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Rhétorique de la voix narrative et pratiques de lecture La transition dans la fiction en prose de la Renaissance our aborder la question complexe des rapports que la prose fictionnelle du XVIe siècle entretient avec les pratiques de lecture, deux types d’approches nous semblent appropriées et complémentaires. D’un côté, il est utile de prendre en compte l’histoire des pratiques de lecture, à voix haute ou silencieuse, de leurs évolutions et de leur distribution dans l’espace social. De l’autre côté, l’étude formelle des textes permet, dans la même perspective, de repérer certains traits révélateurs de ces pratiques, tels que les « indices d’oralité » 1 et, symétriquement, ce que l’on pourrait considérer, nous le verrons, comme des indices de lecture silencieuse. Nous nous appuierons sur ces deux approches pour appréhender la problématique posée par le présent volume, en choisissant pour objet le cas de la transition narrative, procédé formel qui nous est apparu comme un poste d’observation particulièrement intéressant pour aborder la question des modes de lecture de la fiction en prose. Notre corpus s’étend des Illustrations de Gaule, et singularitez de Troye, publiées en 1511, aux Alarmes d’amour parues en 1605. Le laps de temps envisagé est marqué par d’importantes évolutions en ce qui concerne l’histoire des pratiques de lecture. Les modifications du patron stylistique 2 de la transition, forme P 1. 2. Paul Zumthor définit « l’indice d’oralité » de la manière suivante : « tout ce qui, à l’intérieur d’un texte, nous renseigne sur l’intervention de la voix humaine dans sa publication » (Paul Zumthor, La Lettre et la Voix. De la « littérature » médiévale, Paris, Seuil, 1987, p. 27). La notion de « patron stylistique » a été théorisée par Gilles Philippe et Dominique Maingueneau comme la « représentation imaginaire d’un type de production langagière » dont « la tradition littéraire a figé les spécificités en une sorte de stéréotype » (Dominique Maingueneau, Gilles Philippe, « Les Conditions d’exercice du discours littéraire », in Les Modèles du discours au défi d’un dialogue romanesque, Eddy Roulet, Marcel Burger [dir.], Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2002, p. 351-378, ici p. 366-367). Elseneur, no 32, 2017, p. 39-52 40 Suzanne Duval et Francesco Montorsi où se manifeste de manière cruciale la voix narrative et la relation que celle-ci construit avec ses lecteurs, gagneraient à être analysées à la lumière de l’évolution des pratiques. Nous décrirons d’abord dans quelle mesure la transition narrative, dans sa forme la plus routinière, est à l’image des pratiques orales de lecture qui ont encore largement cours à la Renaissance. Nous mettrons ensuite au jour une évolution notable du patron stylistique de la transition, à partir du milieu du XVIe siècle, à travers le procédé que nous appellerons transition métaleptique. Enfin, nous montrerons dans quelle mesure le renouvellement du procédé de la transition est révélateur de l’évolution des pratiques de lecture. La transition rhétorique : un indice d’oralité en prose Avant d’en venir à l’objet formel spécifique qui nous intéresse, il convient de rappeler les éléments contextuels qui touchent aux pratiques de lecture de l’époque envisagée et d’insister sur la spécificité de cette dernière. Le XVIe siècle n’a pas vu l’abandon d’un mode de réception pour un autre : il a présenté une coexistence de pratiques de lecture différentes. La Renaissance peut être définie, pour utiliser les termes de Roger Chartier, comme une époque de « concurrence » entre deux modes de réception, lecture silencieuse et lecture publique 3. De cette coexistence des pratiques témoigne, par exemple, l’emploi de certaines formules 4 d’adresse destinées à ceux « qui verront ou orront » l’histoire (Guérin Mesquin, Lyon, O. Arnoullet, 1530), ou encore, qui convoquent « l’intelligence des lecteurs et auditeurs » (Roman de la Rose, Paris, J. Longis, 1538). Les témoignages sur la lecture collective sont fréquents, en particulier pour ce qui concerne la lecture « privée », faite par un lecteur pour un personnage de haut rang 5. Des lectures oralisées destinées à un groupe de 3. 4. 5. Roger Chartier, « Lectures et lecteurs “populaires”. De la Renaissance à l’âge classique », in Histoire de la lecture dans le monde occidental, Gugliemo Cavallo, Roger Chartier (dir.), Paris, Seuil, 1997, p. 315-330, en particulier p. 323-325. Sur ces formules « mixtes », à l’époque médiévale et à celle des premiers imprimés, voir : Florence Bouchet, « Le Lecteur à l’œuvre. L’avènement du lecteur dans le discours auctorial (France, XIVe-XVe siècle) », Poétique, no 159, 2009, p. 275-285, en particulier p. 276-277 ; Dennis Green, « Hören und Lesen. Zur Geschichte einer mittelalterlichen Formel », in Erscheinungsformen kultureller Prozesse. Jahrbuch 1988 des Sonderforschungsbereichs “Übergänge und Spannungsfelder zwischen Mündlichkeit und Schriftlichkeit”, Wolfgang Raible (dir.), Tübingen, G. Narr, 1990 p. 23-44 ; et Rudolf Hirsch, Printing, Selling and Reading, 1450-1550, 2e éd., Wiesbaden, Harrassowitz, 