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Lois barbares et identite ethnique

1 Magali Coumert Lois barbares et identite ethnique I Lois barbares et identité allemande A] Une quête identitaire Le projet des Monumenta Germaniae Historica La consultation des Monumenta Germaniae Historica semble admirablement simplifier le travail de l’historien qui s’intéresse aux lois des royaumes barbares1. Chaque peuple s’y voit doté d’un volume d’édition critique de ses lois. La publication de cette série d’édition de référence des lois barbares apparait au cœur des préoccupations nationalistes des savants germanophones dès le XIXe siècle. La « Gesellschaft für ältere deutsche Geschichtskunde », société savante vouée au culte de la mémoire nationale fondée en 1819 à Francfort par le baron vom Stein s’est assignée pour tâche d’établir et d’éditer des sources historiques du Moyen Age allemand2. Cette mission « uniment patriotique et scientifique », suivant le mot de son premier secrétaire3, est illustrée par la devise de la société : Sanctus amor patriae dat animum, « L’amour sacré de la patrie donne du courage ». Si le projet initial ne devait durer que quelques années, sa durée l’a inscrit dans les vicissitudes de l’histoire allemande. Le premier volume de documents, dont le titre fut ensuite donné à l’ensemble de l’entreprise éditoriale, fut édité par G. H. Pertz, alors secrétaire des archives royales de Hanovre, en 1826. En 1842, la société déménagea à Berlin. En 1875, son président devint un fonctionnaire de l’Empire. En 1935, la société fut transformée en dépendance de l’État nazi. K. A. Eckhardt, l’un de ses membres éminents, appartenait à la SS et fut écarté de toute responsabilité lors de la dénazification. En tant que collaborateur extérieur, il produisit néanmoins, en 1962, l’édition de la loi salique attendue depuis les débuts de la société. Les volumes de documents édités par les MGH sont donc indissolublement liés à la quête identitaire et politique du peuple allemand aux XIXe et XXe siècles. Dans ce projet de mise au jour d’un passé supposé allemand et partagé, justifiant la construction de l’unité politique allemande contemporaine, les lois des peuples barbares jouent un rôle central. Ainsi, dès 1835, Pertz édita les « capitulaires » des rois mérovingiens puis carolingiens, mais l’édition de la loi salique s’avèra très vite problématique et fut sans cesse repoussée. En 1888, une nouvelle série, les « leges nationum Germanicarum », les lois des nations germaniques, est lancée. La maison d’édition la présente comme « Sammlung der Volksrechte » 4 , ce qui peut très imparfaitement être traduit par « collection des lois nationales », car dans l’expression « Volksrechte », le peuple, « Volk », envisagé n’est ni le résultat d’un pacte d’adhésion républicaine, que sous-entend le terme français de nation, non plus qu’une classe sociale. Le « Volk » germanique ici envisagé reprend une conception romantique : c’est un groupe d’ascendance commune, distinct culturellement et génétiquement des autres depuis les origines, qui fonde la légitimité de ses lois sur leur transmission coutumière, l’antiquité de la tradition justifiant la pratique. Le plan de la nouvelle série d’édition reprend une stricte répartition par peuple, car les lois sont considérées comme indépendantes les unes des autres, à part des éléments Toutes ces éditions sont aujourd’hui accessibles librement en ligne sur le site dmgh.de. Societas aperiendis fontibus rerum Germanicarum medii aevi. 3 H. Fuhrmann, « Sind eben alles Menschen gewesen ». Gelehrtenleben im 19. und 20. Jahrhundert, dargestellt am Beispiel der « Monumenta Germaniae Historica » und ihrer Mitarbeiter, Munich, 1996, p. 12. 4 MGH, Leges nationum Germanicarum, Tome V, 1, Leges Alamannorum, K. Lehmann éd.,Hanovre, 1888, page de garde. 1 2 2 originellement communs aux peuples de Germanie. Un volume sera donc consacré aux « Volksrechte » des Goths, un autre des Burgondes, etc. Néanmoins, la publication s’avéra beaucoup plus difficile que prévue. Si le volume concernant les lois des Burgondes fut bien publié en 1892 et celui consacré aux lois des Goths en 1902, les lois des Bavarois ne parurent qu’en 1926, la Loi Ripuaire en 1954 et le Pacte de la loi salique et la loi salique, édités par K. A. Eckhardt, en 1962 et en 1969. D’autres volumes ne sont jamais parus. Les traditions germaniques Le remarquable travail d’édition des savants allemands reposait sur un projet identitaire : donner à la nouvelle nation allemande les outils pour mieux connaitre son passé et s’unir au présent. Seuls les peuples considérés comme germaniques ont été retenus dans le projet éditorial. Un peuple était considéré comme « germanique » dès lors que l’on pouvait lui attribuer une langue de ce type, mais aussi un rapport avec le territoire allemand contemporain. Il était dès lors considéré comme une partie des Germains qui, de la Germanie romaine décrite par Tacite à la fin du Ier siècle de notre ère jusqu’à l’Allemagne en gestation du XIXe siècle étaient supposés avoir gardé suffisamment de caractéristiques communes pour pouvoir former une nation 5 . Ces a priori sous-tendent tout le travail des MGH, alors même que de telles conceptions paraissent anachroniques pour le haut Moyen Age. La répartition même du travail entre les différents éditeurs repose sur une représentation datée de ce qu’est un peuple. Pour les savants des MGH, dont l’érudition et le sérieux sont incontestables, un peuple est une entité fermée, reposant sur l’ascendance génétique et la transmission des traditions, supposée continue de l’Antiquité au XIXe siècle au sein de certains peuples de langue germanique, ces « Germains orientaux » comme les Goths et les Burgondes présentés comme les glorieux ancêtres des Allemands6. Si une langue de type germanique peut être associée à de nombreux peuples barbares du Haut Moyen Age, celle-ci n’est pas mise en avant pour les enjeux de pouvoir. Aucun sentiment d’appartenance à une communauté « germanique » n’apparait au haut Moyen Age7. La proximité des langues ne fonde alors aucune revendication politique8. La langue germanique qui permet la classification des savants allemands, parce qu’elle fonde leur revendication nationaliste depuis le XVIe siècle, n’est que secondaire dans les textes édités. Si des termes vernaculaires peuvent apparaitre, ils ne sont qu’insérés, sur le continent, que dans un texte latin9. Ainsi, le 5 D. Mertens, « Die Instrumentalisierung der « Germania » des Tacitus durch deutschen Humanisten », H. Beck, D. Geuenich, H. Steuer et D. Hakelberg dir., Zur Geschichte der Gleichung « Germanisch-Deutsch », Sprache und Namen, Geschichte und Institutionen, E-RGA 34, Berlin/New York, 2004, p. 37-101. M. Coumert « Germanie de Tacite », B. Dumézil dir., Les barbares, PUF, Paris, 2016, p. 648-655. A. Graceffa, « Germanisme », ibid., p. 655-658. 6 Les Francs, ancêtres revendiqués par l’ennemi français, posent un problème spécifique. Sur le développement parallèle, et antagonique, des travaux des médiévistes français et allemands, voir A. Graceffa, Les historiens et la question franque. Le peuplement franc et les Mérovingiens dans l’historiographie française et allemande des XIX e-XXe siècles, Turnhout, 2009. 7 W. Pohl, Die Germanen, Munich, 2000, chapitre 1 ; J. Jarnut, « Germanisch. Plädoyer für die Abschaffung eines obsoleten Zentralbegriffes der Frühmittelalterforschung », W. Pohl dir., Die Suche nach den Ursprüngen. Von der Bedeutung des frühen Mittelalters, Vienne, 2004, p. 107-113. 8 M. Coumert « Hraban Maur et les Germains », Raban Maur et son temps, P. Depreux, S. Lebecq, M. J.-L. Perrin et O. Szerwiniack dir., Turnhout, 2010, p. 137-153, W. Pohl, « Der Germanenbegriff vom 3. bis zum 8. JahrhundertIdentifikationen und Abgrenzungen », dans H. Beck, D. Geuenich, H. Steuer et D. Hakelberg, Zur Geschichte der Gleichung…op.cit., p. 163-183 ; H. W. Goetz « Gens. Terminology and perception of the « germanic » peoples from late antiquity to the early middle ages », R. Corradini, M. Diesenberger et H. Reimitz dir., The constructions of communities in the early Middle Ages. Texts, Resources, and Artefacts, TRW 12, Leyde/Boston, 2003, p. 39-64. W. Pohl et B. Zeller dir., Sprache und Identität im frühen Mittelalter, Forschungen zur Geschichte des Mittelalters 20, Vienne, 2012 et le commentaire par J. Schneider, « Langues et identités dans le premier Moyen Âge. À propos du volume de mélanges en l’honneur de Herwig Wolfram », Francia. Forschungen zur westeuropaïchen Geschichte, 43, 2016, p. 303-309. 9 L’exception est constituée par certains codes de lois anglo-saxons. P. Wormald, « The leges barbarorum : law and ethnicity in the post-roman west », Regna und gentes. The Relationship between Late Antique and Early Medieval Peoples and Kingdoms in the Transformation of the Roman World, H. W. Goetz, J. Jarnut et W. Pohl dir., Leyde/Boston, 2003 (TRW 13), 3 texte le plus ancien de la loi salique, le plus souvent daté du VIe siècle, comprend, dans certains manuscrits, des gloses dans une langue germanique qu’on appelle les gloses malbergiques. Ces termes correspondent à des mots en langue vernaculaire, qui seraient prononcés devant le tribunal. Néanmoins, ils révèlent un mélange d’éléments latins et germaniques qui montre qu’il ne s’agit pas d’un pur dialecte germanique ancien, mais sans doute d’un langage élaboré au contact de l’empire romain ou de ses héritiers10. Ainsi, au Haut Moyen Age, la langue n’apparait jamais directement comme un argument de pouvoir sur le continent, car les textes impliquant une autorité sont rédigés principalement en latin. Il parait donc peu légitime de distinguer, en Europe, les peuples ayant une langue germanique des autres familles linguistiques, dans la mesure où un tel classement est anachronique. En outre, la langue n’apparaissait pas non plus garante de traditions spécifiques ; ainsi il n’existait pas de langue spécifique pour les Francs puisque la limite de la mutation consonantique propre aux langues de type germanique passe au milieu de la zone de peuplement franc du Ve siècle11. Non seulement les savants allemands se concentrèrent exclusivement sur les peuples qu’ils assimilaient à leurs ancêtres, mais ils répartirent les éditions en différents volumes en fonction des identités ethniques et partirent en quête de traditions ethniques spécifiques, propres à chaque groupe ethnique. Ce choix provient de la conviction partagée par les chercheurs du XIXe siècle que chacun se référait au droit de son ethnie et que celui-ci était défini par des traditions orales. De façon récente, une telle approche est encore défendue par l’ouvrage de S. L. Guterman sur le principe de la personnalité des lois12. Bien qu’il ait été publié en 1990 et puisse toujours être cité en référence13, sa bibliographie reste antérieure à la seconde guerre mondiale (sauf pour un manuel de 1973), et la position qu’il défend parait représentative des idées sur la personnalité des lois défendues jusqu’au milieu du XXe siècle et partagées par les travaux qu’il cite. L’auteur décrit ainsi la première des trois périodes concernant la formation des lois barbares : « Tout d’abord, la période durant laquelle l’idée de la loi tribale n’était pas influencée par les questions de sa relation avec les autres droits tribaux. La loi était celle de la tribu et, en tant que telle, était personnelle. Mais il n’existait pas encore de problème d’échange de loi entre les membres de différentes tribus. C’est la période de la vraie loi coutumière, qui précède l’invention de l’écriture, lorsque la loi était possédée par un groupe privilégié, responsable de sa déclaration ou de son application14. » Cette période aurait été suivie d’une phase de codification, après les grandes migrations, puis de la transformation de ces lois héréditaires en lois territoriales. Dans cette perspective, les chercheurs allemands cherchaient justement à retrouver la loi coutumière originelle, en faisant fi des aléas ayant conduit à sa mise par écrit, puis à sa tradition manuscrite. Le travail de l’éditeur, censé reconstruire la loi malgré la corruption de la tradition médiévale, était ainsi savamment séparé de celui du chercheur, qui disposait grâce au premier d’un matériau purifié, rapportant les authentiques traditions germaniques avant leur abâtardissement médiéval. Or, outre la difficulté de p. 21-53, 2003, ici p. 33-34. A. Gautier, « Lois anglo-saxonnes », Les barbares, B. Dumézil dir., PUF, paris, 2016, p. 876878. 10 R. Schmidt-Wiegand, « Die malbergischen Glossen, eine frühe Überlieferung germanischer Rechtssprache », Germanische Rest- und Trümmersprachen, H. Beck éd., E-RGA 3, Berlin/ New York, 1989, p. 157-174. 11 H. W. Goetz, « Gens, kings and kingdoms : the Franks », Regna und gentes…op.cit., p. 307-344, surtout p. 314-5, dont la note 32. 12 S. L. Guterman, The principle of the Personality of law in the Germanic Kingdoms of Western Europe from the fifth to the Eleventh Century, New York, 1990. L’auteur étant mort en 1997, on peut supposer qu’il s’agit d’un travail de jeunesse, publié sur le tard, sans essai de mise à jour. 13 Par exemple, S. Kernéis, « Personnalité des lois », Dictionnaire du Moyen Age, C. Gauvard, A. de Libera et M. Zink dir., Paris, 2002. 14 S. L. Guterman, The principle…op. cit., p. 2-3. 4 l’établissement du texte édité, les lois elles-mêmes ne correspondent pas à l’a priori fondamental, à savoir l’existence de traditions juridiques séparées pour chaque identité ethnique, qui a guidé le projet éditorial. L’entreprise des MGH, fondée sur une conception romantique de peuples distincts, aux traditions séparées depuis les origines, s’est retrouvée confrontée à la réalité du haut Moyen Age, où les lois empruntent à des traditions juridiques diverses et où les manuscrits rassemblent des codes de différents royaumes. L’édition et l’étude des lois barbares, supposées germaniques, ont été guidées par la quête identitaire des savants germanophones. Leur conception d’un peuple et de ses traditions propres expliquent l’édition en volumes séparés, mais aussi les choix dans l’établissement même du texte, en recherchant à se référer à un original unique et à une version primitive des lois. Les volumes des MGH restent ainsi indispensables à toute recherche sur les lois barbares, mais présentent une perspective faussée sur de nombreux plans, qu’il faut s’efforcer de rétablir en revenant à la tradition manuscrite. B] Le nécessaire retour aux manuscrits La recherche d’un texte authentique La lenteur de l’édition des textes des lois barbares s’explique par la conception éditoriale même des MGH, qui cherche à reconstituer un texte le plus proche de son état initial. Or, non seulement la plupart des manuscrits sont très tardifs par rapport à la date probable de rédaction de la loi, mais les variantes qu’ils proposent sont tellement éloignées les unes des autres qu’il devient impossible de proposer un texte unique de référence. L’édit de Rothari, en donnant au notaire Ansoald le rôle de garant du texte15, tout comme le Bréviaire d’Alaric, qui se réfère à une version authentifiée par le vir spectabilis Anianus16 montrent la crainte des transformations, ou manipulations, qu’implique une tradition manuscrite, où chaque copie diffère toujours un peu de son modèle. Mais de telles précautions furent de courte durée. Les copies manuscrites des différents codes de loi montrent au contraire de grandes variations d’un recueil à l’autre, révélant une conception du texte authentique bien différente de la nôtre. Comme le souligne G. Halsall : « Si l’on s’intéresse à la fonction médiévale d’un texte, ou à sa réception médiévale et la diffusion des idées dans nos sources, il faut abandonner l’idée d’un unique texte authentique. Pour la comprendre dans son contexte médiéval, il faut reconnaitre qu’une source peut exister sous des formes très variées, toutes considérées par les contemporains comme authentiques17 ». Pour certains textes, la langue elle-même est extrêmement difficile et implique des choix éditoriaux épineux. Le latin mérovingien était très éloigné des règles du latin classique, que les savants du monde carolingien tentèrent de rétablir, en le coupant de la langue parlée18. Or la plupart des manuscrits comprenant les lois publiés par les souverains barbares datent de l’époque carolingienne. Lorsqu’ils comportent des éléments qui ne correspondent pas aux règles du latin classique, faut-il considérer qu’il s’agit d’erreurs de copiste ? De la fidélité à un texte plus ancien ? Dans quelle mesure faut-il garder les « fautes » ou les corriger ? S. Stein donnait ainsi l’exemple du manuscrit de Paris, BNF, latin 10758, qui comporte une version carolingienne de la loi salique établie en 80219. Bien que le manuscrit ait été copié dans la deuxième moitié 15 Edit de Rothari, § 388. Commonitorium Alarici regis, MGH, LL nat.germ. 1, p. 466, Th. Mommsen éd. 17 G. Halsall, « Ch. 3 : The sources and their interpretation », The New Cambridge Medieval History I, c. 500-c. 700, P. Fouracre dir., Cambridge, 2005, p. 56-90, ici p. 62. 