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Étymologie roumaine revisitée De la Rîmnŭ ne tragemŭ Préface Ce livre traite de deux problèmes touchant à la langue roumaine. L’un est étymologique, l’autre ontologique. À la base, seul le premier devait être développé, mais puisqu’ils s’entrepénètrent, je n’ai pas pu les dissocier. Pour des raisons politiques, les dictionnaires de la langue roumaine attribuent à une grande quantité de mots roumains une origine slave, et à toute une panoplie une provenance dacique. Les régimes sont tombés, mais leurs fantômes hantent encore la Roumanie. Puisque je parle couramment à la fois le roumain et le wallon, j’ai vite remis en question les étymologies douteuses des dictionnaires. Fin 2016, j’ai appris qu’un certain collectif avait lancé une pétition, adressée aux autorités roumaines, pour réclamer que le nom de la Roumanie fût changé en Dacie, et que ses citoyens fussent renommés “Daces”. Les auteurs de la pétition disaient ne pas comprendre le silence des autorités, devant « autant de preuves écrasantes et irréfutables » en faveur de la “dacité” du peuple roumain, et exigeaient des autorités de « mettre un terme au mensonge » de la latinité des Roumains. À ce moment-là, je me suis dit que trop is te veel, en te veel is trop, et qu’il fallait faire quelque chose. J’ai commencé la compilation de ce lexique en janvier 2017. Lorsque la rédaction de celui-ci était presque terminée, je suis tombé sur le livre de Monsieur le professeur Dan Ungureanu, de l’Université de Prague, intitulé Româna şi dialectele italiene, Bucarest, 2016. J’ai été surpris par les résultats convergents que nous avions obtenus, à certains égards, lui et moi, malgré nos méthodologies différentes. Mes connaissances linguistiques reposent surtout sur ma pratique des langues. Le roumain, je l’ai appris dans le village de mes grands1 parents, où j’ai passé une partie de mon enfance. Pour les mots plus difficiles, je donne la prononciation traditionnelle que j’ai moi-même apprise, et qui m’a été transmise par les multiples générations qui m’ont précédé. D’autres prononciations semblables sont tout aussi valides. Par exemple, la palatalisation de d, v, g donne le son /ɟ/ ; dans d’autres villages, /z/, ou encore /ʤ/ etc. Après moult hésitations, j’ai décidé d’orthographier les mots roumains de façon étymologique, sur base de l’orthographe de la fin du 19e siècle et du début du 20 e. Par rapport aux livres post-modernes, l’orthographe étymologique que j’emploie ici a les caractéristiques suivantes : ău /o:/, /ow/ /əw/, Les non-étymologiques écrivent o, ou, ău, arbitrairement, considérant la prononciation en patois bucarestois. ç /ʦ/ Les non-étymologiques écrivent ţ. ce, ci /ʧe, ʧi/ Seules instances où le bucarestois a conservé l’étymologie. Toutefois, parfois ils écrivent ş à la place. ch /x/, /h/, /k/ Les non-étymologiques écrivent tantôt h, tantôt c, selon la prononciation bucarestoise. Par contre, dans la plupart des cas où le bucarestois et l’italien écrivent ch et gh, ici on écrit cł et gł ; voir plus bas. ḑḑ /z/ ou /ʥ/ Ailleurs remplacé par z. é /ja/ ou Se comporte comme si c’était écrit ĭa, sauf palatalise que, quelquefois, il ne palatalise pas la consonne p. Les non-étymologiques écrivent tantôt ea, tantôt ia. ĕ /ə/ Ailleurs écrit ă ou e, voire a ou o. 2 ea /ɛ:/ Les non-étymologiques écrivent tantôt ea, tantôt ia. Les Bucarestois prononcent /ja/. e...e /ɛ...e/ Lorsque deux e sont séparés par une consonne ou par un groupe de consonnes, le premier e se prononce très ouvert. Le bucarestois l’hypercorrige quelquefois en a. ge, gi /ʒe, ʒi/ Les non-étymologiques écrivent souvent j à la place. Comme la lettre j, de même ge et gi peuvent se prononcer /ʤ/ dans certaines régions. ĭ /j/ ou Ailleurs écrit i. palatalise 1. Se prononce /j/ après une voyelle ou les consonnes c, g, h, j, r, ş. 2. Ne se prononce pas après ç, dḑ, s, ţ, z, mais les renforce. 3. Palatalise : b → bĭ /bɟ/ d → dĭ /ɟ/ f → fĭ /xj/ l → ł /j/ m → mĭ /mɲ/ n → nĭ /ɲ/ p → pĭ /pc/ t → tĭ /c/ v → vĭ /z/ ou /ɟ/ ĭă /e/ Les non-étymologiques écrivent e. ó /ɔ:/ Peut se prononcer (mais non de façon obligatoire) /wa/, uniquement en début de mot. Le bucarestois écrit parfois oa, en prononçant toujours /wa/. 