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ESPRIT Comprendre le monde qui vient La bataille des droits de l’homme La démocratie illibérale en Europe centrale Syrie : une justice hors de portée ? La norme et la force Nicole Gnesotto & Pascal Lamy Joël Hubrecht Pour une politique de l’égaliberté Justine Lacroix & Jean-Yves Pranchère Jacques Rupnik ET AUSSI… Une période d’incertitude politique Des nouvelles de Moscou – La ville numérique En quête de Camus – Peindre la révolution Juin 2017 N° 435 À plusieurs voix La Ve République est morte, vive la Ve République ! Michaël Fœssel p. 10 Incertitudes Lucile Schmid p. 14 From Moscow… With Fake News! Marie Mendras p. 17 Tutti a casa Nicolas Léger p. 21 Comment il faut pleurer Rose Réjouis p. 24 La bataille des droits de l’homme Les droits de l’homme, l’État de droit et la démocratie. Introduction Antoine Garapon p. 30 Les droits de l’homme, un rêve politique Véronique Nahoum-Grappe p. 35 Syrie : une justice hors de portée ? Joël Hubrecht p. 44 La Turquie brutalisée Hamit Bozarslan p. 57 La démocratie illibérale en Europe centrale Jacques Rupnik p. 69 Le monde au risque de la désintégration Entretien avec Nicole Gnesotto et Pascal Lamy p. 86 /2 La chute de l’ordre international libéral ? Manuel Lafont Rapnouil p. 98 Pour une politique de l’égaliberté Entretien avec Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère p. 113 Cultures Poésie / Yves Bonnefoy. Une douloureuse anamnèse vers le réel Jacques Darras p. 158 Cinéma / Histoire, explorateurs et artistes à la Berlinale 2017 Louis Andrieu p. 162 Varia Financer la ville à l’heure de la révolution numérique Isabelle Baraud-Serfaty, Clément Fourchy et Nicolas Rio p. 130 Camus en son premier roman. Une lecture d’Alice Kaplan Guy Samama p. 142 Exposition / Peindre la révolution Beatriz Uríaz p. 165 Opéra / Trompe-la-Mort de Francesconi Emmanuelle Saulnier-Cassa p. 169 Livres p. 171 Brèves / En écho / Avis p. 183 Auteurs p. 188 3/ Pour une politique de l’égaliberté Entretien avec Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère Propos recueillis par Rémi Baille, Anne-Lorraine Bujon, Lambert Clet et Antoine Garapon On a le sentiment aujourd’hui d’être dans un moment de recul des droits de l’homme, tant dans les faits que dans le discours : comme si la défense des droits de l’homme n’était plus audible, que ses arguments ne portaient plus. Or la critique des droits de l’homme, comme vous le montrez dans votre ouvrage1, est aussi vieille que leur formulation : pensez-vous qu’on assiste à un moment particulier de la critique des droits de l’homme aujourd’hui ? Comment caractériser ce moment ? Justine Lacroix – Le moment intellectuel de retournement et de prise de distance vis-à-vis des droits de l’homme a précédé le moment politique. On observe, depuis le début des années 1980, tant dans la sphère intellectuelle française que nord-américaine, une multiplication des griefs à l’égard du vocable des droits de l’homme, un phénomène qui s’est accéléré dans les années 1990. Paradoxalement, c’est donc plutôt le moment politique de triomphe des droits de l’homme, avec la chute du mur de erlin et la fin du communisme, qui a libéré une nouvelle critique des droits de l’homme qui avait été mise en veilleuse dans les années 1970, à un moment où la lutte contre les totalitarismes la rendait inaudible. Finalement, ce n’est que dans cet intervalle entre les années 1970 et la moitié des années 1980 que les droits de l’homme ont connu un moment 1 - Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, le Procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, Paris, Seuil, 2016. 113/ Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère théorique fort. Mais une forme de distanciation s’impose rapidement, marquée notamment par les interventions de penseurs comme Marcel Gauchet et Pierre Manent. Dans la sphère nord-américaine, c’est le moment d’émergence du mouvement dit « communautarien ». Des penseurs du « nationalisme civique », comme Michael Sandel, articulent toute une critique de la jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis. Ils mettent en cause une société litigieuse incapable de donner la priorité au bien commun ou d’élaborer des compromis. C’est ainsi que commence à s’insinuer l’idée que le langage des droits a été porté trop loin, que les droits de l’homme se retournent contre le politique et la participation civique, qu’ils minent la démocratie. Sur le plan politique, le retournement s’opère à partir des années 2000. L’intervention américaine en Irak a joué un rôle important car elle fut l’occasion d’une instrumentalisation de la rhétorique des droits de l’homme. Par conséquent, des