18 M. Banniard, Viva voce. Communication écrite et communication orale du IVe au IXe siècle en Occident latin, Paris, 1992. 19 S. Stein, « Lex Salica I », Speculum, 22, 1947, p. 113-134, ici p. 132. Dans l’édition d’Eckhardt, ce manuscrit est appelé K 33. Sur la rédaction carolingienne de la loi salique, voir R. McKitterick, The Carolingians and the written world, Cambridge, 1989, p. 40-43. Ce manuscrit est consultable en ligne sur le site de la BNF : ark:/12148/btv1b8423828c . La bibliographie le concernant est présentée sur le précieux site dirigé par K. Ubl, www.leges.uni-koeln.de . 16 5 du IXe siècle à partir d’un modèle lui-même copié au plus tôt au début du siècle, donc après la réforme de la langue écrite organisée par les érudits carolingiens, son latin est extrêmement incorrect, y compris dans son sommaire. Le chercheur américain a supposé qu’il s’agissait ici d’une manipulation volontaire, pour faire croire à un original très ancien, alors qu’il s’agirait d’un faux20. Sans aller jusqu’à une hypothèse aussi radicale, il faut souligner que le copiste carolingien a choisi de copier un latin très éloigné des règles qu’il avait apprises, et s’interroger sur les raisons de ses choix, tout en tentant de les respecter lors de l’édition du texte. L’édition la plus difficile pour les lois barbares fut celle de la loi salique, reportée de nombreuses fois au cours du XIXe siècle, qui donna lieu à un échec retentissant des MGH durant la première guerre mondiale21. Dans ce cas particulier, le respect du principe d’édition des MGH, la reconstruction d’un texte original authentique, est apparu impossible. En effet, la loi salique est comprise dans 90 manuscrits mais aucun n’est antérieur au VIIIe siècle, soit, si l’on retient l’hypothèse classique d’une rédaction sous Clovis, plus de deux siècles après sa date supposée de rédaction22. L’établissement d’un unique texte de référence a été en partie abandonné : l’édition de K. A. Eckhardt reconnait ainsi huit classes de manuscrit, distingue cinq rédactions différentes de la loi et publie au moins quatre versions de chaque chapitre. Pour le Pactus legis salicae, la version supposée la plus ancienne, elle propose un texte reconstitué, mais en rappelant à chaque fois huit versions manuscrites divergentes. Quant au texte ainsi proposé, « l’édition généralement acceptée, une réussite notable malgré les conditions douteuses de sa réalisation, ne peut néanmoins pas être considérée comme davantage que la meilleure hypothèse du dernier éditeur concernant ce à quoi le texte original pouvait ressembler23 ». En effet, les manuscrits étant tous d’époque carolingienne, la projection chronologique de l’époque d’apparition des différentes versions reste une hypothèse invérifiable. Si l’édition fournit au lecteur les éléments de la reconstruction, les a priori idéologiques de l’éditeur y trouvèrent néanmoins un moyen d’expression. On peut ainsi s’interroger sur les raisons qui ont poussé Eckhardt à donner dans l’apparat critique le texte de l’édition de Johannes Herold de 1557, tout en reconnaissant que « ce texte mixte ne représente aucune classe textuelle ancienne 24 ». Certes, l’un des manuscrits de Fulda, utilisé pour cette édition puis disparu, lui permet de supposer l’existence d’une classe B de manuscrits, importante pour ses hypothèses concernant la tradition manuscrite. Mais pourquoi Eckhardt en donne-t-il les variantes pour chaque article du Pactus legis salicae, alors que son contenu peut provenir de manuscrits divers et non identifiables ? Autour de la notion de wergeld, interprétée comme la compensation donnée à la famille pour arrêter le cycle des vengeances, fut construite, du XVIe au XXe siècle, l’argumentation des particularités germaniques des lois barbares, et notamment de la loi franque. Or, au chapitre 51,3 de la loi salique, qui traite de compensations financières, le texte d’Herold comporte le terme de uuereguldum, absent de tous les manuscrits consultés par Eckhardt25. L’index se contente de relever le terme, sans commentaire de l’éditeur, alors même que son insertion par l’humaniste Herold, pour affermir le caractère germanique de la loi, parait plus que probable. Faut-il supposer, comme le fait C. Camby, que « Eckhardt a vu la manipulation de Herold, mais 20 S. Stein, « Lex Salica I », op. cit., et « Lex Salica II », Speculum 22, 1947, p. 395-418. B. Krusch, « Der Umsturz der kritischen Grundlagen der Lex Salica. Eine textkritische Studie aus der alten Schule », Neues Archiv der Gesellschaft für Ältere Deutsche Geschichtskunde, XL, 1915-1916, p. 498-579. Voir l’interprétation de S. Stein, « Lex Salica I », art. cit., et de K. A. Eckhardt, Pactus legis salicae, p. XXXV-XXXVIII. 22 http://www.leges.uni-koeln.de/mss/leges/#salica, consulté le 28/06/2017. 23 G. Halsall, « Ch. 3: The sources and their interpretation », op. cit., ici p. 61-2. 24 K. A. Eckhardt, Pactus legis salicae, p. X. 25 Pactus legis salicae 51, 3, p. 197. 21 6 n’en a rien dit26 » ? Remarquons, en tout cas, que la méthodologie la plus rigoureuse trouve ses limites dans les a priori, conscients et inconscients, de l’éditeur. De même, alors que la version carolingienne de la loi salique représente 69 manuscrits sur les 90 comportant la loi salique, seuls 8 d’entre eux ont été directement consultés par l’éditeur et la moitié ne fut absolument pas utilisée27. L’usage carolingien de la loi salique paraissait peu important à K.A Eckhardt, alors qu’il s’agit de la seule base manuscrite disponible, indispensable pour comprendre à la fois l’établissement du texte et son usage au Haut Moyen Age. Outre les difficultés de la construction, en partie arbitraire, d’un texte de référence unique, le principe d’édition des MGH, qui sépare dès le départ les lois attribuées à chaque peuple, nie la transmission manuscrite de celles-ci. En effet, dans une écrasante majorité, les textes des lois barbares sont transmis par des manuscrits complexes, présentant des collections des lois issues de différents royaumes. Des collections de lois Outre les questions qui portent sur la difficulté de la restitution de la diversité manuscrite, la quête identitaire des MGH les poussaient à identifier chaque peuple barbare continental de langue germanique comme les ancêtres de la nation allemande, mais aussi à concevoir leurs traditions comme isolées, à partir de leur passé germanique commun. Or une telle conception est niée par la tradition manuscrite. Les manuscrits rassemblent plusieurs codes, publiés par différents souverains, dont parfois les empereurs romains. Ce sont ainsi les lois dites barbares qui ont conservées une partie du droit romain. Dans l’empire romain, le code de Théodose, établi en 43828 fut remplacé par celui de Justinien en 529 et les cinq premiers livres de ce code ne nous sont connus qu’à travers leur reprise dans le Bréviaire promulgué par Alaric II, roi des Goths d’Aquitaine. Il s’agit d’une compilation, publiée le 2 février 506 ou 507, romaine dans le contenu comme dans la forme, qui compile le code de Théodose, les codes de Grégoire et d’Hermogène (293 et 295), ainsi que des Novellae de Théodose II (402-450) et Valentinien III (425-455) et des extraits des juristes romains, Papinien, Paul et Gaius29. Le Code Théodosien n’est pas aboli, et sa circulation est supposée avant comme après la publication par Alaric. En quoi le Bréviaire d’Alaric représente-t-il une loi germanique30 ? La répartition des tâches parait ainsi arbitraire : K. Zeumer, qui publia en 1902 les lois wisigothiques pour les MGH, travaillait sur les mêmes manuscrits que Th. Mommsen qui, à la même époque, préparait l’édition des passages du code Théodosien qui ne sont transmis que par cet intermédiaire31. Th. Mommsen collabora à l’édition du Bréviaire32, néanmoins, la compilation commandée par Alaric est classée dans les « lois wisigothiques », et l’édition du Code théodosien ne fait pas partie des MGH 33 . La classification idéologique des éditeurs se heurte donc aux textes même qu’ils publient, qui démontrent qu’il y eut bien une loi romaine après la rupture politique de 47634. C. Camby, Wergeld ou UUeregildus. Le rachat pécuniaire de l’offense entre continuités romaines et innovation germanique, Genève, 2013, 27 R. McKitterick, The Carolingians and the written world, Cambridge, 1989, p. 40-43. 28 P. Jaillette, « Le code théodosien. De sa promulgation à son entreprise de traduction française. Quelques observations », Le Code théodosien. Diversité des approches et nouvelles perspectives, S. Crogiez-Pétrequin et P. Jaillette dir., Rome, 2009, p. 15-36. 29 M. Rouche et B. Dumézil, Le Bréviaire d’Alaric. Aux origines du Code civil, Paris, 2008. 30 Le volume 1 ne donne que l’édition du prologue et le Bréviaire d’Alaric aurait dû être réédité dans le volume 2.2 de la collection des Leges nationum Germanicarum. 31 J. F. Matthews, « Interpreting the Interpretationes of the Breviarum », R. W. Mathisen dir., Law, Society and Authority in Late Antiquity, Oxford, 2001, p. 11-32. 32 LL nat. Germ. 1, p. VII et p. 465-467. 33 Edition du Code Théodosien par Th. Mommsen et P. M. Meyer, Berlin, 1904-1905. Sur l’élaboration de celle-ci, B. Croke, « Mommsen’s Encounter with the Code », J. Harries et I. Wood dir., The Theodosian Code. Studies in the Late Imperial Law of Late Antiquity, Londres, 1993, p. 217-239. 34 I. Wood, « The Code in Merovingian Gaul », ibid., p. 161-177. 26 7 Outre la césure artificiellement créée avec la loi romaine, le système de classement des MGH, où les différentes lois sont classées selon l’appartenance ethnique du souverain qui les publia, s’oppose à la réalité des manuscrits qui rassemblent pour la plupart, des lois attribuées à différents peuples. Si nous prenons par exemple les 84 manuscrits consultés par K. A. Eckhardt pour son édition de la loi salique, qui sont tous postérieurs à 770, seuls 3 manuscrits du haut Moyen Age ne fournissent que la loi salique. Tous les autres se présentent comme des collections, y compris les 4 qui comportent la version A, supposée la plus ancienne, qui fournissent tous d’autres lois des royaumes barbares35. De même, sur les 33 manuscrits qui comportent le texte de la loi Ripuaire, seuls 6 ne fournissent pas aussi le texte de la loi salique36. En outre, les inspirations semblent importantes d’une loi à l’autre, passant outre les différences ethniques. Ainsi, les fragments du code du roi goth Euric, conservés dans un palimpseste du VIe siècle, s’éclairent par la comparaison avec les lois de ses successeurs, mais aussi avec la loi des Bavarois, car ses rédacteurs ont visiblement utilisé les lois d’Euric37. Ainsi, il apparait que la publication séparée des différents textes de lois, telle que la propose la collection des MGH, est un non-sens, qui gêne toute perception de la signification et de l’usage de ces lois dans les premiers siècles du Moyen Age. Pour les copistes et les lecteurs, la loi salique prend alors sens dans un ensemble, qui comprend soit les lois de tous les royaumes barbares (et notablement le Bréviaire d’Alaric qui compile les lois romaines), soit des textes à usage scolaire, soit des textes concernant l’histoire des Francs. Ces regroupements, autour d’une identité ethnique et de son passé, sont minoritaires : il ne s’agit ainsi que de 11 manuscrits, soit 1/9e de la tradition manuscrite de la loi salique ! Par ailleurs, un nombre important de ces manuscrits semblent avoir appartenu à des laïcs et l’usage de cette haute aristocratie d’empire, qui commanda ses ouvrages eut un rôle fondamental dans la tradition écrite. Ainsi, dans la deuxième moitié du IXe siècle, le comte Évrard de Frioul fit don à son fils aîné d’un livre comportant la loi des Francs, des Ripuaires, des Lombards, des Alamans et des Bavarois, à son troisième fils d’un « livre d’Anianus » qui est sans doute le Bréviaire d’Alaric, et à sa fille Judith d’une loi des Lombards38, tandis que le comte Eccard de Mâcon donna à ses amis une copie de la loi salique, de la loi des Burgondes et de la loi des Romains39. Ces manuscrits coûteux des lois romaines et barbares sont décisifs pour la tradition manuscrite ; ils semblent indiquer un atelier spécifique de copie, ainsi qu’un usage régulier pour rendre la justice. La répartition entre les différents détenteurs, tous Francs, montre que l’intérêt pour toutes les lois des souverains barbares était étendu à l’ensemble de l’Empire carolingien. La tradition manuscrite montre le mélange des différentes lois publiées avant et après 476 et leur rassemblement en collections reprenant les législations de différents royaumes barbares. Plutôt qu’un hypothétique passé germanique, inaccessible par le biais des sources écrites, constamment transformées depuis les premiers siècles du Moyen Age, l’attention récente des chercheurs s’est déportée sur ce dont elles témoignent : leur signification et leur usage à l’intérieur des royaumes barbares, plusieurs siècles après leur formation. Au-delà du texte fourni par les MGH, il faut donc revenir aux manuscrits car, comme le proclame R. McKitterick : « Pour interpréter la signification des lois écrites et leur utilité pratique, la forme sous laquelle elles ont survécu et la nature de cette transmission est d’une importance vitale »40. R. McKitterick, The Carolingians…op.cit., tableau p. 48-55. R. Buchner, MGH, LL nat. Germ. III, 2, p. 32-40 et R. McKitterick, The Carolingians…, p. 56. 37 K. Zeumer, MGH, LL nat. Germ. 1, p. XVII. S. Esders, « Late Roman Military Law in the Bavarian Code », Clio@Thémis. Revue électronique d’histoire du droit, n°10, 2016, ici § 9-14. 38 I. de Coussemaker éd., Cartulaire de l’abbaye de Cysoing et de ses dépendances, Lille, 1885, p. 3-4. 39 M. Prou et A. Vidier éd., Recueil des chartes de l’abbaye de Saint-Benoit-sur-Loire, Paris, 1900, vol. 1, n. XXV, p. 61-67. 40 R. McKitterick, The Carolingians…, op. cit., p.40 (citation), p. 58-60 et p. 245-250. 