DIRE / HISTOIRE
Valérie Bordua
valerie.bordua@umontreal.ca
Programme de maîtrise
en histoire
À L’ABORDAGE !
LA GUERRE
EN ATLANTIQUE
AU MOYEN ÂGE
Considérée comme l’un des conflits majeurs
du Moyen Âge, la guerre de Cent Ans (1337-1453)
a opposé la France à l’Angleterre. Par extension,
la Castille y a également joué un rôle en tant
qu’alliée de la France. L’affrontement entre ces
royaumes provoque de profonds changements
dans le domaine militaire, qui se traduisent
notamment par l’occupation importante d’un
nouveau champ de bataille, l’océan Atlantique.
Cet intérêt guerrier que portent la France,
la Castille et l’Angleterre à l’océan les amène à
établir des mesures, inexistantes jusqu’alors,
pour réguler leurs activités militaires maritimes.
Dans ce contexte, les trois royaumes délimitent
leurs frontières respectives en intégrant
les côtes et les zones littorales à leur territoire.
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L’intérêt pour l’Atlantique tend à prendre davantage de place
dans les considérations politiques des royaumes de France, de
Castille et d’Angleterre au tournant du xve siècle. Cet attrait
est essentiellement lié au conflit de la guerre de Cent Ans, au
courant de laquelle l’Angleterre et la France s’affrontent dans de
nombreuses batailles terrestres et maritimes. La Castille, l’un des
royaumes qui composent la péninsule Ibérique à la fin du Moyen
Âge, y participe aussi par l’implication de sa flotte en Atlantique.
De ce fait, l’intensité et la multiplication des combats provoquent
un débordement des conflits sur l’océan. La raison en est simple :
non seulement celui-ci représente-t-il un terrain commun aux
trois royaumes, mais il est aussi un territoire beaucoup moins
contrôlé à cette époque par ces différents gouvernements.
L’intérêt des royaumes français, anglais et castillan pour l’océan
a plusieurs conséquences. La première est l’élargissement des
frontières de ces différents royaumes, qui comptent dès lors
les terrains maritimes. Selon l’historien français Michel Mollat,
l’Angleterre, la France et la Castille s’approprient naturellement
les eaux qui bordent leurs frontières terrestres respectives dans
les premières décennies du XVe siècle 1. Or, l’agrandissement
géographique de ces royaumes implique aussi l’organisation d’une
surveillance côtière afin d’assurer la défense de ces territoires
littoraux. En effet, en raison de la menace que représentent les
forces ennemies en mer comme sur terre, les autorités royales
perçoivent avec plus de clarté leurs frontières. Ces tensions
omniprésentes révèlent, auprès des différents gouvernements, la
nécessité de gérer et de protéger leurs territoires marins.
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La deuxième conséquence de cet intérêt pour le littoral
océanique est le développement d’une chevalerie dont les
activités militaires sont reliées à la mer. Dorénavant, des
responsabilités maritimes reviennent aux chevaliers qui résident
sur ces territoires côtiers, créant du même coup de nouvelles
charges et une définition
inédite de leur rôle au
sein de leur royaume. La
* GUERRE DE COURSE
chevalerie se retrouve
Désigne l’activité d’aller
donc à conjuguer son
combattre les ennemis
rôle défensif et militaire
de son roi en mer. L’aval
avec la nouvelle réalité
royal qui confère une nature
géographique que
légale à ces actions marque
représente l’Atlantique.
la différence entre ceux
qui font la guerre de course
La troisième conséquence
et les pirates.
de l’intérêt royal pour
l’Atlantique est le
développement d’une
* LETTRE DE MARQUE
diplomatie maritime. La
Document octroyé par un
guerre de course * et la
représentant du roi et qui
lettre de marque * en sont
autorise celui qui la possède
les principaux outils. En
à faire la guerre de course.
effet, la fréquentation plus
Les propriétaires d’un tel
assidue de l’océan engendre
document deviennent ainsi
une montée des attaques
des représentants de la justice
en mer ou sur les côtes.
royale sur les mers.