personnalités marquées à gauche ou des militants ont pris leurs distances avec un vocable qui apparaît de plus en plus lié à une forme de logique impériale. Ensuite, avec la montée de la question identitaire et de nouveaux enjeux migratoires, les inhibitions ont progressivement sauté. Il est devenu de plus en plus courant dans la sphère politique de parler de « droit-de-l’hommisme », terme forgé par Jean-Marie Le Pen. Désormais, se démarquer des « belles âmes » qui entendent défendre les droits de l’homme de manière inconditionnelle semble relever du simple bon sens. À quoi s’ajoute la montée de l’euroscepticisme, fortement lié à la critique des droits car beaucoup considèrent l’Union européenne comme le symptôme avancé de la croyance en un ordre juridique qui imposerait des droits aux nations souveraines. Ces deu évolutions, intellectuelle et politique, aboutissent à la difficulté qui est la nôtre de développer une défense conséquente des droits de l’homme. Les voix sceptiques sont les plus présentes, tant dans les médias que dans la sphère politique. Seuls certains penseurs, d’ailleurs très lus à l’étranger, articulent une vraie pensée sur les droits de l’homme. Ainsi, Étienne Balibar a implicitement répondu à Gauchet, en soulignant que « sans une politique des droits de l’homme, il n’y a pas de politique démocratique ». Il défend le principe d’« égaliberté » et a consacré plusieurs textes à élucider la portée de la Déclaration de 1789. Il a étudié la conception politique des droits de l’homme portée par Arendt et voit dans les luttes des /114 Pour une politique de l’égaliberté droits de l’homme une manière de bousculer ce qu’il appelle les limites de l’ tat national. acques anci re a également consacré des réfle ions importantes aux droits de l’homme, notamment en montrant que les « droits de l’homme sont les droits de ceux qui n’ont pas les droits qu’ils ont et qui ont les droits qu’ils n’ont pas ». Jean-Yves Pranchère – l est toujours difficile de diagnostiquer le nouveau, mais je remarque la pleine venue au jour d’ambiguïtés et de tensions qui étaient présentes dès les années 1970. On présente souvent le triomphe des droits de l’homme dans les années 1970-1980 comme un phénomène corrélé à la vague néolibérale, de sorte que la crise du néolibéralisme – crise qui naît de son triomphe – induirait une crise des droits de l’homme. Paradoxalement, ce discours reprend un thème courant dans les années 1960-1970. Ainsi, il est amusant de voir JeanClaude Michéa critiquer vertement Deleuze et Althusser, pour ensuite tenir exactement le même discours qu’eux contre les droits de l’homme, accusés d’être les axiomes d’un ordre de marché. On oublie par ailleurs trop vite l’hostilité des néolibéraux et des néoconservateurs envers les droits de l’homme. rving ristol, figure influente de la fusion reaganienne entre conservatisme nationaliste et conception hayékienne du marché, s’élevait en 1978 contre le « fourre-tout des droits de l’homme ». Il demandait que ceux-ci fussent limités à des droits minimaux : droit à l’émigration et interdiction de la torture (on se souvient au passage que le Chili de Pinochet trouva en Hayek un défenseur). L’idée d’une démocratie des droits était récusée au nom de l’idéal du « gouvernement limité » : l’État minimal exige la réduction des droits, qui n’en sont qu’un résultat , au profit des r gles du marché. Ce discours insistait, contre le régime soviétique, sur le droit d’aller et venir (qui après la chute du mur de Berlin allait concerner les capitaux plutôt que les hommes) ; mais il percevait dans l’idée de droits de l’homme la menace d’une e tension indéfinie des droits sociau , ces droits que Kristol jugeait « absurdes ». Cette méfiance était solidaire d’une dénonciation de la « mauvaise » Révolution française, qu’on accusait d’avoir été par essence terroriste en raison de sa conception illimitée des droits de 115/ Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère l’homme, et qu’on opposait à une « bonne » révolution américaine dont on minorait la violence et le rapport à l’esclavage2. Ce discours a eu un pendant français dans l’œuvre de François Furet3. Les thèmes antitotalitaires s’y mêlaient à une critique de la Révolution française qui suggérait par endroits que l’embardée terroriste n’était pas étrangère à la conception radicale des droits de l’homme promue par les révolutionnaires de 1789. Furet repère les signes précurseurs de 1793 dès 1789 et inaugure un argumentaire, que Jacques Rancière a percé à jour dans la Haine de la démocratie 4, dans lequel les droits de l’homme ne sont avancés contre les régimes totalitaires que pour être aussitôt minimisés, voire