35 36 8 II Les fondements de la loi au début des royaumes barbares Portés par la conviction que les lois barbares tiraient leur origine de traditions antérieures à l’installation des différents groupes ethniques dans l’empire romain, les chercheurs n’ont longtemps vu dans les différentes justifications de l’autorité législatrice, telle qu’elle est présentée au VI e siècle, qu’un travestissement romain sur des spécificités barbares. Le retour aux textes, malgré la difficulté de leur datation, montre cependant que la justification de la loi par la tradition ethnique, absente des premières législations émises par les rois barbares, apparait comme une progressive construction au cours des premiers siècles du Moyen Age. A] L’autorité législatrice Les rois barbares Dans le monde romain, l’association entre un roi et une identité ethnique concernait tout d’abord des groupes à l’extérieur des frontières. L’installation de groupes barbares sur les territoires de l’Empire occidental s’est faite sans remise en cause de cette organisation politique. La Chronique de Prosper d’Aquitaine rapporte l’installation des Goths en Aquitaine, qu’elle date de 419, en mentionnant une monarchie reconnue par l’État romain : « Le patrice Constantin conclut une paix avec Vallia, l’Aquitaine seconde lui fut donnée pour qu’il y réside, ainsi que certaines cités des provinces voisines »41. Mais l’installation sur le sol romain a profondément modifié la royauté barbare, qui fut alors reconstruite42. Cette transformation du pouvoir royal apparait dans les sources qui mentionnent plusieurs rois, ou reguli43, ou recourent au terme de duces pour désigner différents chefs de guerre. L’émergence d’une monarchie par identité ethnique ne fut qu’une construction progressive. Grégoire de Tours rapporte ainsi l’élimination systématique, par Clovis, des autres lignées royales franques 44 . De même, la création de l’ethnonyme « wisigoths », au VIe siècle45, pour désigner les Goths d’Espagne montre la difficulté créée par l’existence de deux royaumes des Goths, en Italie et en Espagne, mais aussi la manipulation des désignations ethniques dans un sens politique. En effet, dans sa correspondance avec les rois baltes, Théodoric considère ceux-ci comme des « rois des Wisigoths »46 tandis qu’il réserve le terme de Goths à ses propres fidèles47. Cette appellation sert son positionnement politique puisque lui-même ne se désigne que comme un rex qui serait au-dessus des autres rois, qu’il nomme toujours comme les rois d’un peuple particulier. Les rois des Goths d’Espagne refusèrent une dénomination restrictive et tous s’intitulèrent rois ou rois des Goths. Il n’y eut qu’une seule exception : dans une lettre de Sisebut à Adaloald, qui fut envoyée entre 616 et 620, le premier se nomme « rex Wisegotorum » 48 . Cet usage n’apparaît cependant qu’au VIIe siècle, alors que le royaume gothique d’Italie n’existe plus et qu’il n’y a plus de concurrence autour de l’identité gothique. 41 Prosper, Chronique, 1271: « Constantius patricius pacem firmat cum Wallia data ei ad inhabitandum secunda Aquitanica et quibusdam civitatibus confinium provinciarum », MGH, AA 9, Th. Mommsen éd., p. 469. 42 W. Pohl, « Regnum und gens », Der frühmittelalterliche Staat- europäische Perspektiven, W. Pohl et V. Wieser éd., Vienne, 2009, p. 435-450, ici p. 438-9. 43 Grégoire de Tours, Histoires, II, 9, éd. B. Krusch et W. Levison, MGH, SRM 1.1. S. Fanning, « Reguli in the Roman Empire, Late Antiquity, and the Early Medieval Germanic Kingdoms », Romans, Barbarians and the Transformation of the Roman World, Cultural Interaction and the Creation of Identity in Late Antiquity, R. Mathisen et D. Shanzer éd., Farnham, 2011, p. 43-53. 44 Grégoire de Tours, Histoires, II, 9. 45 M. Coumert, Origines des peuples. Les récits du Haut Moyen Age occidental (550-850), Paris, 2007, p. 67. 46 Dans la lettre reproduite par Cassiodore, Variae, III, 1, Th. Mommsen éd, MGH, AA XII, p. 78. 47 H. Wolfram Intitulatio I, Lateinische Königs- und Fürstentitel bis zum Ende des 8. Jahrhunderts, Graz/Vienne/Cologne, 1967, p. 69. 48 Epistolae Wisigoticae 9, W. Grundlach éd., MGH, Ep. III, Epistolae Merowingici et Karolini aevi I. 9 Or, comme l’a fait remarquer A. Gillett49, la précision d’une identité ethnique après le titre de roi est assez courante dans les sources narratives, mais rare lorsqu’il s’agit de l’expression d’une autorité, notamment juridique. Si nous nous intéressons à la dénomination mise en avant par les législateurs aux VeVIe siècles, force est de constater qu’ils ne se réfèrent pas à un groupe ethnique. Les rois et l’empereur La première législation d’un roi barbare est sans doute celle d’Euric (mort en 484)50, mais seuls des fragments nous en sont parvenus, qui ne permettent pas d’étudier la façon dont il affirmait son autorité51. En revanche, la compilation de droit romain établie sous Alaric II nous a été transmise avec son prologue, qui montre que le roi se préoccupe « des choses utiles à notre peuple », sans distinguer Goths ou Romains, et se présente comme le « roi Alaric »52. Nulle référence n’est faite à une base ethnique de son autorité et la publication de ces lois se place dans la tradition de l’empereur et des rescrits impériaux, mais aussi des édits émis par les préfets du prétoire53. Le code d’Euric puis le Bréviaire d’Alaric ont pu servir de modèle à d’autres codes émis par des rois barbares, notamment celui du roi Sigismond54. Ainsi, son Livre des constitutions et le code d’Euric utilisent tous deux la bataille de 451 contre les Huns d’Attila comme la date de prescription des poursuites antérieures55. Mais dans le cas des rois burgondes, la préservation des lettres d’Avit de Vienne comme de la Constitutio prima qui forme le préambule du Livre des constitutions nous permettent d’analyser la cohérence du positionnement royal. Le titre même de « roi des Burgondes » n’est ainsi utilisé souvent qu’en dehors du royaume56. Les rois préfèrent s’appeler simplement « rex », un titre qui peut renvoyer à une base ethnique de leur pouvoir sur les Burgondes, mais aussi à la reconnaissance de leur domination par Rome. Le terme de « rex », sans complément, est ainsi le seul utilisé par Avit de Vienne, qui n’utilise jamais le terme de « Burgonde » dans sa volumineuse correspondance et œuvre poétique57. Cette titulature correspond à la position idéologique des 49 A. Gillett, « Was Ethnicity Politicized in the Earliest Medieval Kingdoms ? », On Barbarian Identity. Critical Approaches to Ethnicity in the Early Middle Ages, A. Gillett dir., Turnhout, 2002, p. 85-121. W. Pohl, « Archaeology of identity : introduction », W. Pohl et M. Mehofer éd., Archaeology of Identity/Archäologie der Identität, Vienne, 2010, p. 9-23, note 27 p. 13 répond aux remarques d’A. Gillett, sur le peu d’usage des termes ethniques en dehors des récits historiques, notamment dans les sources juridiques, en reconnaissant que la dénomination ethnique officielle dans les royaumes était irrégulière au départ, mais qu’elle s’est développée, jusqu’à imposer l’équivalence entre le royaume et la gens. C’est justement la chronologie de la construction de cette équivalence qui nous intéresse ici. 50 Sidoine Apollinaire, Lettres, VIII, 3, A. Loyen éd. et trad., CUF, Paris, 1970 et Isidore de Séville, Histoire des Goths, éd. Mommsen, MGH AA XI, p. 281. 51 Il me semble difficile de suivre Th. Deswartes, « Le code du roi Réceswinthe a-t-il abrogé les droits antérieurs ? », « Traditio juris », Permanence et/ou discontinuité du droit romain durant le Haut Moyen Âge, A. Dubreucq dir., Lyon, 2005, p. 57-76, ici p. 61, qui affirme que le code d’Euric était limité aux seuls Goths. En ce sens, P. Wormald, « The leges barbarorum… », art. cit., ici p. 27 et suivantes. 52 Commonitorium Alarici regis, « Utilitates populi nostri », « Alarici regis », MGH, LL rer. Germ. I, p. 465-467, Th. Mommsen éd. 53 P. S. Barnwell, « Emperors, jurists and kings : law and custom in the late roman and early medieval west », Past and Present, n°168, 2000, p. 6-29, ici p 12 et suivantes. 54 I. Wood, « Roman law in the barbarian kingdoms », Rome and the North, A. Ellegård et G. Åkerström-Hougen dir., Jonsered, 1996, p. 5-14. 55 Liber Constitutionum, XVII, 1, MGH, LL nat. Germ. 2.1. Code d’Euric CCLXXVII, MGH, LL nat. Germ. 1. 56 R. Kaiser, Die Burgunder, Stuttgart, 2004, p. 119. Les termes de rex Burgundionum sont avant tout utilisés par Cassiodore, Variae, 1.46 et 3.2, qui poursuit ses propres buts politiques, pour réserver le titre de rex sans limitation ethnique au roi Théodoric. 57 P. Amory, « Names, ethnic identity, and community in fifth- and sixth-century Burgundy », Viator 25, 1994, p. 1-30, ici p. 13. 10 chefs burgondes, qui se rattachèrent aussi longtemps que possible à l’empereur romain et dont l’autonomie n’émergea qu’entre 474 et 49458. Par la suite, le roi burgonde continua à se présenter comme au service de l’empereur. Ainsi, Avit écrit à l’empereur Anastase vers 515 au nom de Sigismond en appelant son père, le roi Gondebaud, « mon maître, mais aussi le roi de son peuple et votre soldat » 59 . De même, dans une lettre écrite entre 516 et 518, Sigismond se présente comme l’héritier d’une lignée prestigieuse de fidèles de l’empereur, dont le service est reconnu par le titre de magister militum, maître des milices, et dont l’autorité comme roi parait subordonnée à celle de l’empereur60. Sa lignée et ses ancêtres sont aussi rappelés par Gondebaud dans une constitution à propos des affranchissements d’esclave : « S’il a été établi qu’ils furent affranchis ou affranchies auprès de nos fondateurs de royale mémoire, à savoir Gibica, Godomar, Gislaharius Gundaharius, ainsi que notre père et notre oncle, qu’ils gardent leur liberté »61. A ses yeux, il n’y a donc pas de contradiction entre la royauté des Burgondes, héréditaire, et le service de l’empereur, qui apparaissent comme les deux sources de légitimité de son pouvoir. Le Liber constitutionum rassemble les textes émis par les rois. La première constitution rappelle les conditions de sa publication, mais dans un texte visiblement corrompu, car l’une des familles de manuscrits l’attribue au roi Gondebaud, l’autre à son fils Sigismond62. Dans cette Prima constitutio, telle qu’elle nous est parvenue dans les manuscrits, le souverain ne se désigne que comme rex63. L’éditeur des MGH proposait la restitution de Gondebaud comme autorité législatrice, mais la plupart des manuscrits évoquent une ratification officielle le 4 des calendes d’avril (soit le 29 mars), lors de la deuxième année de règne du souverain. Or Sigismond a promulgué une loi à Lyon à cette date sous le consulat d’Agapit, donc en 517, à Pâques, la deuxième année de son règne. La compilation, telle qu’elle nous est parvenue, fut donc sans doute promulguée initialement ce jour-là sous l’autorité de Sigismond64, mais elle rassemble aussi des lois émises par son père, d’où l’hésitation des manuscrits. Cette première compilation fut ensuite reprise et augmentée, comme le montrent les constitutiones extravagantes, les lois supplémentaires contenues seulement dans quelques manuscrits. C’est dans celles-ci qu’apparaissent pour la première fois, par deux fois, le titre de « roi des Burgondes » pour Sigismond et I. Wood, « Gentes, kings and kingdoms – the emergence of states : the kingdom of the Gibichungs », dans Regna und gentes…op. cit., p. 143-269, ici, p. 253. Idem, « The Legislation of Magistri militum : the laws of Gundoba and Sigismund », Clio@Themis. Revue électronique d'histoire du droit, 10,2016. 59 Avit de Vienne, Lettre 46 a : « domnum meum, suae quidem gentis regem, sed militem vestrum », R. Peiper éd., Berlin, 1883, MGH, AA, 6, 2, p. 76. Cette lettre est partiellement traduite et commentée dans D. Shanzer et I. Wood, Avitus of Vienne. Lettres and Selected Prose, Liverpool, 2002, p. 137-8. 60 Avit de Vienne, Lettre 93, p. 100. 61 Liber Constitutionum, III : « Si quos apud regiae memoriae auctores nostros, id est : Gibicam, Gundomarem, Gislaharium, Gundaharium, patrem quoque nostrum et patruum liberos liberasve fuisse constiterit, in eadem libertate permaneant ». 62 Liber Constitutionum, Prima constitutio. 63 Leges Burgundionum, L. R. von Salis éd., MGH, LL nat. Germ. II, 1, p. 29. L’éditeur parait ici mal inspiré de glisser « rex Burgundionum » dans sa proposition de reconstitution du texte, car cette précision ethnique n’apparait que par une deuxième main sur le manuscrit A1, Paris, BNF, lat. 4758, sur un feuillet conservé à part. 64 I. Wood, « Le Bréviaire chez les Burgondes », M. Rouche et B. Dumézil dir., Le Bréviaire d’Alaric. Aux origines du Code civil, Paris, 2008, p. 151-160, ici p. 153 et suivante et I. Wood, « The Legislation of Magistri militum… », op. cit., § 7. 58 11 Gondebaud65, qui semblent donc n’être apparu nécessaire que dans un deuxième temps de la législation, de même que l’évocation d’une assemblée des Burgondes66. B] L’étendue de l’autorité royale La loi comme réponse du souverain Le roi répond, comme l’empereur ou ses préfets, à des sollicitations particulières67. Ainsi, Sigismond promulgua ainsi le 8 mars 516 un édit sur les enfants trouvés en réponse à une demande de l’évêque Gimellus de Vaison, qui mentionne à la fois la législation de son père et la loi romaine, toutes deux étant prises comme références : « pour cette raison, mu par ce juste avis , nous avons décrété par la teneur des présents édits, [que ceux] qui avaient été suggérés à notre père de sainte mémoire sur ce sujet [sont abolis], nous statuons, comme le dit notre loi, qu’entre les Romains, l’arrangement de la loi des Romains est conservé aussi à ce sujet ; qu’un litige de ce genre suscité entre Romains et Burgondes soit tranché comme cela a été établi par nous68 ». La législation des souverains burgondes est donc émise dans la continuité des lois romaines, à laquelle les Romains peuvent continuer à se référer. La législation romaine est présentée de façon originale et résumée par la Lex romana Burgundionum, une compilation établie vers 500 à partir de textes législatifs romains, conservés de façon indépendante au Bréviaire d’Alaric comme au Code Théodosien, dont le classement correspond à celui du Liber Constitutionum, qui l’utilise pour ses références à la loi romaine. I. Wood propose de voir dans ce recueil la compilation écrite des lois acceptée par les Romains (formam et expositionem legum conscriptam)69 évoquée dans la première constitution du Liber Constitutionum70. En effet, la plupart des allusions à la loi romaine dans le Liber Constitutionum sont des références aux lois abrégées rassemblées dans cet ensemble. Celui-ci comporte aussi des allusions à un roi ou « dominus noster » 71 qui peut tout à fait correspondre à un souverain barbare. Dans le royaume burgonde, les Romains se voient donc garantir une compilation officielle de leur propre loi, qu’il s’agisse ou non de la collection qui nous est conservée, mais ils ne sont pas exclus des édits et préceptes des nouveaux souverains et sont concernés explicitement par de nombreuses clauses du Liber Constitutionum72. En outre, la Prima constitutio affirme que le but de la compilation est de définir les relations entre Burgondes et Romains : 65 Constitutiones extravagantes XIX et XX. I. Wood, « The political structure of the burgundian kingdom », M. Meier et S. Patzold dir., Chlodwigs Welt. Organisation von Herrschaft um 500, Stuttgart, 2014, p. 383-396. 67 I. Wood, « Roman law in the barbarian kingdoms », art. cit., ici p. 9, et P. S. Barnwell, « Emperors, jurists and kings… », art. cité. 68 Liber constitutionum, constitutiones extravagantes XX : quapropter iusta suggestione permoti, quae sanctae memoriae patri nostro de eadem causa suggesta sunt, praesentium edictorum tenore decrevimus [vacuari], statuentes, sicut nostra lex loquitur : ut inter Romanos etiam de hoc negotio legis Romanorum ordo servatur ; inter Burgundiones et Romanos exortum tale litigium, qualiter a nobis statutum fuerit, finiatur. 