1974, p. 148. Au sujet de François Ier, qui disposait d’un « lecteur ordinaire du roi » (à ne pas confondre avec les lecteurs royaux), voir entre autres le témoignage de François Rabelais dans l’épître Rhétorique de la voix narrative… 41 personnes sont aussi pratiquées, bien que les témoignages soient ici plus rares. La performance littéraire – où le texte est récité devant un public réuni pour l’écouter – est, au XVIe siècle ainsi qu’au suivant, une pratique de sociabilité que l’on retrouve au sein de différents groupes sociaux, parmi les couches les plus populaires 6, sans doute moins touchées par le phénomène, comme dans les milieux les plus fortunés 7. Si plusieurs types de pratiques coexistent, la Renaissance voit cependant se dégager, ainsi que le précise Roger Chartier, une « trajectoire » qui fait prévaloir la lecture silencieuse 8. Au XVIe siècle, une telle lecture a été encouragée par la diffusion massive des livres imprimés 9 ainsi que 6. 7. 8. 9. introductive du Quart Livre (voir aussi William Nelson, « From “Listening Lordings” to “Dear Reader” », University of Toronto Quarterly, vol. 46, no 2, 1977, p. 110-124). Des lectures pour Charles IX sont évoquées par Arnaud Sorbin, Histoire contenant un abbregé de la vie, moeurs, et vertus du roy tres-chrestien et debonnaire Charles IX, Paris, G. Chaudiere, 1574, fo 30 vo. Le mémorialiste Pierre de L’Estoile rappelle les lectures à voix haute faites pour Henri IV dans son Mémoires-Journaux, Paris, Tallandier, 1982 [reprod. de l’édition de Paris, 1881], t. IX (1607-1609), p. 135 (septembre 1608). Dans l’épître introductive de l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, Jean de Léry évoque la lecture de son œuvre faite à François de Coligny. Dans le chapitre xxiii de Gargantua, où on expose le programme éducatif du géant homonyme, Rabelais explique qu’on lui récitait des textes narratifs pendant les heures du repas. Une lecture publique pour des paysans est évoquée par le sire de Gouberville en 1554 (Le Journal du sire de Gouberville, Eugène de Robillard de Beaurepaire [éd.], 2e éd., Caen, Delesques, 1892-1893, 2 vol., t. I, p. 156). Un témoignage sur une réunion d’artisans lisant des romans à Provins se lit dans le prologue de la Règle des marchands imprimée à Provins en 1496 (cité par Dominique Coq, « Les Incunables : textes anciens, textes nouveaux », in Histoire de l’édition française, Roger Chartier, Henri-Jean Martin [dir.], t. I : Le Livre conquérant. Du Moyen Âge au milieu du XVIIe siècle, Paris, Promodis, 1983, p. 177-193, en particulier p. 184). Un personnage qui lit de « vieux livres » lors de fêtes villageoises se trouve dans les Propos rustiques de Noël Du Fail, Gabriel-André Pérouse et Roger Dubuis (éd.), Genève, Droz, 1994, p. 50. Ces performances concernent à la fois des récits et des textes poétiques. La poésie de cour est d’abord destinée à être lue dans des cercles ; elle circule de copie en copie d’avant d’être parfois imprimée, ainsi que le remarque Henri-Jean Martin dans Histoire et pouvoir de l’écrit, Paris, A. Michel, 1996, p. 299. Des témoignages de récitations à voix haute se lisent dans À haute voix. Diction et prononciation aux XVIe et XVIIe siècles, Olivia Rosenthal (dir.), Paris, Klincksieck, 1998, en particulier dans l’introduction et les essais de Jean-Charles Monferran, Gisèle Mathieu-Castellani et Emmanuel Buron. En 1571, Amadis Jamin lit des morceaux de la Franciade en présence de Ronsard et du roi Charles IX (Bernard Girard, Promesse et dessein de l’histoire de France, Paris, P. L’Huillier, 1571, fo 15 ro). L’article de Roger Chartier « Loisir et sociabilité, lire à haute voix dans l’Europe moderne » (Littératures classiques, no 12, 1990, p. 127-147) porte plus particulièrement sur le XVIIe siècle. Roger Chartier, « Lectures et lecteurs “populaires” ». Selon plusieurs critiques, la capacité de lire des yeux dépend entre autres d’une fréquentation courante avec le texte écrit. Voir Bernard M. W. Knox, « Silent Reading in Antiquity », Greek, Roman, and Byzantine Studies, vol. 9, no 4, 1968, p. 421-435, en particulier p. 421 ; et José Manuel Prieto Bernabé, Lectura y lectores. La cultura del impreso en el Madrid del Siglo de Oro (15501650), Mérida, Editora Regional de Extramadura, 2001-2004, 2 vol., t. I, p. 73 et p. 94. 42 Suzanne Duval et Francesco Montorsi par les innovations apportées par la typographie à la lisibilité visuelle de l’objet-livre 10. Le progrès de la lecture silencieuse a trouvé aussi un écho dans les discours liminaires des fictions en prose. Une recherche dans l’Amadis en français. Essai de bibliographie par Hugues Vaganay, ouvrage qui recueille les transcriptions des préfaces et paratextes (à l’exception de ceux en grec) des livres 1 à 12 d’Amadis, montre que le champ sémantique de l’audition – le verbe « escouter », la locution verbale « faire lire » et le substantif « auditeur » – ne se retrouve que rarement. Autre signe évident que les temps changent : Michel Sevin, dans l’un de ces textes liminaires, invite son public à préférer une lecture silencieuse, plus apte à apporter une compréhension approfondie et une