et symboliques pour les fédérations
La section précédente analyse la manière dont les fédérations associatives tentent de
défendre les intérêts des structures d’insertion en orientant le contenu des réformes
managériales de l’IAE. Leurs revendications s’appuient sur leurs connaissances fines des
activités accomplies par les professionnels au sein des structures d’insertion. Cette partie éclaire
une seconde dimension du rôle des fédérations dans la production de la politique d’IAE qui les
conduit à intervenir non plus en direction des acteurs publics, mais auprès de leurs adhérents.
Il s’agit de prendre pour objet leur travail de sensibilisation et d’accompagnement des structures
d’insertion à la mise en œuvre de ces réformes.
À certains égards, le travail d’accompagnement aux réformes des adhérents est comparable à
celui mené par l’administration centrale en direction de ses services déconcentrés. La DGEFP
produit des textes réglementaires (circulaires, instructions, notes de service, etc.) qui guident
les fonctionnaires des services dans la mise en œuvre des réformes. De même, les fédérations
associatives élaborent des instruments qu’elles diffusent auprès des associations adhérentes afin
qu’elles puissent comprendre les enjeux des réformes et adapter leurs pratiques. Ainsi,
l’instauration d’une procédure d’évaluation par la performance donne lieu à la production de
notes de cadrage, de « guides pratiques » et de formations destinées aux adhérents.
239
Cette section analyse les enjeux de ce travail d’accompagnement aux réformes des
adhérents. Elle prend plus particulièrement pour objet le contenu de deux « guides pratiques »
visant à sensibiliser les structures d’insertion à la mise en place de l’évaluation par la
performance. Elle montre que l’élaboration et la diffusion de ces instruments font l’objet d’un
travail collectif d’interprétation et de reformulation des enjeux des réformes. Enfin, cette partie
montre que le travail d’accompagnement des adhérents consolide le périmètre d’intervention
des fédérations dans l’espace de l’IAE et, ce faisant, légitime leur rôle d’intermédiaire.
-
Les instruments d’accompagnement, entre objectif pédagogique et enjeu politique
Le premier instrument étudié est un guide publié en 2009. Il est produit par l’ensemble
des fédérations réunies au sein du CNAR-IAE237. Un cabinet de consultant est chargé de la
rédaction et de la mise forme du guide.
Le guide élaboré dans le cadre du CNAR-IAE poursuit un objectif exclusivement
pédagogique. Il présente le cadre institutionnel dans lequel les indicateurs de performance sont
instaurés. Il revient succinctement sur les objectifs de la LOLF en reprenant les arguments
avancés par ses défenseurs : grâce au passage d’une « logique de moyens à une logique de
résultats », la LOLF renforce la transparence et l’efficacité de l’action publique.
Le guide rappelle également la position du ministère de l’Emploi : les structures d’insertion
« étant financées au titre de la politique de l’emploi », il est impératif que le taux de retour à
l’emploi (durable et de transition) constitue le critère central de l’évaluation. Le guide détaille
sur un ton neutre les indicateurs, les objectifs quantitatifs définis par l’administration et les
différentes étapes du processus d’évaluation, du dépôt du dossier de conventionnement à
l’administration jusqu’à l’évaluation finale des performances de la structure et la négociation
de nouveaux objectifs. Il donne des informations aux structures pour remplir leur dossier de
conventionnement et préparer leur « dialogue de gestion » (conseils relatifs à l’élaboration d’un
diagnostic territorial, à la formalisation du projet d’insertion, etc.)
L’objectif strictement pédagogique du guide élaboré dans le cadre du CNAR-IAE tient à
la spécificité de cette instance financée et contrôlée par l’État. Le CNAR-IAE se veut un espace
237
Le CNAR-IAE est créé en 2007 par la DGEFP pour mutualiser les actions et les instruments de
professionnalisation des fédérations associatives. Le chapitre précédent analyse les enjeux de la mise en place du
CNAR-IAE. Le guide dont il est question s’intitule Le guide des nouvelles modalités de conventionnement.
240
de production d’information et de formation pour les personnels de l’ensemble des structures
d’insertion, qu’elles soient ou non affiliées à une fédération. La proximité de l’instance avec
l’administration de l’Emploi explique la neutralité apparente du guide qui présente une vision
de l’évaluation et de la performance conforme aux attentes politico-administratives. Les prises
de positions critiques des fédérations associatives n’ont donc pas leur place dans le document.
En réaction au guide produit dans le cadre du CNAR-IAE, certaines fédérations de
structures d’insertion élaborent leur propre instrument pour accompagner leurs adhérents à la
mise en place des indicateurs de performance. C’est le cas de la FNARS. Ses membres élaborent
un autre guide auquel ils assignent un objectif politique qui rompt avec la visée pédagogique et
le registre technique qui caractérisent le guide du CNAR-IAE. Ainsi, pour Anne, la permanente
du siège de la fédération qui coordonne le travail d’élaboration du guide :
« Il fallait produire un outil pour relayer ce que l’on avait porté sur la
performance pendant le Grenelle, sur la prise en compte de la performance
sociale. Et le guide du CNAR ne fait pas ça, ce n’est pas son but. (…) La DGEFP
avait laissé des marges de manœuvre sur les sorties positives, pour reconnaitre
le travail d’accompagnement. Donc l’objectif (du guide) c’était d’abord de
donner des pistes aux adhérents là-dessus. » (Anne, chargée de mission IAE,
entretien réalisé le 14 novembre 2012.)
Au-delà du rappel des positions de la fédération à l’égard de la conception politicoadministrative de la performance, les initiateurs du guide lui assignent un objectif stratégique.
Il s’agit de fournir des arguments aux adhérents afin d’infléchir les pratiques d’évaluation de
l’administration déconcentrée, de « faire en sorte que la négociation des objectifs avec
l’État ne soit pas enfermée dans une simple démarche de contrôle » (p.10). Pour cela, le
guide propose une démarche méthodologique d’évaluation qui mobilise des éléments
quantitatifs et qualitatifs et s’oppose à la volonté de « chiffrage à tout prix » (p. 11) de l’État.
Les auteurs du guide cherchent à répondre à un « enjeu politique » qui occupe une place
centrale dès 2005 dans la controverse avec l’État : la reconnaissance du travail
d’accompagnement social dans la mesure de la performance. Comme on l’a vu précédemment,
la DGEFP n’est pas favorable à l’introduction d’indicateurs mesurant ce travail
241
d’accompagnement. À l’inverse, pour les membres de la FNARS « les structures d’insertion
« s’inscrivent dans le champ de la lutte contre les exclusions et non du traitement social du
chômage » (p. 9). Dès lors, il s’agit de donner des arguments aux adhérents afin qu’ils puissent
« valoriser l’insertion sociale » 238, les « performances sociales » qu’ils produisent, en profitant
des marges de manœuvre laissées par l’administration au niveau local.
Le guide fournit des arguments aux dirigeants de structures d’insertion afin de convaincre les
fonctionnaires des services déconcentrés de comptabiliser en sorties positives les actions
d’accompagnement qui améliorent la situation sociale des chômeurs. En d’autres termes, il
s’agit de faire en sorte que l’administration prenne en compte ces indicateurs - qui concernent
les domaines du logement, de la santé, de la gestion budgétaire, de la mobilité, de la formation
professionnelle - dans la procédure d’évaluation de la performance, au même titre que le taux
de retour à l’emploi.
À titre d’exemple, dans le domaine de la santé, l’indicateur proposé correspond au
« nombre et à la nature des démarches engagées par les salariés en insertion en vue de
résoudre leurs problèmes de santé » grâce à l’accompagnement des professionnels de
l’insertion. Ces démarches correspondent à des « visites auprès de généralistes ou de
spécialistes, séjours en centres médicalisés », etc. Les indicateurs qui traduisent une
amélioration de la mobilité renvoient au nombre d’individus ayant obtenu le permis de conduire
ou ayant fait l’acquisition d’un moyen de transport individuel au cours de leur passage en
structure. Les indicateurs proposés pour mesurer l’amélioration de la situation financière
comptabilisent le nombre de dossiers de surendettement crée suite au passage dans les structures
d’insertion, la mise en place d’échéanciers de paiement des loyers en retard, etc.
Alors que le guide du CNAR-IAE se centre essentiellement sur des questions techniques
concernant la mise en œuvre de la procédure d’évaluation telle qu’elle est définie par l’État,
celui de la FNARS combine une dimension technique et une dimension politique. Il rappelle
les positions de la fédération et fournit aux adhérents des arguments susceptibles d’infléchir les
pratiques administratives d’évaluation centrées sur le retour à l’emploi.
238
Le guide publié par la FNARS s’intitule « Comment valoriser l’insertion sociale et professionnelle des
structures d’insertion par l’activité économique ».
242
-
L’accompagnement des adhérents à la mise en œuvre des indicateurs : un moyen pour
les fédérations de légitimer leur rôle d’intermédiaire
Si le guide de la FNARS présente un ensemble d’arguments susceptibles d’infléchir les
pratiques administratives d’évaluation, il n’en reste pas moins que les réformes managériales
impulsées par l’État permettent aux fédérations associatives de conforter leur position et leur
périmètre d’intervention dans l’espace de l’insertion par l’activité économique, tant auprès des
acteurs étatiques que des acteurs du monde associatif.
Les réformes sont l’occasion pour les fédérations de se positionner en relais de l’État. Ce
rôle de relais est nettement mis en avant dans les dossiers de demandes de subvention que les
fédérations adressent aux administrations centrales. Ainsi, la FNARS indique dans son dossier
de demande de subvention à la DGEFP que ses actions visent à « accompagner et adapter le
réseau aux évolutions des politiques publiques d’insertion », à « renforcer la sensibilisation des
adhérents aux réformes institutionnelles », à accroitre leurs « capacités à mettre en œuvre » ces
réformes « de façon homogène sur le territoire ». Le guide analysé dans la partie précédente a
pour objectif de « renforcer les résultats des structures adhérentes en termes de sorties
positives » et ainsi, de mieux répondre aux exigences de performance imposées par
l’administration.
Les réformes managériales font l’objet d’un double enjeu, économique et symbolique
pour les fédérations associatives. Économique car les réformes ouvrent des opportunités pour
négocier des financements supplémentaires afin « d’accompagner les adhérents » à leur mise
en œuvre. Symbolique puisqu’en acceptant de financer les actions d’accompagnement aux
réformes proposées par les fédérations, la DGEFP reconnaît officiellement l’utilité de leur
participation à l’élaboration de l’action publique. Ce processus de légitimation par l’État des
fédérations associatives est lié à leur proximité vis-à-vis des structures d’insertion. En d’autres
termes, la reconnaissance institutionnelle des fédérations repose sur leur capacité à se substituer
à l’État en intervenant directement auprès des acteurs « de terrain » pour expliquer les enjeux
des réformes et contribuer à leur mise en œuvre.
Ce rapport à l’État fondé sur la délégation distingue les fédérations de l’espace de l’IAE
d’autres structures associatives comme ATD Quart Monde (Viguier, 2008) ou l’association
Droit au Logement (Péchu, 2006). Ces dernières gagnent leur légitimité de leur position
243
d’extériorité par rapport aux responsables politiques et administratifs. Elles mettent en avant
leur indépendance et se présentent comme des organisations productrices de « contreexpertises », de savoirs qui s’opposent aux connaissances produites par l’État (Lochard &
Simonet-Cusset, 2005 ; 2016).
À l’opposé de la figure du « contre-expert », l’expression « loyalisme critique » (Lochard
& Simonet-Cusset, 2005) rend bien compte du positionnement des fédérations associatives
comme la FNARS par rapport à l’État. Le terme « loyalisme » renvoie au fait que les
fédérations comblent les attentes politico-administratives en légitimant les réformes
managériales auprès de leurs adhérents. Ainsi, dans son guide, la FNARS affirme le bienfondé
et la nécessité de se plier à la procédure d’évaluation définie par l’État, même si celle-ci fait
l’objet de critiques. La mise en place de l’évaluation est assimilée à une « opportunité » pour
les structures d’insertion de mieux faire comprendre à leurs « partenaires institutionnels » leurs
activités. De même, l’évaluation favorise leur « responsabilisation » et l’« optimisation » de
leur fonctionnement et apparait d’autant plus nécessaire que le secteur de l’insertion « n’a pas
suffisamment la culture de l’évaluation interne ou externe ». In fine, c’est une représentation
positive de l’évaluation, dépeinte en démarche vertueuse, que la FNARS contribue à véhiculer
auprès de ses adhérents.
L’adjectif « critique » signifie que les relations entre l’administration et la fédération ne
se résument pas à un rapport de subordination entre un commanditaire et un exécutant. En
d’autres termes, le rôle de la FNARS n’est pas réductible à celui d’auxiliaire de l’État. Le travail
d’accompagnement des adhérents fournit des marges de manœuvre pour réaffirmer les positions
critiques. Ainsi, alors que dans les conventions la FNARS se positionne en relais de l’État dans
la mise en œuvre des réformes managériales, dans les instruments qu’elle élabore en direction
des adhérents, elle se présente comme un défenseur des principes d’action des structures
d’insertion. Si, dans son guide, la FNARS légitime la démarche instaurée par l’administration
en relayant les poncifs managériaux sur l’évaluation par la performance, elle propose dans le
même temps à ses adhérents des indicateurs qui valorisent la « performance sociale » des
structures d’insertion. Dans cette perspective, les instruments participent à la fois à
l’acculturation des structures d’insertion aux réformes managériales de l’État et à la diffusion
d’une expertise critique qui, en mettant en avant la spécificité des structures d’IAE, justifie
l’action de la fédération vis-à-vis de ses adhérents.
244
Contre l’administration qui réduit l’évaluation des structures d’insertion à des objectifs de
retour à l’emploi, la prétention de la FNARS à défendre les principes d’action des structures
d’insertion est d’autant plus légitime qu’elle implique ses adhérents dans la construction et la
diffusion des instruments. En effet, l’élaboration et la diffusion des guides est l’objet d’un
travail collectif qui intensifie les relations entre la fédération et ses adhérents239 et contribue à
faire connaitre les activités et les prises de position de la première auprès des seconds.
Toutefois, le loyalisme critique comme positionnement par rapport à l’État n’est pas
dénué d’ambiguïté. Il place les fédérations dans un équilibre fragile entre un positionnement
critique quant aux indicateurs et aux objectifs imposés par l’administration (et qui se traduit par
la production de communiqués de presse, de courriers, etc.) et une implication dans la mise en
œuvre de ces réformes (en créant des instruments et en organisant des formations qui participent
à leur diffusion auprès des structures d’insertion).
B. Suivre la réforme et évaluer les pratiques d’évaluation de l’État : la
construction d’une expertise de terrain
Parallèlement à l’élaboration d’instruments d’accompagnement des adhérents, les
fédérations associatives entament un travail de suivi de la mise en œuvre de l’évaluation de la
performance. Ce travail de production de connaissances vise à s’assurer que l’évaluation menée
par l’État est en adéquation avec la réalité.
Ainsi, lorsque la DGEFP annonce la réalisation du bilan de la première année de mise en œuvre
de l’évaluation240, la FNARS réagit en lançant son propre suivi de la réforme. Pour les salariés
de la fédération il s’agit de « confronter les remontées des services déconcentrés de l’État et
celles de nos adhérents via les associations régionales FNARS » afin que « le bilan final (de
l’État) concorde avec la réalité du terrain » 241. Les représentants associatifs organisent la récolte
des informations sur les pratiques d’évaluation et l’usage des indicateurs de performance par
les services déconcentrés.
239
Le chapitre précédent livre une analyse détaillée des processus de division du travail de construction des
instruments destinés aux adhérents.
240
Voir la circulaire DGEFP du 22 février 2009.
241
Citations extraites de l’article du 3 avril 2009 publié site Internet FNARS.
245
L’analyse de ce travail de suivi des réformes présente deux intérêts. D’abord il permet
d’analyser un aspect central du travail des fédérations : la construction d’une expertise qui
repose sur la connaissance des situations locales. Comme pour l’élaboration des instruments de
professionnalisation étudiée dans le chapitre précédent, la construction de cette expertise
implique un processus de répartition du travail entre les membres de la fédération, et montre
plus particulièrement les coopérations entre les permanents du niveau national et ceux de
l’échelon régional. Ensuite, l’analyse du suivi des réformes met en lumière une critique
récurrente des fédérations associatives à l’égard de l’administration : les problèmes de
coordination entre la DGEFP et ses services déconcentrés et l’incapacité de l’administration
centrale à piloter les réformes d’une manière satisfaisante.
-
Le suivi des réformes, un travail collectif qui repose sur les ressources internes de la
fédération…
En 2009, la FNARS organise un suivi de la mise en œuvre des indicateurs de performance.
Comme sur d’autres aspects des politiques d’insertion242, la récolte des informations est un
travail collectif qui implique différentes catégories de membres de la fédération. Ce travail est
coordonné par les salariés du niveau fédéral qui sollicitent par courriel et par téléphone les
salariés ou les administrateurs des antennes régionales afin d’obtenir des informations sur le
déroulement des dialogues de gestion et l’usage des indicateurs de performance par les services
administratifs déconcentrés. Les membres des antennes régionales sollicitent à leur tour des
dirigeants de structures d’insertion adhérentes puis font remonter au national les informations
obtenues.
Pour les permanents du siège national, l’enjeu est de disposer de suffisamment
d’informations collectées sur des territoires différents pour avoir une vue d’ensemble de la mise
en œuvre des réformes. Cet objectif est toutefois délicat à remplir, en raison des disparités
d’implantation de la fédération. Les vingt-deux associations régionales de la fédération ne
disposent pas toutes des mêmes ressources pour s’impliquer dans le suivi des réformes et
alimenter le niveau national en informations. Les effectifs salariés varient fortement d’une
242
Qu’il s’agisse de la mise en place d’indicateurs de performance, de la gestion des enveloppes de contrats aidés
ou de l’instauration de conventions de partenariat renforcé entre Pôle-Emploi et le secteur de l’IAE, la démarche
vise le même objectif (suivre la mise en œuvre d’un dispositif ou d’une réforme) et repose sur le même processus
de répartition du travail entre les membres des différents échelons de la fédération.
246
région à l’autre243. Les thématiques investies varient également fortement entre les associations
régionales. Ces disparités entre les associations régionales découlent à la fois de l’histoire de la
fédération244 et des opportunités de financements par les bailleurs locaux (administrations
déconcentrées, conseils généraux, conseils régionaux etc.)245.
Des associations régionales (comme les FNARS-Poitou-Charentes, Lorraine et Océan
Indien, Auvergne) ne comptent qu’un poste de secrétariat à mi-temps, voire aucun poste. Les
administrateurs bénévoles occupent un emploi de directeur d’association. Ces derniers sont peu
disponibles et bien souvent ne disposent pas des renseignements recherchés par les permanents
du siège de la fédération. Les associations régionales les plus importantes rassemblent plus de
cinq salariés (huit salariés à temps plein en l’Ile de France, sept pour la région Nord Pas de
Calais, cinq pour la région Centre, quatre pour la région Rhône-Alpes). Elles disposent d’un
chargé de mission dédié à la thématique de l’insertion par l’économique lequel, de par sa
proximité avec les structures d’insertion adhérentes, peut aisément obtenir les informations
demandées par les permanents nationaux. Des relations professionnelles étroites unissent les
salariés des associations régionales et ceux du siège national spécialisés sur la même
thématique. Les premiers jouent le rôle d’informateurs privilégiés des seconds qui collectent
auprès d’eux les informations sur les situations locales à partir desquelles ils peuvent construire
leur expertise et les prises de position de la fédération. Ainsi tributaires des ressources locales
de la fédération, ses permanents nationaux fondent leur connaissance des réformes sur des
informations provenant des mêmes territoires.
-
… et qui permet de légitimer des positions existantes et d’en créer de nouvelles
En 2009, les permanents nationaux parviennent à collecter des informations sur la mise
en œuvre des indicateurs de performance dans une cinquantaine de départements. Ces
informations attestent de la diversité des pratiques administratives d’évaluation de la
performance. Celles-ci s’échelonnent sur un continuum allant de l’application stricte des
243
En 2008, soixante-sept personnes étaient salariées au sein des vingt et une associations régionales - la FNARS
Auvergne ne compte pas de salariés - pour 60,4 équivalent temps plein (ETP). Ces chiffres et les suivants sont
extraits d’une étude réalisée en 2008 par le service « vie fédérale » du siège de la fédération qui s’intitule Etude
des politiques de ressources humaines en régions.
244
Les premiers adhérents de la FNARS sont les foyers d’hébergement pour sans-abri des grandes métropoles
françaises. La fédération est donc davantage implantée dans des territoires fortement urbanisés.
245
Les cotisations financent en moyenne 30 % des salaires en région. 70 % des ressources des antennes régionales
dépendent donc d’autres sources de financement.
247
objectifs quantitatifs (parfois dès 2009, alors que la circulaire laisse trois ans aux associations
d’insertion pour les atteindre), à une interprétation très large des critères d’évaluation et une
souplesse dans l’application des objectifs. Certaines administrations instaurent des objectifs
inférieurs à ceux prévus dans la circulaire (par exemple des taux de sortie vers l’emploi durable
de 10 % et 15 % au lieu des 25 % programmés). De même, certains services déconcentrés
comptabilisent des situations (l’hospitalisation en structure psychiatrique, la réalisation d’une
cure de désintoxication, le fait de retrouver un logement, d’obtenir le permis de conduire)
comme des sorties positives et reconnaissent ainsi le travail d’accompagnement des structures
d’insertion alors que ce n’est pas le cas pour d’autres.
Dans la majorité des territoires sondés, les fonctionnaires se contentent de rappeler aux
dirigeants associatifs les objectifs quantitatifs en termes de retour à l’emploi à atteindre dans
les trois ans sans aborder la question des spécificités territoriales ou du projet d’insertion de la
structure. François, un administrateur de la fédération parle ainsi de « monologue de gestion »
pour résumer la manière dont se déroule le dialogue de gestion : en lieu et place des négociations
sur les indicateurs et les objectifs prévues par les textes, l’administration déconcentrée se limite
à mesurer l’écart entre les objectifs génériques fixés et les chiffres présentés par la structure
d’insertion.
Munie de cette connaissance sur les pratiques locales d’évaluation par les services
déconcentrés, les permanents fédéraux interpellent la DGEFP sur les dysfonctionnements dans
la mise en œuvre de la réforme. Dans un courrier adressé au délégué général246, ils dénoncent
une « mise en œuvre à géométrie variable » de la réforme en précisant que la prise en compte
par l’administration du contexte territorial est loin d’être systématique et que l’évaluation
s’apparente parfois à « un monologue de gestion plutôt qu’à un dialogue ». La FNARS indique
également que la diversité des pratiques administratives va à l’encontre de l’égalité de
traitement des structures d’insertion, celles-ci n’étant pas évaluées en fonction des mêmes
critères de performance.
246
Courrier du 30 septembre 2009 envoyé par la FNARS à B. Martinot, délégué général à l’Emploi et à la
Formation professionnelle. Dans ce courrier la fédération interpelle le ministre de l’Emploi et le responsable de
l’administration centrale. Elle fait part de son inquiétude quant à la mise en œuvre des dialogues de gestion et
présente les principaux enseignements du suivi de la réforme.
248
Les informations collectées dans le cadre du suivi des réformes permettent également
aux permanents nationaux d’exprimer à nouveau les prises de position existantes. Depuis le
milieu des années 2000, la FNARS demande à ce que soit instauré un « pilotage partagé » du
secteur de l’IAE entre les différentes institutions publiques qui interviennent auprès des
structures d’insertion (service déconcentré de l’État, Service public de l’Emploi, conseil
départemental, conseil régional, mairie, etc.). La fédération réclame ainsi la mise en place d’une
« conférence des financeurs » au sein de laquelle l’un des bailleurs publics est chargé de
collecter les financements après des autres bailleurs et de les verser à la structure d’insertion.
L’objectif est de limiter au maximum le temps consacré au remplissage des dossiers de demande
de subventions.
Les informations recueillies auprès des adhérents concernant la mise en œuvre des indicateurs
de performance légitiment les prises de position de la FNARS en faveur de l’instauration d’un
« pilotage partagé » du secteur de l’IAE. Des adhérents interrogés indiquent en effet que la
participation d’autres institutions que l’administration de l’emploi au dialogue de gestion
permet une évaluation de meilleure qualité. L’intervention de Pôle emploi favorise la prise en
compte du contexte territorial dans l’évaluation. Celle du Conseil départemental permet
d’insister sur les difficultés rencontrées par bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA)
embauchés en structures d’insertion, et, du même coup, sur la nécessité de revoir à la baisse les
objectifs de performance fixés par l’État247.
Conclusion de la section
Le processus d’instauration des indicateurs de performance permet d’éclairer les
différentes facettes du rôle des fédérations associatives dans l’espace de l’insertion par
l’économique. Dans la première section, celles-ci apparaissent comme les porte-parole des
structures d’insertion face à l’administration du ministère de l’Emploi. Elles contestent la
définition politico-administrative de la performance et mettent en avant la nécessité d’une
évaluation adaptée aux spécificités des structures d’insertion. Si l’administration répond à
certaines revendications associatives, elle conserve la mainmise sur les enjeux principaux et les
grandes lignes de la procédure d’évaluation (le caractère central des taux de retour à l’emploi,
247
Les conseils départementaux financent les ateliers et chantiers d’insertion (ACI) en contrepartie de la mise au
travail des bénéficiaires RSA. En assistant à l’évaluation, leurs représentants peuvent appuyer les arguments des
fédérations concernant l’intensité des difficultés rencontrées par cette catégorie de chômeurs.
249
le niveau des objectifs quantitatifs, la possibilité de sanctions financières en cas de non atteinte
des objectifs).
Dans cette section, les fédérations paraissent se positionner en relais des réformes
managériales de l’État. Elles accompagnent leurs adhérents pour mettre en œuvre ces réformes,
tout en tentant d’en orienter le contenu. Le guide pratique réalisé par la FNARS a ainsi pour
objectif de légitimer l’évaluation de la performance (en la présentant comme une
« opportunité » pour les adhérents) et d’en orienter le contenu (en donnant d’autres indicateurs
aux adhérents que ceux imposés par l’État). Dans cette configuration, l’expertise circule suivant
une logique descendante : les salariés du siège parisien, parfois appuyés par des consultants,
élaborent des instruments dans lesquels ils interprètent les textes réglementaires, en décryptent
les enjeux et élaborent des recommandations pour les structures d’insertion.
À l’inverse, le travail de suivi des réformes repose sur la compilation d’informations recueillies
au niveau local. Dans cette configuration, l’expertise qui alimente les prises de position de la
fédération face à l’État suit un circuit de diffusion ascendant. Les dirigeants de structures
d’insertion adhérentes fournissent des informations aux permanents régionaux qui les
remontent à leur tour aux permanents nationaux qui les mobilisent de façon à alimenter les
prises de position fédérales et les négociations avec l’administration centrale de l’Emploi.
III.
Entre conflit et négociation, les relations entre
fédérations associatives et ministère de l’Emploi
Entre 2010 et 2012, les relations entre les agents du ministère de l’Emploi et les
représentants des structures d’insertion entrent dans une nouvelle phase. D’un côté, la mise en
place de deux expérimentations par l’État va entrainer les protestations des membres des
fédérations. Ces derniers débattent alors des positions à prendre face à la conduite de
l’administration. D’un autre côté, les fédérations s’engagent dans un travail d’élaboration de
nouveaux indicateurs aux côtés de l’administration.
250
A. Défection ou prise de parole ? Retour sur une prise de position associative
-
Les expérimentations du ministère de l’Emploi relatives à la performance
En 2011, le ministère de l’Emploi met en place deux expérimentations qui visent à
renforcer la performance des structures d’insertion par l’économique. La première
expérimentation est mise en œuvre sur trois départements en juillet 2011. Les structures
volontaires déposent un dossier auprès des services déconcentrés de l’Emploi au sein duquel
elles présentent les actions qu’elles comptent mettre en place pour « améliorer le(ur) taux de
sortie vers l’emploi (emploi durable et de transition) et la formation qualifiante » 248. En retour,
l’administration leur octroie une subvention pour créer des emplois de permanents (poste de
chargé des relations avec les entreprises, référent formation, chargé des parcours d'insertion,
etc.).
En décembre 2011, le ministère de l’Emploi lance une seconde expérimentation qui consiste à
mettre en œuvre des « projets innovants visant à améliorer de façon substantielle l’accès et le
retour à l’emploi » des salariés en insertion de trois « grands groupes de l’insertion par l’activité
économique ». Ces trois grands groupes (Adecco insertion, ID’EE et Vitamine T) bénéficient
de subventions afin de mettre en place des actions ayant un « impact direct ou indirect sur les
taux de sortie vers l’emploi : le renforcement des liens avec les entreprises classiques,
l’adaptation et la co-construction avec les entreprises de supports d’insertion répondant aux
besoins en recrutement identifiés » 249. En contrepartie de ces financements, les trois grands
groupes s’engagent à atteindre des taux de retour à l’emploi supérieurs à ceux fixés par la
circulaire du 10 décembre 2010 : 50 % de taux de sortie dans l’emploi durable et en formation
qualifiante, dont au moins 30 % de sortie en emploi durable (contre 25 % dans la circulaire de
décembre 2010 qui s’applique à l’ensemble des structures). Cette expérimentation s’inscrit dans
le prolongement de la précédente qui visait également à octroyer des financements
supplémentaires à des structures d’insertion afin qu’elles accroissent leur taux de retour à
l’emploi.
248
L’instruction DGEFP du 25 juillet 2011 relative à l’expérimentation sur le fonds départemental d’insertion pour
le renforcement des missions emploi des structures d’insertion par l’activité économique prend la forme d’un appel
à projet. Elle définit trois types d’actions susceptibles d’être financées : la « prospection des entreprises et la
recherche de niches d'activité pour l'IAE », la « construction de parcours d'insertion » et la « construction de
parcours de formation ».
249
Voir l’instruction DGEFP relative à l’expérimentation menée avec trois grands groupes de l’insertion par
l‘activité économique du 8 décembre 2011. Le texte précise que ces subventions permettront de financer
l’embauche de 17 chargés de mission au siège des trois « grands groupes » qui mettront en œuvre ces actions.
251
Parallèlement à la mise en place des expérimentations, X. Bertrand, le ministre de
l’Emploi, propose aux fédérations d’entamer un travail visant à « se mettre d'accord sur la façon
de mesurer (la) performance, pour qu'elle ne soit pas imposée, décalée, déconnectée » 250. Ce
travail doit permettre d’aboutir à une « vision commune », une « lecture commune de la
performance » entre représentants associatifs et administration centrale de l’emploi. Il annonce
également le maintien du montant des crédits d’État consacrés au secteur de l’insertion par
l’économique pour l’année 2012.
-
Participer ou faire défection ?
La mise en place des deux expérimentations déclenche une série de critiques de la part
des fédérations de l’IAE. L’encadré ci-dessous montre bien comment les prises de position
collectives se construisent lors des réunions, en réaction aux expérimentations mises en place
par l’administration.
Encadré 15 - Face à l’État, la « politique de la chaise vide » ou la participation ?
Les propos rapportés dans cet encadré ont été prononcés par les membres des principales
fédérations du secteur de l’IAE réunis à Paris le 9 septembre 2011 dans les locaux d’une des
fédérations. Parmi les sujets abordés, l’expérimentation sur la performance lancée en juillet par
l’administration de l’Emploi.
Participant 1 : La circulaire de cet été c’est le serpent de mer des contrats de performance. On
avait dit la priorité c’est le plan de modernisation. Aujourd’hui ils veulent faire rentrer par la
fenêtre un truc auquel on s‘est opposé (…) Est ce qu’on joue le boycott et on refuse de participer
à l’expérimentation ? Est-ce qu’on fait la politique de la chaise vide ?
Participant 2 : Ça en dit long sur la façon de fonctionner avec la DGEFP. On n’est pas concertés,
on apprend ça par les adhérents, c’est inadmissible. (…) Chez nous le bureau est remonté.
Participant 3 : Il y a une crispation évidente de la DGEFP, ils sont en pleine négociation du
budget et c’est aussi pour ça qu’on n’est pas convoqué. Bertrand a parlé d’un travail partenarial
sur la performance, demandons à la DGEFP comment elle compte mettre ça en place. On a un
coup à jouer là-dessus, il faut voir ça comme une opportunité de les faire bouger sur la
performance.
250
Extraits du discours prononcé par X. Bertrand devant lors de l’assemblée plénière du CNIAE en juillet 2011.
252
Participant 4 : On s’est fait court-circuiter. Je rejoins X (participant 1), il faut qu’on ait une
position claire par rapport à la DGEFP. Est-ce qu’on aide les adhérents à répondre (à l’appel à
projet) ? Il y a des adhérents qui se sont déjà positionnés sur la circulaire. (…) Il y a de l’argent
à la clé donc c’est normal qu’ils y aillent. Il faut qu’on sache ce que la DGEFP compte faire
avec cette expérimentation et c’est quoi le lien avec l’annonce de Bertrand.
Participant 2 : la DGEFP répond à une commande du cabinet. Ils n’ont aucune vision
stratégique. Ils sont débordés. L’expérimentation est financée par une retenue sur le FDI à
hauteur de 3 millions. C’est ça de moins sur le budget 2011.
Participant 5 : Le cabinet de Bertrand joue un double-jeu. Je ne sais pas si on doit fermer la
porte. Je pense qu’on n’a pas les moyens de faire la politique de la chaise vide. Le travail sur la
performance, c’est aussi une opportunité pour proposer d’autres indicateurs. Je propose de faire
un courrier qui rappelle notre opposition sur la performance et qui demande des précisions à la
fois sur l’appel à projet et sur le travail de fond sur la performance annoncé par Bertrand. Et
Bertrand a fait des annonces positives comme le maintien des crédits et le déplafonnement de
l’aide à l’accompagnement.
Dans les jours qui suivent, les participants rédigent un courrier dans lequel ils sollicitent un
rendez-vous auprès du délégué général à l’Emploi et à la Formation professionnelle. Le courrier
met en avant le fait que la circulaire de juillet s’appuie sur une « définition trop restrictive de la
performance, à savoir sa limitation au seul retour à l’emploi des salariés en insertion » et ne
prend pas en compte « la levée des freins sociaux à la reprise d’un emploi (indépendamment du
retour effectif à l’emploi) et, surtout, le développement économique territorial auquel contribue
chaque SIAE ».
L’encadré ci-dessus montre que les membres des fédérations partagent le même constat :
le ministère de l’Emploi joue un « double-jeu ». D’un côté, il lance sans concertation des
expérimentations qui s’appuient sur une définition de la performance contestée par les
représentants associatifs car focalisée sur la mesure du taux de retour à l’emploi. D’un autre
côté, le ministère souhaite entamer un travail avec l’ensemble des représentants associatifs afin
de construire « une vision partagée » de la performance. Il laisse entendre qu’il serait prêt à
élargir la définition politico-administrative de la performance centrée sur la mesure du taux de
retour à l’emploi en s’appuyant sur les propositions d’indicateurs des représentants associatifs.
253
Face au « double-jeu » du ministère de l’Emploi se pose la question de la stratégie à
adopter. Lors de la réunion du 9 septembre, deux positions possibles sont évoquées par les
représentants associatifs qui font écho à deux des catégories d’action définies par Hirschman :
la « défection » et la « prise de parole » (Hirschman, 1995). Un des participants émet d’idée de
« faire la politique de la chaise vide ». Pour marquer l’opposition aux expérimentations et
souligner le manque de concertation de la part de la DGEFP, il propose que les fédérations
fassent défection, c’est à dire qu’elles refusent de participer aux réunions de travail visant à
élaborer une « vision partagée » de la performance.
Cette position est toutefois rapidement abandonnée au profit de celle qui consiste à
prendre la parole pour signifier l’opposition aux expérimentations sur la performance tout en
participant aux travaux sur l’élaboration d’une « vision partagée » de la performance. Cette
position est exprimée dans un courrier envoyé à la DGEFP. Les fédérations rappellent leur
opposition à l’expérimentation et indiquent dans le même temps qu’elles veulent s’impliquer
dans un travail commun avec l’administration pour définir de nouveaux indicateurs de
performance. La même position est réaffirmée quelques mois plus tard lors de la mise en place
de la circulaire « grands groupes ». Les fédérations interpellent à nouveau la DGEFP, mais
indiquent en parallèle qu’elles s’engageront dans le travail de création de nouveaux indicateurs
proposé par le ministère de l’Emploi.
La position adoptée illustre bien « le loyalisme critique » (Lochard & Simonet-Cusset,
2005) qui caractérise le positionnement des fédérations associatives à l’égard de l’État. Le
boycott des réunions de travail avec la DGEFP est perçu comme une réponse trop radicale aux
expérimentations, malgré leur mise en place sans concertation et leur contenu centré sur une
définition univoque de la performance. La défection priverait les représentants associatifs de la
possibilité de faire reconnaitre leurs revendications concernant la mesure de la performance. À
l’inverse, la participation aux travaux visant à établir une « lecture commune de la
performance » 251 est vue par les acteurs associatifs comme une « opportunité », pour reprendre
l’expression de l’un d’entre eux, de proposer de nouveaux indicateurs centrés sur la
« performance sociale » des structures d’insertion.
251
Selon l’expression employée par X. Bertrand, le ministre de l’Emploi lors de son discours de juillet 2011 devant
les fédérations associatives de l’IAE.
254
Encadré 16 - Organisation des réunions de travail instaurées par la DGEFP
Les réunions du groupe de travail sur la mesure de la performance des structures d’insertion
ont lieu dans les locaux de la DGEFP. Elles regroupent entre cinq et dix membres de
différentes fédérations associatives. Les fédérations sont représentées par leur dirigeants
salariés (délégué général) et/ou bénévoles (président ou membre du bureau fédéral).
J’accompagne François, l’administrateur bénévole de la FNARS responsable sur la
thématique de l’insertion par l’activité économique252. Quatre agents de la DGEFP
participent aux réunions : la cheffe de la mission insertion professionnelle253, deux agents de
cette mission et un informaticien de l’administration.
Certains représentants associatifs expriment leur adhésion sur la méthode de travail
instaurée par l’administration. Lors d’une réunion en novembre 2011, l’un d’eux affirmera ainsi
la volonté de sa fédération de « se mettre en ordre de bataille pour s’investir dans ce chantier et
d’être force de proposition pour construire des indicateurs ».