69 Liber Constitutionum, prima constitutio, VIII : « Or, entre les Romains, le crime de vénalité a été condamné à la même condition, comme cela a été décidé par nos parents et nous prescrivons qu’il soit jugé d’après les lois romaines, la forme et l’exposition des lois ayant été établies par écrit, afin que ceux qui jugent sachent qu’ils doivent l’accepter, de sorte que nul ne s’excuse en alléguant l’ignorance », « Inter Romanos vero, interdicto simili conditione venalitatis crimine, sicut a parentibus nostris statutum est, Romanis legibus praecipimus iudicari ; qui formam et expositionem legum conscriptam, qualiter iudicent, se noverint accepturos, ut per ignorantiam se nullus excuset ». 70 I. Wood, « Le bréviaire… », art. cit. 71 Lex Romana Burgundionum, II, 5 et 6. 72 I. Wood, « Disputes… », art. cit., ici p. 21 et P. Amory, « The meaning and purpose of ethnic terminology in the Burgundian laws », Early medieval Europe, 1993, 2, 1, p. 1-28. Exemples de clauses concernant explicitement Romains et 66 12 « C’est pourquoi tous les administrateurs et les juges doivent à présent juger entre Burgondes et Romains suivant nos lois, qui ont été arrangées et retouchées par une réflexion commune, de sorte que nul n’espère ou n’ose recevoir quelque chose d’une des parties au titre de récompense ou d’appointement lors des procès et des jugements, mais que celui dont la cause le mérite reçoive la justice et que l’intégrité seule suffise à ceux qui jugent73 ». L’idée d’un code de lois concernant les relations entre Burgondes et Romains se retrouve dans la tradition manuscrite. Ainsi, cinq recensions relevées par l’éditeur du Liber constitutionum, datant du IXe et du Xe siècle, considèrent qu’il s’agit de « la loi de Gondebaud » ou des « chapitres » « sur les relations entre les Burgondes et les Romains »74. Il n’y a donc pas lieu de considérer qu’il existait une loi pour les Burgondes et une autre pour les Romains, mais bien deux codes interdépendants et complémentaires75. Une autorité territoriale Les désignations ethniques sont très utilisées dans les constitutions des rois burgondes, mais le plus souvent pour indiquer que la loi s’applique à tous, comme par exemple contre les voleurs de chevaux ou de bétail, qui seront condamnés, en tant qu’hommes libres ; « qu’il s’agisse d’un barbare, d’un Romain ou d’une personne de n’importe quelle nation installée dans les régions de notre royaume »76. Le législateur affirme par ailleurs vouloir traiter également les deux types d’individus : « Si un libre Burgonde se rend dans la maison de n’importe qui pour se battre, qu’il paie 6 sous à celui à qui appartient la maison et 12 sous au titre de l’amende. Nous voulons cependant que cela soit respecté également entre Burgondes et Romains77 ». Ainsi, la législation des rois burgondes nous montre une situation paradoxale : la loi rappelle les identités ethniques différentes, mais pour mieux les contenir sous une autorité moulée dans les cadres de l’empire romain. L’appartenance ethnique n’est nullement mise en avant comme fondement du droit ou de l’autorité législatrice. L’autorité de la loi peut remonter au pouvoir délégué de l’empereur et celle-ci s’exerce de façon territoriale, également, sur des individus d’identités ethniques différentes. Le roi légifère, comme l’empereur, en émettant des lois individuelles portant sur des problèmes particuliers, qui sont par la suite, reprise dans des codes. Il n’y pas de raison de penser que ces codes n’étaient pas destinés à tous les habitants car il ne s’agissait pas de remplacer la loi existante, dont on établit ou copie des compilations, mais de la compléter78. Comme dans les lois des rois burgondes, Cassiodore rappelle l’existence de communautés différentes sous l’autorité du roi Théodoric en Italie, les Goths et les Romains, dans la formule concernant l’envoi d’un comte : Burgondes, ce dernier terme étant équivalent avec Barbares : Liber Constitutionum, Prima constitutio, XI, « Si quis sane iudicum, tam barbarus quam Romanus » ; IV. I « Burgundio quam Romanus ingenuus », 3 « quicumque ingenuus, tam Burgundio quam Romanus, 4, « Si servus Burgundionis sive Romani »…Ce type de précision se retrouve dans les clauses du Liber Constitutionum VI, VII, VIII, IX, XII, XV, XVII, XXI, XXII, XXVI, XXVIII, XXXI, XXXVIII, XLIV, LIV, LV, LVII, LXVII, LXXXIV, XCVI, C, CI et dans les Constitutiones extravagantes 18, 20 et 21. 73 Liber Constitutionum, Prima constitutio, 3 : « Omnes itaque administrantes ac iudices secundum leges nostras, quae communi tractatu compositae et emendatae sunt, inter Burgundionem et Romanum praesenti tempore iudicare debebunt, ita ut nullus aliquid de causis et iudiciis praemii aut commodi nomine a qualibet parte speret aut praesumat accipere, sed iustititiam, cuius pars meretur, obteneat et sola sufficiat integritas iudicantis ». 74 Liber constitutionum, p. 36, manuscrits B1, B 2 et B 4 : « incipiunt capitula inter Burgundiones et Romanos » ; p. 109, manuscrit comportant A 1 et B 5 : « Explicit lex Gundobadi inter Burgundiones et Romanos ». 75 P. Amory, « The meaning…», art. cit. 76 Liber constitutionum, XLVII, 1 : « ut quicumque ingenuus, tam barbarus quam Romanus, vel cuiuslibet nationis persona intra regni nostri provincias constituta ». 77 Liber constitutionum, XV. I, : « Quisque ingenuus Burgundio in domum cuiuslibet ad rixam ingressus fuerit, VI solidos inferat illi, cuius domus est, et multae nomine solidos XII. Quod tamen inter Burgundiones et Romanos aequali conditione volumus custodiri ». 78 P. Wormald, « The leges barbarorum… », art. cit. 13 « qui, suivant nos édits, devra supprimer les disputes entre deux Goths ; dans le cas où une affaire serait née entre un Goth et un Romain, après s’être associé à un Romain compétent, il pourra trancher le différend par un jugement impartial. En revanche, entre deux Romains, qu’ils écoutent les juges romains que nous avons envoyés dans les provinces, afin que les droits soient observés pour chacun et que, derrière la diversité des juges, une seule justice règne pour tous »79. Si les communautés ethniques sont différentes, l’intervention du roi concerne aussi bien les Goths que les Romains et définit la justice pour tous. Le recours à la justice est différent pour les Goths ou les Romains, qui ont chacun droit à un juge de leur communauté, mais le droit qui s’applique est défini de façon écrite, par le roi, pour tous. S’il y a un accès différencié au droit, les lois elles-mêmes ne dépendent pas ici, apparemment, de l’identité ethnique. Dans le royaume wisigothique d’Espagne, le code parvenu jusqu’à nous, le Liber Iudiciorum promulgué par le roi Réceswinthe en 654, a une base territoriale affirmée et prétend jouer le rôle de source exclusive de droit pour les tribunaux80. S’il exclut les « lois romaines », ce n’est pas en raison de leur contenu, car lui-même est composé essentiellement à partir du droit romain81, mais pour refuser tout usage d’une autre compilation juridique. Dans le royaume franc, les versions A et C de la Loi salique, dont la rédaction pourrait remonter à l’époque de Clovis avant 50782, comportent elles aussi à la fois des distinctions suivant l’identité ethnique, mais aussi des dispositions explicitement adressée aux Romains83. De même, un édit d’un roi Théodoric, qui fut publié au XVIe siècle, à partir de manuscrits aujourd’hui perdus84, s’adresse explicitement aux Romains et aux Barbares. La difficulté est ici de savoir à quel roi Théodoric l’attribuer, en l’absence de toute précision ethnique. Mais la mention de la ville de Rome rend le contexte wisigoth peu probable, et P. Wormald y voit un édit de Théodoric le Grand, roi d’Italie (498-526)85. Ce souverain Théodoric montre en tout cas lui aussi une conception territoriale de la loi, émise par le roi pour tous les habitants de son royaume, même si les identités ethniques des uns et des autres peuvent entrainer un accès différent à la loi, ou à des dispositions différentes. 79 Cassiodore, Variae, VII, 3 : « secundum edicta nostra inter duos Gothos litem debeat amputare, si quod etiam inter Gothum et Romanum natum fuerit fortasse negotium , adhibito sibi prudente Romano certamen possit aequabili ratione discingere . inter duos autem Romanos Romani audiant quos per provincias dirigimus cognitores , ut unicuique sua iura serventur et sub diversitate iudicum una iustitia complectatur universos », éd. Th. Mommsen, MGH, AA 12, Berlin, 1894, p. 203. 80 C. Martin, « Le Liber Iudiciorum et ses différentes versions », Mélanges de la Casa Velázquez, Nouvelle série, 41 (2), 2011, p. 17-34. 81 S. Joye, « La transcription du droit de la famille et de la propriété, du droit romain à la loi wisigothique », ibid., p. 3553. 82 I. Wood, The merovingian kingdoms 450-751, Londres, 1994, p. 108-113. E. Renard, « Le pactus legis salicae, règlement militaire romain ou code de lois compilé sous Clovis ? », Bibliothèque de l’école des chartes, 167 (2009), 321-52. K. Ubl, « Im Bann der Traditionen. Zur Charakteristik der Lex Salica », M. Meier and S. Patzold dir.., Chlodwigs Welt. Organisation von Herrschaft um 500, Stuttgart, 2014, p. 423-45. Les réfutations de K. Ubl et W. Haubrichs, « Namenbrauch und MythosKonstruktion. Die Onomastik der Lex-Salica-Prologe », U. Ludwig and Th. Schilp dir., Nomen et Fraternitas. Feschrift für Dieter Geuenich zum 65. Geburstag, Berlin-New York, 2008, p. 53-792008 me semblent suffisantes pour ne pas tenir compte des hypothèses de nouveau avancées par J.-P. Poly pour une rédaction de la loi salique comme un règlement militaire dès le IVe siècle A.D, dans J.-P. Poly, « Freedom, warriors' bond, legal book. The Lex Salica between Barbarian custom and Roman law. Liberté, lien des guerriers, livre de droit. La lex salica entre coutume barbare et loi romaine », Clio@Themis. Revue électronique d'histoire du droit, n°10, 2016. 83 Pactus legis salicae, XVI, 5 et XXXIX, 5 (version A) ; XLI, 8-10 et XLII 4 (versions A et C). Voir I. Wood, « Disputes… », art. cit. 84 Edictum Theodorici regis, J. Baviera éd., Fontes Iuris Romani Antejustiniani 2, Florence, 1940, p. 684-710. 85 P. Wormald, « The leges barbarorum… », art. cit., p. 25-26. Sur la question de l’attribution du texte, voir A. Chauvot, « Approche juridique.. » art. cité, ici p. 29-32. 14 Dans les lois des souverains burgondes, seul le terme de barbare, repris pour désigner les Burgondes, ou d’autres habitants du royaume86, rappelle une étrangeté initiale par rapport à l’empire romain, de même que les quelques termes issus d’une langue germanique qui émaillent une législation fortement inspirée des lois romaines antérieures87. La coutume est certes évoquée, mais sans rapport avec une situation antérieure à l’installation en Sapaudia et pour signifier son abrogation. Ainsi, deux clauses du Liber Constitutionum montrent le remplacement de la coutume par de nouvelles mesures : « Si un animal par accident, ou la morsure d’un chien provoque la mort d’un homme, nous ordonnons que l’ancienne accusation soit aussi abolie entre les Burgondes, car ce qui s’est déroulé par accident ne doit pas conduire au préjudice ou au trouble d’un homme » 88 « De plus, nous avons appris de nombreuses personnes qu’au sein de notre peuple, l’arrangement de cette coutume avait été observé jusqu’à nos jours, à savoir que la contribution des deux parties constitue la récompense promise ou versée pour les dénonciations d’un vol ou d’un crime. C’est pourquoi il parait plus juste, une fois supprimée cette coutume inutile, que si un homme libre est convaincu d’une quelconque charge, il supporte l’ensemble des frais de l’amende et des délations conformément à la loi, à l’exception de ce que les décrets des lois précédentes ont établi concernant le retranchement des crimes des esclaves »89. L’autorité législatrice du roi apparait donc explicitement comme supérieure à la tradition juridique des Burgondes, que le roi peut modifier ou interdire. Les premières législations des souverains barbares, telles qu’elles nous ont été conservées, se présentent en continuité avec l’action législatrice des empereurs romains, qu’elles complètent et non remplacent. Cette législation n’apparait pas liée à une identité ethnique, dans la mesure où elle concerne tous les habitants du territoire, bien qu’elle rappelle les différences ethniques et organise parfois un accès différencié au droit. L’approbation des grands Les textes juridiques publiés dans la première moitié du VIe siècle se réfèrent à une autorité royale qui va au-delà du groupe ethnique et se présente comme supérieure à ses coutumes. L’assise de l’autorité législatrice sur certaines élites est bien mentionnée, mais celles-ci ne sont que rarement mises en rapport avec une identité ethnique. Ainsi dans le Bréviaire d’Alaric, la compilation de la loi romaine est faite sans aucune allusion aux Romains ou aux Goths. De même, le prologue montre une approbation par les évêques et les aristocrates : « L’adhésion des vénérables évêques et de nos provinciaux élus consolida ces textes choisis et rédigés avec une interprétation plus claire, après avoir été dépouillés et rassemblés en un seul livre suivant le choix des gens compétents. »90 86 « Barbare » apparait comme un équivalent de « Burgonde », sauf Liber Constitutum 79, 1. Voir A. Chauvot, « Approche juridique de la notion de barbare », Le Bréviaire d’Alaric. Aux origines du Code civil, M. Rouche et B. Dumézil dir., Paris, 2008, p. 27-40, contre P. Amory, « The meaning… », art. cit. 87 Par exemple, Liber Constitutionum LXIX : de wittimum, LXXVI : de wittiscalcis. 88 Liber Constitutionum, XVIII, 1 : « Si quodcumque animal quolibet casu aut morsus canis homini mortem intulerit, iubemus etiam inter Burgundiones antiquam exinde calumniam removeri, quia quod casus operatur non debet ad damnum aut inquietudinem hominis pertinere ». 89 Liber Constitutionum LXXVII, 3 : « Praeterea multorum relatione comperimus, in populo nostro huius consuetudinis ordinem fuisse hactenus custoditum, ut praemium, quod pro indiciis cuiuscumque furti vel sceleris aut promittitur aut infertur, utriusque partis reformarit inlatio. Ideoque rectius visum est, ut consuetudinis huius superfluitate remota, si in eiusmodi causis ingenuus convincitur, et solutionis et indicarum integra sustineat ex lege dispendia, salvo eo, quod de resecandis servorum criminibus praecedentium legum statuta iusserunt ». 90 Commonitorium Alarici regis : « Quibus omnibus enucleatis atque in unum librum prudentium electione collectis haec quae excerpta sunt vel clariori interpretatione conposita venerabilium episcoporum vel electorum provincialium nostrorum roboravit adsensus », LL rer. Germ. I, Th. Mommsen éd., p. 465-467. 