critiqués sur deux terrains contradictoires mais généralement juxtaposés. D’un côté, on reproche aux droits de l’homme d’être des facteurs d’incivisme et de dépolitisation – par quoi on entend surtout la disparition de l’esprit de sacrifice, du dévouement du cito en prêt à mourir pour sa patrie. De l’autre, on déplore la politisation du social suscitée par les droits de l’homme qui autorisent les citoyens à revendiquer toutes sortes de droits coûteux, ce pourquoi il faudrait imposer une résistance à leur dynamique dangereuse, incompatible avec les règles d’une « saine » économie de marché. Ici se trouve un point de fusion – ou de confusion – entre une critique des droits de l’homme qui se veut républicaine, inspirée par un idéal civique , et une critique néolibérale, désireuse de mettre fin à la fameuse « ingouvernabilité » où seraient tombées les sociétés occidentales du fait de la prolifération des mouvements sociaux. Ces discours sont en rupture avec la pensée d’un Claude Lefort, par exemple, qui ne pensait pas les droits de l’homme comme des droits « individuels » mais comme les droits d’un espace de relations transversal aux relations sociales. En fait, des discours qui s’étaient coagulés, pour des raisons stratégiques, dans la lutte antitotalitaire, se sont désagrégés après 1989. Les droits de l’homme avaient formé un champ de légitimité qui avait été investi par différents discours avec des visées différentes. La disparition du communisme a fait éclater les tensions sourdes qui traversaient le consensus 2 - Irving Kristol, « Le fourre-tout des droits de l’homme » (1978) et « La révolution américaine : une révolution réussie » (1976), dans Réflexions d’un néo-conservateur, traduit par R. Audouin, Paris, Puf, 1987. 3 - Voir Steven Kaplan, Adieu 89, Paris, Fayard, 1993, p. 708 sq. et Perrine Simon-Nahum, « François Furet et la double fin de l’idée révolutionnaire », Esprit, octobre 2009. 4 - Jacques Rancière, la Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005. /116 Pour une politique de l’égaliberté en partie hypocrite autour des droits de l’homme, au point que nous voyons ressurgir la tentation, en particulier du côté du néolibéralisme conservateur, mais aussi dans certaines franges du « souverainisme de gauche », d’en désinvestir le champ. Le plus frappant aujourd’hui est la désinhibition, la possibilité d’un retour à la sauvagerie, au rapport de force, qu’on retrouve chez un certain nombre de réalistes. On pense notamment à la situation en Syrie, au discours de guerre, et à la barbarie que l’on voit revenir. Finalement, quand le droit comme instance de symbolisation se retire, on revient à une forme d’état brut des rapports humains. C’est le cas d’une certaine droite qui se veut « décomplexée ». Mais que veut dire ce terme, si ce n’est le racisme assumé ? J. Lacroix – L’offensive contre les droits de l’homme va de pair avec l’offensive contre le « politiquement correct ». Ce discours de plus en plus décomplexé assume un certain nombre de positions sur l’état des relations entre les hommes et les femmes ou sur la guerre. À quoi s’ajoute l’argument selon lequel les droits de l’homme seraient indissociables d’un individualisme sans respect et arrogant. L’une des questions soulevées dans le dernier livre de Gauchet est ainsi celle de la famille5. Elle est vue comme le paradigme de l’individualisation contemporaine avec cette affirmation que l’éducation n’aurait plus pour but l’apprentissage de la socialisation mais la simple éclosion de l’individualité singulière. Je ne sais pas sur quelles études empiriques se fonde cet argument, mais l’idée est qu’on prépare toutes sortes de petits « sauvageons » qui ne sont pas éduqués, qui ne connaissent pas les normes, à qui on n’apprend pas la frustration. À force de camper sur leurs droits, les enfants ou les élèves perdraient toute notion de respect ou de civilité. Cette complainte est relayée par des personnes comme Alain Finkielkraut, qui n’hésitait pas à dire, dans l’une de ses émissions récentes, que le « sujet de droit est un PXÁHª. La politesse et la galanterie disparaîtraient au fur et à mesure que les droits progressent. 5 - Marcel Gauchet, l’Avènement de la démocratie. Tome 4. Le nouveau monde, Paris, Gallimard, 2017. 