appréciation esthétique du texte 11. Concernant la transition en soi, nous pouvons dire qu’il s’agit d’un objet formel restreint. Il pourrait sembler disproportionné de le mettre en relation avec les phénomènes historiques larges et complexes dont nous venons de retracer les lignes générales. La manière dont ce procédé est théorisé et pratiqué à la Renaissance fait cependant apparaître de nombreux traits touchant le mode de transmission du texte oratoire ou fictionnel. Procédé rhétorique fréquent dans la prose médiévale 12, la transition circonscrit au sein de l’énoncé un lieu stratégique où le locuteur, qu’il soit un orateur ou un écrivain, se rappelle à l’attention de son public, bien souvent représenté comme un groupe d’auditeurs plutôt que de lecteurs. À ce titre, la transition instruit une scène d’énon- 10. Les premiers imprimés vernaculaires divisent parfois les caractères non pas par unité de sens mais par unité de sons : par exemple l’article, ou la préposition, est agglutiné au mot qu’il introduit, signe d’une réception visée qui est auditive. Mais, très tôt, l’imprimerie déclenche une évolution qui offre davantage de lisibilité : séparation grammaticale des mots, diminution des abréviations, perfectionnement de la ponctuation, etc. Voir Walter J. Ong, « Orality, Literacy and Medieval Textualization », New Literary History, vol. 16, no 1, 1984, p. 1-12 ; et Rudolf Hirsch, Printing, Selling and Reading…, en particulier p. 136. Par ailleurs, c’est à cette époque que sont inventés certains caractères typographiques non oralisables (guillemets, parenthèses, etc.). Voir Henri-Jean Martin, « Au commencement était le signe », in Histoire de l’édition française, Roger Chartier, HenriJean Martin [dir.], t. I : Le Livre conquérant. Du Moyen Âge au milieu du XVIIe siècle, Paris, Promodis, 1983, p. 463-476, notamment p. 475-476. 11. Amadis de Gaule. Livre VIII [1548], « Discours sur les Livres d’Amadis par Michel Sevin d’Orléans », in Amadis en français. Essai de bibliographie, Hugues Vaganay (éd.), Genève, Slatkine Reprints, 1970 [reprod. de l’édition de Florence, 1906], p. 72, v. 49-51. 12. En ce qui concerne l’époque médiévale, le procédé a été étudié surtout au sujet des proses arthuriennes. Voir entre autres : Elspeth Kennedy, Lancelot and the Grail. A study of the Prose “Lancelot”, Oxford, Clarendon, 1986, p. 156-201 ; Emmanuèle Baumgartner, « Les Techniques narratives dans le roman en prose », in The Legacy of Chrétien de Troyes, Norris J. Lacy, Douglas Kelly, Keith Busby (dir.), Amsterdam, Rodopi, 1987, 2 vol., t. I, p. 167-190. Rhétorique de la voix narrative… 43 ciation orale de l’énoncé au sein duquel elle intervient. Dans les traités de rhétorique, elle est considérée comme une figure. Pierre Fabri insiste sur la beauté du procédé : Transition se faict des choses devant dictes avecques celles que l’en veut dire à ornée continuation. Exemple « Or laissons à parler de ces prodigalités et venons à ces aultres enormes cas. Et premier de son excessive libidinité » […]. Et sert beaucoup quand l’en veult saillir de matiere à aultre, car elle faict recappituler les choses devant dictes et estre ententifz es choses subsequentes ; et convient assez avec epilogue ou recapitulation 13. Dès lors qu’elle permet l’unité du propos, la transition relève à la fois de la cohésion, de la cohérence et de la réussite pragmatique de l’énoncé. « Ornée continuation », cette figure permet de combiner variété et harmonie en facilitant les sauts (« saillir ») d’une matière à une autre. La transition apparaît ainsi comme un segment à fonction métadiscursive qui comble un trou de l’énoncé : l’écart thématique qui sépare les deux matières dont elle marque la frontière devient un lieu stratégique au sein duquel la voix de l’orateur réveille l’attention du public. On observe, en outre, que les termes utilisés par Fabri inscrivent cette procédure dans le champ sémantique de la communication orale : les « choses » ont été « dictes », et la transition s’attache à garder « ententifz » les membres du public. L’exemple de transition que le rhétoricien donne par la suite le montre bien : la formule se caractérise par son ancrage dans la situation d’énonciation du locuteur, et par une mise en présence de ce dernier avec ses interlocuteurs. Elle est actualisée par un présent d’énonciation et introduite par le connecteur « or ». Cette conjonction, à valeur discursive, introduit une rupture énonciative, qui permet en l’occurrence le passage à la modalité injonctive « laissons » 14. L’usage de la première personne du pluriel (« laissons » et « venons ») est lui aussi remarquable. Il dénote la coprésence du locuteur et de ses destinataires, et prend de ce fait une valeur phatique : en englobant dans la procédure de transition non seulement sa 13. Pierre Fabri, Le Grand et Vrai Art de pleine rhétorique [1521], Alexandre Héron (éd.), Rouen, Imprimerie E. Cagniard, 1889, p. 173. 