De fait, la méthode de travail définit par la DGEFP s’appuie sur les contributions des fédérations
associatives qui transmettent leurs propositions d’indicateurs aux agents de la DGEFP. Ces
indicateurs sont ensuite débattus lors des réunions du groupe de travail qui portent sur des
thématiques identifiées par l’administration : la mesure de « l’effet sur les publics : accueil et
parcours au sein de la SIAE » (réunion de décembre 2011) ; « l’examen des situations « en
sortie » » (réunion de janvier 2012) ; « l’apport économique » des structures d’insertion
(réunion de février 2012) ; « l’apport territorial » des structures d’insertion (réunion de mars
2012) (voir encadré ci-dessus).
La mise en place de ces réunions sur la mesure de la performance ne suscite toutefois pas
le même enthousiasme chez l’ensemble des membres des fédérations. Lors de conversations
informelles ou au cours des réunions entre fédérations, plusieurs d’entre eux affichent leur
scepticisme à l’égard des objectifs de la DGEFP. Le démarrage des travaux à quatre mois des
élections présidentielles d’avril 2012 fait courir le risque de leur abandon en cas de changement
de gouvernement. À quoi bon s’investir dans l’élaboration de nouveaux indicateurs si leur mise
en œuvre opérationnelle n’est pas garantie ? Pour un dirigeant de fédération sceptique, il s’agit
252
Le chapitre 5 de la thèse revient sur le parcours de François.
Cette mission se divise entre un pôle « contrats aidé » et un pôle « insertion par l’activité économique ». Elle
est composée de cinq fonctionnaires de catégorie A. La mission est rattachée à la sous-direction des parcours
d’accès à l’emploi.
253
255
de ne pas être dupe : la mise en place du groupe de travail est un jeu sans enjeu. L’administration
cherche à « occuper les réseaux », à les « endormir jusqu’aux présidentielles (…) parce que rien
ne va fondamentalement bouger d’ici là »254. Dans cette perspective, le groupe de travail est
une instance de consolation pour les fédérations qui vient compenser l’absence de revalorisation
des crédits affectés au secteur.
Le calendrier prévu par la DGEFP fait l’objet de contestations : les réunions s’enchainent
à un rythme trop rapide, la période de travail prévue est trop restreinte pour que les membres
des fédérations aient le temps de proposer des indicateurs pertinents. Les représentants
associatifs doutent de disposer des ressources pour répondre aux attentes administratives dans
des délais aussi courts. Les fonctionnaires de la DGEFP demandent à ce que chaque proposition
d’indicateur soit finement détaillée : son objectif, sa nature (indicateurs de « moyens »,
« d’objectif » ou « de performance », la périodicité de sa mesure (annuelle, trimestrielle, etc.),
son mode de calcul, sa « portée géographique » (si l’indicateur est mobilisable dans le cadre du
dialogue de gestion, s’il doit être agrégé au niveau départemental, national), son niveau de
fiabilité, ses éventuels biais et les manières d’améliorer sa fiabilité. Les fédérations doivent
également indiquer si les données nécessaires à la construction de l’indicateur proposé sont
disponibles dans les systèmes informatiques existants255. La DGEFP refuse les demandes des
fédérations d’échelonner les réunions du groupe de travail sur l’ensemble de l’année 2012 et de
financer un cabinet de consultant afin de les aider à construire des propositions d’indicateurs
rigoureux. Les fonctionnaires de la mission Insertion de la DGEFP justifient les délais imposés
aux fédérations en avançant que leurs propositions d’indicateurs alimenteront le programme de
travail des prochains responsables politiques et administratifs après les élections présidentielles
d’avril 2012. Les premières conclusions du groupe doivent donc être rendues avant les
échéances électorales.
254
Pour un autre dirigeant de fédération, ce travail collectif est un « os à ronger » donné par le Ministère aux
fédérations en l’absence de décisions.
255
Ces renseignements sont compilés sur une « fiche type indicateur IAE » élaborée par l’administration. Avant
chaque réunion, les fédérations transmettent leurs propositions d’indicateurs aux agents de la DGEFP. Le niveau
de détails demandé dans les fiches exige un travail conséquent (une dizaine de rubriques sont à renseigner pour
chaque proposition).
256
B. Analyse d’un travail « partenarial » sur la performance :
-
Une stratégie administrative qui vise à techniciser le débat sur la performance pour en
euphémiser les enjeux politiques
Les fonctionnaires de la DGEFP annoncent qu’ils ne discuteront pas de la pertinence des
indicateurs proposés par les fédérations. Leurs interventions se limiteront à des considérations
d’ordre technique sur la possibilité d’intégrer les indicateurs proposés par les fédérations
associatives au système informatique utilisé par l’administration pour compiler les données sur
les structures d’insertion256. Autrement dit, le rôle des agents de la DGEFP au sein du groupe
de travail se limite à la mobilisation d’une expertise technique fondée sur la connaissance des
outils de suivi statistique des structures d’insertion.
L’observation participante menée au cours des réunions montre que les fonctionnaires de
la DGEFP utilisent ce positionnement afin d’euphémiser les enjeux politiques du travail de
mesure de la performance des structures d’insertion. Le recours à des arguments d’ordre
technique leur permet de rejeter de certains indicateurs proposés par les fédérations. Le débat
autour de l’indicateur permettant de mesurer l’accueil des chômeurs par les structures
d’insertion illustre bien cette stratégie (voir encadré ci-dessous).
Encadré 17 - Instaurer un indicateur mesurant l’accueil des chômeurs par les structures
d’insertion
La réunion a lieu en décembre 2011 dans les locaux parisiens de la DGEFP. Elle a pour thème
« l’effet sur les publics : accueil et parcours au sein de la SIAE ».
Participant 1 (président d’une fédération) : commente l’indicateur d’« accueil » qu’il a
proposé à la DGEFP : « s’intéresser uniquement aux publics embauchés, c’est une optique très
restrictive, qui a sa valeur mais ce n’est pas le public accueilli. Une association intermédiaire
accueille en moyenne 500 personnes par an envoyées par Pôle emploi ou qui viennent
spontanément. Là, il y a un début de parcours, une prise de rendez-vous, un pré-diagnostic qui
256
Différents logiciels de remontée de données coexistent, en fonction des spécificités réglementaires des
structures d’insertion. L’administration souhaite créer un logiciel unique afin que l’ensemble des structures
disposent des mêmes indicateurs.
257
est fait par la structure. Et là sur les 500, 250 sont orientées vers des partenaires. Dans l’étape
suivante, c’est leur proposer une mise à disposition et là il y en a plus que 200, et l’étape
suivante c’est est-ce qu’ils vont vraiment venir au travail et faire la mission, là il y en a plus
que 180.
Participant 2 (DGEFP) : Avec les indicateurs existants, on s’intéresse uniquement aux 180,
c’est-à-dire ceux qui sont effectivement mis au travail
Participant 1 (président d’une fédération) : Moi ça me pose problème. Le public accueilli c’est
500. Notre mission c’est d’accueillir le plus de personnes en difficulté. Mais cela ne veut pas
dire qu’on va les mettre forcément à l’emploi.
Participant 2 (DGEFP) : Le problème c’est qu’au niveau du système d’information actuel on
n’a pas les personnes accueillies, on a juste les personnes mises à disposition. Le système ne
le permet pas. Avec votre proposition, on change de méthode ; cela demande de disposer de
cette donnée au niveau de l’agrément SIAE cela demande à priori de changer tout ça, en
profondeur, c’est compliqué. (…) Pour les structures, ce sera lourd à comptabiliser et à
renseigner, (…) sachant que les structures se plaignent, à juste titre, du temps passé à remplir
des dossiers. Donc est ce que les structures accepteront de remplir encore un nouvel
indicateur ? Pas sûr.
Participant 1 (président d’une fédération) : On fournit ces chiffres, dans certaines régions on
nous les demande, par exemple en Ile de France. Si toutes les DIRRECTE257 le demandent
vous aurez les chiffres. Donc il y a tout un travail qui est fait par les associations intermédiaires
de retour à l’emploi mais sans qu’il y ait eu mise à disposition. À cause de la circulaire, on est
bloqué sur les salariés en insertion mais c’est la loi qui prime. À moins de changer la loi nous
devons les accueillir.
Participant 3 (Administrateur d’une fédération) : Dans les chantiers c’est pareil, les personnes
qu’on reçoit, c’est du travail et donc c’est de la performance. Donc il faudrait ajouter un
indicateur d’accueil, ou de pré-recrutement. Je ne sais pas si vous êtes d’accord avec ça ?
Participant 4 (DGEFP) : Si… Après il faudra voir pour chaque indicateur s’ils ont un intérêt
mais on ne peut pas tout mesurer. On ne peut pas mesurer heure par heure ce qui se passe dans
les SIAE. Donc on peut examiner ce point mais après il faut savoir quoi en faire.
Participant 3 (Administrateur d’une fédération) : Cela fait partie de la performance de la
structure de recevoir les gens les plus en difficulté. Notamment quand on reçoit des gens issus
de CHRS, c’est nous qui allons les inscrire à Pôle emploi par exemple. Tout ça c’est du travail
257
Les directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi
(DIRECCTE) sont les services déconcentrés du ministère de l’Emploi au niveau régional.
258
en amont (de l’embauche) et il faut le peser si on veut mesurer la performance. Moi cela me
parait important. Oui ou non ? Visiblement agacé les membres de la DGEFP ne répondent
pas.
Participant 2 (DGEFP) : Pour moi c’est quelque chose qu’il faut prendre en compte mais pas
de manière prioritaire. Après on peut trouver d’autre chose pour valoriser le travail au niveau
de la structure mais je pense qu’on a intérêt à centraliser des chiffres au moment où les
personnes sont dans la structure.
Participant 1 (président d’une fédération) : Pour les AI c’est quand même 50 % de l’activité.
Dans l’encadré ci-dessus, les dirigeants de deux fédérations proposent d’instaurer un
indicateur afin de rendre visible le travail « d’accueil » des chômeurs. Les indicateurs de
performance existants (taux de sortie vers l’emploi durable, de transition, et sorties positives)
portent uniquement sur la situation des salariés en insertion à leur sortie des structures
d’insertion. Ils ne comptabilisent donc que les chômeurs ayant bénéficié d’un contrat de travail.
Pour les représentants associatifs, l’enjeu est de disposer d’un indicateur qui reflète le travail
réalisé par les structures d’insertion auprès des chômeurs qu’elles accueillent, mais qu’elles ne
mettent pas au travail. C’est par exemple le cas lorsqu’un chômeur se présente spontanément
au sein d’une structure d’insertion pour y être embauché et que celle-ci n’a pas d’emploi
disponible. Le chômeur bénéficie tout de même d’un entretien avec un permanent de la structure
qui peut l’orienter vers des institutions du service public de l’emploi (mission locale, agence
Pôle Emploi) ou vers une autre structure d’insertion.
En recourant à des situations concrètes, les représentants associatifs tentent de convaincre
l’administration que ce travail d’accueil est conséquent et utile aux chômeurs (il permet de
réaliser un « pré-diagnostic » des difficultés rencontrées par les chômeurs, de les orienter vers
un dispositif plus adapté, de les inscrire sur les listes de demandeurs d’emploi du service public,
etc.).
Le président d’une association intermédiaire légitime sa demande en mobilisant un argument
d’ordre juridique : l’accueil des chômeurs est une mission des associations intermédiaires
définie par le code du travail, au même titre que leur mise au travail258. L’absence d’indicateurs
258
L’article du code du travail consacré spécifiquement aux AI les définit ainsi : « Les associations intermédiaires
sont des associations conventionnées par l'État ayant pour objet l'embauche des personnes sans emploi, rencontrant
des difficultés sociales et professionnelles particulières, en vue de faciliter leur insertion professionnelle en les
mettant à titre onéreux à disposition de personnes physiques ou de personnes morales. L'association intermédiaire
assure l'accueil des personnes ainsi que le suivi et l'accompagnement de ses salariés en vue de faciliter leur insertion
259
mesurant le travail d’accueil dans la procédure d’évaluation existante est donc doublement
problématique. D’abord, en se focalisant sur la situation des individus à leur sortie des structures
d’insertion, l’évaluation existante ne tient pas compte du travail réellement accompli par cellesci. Ensuite, ce travail d’accueil étant prescrit par la réglementation, il devrait nécessairement
faire l’objet d’une évaluation.
Les fonctionnaires de la DGEFP mobilisent des arguments d’ordre technique pour
légitimer leur opposition à la mise en œuvre de l’indicateur d’accueil. L’intégration de cet
indicateur nécessiterait de réaménager « en profondeur » le système informatique. Les
fonctionnaires pointent également le surcroit de travail engendré par l’indicateur pour les
structures d’insertion. Pour eux, les chiffres à collecter pour mesurer le travail d’accueil
impliquerait un une activité fastidieuse de comptage des chômeurs accueillis. La mobilisation
de cet argument engendre une singulière redistribution des positions : en s’opposant à
l’indicateur, les fonctionnaires entendent défendre les intérêts des structures d’insertion contre
la proposition des fédérations. Enfin, au regard des possibilités limitées d’insérer d’autres
indicateurs au système informatique (« on ne peut pas tout mesurer »), la pertinence de
l’indicateur d’accueil semble limitée et ce dernier superfétatoire.
-
Des indicateurs objectifs ? L’actualisation du débat sur les indicateurs de performance
sociale
La partie précédente montre comment les fonctionnaires de la DGEFP mobilisent des
arguments d’ordre technique pour s’opposer à une proposition d’indicateurs de performance
des représentants associatifs. Cette partie analyse un autre sujet de controverse entre
représentants associatifs et acteurs administratifs : l’instauration d’indicateurs mesurant les
« progrès sociaux » accomplis par les chômeurs mis au travail dans les structures d’insertion.
Cette controverse s’inscrit dans le prolongement du débat de 2006 entre les fédérations
associatives et l’administration de l’emploi analysé dans la première partie du chapitre.
Pour les fonctionnaires du ministère de l’Emploi, l’IAE doit permettre à des chômeurs de
(re)trouver un emploi sur le marché du travail, après une période de mise au travail dans des
sociale et de rechercher les conditions d'une insertion professionnelle durable. » (Article L5132-7 du code du
travail).
260
conditions particulières. Les indicateurs de performance instaurés par l’administration
évaluent l’effet du passage en structure d’insertion sur la situation des individus par rapport au
marché du travail. Autrement dit, ces indicateurs mesurent la capacité des structures d’insertion
à faire en sorte que les chômeurs mis au travail retrouvent un emploi après leur départ de la
structure. Ainsi, les taux de retour à l’emploi durable et de transition mesurent les changements
intervenus dans la situation par rapport à l’emploi des individus après leur passage dans une
structure d’insertion. Ils comptabilisent ceux d’entre eux qui sont passés du statut de chômeur
à celui de travailleur (salarié ou indépendant).
Si les acteurs associatifs ne mettent pas en cause l’objectif assigné à l’IAE par l’État, ils
contestent en revanche l’évaluation des structures d’insertion centrée sur les seuls indicateurs
de retour à l’emploi durable et de transition. Selon eux, ces indicateurs laissent dans l’ombre le
travail d’accompagnement social ou de « resocialisation » travail mené par les professionnels
de l’insertion alors même que celui-ci contribue à remplir l’objectif fixés par l’État.
En réponse à cette demande des représentants associatifs, la DGEFP aménage la
procédure d’évaluation des structures d’insertion. En 2009, les services déconcentrés chargés
de l’évaluation des structures d’insertion peuvent inclure dans la catégorie des « sorties
positives » des indicateurs qui permettent de mesurer l’efficacité du travail d’accompagnement
social mené par les professionnels de l’insertion. Dans ans plus tard, la prise en compte de ces
indicateurs dans le calcul de la performance des structures d’insertion est variable. Dans certains
territoires, l’administration accède aux demandes des structures d’insertion. L’obtention d’un
logement ou l’inscription dans une démarche de soin, la délivrance d’une attestation de
compétence sont comptabilisées comme des sorties positives et participent à l’atteinte des
objectifs quantitatifs assignés aux structures. Dans d’autres départements, les services
déconcentrés refusent systématiquement de prendre en compte ces situations et bornent la
catégorie des sorties positives à l’entrée dans une formation qualifiante.
Pour les fonctionnaires de la DGEFP comme pour les représentants associatifs,
l’hétérogénéité des pratiques d’évaluation pose problème259. En réunion260, un fonctionnaire de
l’administration centrale indique que « le fait qu’une unité territoriale ne fasse pas pareil qu’une
autre, ce n’est pas possible », et d’ajouter que « cette interprétation au cas par cas est mal admise
259
La section partie de ce chapitre montre que dès 2010 la FNARS interpelle la DGEFP sur ce point. La fédération
faisait part de son inquiétude quant à la mise en œuvre « à géométrie variable » de la réforme.
260
Cette réunion a lieu le 5 décembre 2011 dans les locaux de la DGEFP.
261
par les acteurs. Pour nos services la catégorie « sorties positives » est trop vague il faut des
règles ». Cependant, la DGEFP et les fédérations de structures d’insertion s’opposent sur les
« règles » à mettre en œuvre pour que ce travail d’accompagnement des chômeurs soit évalué
de manière harmonieuse. L’encadré ci-dessous restitue ce débat.
Encadré 18 - Le débat sur l’objectivité des indicateurs de « performance sociale »
Participant 1 (dirigeant salarié d’une fédération) : On demande à ce que la délivrance d’une
attestation de compétence soit reconnue comme une sortie positive. Et certaines DIRECCTE
acceptent et d’autres refusent. Et ça pose problème.
Participant 2 (DGEFP) : Oui ça pose problème. Et si les DIRECCTE demandent à la DGEFP
on leur dirait « non, la personne est demandeuse d’emploi et le fait qu’elle ait eu une
attestation de compétence c’est bien mais ce n’est pas cela qu’on décrit. On décrit les
situations administratives ». (…) Considérer ces progrès comme un élément de description
des situations des personnes en sortie n’est pas la solution. (…) Sur cette notion de sortie il
faut avoir une cohérence, et la cohérence c’est de regarder la situation administrative par
rapport l’emploi. On trouvera des solutions quand on arrivera à mettre en valeur les parcours
et les progrès accomplis mais pas en les logeant dans la sortie, mais comme des indicateurs
d’activité. C’est une mauvaise idée que de loger les progrès sociaux dans les indicateurs de
sortie. (…)
Participant 3 (DGEFP) : On ne peut pas mélanger la situation administrative d’un salarié en
insertion à la sortie (de la structure d’insertion) avec les progrès qu’il a fait (au cours de son
passage dans la structure). Quelle que soit la situation administrative à la sortie cela ne veut
pas dire qu’il n’aura pas fait de progrès, on est d’accord. Ce qu’on vous propose c’est d’avoir
les situations à la sortie et un autre système pour avoir des indicateurs sur le travail de la
structure sur le versant social.
Participant 4 (administrateur d’une fédération) : Je trouvais intéressant ce système de sorties
positives. Je comprends que cela vous gêne mais c’est important que vous le reconnaissiez
en tant que ministère de l’Emploi, c’est une vrai progression (…). C’est toujours la mesure
de la distance à l’emploi : où on part et où on arrive. L’illettrisme on peut le mesurer, la santé
aussi. Si quelqu’un était complétement alcoolisé et qu’il a fait une cure de désintoxication,
on peut le mesurer, idem avec la drogue. S’il était SDF et qu’aujourd’hui il est dans un
logement et qu’on a réussi à agir avec les bailleurs sociaux, on a fait une action qui le rend
plus employable, si on a développé sa mobilité, pareil. Et le statut de locataire il est objectif.
262
Et tout ça, ça lève des freins à l’emploi et si on ne mesure que le taux de retour à l’emploi on
laisse tomber toute l’action de la SIAE (…). L’accès au marché de l’emploi cela ne veut pas
dire que l’on y est mais que l’on a fait un CV, que l’on a fait des périodes d’immersion, des
choses comme ça. On a fait quelque chose. Tous ces éléments-là sont mesurables,
objectivables. Si on ne mesure que les sorties vers l’emploi, il est certain que je vais prendre
des gens qui ne sont pas les plus cassés et je vais laisser au fond de la baignoire ceux qui y
sont déjà au lieu d’aller les chercher. C’est évident qu’on sera sélectif sur les publics et c’est
bien ce que l’on fait aujourd’hui, on est de plus en plus sélectif. Je suis obligé de me battre
dans les structures pour dire attention. Je suis président d’un chantier d’insertion et…
Participant 3 (DGEFP) : Je vous interromps là, excusez- moi mais on s’éloigne un peu du
sujet.
Participant 4 (administrateur d’une fédération) : Non c’est bien la question des indicateurs de
performance
Participant 3 (DGEFP) : Oui on veut mesurer autre chose que la distance à l’emploi ça on le
sait tous. (…) Le problème c’est qu’à chaque séance vous dites la même chose. Faut mesurer
l’évolution sociale, d’accord. Le constat il est là. Maintenant on travaille sur des indicateurs
en détail, sur ce que l’on va mesurer et comment. Mais dès lors qu’on commence à rentrer
dans des micro-sujets pour mesurer chaque chose, on va se perdre et dans un an on sera
encore là.
Participant 2 (DGEFP) : Et c’est très lourd en termes de système d’information, en termes de
renseignement administratif. Si on met tous les items possibles d’éloignement à l’emploi, ce
sera extrêmement lourd à renseigner pour le SIAE, et informatiquement c‘est très lourd en
matière de gestion de système informatique.
Participant 4 (administrateur d’une fédération) : Sujet par sujet on devrait pouvoir mettre des
indicateurs, des curseurs et c’est la demande des SIAE qui est « reconnaissez ce qu’on a fait
comme boulot ». Pour le permis de conduire, c’est pareil et la mobilité cela renforce
l’employabilité, si on est en zone rurale et que l’on ne sait pas se déplacer c’est impossible.
Donc on a fait un progrès vers l’emploi même si ce n’est pas tout de suite un emploi. Par
contre, on a renforcé l’employabilité. Et la formation ce n’est pas non plus un emploi à la
sortie or on l’accepte dans les sorties positives. Donc on accepte déjà des choses qui ne sont
pas de l’emploi.
Participant 3 (DGEFP) : Mais il y a un lien plus directe entre la formation et l’emploi.
263
Participant 4 (administrateur d’une fédération) : Ça c’est vous qui le dites. S’il y avait
vraiment un lien entre qualification et emploi cela se saurait, depuis longtemps on dit que ce
n’est pas si évident que ça. C’est vrai cela améliore, mais la mobilité c’est un vrai lien, et la
santé aussi cela améliore, il y a aussi un vrai lien.
Participation 5 (dirigeant salarié d’une fédération d’associations intermédiaires) : Il y a des
catégories de difficulté. Si les personnes cumulent cinq ou six problématiques, alors la
performance sociale, on pourra la mesurer à la sortie. Si on enlève quatre ou cinq difficultés,
on sait que ce n’est plus la même personne que celle qui est rentrée chez nous. Donc on peut
catégoriser cette performance là en se mettant d’accord sur les problématiques.
Participant 3 (DGEFP) : Oui dans la mesure où on aura pu avancer sur le diagnostic et les
problématiques, mais pour le moment on n’a pas eu de proposition vraiment crédible. Il faut
que vous nous proposiez des choses pour qu’après on travaille dessus au niveau technique
sur la faisabilité. On dit juste que ça il faut le mettre en valeur mais on ne le met pas dans les
sorties.
Participant 4 (administrateur d’une fédération) : Mais on comptabilise les formations en
sorties alors que ce n’est pas de l’emploi.
Participant 3 (DGEFP) : Oui mais c’est une catégorie administrative objectivable la
formation.
Participant 4 (administrateur d’une fédération) : Comme la formation est comptabilisée dans
les « sorties positives » et qu’il ne s’agit pas d’une sortie vers l’emploi, il n’y a pas de raison
de ne pas comptabiliser dans cette catégorie d’autres sorties que la formation qui mesurent
des progressions d’ordre social, si on peut les objectiver.
L’encadré ci-dessus montre bien comment s’actualise la controverse autour de
l’instauration d’indicateurs permettant d’apprécier le travail d’accompagnement social des
structures d’insertion. Si les fonctionnaires de la DGEFP sont d’accord pour inclure ces
indicateurs dans l’évaluation, ils s’opposent à leur comptabilisation dans la catégorie des sorties
positives. Pour eux, les indicateurs de sortie doivent être « cohérents » et « objectifs », c’est-àdire qu’ils doivent décrire une situation administrative. Ainsi, les taux de retour à l’emploi
durable et de transition décrivent la situation administrative des individus par rapport à l’emploi,
après leur sortie des structures d’insertion (soit les individus bénéficient d’un contrat de travail
soit ils sont demandeurs d’emploi). Leur interprétation ne prête pas à confusion puisqu’ils se
réfèrent à des catégories administratives dont les définitions sont partagées par l’ensemble des
acteurs impliqués dans le processus d’évaluation.
264
En revanche, la catégorie des « sorties positives » pose problème aux fonctionnaires de
l’administration centrale car elle regroupe des indicateurs de différentes natures. Certains sont
objectivables car ils s’appuient sur les statuts administratifs des individus après leur sortie de
structure d’insertion. C’est le cas de l’entrée en formation qui octroie le statut de stagiaire de la
formation professionnelle. Par contre, les indicateurs relatifs à la situation sociale ne s’appuient
pas sur des catégories administratives (il s’agit de l’obtention du permis de conduire, de la
résolution d’un problème de logement, de la réalisation d’un dossier de surendettement, de la
délivrance d’une attestation de compétence, etc.). Ils ne sont donc pas « objectivables ». De
plus, pour les fonctionnaires de la DGEFP, ces indicateurs ne mesurent pas tant une situation à
la sortie, qu’un « progrès social », une « évolution » dans la situation sociale de l’individu au
cours de son passage en structure d’insertion.
Les représentants associatifs s’opposent aux reconfigurations de la procédure
d’évaluation voulues par les fonctionnaires de la DGEFP et contestent point par point leurs
arguments. Ils mobilisent les mêmes raisonnements qu’en 2006, lors de la première controverse
sur les indicateurs de performance. Ils indiquent que le travail d’accompagnement social permet
de résoudre des difficultés qui, bien qu’elles ne se situent pas sur le plan professionnel
(problème de santé, précarité vis-à-vis du logement, absence de qualification, problème de
surendettement, etc.), constituent autant d’obstacles à la reprise d’un emploi. Leur résolution
est donc une condition préalable au retour à l’emploi des chômeurs après leur passage en
structure d’insertion. Par ailleurs, ces indicateurs peuvent faire l’objet d’une objectivation. Par
exemple, l’accès à un logement se traduit par l’obtention d’un statut de locataire qui est
« objectif ». Dès lors, pourquoi, refuser d’incorporer des indicateurs qui permettraient d’évaluer
la performance de l’accompagnement social dans la catégorie des « sorties positives » si ceuxci sont objectivables ?
L’opposition de l’administration à la mise en place des indicateurs proposés par les
fédérations associatives semble liée à une double stratégie d’harmonisation des pratiques
d’évaluation locales et de conservation des indicateurs existants. En effet, d’un côté la DGEFP
souhaite fournir des consignes claires à ses services quant à la définition des situations
comptabilisables dans la catégorie des sorties positives. D’un autre côté, les fonctionnaires ne
souhaitent pas que cette notion de sortie positive intègre d’autres indicateurs que celui du
nombre d’entrées en formation. Autrement dit, alors que les acteurs associatifs souhaitent
265
élargir la notion de sortie positive (en proposant des critères relatifs à la situation sociale des
salariés en insertion), l’administration entend au contraire restreindre sa portée, quitte à revenir
sur les marges de manœuvre laissées à ses services déconcentrés depuis 2009.
Les fonctionnaires neutralisent alors les demandes des acteurs associatifs en leur proposant
d’intégrer les éléments d’évaluation portant sur la situation sociale des chômeurs non pas dans
la catégorie des sorties positives mais comme des « indicateurs d’activité ». Ces derniers ne
sont toutefois pas dupes de la manœuvre et craignent que ces indicateurs d’activité ne pèsent
pas le même poids dans la procédure d’évaluation que les indicateurs existants.
Conclusion de la section
La séquence étudiée dans cette section présente deux principaux enseignements. Le
premier renvoie au positionnement des fédérations associatives face au « double-jeu » de l’État.
D’un côté celui-ci met en œuvre des expérimentations afin de renforcer les taux de retour à
l’emploi (durable et de transition) des structures d’insertion. Les fédérations s’opposent à ces
expérimentations pour deux motifs. Le premier est lié à la méthode de travail mobilisée par la
DGEFP (les fédérations n’ont pas été consultées par l’administration de l’Emploi) ; le second
porte sur le contenu des expérimentations (elles reposent sur la définition politicoadministrative de la performance centrée sur le retour à l’emploi, alors que les fédérations
demandent à ce que soit pris en compte d’autres critères d’évaluation). D’un autre côté, l’État
souhaite entamer un travail de fond afin d’élaborer une « vision partagée » de la performance.
Il invite les fédérations à participer activement à ce travail en proposant leurs propres
indicateurs. La position à adopter face à ce « double-jeu » de l’État fait l’objet d’un débat : fautil faire défection, c’est-à-dire refuser la proposition de l’État pour mieux lui signifier
l’opposition aux expérimentations ? Faut-il faire preuve de loyalisme en s’engageant à ses côtés
dans la définition d’autres indicateurs.
Si l’ensemble des fédérations associatives optent pour la seconde option c’est, pour le
dire avec les mots d’un enquêté, parce qu’elles « n’ont pas les moyens de faire la politique de
la chaise vide ». Cette expression met en lumière la dissymétrie des pouvoirs et des moyens
d’action entre les fédérations associatives et l’État. Quoiqu’elles entreprennent les fédérations
savent bien que l’administration mènera les expérimentations, avec ou sans elles. De la même
manière, les représentants associatifs ne disposent pas des ressources nécessaires pour refuser
266
de répondre aux sollicitations de l’État concernant la création de nouveaux indicateurs. D’abord
parce qu’il s’agit d’une revendication portée depuis 2006 par les fédérations. Ensuite, et surtout,
parce qu’un refus équivaudrait à une prise de distance vis-à-vis de leur rôle d’intermédiaires.
Les fédérations tirent leur légitimité de leur capacité à intervenir dans les réformes du secteur,
au nom de leurs adhérents. Faire défection les priverait de leur moyen d’action et réduirait leur
périmètre d’intervention.
Le second enseignement de cette section renvoie au travail d’élaboration de nouveaux
indicateurs. Si l’administration affiche sa volonté de s’appuyer sur les propositions des
fédérations associatives, les négociations apparaissent jouées d’avance. En effet,
l’administration s’oppose à la mise en œuvre des indicateurs des fédérations en mobilisant des
arguments techniques (les indicateurs proposés nécessitent des aménagements trop importants
du système informatique), ou en mettant en doute leur objectivité. Dans les deux cas, les
arguments de l’administration semblent bien servir de prétexte pour éviter une modification
profonde de la typologie des indicateurs existants. Conformément aux principes de la LOLF,
l’enjeu pour l’administration est bien de disposer d’un nombre limité d’indicateurs quantitatifs.
Conclusion du chapitre 4
L’instauration d’indicateurs de performance dans l’espace de l’IAE fait l’objet d’un
processus de négociation entre les fonctionnaires de la DGEFP et les représentants des
structures d’insertion qui s’étend sur près de sept ans. L’étude des différentes séquences qui
jalonnent ce processus apporte des réponses à trois questionnements. Le premier est lié aux
différentes dimensions du rôle d’intermédiaire joué par les fédérations associatives dans
l’espace de l’IAE. Le second renvoie à la question politique de la distribution du pouvoir dans
la conception et la mise en œuvre des réformes managériales.
267
-
Des réformes managériales qui confortent le périmètre d’intervention des fédérations
associatives
Les fédérations se donnent pour mission de défendre les intérêts des structures d’insertion
menacés par la procédure d’évaluation par la performance que l’État entend leur imposer. Elles
cherchent alors à influer dans le processus d’élaboration des indicateurs en faisant valoir leur
expertise sur les modalités de fonctionnement et les pratiques professionnelles au sein des
structures d’insertion. La construction de cette expertise est l’objet d’un processus de division
du travail qui implique les membres de la fédération positionnés aux différents échelons de son
architecture organisationnelle : les adhérents, les salariés et les bénévoles des antennes
régionales et du siège fédéral. Autrement dit, cette expertise repose sur un ensemble de
connaissances relatives aux structures d’insertion et aux pratiques d’évaluation des
administrations déconcentrées.
D’un autre côté, les fédérations se posent en relais de l’État en inscrivant leur action dans le
prolongement des réformes managériales qu’il impulse. En accompagnant leurs adhérents dans
la mise en œuvre de ces réformes, les fédérations contribuent à en légitimer les principes
gestionnaires : dans les instruments qu’elles produisent, dans les discours que leurs permanents
tiennent aux adhérents, l’évaluation de la performance est présentée comme une opportunité
pour les structures d’insertion, un facteur de transparence et d’amélioration de leurs pratiques.
La participation aux réformes managériales permet ainsi aux fédérations de diffuser leur
expertise à la fois auprès de leurs adhérents et de l’administration et de conserver leur périmètre
d’intervention dans l’espace de l’IAE. Mais cette position intermédiaire n’est pas dénuée
d’ambiguïté tant l’actions des fédérations doit concilier des objectifs a priori contradictoires :
infléchir les positions de l’État au nom de la défense des spécificités et des valeurs des structures
d’insertion tout en légitimant les réformes mises en œuvre.
-
L’influence limitée des acteurs associatifs dans l’élaboration des réformes
managériales
Cependant, la capacité de ces organisations intermédiaires à orienter le contenu des
réformes managériales reste bien modeste, malgré leur investissement dans les espaces de
négociation aménagés par l’administration (groupe de travail dans le cadre du Grenelle en 2007,
de la rédaction sur les « nouvelles modalités de conventionnement » en 2008, ou la conception
268
de nouveaux indicateurs en 2012). L’intégration des positions associatives aux réformes reste
marginale et ne concerne pas les principales revendications des fédérations. L’administration
décide seule des caractéristiques centrales de l’évaluation : les indicateurs de performance, les
objectifs quantitatifs associés à ces indicateurs, la période laissée aux structures d’insertion pour
atteindre les objectifs, les sanctions en cas de non-respect des objectifs, etc.
Ces éléments nuancent les conclusions des travaux qui postulent un désengagement de
l’État ou une démocratisation de l’action publique qui passerait par une atténuation des rapports
hiérarchiques. Ce chapitre montre que l’on assiste davantage à une reconfiguration des modes
de gestion des politiques d’insertion par l’économique (et plus largement des politiques
sociales) autour des impératifs de performance. Ce nouvel interventionnisme étatique se
manifeste par un contrôle accru sur les opérateurs associatifs chargés de mettre en œuvre les
politiques sociales.
L’analyse proposée dans ce chapitre éclaire ainsi les ambivalences propres aux
mécanismes participatifs qui caractérisent les réformes de l’action publique contemporaines.
Pour les agents de l’administration, l’enrôlement des fédérations associatives apparait comme
la garantie du succès des réformes. Ainsi, les acteurs associatifs « peuvent espérer influer sur le
cours de la négociation, mais en y participant, ils légitiment par avance le résultat, même si
celui-ci leur est défavorable » (Bruno & Didier, 2013 : 21). Les réformes managériales de
l’insertion par l’économique illustrent bien cette ambivalence : impliquées dans le choix des
indicateurs, les fédérations tentent d’influencer les principes posés par l’État sans toutefois y
parvenir véritablement.
269
270
Chapitre 5
Les experts de l’insertion : chargés de mission et
administrateurs à la FNARS
« La FNARS a vécu pendant 40 ans comme une association de
bénévoles et a décidé de se professionnaliser en embauchant des
salariés, des chargés de mission thématiques. Ca a changé la nature
de la FNARS. Et le directeur a réussi à me convaincre de venir.
Mon parcours l’intéressait, syndicaliste, pas du tout du social,
j’apportais un regard totalement étranger, je viens du monde de
l’entreprise. » (Joseph, chargé de mission à la FNARS entre 1991
et 2008.)
« Je pensais que c’était une asso’ de gens qui venaient du terrain.
Mais c’est quand même plus profil sciences po. Et je me rappelle
avoir dit en entretien (d’embauche), si vous cherchez un militant je
ne suis pas la bonne personne. Et ils m’ont dit « non mais t’inquiète
(rire) c’est plutôt ton profil qu’on recherche ». Moi j’avais un peu
l’image du militant barbu. C’était peut-être le cas au début mais
maintenant les gens qui sont ici ont un langage très technocrate. »
(Thibaud, chargé de mission à la FNARS en 2012.)
Les propos ci-dessus sont prononcés par deux anciens salariés de la fédération nationale
des associations d’accueil et de réinsertion sociale (FNARS). Joseph, le premier, est embauché
par la fédération en 1991 comme chargé de mission IAE. Alors âgé d’une quarantaine d’années,
il est l’un des premiers salariés de la FNARS. Thibaut, le deuxième enquêté, entre à la fédération
en 2012, au poste de chargé de mission évaluation-IAE. Il a alors 27 ans et vient d’obtenir un
diplôme de master à sciences po, spécialisé sur les politiques sociales. Ces propos et les profils
de leurs auteurs témoignent des transformations de la FNARS, depuis sa naissance en 1956
271
jusqu’à nos jours. Créée par des directeurs d’établissements sociaux, la FNARS doit son
développement à leur engagement bénévole. Le recrutement des premiers salariés au début des
années 1990, le renouvellement de leur profil au cours des années 2000, reconfigurent
profondément le fonctionnement et l’action de la fédération. Toutefois, serait-on passé, comme
Thibaud semble le croire, d’une association de militants, « barbus », dont l’expérience se fonde
sur la pratique « du terrain », à une fédération de jeunes diplômés de sciences politiques maniant
un langage « technocratique » ? Comment ces salariés provenant d’univers professionnels
extérieurs aux politiques sociales - et dont l’embauche serait, selon Joseph, le signe
d’une « professionnalisation » de l’organisation – travaillent-ils avec les bénévoles, qui, on le
verra, occupent toujours une place importante dans l’organisation ? D’une manière plus
générale, quelles sont les causes et les effets des renouvellements des profils des acteurs de la
fédération ?
En plaçant au centre de l’analyse les acteurs de la FNARS, ce chapitre complète les
précédents qui prennent pour objets les relations entre les fédérations de l’IAE (chapitre 2),
entre les fédérations et leurs adhérents (chapitre 3), entre les fédérations et l’État (chapitre 4).