117/ Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère La critique des droits de l’homme est très liée à la peur de la dissolution de la famille traditionnelle. On doit pourtant rappeler que le droit est le premier instrument de civilisation des mœurs et de lutte contre les formes les plus violentes de muflerie. l semble difficile de prétendre que les relations entre les hommes et les femmes étaient plus civilisées il y a deux siècles… Cette critique des droits de l’homme est très liée, comme on l’a vu émerger dans les manifestations contre le mariage pour tous, à la peur de la dissolution de la famille traditionnelle. Pierre Manent le dit de façon explicite quand il souligne dans ses Cours familier de philosophie politique que le fait que les femmes n’aient plus besoin de nouer le « lien conjugal » pour avoir une place et un r le dans la société confirme que la logique des droits de l’homme est bien une logique séparatrice et individualisante6. Cependant, il reste, dans la critique des droits de l’homme, un point qui me paraît toucher juste : il existe effectivement une tendance à articuler toutes les formes de revendication en termes de « droits à ». Or il faut pouvoir poser la possibilité de responsabilités et d’obligations légales sans qu’il y ait de droits correspondants. Nous avons des devoirs vis-à-vis de nos enfants, il ne s’ensuit pas que la famille soit une démocratie marquée par l’égalité des droits. Les enfants ne jouissent pas des droits à l’égaliberté ; ils ont des droits, certes, mais minorés. J.-Y. Pranchère – Cette critique des droits de l’homme au nom d’une défense de la famille est celle que développait Bonald dans son combat contre le divorce. Combat d’ailleurs victorieux, puisque la loi abolissant le divorce qu’il a fait voter en 1816 est restée en vigueur jusqu’en 1884. Sa position, aujourd’hui choquante, était très cohérente : il disait que les droits de l’homme impliquent la liberté de divorcer, et que le divorce attaque la cellule sociale fondamentale qu’est la famille. La mobilisation contre le mariage homosexuel a fait écho à cet argumentaire. Personnellement, je n’arrive pas à comprendre en quoi l’ouverture d’une institution à des personnes qui n’y avaient pas accès attaquerait la famille ou menacerait le lien social. En revanche, quand Bonald disait : 6 - Pierre Manent, Cours familier de philosophie politique, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2004. /118 Pour une politique de l’égaliberté « si vous divorcez, vous ouvrez la voie à la dissolution de la cellule sociale fondamentale et à l’abandon de l’enfant », on comprenait comment il pouvait accuser les effets « dissociateurs » des droits. Or ce discours ne peut pas être lui-même « dissocié » : il exige d’être assumé comme un tout. Ce qui jette une lumière sur la question de la sauvagerie : Bonald voyait dans les droits de l’homme un retour à l’« état sauvage », au motif que, à partir du moment où les droits individuels sont le seul encadrement des relations sociales, on assiste au règne de la force – celle de l’argent ou de la ruse. En l’absence de la hiérarchie des devoirs et de la vocation du service qu’incarnaient selon Bonald la noblesse et le clergé, ne reste que la guerre de tous contre tous dans les formes de la loi, où ceux qui gagnent sont ceu qui ont les mo ens financiers et intellectuels de manier l’arme du droit. Ce refus des droits de l’homme n’offre cependant aucune garantie de protection aux faibles. Dans la vision de Bonald, les femmes n’ont pas de droits, les enfants encore moins. On attend simplement que le dominant soit moralisé par la religion. J. Lacroix – Bonald nous montre à quel point la critique intellectuelle des droits de l’homme est aujourd’hui « molle ». Elle nous dit que la famille n’est plus qu’une association d’individus. Je ne suis pas sûre que cela soit vrai pour la famille mais le mariage est effectivement une association entre deux individus libres. Si on veut revenir là-dessus, alors il faudrait interdire le divorce. Mais personne ne propose évidemment une telle mesure et on reste avec une sorte de plainte sur l’ère du temps, sur l’individualisme roi, sans alternatives crédibles. En outre, la critique frappe par son irréalité. Car si la famille n’est vraiment plus qu’une association d’individus, comment expliquer que l’abolition de l’héritage ne soit plus réclamée par aucun responsable politique ? Un individualisme conséquent devrait abolir l’héritage. J.-Y. Pranchère – C’était d’ailleurs la revendication des mouvements socialistes du xixe siècle. Durkheim disait que les sociétés modernes ne pourraient être conformes à leurs propres principes qu’à la condition de supprimer l’héritage. Inversement, quelqu’un comme Bonald voyait d’abord dans la famille un mode de transmission du patrimoine, au plus loin des bavardages anachroniques sur la destruction de la chaleur familiale par le droit contractuel. 