3 qu /k/ Les non-étymologiques écrivent c. şc (+e, i) /ʃc/, /ʃʧ/ Les non-étymologiques écrivent şt, parfois sc. ŭ caduque Certains orthographes anciennes utilisaient ŭ pour le son /w/. Le bucarestois n’écrit pas le u muet dans la plupart des cas, mais le change en v au début de quelques mots, à l’instar de certaines orthographes étymologiques anciennes, et met parfois un i plus ou moins “prothétique”. J’y ajoute : ł /j/, rien ń - /w/, On prononce /w/ entre voyelles ouvertes ; /j/ entre voyelles fermées ; rien entre une fermée et une ouverte. Après une consonne, il palatalise la consonne (cł [c] ; gł [ɟ]). Dans les orthographes habituelles, soit le ł s’écrit u, ou alors s’écrit l ou h, mais ne se prononce pas, soit – dans la plupart des cas – ne s’écrit pas. La première orthographe mettait un apostrophe ou h. Il s’agit d’un n étymologique qui est disparu, et n’affecte pas du tout les règles de prononciation. J’en enlève : ê /ʌ/ Utilisé dans les orthographes étymologiques pour le son /ʌ/ qui provient d’un e ancestral, p. ex. : cuvêntŭ et arêndă, du lat. conventum, respectivement arenda. Cependant, la racine 4 change en i au cours des déclinaisons et conjugaisons, p. ex. : cuvinte, cuvintédḑă, perinda. J’ai donc décidé de laisser les racines en i, en remplaçant le ê par î. Par « bucarestois », faute d’un meilleur terme poli, j’entends l’idiome roumain, tel que promu et enseigné au niveau dit “officiel”. Les formes écrites des mots de cet idiome, telle que vous les trouverez dans les dictionnaires, sont fournies, en petits caractères, chaque fois que l’idiome “officiel” diffère substantiellement d’un mot roumain traditionnel. En français, j’utilise l’orthographe traditionnelle de 1830. Lorsque vous me citez ou me paraphrasez, je vous prie de ne pas utiliser mon nom de famille seul, mais également mon prénom. Certains pays, tels que l’Islande et l’Indonésie, n’ont pas généralisé le système des noms de famille, et répertorient leurs habitants par “prénom” et métier. La mode ouest-européenne bourgeoise de définir quelqu’un par son nom de famille, précédé, avec beaucoup d’indulgence, d’une initiale pour le prénom, n’est pas du tout universelle. Au contraire, elle est totalement inefficace dans des bibliographies du genre Chen, P. Y., ou encore Sigurðsson, E. La seule norme universelle sur terre est le nom propre (“prénom”) de la personne. Pour le christianisme et pour d’autres religions, théologiquement parlant, seul le nom propre (“prénom”) de la personne compte. Ne dites et n’écrivez donc pas : « Selon l’opinion de Staelens, tel mot est de telle origine », mais bien : « Selon l’opinion de Georges Staelens » etc. Sachez également que les prénoms se traduisent. En fonction de la langue dans laquelle vous me citez, vous pourrez écrire George sans “s”, Georges avec “s”, Djôr, Ġorġ, Georgius, Γεώργιος, Գեւորգ, Юрій, Joris, Georgĭŭ, Georg etc. 5 Lexique Abeşŭ. Mot rare, pour dire « oui, approuvé » ; on lui préfère da (voir ce mot). Pour ce qui est du suffixe, -eşŭ est employé pour beaucoup d’adjectifs, par exemple : frunteşŭ, « qui a un grand front », rareşŭ, « qui a des poils rares » etc. Quant à ab, il s’agit du mot ba (voir ce mot), d’origine celtique. En gaélique irlandais, ba, devant voyelle, devient ab. Donc, celui qui approuve, en roumain ou en gaélique, dit ba ; mais pour pouvoir l’adjectiviser, il y a besoin de métathèse, donc abeşŭ. Cf. breton abeg, « raison, cause. » Aburŭ, « vapeur », et bură, « vapeur ; brouillard ; bruine », également abură. Le breton burezh, « vapeur », le gaélique écossais braon et irlandais brádán pour « bruine », brat pour « brouillard », indiquent un apparentement avec les langues celtiques, surtout avec le breton. L’apparentement paraît évident avec l’italien buriana, « bruine », considéré dérivé de Βορέας/Boreas, « [vent du] nord. » Quant à aburŭ, certains le considèrent comme dérivé du latin albulus. Anciennement, on croyait qu’il s’agît du latin vapor. On peut envisager d’abord bură ; celui-ci a contaminé vapor, qui autrement aurait donné °bapure, °vapure ou °apure. La perte du e final est habituelle : viedḑurŭ ← viedḑure ; strugurŭ ← strugure. Aḑemeni [adǝmǝ'i, aɟeme'i], « aguicher, appâter. » Les dictionnaires le comparent au hongrois adomány, « cadeau. » Cependant ce mot roumain a son correspondant exact en wallon, adawî. Faute de comparaison, adawî est rapproché d’adouyî, « regarder, épier » (lat. °adoc[u]liare, mot composé, dont la jonction doit être latine, sinon le d aurait été remplacé par dḑ en roumain). On pourrait faire les même exercices que les étymologistes pour d’autres mots (p. ex. : adinióră, îndemână), et le considérer comme un mot composé à partir de a+de+mână, le sens visé étant de « prendre par la main. » Cependant, le 6 mot correspondant wallon doit nous mettre sur une autre piste. Comme début, on devrait avoir le latin adamare, « convoiter », contaminé probablement avec adamas, gén. adamantis, pour avoir enfin une forme °adamaniare (→ wal. adawî) ou °adamanire/°adamanere (→ roum. ademeni). Aḑinióră, « naguère », bucarestois odinioară. Dans les dictionnaires, autant le wallon lanawaire que le roumain adinióră, de sens identique, sont considérés comme formés à l’intérieur de la langue, à partir de différents préfixes. De plus, l’étymologie populaire roumaine, en coupant ce mot en morceaux, le traduirait par « il y a une heure » ou « il y a quelques heures. » Sémantiquement, cette explication est fausse, parce que cet adverbe introduit une époque plutôt lointaine. Le mot wallon fait référence à un mot francique non attesté qui signifierait « beaucoup. » Donc le sens du mot composé, wallon et roumain, est « il y a longtemps », et non « il y a peu. » Acăţa ou agăţa, « accrocher, jucher ». On le retrouve en arpitan sous la forme agətsi, de sens identique. Aḑułea [adu'jɛ:], « flotter, bruisser, caresser », bucarestois adia. Alexandre Ciorănescu y voit correctement le latin adulare. D’autres ont proposé des formes intermédiaires avec des i intercalés, pour la forme bucarestoise. Tout d’abord, le i bucarestois n’est absolument pas organique, sinon la collision avec le d aurait donné °adḑîłea (buc. °azia). Afină, « bleuet, myrtille. » En citant Valentin-Claudiu Dobre, M. Dan Ungureanu signale le gallois afon/mafon, cornique avan, « framboise », occitan avajon, « myrtille », mais il croit qu’il s’agit d’un faux positif, probablement à cause du manque d’exactitude taxonomique. Or cela ne doit pas nous déranger, car, quelles que soient les langues, la carponymie vulgaire ne tient pas compte des espèces et des familles : 7 par ex., en français mûre (« mûron » et « muleberge, toûte »), bleuet (« myrtille » et « centaurée »), raisinet (« groseille » et « raisin de Corinthe »), « noix » (énormément d’espèces de familles différentes). Aghiuçĕ, « diablotin. » Régionalisme très tardif du sud, du grec ἅγιος, « saint », ironique, avec un suffixe habituel du lat. -ucius. Ce mot est souvent invoqué comme “dace” par les partisans de la dacité. Il ne vaudrait même pas la peine d’être mentionné. Je l’illustre ici pour montrer aux lecteurs à quel point les dacistes sont désespérés à court d’arguments. Ală, « monstre de la tempête », représente une variante d’Αἴολος, au féminin, à partir d’une forme attestée de double λ. Voir aussi ele. Alacŭ, « épeautre. » On soupçonne la parenté avec le hongrois alakor, « petit épeautre », et le castillan áliga ou álica, unité de mesure agraire. À raison, Alexandre Ciorănescu y voit le latin alica. Cependant, par évolution phonétique, ce mot latin aurait donné rîcă ou °arégă, en fonction de l’accentuation. Il faudrait y voir une forme °allica (cf. allium), singulier réinterprété comme un pluriel neutre, d’où °allacum. Albastru, « bleu ciel. » Au plus souvent, on considère qu’il s’agit d’une formation typiquement roumaine, à partir de albŭ (lat. albus), « blanc », avec le suffixe -astru, à l’instar du français blanchâtre. Toutefois, en gaulois albos signifie « ciel » ; étant donné que °albŭ, « bleu ciel », est entré en conflit avec albŭ, « blanc », le premier a dû être suffixé, afin d’éviter la confusion. Aleruĭ, « alléluia. » Ce mot n’est plus utilisé que dans les chants de l’Avent et de Noël. En roumain, il existe ce mot-ci, ainsi que deux barbarismes : aliluia, via le slavon, et aleluia, via les langues modernes. La forme primitive aleruĭ, souvent écourtée en leruĭ et ler’, avec 8 répétition, témoigne du Cf. cărindă (voir ce mot). christianisme primitif des Roumains. Ameţî, « être étourdi, s’enivrer, étourdir. » On a proposé comme origine soit le latin mattus, « ivre », soit °mattea, « bâton », soit encore ammitere. Les deux premiers sont impossibles phonétiquement, car le résultat serait °amăţî, paronyme avec măţî, « froisser ». Au contraire, le e démontre qu’il s’agit d’un e/i, qui s’est abstenu de tourner à ĕ, pour éviter la paronymie mentionnée. Cf. peţî ↛ °pĕţî ≉ păţî. Quant au dernier, il aurait donné en roumain amete, cf. transmittere → trânmete. Il faudrait y voir plutôt le latin mitus, « doux », d’où °ammitire, « adoucir. » Amînḑoĭ, « tous les deux. » En wallon, on a ambedeus, féminin ambedeuzes. L’origine latine ambo + duo est reconnue, cependant le mot wallon atteste à côté du roumain que la jonction est ancienne. Amurgŭ, « brunante, crépuscule », et murgŭ, « brun. » Le latin mauricus aurait donné en roumain °muregŭ. Cependant, la chute du e aurait pu avoir lieu au féminin : muregă → murgă, d’où un nouveau masculin. Mais il est plutôt possible qu’un mot celtique ait contaminé le mot latin, cf. breton amheol, « aurore, crépuscule », de am-, préfixe, et heol, « soleil » ; cf. gaélique