Autrement dit, ce chapitre invite à déplacer le regard des processus de construction et de
circulation de l’expertise vers les experts eux-mêmes. L’attention portée aux experts, à leurs
propriétés sociales et à leur rapport au travail permet d’éclairer d’autres caractéristiques des
fédérations associatives en continuité avec celles analysées dans le reste de la thèse. Comme on
l’a montré, l’IAE est un espace où des organisations qui occupent les mêmes positions
intermédiaires - à l’interface des pouvoirs publics et des structures d’insertion – élaborent des
stratégies d’alliance (face à l’État quand il introduit des indicateurs de performance) ou
d’opposition (pour avoir la main sur la professionnalisation de leurs adhérents ou pour réformer
le secteur). Il n’en reste pas moins qu’en tant qu’acteurs collectifs, ces fédérations sont
constituées d’individus dont le chapitre montre qu’ils partagent des propriétés sociales
spécifiques et des modes particuliers d’engagement dans le travail. Mettre à jour les propriétés
sociales des experts, rendre compte de leurs rapports au travail permet en retour d’éclairer les
besoins et les attentes des fédérations.
Pour répondre aux questions posées plus haut, ce chapitre ambitionne de tenir ensemble
trois niveaux d’analyse : celui des individus, celui de l’organisation, celui de son environnement
socio-institutionnel. En effet, si ce chapitre donne la priorité à l’analyse des individus, celle-ci
ne saurait être déconnectée des institutions qui sollicitent leur engagement, qui leur offre un
272
rôle et un travail concret. Pour comprendre qui sont les experts et pourquoi ils s’engagent dans
les activités de la FNARS, il convient donc de s’intéresser aux besoins et aux attentes de celleci. De la même manière, l’analyse de ces besoins et de ces attentes institutionnels implique de
sortir du cadre étroit de l’organisation, d’éviter l’enfermement monographique afin de voir en
quoi ils s’inscrivent dans un contexte plus large lié aux transformations des politiques sociales.
Parce qu’elle combine ces différents niveaux d’analyse, la littérature académique
consacrée à l’engagement militant est particulièrement utile pour comprendre qui sont les
experts des fédérations associatives en générale, ceux de la FNARS en particulier. Des auteurs
(Siméant & Sawicki 2009) définissent le concept d’engagement comme un processus
relationnel, inscrit dans la durée, et qui fait se rencontrer, avec plus ou moins de succès, des
individus (dotés d’une trajectoire sociale et de ressources particulières) et une organisation qui
porte une cause. Autrement dit, l’engagement est un processus qui émerge au croisement
d’attentes institutionnelles et d’expériences individuelles. Cette définition de l’engagement
place au centre de l’analyse les processus d’ajustement entre d’un côté les besoins d’une
organisation - ces derniers étant eux-mêmes liés aux spécificités de l’univers dans lequel cette
organisation intervient -, et de l’autre les aspirations et les profils des engagés. Comme l’indique
F. Sawicki, l’engagement est « le produit d’une rencontre entre des dispositions et des
expériences socialement construites avec un groupe ou une institution » (Sawicki, 2003 : 145).
Appréhender l’engagement comme un processus d’ajustement entre des attentes
institutionnelles et des aspirations individuelles permet de ne pas accorder la primauté à l’une
ou l’autre des parties. En ce sens, F. Sawicki affirme que « le groupe fabrique ses militants
autant que l’inverse », que « les associations choisissent leurs membres autant que ces derniers
les choisissent » (idem : 137).
J’ai décidé de restreindre l’analyse aux experts de la FNARS. Ce choix est lié en partie à
des circonstances pratiques : la réalisation de l’observation participante dans cette fédération a
rendu plus aisée la réalisation d’entretiens avec des enquêtés devenus d’anciens collègues et,
pour certains, des amis. De même, en sollicitant mes anciens collègues, j’ai pu retrouver puis
interroger les premiers salariés de la fédération et certains de ses anciens administrateurs
bénévoles261. Comparer les profils de ces enquêtés avec ceux des membres actuels de la
fédération permet d’analyser le renouvellement des experts associatifs et, ce faisant, éclaire
261
Cette entreprise qui s’appuie sur l’interconnaissance aurait été plus difficile à réaliser au sein des autres
fédérations de l’IAE où je ne connaissais souvent qu’un salarié et aucun administrateur.
273
l’évolution des besoins de la fédération et de ses stratégies de recrutement. En cela, le chapitre
emprunte une perspective diachronique qui éclaire le processus d’institutionnalisation de la
FNARS. J’utilise le concept d’institutionnalisation au sens où l’emploie F. Sawicki (2003) pour
étudier l’évolution d’une association de défense de l’environnement. Pour l’auteur,
l’institutionnalisation désigne deux processus croisés : la reconnaissance de l’association par
les pouvoirs publics à travers son enrôlement dans les instances de concertation et de
négociation, la spécialisation croissante des tâches réalisées par ses membres.
Bien que centrés sur la FNARS, les résultats présentés dans ce chapitre sont, au moins en
partie, généralisables aux autres fédérations de l’IAE étudiées dans la thèse : le CNEI, Chantier
école, la COORACE. En effet, ces dernières ont connu un processus d’institutionnalisation
comparable. Leur statut associatif les conduit à adopter des principes de fonctionnement
identiques. Créées par des dirigeants de structures d’insertion262, ces fédérations se sont
progressivement dotées de salariés qui occupent des postes de chargé de mission. Les premiers
définissent, au moins en théorie, les principales orientations de la politique de la fédération, les
seconds mettent en œuvre ces orientations. La FNARS présente toutefois une spécificité par
rapport aux autres fédérations de l’IAE qui découle de son statut de fédération « généraliste ».
Ses interventions dépassent le secteur de l’IAE et portent sur l’ensemble des politiques de lutte
contre l’exclusion (les politiques sociales européennes, l’hébergement social, l’accès au soin
des sans-abri, les politiques migratoires, etc.). La répartition du travail entre les membres de la
fédération est liée à cette pluralité de domaines d’intervention. Les chargés de mission et les
administrateurs bénévoles prennent en charge une thématique sur laquelle ils développent une
expertise spécifique. En conséquence, ce chapitre ne s’intéresse pas uniquement aux experts de
l’IAE, mais également à d’autres experts associatifs spécialisés dans un domaine d’intervention
de la fédération.
Les deux premières sections de ce chapitre sont consacrées à l’analyse des propriétés
sociales et du rapport au travail des deux catégories d’acteurs engagés dans la production de
l’expertise de la FNARS. La première section montre que les administrateurs bénévoles forment
un groupe socialement homogène. Elle montre également que leur engagement à la FNARS
s’inscrit dans le cadre de leur activité professionnelle de dirigeant d’association. Si la FNARS
fonctionne comme un lieu de socialisation au métier de directeur d’association, certains
262
Je renvoie le lecteur aux deux premiers chapitres de la thèse, lesquels analysent le développement des différentes
fédérations de structures d‘insertion par l’économique.
274
bénévoles intensifient leur engagement dans les activités de la fédération. Cette intensification
s’accompagne d’une redéfinition de l’engagement : les administrateurs se font porte-paroles
des « exclus ». La deuxième section se penche sur les chargés de mission embauchés par la
fédération. Elle montre que le renouvèlement de leur profil est lié à la diversification des besoins
de la fédération en matière d’expertise. La section prend plus particulièrement comme objet les
chargés de mission recrutés depuis les années 2000 et montre que le contenu et l’organisation
du travail sont ajustés aux dispositions acquises par ces acteurs au cours de leur socialisation
professionnelle initiale (parcours universitaire et stage de fin d’études). La troisième section du
chapitre s’intéresse aux processus de répartition du travail entre administrateurs et chargés de
mission. En s’appuyant sur plusieurs thématiques traitées par la fédération (l’IAE, les politiques
sociales européennes, l’observation sociale, l’hébergement social), la section montre que ces
acteurs sont placés en situation d’interdépendance, chaque acteurs ayant besoin des autres pour
que son travail soit reconnu des autres membres de la fédération.
I. Les administrateurs bénévoles de la FNARS : directeurs
d’associations et entrepreneurs de la cause des « exclus »
Dans un premier temps, cette section montre que le développement de la FNARS est lié
aux reconfigurations de ses relations avec les fonctionnaires de l’administration de l’action
sociale. Dans un deuxième temps, la section analyse les profils sociaux et les modalités
d’engagement de ces administrateurs bénévoles. Elle montre que ces dirigeants d’associations
s’engagent dans les antennes régionales de la fédération pour bénéficier de ressources dans
l’exercice de leur activité professionnelle, puis poursuivent leur carrière d’administrateur dans
ses instances nationales. Á cet échelon, l’engagement vise moins à acquérir des savoir-faire liés
à la gestion d’un établissement social, qu’à défendre des valeurs et à endosser un rôle de porteparole de la cause des « exclus ».
275
A. Naissance et développement d’un groupement de directeurs d’associations
-
L’alliance défensive des dirigeants de foyers d’hébergement
Lors de l’édification du système de protection sociale moderne au milieu du 20ème siècle,
les « œuvres privées », ancêtres des associations, jouent depuis plusieurs dizaines d’années un
rôle central dans la prise en charge des catégories de populations reléguées aux marges de la
société (vagabonds, prostituées, personnes handicapées, orphelins, etc.) (Castel, 1995). La
bienfaisance privée précède en effet l’assistance publique qui ne se développe qu’au tournant
du 20ème siècle à travers les grandes lois263 qui jettent les bases du système de protection sociale
moderne (Renard, 1995, Topalov, 1996). Les transformations des structures politiques et
sociales n’auront dès lors de cesse de jouer en défaveur des organisations confessionnelles, en
remettant en cause leur monopole d’intervention auprès des « indigents » 264. L’intervention de
l’État, croissante pendant toute la première partie du 20ème siècle, culmine lors de la mise en
place de la Sécurité sociale à partir de 1945. Pour les hauts-fonctionnaires des années 1950, les
œuvres privées, « archaïsmes indignes d’une démocratie moderne » (Bec, 1998 : 128, Viguier,
2008), sont vouées à disparaître sous l’effet de l’extension du salariat et de la généralisation des
assurances sociales censées éradiquer les phénomènes de pauvreté. D’ici là, l’intervention des
associations caritatives doit se réduire à la portion congrue et faire l’objet d’un encadrement par
l’État. En 1953, celui-ci réforme les lois d’assistance265.
L’intensification de l’intervention étatique entraîne l’émergence d’enjeux et d’intérêts
communs aux associations. En 1956, dix-huit dirigeants de foyers d’hébergement pour sans-
263
La mise en place de l’assistance publique à partir des années 1980 repose notamment sur la promulgation de
trois grandes lois sociales qui constitueront les principaux domaines d’intervention de la Sécurité sociale à partir
de 1945 : les lois sur l’assistance médicale gratuite (1893), sur l’assistance aux vieillards et aux infirmes (1905)
puis aux familles nombreuses (1913)
264
Analysant les recompositions des interventions en direction des pauvres, Axel Brodiez constatant que « le
XIXe siècle monarchique et impérial n’en a pas moins surtout été celui de la charité privée et des œuvres, dans un
contexte d’hégémonie libérale. L’ancrage de la « question sociale » avec la 3èmeRépublique laïque change la
donne : en quelques années se multiplient les initiatives sociales des municipalités républicaines, ensuite relayées
par des mesures étatiques » (Brodiez, 2013 : 11). Pour l’auteure, la laïcisation des secours s’effectue dans un
premier temps par le biais des interventions communales.
265
Le décret n°53-1186 du 29 novembre 1953 portant réforme des lois d’assistance définit différentes catégories
de population éligibles à l’aide sociale ainsi que les formes et les modalités d’admission à cette dernière. Il impose
aux œuvres privées une procédure d’agrément délivrée par l’État en contrepartie des financements publics.
Cependant, le contrôle de l’État sur les œuvres reste limité, celles-ci continuent de jouir d’une grande liberté dans
l’organisation des modes d’accueil, d’hébergement, et dans les processus de sélection et d’admission des
populations.
276
abri et anciens détenus créent la Fédération des Centres d’Hébergement pour Libérés
(FCHL)266. Ces foyers sont gérés par les plus anciennes et les plus importantes œuvres
confessionnelles : l’Armée du salut, le Secours catholique, Emmaüs, l’Amical du nid, la Société
générale pour le patronage des libérés (SGPL)267. Comme dans le cas de l’Union interfédérale
des œuvres sanitaires et sociales (UNIOPSS) (Argoud, 1992) créée en 1947, la naissance de la
FNARS « doit moins au désir de défendre les droits de plus pauvres qu’à celui d’organiser la
résistance des associations caritatives » (Viguier, 2011 : 106) face à l’intrusion de l’État dans
un champ d’activité, la philanthropie, dont la gestion leur était auparavant entièrement dévolue.
En se regroupant, les directeurs de foyers cherchent à conserver leur autonomie face à la menace
d’un contrôle étatique de leurs activités. C’est ce qu’expriment les propos du premier président
de la FCHL, lorsqu’il revient sur la création de la fédération en 1956 : « A dire vrai ce qui nous
a uni, ce ne fut pas avant tout le désir de comparer nos méthodes d’action sociale, mais une
nécessité urgente et presque dramatique en matière financière : faire comprendre aux pouvoirs
publics sous quelle forme il convenait de nous aider en nous préservant du pavé de l’ours » 268.
-
D’une posture défensive à un « social concerté »
La création de la direction de l’action sociale (DAS) en 1970, administration centrale
rattachée au ministère de la Santé, permet à la fédération de se développer. René Lenoir, ancien
inspecteur des finances, prend la tête de l’administration et s’entoure d’une génération de jeunes
hauts-fonctionnaires récemment sortis de l’École Nationale d’Administration269. Cette nouvelle
élite administrative réforme en profondeur le secteur de l’aide sociale. Elle met en place une
politique d’évaluation des besoins et de planification des équipements sociaux et élargit les
catégories de populations éligibles à l’aide sociale à l’hébergement. Auparavant limitée aux
« vagabonds », aux « mendiants », aux « sortants de prison » et aux « prostituées », cette
dernière s’ouvre à l’ensemble des individus « dont les ressources sont insuffisantes, qui
266
En 1963, la FCHL prend le nom de Fédération nationale des centres d’hébergement et de réadaptation sociale,
puis en 1976 celui de fédération nationale des associations d’accueil et de réadaptation sociale. En 1999, la
fédération adoptera son nom actuel de fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale.
267
La SGPL est fondée en 1872 par Jules de Lamarque, chef de bureau au ministère de l’Intérieur. À la fin du
19ème siècle la SGPL gère deux « foyers-ateliers » qui hébergent et mettent au travail d’anciens détenus des prisons
parisiennes. En 1967, la SGPL devient l’association Aurore.
268
Ces propos sont tenus par Pierre Bap, le directeur général salarié de la SGPL qui prend la présidence de la
FNARS à sa création. Les propos sont rapportés dans le document La FNARS, 36 ans d’histoire, rédigé par G.
Hardy, président de la fédération dans les années 1980 (Hardy, 1994).
269
Pour une analyse détaillée de cette nouvelle élite administrative à la DAS, mais également au service des affaires
sociales du Plan, le lecteur pourra consulter la thèse de G. Lafargue (2001), et plus spécifiquement le chapitre 4,
ainsi que l’ouvrage Valeur des services sociaux collectifs, de F. Fourquet et N. Murard (1992).
277
éprouvent des difficultés pour mener ou reprendre une vie normale et qui ont besoin d’un
soutien matériel et psychologique et le cas échéant, d’une action éducative temporaire » 270. Les
centres d’hébergement et de réadaptation sociale (CHRS) gérés par les associations deviennent
la clé de voûte de cette nouvelle politique. Leurs missions sont élargies : à l’hébergement
s’ajoutent une action socio-éducative, une aide administrative, et des interventions visant la
(ré)insertion professionnelle des hébergés (Pelège, 2004). Cette politique profite aux
associations. Le nombre de places d’hébergement qu’elles gèrent passe de 20 000 en 1970 à 35
000 en 1985 (Charrier, 1985).
Pour mener à bien son entreprise de modernisation des politiques d’aide sociale, l’élite
administrative de la DAS s’appuie sur les représentants des associations. La défiance et les
rapports de force des années 1950 et 1960 laissent progressivement place à un « social
concerté » (Tachon, 1985, Argoud, 1992) où le secteur associatif et l’État sont placés en
situation d’interdépendance. Au cours des années 1970 et 1980, les relations entre la FNARS
et les dirigeants politiques et administratifs s’intensifient. Les « journées d’études nationales »
organisées par la FNARS sont l’occasion pour les responsables politiques et administratifs
d’afficher leur soutien à la fédération et à ses adhérents271. La mise en perspective des textes
réglementaires, des rapports administratifs272 et de la littérature produite par les membres de la
FNARS273 montre bien la proximité idéologique entre les acteurs de la fédération et ceux de la
DAS qui partagent une même vision des politiques d’action sociale. Ils affichent leur volonté
de (re)définir, par un travail commun, les pratiques d’intervention auprès des « inadaptés
sociaux adultes » autour d’une relation « socio-éducative », d’ouvrir les centres d’hébergement
sur leur environnement, de rationaliser leur gestion par l’introduction de normes comptables et
budgétaires, etc. Ils mobilisent les mêmes notions : « inadaptation/réadaptation sociale » 274,
« handicap social », « action sociale globale », etc.
270
La loi du 19 novembre 1974 puis le décret du 15 janvier 1976 ouvrent l’aide sociale à l’ensemble des
« handicapés sociaux ».
271
En 1977, René Lenoir, le secrétaire d’État à l’Action sociale intervient aux Journées de Lille. L’année suivante,
à Nancy, Jean-Louis Bianco, sous-directeur de la DAS, salue l’action menée par la fédération qui est « d’une
importance décisive pour la dignité, l’épanouissement et l’autonomie des personnes, des groupes et des familles ».
272
Voir par exemple Lenoir (1974) et Bloch-Lainé (1967).
273
À partir de 1979, la fédération publie Lir, sa propre revue trimestrielle. J’ai consulté l’ensemble des numéros
de la revue et constaté une convergence des discours et des notions des uns et des autres.
274
Comme P. Pelège, on peut appréhender la signification de la notion de « réadaptation sociale » en mobilisant
le modèle foucaldien de la pensée médicale, celle-ci étant « une façon de percevoir les choses qui s’organise autour
de la norme, c’est-à-dire qui essaie de partager ce qui est normal de ce qui est anormal (…) ; elle cherche aussi à
se donner les moyens de correction, des moyens de transformation de l’individu » (Pelège, 2004 : 52).
278
-
Des reconfigurations organisationnelles qui renforcent la capacité d’action de la
fédération
Les réformes de la politique d’hébergement social au cours des années 1970-1980
amènent la FNARS à faire évoluer son organisation. Pour ses dirigeants, il s’agit d’investir les
multiples instances de concertation et de pilotage instaurées par l’administration aux échelons
locaux. En 1979, un premier système de délégation territoriale est mis en place. Le territoire
national est découpé en huit zones géographiques avec, à leur tête, des directeurs d’associations
adhérentes implantées sur le territoire et élus par et parmi les membres du conseil
d’administration de la fédération. Ces « délégués inter-régionaux » représentent les adhérents
dans les instances de concertation comme les commissions régionales des institutions sociales
et médico-sociales (CRISMS)275 ; ils apportent un soutien technique aux associations
adhérentes dans la gestion.
La fédération a à nouveau modifié son organisation en 1985. Ses nouveaux statuts
prévoient la création d’une association à dimension nationale et de vingt-deux associations
régionales qui disposent chacune d’un conseil d’administration de dix à quinze membres élus
par et parmi les adhérents de la région. Ce réagencement permet de systématiser la présence de
la fédération au sein des espaces de concertation instaurés par les pouvoirs publics276. D’un
autre côté, les directeurs d’associations adhérentes échangent des informations techniques et
construisent une expertise collective dans les commissions nationales277 et régionales. Les
275
Instauré en 1974, les CRISMS sont placées sous l’autorité du préfet. Leurs participants (représentants des
collectivités locales et organismes de sécurité sociale, représentants associatifs) délivrent un avis sur les demandes
de création, d’extension ou de transformation des établissements sociaux et médico-sociaux par les associations.
276
En 1983 le conseil administration de la fédération affiche comme priorité le fait « d’être présent aux différents
niveaux où se préparent et où se prennent les décisions, présence constructive et critique (ministères, régions,
départements, commissions HLM …) ».
Les espaces de concertation où siègent les bénévoles de la fédération sont de plus en plus nombreux : commission
technique d'orientation et de reclassement professionnel (COTOREP) à partir de 1975, commissions régionales
pour la formation des animateurs (CORFEA) en 1981, les commissions d’attribution des fonds d’aide au
relogement et de garantie (FARG) à partir de 1982, les plans départementaux d’action pour le logement des
personnes défavorisées (PDALPD) et les comités départementaux d’insertion par l’activité économique (CDIAE)
à partir de 1991, etc.
277
En 1979, les six « commissions nationales » comptent chacune une quinzaine de membres Au sein de la
« commission pédagogique », il est question de la relation socio-éducative auprès des « handicapés sociaux
adultes » et de la doctrine de la fédération en matière de pédagogie. La commission « développement régional »
réunit les dirigeants des associations régionales qui échangent des informations sur les situations locales, sur la
possibilité de dupliquer un dispositif ou un projet spécifique d’une région à une autre, etc. La « commission
administrative et technique financière » est chargée de produire et de réviser les documents qui réglementent le
fonctionnement de la fédération (règlement intérieur, statuts, etc.) de suivre les adhésions et d’élaborer les
documents budgétaires.
279
commissions rendent compte de leurs travaux aux instances dirigeantes (bureau ou conseil
d’administration) qui peuvent leur attribuer des missions spécifiques (réalisation d’une étude
en lien avec la thématique traitée par la commission, etc.).
De même, des journées d’études sont organisées au niveau régional. Les directeurs
d’associations adhérentes y débattent d’une thématique liée à l’actualité politique (« la
décentralisation » en 1983 en Aquitaine) ou d’un aspect de leur métier (« le rôle du directeur »
en 1979 à Rennes). En investissant les instances de concertation instaurées aux différents
échelons territoriaux et en se dotant d’espaces internes où ses membres échangent des
informations, produisent une expertise et construisent ses positions, la fédération assoit
progressivement sa position d’intermédiaire dans l’espace de production des politiques
d’hébergement social, entre les associations gestionnaires d’établissements et les pouvoirs
publics.
Les statuts adoptés en 1985 définissent un nouveau mode de fonctionnement de la
fédération. Les associations qui adhèrent à la fédération paient une cotisation annuelle278. Le
statut de membre de la fédération se traduit par une double adhésion : à l’association nationale
et à l’association régionale. Les associations adhérentes sont représentées par leur directeur
salarié ou leur président. Ces derniers participent à l’assemblée générale annuelle de leur
association régionale et à celle de l’association nationale et élisent les administrateurs. Cette
nouvelle architecture organisationnelle multiplie les mandats et renforce la division du travail
de représentation. Le nombre d’administrateurs passe d’une quarantaine au début des années
1980, à près de 350 au début des années 2000. La fédération offre ainsi aux adhérents un espace
hiérarchisé de positions d’administrateurs, réparti entre de multiples espaces aux fonctions
complémentaires (espace de débats pour les commissions et de décision pour les bureaux et
conseil d’administration).
278
La cotisation comporte une part forfaitaire calculée en fonction du nombre de salariés de l’association (si
l’association compte un nombre de salariés égal ou inférieur à 5 la part forfaitaire est de 250 € ; entre de 6 à 100
salariés elle est 350 € ; entre 101 et 200 salariés de 500 € et si l’association compte plus de 200 salariés la part
forfaitaire est 750 €) et une part variable qui correspond à un pourcentage des financements publics perçus par
chaque établissement ou service géré par l’association (un établissement ou un service exerçant une activité
spécifique disposant d’un budget propre).
280
B. Un engagement militant qui prolonge l’activité professionnelle ?
-
Porter la parole des « associations » et des « exclus »
Lors de l’enquête de terrain en 2012, les membres du conseil d’administration fédéral de
la FNARS forment un groupe socialement homogène. Ces acteurs sont principalement des
hommes (dix femmes pour quarante hommes), plutôt âgés (entre cinquante et soixante-cinq
ans). Les deux tiers d’entre eux (39 individus sur cinquante) obtiennent un diplôme d’éducateur
spécialisé entre la fin des années 1960 et le milieu des années 1980 et débutent leur carrière
professionnelle dans un centre d’hébergement géré par une association. Après une quinzaine
d’années, ils deviennent chef de service puis directeur d’association. C’est lorsqu’ils accèdent
aux fonctions de directeur, vers la fin de leur carrière professionnelle, qu’ils s’impliquent
comme bénévoles dans les activités de la fédération.
Cette homogénéité sociale est le produit de l’histoire de la fédération créée par des directeurs
de foyer d’hébergement et s’est perpétuée pendant plus de cinquante ans grâce à ses statuts279.
Comment les administrateurs fédéraux articulent-ils leur emploi salarié de directeur
d’association avec leur engagement bénévole au sein de la fédération? Quelles significations
attribuent-ils à ces deux activités ?
L’analyse des entretiens effectués auprès d’administrateurs fédéraux fait émerger une
représentation commune de l’engagement à la FNARS. Celui-ci est conçu comme une activité
de porte-parole et de défenseur des spécificités du travail social et des « exclus ». Dans les
propos des enquêtés, la différenciation entre les activités d’administrateur et celle de dirigeant
associatif revient comme un leitmotiv. À l’instar de Marcel, ancien éducateur spécialisé devenu
à la fin des années 1990 directeur général d’une association gestionnaire de centres
d’hébergement et de structures d’IAE dans l’est de la France. Il est membre du conseil
d’administration fédéral depuis le début des années 2000 et préside l’association régionale
FNARS-Lorraine.
279
Le conseil d’administration fédéral se compose de trois collèges : le collège des administrateurs salariés (12
sièges) est réservé à des directeurs salariés d’associations adhérentes ; le collège des présidents d’associations
FNARS régionale (22 sièges), ces derniers étant également, sauf exception, des dirigeants salariés d’associations
adhérentes ; le collège d’administrateurs bénévoles (18 sièges) qui regroupe des présidents (bénévoles)
d’associations adhérentes. Parmi eux, on trouve d’anciens directeurs d’associations aujourd’hui à la retraite.
281
Il affirme qu’en tant que directeur d’association, une partie de ses tâches rejoignent celles « d’un
dirigeant de n’importe quelle boîte (…), la gestion des ressources humaines, l’administratif, les
relations avec les partenaires, la gestion quotidienne d’une structure »280. En revanche, son
travail à la FNARS nécessite de « prendre de la hauteur », de « sortir de la cuisine de (sa)
structure » (…) pour « porter des propositions politiques », « améliorer les politiques
d’insertion » et défendre les associations qui les mettent en œuvre. L’homme s’implique dans
les travaux de la commission nationale consacrée aux thématiques de l’emploi et de l’IAE.
En tant que président de l’association régionale FNARS-Lorraine, il représente la fédération et
défend ses positions. Ainsi, lorsqu’en 2011, l’État baisse ses crédits en direction des centres
d’hébergement lorrains, il intervient dans les médias régionaux pour dénoncer « un réel risque
de mortalité des structures » d’hébergement281, il organise une « flash-mob » avec d’autres
acteurs associatifs, il effectue un travail d’influence auprès des parlementaires et rencontre le
préfet de région. Des activités pour lesquelles il « pose (s)a casquette de directeur (et) met (s)a
casquette FNARS », « parle au nom de tous les CHRS » de la région, et non plus « pour sa
pomme », c’est-à-dire en tant que directeur d’une association particulière.
Philippe, un second administrateur dont j’ai analysé les propos dans les deux premiers
chapitres de cette thèse, défend des idées semblables. Il débute sa carrière comme éducateur
spécialisé dans les années 1970, puis devient au début des années 2000 directeur général d’une
association d’Ile de France qui gère des centres d‘hébergement, des structures d’IAE et compte
plus de 1000 salariés. Dans les années 1990, il préside l’association FNARS Ile-de-France puis
enchaîne les mandats au niveau fédéral : membre du conseil d’administration, secrétaire-adjoint
du bureau, trésorier.
Comme l’enquêté précédent, Philippe associe son travail de directeur d’association à des
compétences comparables à celles mises en œuvre pour diriger une organisation : il s’agit de
savoir « faire tourner une boutique qui compte un petit millier de salariés », de « faire en sorte
qu’une boite dure »282. Il illustre son propos par une négociation qu’il a menée avec un opérateur
de téléphonie mobile afin de bénéficier d’un tarif avantageux pour équiper les cadres de
l’association qu’il dirige. Philippe parvient à « diminuer la facture de moitié, en faisant un appel
d’offre entre les opérateurs ». Il ajoute : « c’est ça aussi la gestion de demain ».
280
Entretien réalisé le 8 novembre 2012.
Voir l’article intitulé « La réinsertion lorraine au bord de l’asphyxie », Le Républicain Lorrain, 17/05/2011.
282
Entretien réalisé le 5 novembre 2012.
281
282
Philippe indique cependant que « savoir gérer (une association) n’est pas l’essentiel » et
il préfère valoriser son engagement à la FNARS, l’importance des « messages » qu’il vise à
« faire passer » : la promotion des « valeurs associatives », la défense du « cœur de métier de
la
lutte
contre
les
exclusions,
le
« boulot
d’éducateur »,
« le
travail
social »,
l’« accompagnement global des personnes », leur « insertion durable par l’emploi et le
logement ». L’homme préside la commission thématique emploi-IAE et joue un rôle central
dans l’élaboration des positions de la fédération sur ces thématiques. Il développe notamment
l’idée de « firme sociale », une nouvelle structure d’insertion qui se substituerait au « trop plein
de dispositifs » existants et n’exclurait pas les chômeurs les plus « éloignés de l’emploi ».
L’idée plait aux autres dirigeants de la fédération et est adoptée comme position officielle de la
fédération. La mise en place de la « firme sociale » devient l’une des principales propositions
du programme de la fédération élaboré lors des élections présidentielles de 2012.
L’influence de l’enquêté au sein de la fédération se manifeste également dans sa capacité
à imposer ses positions individuelles au groupe, à transformer ses opinions en position
collective. Ainsi, en 2010, Philippe s’oppose au nom de la FNARS à la mise en place d’une
convention collective spécifique aux ateliers et chantiers d’insertion (ACI). Le sujet fait
pourtant débat au sein de la fédération et certains de ses dirigeants sont favorables à la
convention. Le poids de Philippe au sein de la FNARS se mesure également à ses publications
régulières dans les médias283, au fait qu’il représente la fédération lors des principaux
évènements concernant les politiques d’insertion comme le grenelle de l’insertion.
Dans les entretiens, l’emploi de directeur d’association est assimilé à un rôle de
gestionnaire d’une institution, de manager, alors que l’engagement bénévole à la FNARS se
rapproche d’une activité militante. Le passage de l’un à l’autre implique un changement de
posture qui transforme les directeurs en porte-paroles : « quand je mets ma casquette FNARS,
je représente les associations sur un territoire. Et les retombées elles sont pour toutes les
associations » rappelle le premier enquêté. À travers ces propos s’opère le « mystère du
ministère », cet acte de magie sociale dont parle P. Bourdieu (Bourdieu, 1987) dans ses travaux
sur la délégation. Les enquêtés mettent en avant leur qualité de mandataire, leur habilitation à
parler au nom du groupe professionnel et ainsi à le représenter. Cette qualité de mandataire
implique un arrachement au local, à son établissement, et une montée en généralité.
283
Dans le quotidien Le Monde du 13 septembre 2007, dans le magazine Actualité sociale Hebdomadaire du 5
mars 2010, dans l’hebdomadaire Formation Directions du 4 mai 2011, etc.
283
Dans les discours des dirigeants de la FNARS, la défense de l’accompagnement social
est systématiquement assimilée à celle des « exclus », « des plus fragiles dans notre société »,
qui est elle-même liée à l’amélioration de la société dans son ensemble. Autrement dit, défendre
les associations (leurs principes et leurs moyens d’action), c’est préserver le « lien social » avec
les « exclus » et, in fine, « la cohésion sociale » (des expressions souvent employées en
entretien par les enquêtés pour désigner les objectifs de la fédération).
Les administrateurs mettent ainsi en perspective leur action militante en la positionnant au
centre d’enjeux macro sociaux284. Ils ont la conviction profonde que leur action à la FNARS
contribue à améliorer la société dans son ensemble, en évitant qu’elle se fragmente sous l’effet
des processus d’exclusion. Cette représentation constitue la clé de voûte des discours
doctrinaires produits par la fédération. Elus par leurs pairs pour représenter les associations de
solidarité, les administrateurs amplifient leur rôle de représentant en étendant le groupe des
représentés : il ne s’agit pas seulement de défendre les associations mais également les
« exclus », ceux dont les difficultés sont telles qu’ils ne peuvent se représenter eux-mêmes.
Ce mécanisme d’auto-habilitation qui consiste à s’attribuer le droit de parler pour les
« associations » et à travers elles, pour les « exclus » se manifeste de manière remarquable dans
les professions foi des candidats aux fonctions d’administrateur fédéral285. Dans ces documents,
où les candidats « se présentent pour représenter » (Déloye, 1999), la profession de directeur
d’association est rarement mentionnée (trois professions de foi sur treize). Pour expliquer leurs
motivations à s’engager à la FNARS, les enquêtés dressent d’eux-mêmes un portrait de militant
(le terme apparaît dans deux professions de foi sur trois : « je milite au sein du réseau FNARS
depuis 1991 », « je souhaite continuer à militer au sein de la fédération », « mon engagement
de professionnel militant de l’Action sociale », « l’état d’esprit militant de la FNARS », etc.).
Si ce militantisme est présenté comme consistant à défendre les associations, à préserver leur
284
C’est par une mise en perspective de l’engagement qui repose sur le même raisonnement que Laurence Parisot
affirme qu’à travers son investissement dans le syndicalisme patronal, elle « milite pour la France » (Offerlé, 2015 :
95). De même, « les représentants patronaux n’entendent pas représenter les intérêts des chefs d’entreprise mais
ceux des entreprises voire de l’Entreprise, socle incontournable d’une économie libre, d’une économie tout court,
« seule productrice de richesse » ». Il s’agit « d’aller au-delà de sa profession » (idem : 93).
285
J’ai étudié les professions de foi de treize candidats lors du renouvellement partiel du conseil d’administration
fédéral de juin 2012. Dans les professions de foi, les candidats reviennent sur leur parcours professionnel, les
mandats qu’ils ont occupés à la FNARS et exposent leurs motivations à se (re)présenter comme administrateur
fédéral. Sur les treize candidatures étudiées, neuf provenaient d’individus ayant suivi la carrière professionnelle
mise en lumière dans la partie précédente (éducateur spécialisé, chef de service, directeur dans une association
gestionnaire de centres d’hébergement).
284
autonomie vis-à-vis de la logique gestionnaire de l’État286, cet objectif est systématiquement
associé à celui d’« être au plus près de ceux qui subissent les exclusions » afin de « porter la
cause des exclus », de « défendre les plus fragiles dans notre société », d’être le « porte-voix
des plus démunis ».
En entretien, certains administrateurs mettent l’accent sur les effets de leur militantisme
à la FNARS. À l’instar de Jean (cf. chapitre 1 et 2), présent à la fédération pendant près de 20
ans et qui décrit son rôle comme celui d’un « porteur d’innovation ». Il indique que son action
a permis « d’essaimer » (c’est-à-dire de dupliquer) sur le territoire français un dispositif
innovant (une activité de maraîchage biologique en chantier d’insertion). De même, Agnès,
directrice de centre d’hébergement et administratrice fédérale entre le milieu des années 1970
et le début des années 1990, insiste sur sa contribution à l’amélioration des conditions
d’hébergement social. L’activité de lobbying auprès des responsables politiques permet de
transformer des « innovations intéressantes » en dispositifs pérennes. Les propos ci-dessous
montrent bien cette croyance dans le pouvoir de transformation de l’action militante lorsque
celle-ci s’exerce auprès des responsables politiques et au sein des espaces de pouvoir :
« On a vécu des choses merveilleuses. (…). On a créé les fonds d’aide de
relogement et de garantie, les FARG, qui sont à l’origine des fonds de
solidarité au logement. Ce qui permet d‘avoir la caution. Et après on a créé les
fonds d’aide aux impayés de loyer. Et pareil, on est allé voir la ministre du
Logement et ils nous ont pris l’idée pour la loi Besson, de créer en fait les
fonds de solidarité logement. À chaque fois qu’une innovation était
intéressante on essayait de rencontrer le ministre qui était chargé de ce thème.
(…) On a l’impression d’être dans la machine, où ça se décide. On va voir un
ministre, on négocie, je suis allée voir les ministres du Logement, des affaires
sociales, de l’intérieur, notamment au moment où Sarko a enlevé la partie
accompagnement des étrangers de l’action sociale, on s’est battu. » (Agnès,
directrice de centre d’hébergement social puis administratrice à la FNARS
entretien réalisé le 17 mars 2013.)
286
Un candidat indique ainsi que « le travail social doit rester un outil de transformation sociale et que les
associations ne sont pas des opérateurs de l’État ». Pour un autre, il s’agit d’être « force de proposition » afin que
les « contraintes budgétaires (ne soient) pas synonymes de sacrifice d'une intervention sociale. Un troisième
affirme que dans un contexte où « les politiques publiques souffrent de difficultés de financement (…),
l’accompagnement des personnes (doit être) défendu ».
285
Ces éléments d’analyse éclairent la question de l’articulation entre le métier de directeur
d’association et l’engagement bénévole dans une fédération. S’investir à la FNARS n’équivaut
pas à diriger une association. Les savoir-faire supposés par ces deux rôles se différencient,
même s’ils peuvent se compléter. Être un bon représentant associatif n’implique pas
nécessairement d’être un bon dirigeant associatif. Alors que le métier renvoie à la capacité à
« gérer une boutique », c’est-à-dire à mobiliser des compétences gestionnaires et
d’encadrement, l’engagement bénévole vise à défendre des valeurs, à représenter les
associations et, par extension, les « exclus ». Si, dans le premier cas, il s’agit de gérer le réel,
dans le second, l’objectif est de le transformer. De même, si un dirigeant associatif peut parler
au nom de son association, à l’inverse un administrateur de la FNARS emploie le « nous » et
parle pour le groupe des associations.
L’accent porté sur des principes et des valeurs du travail social témoigne de l’image que
les administrateurs veulent se donner de leur rôle à la FNARS : des anciens travailleurs sociaux,
devenus des entrepreneurs de la cause des « exclus », qui prennent position pour les défendre
auprès des pouvoirs publics et dans l’espace médiatique. Cette représentation de l’engagement
à la FNARS s’explique par une socialisation et une trajectoire professionnelle commune mais
également des expériences proches. L’engagement s’ancre dans une histoire collective, celle de
la fédération, et plus généralement celle des politiques en direction des « exclus ».
