La question de la responsabilité chez Maurice Blanchot
La question de la responsabilité apparaît chez Maurice Blanchot dans L’Entretien
infini, Le Pas au-delà et L’Ecriture du désastre, en dialogue avec la manière dont elle est
pensée par Levinas dans Totalité et infini et Autrement qu’être ou au-delà de l’essence.
Dans la troisième section de Totalité et infini, Levinas pense le rapport à autrui comme
face à face où l’autre est le visage entièrement livré au pouvoir qu’a le moi de le tuer, mais
aussi visage qui se refuse aux pouvoirs de compréhension du moi qui en feraient un objet au
sein du monde. Il révèle au moi sa responsabilité pour autrui, le fait qu’il est infiniment
responsable de cette faiblesse livrée à son pouvoir du meurtre. Elle signifie répondre de mais
aussi répondre à autrui car, le visage résistant à la prise par la vision, le rapport au visage
n’est pas vision mais langage, discours, le visage étant appel au moi auquel ce dernier doit
répondre. Répondre à autrui, ce n’est pas parler d’autrui, en faire un objet visé par le moi,
mais parler à autrui, rapport où le moi et autrui demeurent séparés. C’est cette responsabilité
que Blanchot se réapproprie, dans les articles de L’Entretien infini rassemblés sous le titre
« La parole plurielle », sous le nom de « rapport de troisième genre », pour penser le rapport à
l’Autre qu’est la parole. Mais contrairement à Levinas, cet Autre ne prend pas nécessairement
la figure d’autrui, et en tous les cas il est au neutre, il est l’obscurité, l’inconnu, la nuit, le
Dehors. Si Blanchot pensait encore dans L’Espace littéraire le rapport à la parole essentielle
comme inspiration par le regard de la fascination pour l’image du langage, il affirme dans
L’Entretien infini que « parler, ce n’est pas voir » (L’Entretien infini, p. 35). Comme il le
pense depuis l’article de La Part du feu, « La littérature et le droit à la mort », le langage est le
possible comme pouvoir du négatif qui maîtrise les choses en leur donnant un nom et un sens
dans le monde du jour. Le versant du langage qui correspond à l’impossible, image du
langage selon L’Espace littéraire, est la « parole sans entente et à laquelle je dois cependant
répondre » (L’Entretien infini, p. 92). L’écrivain, l’homme fasciné par l’image de la parole
selon L’Espace littéraire, est à présent celui qui a pour tâche de répondre à cette parole en la
faisant parler, celui qui doit « tenir parole » (L’Entretien infini, p. 93). L’écriture est
« responsabilité à l’égard de l’entente du neutre » (L’Entretien infini, p. 102), « cette
responsabilité de la parole qui parle sans exercer aucune forme de pouvoir » (L’Entretien
infini, p. 445). Blanchot résume cette double version de la parole dans la formule :
« Nommant le possible, répondant à l’impossible » (L’Entretien infini, p. 68, p. 69 ; cf. p. 92).
Si chez Levinas, c’est Dieu qui, à travers le visage, est le Bien qui élit le moi à la
responsabilité pour autrui, il n’y a pas d’au-delà chez Blanchot, de sorte que toute
responsabilité pourrait s’effondrer. Il refuse cette conséquence dans les fragments de
L’Ecriture du désastre qui répondent à Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Dans ce
livre, Levinas montre que la responsabilité pour autrui signifie que le moi se substitue à lui, se
met à la place de l’autre pour porter ses fautes et ses souffrances, ce qui fait du moi qui se
substitue ainsi l’otage d’autrui. Dans cette substitution, celui qui se substitue est
irremplaçable, personne ne peut se substituer à lui pour répondre d’autrui à sa place, de sorte
qu’il est unique. À l’inverse, Blanchot pense ce rapport comme une responsabilité
impersonnelle car elle ne m’incombe pas à moi seul, elle incombe à tout un chacun, donc à
l’impersonnel lui-même, sans que j’y jouisse d’un privilège qui distinguerait le responsable à
la manière de l’élu : « La responsabilité dont je suis chargé n’est pas la mienne et fait que je
ne suis plus moi » (L’Ecriture du désastre, p. 28). Cette responsabilité impersonnelle est celle
du mourir impersonnel dont chacun meurt, où chacun se trouve « responsable du mourir (de
tout mourir) » (L’Ecriture du désastre, p. 47), ouvrant ce rapport à autrui qu’est l’amitié* :
« l’autre se rapporte à moi de telle sorte que l’inconnu en moi lui réponde à ma place, cette
réponse est l’amitié immémoriale » (L’Ecriture du désastre, p. 50). Quand autrui meurt, le
mourir en autrui est appel à la responsabilité, appel à répondre au mourir en mourant en
commun, à l’accompagner dans le mourir qui nous est commun, responsabilité du mourir au
double sens du génitif, le mourir en moi répondant au mourir qui appelle en autrui. Parce que
cette responsabilité est impersonnelle, elle n’est pas celle du Je, elle répond de ce dont le moi
n’a pas le pouvoir de répondre, elle consiste à « répondre de ce qui échappe à la
responsabilité » (Le Pas au-delà, p. 168). Elle ne consiste pas à agir en faisant quelque chose
pour l’autre, ce qui serait encore un rapport de pouvoir alors que le Je y est destitué de toute
possibilité, mais est « une non-pratique » (L’Ecriture du désastre, p. 47), l’impossible luimême, l’entrée dans le mourir avec autrui afin qu’on ne meure pas seul, qui peut être la parole
d’écriture qui répond à l’impossible.
Bibliographie
E. Pinat, Les deux morts de Maurice Blanchot. Une phénoménologie, Zeta Books,
Bucarest, 2014, p. 216-263.
Etienne Pinat