14. Paul Zumthor note que la conjonction or, « au-delà de sa valeur temporelle, a pour fonction de dénoter la présence du locuteur dans ce qu’il dit : [elle] provoque une brève stase, suspendant la temporalité du récit » (Paul Zumthor, La Lettre et la Voix, p. 209). Sur la rupture énonciative introduite par or, voir les travaux de Marie-Louise Ollier, en particulier « Or, opérateur de rupture ? », Linx, no 32, 1995, Diachronie, énonciation, Michèle Perret (dir.), p. 13-31. Voir aussi l’analyse de la grammaticalisation progressive de ce connecteur par Claire Badiou-Monferran : « Quelques aspects de la concurrence des graphies ore, ores et or au début du XVIIe siècle : distribution sémiologique et recomposition du système des connecteurs », Le Français moderne, vol. 71, no 2, 2003, p. 211-247. 44 Suzanne Duval et Francesco Montorsi propre personne mais aussi l’instance plurielle de son public, le locuteur invite ce dernier à participer activement à la progression de son propos par une écoute attentive. Enfin, la métaphore cinétique inscrite par les verbes laisser et venir ébauche une gestuelle qui dénote, certes de manière discrète, la coprésence des corps des instances de l’énonciation. La fonction de ces deux verbes est ainsi double, et elle agit sur un plan à la fois textuel et contextuel : en même temps que ces deux verbes balisent la progression de l’énoncé par un acte de récapitulation puis d’annonce, ils réaffirment, de manière phatique, la coprésence des différents acteurs de la situation de communication, tous mobilisés par le même intérêt pour le discours qui est en train d’être produit. La transition constitue en outre un patron stylistique aux traits partiellement figés 15, ainsi que le montre l’emploi récurrent des verbes cinétiques et l’utilisation d’une structure syntaxique stable. Quant à l’instance qui assume la transition, celle-ci peut être assurée par un nous, comme dans l’exemple de Fabri, mais parfois aussi par des substantifs tels que « le livre », « l’histoire », ou le « conte » 16. Dans le cas de ces variantes, l’énonciation de la transition et, à travers elle, la récitation de l’énoncé au sein duquel elle intervient ne sont pas attribuées à une instance définie. Cet anonymat du rôle du récitant favorise son investissement par tout lecteur qui voudra performer le texte par les gestes et la voix. Pour une bonne part des textes de la Renaissance, c’est la première personne du pluriel qui est utilisée au sein de la transition. En voici un exemple, tiré des Illustrations de Jean Lemaire de Belges : Or avons-nous ce me semble, quelque peu desja proufité, commençant à faire ouverture des illustrations de Gaule : Maintenant nous faut il approcher les singularitez de Troye, et retourner à l’histoire du preux Hercules de Libye, dixieme Roy de Gaule 17. On retrouve le principe d’un ancrage déictique de la transition marqué par le connecteur « or », la personne « nous » et le présent de l’énonciation, ainsi que celui d’une métaphore cinétique inscrite dans les verbes qui dénotent l’annonce de la nouvelle étape du texte : « approcher », « retour15. Voir Gérard Milhe Poutingon, qui a étudié la présence de ces formules de transition dans le cadre de la séquence digressive : Poétique du digressif. La digression dans la littérature de la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 193. 16. Carol Chase, « “Or dist li contes” : Narrative Interventions and the Implied Audience in the Estoire del Saint Graal », in The Lancelot-Grail Cycle. Text and Transformations, William Kibler (dir.), Austin, University of Texas Press, 1994, p. 117-138. 17. Jean Lemaire de Belges, Les Illustrations de Gaule et singularités de Troye [1511], Jean-Auguste Stecher (éd.), Louvain, J. Lefever, 1882, 4 vol., t. I, livre 1, chap. xiv, p. 72. Rhétorique de la voix narrative… 45 ner ». Le texte est ainsi présenté comme une communication partagée entre un narrateur et des lecteurs coprésents, et la transition apparaît comme l’un des lieux stratégiques où ce partage et cette coprésence sont réaffirmés. Il convient, cependant, de remarquer que si la mise en scène de cette coprésence connote une transmission orale du texte, elle ne la contraint pas. La scène d’énonciation orale convoquée par le texte est passible d’être mise en œuvre par les pratiques effectives de lecture ou au contraire d’être maintenue au niveau d’un simple imaginaire de la lecture orale. En outre, le caractère figé de la formule de transition pose la question du caractère actif ou non des sèmes qu’elle véhicule : on peut ainsi se demander si la connotation d’oralité est encore perçue par le locuteur au moment où il énonce la transition, et par ses destinataires au moment où ils la reçoivent. Dans cette perspective, on peut considérer que les nouvelles formules de transition qui apparaissent au milieu du XVIe siècle sont conçues comme un moyen de défiger un patron usé. Cette revitalisation, pour ainsi dire, d’un vieux patron s’accompagne comme nous le verrons d’une modification de la scène d’énonciation instruite par la transition. De la transition à la transition métaleptique Le phénomène que nous nous proposons d’analyser, et que nous appellerons, comme nous allons nous en expliquer, transition métaleptique, se diffuse, à notre connaissance, dans la prose française à partir de 1544, grâce à la