Cette représentation de l’engagement comme un moyen de défendre le travail social et les
principes d’action qui le sous-tendent, fait écho à la notion de « logique de métier » mobilisée
par H. Chéronnet et C. Gadéa (2009) pour rendre compte de l’identité professionnelle des
travailleurs sociaux devenus directeurs d’association287. Pour les deux auteurs, la culture
professionnelle de ces dirigeants formés par et sur le « terrain », au contact prolongé avec les
populations accueillies dans les établissements sociaux, se caractérise par un attachement à
« l’ethos professionnel du travail social », malgré l’évolution professionnelle vers des fonctions
de cadre. Dans le cadre de l’engagement à la FNARS, l’activité professionnelle est mise à
287
Pour H. Chéronnet (2006), ces trajectoires professionnelles ascendantes sont typiques du secteur de l’action
sociale, et plus particulièrement de l’éducation spécialisé, entre les années 1970 et 2000. L’accès à des positions
de cadre correspond davantage à une « prise de responsabilités à l’intérieur de la mission d’éducation et
d’assistance aux démunis dont se sentent investis les travailleurs sociaux » qu’à « l’exercice de fonctions
hiérarchiques ou d’expertise articulées à une place donnée dans l’organigramme, telles que peuvent les concevoir
les cadres d’entreprise » (Chéronnet, 2006 : 117). Autrement dit, « plus que les connaissances et compétences,
c’est l’implication personnelle et la réalisation d’une « vocation » (…) d’une « mission d’éducation et d’assistance
aux démunis qui structureraient l’identité d’un tel type de « cadre », aux antipodes du « manager » contemporain »
(idem).
286
distance. Elle laisse place à l’expression de cette « logique de métier » qui permet aux enquêtés
de renouer avec le travail social, non pas sur le plan de la pratique, mais en des termes politiques
et sur un registre militant.
L’usage systématique du registre militant, l’accent porté aux valeurs comme motif
principal de l’engagement s’expliquent par les positions occupées par les enquêtés dans
l’organisation. Comme Michel Offerlé (2015) l’observe à propos du militantisme patronal, plus
on monte dans la hiérarchie des responsabilités (niveau interprofessionnel, interfédéral et
national) plus l’explicitation forte des intérêts personnel semble atténuée, et à l’inverse, plus
l’engagement est considéré comme désintéressé, militant et politique. L’engagement des
militants du niveau fédéral de la FNARS suit cette logique. À l’échelon fédéral, l’expression
d’intérêts plus personnels, moins désintéressés n’a pas sa place dans les discours des militants.
Représenter les « exclus » implique un éloignement vis-à-vis du local et du quotidien
professionnel et la capacité à monter en généralité, à construire une vision d’ensemble des
politiques sociales. En analysant la carrière d’un militant, la partie suivante éclaire sous un
angle nouveau la question de l’engagement des administrateurs fédéraux. Elle montre que
l’entrée dans la FNARS est, dans un premier temps, étroitement liée à l’activité de dirigeant
associatif.
C. De l’échelon régional au niveau fédéral : l’analyse de la carrière
d’administrateur de François
-
Carrière bénévole et réinvestissement des compétences professionnelles
Cette partie retrace la carrière de François au sein de la FNARS. La notion de carrière est
employée comme un outil conceptuel pour rendre compte de la dimension processuelle de
l’engagement des administrateurs à la FNARS (Fillieule, 2001). Elle comporte une dimension
objective, qui renvoie aux statuts et aux positions occupées successivement par les militants, et
une dimension subjective qui correspond aux manières dont ces militants redéfinissent leur rôle
et leur trajectoire sociale en fonction de leur circulation entre ces positions (Hughes, 1996).
287
La carrière de François met en lumière plusieurs particularités du fonctionnement de la
FNARS. Elle montre que la carrière d’administrateur débute à l’échelon local et se poursuit au
niveau fédéral. Au cours de ce parcours ascendant, l’engagement des administrateurs
s’intensifie. La carrière de François permet également d’observer les conditions et les effets des
passages entre les différentes positions, de voir comment les administrateurs passent d’un
mandat à un autre, réinvestissent leurs compétences et s’adaptent aux exigences de leur nouveau
poste. À travers la carrière de François, il s’agit également d’éclairer les dynamiques de division
et de spécialisation du travail militant à la FNARS.
François a grandi dans un milieu bourgeois et catholique. Il entame des études de
philosophie, passe deux ans au séminaire et renonce finalement à la prêtrise. Il s’oriente alors
vers des études de psychologie. Parallèlement à ses études il s’engage bénévolement dans les
associations catholiques de sa paroisse en organisant des séjours de vacances pour des jeunes
délinquants. Diplômé d’une maîtrise de psychologie, il entre en 1972 chez Philips, une grande
entreprise produisant de l’électroménager. Son travail au service des ressources humaines de
plusieurs usines du groupe consiste à mettre en place les plans de licenciement et de
reconversion professionnelle (mise en place des plans de formation, négociations avec les
syndicats de salariés, etc.) dans un contexte où le groupe diminue drastiquement ses effectifs
ouvriers. Il acquiert alors une bonne connaissance des politiques d’emploi et de formation
professionnelle et de solides compétences en matière de négociation.
Au début des années 2000, François est embauché au Mouvement des Entreprises de France
(MEDEF) d’l’Eure-et-Loir comme délégué départemental. Pendant six ans, il gère une petite
équipe de salariés. En 2003, il est licencié du MEDEF pour motif économique. À plus de 55
ans, il sait que ses chances de retrouver un emploi sont minces. Il accepte la proposition d’une
de ses anciennes collègues de s’engager bénévolement dans l’association présidée par son mari.
François entre au conseil d’administration du foyer d’accueil Chatrain (AFAC) qui gère un
centre d’hébergement et deux ateliers et chantiers d’insertion (ACI), un atelier de menuiserie et
un autre de bâtiment de second œuvre, qui mettent au travail une vingtaine d’hébergés en leur
faisant réaliser les travaux d’entretien du centre.
Au sein de l’AFAC, François s’implique dans la gestion des ACI. En entretien, il
explique cet intérêt pour les structures d’insertion par l’économique par ses expériences
professionnelles antérieures. La gestion des deux ACI lui permet de réinvestir certaines
compétences et connaissances acquises au cours de la carrière professionnelle : ses dispositions
288
en matière de gestion de la main d’œuvre, d’aménagement des espaces de production, sa
connaissance du fonctionnement des politiques d’emploi et de formation, de la législation sur
le travail. Il précise d’ailleurs que les personnes mises au travail dans les chantiers d’insertion
de l’AFAC « rencontrent les mêmes difficultés » que les ouvriers des usines qu’il a côtoyés :
alcoolisme, absence de formation, voire « analphabétisme ». Pour François qui a effectué sa
carrière dans un grand groupe industriel, les chantiers d’insertion de l’AFAC ont un caractère
« occupationnel ». La production n’y est pas « valorisée monétairement » et ils ne permettent
pas aux travailleurs de « sortir de la merde », ni d’accéder à « l’emploi et la formation ».
L’action de l’enquêté consiste alors à rapprocher le fonctionnement des ACI de celui d’une
petite entreprise :
« On part d’une situation où il y a des gens hébergés, on leur disait on va vous
donner une activité, on va vous occuper. L’atelier faisait le boulot pour le foyer.
Si on veut les sortir vers l’emploi et la formation il faut qu’on ait un vrai support
d’activité. (…) Petit à petit on a eu des gens qui nous ont été donnés par Pôle
emploi. On a changé d’interlocuteur et de manière de travailler. (…) Le virage
que j’ai initié c’était un peu difficile culturellement. Ce n’est pas évident vis-àvis des gens qui sont sur place, les salariés de l’association, il faut leur dire
maintenant vous allez chercher des clients, vous arrêtez de prendre des
prestations qui sont gratuites. Donc c’est quoi le prix du marché ? Il faut se battre
pour avoir un vrai prix de vente des prestations. Enfin, c’est une négociation
mais je sais le faire. Les clients c’est des cages d’escalier, pour les HLM, des
petites communes que je suis allé démarcher. Et des particuliers. Et là je me suis
battu contre l’administration qui dit vous êtres ACI vous ne pouvez pas y aller.
Moi j’ai dit j’irai parce que j’ai besoin d’y aller. Et j’utilise mon réseau pour
trouver des particuliers. » (Entretien réalisé le 17 octobre 2012.)
François structure, développe et diversifie la production des ACI. Il démarche de
nouveaux clients (élus des collectivités locales, particuliers, bailleurs sociaux). Il ouvre le
recrutement à d’autres chômeurs que les personnes hébergées. Il met en place des formations
courtes et des partenariats avec des entreprises locales. Il crée un troisième chantier d’entretien
d’espaces verts. Entre 2005 et 2012, le chiffre d’affaire cumulé des ACI passe de 5000 à
180 000 euros. Ce travail lui vaut d’être sollicité pour devenir vice-président de l’AFAC, chargé
des relations entre l’association et ses financeurs publics :
289
« Le président a dit, ce serait bien que tu sois vice-président. De par ton profil,
si tu dois aller discuter avec le maire, avec la préfecture, tu sais faire. J’ai dit ok.
(…) Avec l’État la négociation, c’était ce que je faisais avant avec les syndicats
à Philips, il faut chercher les infos, bien connaître la politique et pouvoir
répondre aux sollicitations, tout ça je connais. » (Entretien réalisé le 17 octobre
2012.)
François développe l’activité des ACI en s’appuyant sur des savoir-faire acquis au cours
de ses activités professionnelles. Il se rapproche également d’autres dirigeants associatifs afin
de récolter des informations utiles à son activité. Avec d’autres dirigeants d’ACI, il crée une
association, le « groupement des ateliers et chantiers d’insertion d’Eure-et-Loir » (« comme
j’avais un peu d’expérience juridique, j’ai écrit les statuts ») dont il prend la présidence. En
s’appuyant sur son capital social (« je connaissais bien le directeur du travail en tant que
MEDEF »), il parvient à siéger au conseil départemental de l’insertion par l’activité
économique (CDIAE), l’instance locale où se négocient et se répartissent les financements de
l’État pour les structures d’insertion. Au nom du groupement des ACI, il émet des avis sur les
dossiers de création de nouvelles structures d’insertion, sur les demandes de financements
complémentaires effectuées dans le cadre du fonds départemental d’insertion, etc. Dans le
même temps, pour « rompre l’isolement » et résoudre les problèmes auxquels il est confronté
dans son rôle de dirigeant d’association, François intègre les commissions régionale et nationale
de la FNARS sur la thématique de l’IAE où il échange des informations avec d’autres directeurs
d’associations et lit les documents produits par la fédération :
« La logique c’était de me dire : « je suis dans une structure avec des ACI, il faut
que je puisse alimenter ma réflexion pour ne pas être seul devant ce merdier
incompréhensible ». Et donc je vais à la commission IAE régionale de la
FNARS, je rencontre les autres ACI. Et je vais à la commission nationale
FNARS, pour m‘informer. (…) Je suis allé voir sur le site internet (de la
FNARS), j’ai lu, j’ai rencontré des gens, j’ai participé à des trucs à la FNARS
nationale, je suis rentré dans la commission nationale IAE pour m’informer. J’ai
rencontré X et Y (deux directeurs d’associations importantes), j’ai beaucoup
appris avec eux. (…) Tu échanges des infos. » (Entretien réalisé le 17 octobre
2012.)
290
La participation aux activités de la FNARS est un moyen d’apprentissage du rôle de
dirigeant associatif. À travers les discussions avec les pairs lors des commissions et
l’appropriation des instruments produits par la fédération (notes techniques concernant la mise
en place de nouvelles réglementations, guides pratiques pour développer des partenariats, etc.),
François se socialise à son rôle de patron associatif. La FNARS fournit à ses adhérents les
ressources techniques et des savoir-faire leur permettant d’affronter les problèmes auxquels ils
sont confrontés quotidiennement dans leurs activités. Le militantisme des dirigeants associatifs
au niveau local s’insère dans une stratégie utilitariste, qui vise à récolter les bénéfices concrets
de l’engagement : des informations sur le déploiement des politiques sociales au niveau local,
sur les montants et les modalités de répartition des crédits, sur la mise en place d’appels à projet,
etc.
Cette participation pragmatique aux activités de la FNARS (il s’agit d’utiliser son offre
de service pour améliorer la gestion interne de l’association.) va constituer l’étape préalable et
l’élément déclencheur à un engagement plus intense et plus personnel dans les actions de la
fédération. Ainsi, après deux années, durant lesquelles il assiste aux réunions de la commission
régionale IAE de la FNARS-Centre, François devient membre de son conseil d’administration.
La FNARS-Centre connaît alors des difficultés financières liées à la gestion du fonds social
européen (FSE). François accepte de prendre en charge le dossier :
« J’avais déjà géré du FSE et je me suis senti missionné. J’ai accepté de prendre
le dossier qui était dans une merde pas possible. J’étais juste administrateur et
ils m’ont nommé vice-président. Je me suis coltiné le FSE jusqu’au contrôle qui
a été réussi, le licenciement de la directrice, tout le merdier. Et après ça, le
président a démissionné. Il y avait des risques pénaux et personnels puisque il y
avait des malversations. Il a dit moi je ne suis plus concerné. J’ai dit moi je
prends. Je vais voir l’État et la région et je leur dis de nous aider parce qu’on est
vraiment dans la merde. Et on a négocié. Le SGAR nous a aidés, mais bon je
sais faire par mes anciennes fonctions. Donc j’ai sorti la FNARS la tête de l’eau
et je suis élu président. » (Entretien réalisé le 17 octobre 2012.)
L’intensification de l’engagement est liée au fait que François accepte de prendre en
charge le dossier délicat du FSE au sein de l’association FNARS-Centre et parvient à équilibrer
291
les budgets de l’association. Il dispose alors d’une légitimité importante auprès des autres
administrateurs qui l’élisent président. Pour mener à bien ce nouveau mandat, la connaissance
de l’IAE ne suffit plus. L’enquêté doit élargir son expertise à l’ensemble des thématiques sur
lesquelles intervient l’association régionale : le logement, l’hébergement, l’accès aux soins,
etc. :
« Sur la mise en place des plans départementaux accueil hébergement insertion,
on me convoque à une réunion. C’est quoi l’avis de la FNARS sur les PDAHI.
Du coup, je téléphone, j’appelle des adhérents, le national (le siège de la FNARS)
pour dire « c’est quoi ce machin ? » je ne savais pas. J’ai dû intervenir dans les
15 jours pour dire la FNARS, elle pense ça. T’es obligé de bosser. » (Entretien
réalisé le 17 octobre 2012.)
En 2010, François cumule cinq mandats dans différentes organisations associatives : viceprésident de l’AFAC, président de l’association du groupement des ateliers et chantiers
d’insertion du Maine-et-Loire, président de la FNARS Centre. Ce dernier mandat lui ouvre les
portes du conseil d’administration fédéral, où il dispose d’un siège dans le collège réservé aux
présidents d’associations régionales. Connu pour son expertise sur l’IAE, le président de la
commission nationale sur cette thématique lui propose de lui succéder. François accepte et
devient alors l’administrateur fédéral référent sur l’IAE.
La carrière de François montre bien comment son engagement actualise des dispositions
pratiques (savoir-faire et compétences) et symboliques (manière de voir le monde social) acquis
avant son entrée dans l’associatif. Le militantisme permet à la fois de maintenir vivace son
sentiment d’accomplir des actions ajustées à sa vision du monde, en accord avec les principes
doctrinaux constitutifs de sa socialisation religieuse, et de réinvestir des compétences acquises
au cours de la carrière professionnelle, en matière de gestion d’entreprise (développement des
activités économiques des ateliers et chantiers d’insertion de l’AFAC), de management (en tant
que président de la FNARS Centre, François recrute et manage une petite équipe de salariés
comme il l’avait fait sur son poste au MEDEF), de négociation et de représentation (lors des
réunions avec les responsables politiques et administratifs).
292
-
Perpétuation de l’engagement et multipositionnalité
La trajectoire de François montre également que l’appétence au militantisme se nourrit
de et dans l’action elle-même, dans le fait de construire une expertise, de la mobiliser et d’en
observer les résultats : augmenter le chiffre d’affaire et le nombre de salariés d’une structure
d’insertion par l’économique, mener à bien un dossier complexe comme le FSE et redresser les
comptes d’une association, parvenir à obtenir la satisfaction d’une revendication auprès de
l’administration, etc. Ces éléments sont à la fois des incitations à et des rétributions de
l’engagement.
Celui-ci se perpétue également à travers l’interdépendance des positions et des mandats qui
nécessite de développer son expertise, d’« alimenter sa réflexion » :
« De temps en temps quand ils (les fonctionnaires des services déconcentrés du
ministère de l’Emploi) disent des conneries, je peux leur dire « attendez ce n’est
pas ça que j’ai entendu dans les négociations au national », ou je leur apporte des
éléments qu’ils n’ont pas, en disant « vous savez que cela va vous arriver ? ».
Parce que ça met tellement de temps à descendre (entre les échelons
administratifs). Je peux leur dire « s’il y a des trucs que vous savez, des
circulaires que moi je n’ai pas, vous pouvez me les passer ». Du coup on échange
et on arrive à trouver sur le terrain un peu plus de coordination. Ou j’interviens
auprès du préfet pour faire avancer des trucs. Le groupement des ACI est perçu
comme un acteur incontournable, parce que j’utilise ma compétence FNARS
pour faire passer des messages et j’écris en tant que groupement de chantier
d’insertion au directeur du travail sur des problématiques de contrat aidé, mais
j’ai eu les infos par la FNARS. » (Entretien réalisé le 17 octobre 2012.)
Les lectures de rapports administratifs, des publications de la FNARS, le recueil
d’informations auprès d’autres dirigeants associatifs, la fréquentation d’espaces d’informations
comme les commissions de travail, les journées d’études, permet la construction d’une expertise
qui, en retour, est mobilisée dans les différentes activités militantes. Le parcours de François
montre bien les jeux d’interdépendance entre les différents échelons et les espaces investis. Les
activités effectuées au niveau national ont des retombées sur celles effectuées au niveau local.
Autrement dit, pour militer localement de manière efficace, il faut être informé de ce qui se joue
au niveau national, et inversement, le militantisme local permet d’alimenter le travail effectué
293
au niveau national. Dans la carrière de François, tout se passe comme si le militantisme
associatif se nourrissait lui-même, à travers les rapports d’interdépendance entre les différentes
positions et mandats occupés qui nécessitent constamment d’alimenter son expertise.
La carrière de François met également en lumière la diversité des facteurs qui expliquent
l’engagement au sein de la FNARS et sa perpétuation : la capacité de l’organisation à offrir des
activités dont la portée morale est ajustée à la vision du monde social des prétendants au
militantisme, la possibilité de réinvestir dans ces activités des compétences et des savoirs acquis
au cours de l’activité professionnelle, mais également d’investir de nouvelles positions, de
réaliser de nouvelles tâches, d’acquérir de nouvelles connaissances.
L’intensification de l’engagement tient également à des logiques d’opportunité offertes par
l’organisation (à travers les mandats laissés vacants) ainsi qu’aux modes de recrutement basés
sur des « effets de spirales », des cooptations successives. Les dirigeants en place sollicitent
certains militants régionaux en les incitant à prendre davantage de responsabilités ou, à
l’inverse, des militants régionaux incitent un des leurs à se présenter à des mandats nationaux.
De ce point de vue, l’intensification du militantisme associatif repose sur des processus
identiques à d’autres types d’engagement, comme le militantisme patronal (Ciccoteli, 2015 ;
Offerlé, 2015) : pour leur succéder, les dirigeants identifient des militants disposant à la fois
d’une expertise sur un domaine précis et d’un capital social accumulé au sein de l’organisation.
L’analyse montre également que les conditions de possibilité de l’engagement bénévole
ne sauraient être pensées en dehors des autres sphères de la vie sociale. L’ascension rapide de
François dans la hiérarchie des administrateurs de la FNARS résulte de sa situation de jeune
retraité qui lui permet de disposer d’une disponibilité importante288. Cette question de la
disponibilité à l’engagement, qui joue un rôle central dans la perpétuation de l’engagement se
pose différemment pour les administrateurs qui occupent un emploi de dirigeant associatif. Leur
investissement bénévole dépend alors des possibilités de déléguer certaines tâches à des
adjoints. L’implication dans les activités de la fédération dépend alors de la taille de
Le mandat d’administrateur fédéral implique de fréquents déplacements pour participer aux réunions du conseil
d’administration (cinq journées par an), au bureau (une journée et demie par mois), et aux commissions
thématiques (cinq journée par an). S’ajoutent également d’autres réunions où il s’agit de représenter la fédération
auprès des fonctionnaires des administrations centrales, des membres de cabinets ministériels, des parlementaires,
des dirigeants d’autres organisations associatives, etc. Ainsi, en 2011-2012, François se rend entre une et deux fois
par semaine en moyenne à Paris. Les mandats d’administrateur impliquent également la lecture de documents
(rapports, textes réglementaires, documents internes à la fédération), la rédaction de discours, etc. Au total,
François consacre selon lui entre une quinzaine et une trentaine d’heures à réaliser les tâches liées à ses mandats
chaque semaine.
288
294
l’association. Si celle-ci est importante, son directeur peut déléguer certaines tâches et dégager
du temps nécessaire pour s’impliquer dans les activités de la fédération289.
Conclusion de la section
Créée par des directeurs d’associations à la fin des années 1950, la FNARS doit son
développement au double mouvement d’extension et de territorialisation des politiques d’action
sociale. Aujourd’hui, la fédération offre à ses bénévoles un espace complexe de positions et de
mandats. L’analyse proposée dans cette section montre que l’engagement des administrateurs
dans les activités de la fédération a pour premier objectif l’acquisition de savoir-faire afin de
résoudre des problèmes rencontrés dans la gestion quotidienne d’un établissement social.
Progressivement, cet engagement s’intensifie. Sa dimension pragmatique cède la place à un
militantisme qui vise à défendre des valeurs du travail et à porter la parole des « exclus ». Cette
conception partagée de l’engagement repose sur l’homogénéité sociale des administrateurs. Ces
derniers ont effectué un même parcours professionnel ascendant dans l’espace associatif des
politiques sociales et forment une communauté générationnelle soudée par des expériences
communes et le partage d’un même éthos professionnel.
L’analyse de la carrière de François montre que les administrateurs circulent entre les positions,
accumulent les mandats et acquièrent progressivement une expertise des questions traitées par
la fédération. De ce point de vue, le bénévolat à la FNARS partage des points communs avec
celui du monde du sport analysé par V. Chevalier et S. Fleuriel. Pour ces auteurs, le bénévolat
sportif est une « forme spécifique de travail » qui « relève d’une division du travail fondue dans
une hiérarchie progressive et poreuse de positions qui esquisse un espace de circulation et de
mobilité où l’accumulation d’expérience y est favorisée et indexée en fonction des positions
effectivement occupées » (Chevalier & Fleuriel, 2006).
Chez certains dirigeants bénévoles de la FNARS, la multipositionalité (c’est-à-dire
l’occupation simultanée de plusieurs positions au sein de l’organisation : administrateur fédéral,
président de commission, d’association régionale, etc.) se double de l’occupation d’autres
289
C’est le cas de la plupart des administrateurs de la FNARS qui s’appuient sur des cadres intermédiaires
(directeurs-adjoints, directeurs de pôle) pour s’engager dans leurs multiples mandats bénévoles. À l’inverse, dans
une association de petite taille, où le directeur doit assurer de nombreuses tâches quotidiennes, l’engagement dans
les instances fédérales de la FNARS est plus difficile.
295
positions à l’extérieur de la fédération. C’est par exemple le cas de Philipe qui, en plus de ses
mandats à la FNARS, s’engage dans le gouvernement d’autres organisations reconnues dans le
l’espace associatif, comme le Samu social de Paris qu’il préside. Cette multipositionnalité
développe la notoriété des enquêtés au sein de l’espace associatif, mais également auprès des
responsables politiques et administratifs. Les administrateurs de la FNARS sont alors sollicités
pour siéger au titre de leur expertise au sein d’instances parées d’un certain prestige. Ainsi,
Agnès explique en entretien :
« J’ai été nommée au Conseil économique et social de Picardie comme experte de
la question de l’exclusion. C’est la consécration. (…) et puis je fais aussi partie du
conseil supérieur du travail social. Ce sont deux nominations. Alors j’en ai eu
d’autres hein, mais celle-là elles sont très importantes pour moi. (….) Je connais
bien François Chérèque le patron de la CFDT avec qui j’ai été en contact
longtemps, parce qu’on est, les gens de la FNARS, en contact avec les
politiques. » (Entretien réalisé le 17 mars 2013.)
Lors de notre entretien, Guy, un autre administrateur dont j’ai retracé le parcours dans le
premier chapitre, indique qu’en 1993 il est missionné par S. Veil, alors ministre des Affaires
Sociales, de la Santé et de la Ville pour réaliser un « rapport officiel sur la grande exclusion
sociale ». Il précise que ce dernier « a eu un grand retentissement auprès des médias ». De
même, plusieurs administrateurs ont été décorés des insignes de chevalier dans l’ordre de la
légion d’honneur pour leur engagement associatif. Lors de deux entretiens, les enquêtés
arboraient ces décorations, et n’ont pas tardé à aborder ce sujet, sans que je le leur demande.
Accumuler les positions et les mandats, côtoyer les responsables politiques, obtenir la
reconnaissance de l’« État décorateur » (Offerlé, 1995 : 90) pour son dévouement à la cause des
exclus, siéger dans des institutions prestigieuses au titre de son expertise, sont autant de
rétributions symboliques qui participent à l’accumulation d’un « capital d’honorabilité »
(Ciccoteli, 1995 : 60). En occupant les positions les plus prestigieuses et légitimes dans l’espace
associatif des politiques sociales et en bénéficiant d’un crédit social qui dépasse les frontières
de cet espace, les administrateurs de la FNARS forment objectivement une élite associative, et
se reconnaissent subjectivement comme telle.
296
II. Les chargés de mission de la FNARS, une nouvelle génération
d’experts associatifs
Après avoir analysé les propriétés sociales et les modes d’engagement des administrateurs
de la FNARS, cette section s’intéresse aux salariés de la fédération. Elle étudie le
renouvellement des profils salariés des années 1980 à nos jours, en lien avec les besoins de
l’organisation et les transformations de son environnement. Cette perspective permet de mettre
en lumière une spécialisation des besoins de la fédération en matière d’expertise. Pour y
répondre, la fédération embauche de jeunes diplômés des universités pour qui l’entrée dans le
monde associatif est un moyen de faire fructifier leurs savoirs scolaires.
A. D’une fédération de bénévoles à une fédération de salariés
-
Individus aux « carrières plurielles » et stratégie de recrutement interne
Pendant une quarantaine d’années, les activités de la FNARS reposent sur
l’investissement bénévole de directeurs d’associations. Le développement rapide des effectifs
salariés à partir de la fin des années 1980 est lié à des acteurs internes à la fédération et aux
transformations de son environnement. L’augmentation du nombre d’adhérents à la FNARS et
la multiplication des commissions thématiques conduisent les bénévoles à recruter les
premières salariées en 1981. Ces attachées administratives effectuent des tâches de secrétariat
et logistiques nécessaires aux activités menées par les bénévoles (gestion de l’organisation des
réunions et des journées d’études nationales, envoi des courriers, etc.).
Dans la deuxième moitié des années 1980, les effectifs salariés augmentent sous l’effet
de la structuration et du développement de la mission « formation ». Pour les directeurs de
centres d’hébergement qui dirigent la FNARS, l’enjeu est de combler le déficit de formation
professionnelle d’une large part de leur personnel. À l’époque, les salariés des CHRS pour
adultes sont rarement formés et diplômés pour le poste qu’ils occupent. Les titulaires de
diplômes en travail social (d’éducateur spécialisé ou d’assistant social) s’orientent plus souvent
vers la prise en charge d’autres catégories de public (petite enfance ou « enfance inadaptée » au
297
sein des instituts médico-thérapeutiques, public handicapé physique, etc.). À la fin des années
1970, la fédération se dote d’un institut de formation qui prépare les personnels des associations
adhérentes à l’obtention d’un diplôme d’aptitude à l’animation sociale et socio-éducative.
Pour développer les activités du service formation, la FNARS recrute Marie comme
« cadre technique chargée de la formation ». Pour cette dernière, cet emploi est un moyen de
rompre avec le travail social, tout en continuant « d’avoir un pied dedans » 290, c’est-à-dire en
restant dans le secteur de l’action sociale. En effet, lorsqu’elle est recrutée par la FNARS en
1985, Marie a déjà passé une quinzaine d’années au sein d’établissements sociaux. En 1969,
elle obtient son diplôme d’éducatrice spécialisée et travaille quelques années auprès
d’adolescents au sein d’un institut médico-pédagogique. Elle intègre l’association Aurore en
1973 et exerce dans un centre d’hébergement pour hommes sortant de prison puis dans un
service de l’association qui loge des toxicomanes dans des appartements parisiens. Aurore est
une des associations qui a contribué à la fondation de la FNARS. Comme plusieurs autres
salariés, Marie participe aux activités de la fédération. Elle devient la secrétaire bénévole de
l’antenne Ile-de-France de la fédération, participe à l’organisation de journées d’études ouvertes
aux adhérents de la région, rédige les comptes rendus des réunions. Elle est également membre
de la commission nationale « liaison-information-réflexions » qui élabore Lir, le mensuel de la
fédération distribué aux associations adhérentes. Membre du comité de rédaction de Lir, elle
visite des associations adhérentes qui mettent en place des « actions innovantes » et procède à
leur recensement. Ces activités l’amènent à bénéficier d’une notoriété au sein de la fédération
qui lui permet d’être élue au conseil d’administration national.
Le travail « de terrain » chez Aurore expose Marie à la souffrance des toxicomanes
hébergés par l’association. Elle assiste à des situations émotionnellement éprouvantes (morts
par overdose, tentatives de suicide, etc.) qui engendrent des « angoisses terribles ». Cette usure
professionnelle l’amène à quitter son emploi chez Aurore et à entamer une formation
professionnelle pour devenir formatrice dans le secteur sanitaire et social. Lorsqu’elle apprend
par ses anciens collègues que la FNARS recherche un salarié pour développer son offre de
formation, Marie postule. Connue et reconnue par les administrateurs de la fédération, elle est
embauchée en 1985 et restera à ce poste jusqu’à sa retraite en 2004. Elle assure l’organisation
et le suivi des formations professionnelles proposées aux adhérents, en lien avec les besoins
290
Extrait de l’entretien réalisé le 20 février 2014.
298
exprimés au sein des commissions nationales. Elle sélectionne les intervenants. Par exemple,
les membres de la commission logement sollicitent Marie pour qu’elle organise une formation
pour les directeurs de CHRS sur les relations avec les bailleurs privés. Une autre formation
destinée aux travailleurs sociaux porte sur la gestion de la violence au sein des centres
d’hébergement. Les formations développées par Marie dégagent des bénéfices croissants
(146.000 euros de bénéfices en 1999, un catalogue d’une vingtaine de formations, près de 90
sessions de formation organisées) qui permettent d’étoffer les effectifs du service formation de
deux autres salariés291.
Dans la deuxième moitié des années 1980, l’augmentation des effectifs salariés de la
FNARS s’explique en partie grâce aux bénéfices dégagés par les formations vendues aux
adhérents. À la fin des années 1980, la fédération compte huit salariés : une directrice générale,
trois attachées administratives qui assurent les tâches de secrétariat, une comptable et trois
chargés de mission au service formation. À partir du début des années 1990, c’est grâce aux
nouvelles mesures et à de nouveaux dispositifs dont l’État confie la gestion au secteur associatif
(Lafarge, 2001 ; Viguier, 2011 ; Lafore, 2010) que la FNARS embauche de nouveaux salariés.
La fédération commence en effet à bénéficier de financements de l’État afin d’accompagner ses
adhérents à la mise en œuvre de ces dispositifs.
La loi du 31 mai 1990 visant à la mise en œuvre du droit au logement, dite « loi Besson »
du nom du ministre du Logement, officialise différents dispositifs expérimentés par des
associations gestionnaires de CHRS : des dispositifs de médiation entre bailleurs et occupants
comme les baux glissants, d’accompagnement social lié au logement, d’hôtellerie sociale
d’agences immobilières à vocation sociale qui permettent aux associations de devenir ellesmêmes maîtres d’ouvrage292. La FNARS participe activement aux travaux préparatoires de la
loi. Une fois celle-ci promulguée, elle signe une convention de financement avec la Caisse des
Dépôts et Consignations (CDC) et le ministère du Logement. La subvention permet de recruter
Agnès au poste de chargée de mission hébergement-logement. Celle-ci a pour tâche
d’accompagner les adhérents à la mise en œuvre des dispositifs prévus par la loi. Comme Marie,
291
L’un d’entre eux, Jean, a un parcours semblable à celui de Marie. Il travaille comme éducateur spécialisé dans
un centre d’hébergement de la fondation de l’Armée du Salut qui, comme Aurore, fait partie des associations qui
ont fondé la FNARS. Il participe aux travaux de la FNARS régionale Ile-de-France où il représente la FADS. En
1985, il devient salarié rattaché au même service formation.
292
Pour plusieurs auteurs (Bourgeois, 2001, Aubrée 2004) cette loi donnent aux acteurs de l’hébergement social
une nouvelle légitimité pour investir les politiques de logement au motif de leur proximité et leur connaissance des
populations concernées par les difficultés de logement.
299
Agnès est bien connue des administrateurs de la FNARS qui l’embauchent puisqu’elle faisait
auparavant partie des leurs.
Titulaire d’une maîtrise de lettres, Agnès débute sa carrière professionnelle comme
enseignante en collège. Suite à un conflit avec la direction de son lycée, elle réoriente sa carrière
en 1975 et prend la direction d’un centre d’hébergement pour femmes victimes de violence
masculine à Amiens. Á cette époque, les établissements qui accueillent ces catégories de
population sont encore rares. La structure, dont la notoriété croit rapidement, est vite submergée
par les demandes. Agnès devient rapidement connue dans le milieu associatif local pour ses
positions progressistes en faveur de la loi Veil et l’hébergement des prostituées. Elle est
sollicitée pour adhérer à la fédération et participer aux réunions. Agnès devient ensuite déléguée
inter-régionale en 1977 et membre du conseil d’administration fédéral. En 1989, elle représente
la FNARS lors des réunions de préparation de la loi Besson. C’est logiquement à elle que les
dirigeants de la FNARS proposent le poste de chargée de mission :
« J’ai eu un appel d’X qui était présidente de la commission logement, elle me dit
comme tu es enseignante et que tu formes bien, est-ce que tu es d’accord pour venir
au national accompagner… former les adhérents et les conseils généraux sur les
questions de logement. Donc j’ai demandé un arrêt d’un an, j’avais envie d’aller
voir autre chose. Voilà comment je suis passée d’administratrice nationale à salariée
de la FNARS, salariée contractuelle. Et après un an, j’ai dû choisir. Donc j’ai bougé
sur la France entière. » (Entretien réalisé le 17 mars 2013.)
À l’image d’Agnès et de Marie, les carrières des premiers salariés293 de la fédération
partagent plusieurs caractéristiques. Ils effectuent la première partie de leur parcours comme
travailleur social ou directeur au sein d’établissements gérés par des associations adhérentes à
la fédération. Ils s’engagent dans ses activités et occupent bénévolement plusieurs mandats. Ils
passent ensuite d’un statut de dirigeant bénévole à un statut de salarié. Les parcours de Marie
et d’Agnès montrent que ce changement de statut est rendu possible par l’articulation entre un
désir de satisfaire des aspirations professionnelles (se mettre en retrait du « terrain ») et des
opportunités de financement (une subvention octroyée à la fédération dans le cas d’Agnès, les
bénéfices dégagés par les activités internes à la fédération dans celui de Marie).
293
Les recoupements effectués grâce aux informations recueillies lors des entretiens permettent d’affirmer que
d’autres individus connaissent des parcours similaires au sein de la fédération.
300
Ces embauches résultent d’une stratégie de recrutement interne qui repose sur la cooptation par
les dirigeants bénévoles de la fédération d’anciens collègues. Ainsi, Agnès est embauchée par
son « amie » qui préside la commission hébergement logement de la fédération. Marie est
recrutée par l’administrateur chargé des questions de formation avec qui elle a déjà travaillé en
tant que membre du conseil d’administration fédéral. Ces pratiques de recrutement interne sont
caractéristiques des années 1980. Ainsi, l’homme embauché au poste de directeur général de la
fédération en 1985 est le président de l’association FNARS Rhône-Alpes. L’embauche
constitue une rétribution de la fédération au militantisme exercé pendant plusieurs années à titre
bénévole.
-
L’ouverture des profils des salariés à des professions extérieures aux politiques sociales
À partir des années 1990, le nombre de salariés au siège de la fédération augmente
fortement, passant de huit en 1988 à quatorze en 1992, puis à plus de vingt en 1995. En 2008,
le siège compte une trentaine de salariés. De même, les associations régionales recrutent leurs
premiers salariés en 1991. En 2000, on compte quarante salariés répartis dans une vingtaine
d’associations régionales. Ce développement s’accompagne d’un renouvellement des profils
des individus. Contrairement à la décennie précédente, les nouveaux salariés n’ont pas effectué
leur carrière dans le secteur de l’action sociale mais proviennent d’autres univers
professionnels.
Le directeur général de la fédération recruté en 1991 est diplômé de la Haute École de
Commerce (HEC). Il intègre la fédération à quarante ans, après avoir exercé dans le secteur
privé lucratif. Son recrutement répond à une volonté des administrateurs bénévoles de
développer les ressources financières de la fédération de manière à élargir ses activités. Il a pour
mission de renforcer les relations avec les administrations et de restructurer l’organisation du
siège de la fédération au niveau national en créant des « missions thématiques » et en
développant ses effectifs salariés. L’année suivante, une convention de financement avec la
CDC et l’administration du ministère de l’emploi permet à la fédération de recruter un second
chargé de mission sur la thématique de l’insertion par l’économique. Marc, ancien permanent
de la CFDT (il était secrétaire national de la fédération agricole du syndicat) âgé de 40 ans
occupe le poste. Son travail s’inscrit dans le cadre de la mise en œuvre du volet « insertion » de
la loi du 1er décembre 1988 instaurant le RMI. Les associations d’action sociale sont incitées à
301
participer à l’insertion professionnelle des allocataires, et plus largement des chômeurs de
longue durée, en mobilisant des contrats emploi solidarité (CES) créés en 1990 et réservés aux
employeurs du secteur non marchand. Le travail de Marc consiste à accompagner le
déploiement de ces contrats aidés dans les associations adhérentes, à apporter un soutien
technique pour la création et le développement de chantiers d’insertion.