119/ Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère Ce qui est très étrange dans l’hostilité contemporaine aux droits de l’homme, c’est que d’un côté elle invoque un réalisme décomplexé – un « que le meilleur gagne ! » conforme à l’idéal d’une société de concurrence pour justifier la dureté et la déjudiciarisation des rapports humains, tandis que de l’autre elle proteste contre la violence qu’imposeraient les contraintes du droit. De même, les droits de l’homme sont dénoncés d’une traite comme une « religion profane » et comme un principe désocialisant : on déplore simultanément leur fonction sacralisante, consensuelle, et leur effet désacralisant, qui brise l’unité nationale. La critique actuelle des droits de l’homme s’articulerait donc comme une critique de l’hyper-individualisme, et non sur l’idée qu’il s’agit de notions abstraites, diffuses, mises en application par des institutions désincarnées, comme la Cour européenne par exemple. Si la menace vient d’en dessous, l’individu, est-ce qu’il n’y a pas aussi une menace ressentie d’au-dessus, du niveau global ? Justine Lacroix – Les deux sont liés. S’agissant de l’individualisme, on observe deux confusions. D’abord, les droits de l’homme sont rabattus sur ceux de l’individu. La seconde confusion est liée au concept même d’individualisme. Plus personne ne revendique un individualisme conséquent, au sens de Jaurès, qui réclamait des politiques sociales au nom du libre épanouissement de l’individu. Il ne reste plus qu’une vision tronquée et étroite de l’individu. L’opposition à l’Europe est liée à cette critique de l’individu-roi, car l’Europe est perçue comme l’instrument qui permet à l’individu de s’affranchir des contraintes collectives liées à l’appartenance à un État, une collectivité, une patrie. J.-Y. Pranchère – Un point remarquable est qu’une arrière-pensée nationaliste permet de jouer simultanément sur deux tableaux : celui du refus d’un individu qui n’aurait que des droits et aucune affiliation, et celui d’une phobie du « communautarisme » – nom de code pour viser des musulmans au quels on reproche de ne pas être suffisamment individualisés désaffiliés, donc par rapport à leur origine ou à leur religion. Ce qu’on reproche ainsi au « mauvais » individu, au « mauvais sujet », c’est de ne pas lier son individualité à une unique affiliation, l’affiliation nationale. La nation, on l’a souvent remarqué, est cette forme sociale qui produit des individus qui se pensent comme tels parce qu’ils n’ont /120 Pour une politique de l’égaliberté pas d’autre identité commune que l’identité nationale : la formule en a été donnée par Rousseau sous le nom de cette « volonté générale » (Sieyès disait : « volonté nationale ») qui naît de l’identité entre intérêt individuel et intérêt collectif. L’individu « dé-communautarisé » est celui qui n’a pas d’autre communauté véritable que la communauté nationale. Un nationalisme « républicain », comme on le voit chez Régis Debray, peut ainsi dénoncer les droits de l’homme comme une utopie transnationale qui détruirait la « République », confondue avec l’État-nation et ses traditions monarchiques. Dans quelle mesure le néolibéralisme, comme politique et comme pensée, remet-il en cause les droits de l’homme au sens où vous les entendez ? J. Lacroix – Il me semble que là réside la principale singularité de la critique contemporaine des droits de l’homme. Des deux côtés de l’échiquier intellectuel, dans la gauche radicale comme chez les conservateurs, les droits de l’homme sont associés à une logique néolibérale. C’est très clair dans certains courants de la gauche radicale, mais c’est également la thèse centrale du dernier ouvrage de Gauchet. Bien sûr, tous insistent sur l’importance des droits de l’homme et des libertés publiques, mais l’idée est que le néolibéralisme se fonderait sur deux versants : liberté du marché d’un côté, droits individuels/droits de l’homme (utilisés de manière interchangeable) de l’autre. Il me semble que c’est un contresens historique a e se méfiait de la éclaration des droits et son mod le était Edmund Burke, le premier critique de la Déclaration de 1789. Si le néolibéralisme se revendique en effet des droits individuels, il propose une version extrêmement réductrice des droits de l’homme : ces derniers sont ramenés à une simple liberté de mouvement sur un marché et les droits sont transformés en biens négociables et résiliables. On quitte la conception de droits inaliénables, ce qui signifie que l’on nie le principe d’égale liberté. On oublie les droits sociaux et la fraternité. Il y a là une confusion majeure qui obscurcit beaucoup le débat contemporain, en rendant la défense des droits de l’homme inaudible du fait de son association à une forme de société de marché. J.-Y. Pranchère – Ce qu’il faut selon nous entendre par droits de l’homme, c’est ce que Balibar a appelé la proposition de l’égaliberté. 