écossais eirigh, « lever [du soleil] ou anmoch, « soir », ou mocheirigh, « se lever tôt. » Voir aussi murgŭ. Ânḑrea, « André. » C’est la forme traditionnelle du prénom ; de nos jours, on utilise le barbarisme Andreĭŭ. Les aiguilles à tricoter s’appellent également ândrea, pluriel ândrele, mais leur apparentement avec le prénom André est contesté, car invisible à première vue. Au fait, lorsque l’on fait une pause dans le tricot, on plante les aiguilles dans le fil, en forme de la croix de Saint-André. Ânelŭ, « anneau », lat. annellus ; ângerŭ, « ange », lat. angelus ; maĭ 9 ânte, « avant », lat. ante etc. : ce sont des mots où le an- ancestral en début de mot donne /ĩ/ en roumain. On pourrait croire qu’il s’agit d’un phénomène qui s’est formé à l’intérieur du roumain ; or on a en breton la forme inar pour « anneau », probablement contaminée par le mot celtique pour « ongle, doigt », cf. breton ivin, mannois ingin, écossais ìne. C’est probablement à partir de ce cas précis que la mutation s’est opérée pour les autres mots latins commençant par an-. En tout cas, il s’agit d’une mutation heurive. Anina → arina. -annŭ est un suffixe très tardif ; le suffixe ancestral -anus a donné en roumain -ânŭ, cf. romanus → rumânŭ. Tous les mots avec le suffixe -annŭ sont donc récents : mormannŭ, motannŭ, ortomannŭ, ţĕrannŭ, golannŭ etc., lors même que les racines sont anciennes. Par conséquent, on ne peut raisonnablement pas prétendre à des origines daces pour de tels mots. Apă, « eau. » On le prend pour une forme évoluée depuis un latin aqua. On considère le changement qu → p. À vrai dire, une telle explication serait suffisante, car il y a également qua(d)r(ag)esima → păresîmĭ, « carême », tout comme les homologues sonores lingua → limbă, « langue. » Pour l’eau, on aurait pu avoir /akwa/ → /akβa/ → /akpa/ → /apa/. Toutefois, un tel mécanisme n’est pas nécessaire ici. Robert Armstrong, dans son Gaelic Dictionary in Two Parts, montre ceci : ab/aba, « eau », en gaélique ; perse ab/ap/av, « eau » ; guèze abbi, « eau » ; arménien աղբիւր, ařpour, « source », japonais abi, « laver. » En gros, il s’agit d’un mot voyageur, qui dépasse les bornes des langues indo-européennes. Cependant, de quelle famille linguistique, précisément, vient le mot roumain ? Pour répondre à cette question, il faut également tenir compte du fait qu’il s’agit d’un mot extrêmement courant, donc pas d’un emprunt à la légère (objet apporté par des 10 marchands étrangers, par exemple). Le meilleur candidat est la famille celtique. Dans ces langues, il y a quatre mots pour « eau » : uisge/ushtey (même racine indo-européenne que la voda slave et la water/Wasser germanique) ; il y a dour/dowr/dŵr/deuraich ; il y a bùrn ; et il y a enfin ab(a). Ce mot gaélique représente une forme primitive °apa (car gobhar = capra), cf. vieux gallois aper. Les dacistes ont proposé un hypothétique mot dace °epa. Sauf que ce mot-là existe déjà, celtique epa, qui nous a donné en roumain épă (voir ce mot), « jument », et non apă. Aprigŭ, « enflammé, violent. » Très tôt, on y a vu, à juste titre, le latin apricus, mais plus tard, la vocalisation c → g a poussé certains à refuser l’étymon latin, et à chercher une origine “dace” qui n’existe pas. Le suffixe -ig existe en breton et en gallois. Aprinḑe, « allumer (le feu). » Lat. apprehendere, apprendere. Le sens « allumer » est présent dans le wallon esprinde et asprinde. Apuca, « saisir, prendre. » Les dictionnaires hésitent entre le latin occupare et aucupare ; de plus, Alexandre Ciorănescu veut expliquer la métathèse par la contamination avec un mot “autochtone”. Cependant, on a le wallon apicî, breton pegañ/pegiñ, gaélique écossais spògadh, de sens identique. Aracŭ, « fossé », dérive du verbe ara (lat. arare), « labourer. » Ce suffixe peut surprendre. On aurait dû avoir le participe passé substantivisé, aratŭ, sauf que celui-ci désigne déjà le labourage, sans compter son quasi-homophone aratru, « charrue. » Arcacĭŭ. Mot du vocabulaire pastoral roumain, désignant tantôt une vallée, tantôt la bergerie. Il est supposément d’origine turque, arkaç, « versant. » Le nom des Alpes est rhotacisé en arpitan (d’où aussi le mot arpitan au lieu d’°alpitan). Si, pour la plupart des mots, le celtique a 11 transformé les qu latins en p (quadragesima → păresîmĭ), néanmoins, ici on a affaire à une hypercorrection due à la contamination par arcŭ, « arc. » L’évolution a pu être la suivante : Alpes → °alpax °(alpacem) → °arpace → arcacĭŭ. Le nom des Alpes devait être, à la base, juste un substantif commun, comme en gaélique écossais, alp, « montagne. » Arḑélŭ [ar'ɟa:l], « Transylvanie. » Bucarestois