Les gouvernements royaux
de France, d’Angleterre
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LA MER, TERRAIN ALORS PLUS NEUTRE
ET MOINS CONVOITÉ, DEVIENT DONC UNE
OCCASION INTÉRESSANTE POUR CES NOBLES
D’EXTRACTION PLUS HUMBLE D’ILLUSTRER
LEURS CAPACITÉS DE COMBATTANTS.
et de Castille réalisent l’importance primordiale de développer
des moyens diplomatiques pour assurer la sécurité du transport.
L’Atlantique étant une route commerciale importante pour le
commerce avec l’Orient et les pays du pourtour méditerranéen,
les navires marchands doivent pouvoir naviguer dans un minimum
de sécurité. De ce fait, à ce but politique se joint un objectif
défensif, soit celui d’éviter la montée de la violence maritime et
de tempérer les hostilités en mer.
À l’assaut de la mer
Selon Mollat, les combats maritimes suscitent rapidement
l’intérêt de la chevalerie médiévale *, particulièrement chez
les chevaliers issus de la petite noblesse, qui voient davantage
dans les expéditions en mer une manière de démontrer leur
valeur militaire. En effet, attirer le regard du roi grâce à leurs
prouesses de manière traditionnelle, soit sur un champ de bataille
terrestre, est moins facile pour eux. Face à des nobles de plus
haute naissance, leurs faits d’armes n’ont pas le même poids
politique. Ils peuvent donc plus difficilement obtenir des charges
ou des privilèges sur terre. La mer, terrain alors plus neutre et
moins convoité, devient donc une occasion intéressante pour
ces nobles d’extraction plus humble d’illustrer leurs capacités de
combattants.
Si le phénomène prend davantage d’ampleur au xve siècle, il n’est
pourtant pas nouveau. En effet, des chevaliers de petite noblesse
s’illustraient sur les mers
depuis déjà quelques
* CHEVALERIE MÉDIÉVALE
siècles, bien avant
La société médiévale est
la guerre de Cent Ans.
divisée en trois ordres très
Deux exemples montrent
distincts : ceux qui prient,
bien que les chevaliers
ceux qui travaillent la terre
qui combattent en mer
et ceux qui combattent.
peuvent s’attirer, de
Les chevaliers se retrouvent
manière honorable,
dans ce dernier groupe ;
les faveurs royales et ainsi
leur devoir est de défendre
acquérir des terres ou des
la terre de leur roi.
titres. Le seigneur Savari
de Mauléon, engagé
La guerre de Cent Ans (1337-1453)
La guerre de Cent Ans est un conflit qui a duré plusieurs siècles. Si elle concerne surtout les relations d’autorité
entre la France et l’Angleterre, elle est également ponctuée de petites rivalités intestines qui enveniment la discorde
entre les principaux antagonistes. L’origine des hostilités prend racine au xiie siècle, alors que le roi d’Angleterre devient
propriétaire de l’Aquitaine, de la Normandie, de l’Anjou et du Poitou, territoires qui représentent alors le tiers de la France
actuelle. Non seulement le royaume français est-il alors amputé sur le plan géographique, mais le roi de France est aussi
nettement désavantagé de se retrouver avec un seigneur étranger aussi puissant, qui peut à tout moment remettre en
doute sa capacité à défendre et à gouverner le royaume de France. Ce problème géographique s’aggrave d’une querelle
dynastique dès 1328. Alors même que la France vit une crise de succession, Édouard iii d’Angleterre revendique le trône de
France en tant qu’héritier légitime, étant le petit-fils de Philippe le Bel, roi de France de 1285 à 1314. Enfin, de nombreuses
batailles opposent la couronne d’Angleterre à celle de France au courant des xive et xve siècles.
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L’OCÉAN DEVIENT DONC UN TERRAIN
DE CHOIX, PUISQU’IL DÉTIENT UN AVANTAGE
CONSIDÉRABLE SUR LES BATAILLES TERRESTRES :
IL REPRÉSENTE UN TERRITOIRE CONTRÔLÉ
DE MANIÈRE BEAUCOUP MOINS RIGOUREUSE
SUR LES PLANS JURIDIQUE ET MILITAIRE.