15 L’appartenance ethnique de ces élites n’est pas indiquée, même s’il s’agit probablement de Gallo-romains catholiques91. La force de leur assentiment provient de leur rôle social et religieux au sein du royaume, non de leur identité ethnique. Les différents prologues de la législation émise par les rois gothiques n’ayant pas été conservés, nous ne savons s’ils affirmèrent par la suite un rôle particulier donné au groupe ethnique pour leur législation. Dans le royaume burgonde, une intervention des grands dans la législation royale est évoquée à la fin de la prima Constitutio de Sigismond : « Pour l’amour de la justice, qui plait à Dieu, et par lequel la jouissance de la domination terrestre est acquise, après avoir obtenu le conseil de nos comtes et de nos grands, nous nous appliquons à ordonner [les lois], afin que en jugeant de façon intègre et équitable, ils n’admettent ni récompense ni corruption »92. Comtes et grands auraient donc donné leur avis, mais la loi publiée par le roi s’impose ensuite à eux, car ils doivent l’appliquer par leurs jugements. Mais le texte mentionne ensuite un pactio, une convention, établie entre le roi et les comtes : « Il convient que nos constitutions soient confirmées en ajoutant la souscription des comtes, afin que l’indication écrite à partir de notre réunion et de la commune volonté de tous, conservée, garde à l’avenir la solidité d’une convention perpétuelle93. » Suivent les souscriptions de 31 comtes, un chiffre qui peut correspondre au nombre de cités du royaume. Il est difficile ici de percevoir si l’autorité royale est imposée ou négociée avec les grands, mais il faut noter que c’est de nouveau la position institutionnelle des uns et des autres qui est évoquée, non leur appartenance ethnique94. En revanche, les lois des rois burgondes mentionnent, une fois, une « assemblée des Burgondes ». La dernière des Constitutiones extravagantes débute ainsi : « Ici commence l’édit institué par notre très glorieux maitre à Ambérieux lors de l’assemblée des Burgondes. Comme dans notre région apparaissent des affaires telles qu’il n’a pas été institué par des lois ce que l’on pourrait suivre, après une réunion avec nos comtes, nous décrétons par la présente constitution ce qui devra être observé dans notre peuple.95 » La surprise vient ici du nom donné à la rencontre où le roi publie la loi comme « conventu Burgundionum ». C’est la première et dernière fois que les rois désignent ainsi l’élite dirigeante. Suivant l’hypothèse défendue par I. Wood, cette importance nouvelle donnée aux grands viendrait de la situation délicate des rois, dans 91 J. F. Matthews, « Interpreting the Interpretationes of the Breviarum », R. W. Mathisen éd., Law, Society and Authority in Late Antiquity, Oxford, 2001, p. 11-32 et O. Guillot, « Sur l’esprit de quelques interprétations fondamentales du Bréviaire d’Alaric », Le Bréviaire d’Alaric…, 2008, p. 179-198, particulièrement p. 187-191. 92 Liber constitutionum, Prima constitutio 2 : « Amore iustitiae, per quam Deus placatur et potestas terrenae dominationis adquiritur, ea primum habito consilio comitum et procerum nostrorum studuimus ordinare, ut integritas et aequitas iudicandi a se omnia praemia vel corruptiones excludat ». 93 Liber Constitutionum, Prima Constitutio, 14 : « Constitutiones vero nostras placuit, etima aiecta comitum subscriptione firmari, ut definitio, quae ex tractatu nostro et communi omnium voluntate conscripta est, etiam per posteros custodita perpetuae pactionis teneat firmitatem. » 94 Seul un comte sur 31 n’a pas un nom germanique, à l’inverse des 25 signataires du concile d’Epanone, en 517, qui portent tous, sauf un, un nom romain. Mais les comportements des membres de l’élite du royaume burgonde semblent unifiés, quels que soient leur noms, voir P. Amory, « Names, ethnic identity, and community in fifth- and sixth-century Burgundy », Viator 25, 1994, p. 1-30. 95 Constitutiones extravagantes, XXI : Incipit capitulus, quem domnus noster gloriosissimus Ambariaco in conventu Burgundionum instituit. Quia intra regione nostra huiusmodi causae oriuntur, unde adhuc legibus non fuerat institutum , quod observare deberet, habito nunc cum comitibus nostris tractatu, praesenti constitutione decrevimus, quod in populo nostro debeat custodire. 16 les dernières années du royaume burgonde, après une sévère défaite militaire96. Si l’identité ethnique est bien évoquée ici pour la première fois en rapport avec l’autorité législatrice, il faut souligner que celle-ci n’est pas invoquée pour justifier le contenu même des lois, présentée comme un ajout nouveau pour combler un vide. Dans le siècle qui suivit la disparition de l’empereur romain d’Occident, suivant le petit nombre de textes conservés, les rois barbares reconnaissent l’existence de différents groupes ethniques au sein de leur royaume mais prétendent légiférer pour tous, dans la tradition romaine, en se concentrant sur les situations nouvelles liées à l’évolution politique. L’autorité du roi en tant que législateur n’est jamais mise en rapport avec un groupe ethnique particulier. Le roi s’appuie sur les grands du royaume qui, une fois seulement, sont présentés comme l’assemblée d’un peuple barbare. Surtout, le contenu même des lois n’est jamais mis en rapport avec des traditions ethniques particulières, sinon pour les modifier ou les abroger. Or ces éléments évoluent au VIIe siècle, où le roi se présente pour la première fois dans certains textes comme le porteparole d’un groupe ethnique. III Les fondements ethniques de la loi Alors que les premiers textes conservés émis par les souverains barbares mettent en avant une autorité royale territoriale et la reprise du modèle romain, d’autres prologues, à partir du VIIe siècle, soulignent que les lois promulguées sous l’autorité du souverain reprennent des traditions ethniques anciennes. C’est notamment le cas de l’édit publié par le roi lombard Rothari en 643, ainsi que du Petit Prologue de la loi salique, mais aussi de textes associés à la Loi Ripuaire, aux lois des Alamans et aux lois des Bavarois. Chacun de ces textes correspond à un contexte particulier, historique ou manuscrit, qu’il convient de préciser pour comprendre l’émergence de la tradition ethnique comme justification de la loi. A] La loi, reprise des traditions ethniques ? L’édit de Rothari L’édit publié par le roi lombard Rothari, en 643 expose un positionnement complexe du roi législateur. L’incipit de l’édit le place dans la continuité des souverains précédents : « Au nom de Dieu, moi, Rothari, homme excellentissime et dix-septième roi du peuple des Lombards, la huitième année de mon règne béni par Dieu, la trente-huitième année de l’ère, la deuxième de l’indiction, et la soixante-seizième année depuis l’arrivée des Lombards dans la province d’Italie, où ils furent conduits au temps du roi Alboin, mon prédécesseur, par la puissance divine, salut. Donné à Pavie dans le palais97 ». Le roi apparaît ici comme l’initiateur du don de la loi. La suite du texte le place dans la lignée des empereurs chrétiens, car il paraphrase l’introduction d’une loi de Justinien98 A l’inscription dans la tradition législative romaine s’ajoute l’héritage du royaume gothique d’Italie car le titre de dix-septième roi des Lombards que I. Wood, « Gentes, kings and kingdoms… », art. cit., ici p. 256-7. Édit de Rothari, § 1 : « Ego in dei nomine rotari, vir excellentissimus, et septimo decimum rex gentis langobardorum, anno deo propitiante regni mei octabo, aetatisque tricesimo octabo, indictione secunda, et post adventum in provincia italiae langobardorum, ex quo alboin tunc temporis regem precedentem divina potentia adducti sunt, anno septuagesimo sexto feliciter. Dato ticino in palatio. » 98 L’édit de Rothari, § 2 comporte un emprunt direct à la Novelle VII de Justinien. 96 97 17 se donne Rothari correspond au nombre de rois d’Enée à Romulus, mais aussi à la présentation d’Athalaric en 533 devant le Sénat romain99. Le fondement chrétien du pouvoir royal avait déjà été exprimé vers 600 sur la couronne de sacre d’Agilulf, qui le définit comme « par la grâce de Dieu homme très glorieux, roi de toute l’Italie »100. La titulature de Rothari lui ajoute néanmoins un nouveau fondement ethnique, réservé jusque-là aux sources narratives. Le titre de rex gentis Langobardorum fut ensuite systématiquement repris par ses successeurs, mais il est notablement absent dans les diplômes qu’ils distribuent, jusqu’à Charlemagne 101. L’autorité royale semble donc conçue comme territoriale102 et la tradition ethnique semble invoquée en sus des traditions juridiques antérieures, comme une nouvelle source de légitimité qui vient s’ajouter, et non s’opposer aux précédentes. Le roi peut aussi apparaitre comme autorité territoriale législatrice, dans la tradition romaine, gothique et lombarde. Néanmoins, l’épilogue de l’Édit donne une présentation en partie contradictoire avec cet incipit, en insistant sur le rôle qu’a joué l’assemblée traditionnelle, le gairethinx103, dans l’élaboration des lois, comme si celles-ci n’étaient que la reprise de traditions orales. Ainsi, les lois auraient été mises par écrit : «de manière à ce que soit conservé dans cet édit ce qu’avec l’aide de Dieu nous avons été capables de retrouver grâce à une enquête minutieuse au sujet des anciennes lois des Lombards connues de nous ou des anciens, puis de les confirmer par le gairethinx, suivant l’usage de notre peuple104 ». Le travail de composition décrit ici insiste donc sur l’existence de lois orales anciennes, mais aussi sur la pratique complexe de la mémoire sociale105. Les anciens, les puissants et l’armée auraient été associés à cette élaboration de la loi écrite106. La revendication de la continuité du droit lombard depuis les origines du peuple est ici très forte. En outre, l’édit de Rothari marque son éloignement de la tradition romaine en choisissant un latin, mais aussi des lois, beaucoup plus éloignés de celle-ci que les édits promulgués par ses successeurs107. Comment considérer une telle affirmation ? Le royaume des Lombards fut le dernier royaume fondé sur les territoires de l’empire romain d’Occident, car les Lombards ne prirent possession de la péninsule italienne qu’en 568, après la brève reconquête justinienne qui effaça le royaume gothique. Les conflits entre les Lombards et les Byzantins furent continus jusqu’à l’intervention de Pépin le Bref au VIII e siècle. Pour certains chercheurs, le prologue de l’Édit de Rothari témoigne du processus particulier poursuivi pour établir 99 Cassiodore, Variae, IX, 25, 4. J. Jarnut, « Der langobardische Staat », Der frühmittelalterliche Staat…op. cit., p. 23-29, ici p. 26 : « gratia Dei vir gloriosissimus rex totius Italiae » et J. Jarnut, « Wer waren die Langobarden im Edictus Rothari ? » Sprache und 100 Identität im frühen Mittelalter, W. Pohl et B. Zeller dir., Vienne 2012, p. 93-7. 101 W. Pohl, « Regnum und gens », art. cit. Voir infra Édit de Rothari, § 367. 103 G. Dilcher, « Per gairethinx, secundum ritus gentis nostrae confirmantes ». Zu recht und Ritual im Langobardenrecht », Leges – Gentes- Regna. Zur Rolle von germanischen Rechtsgewohnheiten und lateinischer Schrifttradition bei der Ausbildung der frühmittelalterlichen Rechtskultur, G. Dilcher et E.-M. Distler dir., Berlin, 2006, p. 419-448. 104 Édit de Rothari § 386 : « ut, quod adhuc annuentem divinam clementiam per subtilem inquisitionem de antiquas legis langobardorum, tam per nosmetipsos quam per antiquos homines, memorare potuerimus, in hoc edictum subiungere debeamus ; addentes, quin etiam et per gairethinx secundum ritus gentis nostrae confirmantes ». 105 W. Pohl, « Memory, identity and power in Lombard Italy », The Uses of the Past in the Early Middle Ages, Y. Hen et M. Innes éd., Cambridge, 2000, p. 9-28. 106 Sur la controverse entre les chercheurs italiens sur l’interprétation du gairethinx, voir E. Conte, « Droit médiéval. Un débat historiographique italien », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 57e année, n°6, 2002, p. 1593-1613 particulièrement p. 1596 et suivantes. 107 P. Wormald, « The leges barbarorum… », art. cit., p. 22. 102 18 le texte des lois lombardes, qui révèleraient la tardive manifestation écrite d’éléments oraux anciens. Ainsi, pour G. Dilcher : « La résistance avec laquelle il s’est maintenu des formes et des rituels de la culture juridique orale à travers l’écriture du droit lombard lui-même et son insertion dans les formes survivantes de la culture écrite latine laisse penser à une irruption profonde et significative dans les traditions de l’Antiquité Tardive : l’irruption d’une conception ou d’une mentalité juridique archaïque, archaïque en raison de son origine et de son lien avec une « Stammeskultur » totalement orale, c’est-à-dire correspondant à un grand groupe, sociabilisé de façon lâche, tribal, segmentaire. »108 Pourtant, pour d’autres spécialistes, l’analyse des dispositions légales de l’édit tend à faire comprendre ces traditions orales davantage comme le fruit d’une pratique juridique continue, mêlant les coutumes orales à la pratique courante du droit écrit 109 , que comme une mise par écrit de traditions préservées de toute influence externe depuis des siècles110. Ainsi, pour le droit lombard, E. Cortese défend l’hypothèse de la survie et de l’influence du droit romain qui auraient transformé la procédure judiciaire lombarde111. Nous retrouvons, comme pour toutes les lois émises par les souverains barbares, le débat ouvert depuis longtemps quant à leur part d’héritage, barbare ou romain, ou de création. La difficulté de le clore provient de notre ignorance des pratiques barbares antérieures à la rédaction des lois, mais aussi des pratiques romaines, dans la mesure où celles-ci pouvaient être très éloignées des rescrits impériaux112. Si la question des apports proprement germaniques dans la législation reste donc ouverte113, il faut souligner l’aspect novateur, au VIIe siècle, de l’affirmation par l’édit de Rothari du fondement ethnique de la loi. Le roi se présente dans l’épilogue comme au service des traditions ethniques, qu’il ne fait que mettre par écrit pour composer sa législation, et du groupe qui en est le garant, le gairethinx, qu’il ne fait que réunir. C’est le premier texte qui nous soit parvenu qui comporte une telle affirmation. Néanmoins, dans l’ensemble de l’édit, il semble que les différentes sources de légitimité de la loi : la tradition des souverains antérieurs, romains et gothiques, la monarchie lombarde, le christianisme, les traditions ethniques propres aux Lombards… s’ajoutent sans paraitre se contredire aux yeux du rédacteur. Une telle présentation du roi comme soumis aux traditions ethniques ne se trouve que dans un seul texte à la datation très délicate, le Petit Prologue de la loi salique. Au sein de la tradition lombarde, le positionnement de Rothari parait original. La présentation du passé lombard fournie par l’Édit peut être comparée à celle d’un autre texte composé dans le royaume lombard : l’Origo gentis Langobardorum, rédigée 108 G. Dilcher, « Per gairethinx… », art. cit., ici p. 437. De multiples lois écrites antérieures furent probablement utilisées dans l’édit de Rothari. Voir B. Pohl-Resl, « Legal practice and ethnic identity in Lombard Italy », W. Pohl, H. Reimitz dir., Strategies of distinction : The Construction of Ethnic Communities 300-800, Leiden-Boston-Cologne, 1998, p. 205-219. 110 C’est l’interprétation défendue par exemple par N. Everett, « Literacy and the Law in Lombard Government », Early Medieval Europe, 9/1, 2000, p. 93-127. Contra : G. Dilcher, « Mythischer Ursprung und historische Herkunft als Legitimation mittelalterlicher Rechtsaufzeichungen zwischen Leges und Sachsenspiegel », P. Wunderli dir., Herkunft und Ursprung. Historische und mythische Formen der Legitimation, Sigmaringen, 1994, p. 141-155 et l’introduction de Cl. Azzara, S. Gasparri, Le leggi dei Longobardi. Storia, memoria e diritto di un popolo germanico, Milan, 1992, qui défendent que le droit lombard n’a connu que peu d’influences extérieures. 111 E. Cortese, « Il processo longobardo tra romanità e germanesimo », La giustizia nell’alto medioevo (secoli V-VIII), Spolète, 1995, p. 621-647. 112 I. Wood, « Disputes… », art. cit et J. Harries, « Resolving Disputes : The Frontiers of Law in Late Antiquity », Law, Society and Authority in Late Antiquity, R. W. Mathisen éd., Oxford, 2001, p. 68-82. 