Ardeal. L’hypothèse classique, énoncée par Bogdan Hajdĕu, est la suivante : le nom autochtone du pays est Codru, « forêt » (voir ce mot) ; lors de leur arrivée, les Hongrois l’ont appelé Erdély, « au-delà de la forêt », qui fut traduit en latin en tant que Transsylvania. À la base, la Transylvanie désignait seulement le centre de cette région, au-delà de la Sylvanie (roum. Sĕlagĭŭ, hongr. Szilágy). Il y a deux choses dont il faut tenir compte. Tout d’abord, en Transylvanie et dans les Moldavies, la toponymie magyarophone s’impose chez les roumanophones ; lors même qu’un village ou un quartier a un nom roumain à la base, les habitants roumanophones vont chercher le nom magyarophone, pour le roumaniser et l’utiliser (ex. : Chişfalău, Nireşŭ/Mireşŭ, Hatvan etc.). De ce fait, il est totalement naturel que le nom hongrois fût tout de suite roumanisé et adopté par les roumanophones. D’ailleurs, par le passé, on a orthographié cela Erdeliu et Ardeliu. Le e initial hongrois (ou même latin) devient toujours a en roumain. Donc l’évolution Erdély → Ardélŭ (Ardeal) est tout à fait plausible, tout comme le sont les circonstances. D’autre part – et cela est particulièrement vrai pour la langue française – lorsqu’un toponyme est transcrit d’une langue vers l’autre, la langue finale cherchera toujours un paronyme, pour le substituer à la transcription réelle (p. ex., Jambes, Bouge, Liége, Roux… n’ont strictement rien à voir avec les substantifs communs qu’ils désignent, mais sont de fausses transcriptions des toponymes wallons). Cela aurait très bien pu être le cas pour le hongrois, qui aurait pu prendre le mon roumain préexistant, et le transcrire vers le hongrois, de façon à ce qu’il ressemble à la fois à la forme roumaine, et 12 qu’il dénote quelque chose de réel. Dans ce cas, l’hypothèse la plus plausible serait la famille du mot Ardenne, et la déesse du même nom, du celtique ard, « montagne. » Toutefois, cette hypothèse ne se vérifie pas historiquement. La forme roumaine Ardeliu n’apparaît pas avant 1432 ; la forme ultra silvam apparaît dès le 11e siècle. De plus, le mot Codru, utilisé sans interruption jusqu’à présent, confirme l’hypothèse classique. Récemment, un article protochroniste considéra le nom des ruines Arutela comme source du mot Ardélŭ. Si l’on considère Arutela avec un seul l, ce mot serait devenu en roumain °Râtéra [rʌ'cara] ; avec deux ll, il aurait donné °Râtéła [rʌ'cawa]. Cf. agnellus → mnelŭ ; agneola → mneóră ; porcella → purcea/purcéłă ; amitusia → mĕtuşe ; avunculus → uncłĭŭ ; apotheca → potică etc. Argea. Mot qui signifie des choses très variées, entre autres : maisonnette, cave, métier à tisser, navette, autres parties du métier à tisser. On y voit souvent un mot oriental. Cependant, notre mot est très répandu, jusqu’en Marmatie. De surcroît, j’ai du mal à voir quel autre mot aurait pu être utilisé par les ancêtres pour la navette du métier à tisser, avant l’arrivée du slave suveĭcă. Il doit représenter le latin arcella, « petite arche », avec vocalisation c → g, typiquement celtique. Notez que le français navette (« petite nef ») a la même signification que le latin arcella. Arina ou anina, « accrocher », se retrouve également en wallon sous la forme arinnai, « aborder », mais aussi dans le substantif rinne, qui n’existe que dans l’expression remidrai rinne (littéralement « remédier rinne »), « revenir au sujet. » Ce dernier doit être apparenté au gaélique rian, « méthode, ordre, raison. » Les étymologistes y voient un dérivé de °nina, « berceau », terme confirmé par le wallon ninnai, « dormir », en parlant d’un bébé, d’où l’idée d’accrocher un berceau ou une balançoire, cf. légănŭ. Toutefois, comme on l’a dit, il est plus plausible de penser que le terme wallon arinnai et le roumain arina aient une 13 origine commune. Le sémantisme ne présente pas de difficultés : j’aborde quelqu’un dans la rue, donc je l’accroche. Quant à l’hypothèse que le wallon rinne vînt du latin ratio, elle n’est pas plausible ; ratio a donné råjhon, par évolution normale. Arinŭ, « aulne. » On sait qu’il dérive du latin alnus, mais, pour obtenir le mot roumain, il faut que le latin fût °alinus. Néanmoins, il est possible que le mot roumain soit une altération du mot latin faite par le substrat celtique, cf. gaulois uerna, breton gwernenn, gallois gwernen, gaélique écossais fearna. Autre contamination possible : arină (lat. arena), « sable. » Aripă, « aile. » On retrouve ce mot en arpitan sous la forme årpya, « griffe, main crochue, doigts, jambe pied », catalan et occitan arpa et arpia, avec les sens « griffe, pointe de houe, jambe, pied. » Les