* AMIRAL
Officier responsable
des activités militaires
en mer. Si le rôle existe
déjà depuis le XIIIe siècle,
il tend à comprendre de plus
en plus de responsabilités
et à acquérir davantage
d’importance dans
les gouvernements des
royaumes de la côte
Atlantique à la fin du
Moyen Âge.
* PIRATERIE
Au Moyen Âge,
elle est vue comme
du banditisme en mer,
étant donné que ceux
qui la pratiquent
attaquent navires et
ports sans distinction,
leur but principal étant
la recherche de butins.
par le roi de France
Philippe Auguste (qui
régna de 1180-1223) pour
diriger une flotte contre
les Anglais en 1213,
réussit sa mission et
obtint ainsi les seigneuries
de La Rochelle et de Cognac,
situées dans l’actuel
sud-ouest de la France 2.
Quant au pirate Eustache
le Moine (vers 1170-1217),
il jouissait d’une renommée
très prestigieuse sur
les mers ; tour à tour
au service des rois français
et anglais, il termina sa
carrière militaire en tant
qu’amiral * de France 3.
De plus, l’alternance entre
les périodes de trêve et
la reprise des hostilités (qui
caractérise les relations entre
la France et l’Angleterre
durant la guerre de Cent Ans)
frustre plusieurs membres
de la noblesse dans leur
recherche de gloire. Cette situation instable aboutit à la recherche
de nouveaux terrains de luttes. L’océan devient donc un terrain
de choix, puisqu’il détient un avantage considérable sur les
batailles terrestres : il représente un territoire contrôlé de manière
beaucoup moins rigoureuse sur les plans juridique et militaire. De
ce fait, les expéditions en mer donnent enfin à la classe nobiliaire
l’occasion et la liberté de satisfaire la soif d’aventure qui l’anime 4.
Néanmoins, ces attaques en mer nourrissent les conflits entre
les royaumes français, anglais et castillan en prolongeant
les rivalités hors des frontières terrestres. Or, les sanctions
décrétées sont difficiles à appliquer en terrain maritime, et
ce, pour plusieurs raisons. Premièrement, la définition des
territoires qui bordent l’Atlantique n’est pas fixe, ce qui rend
difficile l’application des lois sur ces régions. De plus,
aucune conception juridique claire n’établit de distinction
entre les pirates et les combattants du roi sur mer. En effet,
les similarités entre les deux groupes sont de loin supérieures
aux différences 5, autant en matière de périodes d’activités, de
méthodes et de butins recherchés que de cibles de prédilection.
Des mesures concrètes seront prises à la fin du xve siècle pour
départager les actes de piraterie * de ceux qui sont considérés
comme légaux 6.
La diplomatie atlantique
Dans le cadre des activités militaires en mer, les abus mettent
rapidement en évidence la nécessité de créer une administration
responsable de la gestion des butins, principalement composés
des navires capturés. La guerre de course désigne, au Moyen Âge,
une entreprise maritime de navires appartenant soit au roi
lui-même, soit à des nobles qui ont été autorisés par l’aval
royal à combattre les flottes ennemies 7. Malgré sa fonction
principalement martiale, la guerre de course représente
davantage une mesure préventive pour éviter la montée des
tensions entre les royaumes français, anglais et castillan 8.
La lettre de marque est un autre outil important de
la diplomatie maritime à la fin du Moyen Âge. En effet,
« par son action de contrôle, la lettre de marque offrait […]
au roi la possibilité de faire respecter les trêves et accords
de paix 9 ». Ce document, délivré par les autorités royales,
permet de distinguer les actions licites de celles qui sont
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considérées comme reliées à la piraterie dans les attaques
en mer. De plus, les lettres de marque canalisent les attaques
de leurs détenteurs envers des adversaires définis. Les autorités
préviennent ainsi les débordements d’actions ennemies vers
des navires alliés ou compatriotes.
Les rois et la guerre en mer : mythe ou réalité ?
L’intérêt de la France, de l’Angleterre et de la Castille médiévales
pour la mer connaît un véritable essor au tournant du xve siècle.
Cette nouvelle facette militaire du Moyen Âge change à tout
jamais la conception des manières de faire la guerre en Occident.