traduction d’un texte italien alors considéré comme l’une des grandes réussites de la modernité littéraire, l’Orlando furioso 18. Dans son poème chevaleresque, l’Arioste apporte des modifications remarquables à la forme usuelle que nous venons d’étudier et qui avait son équivalent dans la prose et les vers italiens 19. Certaines des transitions de l’Arioste circonscrivent au sein de l’énoncé une métalepse, entendue au sens genettien de « transgression, figurale 18. Sur l’apparition de ce procédé rhétorique et sa première diffusion dans la prose romanesque au XVIe siècle, voir Francesco Montorsi, « La Métalepse de régie dans le roman du XVIe siècle », Poétique, no 181, 2017, p. 53-65. Sur l’évolution ultérieure de la figure dans la prose du roman sentimental dès les années 1580 et 1590, voir Jacques Chupeau « Quelques formes caractéristiques de l’écriture romanesque à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe », in L’Automne de la Renaissance, 1580-1630, Jean Lafond, André Stegmann (dir.), Paris, Vrin, 1981, p. 219-230. 19. Robert M. Durling, The Figure of the Poet in Renaissance Epic, Cambridge, Harvard University Press, 1965, p. 112-181. 46 Suzanne Duval et Francesco Montorsi ou fictionnelle, du seuil de la représentation » 20. La transition, en plus d’introduire un changement d’épisode, met en place une confusion entre les plans métadiscursifs et historiques de l’énoncé fictionnel. Le simple fait de situer sur le même plan ces deux niveaux, en théorie distincts, a comme résultat d’ébranler les conventions de la représentation et provoque un effet de « réverbération de réalité » 21 sur le monde de la fiction. Les instances de l’auteur et de ses lecteurs sont introduites dans l’univers du récit et la figure de l’auteur, qui affiche sa maîtrise sur le monde fictionnel, est par ce biais exaltée. Ainsi conçue, la transition ne laisse alors plus d’espace pour un éventuel récitant s’adressant à un public par le biais d’une scène d’énonciation orale. La traduction lyonnaise de 1544, qui se distingue par son approche littérale, reproduit fidèlement les procédures de régie novatrices propres à l’Orlando furioso italien 22. Au milieu du chant XV, le narrateur use de la transition suivante : Mais je vous ay à rendre ailleurs compte de cecy car il y a un grand Duc, lequel me crie et de loing me fait signe et me prie que je ne le laisse en ma plume 23. 20. Gérard Genette, Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004, p. 14. En forgeant ce concept, Genette en avait donné une définition plus étroite : « toute intrusion du narrateur ou du narrataire extradiégétique dans l’univers diégétique (ou de personnages diégétiques dans un univers métadiégétique, etc.), ou inversement », (Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 243-244). Il convient de rappeler que ce sens du mot métalepse est exogène : à la Renaissance, la métalepse est un trope aux contours flous, proche de la métonymie. Ce n’est qu’à partir du XVIIIe siècle que sa description théorique se rapproche de celle qu’en donne Genette. Voir sur ce point Geneviève Salvan, « Dire décalé et sélection de point de vue dans la métalepse », Langue française, no 160, 2008, p. 73-87. Sur la métalepse voir aussi : Métalepses : entorses au pacte de la représentation, John Pier, Jean-Marie Schaeffer (dir.), Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2005 ; l’article de John Pier, « Metalepsis », du site The Living Handbook of Narratology, http:// www.lhn.uni-hamburg.de/article/metalepsis-revised-version-uploaded-13-july-2016, consulté le 8 mars 2017 ; ainsi que Françoise Lavocat, Fait et Fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, 2016, p. 473-520. 21. Françoise Lavocat, Fait et Fiction, p. 519. 22. Au sujet de cette traduction, voir : Francesco Montorsi, L’Apport des traductions de l’italien dans la dynamique du récit de chevalerie (1490-1550), Roger Chartier (préf.), Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 207-238 ; Toshinori Uetani, « Jean Martin, traducteur du Roland Furieux ? », in Esculape et Dionysos. Mélanges en l’honneur de Jean Céard, Jean Dupèbe et al. (dir.), Genève, Droz, 2008, p. 1089-1109 ; Rosanna Gorris Camos, « “Non è lontano a discoprirsi il porto” : Jean Martin, son œuvre et ses rapports avec la ville des Este », in Jean Martin, un traducteur au temps de François Ier et de Henri II, Paris, Presses de l’École normale supérieure (Cahiers V.-L. Saulnier ; 16), 1999, p. 43-83 ; et Alexandre Cioranescu, L’Arioste en France, des origines à la fin du XVIIIe siècle, Paris, Presses modernes, 1939, 2 vol., t. I, p. 76-86. 