121/ Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère Proposition, car les droits de l’homme sont un principe de composition des libertés dans l’égalité et non une liste de droits individuels absolus qui seraient par là même voués à se contredire. Égaliberté, parce qu’égalité et liberté entretiennent un rapport qui les rend indissociables, mais dont l’interprétation doit rester ouverte : l’« égalité des libertés », qui en est l’interprétation libérale, n’est pas la seule possible. L’expression forgée par Balibar nous rappelle que les droits de l’homme se situent en deçà de la divergence entre libéralisme et socialisme, deux courants de pensée qu’ils font naître presque immédiatement. Dès 1793, l’Assemblée nationale débat du droit aux secours qui est la première forme des droits sociaux. Il serait possible de soutenir que le débat multiforme qui va prendre place entre libéraux et socialistes est ouvert par la seconde phrase de l’article 1er de la Déclaration de 1789 : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Une telle formule peut conduire aussi bien à Babeuf qu’à Rawls. Le néolibéralisme n’est pas une politique des droits de l’homme, mais une politique de l’efficience des marchés. La question de la solidarité ou de ce que les révolutionnaires ont appelé la fraternité naît dans l’union entre égalité et liberté, dans le caractère indéterminé de leur fusion. La Déclaration des droits de l’homme peut admettre des solutions plus radicales ou plus « socialistes » que celle de la règle de la priorité lexicographique des libertés proposée par le libéralisme social de Rawls. En revanche, elle ne peut pas admettre d’interprétation néolibérale, si on entend par « néolibéralisme » une politique qui renie l’exigence d’une distribution égale de ce que Rawls nommait « les bases sociales du respect de soi-même » et qui rompt avec le libéralisme classique en substituant, à l’idéal d’un individu assuré dans son indépendance par son droit de propriété, la figure d’un individu propriétaire de ses droits comme d’un capital négociable, d’un individu entrepreneur de lui-même qui doit obéir aux ordres du marché dont il dépend. Il faut rappeler que le néolibéralisme n’est pas une politique des droits de l’homme, mais une politique de l’efficience des marchés, lesquels ne /122 Pour une politique de l’égaliberté peuvent pas être ordonnés par une exigence d’égaliberté (principe de désordre), mais bien par ce que Hayek nomme des « règles de juste conduite ». C’est à bon droit que, dans son cours Naissance de la biopolitique, Foucault avait souligné l’antagonisme entre les droits de l’homme et le libéralisme économique au sens de Smith, de Bentham ou de Hayek7. Le fait que le langage des droits de l’homme ait pu être occasionnellement investi par les néolibéraux, particulièrement en France où ce langage était un moyen de vaincre les résistances spontanées d’un pays à tradition socialiste et jacobine, peu sensible aux charmes de la Common Law, ne doit pas faire illusion. Autre leurre bien français : l’idée que nationalisme et néolibéralisme sont antithétiques. On nous dit que les néolibéraux veulent la destruction de la nation, d’où leur collusion avec l’Union européenne. Cette thèse oublie que tous les partis ultralibéraux ayant enregistré des succès électoraux sont nationalistes. Pensons aux États-Unis, ou à la République tchèque : un nationaliste comme Václav Klaus est hayekien, de même qu’Orbán ou les conservateurs anglais. L’apologie du marché n’exclut nullement l’idée d’une inégalité, non seulement entre individus, mais entre cultures nationales qui trouveront dans la compétition du marché mondial le critère de sélection qui les placera à leur rang. Il y a ainsi chez Hayek un darwinisme législatif et juridique, un métadarwinisme à l’échelle des systèmes sociaux et du droit. Ce modèle n’exclut pas le nationalisme qui na t de la fierté d’appartenir à la nation dont les qualités « naturelles » permettent la domination dans les conditions de la libre concurrence sur un marché mondial. Enfin, le nationalisme a une valeur compensatoire : lorsque l’on dissout les liens sociaux dans les rapports marchands parce qu’on pense, comme le disait Thatcher, que « la société n’existe pas » et qu’il ne doit y avoir que l’État et des individus, l’identification à la communauté nationale devient le seul lien social possible. J. Lacroix – Effectivement, on oppose néolibéralisme et nation alors que l’expérience montre qu’ils sont plutôt liés. Mais on oppose aussi néolibéralisme et conservatisme, comme s’ils formaient un couple indissociable, libéralisme culturel d’un côté et néolibéralisme économique 7 - Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Ehess/Seuil/Gallimard, 2004. 