langues ibériques hésitent entre une origine germanique et une « origine grecque, ayant pénétré de bonne heure en latin pour désigner un objet crochu. »1 Le latin ala a dû donner en roumain °ară. D’une part, aripă a été ressenti comme dérivé de °ară, et de ce fait, la polysémie de aripă a été canalisée vers son sens précis actuel. D’autre part, °ară étant homonyme avec le verbe « labourer », il a été supplanté par aripă. Aşpepta, « attendre. » Du latin aspectare pour exspectare. Le bucarestois hypercorrige aşpepta en aştepta. Asmîţa, « chorer, assiler, instiguer un chien. » Avec le préfixe composé as (lat. ad+ex), et mîţă, « chat. » En imitant un baiser de leurs lèvres, les enfants des campagnes s’amusent à exciter les chiens contre les chats. Les dictionnaires écrivent asmuţa ou asmuţi, en le confondant avec sumuţa. Aşterne, « faire son lit, mettre de la paille. » L’origine de ce mot dans le 1 Dans le Glossaire des patois de la Suisse romande. 14 latin asternere n’est pas contestée, et le mot latin est connu pour s’appliquer à la couche des humains. Soulignons cependant le sens de préparer la couche des bêtes, avec de la paille. On le trouve dans le wallon stierni, ce qui présuppose un sens ancestral. En Transylvanie, on peut tomber sur le verbe a sĕ proşterne, « se prosterner », que j’ai trouvé dans des dévotions paraliturgiques, ce qui suggère qu’il n’est pas une création savante. Plutôt que d’adopter ce terme, à Bucarest, on l’a remplacé par le barbarisme prosterna, du français. Agorŭ, agurŭ et ogorŭ, « champ cultivé. » Les deux premières formes ont l’accent sur la première syllabe, et viennent du latin ager, gén. agris. Quant à la variante ogorŭ, elle a l’accent sur la seconde syllabe, et pourrait représenter un type °ἀγόρoς, pour ἀγρός. La voyelle du début du mot devrait être, en réalité, ă, qui se prononce /o/ dans le nord, lorsqu’il est atone. Atîrna, « dépendre, suspendre. » Ce mot dérive du verbe latin terere, qui a donné le roumain tîrî. Dans la même famille on a le latin termen, dont l’un des sens est « hauteur » (wallon tiér, gaumais terme). De ce fait, le verbe atterminare aurait pu avoir également le sens de « placer en hauteur », et son évolution convient tout à fait à notre mot roumain. Ba, « oui, cependant, presque, mais si. » On le retrouve également en gaélique irlandais sous la même forme ba, écossais b’, ba, bu etc. Comme en irlandais, en roumain le ba suivi par le verbe de la question constitue l’affirmation. Parfois, en roumain, ba peut signifier « non » ; cela s’explique par le fait que dans les langues celtiques, ab- (gaélique) = af(gallois) est le préfixe de négation « non-, in-. » Babă, « vieille femme, grand’tante. » Dans les langues orientales des différentes familles, le mot baba signifie « père, papa. » En vietnamien, ba signifie à la fois « grand’mère » et « madame. » En japonais baba est 15 dérogatoire pour « vieille. » Le mot semble donc être oriental à la base, monosyllabique, puis reduppliqué. Il faut le considérer parmi les mots universels, cependant en roumain à partir d’une forme babba (avec double b), cf. le masculin babbo en italien, babbu en corse. En roumain, babă est traditionnellement un terme de politesse, lorsque l’on s’adresse à une femme âgée. Bacĭŭ, « monsieur » ou « père », terme de politesse, lorsque l’on s’adresse à une homme plus âgé, mais également « berger. » Cette polysémie s’explique par le celtique. « En gaélique écossais, il y a confusion entre àireach (“berger”) et le vieil irlandais aire(ch), “seigneur” », dit Alexander MacBain, dans son dictionnaire étymologique de la langue gaélique. Il doit être le correspondant masculin de babă, et sa forme primitive a sans doute été °băbacĭŭ, cf. les noms de famille Babaciu et Babiciu ; on trouve babaciu à Castelmagne2 (Alpes). Le terme générique pour « père » est bab en romanche, et babbu en sarde, cf. italien Babbo Natale, « Père Noël. » De ce fait, on voit que le terme est typique des Alpes. Il pourrait représenter la mutation celtique p → b pour le latin papa, avec aussi une “remasculisation” de forme, cf. en roumain popŭ pour popă. Baḑe, terme de politesse, lorsque l’on s’adresse à une homme plus jeune, mais aussi « berger. » Le liturgiste Badea Cireşanu considère qu’il s’agit d’un prénom (fr. Bède, cf. Bède le Vénérable), porté en masse par les bergers, d’où l’antonomase. Il pourrait être juste l’inverse, cf. l’anglais Colleen, qui signifie « fille. » Le personnage wallon Mareye Bada, une femme bien rustique, pourrait être apparenté à notre mot roumain. En tout cas, on trouve en latin tardif le mot bada, « gardien, domestique. » Notre mot roumain doit représenter un vocatif qui a plus tard été ressenti comme nominatif. Il a pu être employé par les fermiers 2 Voir www.terradelcastelmagno.it et www.behance.net/gallery/64119939/The-Village-ofBABACIU-(Puppets), consultés le 28 décembre 2018. 