23. Roland Furieux. Composé premierement en ryme thuscane par messire Loys Arioste, noble Ferraroys, et maintenant traduict en prose françoyse, Lyon, Sulpice Sabon pour Jehan Thellusson, 1544, fo 64 vo (cf. le chant XV, strophe 5 du texte italien). Rhétorique de la voix narrative… 47 Le nous laisse place, ici, à un je s’adressant à un vous (l’usage de la première personne se retrouve souvent chez l’Arioste). Avec une négligence affectée, l’auteur-narrateur interrompt son propos sans procéder à aucune récapitulation et promet d’en traiter « ailleurs ». Le deuxième volet de la transition introduit le nouvel épisode en mettant en scène une interaction entre le narrateur et le duc qui « fait signe ». Le verbe « laisser », trait figé du patron de la transition, est donc réinvesti d’une manière ludique, puisqu’il met en scène l’écriture de l’auteur. D’une manière assez paradoxale, l’intervention du narrateur sur l’intrigue est présentée comme le fruit d’une collaboration entre les attentes du personnage et la propre réaction du narrateur au regard de cette attente. On trouve des occurrences variées de ce type de transition dans la prose fictionnelle du XVIe siècle. Les formules vieillies comme « Nous laissons à parler » ou « L’histoire dit que », qui avaient trouvé un terreau fertile dans les proses des romans de chevalerie, sont concurrencées par ce nouveau modèle, même si les prosateurs ne retiennent pas toujours la première personne du singulier comme sujet grammatical. Ainsi, sous des formes plus ou moins spectaculaires, la transition métaleptique se répand dans le corpus des romans de chevalerie mais aussi, vers la fin du siècle, dans les romans sentimentaux et les recueils de nouvelles. On en prendra pour exemple ce passage du huitième livre d’Amadis, paru en 1548 et traduit de l’espagnol par Herberay des Essarts : Mais si les arresterons nous pour ceste heure parce qu’Amadis de Grece se tourmente de ce qu’en l’autre chapitre je l’ay laissé si court, l’ayant apellé pour preferer à luy ce discours et preparatifz d’armées, tant de mer que de terre 24. Au routinier or laissons, à valeur métadiscursive, se substitue la représentation d’une action intervenant directement sur l’intrigue : « arresterons ». L’emploi de la personne plurielle englobant l’auteur et ses lecteurs est suivie d’une occurrence de première personne, « je l’ay laissé si court », qui met en scène une interaction surprenante : le narrateur ne s’adresse plus à ses destinataires, il se tient à l’écoute des plaintes de son personnage. Par ce biais, c’est le pouvoir de l’instance auctoriale elle-même sur la trame de son récit qui est mise en scène. 24. Amadis de Gaule. Livre VIII, Paris, E. Groulleau, 1548, fo cxx ro. La transition métaleptique ne se trouve pas dans l’original espagnol ; voir Feliciano de Silva, Amadís de Grecia [1530], Ana Carmen Bueno Serrano, Carmen Laspuertas Sarvisé (éd.), Alcalá de Henares, Centro de Estudios Cervantinos, 2004, p. 443. 48 Suzanne Duval et Francesco Montorsi Bien souvent, la transition métaleptique thématise un déplacement au sein de l’espace fictionnel, comme dans ce passage du Nouveau Tristan : Mais pour ce que Tristan se pourroit ennuyer, allant voir le malade, nous l’irons chercher, laissans Artus et sa cour en joye et plaisir 25. Opérée par la locution verbale « nous l’irons chercher », la transition prend la forme d’un voyage effectué par le narrateur en compagnie de ses lecteurs. Le parcours effectué leur permet de rejoindre un nouveau lieu de l’espace fictionnel et d’agir sur la destinée des personnages. Le texte célèbre ainsi le pouvoir de l’auteur, ainsi que celui du lecteur, sur le déroulement de la fiction. Enfin, en réduisant ou en supprimant la place des verbes métadiscursifs, la transition métaleptique peut parfois abandonner dans le même temps le champ sémantique de l’oralité. Dans cette perspective, il est particulièrement intéressant de noter la présence du champ sémantique de la vue inscrite dans les verbes qui introduisent un nouvel épisode. On en prendra pour exemple cet extrait du Printemps de Jacques Yver : Or laissons l’heureux succez d’Herman prendre son cours tant qu’il plaira à Madame Fortune, et retournons un peu veoir Fleurie, qui honteuse de son enfantement, et deplaisante de vivre, apres la mort de son honneur s’estoit constituée en une prison volontaire 26. Régi par le verbe « retournons », l’infinitif voir retient le principe d’une coprésence du narrateur et de ses lecteurs sans que celle-ci présuppose une scène d’énonciation orale du récit. La toute-puissance du narrateur de l’Arioste, qui feignait d’intervenir directement dans la trame de son récit, laisse place à une attitude de production et de réception de l’énoncé plus passive, où il s’agit seulement de regarder, ou, d’une manière à peine plus dynamique, de jeter les yeux sur les événements de la fiction. Il en va de même dans ce passage des Alarmes d’amour : 25. Jean Maugin, Nouveau Tristan, Paris, veuve de La Porte, 1554, p. 352. L’auteur a ajouté des transitions métaleptiques qui se ne trouvent pas dans sa source ; voir Tristan 1489, C. E. Pickford (éd.), Londres, Scolar press, 1978 (reprod. de l’édition de Rouen, J. le Bourgoys, 1489). Dans son étude sur cette adaptation, Laurence Harf-Lancner remarque ces interventions intrusives ajoutées et remarque que ces « notations en fin de chapitre provoquent immanquablement un effet de rupture comique » (Laurence Harf-Lancner, « Tristan détristanisé : du Tristan en prose [XIIIe siècle] au Nouveau Tristan de Jean Maugin [1554] », Nouvelle Revue du seizième siècle, no 2, 1984, p. 5-22, ici p. 20). 