123/ Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère de l’autre. Les mêmes qui combattent pour les droits des homosexuels seraient ceux qui veulent ouvrir les vannes du marché. Michéa cite ainsi le titre d’un article d’Hayek (Why I am not a Conservative) comme une preuve que les néolibéraux ne seraient pas conservateurs, mais c’est faux : quand on lit le texte d’Hayek, il se réclame explicitement de Burke, il dit qu’il n’est pas libéral et que le parti dans lequel il se reconnaît le mieux c’est celui des Old Whigs, c’est-à-dire ceux qui voulaient stabiliser l’ordre politique au point d’équilibre atteint à la fin du xviiie siècle en Angleterre. Il ne faut pas jouer avec les mots. Avec l’idée que l’expansion des droits permettrait de régulariser tous les comportements possibles et qu’il n’y aurait plus de frein à l’expression des volontés de l’individu, on perd complètement de vue que la logique des droits de l’homme s’oppose à toute forme de domination, que le principe même des droits de l’homme est qu’on ne peut pas aliéner son propre droit à la liberté. Les militants ne s’appuient pas sur des définitions substantielles des droits de l’homme, mais lorsque ces derniers sont violés, cela a un caractère d’évidence. On cherche alors une sorte de circularité vertueuse entre un nombre de droits fondamentaux assez restreints, la dénonciation des violations et ce qu’elle implique comme actions et comme restauration de la justice. Alors que les débats théoriques conduits par Pierre Manent ou Marcel Gauchet reposent sur toutes sortes de téléologies, cette critique ne reste-t-elle pas très abstraite ? J. Lacroix – Il y un caractère extrêmement irréel de cette critique, qui pose comme axiome que nous assisterions au triomphe des droits de l’homme, à la prolifération des droits, sans que jamais la moindre étude empirique ne vienne étayer le propos. Les rapports des Ong montrent au contraire une régression ou une fragilisation des droits. En outre, cette critique éclipse la question sociale. Tenir les droits de l’homme pour la principale cause d’une montée des incivilités occulte l’explosion des inégalités. La destruction des familles doit peut-être moins au fait qu’on considère les enfants comme des individus en quête de leur identité singulière, qu’aux conditions de vie de certaines familles où les parents ont des horaires impossibles, ou qui sont minées par l’exclusion et la montée de la pauvreté. /124 Pour une politique de l’égaliberté J.-Y. Pranchère – Les critiques des droits de l’homme souffrent d’un terrible déficit d’anal se sociologique. Contre cela, il ne s’agit pas de défendre une philosophie politique qui nie la consistance du social, mais de comprendre les droits de l’homme comme l’un des modes dans lesquels se réfléchissent des pratiques sociales. Aux États-Unis, des critiques qui évoquent celles de Michéa ont été adressées à Hillary Clinton, dont le discours se situe à la fois dans la philosophie des nouveaux droits et dans le libéralisme économique. Il y avait cette idée que ceux qui défendent les droits de l’homme défendent le marché et que l’antidote nécessaire à cette alliance se trouverait dans un républicanisme renouvelé. J.-Y. Pranchère – Ce n’est pas totalement faux. Les droits de l’homme, réduits aux droits individuels ou au droit de propriété, ont pu servir de mode d’acclimatation d’un discours néolibéral. C’est pourquoi il faut les rétablir comme un champ polémique, qui fait l’objet d’appropriations conflictuelles. l est possible de les articuler à un socialisme sociologique dans la lignée de Durkheim, tel que le proposent Bruno Karsenti et Cyril Lemieux dans leur récent livre Socialisme et sociologie 8. Pour autant, les droits de l’homme ne peuvent pas accompagner n’importe quelle critique du libéralisme : mobilisés au profit d’une critique anticapitaliste, ils seront par exemple compatibles avec ce que Pierre Sauvêtre appelle un « socialisme du commun 9 », mais s’inséreront difficilement dans un « populisme de gauche » réticent à la séparation des pouvoirs. J. Lacroix – J’ai du mal à comprendre qu’on préfère s’en prendre aux droits de l’homme qu’à une interprétation mutilée de ces derniers. Ce que défendait Clinton, les droits des homosexuels, des minorités, fait partie de la logique des droits de l’homme mais ne l’épuise pas : il y a toute une dimension de redistribution sociale, de solidarité, d’individualisme conséquent – donner à chacun les moyens de sa liberté – qui est perdue de vue. La notion de dignité également, une pensée des conditions socio-économiques de l’émancipation, est essentielle. 