16 plus riches à l’adresse de leurs domestiques, d’où le ressenti de politesse ultérieur, cf. fr. valet, sergent et garçon. Băga, « introduire », vient du germanique bag, baggi, « sac. » Cela a également donné en wallon bayî, « donner, introduire », ainsi que abagai, « emménager », et ebagai, « déménager », tout comme le français bagage. Baĭurŭ ou baĭerŭ ou encore baĭeră, « barrière ; bandoulière. » En wallon on a baye. Le mot roumain est un diminutif -ulus, -eolus, -eola pour éviter l’homonymie avec bałĭŭ. Bâlcŭ, prénom historique. Comme substantif commun, bâlcŭ signifie baltă (voir ce mot), dont il dérive. Il est clair que personne n’a appelé son fils avec un prénom signifiant « marre, flaque », mais que tout un chacun donne des noms qui semblent glorieux. Ici on a sans doute affaire au terme celtique pour « fier », cf. breton balc’h, gallois balch, gaélique écossais uallach. Cet étymon est probablement à l’origine du nom de la tribu celtique des Volques, dont le nom a été utilisé par les Barbares pour désigner tous les Celtes. Bałńe, « bain, mine. » Bucarestois baie. Du latin balnea. Le sens de « mine » vient du fait qu’à la place de certaines mines se forment des lacs artificiels, devenus populaires comme lieux de baignade. Băłétŭ, « garçon. » Bucarestois băiat. Ce mot est identique au niveau du sens et très proche phonétiquement du catalan/occitan vailet, ainsi qu’identique au niveau du sens au wallon valet. (Les romanistes isolent le terme roman occidental, et essaient de l’expliquer par un °vassalletus, ce qui est une mauvaise piste, cf. copilŭ expliqué par °cupillis, « échanson. ») Ici on a affaire à un mot celtique : l’un des mots bretons pour « garçon » est bouilh, en gaélique écossais balach. L’anglais boy en 17 fait partie aussi, probablement. Comment expliquer le fait que, pour le même mot, on ait le son /b/ dans certaines langues, mais le /v/ dans d’autres, tout comme l’évolution du v latin en b roumain en début de mot : veteranus → bĕtrânŭ ; vesica → bĕşică et ainsi de suite ? Cette évolution est elle-même celtique. En effet, en breton, un mot commençant par b s’adoucit en v après une voyelle. Par exemple, ur bouilh, mais daou vouilh. On rencontre également la forme băłetŭ [bəjet] ; c’est sans doute la forme primitive. À parti du pluriel băłeţĭ on a dû refaire un autre singulier băłétŭ. Bałĭŭ, « problème. » Les dictionnaires prétendent que ce mot roumain proviendrait du hongrois baj ; à son tour, le baj hongrois viendrait du slave boï, « guerre. » En réalité, ces deux choses sont impossibles. Le a hongrois (prononcé /ɔ/) devient ă (prononcé /ǝ/ ou /o/) en roumain, jamais a. Par exemple, les hongrois paradicsom et haladni sont devenus en roumain părădică et hălădi. Dans les emprunts plus récents, le son /ɔ/ hongrois se conserve à l’identique en roumain. Donc le hongrois baj aurait donné en roumain soit °boĭŭ, soit °bóĭŭ. D’autre part, le slave boï, « guerre », serait devenu boj en hongrois. Dans le sens inverse, le roumain bałĭŭ donnerait baj en hongrois, ce qui est le cas. Il faut donc chercher ailleurs. Un latin °ballium a donné dans les langues ibériques baile, « danse » ; c’est ce mot latin qui a dû évoluer en roumain en bałĭŭ, par antiphrase. Ainsi l’expression courante ĕĭ bałĭŭ, « il y a un problème », a dû être analogique au français « c’est la fête. » Baleg(ă), « bouse. » M. Dan Ungureanu montre qu’il s’agit d’un mot composé dans les langues celtiques des Îles britanniques : bo + ailech ou bo + aoileach, « bouse de vache. » En breton le mot « bouse » a une forme quelque peu différente (teil, teileg, avec d- après voyelle), ce qui m’avait fait ignorer cette piste. Le mot composé celtique, sous différents accidents, a été trouvé par M. Dan Ungureanu dans les parlers romans, à savoir, à Ligornet, dans le Tessin, ainsi que dans le Côme. 18 Baltă, « flaque, marre. » Certains, ayant trouvé dans les langues slaves le mot blato, ont considéré le mot roumain comme un emprunt slave. Alexandre Ciorănescu reconnaît l’existence des formes palta en lombard, pauta en piémontais, paltan en frioulan, baljtë en albanais, et de ce fait, déclare le mot être illyrien à l’origine, tout en considérant une forme celtique hypothétique °palta. M. Dan Ungureanu signale paltaun en romanche, paltan en vénétien, palta en lombard, cômien et ladin, et le considère dérivé du latin palus. Notons