26. Jacques Yver, Le Printemps d’Yver, Marie-Ange Maignan (éd.), Marie Madeleine Fontaine (collab.), Genève, Droz, 2015, II, 2, p. 186. Rhétorique de la voix narrative… 49 Mais pendant que ces ames heureusement amoureuses, enchantées dans les charmes de ces delices, effleurent de leur amour ce que la commodité leur permet à ceste heure. Jettons un peu nos yeux vers l’Isle de Paros, où nous avons fait surgir il y a quelque temps Melicerte, accompagné d’autant d’ennuis et de regrets que son rival se treuve pres comblé de felicité 27. De même que les verbes relatifs à la vision, le verbe surgir décrit le pouvoir de l’énonciateur sur le contenu fictionnel. Cet avènement du champ sémantique de la vue au sein des interventions narratives pourrait relever d’une tendance plus générale de la prose narrative de l’époque, qui ne correspond pas, bien sûr, à une éviction totale des verbes de catégorisation orale 28. La présence du sémantisme relatif à la vue gagnerait à être observée, de manière plus systématique, dans d’autres procédés métatextuels et dans un corpus plus large de prose narrative. Cette enquête pourrait probablement étayer la dynamique que nous nous contentons ici de suggérer 29. Les modifications formelles du patron de la transition ont ainsi une implication sur l’énonciation narrative. Le statut métadiscursif de la transition est gommé par le biais d’une intrusion des instances du narrateur et de ses lecteurs dans le monde de la fiction. Cette modification semblerait s’accompagner d’un amenuisement du champ sémantique de 27. [Anonyme], Les Alarmes d’amour, Lyon, J. de Gabiano, 1605, t. I, p. 135. 28. Nous empruntons la notion de « verbes de catégorisation orale » à Rudolf Mahrer, Phonographie. La représentation écrite de l’oral en français, Berlin – Boston, De Gruyter, 2017, p. 222 sqq. 29. Voici d’autres exemples de transitions des XVIe et XVII e siècles qui utilisent le sémantisme de la vision, et qui se perpétuent au-delà des bornes de notre corpus : « cependant qu’ils chercheront logis, nous irons d’une course contempler les actions de l’assemblée nuptiale » (Antoine de Nervèze, Les Amours de Filandre et de Marizée, Paris, Du Brueil, 1602, 3e éd., fo 33 vo) ; « Pendant que Lyzidor sera endormy, nous irons voir l’agreable sejour d’Angelie » (Charles Sorel, Le Palais d’Angélie, Paris, T. Du Bray, 1622, p. 12) ; « tandis que nous le laisserons reposer sur son lict où il s’estoit jetté ; si un homme peut reposer agité de tant de pensées, voyons ce qui se passe en la maison de Diane » (Jean-Pierre Camus, La Pieuse Julie. Histoire parisienne, Rouen, J. de La Mare, 1641, p. 223). Dans le dernier quart du XVI e siècle, on trouve aussi des exemples d’interventions narratives qui mettent en scène la lecture oculaire, ainsi : « Comme cy après vous pourrez lire, si vous n’estes aveugles » (Guillaume Des Autels (?), Mythistoire barragoøuyne de Fanfreluche et Gaudichon, Marcel Françon (éd.), Cambridge, Schoenhof’s Foreign Books, 1962 [reprod. de l’édition de Rouen, 1578], p. 44-45) ; « Allez donc, Cloridon, allez recognoistre les forces de l’Amour, qui sont campées dans les yeux de Melliflore, et pour vous braver davantage, vous veulent livrer le combat dans vos propres terres : et au milieu de vos plus chers amis. Cependant j’empescheray que l’œil du Lecteur ne languisse plus longuement en la curiosité de connoistre vostre personne » (Antoine de Nervèze, Amours diverses. Histoire troisiesme, Lyon, B. Ancelin, 1612, fo 130 vo). 50 Suzanne Duval et Francesco Montorsi l’oralité au sein de la transition métaleptique. Nous proposons à présent d’analyser ces observations formelles dans la perspective des pratiques de lecture de l’époque envisagée. La métalepse : un indice de silence Le caractère spectaculaire de la transition métaleptique et la manière dont elle attire l’attention du lecteur sur les audaces de la voix narrative ne semblent pas, a priori, relever d’une lecture silencieuse, précisément parce qu’un tel procédé intensifie la place et le rôle du narrateur au sein du récit. À première vue, il semblerait que la transition métaleptique, par rapport au patron de transition traditionnelle dont elle constitue une variante, s’accorde bien à une réception orale puisqu’elle recourt, avec éclat, à un embrayage déictique qui met en scène la coprésence des instances du récitant et des lecteurs. Nous serions donc tentés de croire que la transition métaleptique défige un patron usé, et qu’elle en intensifie les traits caractéristiques. Ainsi, la scène d’énonciation orale connotée par la transition serait vivifiée par l’art de la métalepse. Il convient cependant de noter que l’effet propre de la métalepse consiste à déplacer la coprésence des instances du narrateur et de son public sur une scène fictionnelle. Leur coprésence ne renvoie pas à une situation concrète de récitation : elle devient un trope, une rencontre pour ainsi dire métaphorique, n’ayant lieu que dans le monde de l’imagination. À ce titre, les transitions métaleptiques semblent plutôt relever d’un imaginaire de la lecture silencieuse. En outre, alors que la transition non métaleptique met en relation le lecteur avec une instance anonyme