L’augmentation du nombre de salariés à la FNARS et la diversification de leurs profils
résultent d’une conjonction de facteurs. Les transformations dans la conduite des politiques
d’actions sociale (l’institutionnalisation de la concertation et de la négociation entre acteurs
publics et représentants associatifs), l’extension de leur périmètre (sous l’effet de la mise en
place de nouveaux dispositifs par les associations) et leur spécialisation (les politiques d’action
sociale se subdivisent en plusieurs sous espaces294) créent de nouveaux besoins pour la
fédération qui l’amènent à se doter de nouvelles compétences et donc à renouveler ses membres.
L’enjeu est d’être en mesure d’accompagner les adhérents dans la diversification de leurs
activités, de leur apporter un soutien technique et juridique, de repérer et de dupliquer les
initiatives innovantes, d’intervenir auprès des pouvoirs publics pour que ceux-ci bénéficient
d’un cadre réglementaire et de financement. Pour réaliser ces activités, la fédération bénéficie
de subventions des administrations centrales d’État. En contrepartie de leur financement, cellesci imposent leurs exigences en matière de comptabilité, de rédaction de bilan, etc. Pour répondre
à l’accroissement des exigences contractuelles imposées par les bailleurs publics, la fédération
se dote de savoirs et de compétences professionnelles extérieurs au secteur des politiques
sociales. La fédération recrute ainsi plusieurs comptables au cours des années 1990. De même,
le poste de chargé de mission santé, financé par une subvention de l’administration centrale du
ministère de la Santé à partir de 1995, sera occupé par un médecin.
Le recours à des savoir-faire extérieurs au secteur de l’action sociale est bien illustré par
le recrutement de professionnels formés au journalisme ou à la communication. Jusqu’aux
années 2000, la communication de la fédération s’organise en direction des associations
adhérentes, à travers la publication et la diffusion du magazine semestriel Lir dont le premier
L’extension des politiques d’assistance s’accompagne de leur division en plusieurs sous-espaces qui regroupent
des dispositifs spécifiques : l’hébergement social (lui-même subdivisé entre dispositifs d’urgence sociale,
d’insertion, dispositifs réservés à des catégories de publics comme les demandeurs d’asile, les sans-abri
connaissant des problèmes de santé), l’insertion par l’activité économique (elle-même subdivisée en différentes
catégories de structures), les dispositifs d’accès à la culture, de soutien à la « parentalité », etc.
294
302
numéro date de la fin des années 1970. Son contenu est élaboré par les administrateurs
bénévoles réunis au sein de la commission éponyme. Lir restitue les travaux des différentes
commissions thématiques et présente les évènements organisés par la fédération. Les activités
liées à la communication sont progressivement prises en charge par des salariés formés aux
métiers du journalisme.
Au début des années 2000, la fédération embauche Carine, une journaliste diplômée du centre
de formation des journalistes de Paris qui a effectué une partie de sa carrière comme journaliste
au quotidien Libération, puis comme responsable du site internet du magazine Télérama.
D’autres profils semblables à celui de Carine viennent étoffer le service de communication qui
compte trois salariés en 2011. Les questions de communication font l’objet d’une stratégie qui
repose sur le développement d’outils de communication internes à la fédération : mise en place
d’une newsletter hebdomadaire, transformation du semestriel Lir en une « Gazette » mensuelle
d’une trentaine de pages, à laquelle est associé le « supplément de la Gazette », un document
de quatre pages qui approfondit une thématique, publication d’un mensuel intitulé « recueil et
document » qui présente les études réalisées par la fédération.
La communication externe devient également un enjeu d’intervention pour la FNARS qui
multiplie ses interventions dans les médias généralistes (quotidiens et hebdomadaires
nationaux) dans un contexte de concurrence entre organisations associatives pour l’accès à
l’espace médiatique. Chaque semaine, les membres du service communication scrutent la revue
de presse qui recense les apparitions de la fédération dans les médias avec pour objectif d’en
augmenter le nombre les semaines suivantes. Anna est chargée de mission puis chef du service
communication. Diplômée en droit puis de l’institut français de la presse, elle travaille comme
journaliste à Radio France, puis à la direction de la communication de la SNCF avant d’être
embauchée à la FNARS en 2011. L’extrait d’entretien ci-dessous montre que les « relations
presse » sont l’objet un travail spécifique, reposant sur une connaissance fine des pratiques
professionnelles du monde journalistique et des savoir-faire importés de l’univers de la
communication (faire un « coup », « vendre » une interview », etc.) :
« Si je veux faire un coup, je fais appel au Journal du Dimanche. Tu leur accordes
une exclusivité (…) tu sais que tout le monde va en parler, tu peux être sûr que tu
vas avoir beaucoup plus de médias qui reprendront ce que tu as fait le lundi parce
que c’est dans le JDD. En fait tu vends ton sujet. Tu as plusieurs moyen de les (les
médias) aborder : tu envoies un CP (communiqué de presse) après tu fais des
303
relances. Certains reprennent ton CP (…), après tu vas leur vendre une interview
du président. J’organise des déjeuners DG (directeur général) médias pour faire le
tour des sujets importants pour les mois à venir qu’ils sachent sur quoi on bosse.
L’idée c’est de faire reconnaître la FNARS, qu’on nous appelle pour tout ce qui
concerne l’exclusion sociale.
- Tu ne ressens pas une concurrence avec d’autres organisations qui travaillent sur
des sujets similaires à ceux de la FNARS ?
Ben si, mon rôle c’est que l’on parle de la FNARS et pas des autres, c’est clair. Et
que si on doit parler d’une fédé c’est que ce soit la nôtre. » (Entretien réalisé le 27
octobre 2014.)
Les questions de communication illustrent bien le processus de substitution des
administrateurs bénévoles par des salariés dans la réalisation des activités de la fédération. Le
développement des effectifs salariés et l’importation des savoirs professionnels liés à des
métiers existants en dehors du champ de la solidarité (comptabilité, communication, gestion
des « ressources humaines ») s’accompagnent d’une diminution du périmètre d’intervention, et
donc du pouvoir, des administrateurs bénévoles. Ces derniers n’interviennent plus dans la
politique de recrutement des chargés de mission, n’élaborent plus le discours de communication
de la fédération comme c’était le cas jusqu’aux années 1990.
Cette partie montre que les profils des salariés de la FNARS se renouvellent. Cooptés par
et parmi les administrateurs, les premiers salariés entrent à la fédération en milieu de carrière
professionnelle, après avoir occupé des emplois de travailleur social ou de directeur
d’établissements sociaux. La FNARS élargit progressivement sa stratégie de recrutement à des
professions extérieures au travail social pour répondre à ses besoins en nouvelles
compétences en matière de comptabilité et de communication. La partie suivante s’intéresse,
quant à elle, à une nouvelle génération de salariés qui occupent les postes de chargé de mission
lors de l’enquête de terrain en 2012. Cette population se distingue des salariés précédents par
son âge (les chargés de mission ont pour la plupart moins de trente ans) et par le fait que son
entrée dans la fédération correspond souvent à son premier emploi.
304
B. Les chargés de mission : une nouvelle génération d’experts associatifs
-
L’entrée dans la fédération : un ajustement des dispositions scolaires des chargés de
mission aux attentes de la fédération
Les trajectoires scolaires et universitaires des chargés de missions de la FNARS295
présentent une relative homogénéité. Après un baccalauréat général, ils effectuent leurs études
dans des filières universitaires en sciences humaines. Les sciences de l’information et de la
communication, le droit et les sciences politiques sont les trois disciplines les plus fréquemment
citées par les enquêtés. Au cours de ces formations universitaires, les futurs chargés de mission
se forgent une connaissance générale du fonctionnement de l’action publique.
L’acquisition de ces savoirs s’articule avec l’incorporation de savoir-faire en matière d’analyse
(des enjeux des textes réglementaires, des rapports administratifs, des réformes en préparation,
etc.) et de rédaction (compétences scripturaires nécessaires à la rédaction de notes techniques,
d’articles, diffusés aux adhérents) attendues par la FNARS296. Les études universitaires
généralistes en sciences sociales favorisent également l’intériorisation de dispositions
concernant la prise de parole en public et l’aisance à s’exprimer à l’oral.
Les études généralistes en sciences sociales contribuent également à la politisation des
futurs chargés de mission, entendue ici non pas dans le sens d’une adhésion partisane mais plus
généralement comme l’appétence pour la « chose publique ». Les disciplines en sciences
sociales pratiquées par les futurs permanents salariés contribuent en effet à l’inculcation des
savoirs propices à la compréhension des mécanismes politiques et économiques, à la
sensibilisation aux inégalités, bref, à la formation d’une vision politique du monde social et
d’un intérêt pour l’action publique. Chez certains enquêtés, cette politisation par les études joue
295
Au moment de l’enquête de terrain en 2011-2012, le siège de la FNARS compte une trentaine de salariés répartis
dans quatre services (mission, vie fédérale, analyse stratégique, communication). À leur tête, un responsable
coordonne les activités des « chargés de mission » affectés à une ou plusieurs thématiques. Le service mission
regroupe deux chargés de mission « emploi-insertion et par l’activité économique », deux chargées de mission
« hébergement logement ». Trois autres chargées de mission se partagent les thématiques « jeunes » et « réfugiés
migrants », « santé précarité », « personnes accueillies », « prostitution ». Le « service d’appui » apporte un
soutien technique et juridique aux chargés de mission thématiques. Il regroupe un chef de service, une chargée de
mission « veille juridique » et un autre chargé de mission spécialisé sur la thématique « européenne ».
296
V. Jérôme observe que l’expérience des filières généralistes en sciences humaines et notamment en sciences
politiques permet « d’acquérir, sans nécessairement s’en rendre compte dans l’instant, de véritables savoirs et
savoir-faire en matière d’analyse de dossiers thématiques, de rédaction de notes techniques, d’organisation de
débats et de prise de parole en public » (Jérome, 2015 : 3).
305
un rôle important dans les choix futurs en matière d’orientation professionnelle. L’appétence
pour la chose publique forgée au cours du premier cycle universitaire conduit à des cursus de
masters spécialisés sur les politiques sociales et/ou le secteur associatif qui débouchent ensuite
sur un emploi dans une fédération associative.
Après un premier cycle universitaire, le cursus de master centré sur une thématique ou un
secteur d’action publique permet de compléter les connaissances générales sur le
fonctionnement de l’action publique par une expertise spécialisée : sur les politiques
européennes, le secteur de l’économie sociale et solidaire, les politiques de développement ou
le droit humanitaire, l’évaluation des politiques publiques, etc. Elle se couple avec un stage de
fin d’études qui constitue une première expérience professionnelle en rapport avec la
spécialisation. Le stage est également la première étape de constitution d’un capital relationnel
propice à l’obtention d’informations utiles pour l’entrée dans le secteur associatif (se faire
connaître des dirigeants associatifs locaux, être informé d’une offre d’emploi, savoir à qui
s’adresser pour postuler, etc.).
Les socialisations professionnelles initiales des chargés de mission présentent donc des
traits communs (cursus généraliste en sciences sociales puis master spécialisé dans les
politiques sociales). Toutefois, l’entrée à la FNARS s’effectue selon des modalités différentes
en fonction des permanents.
Pour les enquêtés les plus jeunes, le poste de chargé de mission à la FNARS est le premier
emploi salarié et s’inscrit dans la continuité directe des études. Ces enquêtés sont recrutés pour
leur maîtrise préalable d’une expertise spécifique, en lien avec la thématique qui leur est
attribuée. À l’instar de Thibaud qui a grandi dans une famille bourgeoise du sud de la France.
Après un bac économique et social, il s’oriente « un peu par hasard » vers un institut d’études
politiques (IEP). Les enseignements et les rencontres à l’IEP (« des années hyper riches en
matière de gens rencontrés, de matières que j’ai découvertes ») contribue à construire
son intérêt pour « l’intérêt général, la chose publique ». Il a pour projet de « bosser sur l’échelon
public, sur la politique publique » et s’oriente vers un master portant sur l’évaluation des
politiques publiques, seule formation du genre en France à cette époque. Son stage de fin
d’études à la direction régionales de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale (DRJSCS)
en Provence-Alpes-Côte d’Azur porte sur la mise en œuvre des évaluations des structures
sociales et médico-sociales dans le cadre de la loi 2002-2. En 2012, il répond à une offre
306
d’emploi en contrat à durée déterminée à la FNARS pour un poste de chargé de mission
« Évaluation ». Lors des entretiens d’embauche, il met en avant la dimension opérationnelle de
ses études et leur ajustement aux attentes de la fédération :
« J’étais sur un master avec des intervenants pro, des consultants, des gens qui
bossent en collectivité, ou côté État qui commandent des évaluations, voilà et tu
as un stage de fin d’études qui complète bien et qui permet d’avoir une vraie
expérience, dans les marchés publics ou l’évaluation. C’est très concret. Et c’est
cette carte que j’ai jouée à l’entretien. C’est vraiment ce qui m’a permis d’avoir
le boulot, j’ai un master évaluation, ça collait avec le poste, et on n’est pas 50.000
en France à avoir ça. » (Extrait d’entretien réalisé le 4 avril 2013.)
Comme Thibaud, le poste occupé par Flora à la FNARS s’inscrit dans la continuité de ses
expériences étudiantes précédentes. Flora a grandi en région parisienne auprès d’une mère
enseignante. Après une classe préparatoire en littérature, elle entre à l’École nationale
supérieure (ENS) de Lyon où elle suit des cours en philosophie politique. « Dégoûtée» 297 par
l’institution qui se révèle être un « lieu dégueulasse de reproduction sociale », ne se sentant « ni
les épaules ni la détermination ni la motivation » pour entamer une carrière de chercheur, elle
quitte l’ENS, envisage un moment de devenir professeur de philosophie en lycée, puis opte
pour un master à l’IEP de Lyon afin de « faire un truc en rapport avec des choses concrètes et
des enjeux de société ». En master 2, elle se spécialise dans l’étude des politiques sociales et
réalise son stage de fin d’études à l’Agence nationale des solidarités actives (ANSA) où elle
travaille sur l’évaluation des expérimentations du Revenu de Solidarité Active (RSA). Elle est
ensuite embauchée par l’agence en CDD. Elle réalise un guide méthodologique qui présente
une réforme des politiques d’hébergement social et accompagne les associations dans sa mise
en œuvre. Elle découvre également l’existence de la FNARS qui élabore des préconisations afin
d’améliorer la réforme. Ses connaissances des politiques d’hébergement social, du
fonctionnement des associations gestionnaire de centre d’hébergement lui permettent d’être
embauchée comme chargée de mission « hébergement » au siège de la fédération.
Les carrières scolaires et professionnelles esquissées dans cette partie donnent un aperçu
des dispositions professionnelles des individus recrutés sur les postes de chargé de mission à la
297
Extrait d’entretien réalisé le 22 avril 2013.
307
FNARS. Les enquêtés présentent des profils d’expert sur les politiques publiques en général, et
sur un aspect des politiques sociales en particulier. Ils effectuent leur première expérience
professionnelle dans le secteur associatif ou dans des organismes publics ou parapublics qui
interviennent dans la conduite des politiques sociales mises en œuvre par les associations. Leur
connaissance des politiques sociales en général et des réformes sectorielles en particulier
constituent des savoirs ajustés aux besoins de la fédération pour intervenir dans des dossiers
caractérisés par leur technicité et leur complexité.
-
Le « choix » du secteur associatif, résultat d’une stratégie visant à rentabiliser les
savoirs universitaires ou d’une disposition au désintéressement acquise lors de la
socialisation familiale ?
Au cours de leurs études, les chargés de mission n’envisagent pas le monde associatif de
l’action sociale comme un possible futur professionnel. En effet, si la majorité des enquêtés
s’engagent comme bénévoles dans le secteur associatif pendant leur adolescence ou leurs
études, ils n’envisagent à aucun moment d’y faire carrière. L’engagement bénévole de quelques
heures par semaine est dissocié des études. Pour les enquêtés, le secteur de la solidarité est vu
comme un espace professionnel réservé aux travailleurs sociaux. C’est à la suite de la
découverte - souvent lors de l’année de master 2 et du stage de fin d’études - de l’existence
d’une offre de positions professionnelles ajustée à leur qualification et à leurs compétences que
qu’ils changent leurs représentations vis-à-vis du monde associatif et viennent à le considérer
comme un espace professionnel désirable.
Cécile indique que si « la question des personnes à la rue a toujours été présente dans son
esprit », elle a longtemps « pensé à tort que (s)on engagement ne pouvait se faire qu’à titre
bénévole » et non par son travail. Après son master 2 de sciences politiques spécialisé sur les
politiques européennes, elle effectue un stage de fin d’études à la mairie d’Amsterdam où elle
travaille sur le logement social. Elle prend alors connaissance de l’existence de fédérations
associatives qui recherchent des savoir-faire ajustés à ses compétences scolaires. Elle décide
d’orienter son parcours professionnel vers le secteur associatif. Elle réalise un deuxième stage
à la Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans-abri
308
(FEANTSA)298 qui regroupe des organisations non-lucratives d’une trentaine de pays
européens et porte la cause des « exclus » auprès des institutions européennes. Lors de ce stage,
elle rencontre des salariés de la FNARS qui lui proposent de candidater sur un poste de chargé
de mission hébergement qu’elle obtient en 2009.
Dans cette perspective, une carrière dans une fédération associative comme la FNARS
est liée à la possibilité de rentabiliser les savoirs et les savoir-faire scolaires par un premier
emploi. Autrement dit, le secteur associatif est l’objet d’une vocation tardive, forgée à la fin des
études universitaires, lorsque les enquêtés prennent connaissance de l’opportunité qu’offre ce
secteur de faire fructifier leurs savoirs scolaires par un emploi.
Ces observations permettent de relativiser le registre vocationnel et moral mis en avant
de manière spontanée et récurrente par les enquêtés pour expliquer leur entrée dans une
fédération d’associations. Dans les entretiens, les notions de « sens » et d’« utilité sociale »
reviennent en effet régulièrement pour justifier le choix d’entamer une carrière professionnelle
dans le secteur associatif. La valorisation de l’utilité sociale s’accompagne souvent d’une
dépréciation du secteur économique associé à un esprit de lucre et à l’individualisme. À écouter
certains enquêtés, tout se passe comme s’ils étaient prédestinés à épouser la cause des exclus.
C’est notamment ce qu’affirment plusieurs chargés de mission qui ont grandi auprès de parents
fonctionnaires appartenant à la « main gauche » de l’État (Bourdieu, 1993) (enseignants,
travailleurs sociaux, etc.), qui leur ont transmis des valeurs de solidarité et un attachement aux
principes du service public. Pour ces chargés de mission, l’orientation vers le secteur associatif
s’inscrit dans le prolongement des valeurs transmises lors de la socialisation familiale et permet
d’actualiser ces dernières :
« Ma mère a été assistante sociale à la Sécurité sociale toute sa vie, ses deux parents
ont bossé dans la sécu, mon père est fils de haut fonctionnaire de gauche, sa mère a
bossé à la Poste toute sa vie et mon père était prof de sciences éco en lycée, agrégé.
C’est relativement logique d’avoir un parcours dans la politique publique, côté
associatif mais très étatique en relation avec l’État et le tout au service du social, de
l’intérêt général. Donc le déterminisme il est clair et net, d’autant plus qu’avec mes
298
Créée en 1989, la FEANSTA regroupe des organisations non-lucratives d’une trentaine de pays européens
(principalement des fédérations nationales ou régionales). La FEANTSA mène des activités de lobbying auprès
des institutions européennes.
309
parents, on se retrouve vachement en termes de valeurs, de compréhension des
choses, du monde. » (Florent, 29 ans, chargé de mission à la FNARS entretien
réalisé le 26 octobre 2014.)
Il reste que l’influence des valeurs transmises par le cercle familial sur l’orientation
professionnelle reste particulièrement délicate à établir. O. Fillieule rappelle ainsi qu’en matière
d’engagement « on ne sait pas selon quelle modalité une disposition se traduit par une action
effective ou par l’inaction » (Fillieule, 2001 : 199). Comme l’indique J. Siméant dans son étude
sur les travailleurs du secteur humanitaire, l’attention portée à l’influence du milieu familial
pour comprendre l’engagement laisse dans l’ombre d’autres questions comme celle « de la
variation dans le temps des coûts et rétributions de l’engagement » (Siméant, 2001 : 47).
L’auteur indique qu’« il importe de se défaire d’une conception mécaniste de l’engagement,
prompte à voir dans le militantisme la conséquence de certains aspects de l’identité sociale »
(idem : 64).
En tout état de cause, la question des valeurs transmises par le milieu familial est loin
d’épuiser l’ensemble des motifs d’entrée dans les fédérations associatives. Toutefois, les
données recueillies en entretien permettent d’affirmer que le milieu familial détermine
largement le rapport à l’école et la volonté de s’inscrire dans des études universitaires, plus
particulièrement dans des filières généralistes en sciences humaines et sociales. C’est
particulièrement le cas des enquêtés issus de familles de fonctionnaires où l’investissement dans
les études et la réussite scolaire sont fortement valorisés. Or, comme l’a montré l’analyse, c’est
le plus souvent vers la fin de ce cursus universitaire que les enquêtés optent pour une orientation
vers le secteur associatif. Le milieu familial semble donc principalement agir de manière
indirecte. Il conditionne le rapport aux études et l’orientation vers des filières généralistes
tournées vers l’analyse de la « chose publique », de l’action publique. Dans un deuxième temps,
ces dernières amènent les enquêtés à envisager le secteur associatif comme un possible
professionnel.
Ainsi, si certains chargés de mission insistent sur les conséquences de leur socialisation
familiale sur leur orientation professionnelle, les éléments d’analyse montrent que le « choix »
du secteur associatif repose dans une large mesure sur des stratégies scolaires ou l’absence de
stratégies scolaires. En effet, plusieurs enquêtés (ce sont parfois les mêmes qui quelques instants
plus tôt lors de l’entretien mettaient l’accent sur leur vocation à s’engager au service des
310
« exclus ») décrivent leur parcours universitaire comme une période d’incertitude et de doute
quant à leur projet professionnel. Dans ce contexte, quelle place accorder aux discours qui
mobilisent un registre vocationnel et qui mettent l’accent sur la volonté de s’engager au service
des pauvres et des associations qui les prennent en charge ?
S’il ne faut pas négliger l’importance de la dimension morale que les chargés de mission
accordent à leur travail, il semble bien que celle-ci constitue autant, sinon moins, un motif
préalable à l’entrée dans le champ associatif, qu’une valeur acquise après coup, au contact de
l’organisation, et sous l’effet de l’assimilation de sa doctrine. Dans cette perspective, on peut
se demander, comme L. Willemez à propos des avocats, dans quelle mesure la mise en avant
du désintéressement, d’une conception utilitaire du travail ne résulte pas d’une nécessité « qui
conduit les individus à transformer leurs contraintes sociales d’existence en goût et en plaisirs »
(Willemez, 2003 : 159). Le choix de l’associatif ne s’expliquerait alors pas tant par des motifs
d’ordre éthique ou moral, par une appétence au désintéressement, mais constituerait un choix
par défaut, à la suite d’une déception, d’une incapacité à intégrer ou se maintenir dans un autre
univers professionnel.
À l’instar de Gaëlle, titulaire d’un master de sciences politiques et d’un autre master
orienté sur les politiques culturelles. Après avoir recherché un emploi pendant neuf mois dans
le secteur de la communication, elle mobilise son capital social et parvient à obtenir un poste
de chargée de mission communication dans une fédération de l’IAE. L’insertion par
l’économique lui est alors totalement étrangère, mais « il fallait qu’(elle) fasse un truc (pour)
sortir de la spirale du chômage » 299.
La situation de Nathalie est semblable à celle de Gaëlle. Lorsque cette juriste spécialisée en
droit international revient de son stage au siège d’une ONG fameuse à New York (« le rêve, je
voulais bosser dans une ONG droits de l’homme »300), elle espère trouver un emploi dans le
secteur humanitaire mais n’y parvient pas. Elle finit par être embaucher sur un poste de
conseillère juridique dans un centre d’hébergement d’urgence pour toxicomanes : « j’avais une
carrière de droit international. Je ne savais pas ce qu’était un éducateur mais voilà j’avais besoin
de bouffer ». Au cours de ses cinq années passées à ce poste, elle échoue à deux reprises au
concours d’avocat et postule sans succès à plusieurs emplois dans le secteur humanitaire. Elle
est finalement recrutée sur un poste de chargé de mission analyse juridique à la FNARS :
299
300
Entretien réalisé le 7 octobre 2014.
Entretien réalisé le 20 novembre 2014.
311
« c’était un de mes derniers choix d’ailleurs, ce n’est pas forcément ce que je voulais faire au
départ ».
-
Le travail en « mode projet », un facteur d’engagement
À l’instar de la première section de ce chapitre qui analyse l’investissement des
administrateurs dans leur rôle de porte-parole de la fédération, cette partie s’intéresse à
l’engagement des chargés de mission dans leur travail. Elle défend l’idée que cet engagement
est lié aux propriétés propres à la scène professionnelle. En cela, cette partie s’inscrit dans le
prolongement des analyses précédentes qui montrent que l’orientation dans le secteur associatif
est moins liée à des motifs d’ordre éthique qu’aux possibilités d’y faire fructifier ses savoirs
scolaires. Dans la continuité de cette analyse, cette partie montre que l’investissement
conséquent des chargés de mission dans leur travail est moins lié à la portée morale de celui-ci
(servir la cause des exclus) qu’à la manière dont il est organisé.
Florent a grandi dans une grande ville de province, dans une famille de fonctionnaires (cf.
partie précédente). Après l’obtention d’un diplôme universitaire de technologie en sciences de
l’information et de la communication, il s’oriente vers une licence de sciences politiques afin
de « prendre de la hauteur » et acquérir une « culture économique et politique ». Un
enseignement consacré à l’économie sociale et solidaire (ESS) suscite son intérêt. L’année
suivante, il décide de suivre la formation de master spécialisé sur ce secteur. Lors de son stage
de fin d’études à la Croix-Rouge française, il travaille sur un projet d’épicerie sociale. Il assure
les relations avec les acteurs publics locaux partenaires du projet (collectivités locales et
administrations), prend en charge son versant économique (« il s’agissait de monter un business
prévisionnel »). Cette immersion dans la gestion de projet associatif mêlant activité économique
et finalité sociale le captive. Diplômé du master à 24 ans, Florent postule à des emplois dans le
secteur de l’ESS puis est recruté en 2009 à la FNARS-Rhône-Alpes comme chargé de mission
IAE.
Si ce premier emploi s’inscrit dans la continuité des expériences précédentes en termes
de savoirs et de savoir-faire mobilisés (« je m’appuyais sur ce que j’avais vu dans les études en
économie, en science po, sur mon expérience à la Croix Rouge pour l’animation de réseau, la
communication écrite, la relation partenariale »), Florent met en avant son apprentissage du
312
secteur de l’IAE, au contact des « acteurs de terrain ». Son travail consiste à « accompagner les
adhérents ». Il leur apporte un appui technique dans l’analyse de leur activité économique, il
construit et gère un catalogue de formations pour les professionnels des structures
d’insertion301, etc.
Au printemps 2012, les dirigeants salariés de la fédération proposent à Florent de devenir chargé
de mission IAE au siège parisien. En entretien, Florent met en avant les activités nouvelles
accomplies au niveau national et la charge de travail supplémentaire qu’elles impliquent. Il
oppose la dimension « très concrète, très opérationnelle » du travail au niveau régional centré
sur l’accompagnement des adhérents, à la multiplicité des missions au niveau national :
« Je ne fais jamais en dessous de 55 heures par semaine. Parfois, plus, 60, avec
des pics plus hauts en fonction de l’actualité302 (…) Au siège, tu travailles plus
qu’en région parce que des sollicitations fusent de partout donc tu as du boulot
sans cesse. (…) Évidemment il y a des trucs qui me gonflent, que j’aimerais ne
pas faire comme le FSE, mais il y a plein de trucs que je me rajoute. Je vais me
dire que c’est hyper intéressant d’ouvrir tel dossier, de faire telle mobilisation.
Typiquement sur l’interpellation politique, si la FNARS le fait c’est parce que je
le fais. (…) Donc une grosse part de ma charge de travail c’est moi qui me la
crée. J’ai envie de faire du partenariat donc j’échange avec l’association des
paralysés de France, je pense qu’il y a des trucs à faire avec eux. Je me suis
engagé dans (la rédaction) du projet fédéral. Tout le temps c’est ça et c’est ça
qui fait que je travaille autant. (…) Au siège on a la chance de travailler sur le
contexte politique, ça m’a permis de monter en compétence, de monter en
responsabilité et de pouvoir parler d’emploi au sens large, de politiques
publiques en général, notre job c’est de sortir des proposition. » (Florent,
entretien réalisé le 26 octobre 2014.)
Cet extrait d’entretien montre la relation entre organisation du et engagement dans le
travail. Le travail des chargés de mission de l’échelon national se compose d’un faisceau de
tâches hétérogènes. La majorité d’entre elles consistent à mettre en œuvre les actions définies
dans les conventions de financement entre la fédération et ses bailleurs publics. Ces actions sont
301
Pour une analyse de ces « prestations » ou ces actions de « professionnalisation », je renvoie le lecteur au
troisième chapitre de la thèse.
302
Contre une quarantaine d’heures par semaine lorsqu’il travaillait à la FNARS Rhône-Alpes.
313
variées : participation aux réformes de l’IAE, pilotage les instruments de professionnalisation,
animation de groupes de travail, etc. Il s’agit également d’assurer le travail spécifique de gestion
de ces conventions, c’est-à-dire la rédaction des bilans d’activité (cf. chapitre 3). C’est à ce
travail de gestion de convention que Florent fait référence lorsqu’il évoque la convention entre
la FNARS et la DGEFP au titre du fonds social européen (FSE). À ces missions qui constituent
la partie du travail prescrite aux chargés de mission, s’ajoute, au gré des actualités et des
opportunités, un ensemble d’actions secondaires, qui n’entretiennent pas nécessairement de
rapport direct avec la thématique prise en charge par les acteurs : l’élaboration du projet fédéral,
la mise en place de partenariats avec d’autres associations, l’organisation d’évènements
consacrés aux politiques sociales, la mise en place d’une campagne de lobbying auprès de
parlementaires, etc.
Ces missions secondaires, qui « fusent de partout », s’imposent moins comme une
contrainte qu’elles ne font l’objet d’un investissement librement consenti. Sur ce point, les
propos de Florent rejoignent ceux d’autres enquêtés qui expliquent l’importance de leur charge
de travail par le fait qu’ils s’impliquent volontairement dans de nouvelles missions ou de
nouveaux projets au motif que ces derniers suscitent leur curiosité, et permettent, comme le dit
Florent en entretien, de « monter en compétence ». C’est le cas de Gaëlle, chargée de mission
dans une fédération de l’IAE :
« J’ai un réflexe... Je n’ai pas envie de m’enterrer. Tu peux toujours trouver de
nouvelles choses, des nouveaux dossiers, là, moi je bosse sur l’innovation
sociale, j’ai un dossier sur les prisons et l’insertion, c’est moi qui ai demandé,
pour ne pas tourner en rond. Donc tu peux trouver autre chose sur un même
poste. Alors le truc c’est qu’au niveau du temps c’est compliqué. Il y a un côté
challenge un peu. Mais je ne suis pas dans un cas où tu fais ton petit boulot avec
tant d’heures et tu gagnes tant d’argent. » (Entretien réalisé le 7 octobre 2014.)
La possibilité de passer d’une mission à une autre, d’un projet à un autre, a pour
conséquence un renouvellement constant des activités professionnelles qui suscite le sentiment
d’un accomplissement de soi dans le travail.
De ce point de vue, les effets de l’organisation du travail dans les fédérations associatives ne
sont pas sans rappeler ceux du néo-management mis en lumière par E. Chiapello et L. Boltanski
(1999). Dans le modèle du néo-management, le projet occupe une place centrale et les aptitudes
314
individuelles valorisées sont « l’enthousiasme, la flexibilité, la connexion aux autres,
l’autonomie, l’employabilité » (Boltanski et Chiapello, 1999 : 142). L’éclatement du travail en
différentes missions, l’autonomie relative des acteurs (qui disposent de marges de manœuvre
pour définir, en partie, certaines de leurs missions), leur sentiment de « monter en compétence »
et de s’épanouir intellectuellement sont autant de caractéristiques qui font écho aux mécanismes
d’engagement des cadres du secteur capitaliste étudiés par Boltanski et Chiapello (idem).
Cette représentation de l’activité professionnelle est particulièrement saillante chez les
salariés qui occupent les positions hiérarchiques les plus élevées au sein des fédérations de
l’IAE (chef de service, directeur général). Ces enquêtés sont plus âgés que les chargés de
mission - ils ont entre 40 et 50 ans au moment de l’enquête - et leur présence dans le secteur de
l’IAE ou, plus largement, dans le secteur associatif, est plus ancienne. Comme les chargés de
mission, ils mettent en avant leur capacité à réaliser des tâches variées, à s’adapter à de
nouvelles missions, à relever de nouveaux « challenges ». Toutefois, ces compétences ne se
rapportent plus à un poste de travail particulier, mais elles viennent caractériser l’ensemble de
leur carrière, pensée comme une succession de projets à mener à bien. Deux figures de
travailleur associatif s’opposent dans leurs discours : celle du « gestionnaire » qui sert de
repoussoir car elle est synonyme de routine, d’ennui, de « sinistrose » ; celle du « développeur »
dans laquelle ils se reconnaissent et dont ils valorisent les qualités en matière de dynamisme,
d’« innovation » :
« Je considère qu’il est extrêmement dangereux à nos postes de rester trop
longtemps dans une structure. C’est des postes de mission de projet et pas de
postes de gestion et en gros au maximum au bout de trois, quatre ans je fais le
choix de passer le témoin. Le risque c’est la sinistrose l’appropriation (….). J’ai
eu la chance à chaque fois de rentrer dans des structures qui étaient en quête de
nouvelles dynamiques, d’aspiration à une évolution. Moi c’est là-dedans que je
m’éclate. (…) Je trouve aussi dangereux de s’installer dans une thématique
particulière. C’est pour ça que je goûte encore de cette liberté de pouvoir changer
de thématique de passer de l’immigration au sida à la jeunesse, à l’éducation
populaire, à l’exclusion, à l’IAE, je trouve qu’il faut réfléchir à comment on peut
garantir dans le milieu associatif cette fluidité cette mixité, ce renouvellement
des hommes. Cadres militants responsables. Par contre je suis une burne absolue
315
quand il s’agit plus de gérer, là c’est une cata. » (Alain, 37 ans, directeur général
d’une fédération de l’IAE.)
« J’ai toujours fonctionné sur des challenges, et donc je me suis jamais attardé
beaucoup dans mes postes mais à chaque fois il fallait que ça me réveille, je
finissais huit ans dans la formation professionnelle où j’avais dirigé beaucoup
d’établissements dans la lutte contre le chômage, j’y trouvais plus d’intérêt
particulier, je faisais plutôt de la gestion de mon organisation alors que j’étais
venu pour développer des projets innovants. Bon j’avais fait le tour. Et je suis
venu à la FNARS non pas pour le pognon parce que j’en ai perdu, mais je suis
venu parce qu’il y avait des enjeux autour de l’insertion par l’activité
économique que je ne connaissais pas. (…). J’y suis venu par la phase innovation
un peu. » (Dominique, 50 ans, environ, ancien chargé de mission à la FNARS,
entretien réalisé le 31 octobre 2012.)
-
Travail d’intermédiation et métiers flous
Au caractère composite des missions effectuées, correspond une diversité des lieux
fréquentés et des acteurs rencontrés par les chargés de mission : les acteurs « du terrain »
(dirigeants d’établissements sociaux et parfois travailleurs sociaux), des responsables du secteur
public (hauts-fonctionnaires des administrations centrales, élus locaux, membres de cabinets
ministériels), des représentants syndicaux et patronaux, des journalistes des salarié d’autres
fédérations associative, etc.
Dans les entretiens, certains chargés de mission mettent en avant leur maîtrise des cultures et
des codes professionnels qui régissent ces univers professionnels différents : le comportement
policé et le langage technocratique et plus largement les schèmes de pensée de l’espace politicoadministratif d’un côté, les pratiques associatives et les particularités des personnes qu’elles
prennent en charge :
« Dans une fédé comme la FNARS, tu as besoin de gens qui peuvent s’adresser
aux pouvoirs publics, qui viennent du même milieu, l’université, sciences po, qui
sont capables d’exprimer une idée qui soit audible par les pouvoirs publics, qu’ils
n’y aillent pas comme des gros bourrins qui du coup jouent un peu le même jeu…
316
et qui en même temps aient assez la fibre sociale pour comprendre les asso de
terrain, les personnes accompagnées. (…) Le fait de bosser en fédération ici je
trouve ça passionnant parce que tu es en lien avec le terrain. On parle avec eux et
on collecte la matière qu’ils nous donnent. Et puis le lien avec le volet politique.
Du coup moi je pense qu’on est traducteur entre ce que nous disent les politiciens
avec les mots de politicien et un sens de la réalité qui n’est pas très ajusté au
terrain, et un coté terrain qui peut être très militant, brut de décoffrage et pas très
policé. Et du coup on essaie de faire s’entendre ces gens-là et de produire des
choses qui peuvent convenir à tout le monde pour faire avancer les politiques
publiques dans toute leur diversité. » (Thibaud, entretien réalisé le 4 avril 2013.)
Cet extrait d’entretien montre bien les représentations communes des permanents des
fédérations à propos de leur position et de leur rôle professionnel. Ils se pensent comme des
intermédiaires, des maillons entre les responsables politiques et administratifs et « le terrain »,
les associations adhérentes. Ces représentations font largement écho aux chapitres précédents
qui analysent le travail de ces salariés associatifs placés à l’interface l’administration (vers
laquelle ils remontent les problèmes rencontrés par les adhérents) et les acteurs associatifs (dont
ils cherchent à professionnaliser les pratiques). Pour le dire avec les mots de Thibaud, ces
intermédiaires sont des « traducteurs ». « À l’écoute » du terrain, ils traduisent les problèmes et
les revendications des acteurs associatifs dans un langage audible pour les « politiciens ». Ils
reformulent le langage de ces derniers afin qu’il soit intelligible pour des militants « bruts de
décoffrage ». Ils jouent ainsi une fonction de pacificateur, de créateur de consensus entre ces
deux univers professionnels.