113 Pour la présentation des oppositions au sein de l’historiographie récente, voir T. Lienhard, « L’historiographie germanophone sur les lois barbares : centre de gravité, évolutions, desiderata », Revue de l’institut français d’histoire en Allemagne 2, 2010, p. 133-163. Pour l’importance de la question de la compensation pécuniaire pour les crimes de sang, voir la position classique exposée par P. Wormald, « The leges barbarorum… », art. cit., p. 29-30, à laquelle s’opppose C. Camby, Wergeld…op. cit. 109 19 entre 671 et 688114. Ces deux présentations du passé lombard divergent sur de nombreux points115 : l’Origo rapporte une origine des Lombards fondée sur le paganisme et rappelle la transmission cognatique, c’est-àdire aussi bien par les hommes que par les femmes, du pouvoir royal, alors que le prologue de l’Édit présente les Lombards comme un peuple élu, guidé par Dieu vers sa terre promise, l’Italie, où la monarchie est transmise de père en fils, suivant le modèle biblique. Le christianisme, suivant l’Édit, structure donc à la fois le passé et le présent des Lombards, ainsi que la transmission du pouvoir royal. Contrairement à l’Origo gentis Langobardorum, il limite strictement les traditions ethniques à un contenu juridique et social et supprime toute référence au paganisme. Ces deux présentations opposées étaient probablement soutenues par deux groupes familiaux en rivalité pour la couronne et montrent qu’il n’existait pas de consensus quant au contenu des traditions ethniques des Lombards. Loi barbare et ethnogenèse Ainsi, l’affirmation d’un fondement ethnique de la loi, qui ne serait le reflet que des anciennes coutumes acceptées par le groupe ethnique et les gardiens de sa tradition paraît, dans l’édit de Rothari, comme une source supplémentaire de légitimité, en sus de l’imitation des souverains précédents. Quel que soit l’ancrage réel de ces lois dans une tradition orale qui, par définition, nous échappe, il faut souligner l’affirmation, par ce fondement ethnique, du pouvoir et de l’autonomie d’un groupe dirigeant, appelé à travers le gairethinx à collaborer avec le roi dans son action législatrice. Cette association, dans l’édit de Rothari, du roi lombard et du groupe porteur des traditions ethniques fait partie des éléments qui ont permis la formation de la théorie de l’ethnogenèse, une étape théorique importante concernant la formation des peuples barbares116. Cette approche considère que les peuples se formèrent par étapes, à partir de petits groupes prestigieux porteurs d’un noyau de traditions ethniques117. La formation d’un grand peuple se ferait par la diffusion de ces traditions et du sentiment d’appartenance ethnique qu’elles soutiennent. Par exemple, un fidèle du roi des Goths se présenterait comme un Goth et accepterait progressivement les coutumes attachées à cette identité ethnique, quelle que soit son ascendance génétique. L’organisation des différents peuples ne seraient donc plus l’héritage figé d’une migration, mais une construction continue, depuis l’entrée dans l’aire d’influence romaine jusqu’aux premiers siècles de chaque royaume. La formation des identités ethniques apparait alors comme un processus complexe, dans lequel la filiation et les traditions ethniques jouent un rôle important, mais qui n’est pas forcément décisif, suivant les circonstances politiques. Une telle conception de la fluidité des appartenances ethniques permet de retourner l’analyse du lien entre la loi et l’identité ethnique, en voyant dans la première un moyen d’affirmation de la seconde. Les lois des souverains barbares, en distinguant différents groupes ethniques au sein de leur royaume et en leur attribuant des conditions juridiques particulières auraient contribué à leur formation, notamment en faveur de leur propre groupe ethnique, dominant au sein du royaume. Peu importerait alors l’origine des traditions juridiques utilisées pour rédiger ces lois. Ainsi, H. Werner-Goetz souligne que « le mélange d’éléments 114 W. Pohl, Werkstätte der Erinnerung. Montecassino und die Gestaltung der langobardischen Vergangenheit, Vienne- Munich, 2001, p. 117 à 120. 115 M Coumert, Origines…op.cit., p. 197-214 et M. Coumert, « le pouvoir des reines lombardes » Femmes de pouvoir et pouvoir de femmes dans l’Europe occidentale médiévale et moderne, A. Nayt-Dubois et E. Santinelli-Foltz dir., Valenciennes, 2009, p. 379-397. 116 M. Coumert, « Ethnogenèse », B. Dumézil dir., Les barbares, op. cit., p. 547-553. 117 W. Pohl, « Aux origines d’une Europe ethnique. Transformation d’identités entre Antiquité et Moyen Age », Annales HSS, 60e année, 1, 2005, 183-208. S. Gasparri : « Rapport introductif. Mouvements de peuples, ethnogenèse et transformation du monde ancien », Des sociétés en mouvement. Migrations et mobilité au Moyen Âge. XLe congrès de la SHMESP (Nice, 4-7 juin 2009), Paris, 2010 p. 17-31 et M. Coumert et B. Dumézil : « Les « Grandes migrations » et la construction des identités (IVe-VIe siècles), Problèmes d’Histoire ou d’historiographie ? », ibid., p. 33-44. 20 romains et germaniques n’est pas seulement un indice de l’acculturation, mais aussi un facteur de l’ethnogenèse », ce qui disqualifie toute présentation de milieux culturels distincts voire opposés118. L’ethnogenèse se poursuivrait ainsi durant les premiers siècles des royaumes barbares. En ce sens peuvent être interprété deux dispositions du Livre des Constitutions publié par les rois burgondes, qui envisagent le cas où « quelqu’un de notre peuple a invité une personne d’une nation barbare à vivre avec lui »119 ainsi que l’installation de nouveaux venus comme des Goths qui ont été prisonniers chez des Francs et d’autres120. Ces dispositions trouvent des échos dans d’autres codes des rois barbares. Ainsi, les versions A et C de la Loi salique considèrent le cas où « quelqu’un tue un homme libre, franc ou barbare, qui vit sous la loi salique »121, ce qui semble indiquer que la loi salique ne se limite pas aux seuls Francs122, mais qu’elle a pu être justement un facteur d’intégration dans l’élite dirigeante, car la compensation de 200 sous indiquée en cas de meurtre d’un individu protégé par la loi salique est très élevée. Suivant la présentation de l’Édit de Rothari, le roi règne sur tous ses sujets lombards, mais accorde aussi sa protection à des non-lombards résidant dans le royaume : « Tous les étrangers qui sont venus des territoires extérieurs dans les territoires de notre royaume et se sont placés sous la protection de notre pouvoir doivent vivre sous nos lois des Lombards, sauf s’ils ont mérité une autre loi auprès de notre piété123 ». La législation royale peut ainsi favoriser et reconnaitre des individus appelés à s’intégrer au groupe ethnique dominant, ou des groupes ethniques privilégiés, ayant leur propre loi. La loi écrite, promulguée par le roi, est à la fois un moyen d’affirmation de l’identité lombarde, et de son importance pour le royaume, mais aussi d’intégration, par leur statut juridique, d’individus d’origine diverse dans le groupe des Lombards. Si nous mettons à part l’épineuse question du prologue de la loi salique, qui sera étudié ci-dessous, il faut attendre 643 pour qu’une tradition ethnique, supposée orale, soit présentée comme fondement de la législation royale. Quelle que soit la part d’héritage dans la justification ethnique de la loi, il faut bien considérer que sa mise en avant n’apparait dans des textes écrits qu’au VIIe siècle, où pour la première fois, les lois sont présentées comme des lois tribales, appuyées sur la coutume et le consensus des anciens. Une telle affirmation apparait tardive, par rapport à la formation des royaumes barbares aussi bien que des premiers codes de lois émis par leurs souverains. Ce décalage chronologique incite à l’expliquer moins par l’héritage des communautés ethniques extérieures à l’empire romain, que par la construction d’une élite dirigeante, unifiée au service du roi, au sein de chaque royaume. B] Les fondements de la loi salique Des présentations divergentes La datation de cette irruption de la justification ethnique des lois est néanmoins difficile, en raison des inextricables difficultés posées par la tradition manuscrite de la loi salique. L’intérêt manifesté par les Carolingiens, qui aboutit à une rédaction nouvelle de la loi salique en 802, reprise par les 7/8e de la tradition 118 H. W. Goetz, « Gens - Regnum – Lex : das Beispiel der Franken », Leges - Gentes - Regna…op.cit., p. 537-542, ici p. 538. 119 Liber Constitutum 79, 1 : « si quis in populo nostro barbarae nationis personam, ut in re sua consisteret, invitasset ». 120 Constitutio extravagans 21.4. 121 Pactus legis Salicae, 41.1 (MGH, LnatGerm 4.1, Eckhardt éd) : « Si quis <vero> ingenuum Francum aut barbarum, qui lege Salica uiuit, occiderit… ». 122 M. Springer a démontré qu’il n’existait pas de groupe ethnique « salien » avant la loi salique : « Gab es ein Volk der Salier ? », Nomen und gens, D. Geuenich et W. Haubrichs dir., E-RGA 16, Berlin, 1997, p. 58-83. 123 Édit de Rothari § 367 : « Omnes waregang, qui de exteras fines in regni nostri finibus advenerint, seque sub scuto potestatis nostrae subdiderint, legibus nostris Langobardorum vivere debeant, nisi aliam legem ad pietatem nostram meruerint ». 21 manuscrite, rend probable l’occultation de textes antérieurs en faveur du Prologue long de la Loi salique124. Les textes qui présentent l’autorité émettrice de la loi salique différemment de ce prologue, de même qu’un état, semble-t-il partiellement antérieur à la reprise carolingienne du texte, ne nous sont transmis que dans de très rares manuscrits, tous postérieurs au règne de Pépin Ier (751-768). Deux manuscrits, qui présentent la version de la loi salique en 65 chapitres, supposée la plus ancienne, ainsi que le Pactus pro tenore pacis125, un accord entre deux rois, fournissent cet épilogue : « Le premier roi des Francs établit les chapitres 1 à 62 et les institua pour juger. Peu après, lui et ses aristocrates ajoutèrent de 63 à 78 chapitres. Puis, après longtemps, le roi Childebert considéra ce qu’il fallait ajouter, et passa de 78 à 83, ce qu’il a fait justement, et il transmit ces écrits à son frère Clotaire. Par la suite, Clotaire, après avoir reçu volontiers ces chapitres de son frère aîné, considéra ce qu’il devait ajouter pour son propre royaume et ce qu’il fallait inclure de plus, du chapitre 89 (sic) jusqu’au chapitre 63 ; et ensuite il envoya ces rescrits à son frère. Et ainsi il fut établi entre eux que toute cette compilation devait demeurer ainsi comme auparavant »126 . La constitution de la loi salique est ici envisagée comme une suite d’édits royaux, progressivement ajoutés à une base d’une soixantaine de chapitre. Si l’on suit ce texte, qui présente Childebert et Clotaire comme des frères, le Pactus pro tenore pacis pourrait être un ajout à la loi salique, publié par Childebert Ier (511-558) et Clotaire Ier (511-561), ce qui signifie que le texte initial de la loi salique daterait d’avant 511127. Néanmoins, une telle présentation ne définit pas l’origine du code initial, renvoyé de façon floue à un premier roi des Francs. La liste royale qui la suit indique en outre que la rédaction présente de ce texte remonte au plus tôt au règne de Childéric III (743-751/2). Le Liber Historiae Francorum, composé en 727128, qui narre ainsi les origines troyennes des Francs, est le premier texte datable à proposer de nouvelles informations sur les conditions de rédaction de la Loi Salique. Il narre tout d’abord les origines troyennes des Francs, puis décrit la fondation d’une ville, Sicambria, vite abandonnée ainsi que les choix des Francs : « Quittant Sicambria, ils partirent jusqu’aux plus lointains parages du Rhin dans les places fortes des Germanies, où ils s’installèrent avec leurs princes Marchomir, fils de Priam, et Sunno, fils d’Antenor ; ils y restèrent pendant de longues années. Mais à la mort de Sunno, ils prirent la décision de placer à leur tête un roi unique, sur le modèle des autres peuples. Sur le conseil que leur donna Marcomir, ils élirent son fils Faramond et l’élevèrent au-dessus d’eux comme roi chevelu. Alors ils commencèrent à se doter aussi de lois, qui furent négociées par leurs chefs païens dont les noms étaient Wisowastus, Wisogastus, Arogastus et Salegastus, en ces villae d’outre-Rhin appelées Bothagm, Salechag et Widehagm ». Dans la présentation du Liber Historiae Francorum, la rédaction de la lois salique est donc intégrée dans le récit de l’origine des Francs et de leur dynastie. Elle y constitue l’une des étapes de la Sur la construction d’un passé uniment favorable au nouveau pouvoir, voir R. McKitterick, History and memory in the carolingian world, Cambridge, 2004. 125 Capitula legi salicae addita, MGH, LLnatGerm IV, 1, Eckhardt éd., p. 250-251. 126 Wolfenbüttel, Landesbibliothek, Weißenburg 97 (A2), fol 37r : « Primus rex francorum statuit a primo titulum usque LXII disposuit iudicare. post modo autem tempus cum obtimatis suis a LXIII titulum usque ad LXVIII addedit . sic uero Childebertus rex post multum autem tempus pertractauit , quid addere debirit ; ita a LXXVIII usque ad LXXXIII perinuenit , quod ibidim digne inposuisse nuscuntur , et sic fratri suo Clotario hec scripta transmisit . post hec uero Clotarius , cum hos titulus a germano suo seniore gratenter excepit , sic postia cum rignum suum pertractauit ut quid addere debirit ibidim quid amplius dibiat construhere , ab LXXXVIIII titolus usque ad LXIII statuit permanere ; et sic postea fratre suo rescripta direxit. et ita inter eis conuinit , ut sta omnia sicut anteriore constructa starent », MGH, LLnatGerm IV, 1, Eckhardt éd., p. 253. 127 I. Wood, The merovingian kingdoms, op. cit., p. 102-119. 128 Voir l’introduction de S. Lebecq trad., La geste des rois des Francs (Liber Historiae Francorum), Les Belles Lettres, Paris, 2015. 124 22 transformation des Francs de sauvages en civilisés, mais le paganisme de ses rédacteurs, comme la précision des trois villae situées au-delà du Rhin, viennent souligner l’appartenance de ce type de législation à des temps révolus. La loi salique témoigne de l’antiquité prestigieuse des Francs et de leurs rois, de leur insertion très ancienne dans le système du droit écrit. Si le règne de Faramond, un roi franc que le Liber Historiae Francorum est le premier à mentionner, est indiqué de façon concomitante dans ce texte, la monarchie et la loi y résultent du choix des Francs. Le groupe ethnique est alors assimilé à un petit groupe de guerriers, unis autour du roi, descendants des guerriers troyens. Néanmoins, le Liber Historiae Francorum s’appuie ensuite sur le récit de Grégoire de Tours pour présenter Clodion et Mérovée comme le fils et le petit-fils de Faramond, établissant ainsi une généalogie des rois mérovingiens remontant à Priam 129 . Il soutient donc la légitimité de la monarchie mérovingienne en l’ancrant dans le passé franc le plus ancien130 et place la rédaction de la loi salique, implicitement, sous son autorité. Les noms barbares des quatre rédacteurs, associés seulement pour trois d’entre eux à un lieu, restent énigmatiques, malgré des siècles de recherche… Les informations contenues dans le Liber Historiae Francorum apparaissent aussi dans un texte appelé Petit Prologue, ou Prologue court, de la Loi Salique. Nous ne pouvons savoir si les deux textes s’inspirent d’une source commune, ou si l’un des deux textes dépend de l’autre, car les premiers manuscrits qui transmettent l’un ou l’autre texte datent de la fin du VIIIe siècle131. Quoi qu’il en soit, les éléments communs prennent ici un tout autre sens : « Il a plu aux Francs et à leurs grands et il a été convenu, afin de préserver le zèle pour la paix entre eux, qu’ils devaient éviter toute augmentation des querelles ; de même, ils devaient surpasser ceuxci par l’autorité légale, de sorte que l’affaire criminelle se voit attribuer une fin appropriée au type de plainte. Ainsi se présentèrent quatre hommes choisis parmi de nombreux parmi eux, dont les noms sont Uuisogastus, Arogastus, Salegastus et Uuidogastus. Ils se rassemblèrent trois fois en assemblée judiciaire, discutèrent attentivement de l’origine de toutes les plaintes, et établirent un jugement pour chacune132 ». Ce petit prologue entre en contradiction avec les documents évoqués ci-dessus présentant le processus législatif dans les royaumes barbares. La divergence apparait aussi bien à propos de la justification ethnique de la loi, fondée sur la coutume franque, que de l’exclusion de tout rôle du roi, ce qui le différencie du Liber Historiae Francorum comme de l’édit de Rothari. L’absence de rôle législatif du roi incite à mettre le Prologue court en rapport avec un groupe ethnique libre de toute autorité royale. L’analyse classique de ce texte y voit ainsi le témoignage d’une organisation sociale antérieure au règne de Clovis133. 