Elle permet l’agrandissement du monde médiéval en élargissant
les limites géographiques, mais aussi crée de nouvelles fonctions
militaires. En effet, l’implication de la noblesse dans l’espace
maritime au tournant du xve siècle donne l’occasion aux chevaliers
de naissance plus humble de trouver une avenue pour s’accomplir
sur le plan militaire. Non seulement y gagnent-ils de nouvelles
responsabilités, notamment par la défense des territoires côtiers
qui leur incombe, mais ils peuvent dès lors exploiter un nouveau
champ de bataille nettement moins sous contrôle des autorités
royales, débordées par la gestion des conflits terrestres engendrés
par la guerre de Cent Ans. La guerre de course et la distribution
de lettres de marque attestent des mesures législatives pour
contrôler les mers, même si celles-ci n’en sont encore qu’à leurs
balbutiements.
Néanmoins, si le concept de guerre de course comme stratégie
militaire appartient plutôt à l’époque moderne, son étude dans
un contexte médiéval n’est pas dénuée d’intérêt. En effet, la
valeur politique et militaire de l’océan Atlantique est évaluée
différemment par les souverains anglais, français et castillans au
courant du conflit de la guerre de Cent Ans, alors qu’ils en réalisent
tout le potentiel. L’Atlantique est-il dès lors pleinement maîtrisé
et exploité par les royaumes médiévaux qui le bordent ? En aucun
cas, comme le montre l’état précaire des premières tentatives
politiques qui tentent de réguler les activités maritimes. De plus,
les chevaliers qui s’aventurent en mer sont encore une minorité
au Moyen Âge. L’océan offre cependant aux chevaliers les plus
téméraires de nouvelles avenues de carrière. De même, cet intérêt
pour l’océan au Moyen Âge, qui motive les royaumes à repousser
leurs limites politiques et géographiques, est le même qui mènera,
ultimement, à la découverte européenne de l’Amérique par
Christophe Colomb en 1492. ◉
RÉFÉRENCES
1 Mollat,
M. (1992). L’Europe et l’océan
au Moyen Âge. Dans J.-M. Poisson (dir.),
Frontière et peuplement dans le monde
méditerranéen au Moyen Âge : actes du
colloque d’Erice-Trapani (Italie) (p. 9-18).
Rome, Italie : École française de Rome.
temps modernes ? Dans M. Arnoux et A.-M.
Flambard Héricher (dir.), La Normandie dans
l'économie européenne (xiie-XVIIe siècle).
Caen, France : Publications du CRAHM.
5 Mollat,
M. (1980). Réflexions sur les origines
des douanes en Europe occidentale (XIIIe
siècle-début XVIe siècle). Dans W. Paravicini
et K. F. Werner (dir.), Histoire comparée
de l’administration (IV e-XVIIIe siècle) p. 497510. Munich, Allemagne : Artemis Verlag.
2 Mollat,
M. (1983). La vie quotidienne des
gens de mer en Atlantique (xie-xie siècle).
Paris, France : Hachette.
3 Ibid.
6 Mollat,
4 Sadourny,
A. (2010). Les expéditions
de Jean de Béthencourt aux Canaries : une
préfiguration des expéditions du début des
22 AUTOMNE 2017 / WWW.FICSUM.COM
M. (1975). De la piraterie sauvage
à la course réglementée (xive-xve siècle),
Mélanges de l’École française de Rome –
Temps modernes, 187(1), 7-25.
7 Course.
(2002). Dans C. Gauvard, A. de
Libera et M. Zink (dir.), Dictionnaire du
Moyen Âge (p. 359-360). Paris, France :
Presses universitaires de France.
8 Russon,
M. (2004). Les côtes guerrières ;
mers, guerre et pouvoirs au Moyen Âge
(France-façade océanique XIIIe-XV e siècles).
Rennes, France : Presses universitaires
de Rennes.
9 Bochaga,
M., Arízaga, B. et Tranchant, M.
(2014). Navigation atlantique de trois
galères castillanes au début du XVe siècle
d’après le Victorial : de la chronique
chevaleresque à l’histoire maritime. Anuario
de Estudios medievales, 2(44), p. 43.