Lors de notre entretien, Florent se présente comme une version associative du
« technotable », une notion de J.-P. Gaudin qu’il a étudié en cours de sciences politiques et qui,
selon lui, « joue aujourd’hui un rôle central » dans la production des politiques sociales. Les
travaux de J.-P. Gaudin (1996, 1999) mettent en avant l’émergence de nouvelles figures
professionnelles intermédiaires - « les technotables » ou les « missionnaires de la
négociation » (Gaudin, 1999 : 185) - dans le cadre du développement des relations
« contractuelles » entre organisations (administrations étatiques, collectivités locales et acteurs
privés comme les associations, etc.) concourant à la construction des politiques publiques
contemporaines. Pour Gaudin, ces nouvelles positions professionnelles sont occupées par des
individus aux « itinéraires personnels mixtes, militant associatif et expert, technicien et élu
317
local, compétence scientifique et représentant d'un "segment d'opinion" » (Gaudin, 1996 : 21)
et dont les savoir-faire reposent sur la capacité à « situer plusieurs logiques d’action les unes
par rapport aux autres, à repérer les passerelles éventuelles, les lieux d’intersection et de
"traduction" » (idem : 20). Le « technotable associatif » auquel Florent s’identifie mobilise
selon lui « un registre technique donc technocrate capable de comprendre le fonctionnement de
l’action publique, les administrations », mais il est « en même temps militant associatif (…)
capable de parler en tant que représentant de la société civile, des associations (…) de nouer
des réseaux » 303.
Le caractère composite des missions, l’instabilité des frontières des postes et
l’agencement de compétences cognitives complexes permettent d’établir un parallèle entre le
travail des chargés de mission des fédérations associatives et les « métiers flous » analysés par
G. Jeannot (2005, 2011). Par cette expression, l’auteur rend compte de la caractéristique
centrale d’activités professionnelles qui émergent à partir des années 1980 à la frontière du
secteur public, dans le contexte de la décentralisation. L’auteur met en lumière les tensions qui
traversent ces métiers aux appellations diverses (« chargé de mission », « chef de projet »,
« agent de développement ») : « missions définies de manière vague, positions d’emploi
bricolées et parcours influencés par la sphère politique (…) » (Jeannot, 2005 : 34).
Pour G. Jeannot, c’est précisément dans ces tensions que les occupants de ces métiers flous
parviennent à se ménager des marges d’autonomie et à se créer des opportunités.
L’indétermination des politiques locales et le développement des procédures contractuelles les
amènent à composer avec des acteurs hétérogènes (dirigeants d’entreprise, élus locaux,
fonctionnaires d’administration publique locale, acteurs associatifs), à mobiliser l’ensemble des
ressources de leur environnement institutionnel. De la même manière, les chargés de mission
de la FNARS tirent leur épingle du jeu de leur capacité à mobiliser les acteurs appartenant à
différents univers institutionnels. Comme les occupants des « métiers flous », ils réinventent
constamment leur travail, à la faveur d’un partenariat ou d’une nouvelle opportunité de
financement. En cela, la particularité commune aux chargés de mission des fédérations
associatives et aux occupants des métiers flous étudiés par G. Jeannot est de construire,
d’inventer leur propre travail plus que de se le voir imposer par d’autres.
303
Entretien avec Florent réalisé le 26 octobre 2014.
318
Dans les entretiens, les dispositions professionnelles mobilisées dans les activités
d’intermédiation - capacité d’adaptation à un nouvel environnement, de communication,
d’auto-organisation - sont naturalisées par certains enquêtés qui les assimilent à leurs qualités
personnelles, leurs traits de caractère, ou à leur personnalité. Ainsi cette chargée de mission
IAE qui, lorsqu’elle anime un groupe de travail, « s’appuie sur ce qu’elle est » : une personne
qui a « la tchatche » et qui parvient à mener de front une multitude de missions car elle «
toujours été quelqu’un d’organisé ». Ou cette autre enquêté qui dit avoir du « caractère », ce
qui lui permet de prendre la parole dans les réunions. Ainsi naturalisées, ces dispositions - prise
de parole en public, aisance à s’exprimer à l’oral, capacité à saisir rapidement les enjeux d’un
nouveau dossier, etc. - ont tendance à se faire oublier pour ce qu’elles sont : des savoir-faire
acquis au cours de la socialisation professionnelle initiale puis importés dans l’activité
professionnelle. Comme le montre la partie précédente, les cursus généralistes en sciences
sociales, notamment au sein des instituts d’études politiques, favorisent leur acquisition (par
exemple par le biais des exposés ou des « grands oraux », des notes de synthèse, de la
coexistence de matières différentes dans la même formation, etc.). L’organisation du travail en
un faisceau de tâches composites et mouvantes est donc ajustée aux dispositions acquises par
les acteurs au cours de leur socialisation professionnelle initiale et a pour conséquence leur
engagement intense dans le travail.
Conclusion de la section
Pendant près de quarante ans, l’action de la FNARS repose sur l’investissement bénévole
de directeurs d’association. L’extension des politiques d’action sociale et l’intensification des
relations avec les pouvoirs publics dans les années 1980 amène la fédération à se doter de ses
premiers chargés de mission, qu’elle recrute parmi ses administrateurs bénévoles.
L’accroissement des exigences contractuelles imposées par les bailleurs et la nécessité de
communiquer sur ces actions auprès des médias entraînent l’importation de compétences
associées à des professions d’autres univers professionnels (journalistes, communicants,
comptables).
À partir du milieu des années 2000, de nouveaux acteurs occupent les postes de chargé
de mission. Il s’agit de jeunes diplômés ayant acquis des savoirs spécialisés sur les politiques
319
d’action sociale au cours de leurs études universitaires. Contrairement aux administrateurs qui
tirent leurs ressources et leur légitimité à s’investir dans les activités de la fédération de leur
carrière professionnelle effectuée « sur le terrain », au contact des « exclus », les chargés de
mission sont embauchés pour leurs savoirs et leur savoir-faire acquis au cours de leur
socialisation professionnelle initiale. En cela, les critères d’embauche reposent moins sur la
connaissance concrète du « terrain », que sur la maîtrise de savoirs généraux et spécialisés sur
les politiques sociales d’une part, et de savoir-faire en matière de gestion de projet, d’animation
de groupe de travail de l’autre, etc. De ce point de vue, la recherche d’expertise spécialisée par
la FNARS (sur l’hébergement social, l’IAE, l’évaluation, etc.) découle du processus de
spécialisation croissante des politiques sociales.
L’analyse montre que l’entrée à la FNARS est pour les chargés de mission un moyen de
réinvestir leurs acquis scolaires dans un premier emploi autant que de satisfaire des dispositions
à s’engager pour une cause. En cela, les enquêtés rejoignent en partie les « activistes-experts »
étudiés par S. Ollitrault, caractérisés par leur « militantisme de dossier » (Ollitrault, 1996).
L’auteure indique que le développement de ce « modèle généralisé de militants, créateurs et
applicateurs de « nouvelles » normes vertes (…) s’explique par une socialisation secondaire,
donnant des prédispositions et des ressources à un tel militantisme » (Ollitrault, 2001 : 107).
Dans cette perspective, la mise en avant de l’« utilité sociale » et du « sens » du travail
comme justification de l’engagement, semble bien être un argument acquis au contact de la
fédération, un produit de l’intériorisation de ses positionnements. Autrement dit, l’analyse
amène à penser que les chargés de mission sont d’abord des experts qui, à travers l’exercice de
leur activité professionnelle, se forgent une vocation, en associant leur travail à des ressorts
moraux. Si cet « illusio associatif » (Bory, 2010) qui valorise le désintéressement est présent
dans les discours recueillis en entretien, l’analyse montre que les chargés de mission présentent
également, voire surtout, leur travail comme un moyen d’accomplissement personnel. Dans
cette perspective, le secteur associatif est autant un moyen de servir la cause des « exclus » que
de se servir soi-même en « montant en compétence », en s’épanouissant sur le plan intellectuel,
etc. De ce point de vue, les enquêtés, détenteurs de diplômes universitaires relativement bien
placés dans la hiérarchie des titres scolaires (l’ensemble des enquêtés dispose d’un master 2,
les cursus au sein d’IEP sont fréquents), se distinguent d’autres populations de travailleurs de
l’espace associatif où domine la logique du bénévolat. Par exemple les salariés des associations
sportives qui définissent « prioritairement (leur) métier à travers les catégories de l’engagement
320
« gratuit » et « dévoué » (Falcoz et Walter, 2009 : 33) et pour qui « le registre vocationnel
l’emporte sur le registre professionnel » (idem : 34).
L’analyse présentée dans cette section met ainsi en lumière les spécificités de ce segment du
marché du travail associatif par rapport à l’ensemble de cet espace. De la même manière que la
section précédente qualifiait les administrateurs bénévoles d’élite associative, le même terme
peut être mobilisé pour ces jeunes chargés de mission qui se distinguent des autres salariés du
monde associatif par leur niveau de diplôme et la dimension intellectuelle de leur travail.
III.
Le « politique » et le « technique » : production
d’expertise et division du travail entre administrateurs
bénévoles et chargés de mission
Après avoir analysé, dans les sections précédentes, les profils et les modes d’engagement
des acteurs de la FNARS, cette section s’intéresse à leur collaboration dans le travail de
production d’expertise. Dans un premier temps, il s’agit de revenir sur une spécificité
organisationnelle de la fédération : la prise en charge conjointe d’une thématique par un chargé
de mission et un administrateur bénévole. En s’appuyant sur plusieurs études de cas, cette
section montre qu’administrateurs et chargés de mission sont placés dans une situation
d’interdépendance.
A. L’analyse des relations d’interdépendance entre administrateurs référents
et chargés de mission
-
Le « politique » et le « technique » : des catégories indigènes pour délimiter les
domaines d’intervention des administrateurs et des chargés de mission
Comme le remarque Y. Morival, « l’opposition entre dimensions « technique » et
« politique » dans la division du travail d’une institution ou d’un groupe est un constat assez
récurrent » (Morival, 2015 : 395) de la part des sociologues. Á la FNARS, ce découpage des
321
activités est mobilisé tant par les permanents salariés que par les administrateurs bénévoles,
pour rendre compte du fonctionnement de l’organisation. Il ne s’agit pas ici de s’appuyer sur
ces catégories indigènes pour distinguer des activités intrinsèquement « politiques » d’autres
qui seraient par essence « techniques ». L’objectif est d’analyser la mobilisation de ces deux
labels par les acteurs pour rendre compte de la manière dont s’organise le travail de production
d’expertise
au
sein
de
la
fédération.
Autrement
dit,
la
distinction
entre
les
activités « politiques » et « techniques » constitue une porte d’entrée pour analyser les
processus de division du travail et la répartition des domaines de compétence entre les
administrateurs et les chargés de mission. Il s’agit de mettre en lumière les manières dont la
fédération attribue des tâches différenciées à ses membres, définit leur périmètre d’intervention
et leurs attributions.
L’usage des labels « politique » et « technique » permet aux acteurs de délimiter leur
territoire d’intervention et, ce faisant, de légitimer leur position dans l’organisation. Ainsi, les
sujets labellisés « politiques » correspondent à ce qui est important pour les administrateurs.
Autrement dit, les administrateurs ont le pouvoir de définir ce qui est important, donc ce qui est
politique. Les sujets définis comme importants, majeurs par le conseil administration ou le
bureau fédéral, ce sont les « macro-sujets », dotés d’un caractère exceptionnel. Plusieurs
critères permettent d’identifier les objets politiques. Entrent dans cette catégorie les sujets qui
concernent la construction de la ligne politique de la fédération, sa capacité d’influence auprès
des responsables politiques et/ou sa visibilité dans l’espace médiatique. L’élaboration, tous les
cinq ans, du projet fédéral fait ainsi partie des sujets « politiques ». À ce titre, sa construction
fait l’objet d’un contrôle resserré de la part des administrateurs. De même, le programme de
propositions politiques entre dans la catégorie des objets politiques. Construit en 2011 dans le
contexte des élections présidentielles et législatives prévues l’année suivante, ce programme
vise à « communiquer pour influencer les décideurs et l’opinion publique » 304. L’idée du
programme est impulsée par les membres du conseil d’administration, et notamment par la
présidente de la fédération, N. Maestracci (voir encadré ci-dessous).
304
Axe du projet fédéral de la fédération. Une démarche semblable a été initiée lors de l’élection présidentielle de
2007. L’année précédente, la fédération a organisé ses « États Généraux » de l’exclusion.
322
Encadré 19 – L’ouverture du poste de président(e) à des profils extérieurs au champ de l’action
sociale
Entre 1956 et 2003, le poste de président(e) de la FNARS est occupé par des directeurs ou
des directrices d’associations d’insertion et d’action sociale ayant suivi la carrière
d’administrateur étudiée dans la première section du chapitre. L’arrivée de N. Maestracci à
la présidence de la fédération en 2004 constitue une rupture. N. Maestracci est hautfonctionnaire et magistrate. Elle n’a jamais été engagée au sein de la fédération et accède
directement au poste de présidente. Née en février 1951, N. Maestracci débute sa carrière
comme juge pour enfants puis devient juge d’application des peines Elle effectue la suite sa
carrière dans plusieurs cabinets ministériels. Elle est nommée par L. Jospin, alors Premier
ministre, à la tête de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie
(MILDT) de 1998 à 2002. Débarqué de la MILDT par le gouvernement Raffarin, elle intègre
le conseil d’administration de la FNARS en juin 2003. L’ouverture du poste de président à
des individus extérieurs au secteur associatif vise à accroître l’audience de la fédération
auprès des responsables politiques et administratifs. En cooptant N. Maestracci, il s’agit de
bénéficier de sa connaissance des arcanes de l’administration, de ses compétences en matière
de négociation « de haut niveau » et de son réseau de relations. En 2012, c’est la même
logique qui amènera les administrateurs de la fédération à solliciter un autre hautfonctionnaire, L. Gallois.
Les membres du bureau supervisent et contrôlent la rédaction des propositions politiques
par les salariés. De même, les administrateurs définissent la stratégie de lobbying une fois les
propositions rédigées. Les permanents salariés ont donc un rôle de scribe : ils écrivent les
propositions puis les font valider dans les espaces de pouvoir de la fédération. L’activité
rédactionnelle les dote toutefois de marges d’autonomie par rapport au pouvoir des
administrateurs en orientant les propositions.
Tous les objets ne suscitent pas les mêmes enjeux au sein de la fédération. Les objets
considérés comme « importants » s’opposent aux sujets mineurs c’est-à-dire aux sujets qui
relèvent de l’activité quotidienne de la fédération : l’écriture et la signature d’un communiqué
de presse, la mise en place d’un partenariat, etc. Pour les sujets mineurs, ce sont les salariés, qui
suivent de près les dossiers et les réformes, qui définissent ce qui doit faire l’objet d’un arbitrage
par les administrateurs. En cela, leur rôle rejoint celui des hauts fonctionnaires des
administrations centrales étudiés par M. Eymeri-Douzans, qui décident de faire remonter (ou
323
pas) un dossier au ministre, et donc, qui circonscrivent quotidiennement, le périmètre de ce qui
est politique ou de ce qui ne l’est pas (Eymeri-Douzans, 2003). À l’instar des hautsfonctionnaires les chargés de mission de la FNARS effectuent donc un travail de qualification
et de tri entre les objets qu’ils considèrent comme importants, qui méritent d’être mis à l’ordre
du jour du conseil d’administration ou du bureau, et les sujets sur lesquels ils peuvent agir seuls.
Un critère central est mobilisé pour définir les sujets devant faire l’objet d’un arbitrage de la
part des administrateurs : le fait que ces sujets engagent une prise de position officielle de la
fédération (signature d’un communiqué de presse, investissement d’un groupe de travail mis en
place par l’administration, etc.).
Ce découpage classique entre sujet politique et sujet technique s’articule avec une
spécificité organisationnelle de la FNARS. Chaque thématique d’intervention (l’IAE, l’Europe,
l’hébergement social, etc.) fait l’objet d’un travail partagé entre un chargé de mission salarié et
un administrateur bénévole. Les labels « technique » et « politique » ne servent pas uniquement
à distinguer les sujets importants des sujets mineurs. Leurs usages par les acteurs visent
également à délimiter le périmètre de leur intervention et à définir leur rôle dans la prise en
charge d’une thématique. Autrement dit, le technique et le politique différencient des objets,
mais ils sont également associés à des individus : aux administrateurs bénévoles la prise en
charge des activités labellisées comme « politiques », aux chargés de mission la réalisation des
activités labellisées comme « techniques ».
Les activités labellisées « techniques » désignent les tâches effectuées par les chargés de
mission. Elles correspondent à la gestion quotidienne d’une thématique : la diffusion
d’informations aux adhérents de la fédération dans les médias et les groupes de travail internes
à la fédération (rédaction de notes de synthèse, participation à des journées d’études régionales,
etc.), la construction de partenariats avec d’autres acteurs (associatifs, publics privés), le
pilotage des dispositifs de professionnalisation, la gestion et le suivi des conventions de
financement.
Les activités labellisées « politiques » renvoient aux tâches effectuées par les administrateurs
référents sur une thématique. Elles consistent à exprimer les positions de la fédération dans les
médias, auprès des responsables politiques et administratifs, lors d’évènements consacrés à la
thématique, etc. Les administrateurs jouent alors un rôle de porte-parole de la fédération en
exprimant publiquement ses positions sur un sujet. Le « politique » désigne également un autre
ensemble d’activités qui visent à faire exister la thématique au sein de la fédération.
324
L’administrateur doit alors faire en sorte que la thématique dont il est responsable fasse l’objet
de discussions dans les espaces de décision de la fédération (conseil d’administration et bureau
fédéral) et suscite des prises de position de celle-ci.
À travers l’étude de la prise en charge de la thématique des politiques sociales
européennes, la partie suivante montre que cette répartition du travail entre le « technique » et
le « politique » place les administrateurs bénévoles et les permanents salariés en situation
d’interdépendance. Chaque acteur a besoin de l’autre pour que la thématique dont il a la charge
soit traitée par la fédération.
-
L’interdépendance entre chargé de mission et administrateur à travers la prise en
charge des questions sociales européennes à la FNARS
L’investissement de la FNARS sur la thématique de l’Europe date du début des années
1990. Jean en est l’artisan. Il préside alors une association gestionnaire de centres
d’hébergement et de structures d’insertion par l’activité économique. En tant que président
d’association, il développe plusieurs projets financés par le fonds social européen (FSE), ce qui
l’amène à s’intéresser aux politiques sociales européennes. Lorsqu’il devient membre du
conseil d’administration et du bureau fédéral de la FNARS, Jean constate que la fédération est
peu investie sur ces questions. Il fait part de son envie d’investir la thématique européenne aux
autres administrateurs qui le nomment référent Europe pour la fédération.
Cette fonction conduit Jean à représenter la FNARS dans les organisations non
gouvernementales (ONG) qui se développent à l’échelon européen. Au titre de la FNARS, il
devient président de la Fédération Européenne des Associations Nationales Travaillant avec les
Sans-Abri (FEANTSA). Il représente également la FNARS au sein de la fédération European
Anti-Poverty Network (EAPN)305. Il développe une expertise fine des politiques sociales
européennes. Il se rend chaque mois à Bruxelles où il négocie avec les commissaires européens
et leur cabinet, les élus du parlement et les hauts-fonctionnaires de la commission.
305
Comme la FEANTSA, EAPN regroupe des fédérations de lutte contre l’exclusion et la pauvreté des différents
pays membres de l’Union Européenne. Cette structure est créée en 1990.
325
Jean rend compte du travail qu’il mène à Bruxelles à ses collègues administrateurs de la
FNARS. Toutefois, lors de notre entretien, il insiste sur le faible intérêt que ces derniers portent
aux questions européennes :
« Au conseil d’administration il est très difficile de faire passer du contenu sur
l’Europe, (car) ça touche à des préoccupations, des débats qui viennent très en
amont par rapport aux préoccupations de gens (les administrateurs de la FNARS)
qui sont sur le terrain. On travaille sur des batailles dont les résultats sont cinq ans
après, c’est très en amont les sujets européens. Eux (les administrateurs de la
FNARS), ils s’intéressent aux évolutions réglementaires qui les concernent, qui
impactent directement leur activité, donc l’hébergement ou l’IAE (…). Et l’Europe
c’est complexe, il faut du temps pour se plonger dedans. »
Si les dirigeants bénévoles de la FNARS considèrent l’Europe comme un sujet
secondaire, c’est en raison de leur profil professionnel. Ces « gens de terrain » qui exercent des
fonctions de directeurs d’établissements sociaux sont préoccupés par des questions relatives à
leur profession, et donc aux politiques nationales en matière d’hébergement social ou
d’insertion par l’économique. Dans ce contexte, les questions européennes suscitent d’autant
moins leur intérêt que leur impact sur les politiques nationales est loin d’être immédiat.
La prise en charge de la thématique de l’Europe par la FNARS s’effectue donc dans une
configuration spécifique. Elle repose sur l’investissement d’un individu qui concentre les
ressources et l’expertise de l’organisation sur la thématique. Détenteur d’un monopole en
matière d’expertise européenne, Jean joue alors un rôle déterminant dans la construction des
positions politiques de la FNARS sur ce domaine. Sa légitimité à énoncer ce que pense la
FNARS en matière d’Europe est d’autant plus importante qu’il occupe une position élevée dans
la hiérarchie statutaire de la fédération (en plus de son mandat d’administrateur, Jean est
membre du bureau fédéral et secrétaire général adjoint de la fédération). En imposant ses
positions individuelles sur l’Europe aux autres administrateurs, Jean les transforme en positions
collectives : « le bureau et le conseil d’administration suivaient mes positions, j’avais juste de
toute façon, donc ils n’ont pas mis le travail sur la table. Mais parce que la FNARS était en
pointe (sur les questions européennes). On ne m’a jamais mis de bâton dans les roues ».
326
La capacité de Jean à imposer sa vision de l’Europe à l’intérieur et à l’extérieur de
l’organisation est renforcée par ses propriétés sociales qui le distinguent des autres
administrateurs. Jean a grandi à Paris, dans une famille « bourgeoise d’intellectuels ». Après un
passage par le lycée Louis Le Grand, il étudie en Sorbonne et devient professeur de philosophie
en lycée. Il milite également au parti socialiste dès le milieu des années 1970 et rencontre les
futurs responsables de l’organisation partisane. « Passionné de politique » comme il se décrit,
Jean est élu conseiller général du département du Doubs. Son origine sociale et son militantisme
politique le dotent de ressources – aisance et appétence à s’exprimer oralement en public et à
l’écrit, à développer une opinion politique sur des sujet techniques, à monter en généralité,
savoir-faire en matière de négociations - qu’il réinvestit dans son engagement dans le secteur
associatif. Ces capitaux distinguent Jean des autres administrateurs et lui permettent d’affirmer
que leurs interventions au sein du conseil d’administration et du bureau fédéral se cantonnent à
un « discours d’éducateur, un discours très terrain, (…) qui manque d’envergure (…), sans
vision politique globale ».
Soutenu par le directeur général salarié de la fédération, Jean parvient à obtenir l’accord
de ses collègues administrateurs pour l’embauche d’un chargé de mission « affaires
européennes »306. Vincent est recruté fin 2007. À 31 ans, le nouveau « chargé de mission
affaires européennes » compte déjà plusieurs expériences professionnelles liées aux institutions
et aux politiques européennes307. Vincent et Jean se répartissent le travail lié à la thématique
européenne. Le premier développe des actions en direction des adhérents : il coordonne des
projets européens de mobilité qui permettent à des membres de la FNARS de rencontrer leurs
homologues européens, il informe les adhérents sur les évolutions du droit et des politiques
306
En entretien, Jean précise : « J’ai toujours dit en bureau qu’il fallait quelqu’un pour l’Europe, pour qu’il y ait
une présence à Bruxelles et pas seulement moi. J’étais prof à Angers et pas tout le temps disponible. Et puis il y
avait le collectif SSIG qui demandait aussi du travail. (…) Donc l’Europe avec la directive service, on en parlait
beaucoup à ce moment-là ». L’enquêté fait référence au collectif sur les Services Sociaux d’Intérêt Général (SSIG)
dont la FNARS, représentée par Jean, est l’une des porte-paroles. La mobilisation du collectif vise à exclure les
services sociaux de la directive service dont le champ d’application est alors en négociation à Bruxelles. Cette
directive dite « Bolkestein » propose en effet d’intégrer les services sociaux (et parmi eux les activités des
associations de lutte contre les exclusions) dans le champ concurrentiel. La mobilisation du collectif SSIG
sensibilise les dirigeants de la FNARS aux enjeux européens. Elle fournit à Jean un argument en faveur du
renforcement de la prise en charge de cette thématique par la fédération. Pour lui, cette dernière doit recruter un
salarié dédié aux questions européennes.
307
Au début des années 2000, Vincent est salarié du bureau Europe de la province italienne de Pise, où il développe
des projets de coopération avec des pays de l’est de l’Europe alors candidats à l’entrée dans l’union. Il part ensuite
au Québec où il réalise, pour le compte de l’office franco-québécois pour la jeunesse, une étude sur la mise en
place d’un programme d’échanges de jeunes diplômés européens et canadiens. Les deux années suivantes, il est
secrétaire général du réseau des universités de l’ouest atlantique et coordonne un projet de recherche financé par
la commission européenne.
327
européennes, il intervient dans les commissions nationales et régionales de la fédération pour
sensibiliser ses membres aux enjeux européens et aux conséquences possibles sur leurs
activités308. Pour le dire avec ses mots, Vincent lance une « grosse machine » qui « irradie le
réseau sur l’Europe ». Vincent et Jean se distribuent le travail de représentation de la FNARS
au sein des organisations associatives européennes (FEANTSA, EAPN) et françaises (le
collectif associatif sur les SSIG). Jean transmet son expertise des politiques sociales
européennes à Vincent. En entretien, celui-ci précise :
« La place de la société civile dans la société, les politiques européennes ça je
l’ai hérité de Jean. Il m’a permis d’aller plus loin dans mon analyse politique,
dans mon positionnement et ma vision des choses. Quand je suis arrivé à la
FNARS j’étais un technicien de l’Europe, avec Jean je suis monté en compétence
sur le politique. » (Entretien réalisé le 23 janvier 2015.)
Début 2011, Jean quitte la FNARS. Vincent devient le seul détenteur d’une expertise sur
les sujets européens au sein de la fédération. Il tente de mobiliser d’autres administrateurs pour
succéder à Jean mais aucun n’accepte, en raison de la complexité des sujets et des déplacements
à Bruxelles qu’implique le mandat. En conséquence, la charge de travail de Vincent s’accroît.
Il remplace Jean dans les groupes de travail au niveau européen. Il accepte également de prendre
en charge d’autres thématiques lorsque ses supérieurs le lui demandent. Le chargé de mission
éprouve des difficultés à prendre en charge seul des dossiers techniques et transversaux. Il
s’épuise et fait un « burn out » :
« Quand j’ai perdu l’appui de Jean, les choses ont commencé à être compliquées.
Je n’avais plus de référent politique, avec du sens politique et je me suis retrouvé
tout seul à bosser sur ces questions. Et l’Europe a été remise en cause, au bureau
et au siège, au niveau du management. Et après je développe aussi d’autres
thématiques, la culture. J’avais tout ce qui était code des marchés publics. Les
SSIG, le FSE qui est un gros machin, je gérais le suivi de la programmation.
Après il y avait les projets européens transnationaux (…). J’ai pété un câble
parce que trop de boulot, je me suis usé. Je suis parti. (…). Quand je suis revenu,
308
En entretien Vincent précise : « j’avais la reconnaissance de tous les délégué régionaux, j’avais été les voir. On
me demandait d’intervenir dans des journées qui s’organisaient sur ma thématique. J’animais des journées entières
avec les services de l’État, des formations. J’étais bien identifié. »
328
le poste Europe n’était plus du tout financé, ce qui justifie le fait de m’écarter de
cette mission. Donc ils (ses supérieurs) voulaient me refiler (les thématiques)
santé, égalité femme-homme, prostitution. » (Entretien réalisé le 23 janvier
2015.)
La remise en cause de la thématique Europe au sein de l’organisation résulte d’une
conjonction de facteurs. Le départ de Jean met un terme au relais politique (voir partie suivante)
de la thématique dans les espaces de pouvoir de la fédération. L’État refuse d’inscrire les actions
européennes dans les nouvelles conventions de financement. Le temps de travail sur l’Europe
n’est donc plus financé.
Vincent est alors convoqué par le directeur général et les chefs de service de la fédération qui
l’incitent à prendre en charge d’autres sujets. Attaché à la thématique européenne et convaincu
que la FNARS ne peut pas se désintéresser de ce qui se joue à Bruxelles, Vincent s’oppose. Il
indique à ses supérieurs qu’ils n’ont pas le pouvoir d’abandonner la thématique européenne. Il
s’agit d’une décision qui « engage politiquement la fédération », et qui, à ce titre, doit être prise
par son conseil d’administration. Vincent rappelle également que l’intitulé de son poste
(« chargé de mission affaires européennes ») est inscrit sur son contrat de travail. Un
changement du contenu de ses missions implique donc de réaliser un avenant à ce contrat et ne
peut être fait sans son consentement.
Vincent demande à être convoqué par le conseil d’administration de la FNARS afin de débattre
de la prise en charge de la thématique européenne. Il adresse une note aux administrateurs qui
détaille ses actions depuis son arrivée fin 2007 et présente ses arguments en faveur de la
poursuite de l’intervention sur l’Europe. Lors de son passage au conseil, il parvient à convaincre
les administrateurs et le nouveau président de la fédération de l’intérêt de poursuivre son
intervention sur l’Europe309. Contrairement à l’objectif de ses supérieurs hiérarchiques qui
voulaient lui assigner d’autres missions, il continue de prendre en charge l’Europe.
La thématique européenne montre bien la relation d’interdépendance qui se noue entre
les administrateurs référents et les chargés de mission dans la prise en charge d’une thématique.
Ces derniers informent et mobilisent les membres de la fédération sur la thématique et assistent
les administrateurs dans leur travail de représentation de la fédération. En retour, les
309
L. Gallois devient président de la FNARS en 2012. Lors de l’entretien Vincent indique : « il fallait convaincre
Gallois c’était ça l’enjeu. Il est pro européen. C’était le patron d’Airbus la dimension européenne il l’avait ».
329
administrateurs bénévoles transmettent leur expertise aux chargés de mission afin que ces
derniers puissent, à leur tour, porter les positions de la fédération.
-
Le travail de « relais politique » des administrateurs référents et ses conséquences pour
les permanents salariés
En entretien, Jean et Vincent emploient l’expression de « relais politique » pour désigner
un aspect du rôle de l’administrateur référent. Pour comprendre en quoi il consiste, il faut
revenir sur le fonctionnement des espaces de décision de la FNARS, et plus particulièrement
sur le bureau fédéral. Celui-ci compte une dizaine d’administrateurs qui se réunissent une fois
par mois. Son rôle consiste à définir les positions de la fédération sur ses thématiques
d’intervention. Pour ce faire, les membres du bureau s’appuient sur les documents transmis par
les chargés de mission quelques jours avant la réunion. Ces notes d’une à deux pages présentent
les enjeux de la thématique et les actions envisageables pour la fédération (s’engager ou
s’opposer à cette réforme, signer un communiqué de presse, adresser un courrier à un
responsable politique, rejoindre une mobilisation associative existante, etc.). À partir de ces
informations, les membres du bureau décident d’une prise de position.
De ce point de vue, le relais politique de l’administrateur consiste à faire en sorte que la
thématique dont il partage la responsabilité avec le chargé de mission soit identifiée comme un
enjeu d’intervention auprès des autres administrateurs. Pour le dire avec les mots de Jean, il
s’agit pour l’administrateur référent de « défendre les notes » des chargés de mission, de
susciter un « débat de fond » sur la thématique : « Quand un élu prend la parole en bureau pour
défendre des positions, ça prend une autre consistance que lorsque le chargé de mission présente
sa note. On peut rentrer dans le fond du débat et là, le positionnement c’est sûr qu’il va être
pris ». Jean précise qu’il a été amené à « se battre au bureau », à « défendre des positions », non
pas contre des positions concurrentes d’autres administrateurs - ceux-ci prêtent relativement
peu d’intérêt à l’Europe et disposent d’une expertise inférieure à celle de Jean - mais afin que
le travail sur l’Europe soit (re)connu par les autres administrateurs dirigeants. En d’autres
termes, le « relais politique » désigne l’action menée par un administrateur référent qui vise à
rendre compte aux autres dirigeants de la fédération de ce qui est fait au nom de celle-ci, sur
une thématique particulière.
330
L’encadré ci-dessous illustre le travail de relais politique mené par les administrateurs référents.
La scène restitue un de mes passages au bureau fédéral pour présenter l’actualité du secteur de
l’IAE. François, dont j’ai analysé la carrière plus tôt dans ce chapitre, est l’administrateur
référent sur l’IAE.
Encadré 20 - Le travail de relais politique de François en bureau fédéral
Note ethnographique de la réunion du bureau fédéral du 12 janvier 2012. Huit administrateurs
présents.
Je présente aux membres du bureau la note que j’ai écrite et leur ai transmise quelques jours
plus tôt. Celle-ci annonce que l’administration centrale du ministère l’emploi (DGEFP) a
instauré quelques semaines plus tôt un groupe de travail pour définir des indicateurs mesurant
la performance sociale des structures d’insertion. Dans la note j’indique que je participe à ce
groupe de travail avec François, l’administrateur référent sur l’IAE qui est présent au
bureau310. J’écris également que la DGEFP met en place une deuxième expérimentation sur
la mesure de la performance, la première datant de juillet 2011. La note rappelle que la
FNARS s’était opposée, par courrier, à la première expérimentation et détaille les problèmes
soulevés par cette seconde expérimentation (son financement par des crédits qui devraient
être affectés à l’ensemble du secteur, l’absence de concertation avec les fédérations
associatives, etc.). La note présente ensuite les différentes prises de position possibles : quelle
position la FNARS va-t-elle prendre vis-à-vis de cette seconde expérimentation ? Doit-elle
se retirer du groupe de travail instauré par la DGEFP en signe de protestation ? Doit-elle
signer un courrier qu’une autre fédération associative va envoyer à la DGEFP pour manifester
son opposition aux expérimentations ?
Après ma présentation, François prend la parole. Il rappelle que l’État « n’a pas tenu ses
promesses » tant au niveau des réformes que des engagements financiers. Dans ce contexte,
la mise en place d’expérimentations sans concertation est « inadmissible ». Il insiste sur la
nécessité que la FNARS « marque son désaccord » et interpelle le cabinet du ministère de
l’Emploi sur ces points en signant le courrier élaboré par l’autre fédération. Il souhaite
également que la fédération rédige un « courrier type » qu’elle transmettra à ses représentants
locaux. L’objectif est que ces derniers relaient aux acteurs locaux (services déconcentrés de
310
Les indicateurs de performance existants étant centrés uniquement sur la mesure du retour à l’emploi, les
fédérations de l’IAE demandent depuis 2006 l’instauration d’autres indicateurs mesurant la « performance
sociale » des structures d’insertion. La mise en place du groupe de travail répond ainsi favorablement aux
revendications des acteurs associatifs. Je renvoie le lecteur au chapitre 3 de la thèse qui traite de ces questions.
331
l’administration de l’emploi, collectivités locales) l’opposition de la fédération aux
expérimentations, sa vigilance quant à l’utilisation des budgets et à la mise en œuvre des
évaluations.
François n’est cependant pas favorable à ce que la FNARS se retire du groupe de travail.
D’abord parce que lorsque la question s’est posée quelques mois plus tôt lors de la première
expérimentation, les fédérations de l’IAE ont décidé de s’engager quand même dans le travail
avec la DGEFP. Pour François, il est peu probable que les fédérations changent de position
et décident de quitter le groupe de travail, malgré la seconde expérimentation. La FNARS
n’aurait aucun intérêt à « faire cavalier seul en adoptant la politique de la chaise vide ».
Ensuite parce que la mise en place de critères de performance a un « caractère inéluctable
(car elle) découle de la LOLF ». Dans ce contexte, le groupe de travail est une
« opportunité » : il permet à la FNARS d’être « force de proposition » sur les indicateurs de
performance sociale et d’améliorer l’évaluation des structures d’insertion. François décrit le
travail de construction des indicateurs par les fédérations de l’IAE auquel nous participons
lors de réunion organisées à la DGEFP (cf. chapitre 4). Une discussion s’instaure ensuite
entre les membres du bureau qui prennent la parole pour marquer leur accord avec les
propositions de François. Je suis chargé de rédiger le « courrier type », de le faire valider par
François, puis de le diffuser aux autres fédérations et aux représentants locaux de la FNARS.
Cet encadré montre que le travail de l’administrateur référent consiste à rendre compte du
travail effectué sur une thématique, à proposer des prises de position, à susciter des débats. En
d’autres termes, il s’agit de faire exister la thématique auprès des autres dirigeants de la
fédération.
L’encadré restitue également l’expression des hiérarchies statutaires qui déterminent la
répartition des rôles et des pouvoirs entre des salariés et des administrateurs bénévoles.
L’élaboration des positionnements de la fédération est une activité labellisée comme
« politique » par les acteurs, c’est-à-dire réservée aux administrateurs. Les chargés de mission
endossent alors un rôle d’exécutant et mettent en œuvre les décisions du bureau. En cela, les
décisions prises par les administrateurs déterminent en partie leur travail. Autrement dit, les
administrateurs ont le pouvoir de mandater les chargés de mission pour la réalisation d’une
action. Lorsque les membres du bureau décident d’engager la fédération dans une réforme, le
chargé de mission investit les groupes de travail mis en place par l’administration. De même,
332
lorsqu’un courrier de protestation doit être envoyé, c’est bien souvent le chargé de mission qui
l’écrit.
Ainsi, concernant la thématique européenne, la décision du bureau fédéral de s’opposer à
l’intégration des services sociaux dans le champ concurrentiel dans le cadre de la directive
autorise ainsi Vincent à s’emparer de cette position pour travailler le sujet : « En 2006, Jean fait
passer les SSIG au bureau qui prend position contre. Moi je me servais de cette position pour
m’autoriser à prendre X % de mon temps de travail et à les consacrer au SSIG ».
En imposant l’Europe à l’ordre du jour des bureaux et des conseils d’administration, en
expliquant le travail d’influence mené à Bruxelles, Jean légitime sa position et celle de Vincent
auprès des dirigeants de la fédération. Il fait exister la thématique européenne au sein de la
FNARS. François ne fait pas autre chose avec la thématique de l’IAE lorsqu’il propose des
positions, restitue le travail de construction d’indicateurs mené avec la DGEFP. De ce point de
vue, l’administrateur contribue à la reconnaissance de l’expertise du chargé de mission au sein
de l’organisation.