129 Liber Historiae Francorum § 5. R. A. Gerberding, The Rise of the Carolingians and the Liber Historiae Francorum, Oxford, 1987. 131 M. Coumert, « les prologues de la loi salique ou les premiers temps des Francs suivant les copistes carolingiens », à paraitre dans 511-2011, actes du colloque anniversaire de la mort de Clovis, Paris. 132 Prologue court de la loi salique, Paris, BNF, latin 18237, f 66 ra-rb (C6) : Placuit atque convenit inter francos atque eorum proceribus, ut pro servandum inter se pacis studium omnia incrementa rixarum resecare deberent, et ita etiam eos legale auctoritate praecellerent, ut iuxta qualitate causarum sumerent criminales actiones terminum. Extiterunt igitur inter eos electi viri de pluribus quattuor his nominibus : Uuisogastus, Arogastus, Salegastus et Uuidogastus qui per tres mallos conuenientes onnes causarum origines sollicite discutientes de singulis iudicium decreuerunt. 133 Par exemple, O. Guillot, « La justice dans le royaume franc à l’époque mérovingienne », La giustizia nell’alto medioevo (secoli V-VIII), Spolète, 1995, p. 653-731, à la note 76. 130 23 Les contradictions internes de la tradition manuscrite K. A. Eckhardt édite ce texte de façon indépendante, en introduction des versions A et C de la Loi salique, qu’il considère comme les plus anciennes, et implicitement comme les plus pures, les plus proches des authentiques traditions germaniques134. Pour autant, une telle présentation est intenable par rapport à la tradition manuscrite. En effet, le Prologue court : - est absent des 4 manuscrits de la classe A, supposés reprendre la version la plus ancienne de la loi salique, en 65 chapitres. - apparait dans les 2 manuscrits carolingiens de la classe C, elle aussi supposée antérieure e au VIII siècle, mais à la suite du Prologue long ou dans un résumé des deux Prologues. - n’est jamais transmis isolément : tous les autres manuscrits qui le comportent avec la version carolingienne de la Loi Salique, présentent auparavant le Prologue long de la loi salique, juste avant lui, ou en intercalant une liste de 100 titres135 ! Si ce texte a vraiment fait l’objet d’une rédaction indépendante, ce qui n’est pas prouvé, il n’est en tout cas jamais laissé seul, mais accompagné du prologue long qui le reprend en partie, mais pour vanter la gloire des Francs et de leurs rois. En voici le début : « Le peuple illustre des Francs, fondé par Dieu, fort dans les armes, ferme dans les traités de paix, profond en conseil, noble de corps, d’une blancheur intacte, d’une beauté singulière, hardie, agile et farouche, converti [récemment] à la foi catholique et préservé de l’hérésie. Alors qu’il restait encore barbare, sous l’inspiration de Dieu, il recherchait la clef de la science, désirait la justice suivant la nature de ses mœurs, conservait la piété. Ils dictèrent la loi salique par les grands de ce peuple, qui à l’époque en étaient les recteurs. Quatre hommes furent choisis parmi de nombreux autres : Wisogastus, Bodogastus, Salegastus et Widogastus, dans les lieux appelés Salechagm, Bodochagm et Widochagm. Ils se réunirent trois fois en assemblée judiciaire, ils discutèrent avec soin de l’origine de toutes les plaintes, et établirent un jugement à propos de chacune comme suit. Dès lors, Dieu favorisant le roi des Francs, Clovis, beau [illustre] et impétueux, reçut en premier le baptême catholique, et tout ce qui dans ce pacte était jugé peu convenable fut amendé avec clarté par les rois successifs Clovis, Childebert et Clotaire [par le décret suivant]. Vive le Christ qui aime les Francs, qu’il conserve leur royaume et pourvoie ses recteurs de la lumière de sa grâce…136 » Suit l’exaltation des Francs pour leur vaillance, notamment contre les Romains, et leur catholicisme, puis, souvent, une mention de la treizième année de règne du roi Pépin (763/764), et enfin parfois, avant ou après une liste de 100 chapitres de la loi salique, le texte appelé Prologue court cité ci-dessus. Tel qu’il nous a été transmis, le Prologue court apparait donc après l’insertion des mêmes informations dans un texte plus long, mais dans une présentation qui souligne les décrets royaux ajoutés à une rédaction païenne, loue Clovis et mentionne son rôle législateur avec Childebert et Clotaire. Dans ces conditions, il parait bien difficile de chercher le sens initial d’un texte qui n’est jamais transmis de façon indépendante. Dans le prologue long, les quatre sages qui établirent la loi salique sont désignés comme des « rectores », ce qui les assimile aux officiers royaux. L’invocation finale, qui qualifie ainsi les chefs contemporains des Francs, établit une continuité jusqu’aux Francs du VIIIe siècle, au service du roi carolingien. Le caractère subversif qu’aurait pu avoir le Prologue court de la loi salique, en occultant toute autorité royale, est totalement encadré et donc désamorcé K. A. Eckhardt n’a jamais renié ni regretté son engagement nazi, de 1931 à 1945. Eckhardt, introduction au Pactus legis Salicae, p. 3. P. Wormald, « The leges barbarorum… », art. cit., p. 28-29. 136 Par exemple, Prologue long de la loi salique, Paris, BNf, latin 18237 (C 6), f 65va66 ra. Voir Lex salica, MGH, LLnatGerm IV, 2, Eckhardt ed., p. 2-8. 134 135 24 dans la tradition manuscrite, où les rédacteurs de la loi salique apparaissent comme des serviteurs du roi. Certains manuscrits portent donc trace, à travers le Prologue court, d’une présentation de la loi salique comme une émanation du groupe ethnique, qui choisit des individus chargés de mettre la coutume par écrit, en dehors de toute autorité royale. Si cette présentation est parvenue jusqu’à nous, c’est néanmoins accompagnée de textes qui rappellent l’autorité royale, comme le Liber Historiae Francorum qui rappelle la force de l’hérédité royale ou le Prologue long de la loi salique, qui fait des rédacteurs de la loi des officiers royaux. La présentation de l’élaboration de la loi hors de l’autorité royale est isolée, puisque nous avons de nombreuses traces de la législation royale mérovingienne incorporée dans la Loi Salique, tandis que d’autres textes comme son « épilogue », mais aussi la version longue du prologue, rappellent une autorité royale législatrice depuis les origines. Cette dernière montre qu’à l’époque de copie des manuscrits, la présentation défendue par le Prologue court n’était plus recevable. Les « prologues » et l’« épilogue » de la loi salique montrent donc des présentations opposées de son origine, entre lesquelles nous ne saurions trancher. Elles montrent que certains groupes, avant la domination carolingienne, ont peut-être soutenu une origine purement ethnique de la loi, indépendante des différents rois, quand d’autres soulignaient la continuité de l’autorité royale législatrice, de Clovis aux Carolingiens. La tradition manuscrite ne nous permet pas de dater la rédaction de toutes ces présentations concurrentes. Néanmoins, un fondement ethnique du pouvoir apparait chez les Francs au plus tôt à fin du VIe siècle137 : au Ve siècle, le sceau de Childéric se contente de le proclamer « rex » et le titre de « roi des Francs » n’apparait, dans la tradition documentaire, que dans une copie d’une charte de Théodebert II, de 596 et dans deux chartes originales de Clotaire II, qui régna entre 584 et 629138. Il semble donc probable que les fondements ethniques de la loi salique furent au plus tôt mis en avant au VIIe siècle, quand une justification ethnique du pouvoir fut formulé de façon récurrente. Une telle présentation était contredite dès la première moitié du VIIIe siècle, avec la rédaction du Liber Historiae Francorum. C] La personnalité des lois Revenons sur la chronologie des textes du haut Moyen qui témoignent de la construction progressive d’un lien entre l’identité ethnique d’un individu et la loi à laquelle il se réfère. Trois périodes différentes peuvent être distinguées. Chronologie : la loi et l’identité ethnique du Ve au VIIIe siècle A la fin du Ve siècle, comme nous l’avons vu supra, les codes de loi émis par les souverains barbares se présentent comme l’émanation d’une autorité royale territoriale. Les royaumes gothiques burgonde ou franc comportent différentes identités ethniques et la loi émise par leurs souverains peut concerner des Goths, des Burgondes, ou des Francs mais aussi des Romains et d’autres barbares, tant qu’ils se trouvent sur le territoire du roi. Plusieurs origines de la loi coexistent, entre celles qui furent émises par les souverains H. W. Goetz, « Gens, kings and kingdoms : the Franks »…op. cit. , ici p. 323, W. Pohl, « Regnum und gens », Der frühmittelalterliche Staat…op. cit., p. 435-450, ici p. 440. 138 H. Reimitz, History, Frankish Identity and the framing of Western ethncity, 550-850, Cambridge, 2015, p. 98-103. 137 25 romains puis par les lois barbares, mais le but recherché semble être celui de la complémentarité des différentes législations. Les conquêtes de Clovis, puis de ses fils, ont modifié cette organisation juridique, puisque d’anciens territoires relevant de ces royaumes furent intégrés aux royaumes francs. Au VIIe siècle, plusieurs législations royales coexistaient donc. Cette diversité juridique, héritée des conquêtes, est probablement à l’origine de la pratique politique des souverains mérovingiens qui, si l’on en croit les prologues qui leur sont parfois associés, auraient fait rédiger au VIIe siècle des lois pour des groupes dépourvus d’autorité royale propre : les Alamans, les Bavarois, mais aussi ceux auxquels s’appliquaient la loi ripuaire. La rédaction, au VIIe siècle ou au VIIIe siècle, d’une loi ripuaire139, qui reprend la loi salique comme des édits royaux mérovingiens, probablement destinée aux membres du royaume franc d’Austrasie, montre l’utilisation politique, par les souverains, d’une loi destinée à un groupe particulier, en raison des circonstances internes au royaume. Il reste néanmoins impossible à déterminer comment le groupe auquel s’applique la loi se définissait, car aucun « Ripuaire » n’est attesté avant cette loi140. Or la loi ripuaire statue : « D’autre part, nous instituons dans le district ripuaire, pour les Francs aussi bien que les Burgondes et les Alamans ou quiconque, de quelque nation qu’il soit, qui s’y est installé : s’il est appelé au tribunal, qu’il y réponde suivant la loi du lieu où il est né. »141 Ici semble instituée une personnalité des lois d’après le lieu de naissance, permettant de distinguer s’il faut appliquer la loi ripuaire, la loi des Burgondes ou la loi des Alamans. Si l’on se réfère à la formule d’entrée en charge sur ordre du roi pour un duc, un patrice ou un comte, établie sur la base d’actes de la pratique datant principalement du VIIe siècle, la diversité des lois est reconnue au sein du royaume mérovingien : « …afin que tous les peuples qui y habitent, aussi bien les Francs que les Romains, les Burgondes et les autres nations vivent et soient modérées sous ta direction et ton gouvernement, et que tu les diriges avec droiture suivant leur loi et leur coutume. »142 Ici n’est pas précisée la base, ethnique ou géographique143, de la diversité des lois. Outre cette affirmation de la diversité et de la personnalité des lois, les rois francs sont impliqués dans la rédaction de lois destinées à des groupes ethniques ayant eu une histoire indépendante avant leur soumission. Une version de la loi des Alamans, qui n’est qu’en partie conservée, apparait ainsi sous le titre suivant : « ici commence le pacte loi des Alamans, [l’année …], en accord avec le seigneur roi Clotaire, où furent 33 ducs, 33 évêques et 45 comtes »144. Le texte souligne que la reconnaissance de cette loi à un groupe ethnique interne au royaume franc représenterait un choix politique du roi mérovingien. Et non loi des Ripuaires, voir l’introduction de F. Beyerle, Lex Ribuaria, MGH, LLNat.Germ. 3,2 p. 9 Sur l’absence de toute désignation d’un individu comme « ripuaire » avant cette loi, voir M. Springer, « « RipariiRibuarier-Rheinfranken nebst einigen Bemerkungen zum Geographen von Ravenna », Die Franken und di Alemannen bis zur Schlacht bei Zülpich, D. Geuenicht dir., E-RGA 19, Berlin, 1998, p. 200-269. 141 Loi ripuaire 35.3 : Hoc autem constituimus, ut infra pago Robuario tem Franci, Burgundiones, Alamanni seu de quacumque natione commoratus fuerit, in iudicio interpellatus sicut lex loci contenet, ubi natus fuerit, sic respondeat. 142 Formulaire de Marculf, I, 8 : Et omnis populus ibidem commanentes, tam Franci, Romani, Burgundionis vel reliquas nationis sub tuo regimine et gubernatione degant et moderentur, et eos recto tramite secundum lege et consuetudine eorum regas. MGH, Formulae Merowingici et Karolini aevi, K. Zeumer éd. Sur ce texte, voir O. Guillot, « La justice dans le royaume franc à l’époque mérovingienne », La giustizia nell’alto medioevo (secoli V-VIII), Spolète, 1995, p. 653-731, ici p. 658-660 et l’introduction d’A. Rio, The Formularies of Angers and Marculf: Two Merovingian Legal Handbooks, Liverpool, 2008. 143 Sur point, voir P. Amory « Meaning… », art. cit., p. 144 Pactus legis Almannorum : INCIPIT PACTUS LEX ALAMANNORUM ET SIC CONVENIT [ANNO…] DOMNO CHLOTHARIO REGE UBI FUERUNT XXXIII DUCES ET XXXIII EPISCOPI ET XLV COMITES, K. Lehmann éd., MGH, LLnatGerm 5.1. 