8 - Bruno Karsenti et Cyril Lemieux, Socialisme et sociologie, Paris, Éditions de l’Ehess, 2017. 9 - Pierre Sauvêtre, Foucault, la gouvernementalité et l’État, Paris, Presses de Sciences Po, 2017. 125/ Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère La notion très ambiguë et antipolitique du néolibéralisme n’est-elle pas celle de la Rule of Law (« État de droit »), avec le primat de l’individu sur la politique qu’elle véhicule ? J.-Y. Pranchère – Absolument. C’est le souci de la prévisibilité du droit, qui e plique notamment que les marchés financiers soient plus agités par les remous liés à la vie démocratique que par les régimes autoritaires. Historiquement, ce que l’on appelle le libéralisme commence avec Constant et se signale par un privilège donné à la liberté sur l’égalité, ce pourquoi la « liberté des modernes » selon Constant ne se confond pas exactement avec les droits de l’homme. Mais le mot de « libéralisme » est devenu si polysémique qu’il est difficile de l’utiliser sans confusion le mot s’applique aussi bien à Hayek qu’à Keynes, à Thiers qu’à Rawls… Si libéralisme s’entend par opposition à totalitarisme et à autoritarisme, comment ne pas se dire « libéral » ? S’il s’entend par opposition à la pensée communautarienne, dans les termes de la dispute analysée par Justine Lacroix dans son livre Communautarisme versus libéralisme 10, tout défenseur des droits de l’homme est libéral. En revanche, s’il s’entend par opposition au socialisme, compris à la suite de Polanyi comme réencastrement du capitalisme dans la société, la question se complique. On peut être un « droit-de-l’hommiste » résolu et penser que le libéralisme, même sous sa forme ra lsienne, est insuffisant en ce qu’il ne parvient pas à penser pleinement la dimension sociale, collective, de l’autonomie. Il parvient à montrer la nécessité d’une distribution égale des ressources de l’autonomie individuelle ce qui est déjà énorme , mais peut difficilement donner sens à l’idée d’une autonomie proprement collective. Celle-ci est pourtant l’un des sens possibles, et sans doute nécessaires, de l’égaliberté. L’Europe joue un rôle central dans les élections, en France comme chez nos voisins. Or la critique de l’Europe prend souvent la forme de cette dénonciation conjointe du libéralisme culturel et du marché. Quelles tendances identifiez-vous au sein de l’Union en termes d’avancée ou de recul des droits ? 10 - Justine Lacroix, Communautarisme versus libéralisme. Quel modèle d’intégration politique ?, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2003. /126 Pour une politique de l’égaliberté J. Lacroix – Il faut distinguer deux choses. L’un des signes du retournement vis-à-vis des droits de l’homme est les attaques dont la Cedh (Convention européenne des droits de l’homme) a été l’objet depuis dix ans, en France et en Angleterre notamment. Ça ne concerne pas l’Ue, mais la Cedh reste l’un des derniers endroits où sont défendus les droits fondamentaux à un niveau transnational. Concernant l’Ue, on peut se demander dans quelle mesure elle ne travaille pas non seulement à sa propre disparition, mais également au recul des droits – je pense au dernier arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne, selon lequel les États membres ne sont pas tenus, en vertu du droit de l’Union, d’accorder un visa humanitaire aux personnes qui souhaitent se rendre sur leur territoire dans l’intention de demander l’asile. Le silence assourdissant de l’Ue sur les violations de libertés en Hongrie ou en Pologne montre que l’on peut désormais violer les principes de l’État de droit au cœur de l’Ue sans qu’il n’y ait de mesures de rétorsion. Souvenons-nous des manifestations et des mesures prises au moment de l’affaire Haider, alors qu’il n’y avait matériellement rien à l’époque ! Pensons également à l’accord conclu avec la Turquie, qui revient à considérer qu’il s’agit d’un État sûr, à qui l’on peut confier le soin de trier les réfugiés lors bien sûr l’Ue, c’est très abstrait, puisque l’Ue, c’est ses États, mais il est vrai que a devient difficile de défendre l’Europe. n assiste à une faillite de l’idéal européen – du moins sur la question de ses principes. J.-Y. Pranchère – On préférerait que l’Europe soit plus dure avec Orbán et moins avec Tsipras ; et qu’elle comprenne qu’à constitutionnaliser des politiques économiques néolibérales, on prend le risque que le nationalisme trouve un nouvel aliment dans la compétition économique. 127/ ESPRIT Comprendre le monde qui vient www.esprit.presse.fr tél. 03 80 48 95 45 40% Abonnez-vous d’économie par numéro Mme, M. 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