-
De la difficulté à légitimer son expertise
En entretien, Jean, l’administrateur référent sur la thématique européenne, indique que « si
le chargé de mission n’a pas de relais fort au bureau, il est faible » dans l’organisation. Cette
affirmation se révèle pertinente pour comprendre la prise en charge fluctuante de la thématique
de l’observation sociale et les difficultés rencontrées par Juliette, chargée de mission sur cette
thématique.
En 2006, la FNARS bénéficie d’une subvention de l’administration centrale du ministère
en charge des affaires sociales afin de produire des analyses statistiques sur l’activité des
associations gestionnaires du numéro d’urgence 115 dont la grande majorité est adhérente à la
FNARS. Le 115 est un numéro d’urgence qui prend en charge les demandes d’hébergement
pour les sans-abri311.
311
Mis en place en 1995 à Paris, sa gestion est ensuite départementalisée et confiée à des associations Ces
associations sont également responsables des SAMU Sociaux au sein desquels exercent des équipes mobiles de
travailleurs sociaux. Elles emploient des « écoutants » qui répondent au téléphone et proposent (ou non) un
hébergement.
333
Les compétences requises pour produire ces statistiques conduisent les responsables de la
fédération à embaucher Juliette qui présente un profil de statisticienne312. Elle est chargée de
mettre en place un système national d’observation et d’analyse des activités des associations
départementales gestionnaires du numéro d’urgence 115.
Pendant trois ans, Juliette construit un logiciel de recueil et d’exploitation des données313.
Baptisé Progédis, le logiciel est opérationnel en juillet 2009. Les années suivantes, Juliette
compile les données récoltées et publie tous les mois le « baromètre du 115 ». Le baromètre
suit l’évolution des demandes d’hébergement d’urgence et le type de réponses qui leur sont
apportées (nombre de places d’hébergement attribuées par rapport au nombre de demandes
d’hébergement, etc.). Juliette apporte également un appui technique aux associations pour la
mise en place du logiciel et organise des formations pour « montrer aux acteurs de terrain
comment on fait de l’observation sociale, on prend en considération les mêmes unités de
mesure ». Elle anime et coordonne les activités du « groupe d'appui national 115 » qui
rassemble une dizaine de dirigeants associatifs et dont les travaux alimentent les positions de la
FNARS sur les politiques d’urgence sociale.
Juliette correspond à la figure de l’expert dont « l’essence n’est pas de maîtriser une
compétence - c’est le lot du savant, du scientifique, du chercheur - mais d’exporter un savoir,
une légitimité acquis dans le champ scientifique pour fonder des décisions sur des questions
discutées hors du champ scientifique » (Joly, 2005 : 118). Lors de l’entretien, elle insiste sur la
rareté des savoirs et des méthodes académiques dans le monde associatif. Selon elle, la plupart
des enquêtes produites par les grandes associations du secteur de la lutte contre l’exclusion ne
sont pas valides sur le plan scientifique. La FNARS accuse également un retard dans la
production de connaissances (ses collègues « n’ont aucune compétence en socio ni en stat ni
Après une licence de sociologie au Havre au début des années 1990, Juliette obtient un diplôme d’études
supérieures spécialisées (DESS) à l’institut de démographie de l’université Paris 1. Elle réalise ensuite un diplôme
d’étude appliquée (DEA) en sociologie à l’université de Nanterre. Elle débute sa carrière au sein d’associations où
elle réalise des enquêtes sur les profils et les attentes des personnes en centres d’hébergement. Embauchée au Samu
Social de Paris qui crée alors son « observatoire », elle conduit une enquête sur les problématiques de santé
rencontrées par les sans-abri. Surtout, elle remanie la base de données du 115 géré par le Samu Social, produit les
premières analyses statistiques de ces données et commence à travailler avec les autres associations gestionnaires
de 115 d’Ile de France. Le poste de « chargée de mission observation sociale » à la FNARS s’inscrit donc dans la
continuité des emplois occupés précédemment par Juliette.
313
Ce travail l’amène à réaliser une enquête par questionnaire auprès des associations responsables du 115 et à se
rendre sur place pour réaliser un « état des lieux des outils d’observation ». Elle définit une méthodologie de recueil
de données (attribution d’un numéro d’identification unique pour chaque personne sollicitant le 115 afin d’éviter
les doublons, etc.). Elle met en place un comité scientifique composé de statisticiens de l’INSEE, de l’INED, de
la DRESS et de l’observatoire du Samu social de Paris).
312
334
rien du tout en niveau des enquêtes »). Son arrivée a permis de doter la fédération de
compétences savantes qui, selon elle, lui faisaient défaut :
« Sur le 115, je mets en place une méthodologie d’enquête états des lieux des
outils, détermination des variables d’observation, analyse et publication. C’est
logique quand tu fais de la socio il y a une méthode de travail. Je suis quelqu’un
de très méthodique, carrée. C’est ma formation. Et je m’occupe aussi en interne
des enquêtes. Quand il y a des études, on me sollicite pour faire partie du comité
de pilotage, j’apporte de la méthodologie. » (Entretien réalisé le 27 janvier
2015.)
Juliette représente la FNARS auprès des organisations qui produisent des enquêtes
comme l’Observatoire National de Lutte Contre la Pauvreté et l’Exclusion (ONPES). Elle
présente les enquêtes menées par la FNARS dans des colloques et des journées d’études. Ce
travail permet à la fédération d’avoir « une visibilité à l’extérieur », d’être identifiée « comme
un acteur faisant de l’observation de qualité » auprès des autres associations et des organisations
étatiques. Pour Juliette, cette reconnaissance est d’autant plus importante que la production de
savoirs est un enjeu pour les associations. D’abord parce qu’il s’agit d’une orientation nouvelle
des politiques sociales impulsées par l’État. Au même titre que l’évaluation, la réglementation
de l’action sociale mentionne de plus en plus une mission d’observation pour les associations.
Ensuite parce que l’observation sociale permet de développer des connaissances indispensables
à l’amélioration des politique sociales. En entretien, Juliette prend pour exemple son travail
d’analyse des données du 115, pour montrer que le recours aux enquêtes permet de crédibiliser
les revendications des associations et ainsi de renforcer leurs moyens de pression sur les
pouvoirs publics314.
Comme Vincent sur le sujet des politiques sociales européennes, Juliette est l’unique
détentrice de compétences en termes de méthodologie d’enquête en sciences sociales au sein
de la FNARS. Les deux chargés de missions ont également en commun la précarité de leur
position et de leur mission dans l’organisation. Comme l’expertise européenne de Vincent, celle
314
Les chiffres du baromètre du 115 servent d’appui au collectif des associations unies. Ce collectif créé en 2008
regroupe les principales associations du secteur de la lutte contre l’exclusion. Ces chiffres sont également repris
par les médias, notamment lors des périodes hivernales, ce qui contribue à rendre visible la question de
l’hébergement des sans-abri et à contraindre les responsables politiques à augmenter leur financement aux
associations pour accroitre le nombre de place d’hébergement.
335
de Juliette est remise en cause, et, avec elle, sa légitimité professionnelle. Le sentiment
d’absence de reconnaissance s’est exprimé fréquemment lors des entretiens avec les deux
enquêtés.
À l’instar de Vincent à propos de la thématique européenne, Juliette déplore l’absence de
volonté des dirigeants d’investir le domaine de l’observation sociale, de donner une place plus
conséquente à la production de connaissances dans le répertoire d’actions de la fédération. Ce
qui fait dire à Juliette qu’elle occupe une « place à part par rapport aux autres chargés de
mission ». Privée de relais politique, la production de connaissances ne fait pas l’objet de débats
dans les espaces de décision et en conséquence, n’y est pas identifiée comme un enjeu :
« Je n’ai jamais eu de référent au niveau du bureau ou du CA, j’ai toujours
travaillé toute seule. Personne m’a dit c’est bien ce n’est pas bien. Je pense
que je fais du bon boulot mais c’est par mes expériences, ma rigueur. (…) J’ai
dû passer de ma vie trois fois en bureau. J’ai aucun contact avec les membres
du bureau. (…) Il y a un vrai enjeu de l’observation et je ne peux pas dire que
j’ai du soutien par les instances de la FNARS (…). La mesure de l’enjeu n’est
pas prise en fait. La FNARS devrait faire de l’observation dans tous les
domaines. Ça devrait être une mission à part entière. On a des compétences,
ils ne se rendent pas compte au bureau et au CA. On a l’expertise de terrain,
on a l’aspect méthodologique parce que cela fait 15 ans que je fais ce boulotlà C’est du gâchis de ne pas faire appel à des compétences quand elles sont
présentes en interne. » (Entretien réalisé le 27 janvier 2015.)
L’extrait ci-dessus montre bien comment l’absence de prise en compte d’une thématique
par les dirigeants de la fédération entraîne un sentiment d’absence de reconnaissance
professionnelle pour l’individu qui en est responsable. Juliette a l’impression que l’on met en
jeu sa légitimité en ignorant son expertise scientifique. Ce sentiment de déni de reconnaissance
s’accentue en 2012 lorsque le poste de Juliette cesse d’être financé par l’administration de
l’action sociale. Le directeur général de la fédération souhaite qu’elle cesse de réaliser des
enquêtes :
« X (le directeur général) voulait que je fasse de l’animation. Il m’a dit : « à
la FNARS il n’y aura jamais d’observatoire ». Moi c’est ce que je voulais.
(…) Il a décidé que j’allais devenir animatrice du réseau. Et je n’avais pas
336
envie, ce n’était pas ma compétence. Je ne fais pas ce boulot depuis 15 ans
pour être animatrice de réseau. Et la solution qu’il a trouvée c’est de me dire :
« tu n’es pas compétente dans ce que tu fais ». J’ai réussi à faire en sorte que
dans ma fiche de poste il soit écrit que je fasse toujours de l’observation. J’ai
réussi à faire en sorte de faire toujours quelque chose en lien avec mes
compétences et qui m’intéresse. Mais j’ai dû me battre. J’y ai pas gagné car
il y a des choses, le rapport annuel je ne le fais plus. (Entretien réalisé le 27
janvier 2015.)
Pour Juliette, la production de connaissances (sur les activités des associations, les publics
qu’elles accueillent, etc.) doit devenir une dimension centrale du répertoire d’actions de la
FNARS. L’enjeu est que cette dernière soit reconnue comme une organisation productrice de
savoirs sur le secteur de l’action sociale. En conséquence, la fédération doit s’appuyer sur ses
compétences scientifiques internes. Mais contrairement à Vincent qui peut s’appuyer sur Jean,
un administrateur fédéral pour que la thématique européenne et son expertise en la matière
soient reconnues au sein de l’organisation, Juliette ne dispose pas de telles ressources. Sans
relais politique dans les espaces de pouvoir de la fédération, elle est seule face à sa hiérarchie
salariée qui remet en cause l’observation sociale et fragilise ainsi sa position.
-
Conclusion de la section
L’analyse développée dans cette section met en lumière les modes de répartition du travail
entre les chargés de mission et les administrateurs. La fédération confie à ces deux groupes
d’acteurs des tâches différentes, en fonction de leur statut et de leur position dans l’organisation.
Les administrateurs assurent un relais politique de la thématique vers les espaces de décision
de la fédération. Leur rôle est de faire en sorte que celle-ci soit identifiée comme un enjeu
d’intervention par les autres dirigeants, comme un sujet suffisamment important pour que la
fédération prenne position.
Les chargés de mission développent la thématique au sein de la fédération : ils apportent un
appui technique à ses membres (adhérents, salariés et administrateurs des antennes régionales),
montent des projets, animent des groupe de travail. Cette répartition des tâches place ces deux
catégories d’acteurs dans une relation d’interdépendance. Pour les chargés de mission, un
administrateur investi dans son rôle est l’assurance de bénéficier d’un mandat pour travailler
337
sur certains sujets (par exemple investir un groupe de travail, écrire un courrier de protestation)
et d’une reconnaissance au sein de l’organisation. La situation de Juliette illustre en négatif
l’importance de ce relais politique. L’absence d’administrateur référent sur l’observation
sociale relègue cette thématique au rang de non-sujet.
D’un autre côté, la présence d’un chargé de mission permet aux administrateurs de
bénéficier d’un soutien dans leur activité de représentation. Lors de son arrivée sur le poste de
chargé de mission affaires européennes, Vincent prend en charge une partie du travail de
représentation de la FNARS au sein des espaces européens. Il permet ainsi à Jean de diminuer
la fréquence de ces déplacements à Bruxelles.
En s’appuyant sur les thématiques de l’Europe, de l’observation sociale et de l’IAE, cette
section met en lumière la diversité des modes de production d’expertise. Les cas de l’Europe et
de l’IAE montrent des administrateurs (Jean et François) investis dans leur rôle. Identifiés pour
leur expertise au sein de la fédération, ces derniers s’engagent avec intensité dans les activités
de représentation extérieures (Jean à Bruxelles, François dans les groupes de travail mis en
place par la DGEFP sur les indicateurs de performance), transmettent leur expertise aux chargés
de mission. L’enquête de terrain montre que la situation peut être différente pour d’autres
thématiques. Un administrateur moins impliqué, en retrait dans son rôle de représentation, peut
permettre au chargé de mission de disposer de marges de manœuvre pour affirmer des positions
au nom de la fédération alors qu’il (ou elle) ne dispose pas, en principe, de la légitimité statutaire
pour le faire :
« X, mon élu référent est incapable de défendre vis-à-vis des pouvoirs publics, une
position divergente. D’où la question de la chargée de mission qui se retrouve à
prendre des positions parce que l’élu n’y arrive pas. Il va finir une réunion en disant
systématiquement « ils disent vraiment n’importe quoi ». Sauf qu’il n’est pas
intervenu de la réunion. Et c’est difficile pour moi de lui dire qu’il n’assume pas
son rôle d’élu et du coup qu’il portait aussi la responsabilité de l’échec de la réunion.
Après, toi cela te laisse une marge de liberté intéressante sur le discours que tu
portes en tant que FNARS. (…) Les positionnements politiques de ta fédération ne
sont pas exhaustifs. Il y a des vides sur les positions à prendre ou alors c’est ton
administrateur qui ne prend pas position. (…) Donc tu es obligée d’affirmer une
position qui n’est pas complètement consolidée. Je me suis déjà retrouvée à
338
défendre une position qui n’était pas validée. » (Cécile, chargée de mission à la
FNARS, entretien réalisé le 25 octobre 2014.)
Il reste qu’autour du binôme administrateur/chargé de mission gravitent différents acteurs
dont l’intervention peut s’avérer d’une importance décisive. Le refus de l’État de renouveler
ses financements entraîne une incertitude sur la poursuite de l’intervention de la FNARS sur les
sujets européens et sur l’observation sociale. De même, la hiérarchie salariée peut faire pression
pour que le chargé de mission accepte de prendre en charge d’autres thématiques. Ou encore,
le départ d’un administrateur impliqué et le manque d’intérêt des autres dirigeants bénévoles
peuvent entraîner la remise en cause de la thématique et, par extension, du travail réalisé par les
chargés de mission. De ce point de vue, les thématiques de l’Europe et de l’observation sociale
et les salariés qui en sont responsables se caractérisent par leur position précaire au sein de
l’organisation.
Finalement, on observe moins une stricte répartition des rôles (entre bénévoles décidant
des orientations « politiques » et salariés déclinant ces orientations sur un aspect technique)
qu’une diversité de modes de répartition du travail entre des acteurs dotés de ressources diverses
(statut d’administrateur, maîtrise de dossiers techniques, rareté de l’expertise liée à la
thématique, position de celle-ci dans la hiérarchie des thématiques investies par la fédération,
etc.)
Conclusion du chapitre 5
-
Salarisation, substitution des salariés aux bénévoles et spécialisation de l’expertise :
les trois dimensions du processus d’institutionnalisation de la fédération
Administrée par des bénévoles pendant près de quarante ans, la FNARS devient
progressivement une véritable « entreprises associatives » (Hély, 2009). En 2012, elle
rassemble près d’une centaine de salariés répartis entre ses antennes régionales (70 salariés
environ) et son siège parisien (30 salariés environ). Ce chapitre retrace le processus
d’institutionnalisation de la fédération, qui débute dès le milieu des années 1970 sous l’effet de
339
l’extension continue des politiques d’aide sociale. L’administration du ministère de l’Action
sociale s’appuie sur la FNARS pour mettre en œuvre ces politiques. La fédération adapte son
architecture organisationnelle aux nouvelles missions confiées par l’État. La création
d’associations régionales au milieu des années 1980 renforce la proximité avec les adhérents.
Ces derniers bénéficient ainsi d’un soutien technique plus important pour mettre en œuvre les
nouveaux dispositifs d’action sociale. D’un autre côté, cette nouvelle organisation forme un
réseau d’administrateurs qui représentent la fédération et ses adhérents dans les espaces de
concertation et de négociation qui se multiplient au niveau local.
Dans les années 1990, les exigences accrues des bailleurs publics en matière de gestion
financière et les impératifs de communication amènent la FNARS à importer des savoir-faire
d’autres univers professionnels. Des individus formés à la comptabilité, à la gestion
d’entreprise, au journalisme, à la communication et à l’évènementiel, au droit, font leur
apparition dans la fédération. Ces dynamiques de salarisation et d’incorporation de professions
existantes ont été abondamment étudiées par les sociologues du travail humanitaire (Dauvin &
Siméant, 2002, Le Naëlou, 2004) ou associatif (Hély, 2009, Ughetto & Combes, 2010). Ces
chercheurs ont mis en lumière les tensions et les oppositions suscitées par ces dynamiques au
sein des organisations. Ce chapitre montre que ces dynamiques croisées de salarisation et
d’incorporation de professions extérieures au secteur de l’action sociale se sont accompagnées
d’un développement et d’une redistribution du travail où les salariés se substituent aux
bénévoles. C’est le cas de la communication réalisée par les administrateurs puis prise en charge
par les chargés de mission communication. De même, le recrutement des chargés de mission,
domaine d’intervention des administrateurs jusqu’aux années 1990, devient la prérogative de
la hiérarchie salariée (chef de service et directeur général).
En parallèle à l’embauche de professions constituées, la FNARS recrute ses premiers
chargés de mission. Leur affectation à une thématique d’intervention spécifique est liée à la
spécialisation des politiques de l’aide sociale, rebaptisées politique de lutte contre la pauvreté
dans les années 1990. Autrement dit, la déclinaison des politiques de lutte contre la pauvreté en
une multitude de sous-secteurs composés de dispositifs orientés vers des segments de
population a pour conséquence analogue une spécialisation du travail de production d’expertise
au sein de la fédération. Les chargés de mission comme les administrateurs sont affectés à la
gestion d’une thématique particulière : hébergement social, insertion par l’économique,
réfugiés-migrants, affaires européennes, etc. Ces deux processus croisées - salarisation et
340
substitution des salariés aux bénévoles et spécialisation de l’expertise - reconfigurent
profondément l’organisation de la FNARS, ses besoins et les profils de ses salariés.
-
Les administrateurs de la FNARS, une élite associative
Ce chapitre développe une analyse des administrateurs de la FNARS. En retraçant le
parcours de l’un d’entre eux, il montre que les administrateurs effectuent de véritables carrières
au sein de l’organisation. Si ces carrières dépendent de conditions diverses (les opportunités
offertes par l’organisation, la situation professionnelle et personnelle des individus, etc.)
l’enquête met en avant des constantes. L’entrée à l’échelon régional de la fédération s’inscrit
dans le prolongement immédiat de l’activité de directeur d’association. En fréquentant les
commissions régionales, en bénéficiant des instruments de professionnalisation produits par la
fédération, les administrateurs se socialisent à leur rôle de dirigeant. L’accès aux instances
fédérales s’accompagne d’une mise à distance de l’activité même de directeur d’association.
L’engagement ne s’inscrit plus dans une logique qui vise l’acquisition de savoir-faire utiles à
l’activité de dirigeant. Il s’effectue au nom de valeurs militantes qui prônent la défense du
travail social et des « exclus ». Si le rôle de porte-parole qu’endossent les administrateurs
fédéraux semble moins corrélé à leur activité professionnelle, l’enquête montre que ces derniers
bénéficient de rétributions individuelles pour leur engagement (possibilité de s’exprimer dans
les médias, invitation lors d’évènements nationaux, distinction honorifique, nomination à des
conseils nationaux, siège dans des instances nationales ou régionales, fréquentation des
responsables politiques, etc.).
Cette reconnaissance symbolique, couplée à l’occupation de plusieurs mandats à la
FNARS mais également dans d’autres organisations associatives, fait de certains
administrateurs de la FNARS - ceux qui, comme Marcel et Philippe, dirigent des associations
qui comptent plusieurs centaines de salariés - une élite associative. Sur ce point, l’analyse
montre que l’engagement bénévole (volontiers décrit pas les enquêtés comme une activité
militante) des dirigeants d’association pour la « cause des exclus » partage des points communs
avec le militantisme patronal pour la « cause de l’entreprise » (Sociétés contemporaines, 2015).
De ce point de vue, et pour reprendre les propos de Matthieu Hély (2009), loin d’être un
« monde hors du monde », le secteur associatif des politiques sociales se caractérise par des
modes de fonctionnement, des mécanismes d’engagement individuel comparables à ceux
d’autres univers sociaux.
341
-
Des chargés de mission aux métiers flous… mais associatifs
Les chargés de mission forment le deuxième groupe d’experts étudié dans ce chapitre.
Les premiers d’entre eux sont recrutés parmi ses administrateurs fédéraux. La fédération leur
offre ainsi la possibilité de quitter « le terrain ». Cette pratique laisse rapidement la place à une
stratégie de recrutement qui cible des jeunes diplômés de master en sciences sociales, détenteurs
de connaissances générales sur les politiques publiques et d’une expertise sectorielle ajustée à
la thématique des postes occupés (par exemple le chargé de mission « évaluation » est titulaire
d’un diplôme sur l’évaluation des politiques sociales délivré par science po’).
Le chapitre montre que l’entrée dans la FNARS est motivée par la possibilité de rentabiliser les
compétences acquises au cours de la socialisation professionnelle initiale. En cela, l’analyse
déconstruit les représentations du sens commun promptes à invoquer le désintéressement et la
portée morale du travail comme motif d’entrée dans une carrière professionnelle dans le secteur
associatif. Celle-ci résulte davantage d’un ajustement entre des savoirs et des savoir-faire
(capacité rédactionnelles, aisance à s’exprimer à l’oral, etc.) et des positions professionnelles
qui traduisent les attentes institutionnelles de la fédération.
De même, l’enquête montre que l’engagement important des chargés de mission dans leur
travail - les temps de travail excèdent largement les quotités horaires prévues par les contrats
de travail - s’explique autant par les vertus prêtées à la cause défendue que par les modalités
d’organisation du travail. La priorité donnée aux propriétés propres à la scène professionnelle
(organisation du travail éclatée en missions diverses, autonomie dans la gestion des tâches,
possibilité d’investir de nouveaux sujets, etc.) amène à considérer les chargés de mission
comme une déclinaison associative des métiers flous (Jeannot, 200, 2006) ou des intermédiaires
des politiques publiques (Smith et Nay, 2002).
Toutefois, les chargés de mission doivent composer avec les particularités du fonctionnement
des organisations associatives. Leur capacité d’action dépend en partie des administrateurs, plus
particulièrement de l’administrateur avec lequel ils partagent la prise en charge d’une même
thématique. Le rôle de cet administrateur référent est de relayer les activités du chargé de
mission auprès de ses pairs, de susciter des positions sur la thématique, et de prendre position
à l’extérieur de la fédération (auprès des médias, des responsables politiques et administratif).
En analysant la prise en charge de plusieurs thématiques, l’enquête montre la relation
d’interdépendance entre chargé de mission et administrateur. Par ailleurs, la thématique d’un
342
chargé de mission, et par extension son travail, peuvent être remis en cause en raison de l’arrêt
des financements par les bailleurs publics ou d’une décision de sa hiérarchie salariée. De ce
point de vue, la position des chargés de mission se caractérise par sa fragilité au sein de la
fédération.
343
344
Conclusion de la thèse
-
L’insertion par l’activité économique, un champ social ?
Entreprise d’insertion (EI), association intermédiaire (AI), atelier et chantier d’insertion
(ACI), ces appellations désignent des organisations dont la finalité est de permettre à des
chômeurs de retrouver un emploi. Leur émergence est intrinsèquement liée aux conséquences
sociales des mutations de l’appareil productif à partir de la deuxième moitié des années 1970.
L’emploi industriel se raréfie, le chômage s’accroit dans les quartiers populaires. Face à
l’inefficacité des mesures existantes pour lutter contre le chômage (stages et formations
professionnelles pour les jeunes sans qualification, cellules de reclassement pour les ouvriers
licenciés, etc.), des acteurs provenant d’univers professionnels divers se font entrepreneurs. Ils
développent des activités économiques, commercialisent, au moins en partie, la production, afin
de proposer des emplois temporaires aux victimes des premières vagues de désindustrialisation.
Toutefois, ces activités se caractérisent par leur triple hétérogénéité : celle des acteurs qui les
initient (travailleurs sociaux, syndicalistes, élus locaux, formateurs), celle des populations à qui
elles s’adressent (jeunes sans qualification, chômeurs en fin de droits, bénéficiaires de minima
sociaux, etc.), celle des modalités à travers lesquelles ces populations sont mises au travail.
Cette hétérogénéité est au centre des deux premiers chapitres de cette thèse qui analysent
les différentes formes d’insertion par l’activité économique. La première correspond au
mouvement des entreprises intermédiaires, rebaptisées entreprises d’insertion (EI) par leurs
initiateurs. Ces derniers, des travailleurs sociaux de foyers d’hébergement et de clubs de
prévention, créent à la fin des années 1970, des petites entreprises afin d’employer les jeunes
qu’ils prennent alors en charge au titre de l’aide sociale. Le travail est organisé de manière à
favoriser l’acquisition de normes comportementales et de savoir-faire par des jeunes qui n’ont
ni formation, ni expérience professionnelle. Cette socialisation à la discipline d’entreprise a une
fonction propédeutique : elle vise à accroitre les chances des jeunes travailleurs de trouver un
emploi sur le marché du travail. L’existence même des EI remet en cause les frontières entre la
sphère marchande et la sphère non marchande, entre les politiques sociales mises en œuvre au
nom de l’intérêt général, et le marché régi par des principes de concurrence. Leur
développement déclenche l’opposition du patronat qui voit dans les entreprises d’insertion une
345
concurrence déloyale envers les entreprises ordinaires. Au même moment, des syndicalistes,
des élus locaux, des acteurs du secteur de la formation professionnelle créent des associations
intermédiaires (AI) qui emploient des ouvriers licenciés ayant épuisé leurs droits aux allocations
chômage et les mettent à disposition de collectivités locales, de particuliers et d’entreprises. Là
encore, ces initiatives soulèvent des critiques, au motif que leur fonctionnement repose sur un
abaissement du coût du travail et que les emplois intermittents qu’elles proposent se substituent
à ceux existants.
Peu nombreuses, disséminées sur le territoire national, dépendantes des opportunités offertes
par leur environnement local (un élu ou des fonctionnaires d’administrations déconcentrées qui
attribuent un financement, un tissu associatif ou des entreprises avec lesquelles nouer des
alliances, etc.), ces initiatives se développent d’abord en marge des programmes d’action
publique. Leurs initiateurs se regroupent au sein d’associations, la COORACE pour les AI, le
CEI pour les EI, au sein desquelles ils échangent des informations, formalisent leur action en
élaborant des chartes. Ils tentent d’obtenir des administrations centrales davantage de moyens
ainsi qu’un cadre réglementaire adapté à leurs pratiques.
À la fin des années 1980, les politiques de lutte contre le chômage se reconfigurent. Les
mesures de formation et de qualification professionnelle ciblant des jeunes chômeurs laissent
progressivement la place à des dispositifs de mise en situation de travail des chômeurs de longue
durée, via la généralisation des contrats de travail à durée déterminée et à temps partiel, les
contrats aidés. L’insertion par l’activité économique occupe une place centrale dans ce nouveau
cadre institutionnel, grâce notamment à sa légitimation par des acteurs comme C. Alphandéry,
qui l’impose sur l’agenda gouvernemental. Tout au long des années 1990, l’État accroit
fortement ses crédits et participe indirectement, à travers sa politique de développement des
contrats aidés en direction du secteur non marchand, à l’émergence d’une troisième forme de
dispositifs, les ateliers et chantiers d’insertion (ACI). Gérés par des associations, les ACI
embauchent principalement des allocataires du RMI qui effectuent des travaux manuels pour le
compte d’associations qui les emploient ou des collectivités locales.
La montée en charge des dispositifs d’insertion s’accompagne d’un processus de sectorisation.
Les structures d’IAE font l’objet des mêmes procédures de contrôle et de pilotage, des instances
spécifiques sont instaurées pour coordonner leur implantation. Le pilotage interministériel de
l’IAE laisse la place à la fin des années 1990 à une tutelle administrative exercée par le seul
ministère de l’Emploi. Cette redistribution des tutelles administratives entraine le
346
désinvestissement progressif des autres administrations ministérielles auparavant impliquées
dans le financement et la gouvernance de l’IAE.
Toutefois, en dépit des tentatives de l’État visant à unifier le secteur de l’IAE, ce dernier
reste marqué par sa forte différenciation interne. De ce point de vue, l’intervention de l’État ne
dit que relativement peu de chose du fonctionnement de l’espace de l’IAE. Bien que les
structures d’insertion dépendent de la puissance publique (ne serait-ce que pour leur
financement), les dynamiques qui structurent l’espace de l’IAE ne sont intelligibles qu’à travers
l’analyse des pratiques des structures d’insertion et de leurs fédérations. Dans cette optique, la
thèse montre que les acteurs de l’IAE parviennent à imposer à l’État leurs particularismes en
s’appuyant sur leurs ressources en matière d’expertise. L’espace des structures d’insertion
s’organise ainsi autour d’un pôle entrepreneurial et d’un pôle social. Les pratiques économiques
et commerciales des acteurs et leur manière de concevoir le travail d’insertion diffèrent
sensiblement d’un pôle à l’autre. Pour les acteurs du pôle social, la mise en situation de travail
est un support pédagogique à partir duquel ils peuvent résoudre les difficultés psychosociales
des salariés en insertion. Pour les acteurs du pôle entrepreneurial, la mise en situation de travail
doit s’effectuer dans des conditions identiques à celles des entreprises ordinaires, notamment
en termes de respect des cadences de production. L’efficacité du travail d’insertion est alors
conditionnée par la performance économique de la structure, sa capacité à se maintenir sur le
marché.
Les fédérations spécialisées jouent un rôle central dans la perpétuation des divisions de
l’espace de l’IAE en produisant des expertises qui cultivent les particularismes des dispositifs
qu’elles regroupent. Les fédérations d’ACI construisent des instruments de détection et
d’évaluation des « freins sociaux à l’emploi », la fédération des EI met à disposition de ses
adhérents des outils pour mieux gérer leur activité économique et commerciale. Les fédérations
généralistes développent une expertise qui pousse les structures des deux pôles à « mutualiser »
leurs compétences, voire à fusionner au sein de nouveaux dispositifs. Les fédérations
spécialisées s’allient pour affirmer la complémentarité des pôles social et entrepreneurial et
pour conserver les divisions existantes au sein de l’espace de l’IAE. Les fédérations généralistes
s’unissent pour proposer des réformes visant à mettre un terme à l’existence des différentes
catégories de structures d’insertion qui, selon elles, cloisonnent le secteur.
347
Cette thèse prend pour objet plusieurs situations où s’expriment des stratégies d’alliance
et d’opposition dans l’espace de l’IAE. Elle montre que chaque fédération développe des
instruments de professionnalisation pour ses adhérents (formations professionnelles, guides
pratiques, logiciel de comptabilité etc.). Ces instruments sont à la fois un moyen d’assurer leur
survie économique (en bénéficiant des subventions des pouvoirs publics), d’attirer de nouveaux
adhérents et, finalement, de maintenir leur position dans l’espace de l’IAE. Mais lorsque ces
instruments traitent du même enjeu et s’adressent aux mêmes catégories de structures, ils
entrent en concurrence.
Á l’inverse, lorsque la DGEFP instaure des indicateurs évaluant la performance des structures
d’insertion, les fédérations forment une coalition pour produire des indicateurs
complémentaires à ceux de l’État. De même, les fédérations prennent collectivement position
contre la mise en place d’expérimentations sur la performance par l’administration.
L’introduction de logiques comptables hétéronomes à l’espace de l’IAE suscite l’émergence
d’intérêts communs et constitue un puissant motif d’alliance entre fédérations. Plus
généralement, les acteurs de l’IAE partagent la croyance en l’efficacité des méthodes
d’intervention des structures d’insertion, croyance qu’ils expriment à travers l’usage d’un
langage spécifique au secteur. Ainsi, la mise au travail par le biais d’un contrat de travail,
couplée à un « encadrement » et un « accompagnement social et professionnel », permet de
lever les « freins sociaux à l’emploi », d’accroitre « l’employabilité » ou de réduire la « distance
à l’emploi » des « salariés en insertion ».
Pas de pratiques homogènes, ni d’expertise unifiée, mais des positions différenciées, des
savoirs et des savoir-faire concurrents, des stratégies d’alliance lorsque la spécificité des
pratiques d’insertion est menacée, des catégories de pensée communes ou du moins proches et
une autonomie relative : l’espace de l’IAE présente certaines caractéristiques des champs
sociaux étudiés par P. Bourdieu (1984). De ce point de vue, l’analyse développée dans la thèse
permet de rapprocher l’IAE d’autres espaces sociaux et professionnels qui semblent, à première
vue, très éloignés, comme le champ juridique qui, comme l’IAE, se caractérise par un langage,
des dispositifs et des pratiques (les rites d’institution et d’interaction) spécifiques qui
« nourrissent un sentiment de communauté et d’appartenance » et « excluent » les
profanes (Willlemez, 2015 : 146), ou le champ journalistique qui s’articule autour des pôles
généraliste et spécialisé d’une part, et « intellectuel » et « commercial » d’autre part (Marchetti,
348
2002)315. La mobilisation de la notion de champ trouve ici sa justification dans la démarche
empirique qui sous-tend la recherche. Comme ces espaces professionnels, l’IAE, les relations
entre les acteurs de l’espace de l’IAE se caractérisent par une « forme de dialectique entre d’une
part des intérêts divers et divergents, et d’autre part le partage d’un certain nombre de valeurs
et de croyances » (Willemez, 2015 : 140). En somme, cette thèse s’inscrit dans une perspective
constructiviste puisqu’elle montre que cette notion hybride d’insertion par l’activité
économique n’existe pas en soi, mais qu’elle désigne une pluralité de pratiques, de
représentations et de projets qui varient en fonction des acteurs, des organisations et des
contextes.
-
De l’analyse des résultats de l’action des fédérations à celle des pratiques
professionnelles de leurs membres
Cette thèse montre que les actions des fédérations de l’IAE produisent des résultats
modestes. Les dispositifs de professionnalisation ont une influence limitée, comme en témoigne
le faible nombre d’adhérents formés à leur utilisation par rapport au nombre total de structures
d’insertion. Cette capacité toute relative à transformer les pratiques des professionnels des
structures d’insertion s’explique par une multiplicité de facteurs. En modifiant ses critères de
financement, l’État met un terme à l’existence d’un dispositif de formation ou d’un logiciel de
gestion. De même, la superposition d’instruments traitant des mêmes enjeux place les
fédérations dans une relation de concurrence et restreint finalement leur capacité à influer sur
les structures d’insertion. Enfin, la politique de professionnalisation initiée par l’État et conduite
par des organisations satellites (l’AVISE et les DLA) a pour effet d’affaiblir le poids des actions
de professionnalisation des fédérations, de remettre en question leur monopole d’intervention
auprès des structures d’insertion. La combinaison de ces éléments confère aux processus de
professionnalisation un caractère instable et expérimental qui limite les capacités des
fédérations à intervenir sur les pratiques professionnelles des structures d’insertion.
De la même manière, les mobilisations des fédérations lors des controverses qui les
opposent à l’État produisent de bien maigres effets, malgré l’investissement des espaces de
315
D. Marchetti montre que le champ journalistique se structure autour des divisions en différents sous-espaces
spécialisés qui fonctionnent comme des « microcosmes », à l’autonomie relative, et « doivent leurs propriétés à la
position qu’ils occupent dans l’espace » (Marchetti, 2002 : 24).
349
négociation aménagés par l’administration (groupe de travail dans le cadre du Grenelle de
l’insertion en 2007, de la rédaction des « nouvelles modalités de conventionnement » en 2008,
ou de la conception de nouveaux indicateurs en 2012). La distribution du pouvoir entre les
fédérations de l’IAE et l’État s’effectue systématiquement en faveur du second qui décide seul
des modalités centrales de l’évaluation des structures d’insertion (le contenu de l’indicateur de
performance, les objectifs associés à ces indicateurs, la période laissée aux structures d’insertion
pour atteindre les objectifs, les sanctions en cas de non-respect des objectifs). L’intégration des
positions associatives dans le cadre des réformes reste marginale.
Le pouvoir des fédérations dans l’élaboration de la politique d’IAE est d’autant plus
restreint que leur capacité à établir un rapport de force avec l’État est limitée. Lorsque la DGEFP
instaure des expérimentations qui s’appuient sur des indicateurs de performance contestés par
les acteurs des fédérations, ceux-ci évoquent la possibilité de suspendre provisoirement leur
relation avec l’administration en guise de protestation. La stratégie de la défection est toutefois
rapidement abandonnée, au profit du répertoire d’action traditionnel des fédérations : une prise
de parole collective lors d’une réunion et un courrier adressé au cabinet du ministre de l’Emploi.
Le cas des expérimentations illustre bien la nature des relations qui lient la puissance publique
à la figure de l’expert associatif. L’absence de concertation a suscité un sentiment de perte de
légitimité chez les membres des fédérations, d’absence de reconnaissance de leur statut de
partenaire indispensable à la construction de la politique d’IAE. Le processus de « légitimation
croisée » entre l’expert associatif et l’État est traversé par des rapports de force inégalitaires où
le premier occupe une position fragile lorsque le second décide de faire sans lui. Délégitimer
l’État en retour, s’opposer à lui en rompant les relations, n’est finalement pas possible pour les
acteurs associatifs. Cette position s’oppose à leur culture de la cogestion et de la participation.
Les négociations avec l’administration apparaissent ainsi comme consubstantielles de
l’existence de l’expert associatif. Elles sont pour lui la principale condition à l’exercice de son
rôle social. Rester loyal envers l’État, quel que soit le résultat des négociations, est bien ce qui
distingue, en dernier ressort, la figure de l’expert associatif de celle du contre-expert.