de narration, qui, comme nous l’avons vu, ménage une place au rôle du récitant, la transition métaleptique établit plutôt un lien entre le lecteur du texte et une figure de l’auteur lui-même, qui affiche sa présence à travers la voix du narrateur. Or, exception faite du cas rare où l’auteur récite lui-même son texte à ses lecteurs, une telle relation ne peut être qu’imaginaire puisque la communication de l’auteur à ses lecteurs est par définition différée par le truchement de l’écriture. Plusieurs cas de transitions métaleptiques semblent ainsi évincer le rôle du récitant par la mise en scène de l’auteur-scripteur, comme dans l’exemple cité plus haut de l’Arioste : « il y a un grand Duc, lequel me crie et de loing me fait signe et me prie que je ne le laisse en ma plume ». Cette affirmation de la personne de l’écrivain et de son pouvoir créatif par l’expression « en ma plume » va de pair avec une lecture qui n’est plus contrainte par les circonstances spatiales et temporelles de la récitation et qui s’épanouit librement dans l’espace de l’imagination. Rhétorique de la voix narrative… 51 Si les pratiques de la transition métaleptique ne sont pas toutes aussi spectaculaires que celles de l’Arioste et de sa traduction, il reste qu’elles tendent, dans l’ensemble, à mettre en scène et à intensifier la relation imaginaire qui, au fil du récit, se tisse entre l’auteur et le lecteur. À ce titre, elles s’écartent d’une scène d’énonciation orale du texte fictionnel, et participent à la construction d’une scène silencieuse de la fiction. Elles sont ainsi symptomatiques du recul de la récitation dans l’imaginaire de la lecture du XVIe siècle, recul qui témoigne certainement du progrès des pratiques de lecture silencieuse. L’étude de la transition narrative au XVIe siècle nous a permis d’interroger la relation entre les pratiques de lecture et un dispositif formel impliquant les instances du narrateur et de ses lecteurs. Le patron stylistique que nous avons retenu a été examiné dans sa variabilité car, au cours de la période, il a fait l’objet de modifications remarquables. Nos analyses se sont appuyées sur les éléments contextuels qui permettaient d’étayer nos hypothèses. La transition telle qu’elle se pratique au Moyen Âge combine la variété et l’harmonie du texte narratif en facilitant les passages d’un fil à l’autre de l’intrigue. Dans la prose médiévale et celle de la première Renaissance, le procédé suppose aussi une pratique orale de la réception. La transition a volontiers recours à un champ sémantique de l’oralité, et elle ancre le discours dans une situation d’énonciation et une gestuelle qui présupposent la coprésence physique du narrateur et de ses destinataires. En particulier, l’usage d’une personne plurielle englobant le narrateur et ses lecteurs dans une même instance, ou encore l’indéfinition de l’instance narrative ménagent une place à la performance d’un éventuel récitant prenant en charge la mise en voix du texte écrit. L’analyse de la transition métaleptique telle qu’elle se répand dans la prose fictionnelle dès le milieu du XVIe siècle conduit à une conclusion différente. Cette nouvelle formule se caractérise par la confusion des plans métadiscursif et historique du récit. Elle déplace dans le monde de la fiction la relation du narrateur et de ses lecteurs, ce qui tend à la fois à célébrer l’imagination créatrice de ces deux instances et, dans le même temps, à faire l’économie d’une scène de récitation. Le lecteur est invité à se rapprocher du narrateur par les voies de l’imagination, et à reconnaître, par ce biais, l’inscription ineffaçable de l’auteur dans son texte mais aussi le pouvoir fascinateur de la fiction. Un tel imaginaire de la lecture semble à l’image d’une pratique de réception silencieuse du texte fictionnel. Le lien entre la transition métaleptique et la réception silencieuse ayant été établi, il est légitime de postuler une corrélation entre la diffusion du procédé et la progression de la lecture visuelle au XVIe siècle. La modification 52 Suzanne Duval et Francesco Montorsi des pratiques qui a lieu grâce à la diffusion des livres et aux évolutions typographiques aurait en somme porté et soutenu l’évolution des formes stylistiques de la prose, entre autres de la transition. L’association entre cette forme et la pratique de lecture individuelle sera, à une époque ultérieure, montrée et confirmée par certains remplacements des verbes liés à l’audition par d’autres appartenant au champ sémantique de la vision. Il semble en outre que le passage d’un procédé connotant l’oralité à un procédé plus propre à la lecture silencieuse s’accompagne, pour ainsi dire, de sa spectacularisation : la métalepse est en effet un artifice audacieux et fantaisiste, qui ébranle les conventions de la fiction. Comme si, pour compenser son irruption silencieuse, la transition devait trouver de nouveaux moyens pour attirer l’attention sur elle : privé du plaisir des oreilles, le lecteur se voit en contrepartie offrir les délices outranciers et sans limites de l’imagination. Suzanne Duval Université de Lausanne Francesco Montorsi Université de Zurich