139 140 26 Ce don d’une loi apparait alors comme la marque de l’autorité royale franque, mais aussi sa reconnaissance d’une certaine autonomie du groupe des Alamans au sein du royaume. Si l’influence franque est importante sur le contenu même des lois, cette législation peut apparaitre, au gré des circonstances politiques, comme le signe de la soumission aux Francs, ou de l’indépendance, comme ce fut sans doute le cas lors de l’autre rédaction de la loi des Alamans, qui eut probablement lieu un peu avant la précédente, sous l’autorité du duc des Alamans Lantfrid, peu avant 724, alors qu’il exerçait une autorité indépendante145. De tels usages politiques de la législation, mise en rapport avec des identités ethniques particulières, va de pair, dans les royaumes mérovingiens, avec une nouvelle importance politique accordée aux appartenances ethniques. L’historiographie franque montre l’intérêt croissant accordé à la gens Francorum. H. Reimitz a ainsi montré que le choix du catholicisme, et non particulièrement la gens Francorum, importait à Grégoire de Tours à la fin du VIe siècle, alors que la Chronique de Frédégaire, rédigée dans la deuxième moitié du VIIe et le Liber Historiae Francorum, rédigé en 727, la mettait systématiquement en valeur146. En parallèle, les « prologues » de la loi salique laissent apparaitre, semble-t-il, une divergence entre une présentation de la loi comme issue du groupe ethnique – une présentation minoritaire, car toujours contredite dans les manuscrits – et celle, dominante, de la loi comme apanage de l’autorité royale. L’édit du roi Rothari montre quant à lui la combinaison des deux sources de légitimité, le code étant présenté à la fois comme le fruit des traditions et du consensus ethnique, mais aussi comme l’expression de l’autorité royale. Il semble vain de vouloir trancher entre les différentes sources de légitimité de la loi dans les premiers siècles des royaumes barbares, où le roi peut se présenter, suivant les circonstances, comme un remplaçant de l’empereur, un chef territorial et un roi tribal147. Nous pouvons simplement constater l’ajout tardif de cette nouvelle source de légitimité par rapport aux premières lois émises par des rois barbares. Cette conception nouvelle est exprimée aussi par le prologue de la Loi des Bavarois. L’auteur de ce texte, dont la composition remonte au plus tôt au deuxième tiers du VIIe siècle148 (en raison de l’utilisation de l’œuvre d’Isidore de Séville), reprend aux Étymologies de ce dernier la liste des législateurs de Moïse à Théodose, et ajoute : « Puis chaque peuple se choisit sa propre loi d’après la coutume. En effet, une ancienne coutume est tenue pour loi. La loi est une constitution écrite. […] Le roi des Francs Thierry, quand il se trouvait à Châlons, choisit quatre hommes sages, qui, dans son royaume, avaient été instruits des anciennes lois. Il déclara qu’il ordonnait d’écrire la loi des Francs, des Alamans et des Bavarois, de chaque peuple qui se trouvait sous son autorité, suivant sa coutume ; il ajouta ce qui devait être ajouté et supprima ce qui était improvisé et mal ordonné. Et ce qui était en accord avec la coutume des païens, il le transforma suivant la loi des chrétiens. Et ce que le roi Thierry ne put amender, en raison de la très ancienne coutume des païens, le roi Childebert l’entreprit ensuite mais le roi Clotaire l’acheva. Le très glorieux roi Dagobert rénova tout cela avec les hommes illustres Claudius, Chadoindus, Magnus et Agilulfus, et il améliora toutes les choses anciennes des lois, fit mettre [une loi] par écrit pour chaque peuple et elles sont restées jusqu’à nos jours.149» 145 R. Mc Kitterick, The Carolingians and the written world, Cambridge, 1989, p. 65 et H. Reimitz, op. cit., 2015, p. 328. H. Reimitz « Omnes Franci. Identifications and Identities of the Early Medieval Franks », dans Franks, Northmen and Slaves : Identities and State Formation in Early Medieval Europe, I. Garipzanov, P. J. Geary et P. Urbańczyk, Turnhout, 2008, p. 51-70, ici p. 61 et suivante, et H. Reimitz, op. cit., 2015. 147 W. Pohl, « Regnum und gens », 148 En raison de l’utilisation de l’œuvre d’Isidore de Séville. Sur la Loi des Bavarois elle-même, voir S. Esders, « Late Roman Military Law in the Bavarian Code. Droit militaire romain tardif dans le code de Bavière », Clio@Themis. Revue électronique d'histoire du droit, 10, 2016, p. 1-24. 149 Prologue de la loi des Bavarois : « Deinde unaquaque gens propriam sibi ex consuetudine elegit legem. Longa enim consuetudo pro lege habetur. Lex est constitutio scripta […] Theuderichus rex Francorum , cum esset Catalaunis , elegit viros sapientes qui in regno suo legibus antiquis eruditi erant . Ipso autem dictante iussit conscribere legem Francorum et Alamannorum et Baioariorum unicuique genti 146 27 La loi est ici présentée comme une coutume propre à chaque groupe ethnique, mise par écrit sur ordre du roi. Elle cumule plusieurs sources de légitimité : la tradition orale coutumière du groupe ethnique, mais aussi l’autorité royale, mérovingienne, associée au choix du christianisme et au conseil de sages. L’autorité du roi est présentée comme supérieure à la coutume, puisqu’elle est autorisée à la modifier. Le point le plus novateur ici est sans doute la mention d’une loi écrite pour chaque peuple, qui répond à un nouvel usage politique de la loi développée par les rois mérovingiens envers différents groupes puissants dans le royaume, définis par un ethnonyme. L’époque carolingienne Alors que les codes de lois distribués par les rois mérovingiens pouvaient devenir le point de cristallisation d’une revendication d’indépendance, pour un groupe défini par son identité ethnique, la montée en puissance des Pippinides, puis leur ascension royale réunifia le pouvoir. À l’héritage mérovingien de la diversité des lois et de la reconnaissance de groupes ethniques autonomes par la loi s’ajoutèrent les conséquences de la conquête de l’Italie, où s’appliquait la législation des rois lombards. Dans ce contexte, il est de nouveau délicat de faire la part entre une personnalité des lois suivant le lieu de naissance, ou suivant l’identité ethnique, de fait associée à une région. Ainsi le capitulaire aux Aquitains de Pépin le Bref prévoit en 768 : « Que tous les hommes aient leur loi, aussi bien les Romains que les Saliens, et si quelqu’un est venu d’une autre province, qu’il vive suivant la loi de sa patrie »150. L’ambiguïté semble avoir été ressentie aussi par les contemporains, si l’on suit les difficultés que semble avoir eues le roi pour déterminer la loi qui s’appliquait aux différents individus à Rome en 824 : « Nous voulons que tout le peuple romain soit interrogé, pour savoir suivant quelle loi il veut vivre, afin que tous vivent suivant celle suivant laquelle ils ont dit vouloir vivre, et qu’il leur soit notifié que chacun sache cela, aussi bien les ducs que les juges et le reste du peuple : que dans le cas où ils auraient fait quelque chose contre cette loi, ils seront soumis à cette même loi qu’ils ont déclarée par notre ordre et celui du pontife. »151 Il y a ici plusieurs lois reconnues, dont l’application est soumise à l’autorité du roi et du pape. Mais la détermination de cette loi, si elle est probablement liée à une identité ethnique, apparait comme un choix individuel. À l’issue de cette revue des textes qui témoignent de la coexistence de différentes lois et de leur application aux individus en rapport avec leur identité ethnique, il faut souligner : - l’apparition tardive du lien entre la loi et l’identité ethnique, qui n’apparait dans aucun texte daté antérieur au VIIe siècle - l’ambiguïté des dénominations ethniques qui semblent se référer à des traditions propres, mais aussi à une provenance géographique - la place variable laissée à la coutume, source de légitimité, mais aussi parfois associée de façon péjorative au paganisme quae in eius potestate erat, secundum consuetudinem suam, addidit quae addenda erant et inprovisa et inconposita resecavit . Et quae erant secundum consuetudinem paganorum mutavit secundum legem christianorum. Et quicquid Theuderichus rex propter vetustissimam paganorum consuetudinem emendare non potuit, post haec Hildibertus rex inchoavit, sed Chlotarius rex perfecit . Haec omnia Dagobertus rex gloriosissimus per viros inlustros Claudio, Chadoindo , Magno et Agilulfo renovavit et omnia vetera legum in melius transtulit et unicuique genti scriptam tradidit , quae usque hodie perseverant », MGH, LLnat Germ 5.2, p. 200-2, E de Schwind éd. 150 Pépin, Capitulaire aux Aquitains (18), 10 : « Ut omnes homines eorum legis habeant, tam Romani quam et Salici, et si de alia provincia advenerit, secundum legem ipsius patriae vivat », MGH, Capit.1, A. Boretius éd. 151 Lothaire, Constitutio romana (161), 5 : « Volumus ut cunctus populus Romanus interrogetur, qua lege vult vivere, ut tali qua se professi fuerint vivere velle vivant : illisque denuntietur, quod hoc unusquisque sciat, tam duces quam et iudices vel reliquus populus, quod si in offensione sua contra eandem legem fecerint, eidem legi quam profitentur per dispositionem pontificis ac nostram subiacebunt », MGH, Capit.1, A. Boretius éd. 28 - la revendication d’une loi particulière fondée sur l’identité ethnique, mais toujours encadrée par l’autorité royale franque. Or, alors que les Mérovingiens, dès le VIIe siècle, utilisèrent les lois associées à des identités ethniques pour reconnaitre des communautés au sien de leurs royaumes, la domination carolingienne est caractérisée par l’exaltation de l’identité franque, mais aussi sa dilatation à l’échelle de l’Empire. Suivant W. Pohl, « Un apogée de la mise en avant du rôle politique des Francs, mais aussi d’autres peuples, eut lieu au début de la période carolingienne. La domination des peuples était néanmoins politiquement précaire ; la plupart des peuples de la première vague ne se sont pas maintenus. En Espagne puis plus tard en Italie, le modèle d’un royaume fondé sur une identité ethnique échoua totalement avec les défaites des Wisigoths et des Lombards. D’un autre côté, le succès des Francs et de leur représentation chrétienne conduit à une dilatation de l’identité franque qui, à partir du Xe siècle perdit beaucoup de sa force de cohésion. Les peuples ne furent pas supplantés par le rôle joué par l’empire, mais leur rôle politique fut restreint »152. Comme l’a souligné J. Nelson, le peuple chrétien célébré par les auteurs carolingiens du IXe siècle ne se limitait pas aux Francs mais comportait probablement différentes identités ethniques153. Dans ce contexte, l’évêque de Lyon Agobard écrivit à l’empereur entre 817 et 822, en plaidant pour l’unification juridique de l’empire154. Il demande que les habitants soient placés sous la loi des Francs et ne soient plus soumis à celle de Gondebaud. Il la décrit comme la loi du « roi des Burgondes »155, un hérétique, dont il dénonce le duel judiciaire. Son refus de la diversité juridique s’appuie sur le refus des différences ethniques, car le Christ a confié aux Apôtres la mission de fonder une unité religieuse et spirituelle des croyants : « Là, il n’y a ni païen ni juif, ni circoncis ni incirconcis, ni barbare ni scythe, ni Aquitain ni Lombard, ni Burgonde ni Alaman, ni esclave ni libre mais le Christ, en tous il est tout »156. Néanmoins, Agobard reste flou quant aux fondements précis de la diversité juridique qu’il refuse, car il indique simplement que « les hommes de cette loi sont très peu nombreux »157, et souhaite que l’empereur « les place sous la loi des Francs, de sorte qu’ils deviennent plus nobles et que cette région soit un tant soit peu soulagée des désolations des malheurs. »158 Si la personnalité des lois est donc bien attestée à l’époque carolingienne, le fondement de celle-ci reste ambigu, entre une distinction par l’ascendance ou le lieu de naissance. Il semble que, de fait, chaque individu pouvait choisir la loi à laquelle il se rattachait, comme les habitants de Rome en 824. La diversité juridique apparait alors comme une transformation pragmatique, à partir de la diversité des lois héritées des conquêtes, bien plus qu’une organisation tranchée suivant l’ascendance qui aurait été héritée de la migration de tribus distinctes dans le siècle qui précéda la chute de l’empire romain. Conclusion : Comme nous l’avons vu, les relations entre la loi et l’identité ethnique restent l’objet d’importantes discussions. La composition des lois dans les royaumes barbares reste débattue : rapportent-elles des pratiques traditionnelles ? reprennent-elles des éléments du droit romain ? de la pratique provinciale romaine ? des éléments de la législation ou de la pratique des royaumes voisins ? L’ambiguïté est portée par 152 W. Pohl, « Regnum und gens », art. cit., ici p. 449. J. Nelson, « Frankish Identity in Charlemagne’s Empire », dans Franks, Northmen and Slaves…op. cit., p. 71-83. 154 Voir M. Rubelin, « Agobard de Lyon ou la passion de l’unité », Eglise et société chrétienne d’Agobard à Valdès, Lyon, 2003, p. 179-221 et E. Boshof, Erzbischof Agobard von Lyon. Leben und Werke, Cologne, 1969, particulièrement p. 41-48. 155 Agobard de Lyon, Contre la loi de Gondebaud, XIII, 1, CCCM LII, L. Van Acker éd. 156 Ibid., III, 9-12 : « ubi non est gentilis et Iudeus, circumcisio et preputium, barbarus et Scitha, Aquitanus et Langobardus, Burgundio et Alamannus, seruus et liber, sed omnia, et in omnibus Christus ». Agobard cite et complète Col. 3.11. 157 Ibid., VI, 13-14 : « cuius legis homines sunt perpauci. » 158 Ibid., VII, 2-4 : « ut eos transferret ad legem Francorum, et ipsi nobiliores efficerentur, et hec regio ». 153 29 les sources mêmes du haut Moyen Age, qui combinent une tradition manuscrite complexe et tardive, le plus souvent indépendante des classements par identité ethnique, ainsi que des présentations contradictoires et l’accumulation, sans hiérarchie évidente, des différentes sources possibles de légitimité. H. W. Goetz pense néanmoins : « Qu’entre-temps, il devrait s’établir un large consensus sur le fait que les lois n’ont pas simplement conservé un droit germanique ancien, qu’elles ont été codifiées sous influence royale d’après le modèle romain et qu’elles ont ensuite intégré aussi de nouveaux éléments »159. Une attention particulière a été portée ci-dessus à la chronologie suivant laquelle furent présentés, dans ces « nouveaux éléments », les rapports entre la loi et l’identité ethnique. Après une première série de codification par les souverains barbares qui appuyaient la loi sur leur seule autorité territoriale, la diversité des lois, en plus de la loi romaine, fut une conséquence non de la disparition de l’empereur romain, mais probablement des conquêtes franques. Dans le royaume lombard voisin, l’origine ethnique de la loi est mise en avant par l’édit de 643, mais comme un ajout novateur aux autres sources de légitimité, car l’autorité royale législatrice est aussi présentée dans la continuité des souverains romains et goths et conçue comme territoriale. Au sein du royaume franc, la diversité juridique ne fut que progressivement théorisée en système au VIIe siècle, chaque identité ethnique se voyant alors supposée, et parfois donnée, sa propre loi. Celle-ci est alors présentée comme le reflet des traditions ethniques, mais toujours soumises, suivant les prologues, à l’autorité mérovingienne. Ainsi, la codification apparait à la fois comme une reconnaissance et comme un facteur de la formation des différents groupes ethniques au sein du royaume mérovingien. Elle multiplie les lois auxquelles chacun peut se référer, au point que la loi apparait ensuite comme un élément personnel. Aux débuts de l’époque carolingienne, les fondements de cette personnalité des lois restent néanmoins assez flous, la provenance spatiale étant plus souvent évoquée que l’ascendance génétique. Diverses communautés légales semblaient bien cohabiter, mais la législation carolingienne montre qu’en définitive, le choix semblait laissé à chacun de la loi à laquelle il voulait se référer et que la diversité et la personnalité des lois, héritées, alliaient souplesse et pragmatisme dans la recherche de la justice. Lors de l’éclatement de l’empire, après 843, la tradition juridique restait ainsi ouverte à un nouvel usage politique, pour justifier, par les traditions ethniques, de nouveaux découpages territoriaux160. H. W. Goetz, « Gens - Regnum – Lex : das Beispiel der Franken »…op.cit, p. 342. Pour l’usage des traditions lombardes en Italie, voir W. Pohl, Werkstätte, op. cit. Pour les traditions burgondes, voir R. Kaiser, Die Burgunder, op. cit., p. 176-205. 159 160