L’influence limitée des actions de professionnalisation et les résultats modestes des
mobilisations face à l’État sont deux conclusions importantes de cette recherche. Se contenter
de ces constats est néanmoins insuffisant. Pour comprendre les spécificités du rôle des
fédérations associatives, il faut en effet déplacer le regard des conséquences de leur action vers
les processus auxquels elles prennent part. Autrement dit, l’important dans cette recherche
350
réside autant, et peut-être davantage, dans l’analyse du travail de production, de traduction et
de mobilisation de l’expertise par les membres des fédérations que dans l’évaluation des
résultats de ce travail. Dans cette perspective, l’activité des fédérations doit être analysée à
partir des pratiques professionnelles de leurs membres et non pas uniquement dans une optique
de dévoilement critique qui insisterait sur leur manque d’efficacité, leur assujettissement à
l’État, leur rôle d’importateur de logiques néolibérales dans l’espace de l’IAE, ou encore, leur
propension à psychologiser les causes d’un problème social - l’absence d’emploi - en en faisant
porter la responsabilité aux individus.
Ce déplacement des résultats vers les pratiques permet de montrer que les ressources des
fédérations associatives résident dans leur pouvoir de mobilisation sociale qui accompagnent
les processus de production d’expertise, dans leur capacité à traduire un discours dans un autre
discours, à faire circuler des énoncés. La construction et la diffusion des instruments de
« professionnalisation », reposent sur la coordination des salariés des échelons régional et
national, des administrateurs bénévoles directeurs de structures d’insertion, des consultants et
des formateurs. De même, la participation et le suivi des réformes de l’IAE se réalisent à travers
les chaines de coopération et d’interdépendance entre l’ensemble de ces acteurs. Les
permanents nationaux et régionaux recueillent auprès des adhérents et des administrateurs des
savoirs d’expérience puis les compilent, les reformulent, les associent avec des prises de
position existantes, et les mobilisent au cours des négociations avec les pouvoirs publics316, les
transmettent à des consultants chargés d’élaborer un guide de « bonnes pratiques », etc. En
faisant se rencontrer, échanger ses membres, ces processus de mobilisation font exister
l’organisation et le groupe en tant que tels. Ils renforcent le sentiment d’appartenance à la
fédération et donnent corps à cette dernière. L’expertise, parce qu’elle est construite et relayée
collectivement, renforce la cohésion entre les membres du groupe.
Au cours de ces processus de mobilisation les membres des fédérations sont destinataires
d’informations fournies par des fonctionnaires de l’État, leurs adhérents ou des consultants
spécialisés dans les politiques sociales. Ces savoirs font ensuite l’objet d’interprétations, de
316
Pour analyser ce travail de construction d’une expertise « de terrain », la thèse s’est centrée sur le suivi de la
mise en œuvre des indicateurs de performance par les salariés de la FNARS (cf. chapitre 4). Mais ce travail de
recueil et de mise en forme de savoirs d’expérience est mené de manière identique pour bien d’autres sujets comme
le déploiement des enveloppes de contrats aidés. De même, les auditions des permanents de la FNARS par des
fonctionnaires des corps d’inspection ou les commissions parlementaires sont autant de situations où les
permanents de la FNARS accomplissent ce travail.
351
reformulations en fonction d’enjeux mouvants. A plusieurs reprises, la recherche éclaire cette
dimension stratégique du travail de transcodage. Ainsi, pour convaincre les fonctionnaires de
la DGEFP de financer un logiciel de gestion comptable, les permanents de la FNARS mettent
en avant sa contribution à l’amélioration des pratiques des structures d’insertion en matière de
gestion budgétaire. Pour persuader les adhérents d’utiliser le logiciel, ils insistent sur le fait
qu’il fournit des données chiffrées démontrant l’insuffisance des financements publics
nécessaires pour remplir les objectifs assignés par l’État. La traduction est au centre de l’action
de ces acteurs intermédiaires qui adaptent les savoirs en fonction des attentes parfois
contradictoires de leurs interlocuteurs : attentes gestionnaires des acteurs administratifs,
attentes politiques des acteurs associatifs.
L’ensemble des activité des membres des fédérations, de leur participation aux réformes
à la professionnalisation des adhérents, repose sur un travail de traduction, de « transcodage »
au sens où l’entend P. Lascoumes : « transcoder, c’est, d’une part agréger des informations et
des pratiques éparses, c’est aussi les construire et les présenter comme une totalité ; c’est enfin
les transférer dans d’autres registres relevant de logiques différentes afin d’en assurer la
diffusion à l’intérieur d’un champ social et à l’extérieur de celui-ci » (Lascoumes, 1996 : 334335). Analyser ce travail de transcodage permet de montrer que les fédérations sont des cadres
de réception, d’interprétation et d’adaptation de savoirs composites : les savoirs d’État qu’elles
opérationnalisent ; les savoirs des professionnels de l’insertion à partir desquels elles élaborent
des revendications qui participent à la construction des problèmes sociaux comme le chômage.
-
De nouvelles perspectives de recherche
L’analyse des activités de transcodage amène à s’interroger sur les savoirs et les savoirfaire mobilisés par les salariés des fédérations ainsi que sur les manières dont ils conçoivent
leur travail. Autrement dit, il s’agit de passer de l’expertise aux experts, à leurs propriétés
sociales et à leur engagement dans le travail. Le dernier chapitre de la thèse opère ce
déplacement. Il montre que les activités de transcodage, de mobilisation sociale suscitent
l’engagement et procurent de la satisfaction dans le travail. C’est ce qu’indique ce chargé de
mission de la FNARS lorsqu’il évoque les satisfactions qu’il tire de son activité
professionnelle :
352
C’est simulant intellectuellement et puis on va pas se mentir c’est hyper gratifiant
d’aller voir un ministre tu sais très bien le poids que cela a, c’est pas... tu n’attends
pas grand-chose du rendez-vous hein, ça va pas faire bouger les lignes, mais malgré
tout cela a un côté gratifiant, tu te dis bon je peux arriver à des rendez-vous et porter
des trucs qui viennent du terrain, des trucs que les adhérents pensent, et du coup
faire sentir à des interlocuteurs, y compris un ministre qu’il faudrait qu’il fasse telle
chose parce que c’est cela qui va dans le bon sens pour les adhérents, les assoc’.
(Florent, 29 ans, chargé de mission à la FNARS, entretien réalisé le 26 octobre
2014.)
Ce qui importe ici est moins le résultat de l’action, sa portée transformatrice que
l’interaction en elle-même. Celle-ci permet en effet à l’enquêté d’endosser un rôle
d’intermédiaire, de traducteur, qui fait circuler l’expertise, du terrain vers le ministre. Peu
importe si ce dernier ne fait « pas grand-chose » de cette expertise qui « vient du terrain ». Ce
qui compte c’est ce travail de mobilisation et de circulation des savoirs accompli par les chargés
de mission, plus que leur capacité à obtenir des résultats concrets.
Dans les entretiens, la valorisation des activités de partenariat, de gestion de projet et les
compétences qui les sous-tendent - capacités relationnelles, d’adaptation à un nouvel
environnement, de communication, d’auto-organisation - montre bien l’attachement des
chargés de mission aux jeux d’interaction qui fondent leur position d’intermédiaire. Si - pour le
dire avec les mots d’un enquêté – le « boulot (de chargé de mission) est riche », c’est parce que
la manière dont il est organisé permet aux travailleurs de « rencontrer des gens ».
Les fédérations de l’IAE, et plus largement les entreprises associatives de taille
importante, embauchent de plus en plus de jeunes dotés de diplômes universitaires spécialisés
sur les politiques sociales. L’entrée de ces jeunes dans le secteur associatif s’explique en partie
par les ressorts moraux associés aux positions professionnelles proposées par les associations.
Débuter une carrière professionnelle dans le monde associatif permet à ces jeunes de satisfaire
leurs aspirations à être « utiles socialement », à servir une cause. La thèse montre toutefois que
les explications qui réduisent les causes de l’engagement dans l’espace associatif aux vertus
morales que lui prêtent les impétrants sont largement insuffisantes. Les déterminants de l’entrée
dans le monde associatif sont également, et peut-être principalement, liés aux possibilités d’y
faire fructifier des savoirs et des savoir-faire acquis au cours du parcours universitaire. De
même, l’engagement intense des chargés de mission dans leur activité professionnelle, leur
353
sentiment d’accomplissement personnel, résultent autant, si ce n’est plus, des jeux d’interaction
liés au travail d’intermédiation et de transcodage, que de la grandeur de la cause défendue.
En se penchant sur cette nouvelle population de travailleurs associatifs, jeunes, bien dotés
en capital scolaire, et concevant le monde associatif comme un monde du travail, où il est
possible de « monter en compétence », et de s’épanouir intellectuellement, la thèse saisit une
transformation centrale du secteur associatif à l’œuvre depuis une dizaine d’années. Ces
nouveaux ambassadeurs de la cause des pauvres ou des « exclus » n’ont, dans leur grande
majorité, qu’une connaissance indirecte des populations qu’ils entendent représenter. La
pratique du travail social leur est étrangère. Ils disposent en revanche des compétences pour
décrypter les enjeux d’un texte de lois, rédiger un amendement, synthétiser un rapport
administratif, prendre la parole devant une assemblée, animer un groupe de travail, etc.
Le monde associatif des politiques sociales n’appartient plus seulement, aux acteurs « de
terrain », directeurs d’établissement ou travailleurs sociaux, mais à ces jeunes travailleurs qui
occupent des positions intermédiaires dans l’espace associatif. Or, si les sciences sociales se
sont penchées sur des acteurs occupant des positions et menant des activités semblables dans le
secteur public (Jeannot, 2005a et b), elles restent encore discrètes sur les origines sociales, les
formations scolaires, les métiers flous et les carrières professionnelles de ces nouveaux porteparole des « exclus ». Ces jeunes diplômés incarnent pourtant le nouveau visage des politiques
sociales françaises. En cela, la recherche ouvre de nouvelles pistes. L’une d’entre elles pourrait
justement porter sur les carrières professionnelles de ces nouveaux salariés associatifs, comme
l’ont fait H. Chéronnet et C. Gadéa (2009) à propos des éducateurs spécialisés devenus
dirigeants d’établissements sociaux. Cette perspective serait d’autant plus intéressante que les
grandes écoles comme HEC, l’ESSEC ou l’Institut d’études politiques de Paris, lieux de
reproduction sociale des élites économiques et politiques, mettent en place des formations
spécialisées sur le secteur associatif, rebaptisé « entrepreneuriat social » pour des raisons
évidentes de proximité idéologique.
354
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Annexe 1
Tableau récapitulatif des caractéristiques sociales des enquêtés
Ce tableau présente d’une manière synthétique les principales caractéristiques sociales des enquêtés interrogés en entretien. D’autres entretiens
formels et informels ont également été effectués au cours de l’enquête, mais je ne rendrai compte ici que de ceux mobilisés directement dans la
thèse. Les prénoms ont été anonymisés, excepté pour C. Alphandéry et J. Dughera, qui m’ont donné leur accord pour les nommer dans la thèse.
Nom
Formation / Qualification
emploi(s) / fonction(s)
occupée(s)
Éducatrice spécialisée /
Directrice de structure
d'insertion
Éducateur spécialisé / Directeur
de structure d'insertion /
administrateur à la FNARS
Age au moment de
l'enquête
65 ans
Chantal
Éducatrice spécialisée
(diplômée en 1972)
Guy
Éducateur spécialisé (diplômé
en 1970)
Jean
Enseignant
Claude
Alphandéry
École nationale
d'administration
Jacques Dughera
Christine
Chapitres 1 et 2
68 ans
Chapitre 1 et 2
Président d'une association
d'insertion / administrateur à la
FNARS
Président du CNIAE
70 ans
Chapitre 1 et 2
80 ans
Chapitre 2
Inspecteur du travail
Secrétaire général du CNIAE
50 ans
Chapitre 2
DEA droit public
Direction de l'action sociale
65 ans
Chapitre 2
371
Apparition dans la thèse
François
DESS psychologie
Jean-Marc
Éducateur spécialisé (diplômé
en 1974)
Benoît
Éducateur spécialisé (diplômé
en 1972)
Philippe
Éducateur spécialisé (diplômé
en 1978)
Henri
DESS Sciences économiques
(diplômé en 1991)
Karim
Éducateur spécialisé (diplômé
en 1983)
Régis
Alain
Anne
63 ans
Chapitres 2, 3 et 5
64 ans
Chapitres 1 et 2
63 ans
Chapitres 1, 2 et 3
56 ans
Chapitre 1, 2, 3 et 5
43 ans
Chapitre 2
52 ans
Chapitre 2 et 3
Baccalauréat (diplômé en
1982)
Président d'une association
d'insertion / Administrateur
FNARS
Directeur d'une association
d'insertion / Salarié responsable
au Jardin de Cocagne
Directeur d'une association
d'insertion / Salarié responsable
à Chantier école
Directeur d'une association
d'insertion / Administrateur à la
FNARS
Directeurs de structures
d'insertion / Salarié responsables
du CNEI
Directeurs de structures
d'insertion / Salarié responsable
au CNLRQ
Directeur de structure d'insertion
/ Administrateur FNARS
48 ans
Chapitre 2
DESS Droit public et droit
international
École de commerce
Salarié responsable du
COORACE
Chargée de mission à la FNARS
37 ans
Chapitre 2
37 ans
Chapitre 2, 3 et 4
Chargé de mission à la FNARS
68 ans
Chapitre 3 et 5
Chargé de mission CNARCNLRQ
30 ans
Chapitre 3
Joseph
Eva
Master Sciences politiques
372
Marcel
Éducateur spécialisé (diplômé
en 1978)
Directeur de structure d'insertion
/ Administrateur FNARS
64 ans
Chapitre 5
Marie
Éducatrice spécialisée
(diplômée en 1969)
Travailleurs sociale / chargée de
mission à la FNARS
64 ans
Chapitre 5
Agnès
Maîtrise de lettres (diplômée
au début des années 1970)
66 ans
Chapitre 5
Florent
29 ans
Chapitre 3 et 5
Thibaut
Master Economie sociale et
solidaire
Master Sciences politiques
Directrice de centre
d'hébergement / Chargée de
mission à la FNARS
Chargé de mission FNARS
Chargé de mission FNARS
28 ans
Chapitre 5
Flora
Master sciences politique
Chargée de mission FNARS
28 ans
Chapitre 5
Cécile
Master Sciences politiques
Chargée de mission FNARS
31 ans
Chapitre 5
Gaëlle
Master Sciences politiques /
Master Politiques culturelles
Master droit international
Chargée de mission CNEI
30 ans
Chapitre 5
Chargée de mission FNARS
31 ans
Chapitre 5
46 ans
Chapitre 5
Juliette
DESS de droit criminel /
Chargée de mission à la FNARS
Institut Français de la presse
DESS psychologie (diplômé en Chargé de mission FNARS
1983)
DEA Sociologie
Chargée de mission à la FNARS
40 ans
Chapitre 5
Vincent
Maîtrise Agro-technologie
37 ans
Chapitre 5
Nathalie
Anna
Dominique
Chargé de mission à la FNARS
373
Annexe 2
Liste des encadrés
Encadré 1 - La répartition des chômeurs entre les différentes catégories de structures d’IAE :
p.15.
Encadré 2 - « Inventer autre chose » pour des jeunes « rock n’roll » : la mise au travail contre
les « stages parking » : p.53.
Encadré 3 - Des ateliers de production à l’entreprise : l’association Astrolabe : p.58.
Encadré 4 - L’entrecroisement des logiques éducatives et économiques, la prise en charge des
jeunes à la « SAVA » : p.62.
Encadré 5 - De l’éducation spécialisée à la direction d’entreprise : la carrière de Chantal : p. 72.
Encadré 6 - Biographie succincte de C. Alphandéry : p. 97.
Encadré 7 - Les formations à l’encadrement dans le champ social et médico-social : pp. 165.
Encadré 8 - Les regroupements entre fédérations au niveau local : les « inter-réseaux »
régionaux : p. 171.
Encadré 9 - REGES, une « usine à gaz » : p. 181.
Encadré 10 - Le financement des activités de professionnalisation par l’État : contractualisation
et subvention : p.187.
Encadré 11 - « Je manque déjà cruellement de temps » : de la difficulté à enrôler les membres
de la fédération dans la conception des outils de professionnalisation : p.198.
374
Encadré 12 - « Ils ne lisent pas nos articles parce qu’ils ont la tête dans le guidon » : la difficulté
à mobiliser les adhérents : p.199.
Encadré 13 – Présentation de la DGEFP : p. 223.
Encadré 14 - La controverse sur les indicateurs de performance entre fonctionnaires et
représentants associatifs : p.226.
Encadré 15 - Face à l’État, la « politique de la chaise vide » ou la participation ?: p.251
Encadré 16 - Organisation des réunions de travail instaurées par la DGEFP : p.254.
Encadré 17 - Instaurer un indicateur mesurant l’accueil des chômeurs par les structures
d’insertion : p.256.
Encadré 18 - Le débat sur l’objectivité des indicateurs de « performance sociale » : p.261.
Encadré 19 - L’ouverture du poste de président(e) à des profils extérieurs au champ de
l’action sociale : p.321.
Encadré 20 - Le travail de relais politique de François en bureau fédéral : p.329.
375
Annexe 3
Les instruments de mesure de la distance à
l’emploi des salariés en insertion
Le tableau et le graphique ci-dessous sont extraits des « livrets d’évaluation et
d’accompagnement vers l’emploi » élaborés par le réseau Cocagne. Ils constituent un bon
exemple d’instruments produits par les fédérations associatives pour évaluer la distance à
l’emploi des salariés en insertion et mesurer leur progression.
Critères
Formation(1)
1
Niveau VI
Sans
Expériences
professionnelle
s
Analphabétism Déni
e / illettrisme
C
Handicap (2)
Addiction
Oui sans suivi
Santé (hors
addiction)
Souffrances
psychologiques
Isolement
social
Logement
Problèmes
invalidants
Invalidantes
Mobilité
Freins
psychologiques
Surveillance avec
mise à l'épreuve
Justice
Endettement
Isolé
SDF
Oui sans dossier
2
Niveau V
3
Niveau VI
4
Niveau I, II,
III
Peu
d'expérience
Expérience
ancienne
Expérience
actuelle
Reconnu
Suivi
Sans
B
A
Sans
Addiction
contraignante
Problèmes
limitants
Limitantes
Oui avec suivi
Sans
Problèmes sans
conséquences
Sans
conséquences
Relationnel
actif
Hébergé amis
Sans
problèmes
Sans
problèmes
Intégré
Transport
collectif
TIG ( travaux
d'intérêt
général)
Dossier suivi
Autonome
Relationnel
réduit
Hébergement
collectif
Limitée
Libération
conditionnelle
Instruction en
cours
376
Autonome
Sans
Sans
Sociogramme
Endettement
Surendettement
Formation
4
Expériences professionnelles
3
Justice
Analphabétisme /
illettrisme
2
1
Mobilité
Handicap
0
Logement
Addiction
Isolement social
Santé (hors addiction)
Souffrances psychologiques
Diag initial
377
Diag final
Annexe 4
Les indicateurs de performance instaurés par la
DGEFP
Cette annexe est un extrait de la circulaire DGEFP n°200-21 du 10 décembre de 2008 relative
aux nouvelles modalités de conventionnement des structures d’insertion par l’activité
économique. Elle présente les différentes catégories d’indicateurs de performance instaurés par
l’administration centrale, les objectifs qui leur sont associés et les modalités de calcul des
différents taux de sortie.
Les indicateurs « emploi »
OBJECTIF
mesurer l’effet emploi du passage des salariés en insertion
dans une structure conventionnée au titre de l’insertion
par l’activité économique en observant l’évolution du taux
de retour à l’emploi
INDICATEURS trois catégories de sorties vers l’emploi constituent les
sorties dynamiques
•
les sorties vers l’emploi durable
CDI, CDD ou missions d’intérim de 6 mois et plus, stage ou titularisation dans la fonction
publique et création d’entreprises
•
les sorties vers « un emploi de transition »
378
CDD ou période d’intérim de moins de 6 mois, contrats aidés chez un employeur de droit
commun
•
les sorties positives
Formations pré-qualifiantes ou qualifiantes, embauches dans une autre SIAE
Au-delà des sorties définies dans la circulaire, d’autres sorties positives peuvent être négociées. Une
structure peut proposer des sorties qu’elle souhaite voir reconnues comme positives ; à vos services
d’en apprécier la cohérence au regard de la situation de l’emploi dans le territoire.
VALEURS DE REFERENCE
•
taux minimum de sorties dynamiques
•
taux minimum d’insertion dans l’emploi durable
•
à atteindre dans un délai maximum de 3 ans
60 %
25 %
NEGOCIATION des taux
Le taux de retour à l'emploi dépendant de différents facteurs (secteurs d'activité, territoire, contexte
économique …), les services sont libres, pour chaque structure et chaque bassin d’emploi, de
moduler la part respective des trois catégories de sorties, sous réserve du respect de l’objectif
d’insertion dans l’emploi durable de 25 %.
Par exemple, la contribution de « l’emploi durable » au taux globalisé de 60 % sera en toute logique
plus importante dans une ETTI que dans un ACI, où la part des « sorties positives » sera, à l’inverse
supérieure.
MODALITES DE CALCUL DES INDICATEURS
% des 3 catégories par rapport au total des sorties
Numérateur
nombre de salariés en insertion ayant quitté la structure vers une des 3
catégories de sorties vers l’emploi durant la période couverte par l’annexe
financière, après un passage de plus de trois mois dans la structure.
379
Leur situation est appréciée au moment où ils quittent la structure. Un
délai de un mois peut s’écouler entre la fin du contrat de travail dans la
structure et la nouvelle situation. Toutefois, si la structure estime qu’elle
est en mesure de recontacter ces anciens salariés pour s’enquérir de leur
situation après cette date, vous pouvez négocier un indicateur indiquant
sur l’effet « emploi », par exemple trois mois après la sortie de structure.
Dénominateur
total des salariés en insertion ayant quitté la structure au cours de la période
couverte par l’annexe financière après un passage de plus de trois mois
dans la structure.
AI et ETTI = un salarié sans mission depuis 6 mois est considéré comme ayant quitté la
structure Exemple
Année
Salariés ayant quitté la structure
Salariés partis avant la
Dénominateur =
durant la période couverte par la
fin de leur période
nombre de sorties
convention
d’essai
N
38
3
35
N+1
45
5
40
Il conviendra d’expliquer les motifs des départ anticipés, de s’interroger sur le devenir de tous les
salariés n’ayant pas bénéficié d’une sortie dynamique vers l’emploi et d’étudier le temps moyen de
passage dans la structure de ces salariés.
380
Nbr
Nbr
Taux
Taux
Taux
Types de sorties
Taux
réalis
réalisé
réalisé
négocié N
négocié N
réalisé
Appréciation
é
N
N
+1
N+1
N+1
CDI*
3
4
La structure
CDD = ou > 6 mois
1
3
proche
intérim > 6 mois
1
création d’entreprise
2
est
de
la
valeur cible en N+1
7 / 35
3
12/40
et le taux d’emploi
2
durable
= emplois durables
20 %
7
20 %
25 % **
12
est
30 %
intéressant.
CDD < 6 mois
3
contrat aidé
2
5
4 / 35
= emplois de transition
15 %
formation pré-qualifiante
5
14,3 %
conviendrait
6/40
1
15 %
2
6
d’améliorer l’accès
15 %
3/40
2
à
la
formation
(discussion avec le
2
4 / 35
autre SIAE
Il
conseil
régional
1
dans le cadre
= sorties positives
15 %
4
11,5 %
20 %
3
7,5 %
CDIAE)
Total sorties dynamiques
d’augmenter
50 %
16
45,7 %
60 % **
21
du
afin
les
52,5 %
sorties positives.
* Que le CDI soit conclu avec la structure ou avec une autre entreprise mais hors contrat aidé
** Valeurs minimum de référence fixées par la circulaire
Les taux par dispositif, département, région … sont calculés à partir des
nombres de sorties (les taux de chaque structure étant sous forme de %).
381
Contrôle
les données sont déclaratives sous la responsabilité du
responsable de la structure ayant conclu la convention
IAE.
Toutefois, conformément aux dispositions réglementaires,
l’Etat peut à tout moment contrôler la réalisation de la
convention par l’accès à tout document dont la production
serait jugée utile (notamment document justifiant de la
catégorie des sorties vers l’emploi).
SUIVI DES INDICATEURS
Un groupe de travail a été mis en place afin de faire des propositions
d’amélioration du système d’information de l’IAE. Ainsi, le modèle d’annexe
financière (cerfa) sera actualisé afin que les objectifs négociés avec les
structures soient saisis dans l’extranet du CNASEA et un modèle de bilan de
convention (cerfa) sera réalisé.
382
Table des matières
Remerciements ........................................................................................................................... 3
Résumé de la thèse ..................................................................................................................... 5
Sommaire ................................................................................................................................... 7
Liste des sigles les plus utilisés .................................................................................................. 9
Introduction générale................................................................................................................ 11
I.
II.
L’espace de l’insertion par l’activité économique .................................................................... 14
-
De l’espace des structures d’insertion par l’activité économique….................................. 14
-
… à l’espace des fédérations de structures d’insertion...................................................... 18
Regards sociologiques sur l’expertise associative .................................................................... 20
-
De la tutelle au partenariat, l’évolution des rapports entre l’État et le monde associatif .. 20
-
L’expertise, nouvelle ressource des associations .............................................................. 22
-
L’expertise, objet de concurrence entre associations ........................................................ 26
-
« Expert » et « contre-expert » : les deux figures du savoir associatif .............................. 28
III.
L’expertise des fédérations de l’IAE : protocole d’enquête et questionnements posés dans la
thèse ............................................................................................................................................... 31
-
L’expertise comme enjeu d’opposition et d’alliance entre les fédérations de l’IAE ......... 32
L’expertise comme ressource pour participer à la production des politiques d’insertion par
l’activité économique ................................................................................................................ 34
L’expertise comme savoir contribuant à la « professionnalisation » des structures
d’insertion par les fédérations associatives ............................................................................... 37
IV.
V.
Méthodologies et construction de l’enquête .......................................................................... 38
Plan de la thèse et articulation de la démonstration .................................................................. 40
Chapitre 1 La genèse de l’insertion par l’économique ....................................................... 45
I.
Quand des travailleurs sociaux font « le choix de l’économique » : l’émergence d’entreprises
dans le champ de l’action sociale ...................................................................................................... 49
A.
Mettre au travail les jeunes pour qui la formation ne fonctionne pas ................................ 49
B.
« On veut leur donner un salaire » : des bienfaits du salariat et du marché ...................... 54
C.
Conjuguer logique éducative et contrainte économique, la spécificité des « entreprises
intermédiaires » ........................................................................................................................... 61
II. Légitimation des entreprises intermédiaires et conflit interne au secteur associatif de l’action
sociale ................................................................................................................................................ 65
A. Les débats soulevés par le développement des entreprises dans le champ de l’action
sociale.......................................................................................................................................... 65
383
B.
« L’éducateur-entrepreneur », retour sur l’émergence et la légitimation d’une figure
professionnelle hybride ............................................................................................................... 71
C.
Une entreprise de légitimation pour répondre aux critiques.............................................. 74
III.
L’institutionnalisation des dispositifs d’insertion par l’économique par différentes
administrations de l’État .................................................................................................................... 78
A. Des conceptions et des attentes administratives différenciées en matière d’insertion par
l’économique ............................................................................................................................... 78
B.
Des effets de l’alternance politique : légalisation des associations intermédiaires et fin de
l’expérimentation des entreprises intermédiaires ........................................................................ 83
Conclusion du chapitre 1 ................................................................................................................... 88
-
Du clivage au sein de l’espace associatif de la mise au travail… ..................................... 88
… Aux définitions concurrentes de l’insertion par l’économique dans l’espace politicoadministratif : ............................................................................................................................ 89
Chapitre 2 La structuration de l’espace de l’insertion par l’activité économique :
segmentation, oppositions et stratégies d’alliance ............................................................... 93
I.
L’incorporation de l’espace de l’IAE dans les politiques de l’emploi ...................................... 97
A. Du rapport Alphandéry au conseil national de l’insertion par l’activité économique : le
rapprochement des dispositifs associatifs d’insertion par le travail ............................................ 97
Le rapport Alphandéry, développer et coordonner les initiatives associatives d’insertion
par le travail .............................................................................................................................. 97
-
Un espace de coordination spécifique : le CNIAE .......................................................... 103
B.
Quand le ministère de l’Emploi prend la main : retour sur un arbitrage politique qui
reconfigure les responsabilités entre administrations ministérielles ......................................... 108
-
Une recomposition des tutelles administratives au niveau national et local : ................. 108
II. La structuration interne de l’espace associatif de la mise au travail : classement des dispositifs
et visions différenciées de l’insertion .............................................................................................. 116
A.
Le pôle social de l’espace de l’IAE ................................................................................. 118
-
Les ateliers et chantiers d’insertion, un service public privatisé ..................................... 118
Le travail comme support de (re)mobilisation et de réinsertion sociale : la pédagogie
spécifique des ACI .................................................................................................................. 121
B.
Le pôle entrepreneurial de l’espace de l’IAE .................................................................. 128
-
Les entreprises d’insertion, la performance économique au service de l’insertion ......... 128
-
Se légitimer par l’entreprise, le tournant entrepreneurial des entreprises d’insertion ..... 131
C.
Profusion des outils de gestion et éviction des chômeurs en difficulté : ......................... 133
Un clivage générationnel qui se superpose à la segmentation entre pôle social et pôle
entrepreneurial ........................................................................................................................ 133
« Ce ne sont plus des gens en grande difficulté qui sont dans l’IAE » : les conséquences
de l’institutionnalisation de l’IAE sur la sélection des chômeurs ........................................... 136
III.
Stratégies d’alliance et oppositions entre les fédérations associatives dans l’espace de l’IAE .
............................................................................................................................................. 140
384
A. Fédérations « spécialisées » et fédérations « généralistes » : les différentes catégories
d’intermédiaires dans l’espace de l’insertion par le travail ....................................................... 141
Les fédérations, des organisations à l’interface entre les structures d’insertion et les
acteurs politiques et administratifs .......................................................................................... 141
Fédérations spécialisées et fédérations généralistes : deux catégories d’acteurs
intermédiaires .......................................................................................................................... 143
B.
« Défendre un modèle » ou « refonder le secteur » ? Stratégie de conservation et stratégie
de subversion des fédérations associatives................................................................................ 146
-
« Défendre un modèle » : la stratégie de conservation des fédérations spécialisées ....... 146
-
Réformer le secteur : la stratégie de subversion de la FNARS et de la COORACE ....... 149
Conclusion du chapitre 2 ................................................................................................................. 154
Chapitre 3 La « professionnalisation » des structures d’insertion par l’économique : des
processus composites, incertains et concurrents ............................................................... 157
I.
La professionnalisation des personnels encadrants : la formation d’Encadrant technique
d’activité d’insertion par l’économique (ETAIE) ........................................................................... 161
A. La genèse d’une formation pour les encadrants techniques des structures d’insertion par
l’économique ............................................................................................................................. 161
B.
Légitimer la mise en place de la formation ETAIE en s’appuyant sur la spécificité du
secteur de l’IAE ........................................................................................................................ 164
C.
La formation des personnels encadrants, objet de concurrence entre fédérations
associatives................................................................................................................................ 170
II. Professionnaliser la gestion économique et financière : le Référentiel de gestion de l’économie
sociale (REGES).............................................................................................................................. 178
A. La mise en place d’un logiciel de gestion adapté à la spécificité des structures d’insertion
par l’économique....................................................................................................................... 178
B.
« REGES n’a rien apporté aux adhérents » : retour sur l’échec d’un instrument de
professionnalisation................................................................................................................... 181
C.
Les instruments de professionnalisation des fédérations associatives, entre relais des
normes gestionnaires et défense des spécificités des pratiques professionnelles ...................... 184
D. Le financement des actions de professionnalisation par l’État : un cadre contractuel
générateur d’autonomie pour les fédérations associatives ? ..................................................... 188
III.
Rapprocher les structures d’insertion du monde l’entreprise : la professionnalisation par le
guide pratique « des partenariats réussis pour l’emploi » ............................................................... 194
A. Les guides pratiques, des instruments de professionnalisation qui transforment des
objectifs généraux en recommandations pratiques.................................................................... 194
B.
La construction du guide pratique, un processus de mobilisation sociale ....................... 198
IV.
Quand l’État manœuvre : retour sur une démarche de « mutualisation » des actions de
professionnalisation et sur les résistances associatives ................................................................... 203
A. L’Agence de valorisation des initiatives socio-économique (AVISE), le « bras armé » de
l’État en matière de professionnalisation du secteur de l’IAE .................................................. 203
B.
Le DLA, une politique publique d’accompagnement qui se superpose aux actions de
professionnalisation des fédérations associatives ..................................................................... 206
385
C.
Instance technique, enjeux politiques : quand l’administration tente de faire coopérer les
fédérations associatives ............................................................................................................. 209
Conclusion du chapitre 3 ................................................................................................................. 215
Chapitre 4 Mesurer la performance des structures d’insertion : le rôle des fédérations
associatives dans l’élaboration des réformes managériales .............................................. 219
I.
Mesurer la performance des structures d’insertion par l’économique : un enjeu de lutte entre
représentants associatifs, responsables politiques et administratifs (2005-2009) ........................... 223
A. Les origines du processus de managérialisation : la LOLF ou les politiques de l’Emploi au
diapason de la performance ....................................................................................................... 223
B.
Définir la performance, un objet de lutte entre représentants associatifs et agents de l’État
226
C.
Le Grenelle de l’insertion : la légitimation de la performance appliquée aux politiques
d’insertion ................................................................................................................................. 233
D. Concilier injonctions à la performance et revendications associatives dans l’évaluation des
structures d’insertion ................................................................................................................. 235
II.
Position intermédiaire, construction et circulation de l’expertise ........................................... 239
A. Accompagner les adhérents : les réformes managériales productrices de ressources
matérielles et symboliques pour les fédérations........................................................................ 239
-
Les instruments d’accompagnement, entre objectif pédagogique et enjeu politique ...... 240
L’accompagnement des adhérents à la mise en œuvre des indicateurs : un moyen pour les
fédérations de légitimer leur rôle d’intermédiaire ................................................................... 243
B.
Suivre la réforme et évaluer les pratiques d’évaluation de l’État : la construction d’une
expertise de terrain .................................................................................................................... 245
Le suivi des réformes, un travail collectif qui repose sur les ressources internes de la
fédération… ............................................................................................................................ 246
-
… et qui permet de légitimer des positions existantes et d’en créer de nouvelles .......... 247
III.
Entre conflit et négociation, les relations entre fédérations associatives et ministère de
l’Emploi ........................................................................................................................................... 250
A.
Défection ou prise de parole ? Retour sur une prise de position associative ................... 251
-
Les expérimentations du ministère de l’Emploi relatives à la performance .................... 251
-
Participer ou faire défection ?.......................................................................................... 252
B.
Analyse d’un travail « partenarial » sur la performance : ............................................... 257
Une stratégie administrative qui vise à techniciser le débat sur la performance pour en
euphémiser les enjeux politiques ............................................................................................ 257
Des indicateurs objectifs ? L’actualisation du débat sur les indicateurs de performance
sociale ..................................................................................................................................... 260
Conclusion du chapitre 4 ................................................................................................................. 267
Chapitre 5 Les experts de l’insertion : chargés de mission et administrateurs à la
FNARS................................................................................................................................... 271
I.
Les administrateurs bénévoles de la FNARS : directeurs d’associations et entrepreneurs de la
cause des « exclus »......................................................................................................................... 275
386
A.
Naissance et développement d’un groupement de directeurs d’associations .................. 276
-
L’alliance défensive des dirigeants de foyers d’hébergement ......................................... 276
-
D’une posture défensive à un « social concerté » ........................................................... 277
Des reconfigurations organisationnelles qui renforcent la capacité d’action de la
fédération ................................................................................................................................ 279
B.
Un engagement militant qui prolonge l’activité professionnelle ? .................................. 281
-
Porter la parole des « associations » et des « exclus »..................................................... 281
C.
De l’échelon régional au niveau fédéral : l’analyse de la carrière d’administrateur de
François ..................................................................................................................................... 287
II.
-
Carrière bénévole et réinvestissement des compétences professionnelles ...................... 287
-
Perpétuation de l’engagement et multipositionnalité ...................................................... 293
Les chargés de mission de la FNARS, une nouvelle génération d’experts associatifs ........... 297
A.
D’une fédération de bénévoles à une fédération de salariés ............................................ 297
-
Individus aux « carrières plurielles » et stratégie de recrutement interne ....................... 297
-
L’ouverture des profils des salariés à des professions extérieures aux politiques sociales
301
B.
Les chargés de mission : une nouvelle génération d’experts associatifs ......................... 305
L’entrée dans la fédération : un ajustement des dispositions scolaires des chargés de
mission aux attentes de la fédération ...................................................................................... 305
Le « choix » du secteur associatif, résultat d’une stratégie visant à rentabiliser les savoirs
universitaires ou d’une disposition au désintéressement acquise lors de la socialisation
familiale ?................................................................................................................................ 308
-
Le travail en « mode projet », un facteur d’engagement ................................................. 312
-
Travail d’intermédiation et métiers flous ........................................................................ 316
III.
Le « politique » et le « technique » : production d’expertise et division du travail entre
administrateurs bénévoles et chargés de mission ............................................................................ 321
A. L’analyse des relations d’interdépendance entre administrateurs référents et chargés de
mission ...................................................................................................................................... 321
Le « politique » et le « technique » : des catégories indigènes pour délimiter les domaines
d’intervention des administrateurs et des chargés de mission................................................. 321
L’interdépendance entre chargé de mission et administrateur à travers la prise en charge
des questions sociales européennes à la FNARS .................................................................... 325
Le travail de « relais politique » des administrateurs référents et ses conséquences pour les
permanents salariés ................................................................................................................. 330
-
De la difficulté à légitimer son expertise ......................................................................... 333
Conclusion du chapitre 5 ................................................................................................................. 339
Conclusion de la thèse .......................................................................................................... 345
-
L’insertion par l’activité économique, un champ social ? ............................................... 345
De l’analyse des résultats de l’action des fédérations à celle des pratiques professionnelles
de leurs membres .................................................................................................................... 349
387
-
De nouvelles perspectives de recherche .......................................................................... 352
Bibliographie générale ......................................................................................................... 355
Annexe 1 Tableau récapitulatif des caractéristiques sociales des enquêtés .................... 371
Annexe 2 Liste des encadrés ................................................................................................ 374
Annexe 3 Les instruments de mesure de la distance à l’emploi des salariés en insertion
................................................................................................................................................ 376
Annexe 4 Les indicateurs de performance instaurés par la DGEFP ............................... 378
388