aussi Blaton, village belge entouré de marres et canaux. Le passage p → b est une vocalisation celtique régulière. Bannŭ, « prince local ; monnaie. » Le latin bannus a donné en wallon le mot ban avec le sens de « microrégion, commune de plusieurs villages » ; c’est ce sens que le mot devait avoir au début en roumain aussi, puis le chef politique du ban a dû être nommé du même nom, cf. ţéră et ţérŭ. La monnaie locale a reçu le nom du petit pays, cf. France → franc. Plus tard, pour distinguer le petit pays d’avec son chef politique, on a dérivé le mot bannatŭ, cf. en français duc → duché. Il n’y a que le Bannat de Séverin – ou, par apocope, le Bannat – qui garde encore ce titre, cf. en français le Grand-Duché. Băptezŭ [bo'cez], « baptême », et băpteza [bocez'a], « baptiser. » La prononciation sylvanienne (ă atone = /o/) est généralisée, c’est pourquoi le bucarestois écrit botez et boteza. Ce petit mot nous apprend énormément de choses. Tout d’abord, sur le foyer heurif de la langue roumaine (cf. tipŭ, gĭurŭ, aşpepta). Deuxièmement, le terme pour le baptême est ancien en roumain, et gréco-latin (non traduit comme dans les langues germaniques), ce qui trahit une christianisation des Roumains concomitante voire antérieure à la formation de la langue (cf. Dumnedḑĕu, Crăcĭunŭ). 19 Bară, « barre », et ḑesbăra, « débarrasser. » Évidemment, le premier vient du français. Le second est une façon intelligente de créer des néologismes, organiquement. Le bucarestois debarasa est un barbarisme. Mais desbăra est tellement bien travaillé que les dacistes n’ont pas hésité à clamer bară et desbăra comme mots daciques. Ou c’est peut-être juste leur mauvaise foi. Bară3 (2), « fil d’eau. » M. Dan Ungureanu a trouvé en piémontais de Mondovi le terme biùra, « ruisseau. » En gaélique écossais, on trouve bùrn, « eau courante », en breton barrad, « averse, ondée », en kentois4 ware, « marre », cf. les hydronymes Weir et Wear. Le mot ne peut être que celtique. Barḑḑă, « cigogne. » Du latin bardæa, « barge, alouette », forme attestée par le lexique gréco-latin de Philoxène de Mabboug, au 5 e siècle, à côté de la variante bardala. À la base, le mot semble être gaulois. Probablement, le même mot est à l’origine du “barde” (hyperbole), ainsi que de l’anglais bird. Bârsŭ, bârsă, « tacheté », doit être apparenté au gaélique écossais breacan, mannois breck, gallois brith, du même sens. La région Bârsa doit tirer son nom, à l’instar de Ţéra Moţîlorŭ, du style extérieur de ses habitants ou de leur bétail. Bască (1), « laine fraîchement tondue. » Doit être apparenté au français « basques » (pans de vêtement), et probablement au gaélique écossais gaoisid, « poil », vieil irlandais goiste. La mutation g → b semble difficile à expliquer ; en réalité il s’agit de gw → b. Par exemple, dans lingua → limbă, c’est le son /w/ qui est devenu /β/, puis /b/ ; ensuite le groupe 3 Je n’avais pas connaissance de l’existence de ce mot, que j’ai appris grâce à M. Dan Ungureanu. 4 Toutes les références au kentois me viennent de l’article de M. Michael Daniel Schmidt. 20 /gb/ était difficile à prononcer, et le /g/ est tombé. Comparez également, dans une autre famille lexicale, le mot français gascon et son correspondant ibérique vasco (prononcé avec b). Bască (2), « bassine crevée. » Apparenté au wallon basse, « marre », du latin bassus, « bas » et « gros », probablement contaminé par vasŭ, « récipient. » D’où alors la notion de « crevé » ? Il est habituel en roumain que pour un même objet il y ait deux mots, un plus ancien, et un de l’adstrat ; le second s’utilise pour l’objet de meilleure qualité, tandis que le premier pour le plus médiocre, cf. aratru ≈ plugŭ ; carŭ ≈ ştrafŭ etc. Băserică, « église. » Les dictionnaires considèrent que seules les langues romanes orientales eussent préservé ce mot latin (basilica). Or on le retrouve également en romanche, basalca, où il a totalement supplanté le grec ἐκκλησία, à l’instar du roumain, mais aussi en wallon bassèye, et en picard bazèye. Batalŭ, « mouton, au sens strict du terme », doit être très tardif, car le premier a, atone, reste a, tandis que le l reste l. Si le mot avait été dacique, comme le voudraient certains, on aurait °bătarŭ. Il existe, en effet, deux formes locales intéressantes, l’une batarŭ, l’autre bătalŭ, qui sont des tentatives tout à fait naturelles de roumanisation de ce mot étranger, qu’Alexandru Ciorănescu identifie comme arabe. Becĭŭ, « cave, prison. » La ville de Vienne-sur-Danube s’appelle en roumain soit Viéna [ɟi'jana], soit Becĭŭ [be:ʧ]. Cette dernière forme, avare à la base, signifie « trésor » dans cette langue-là (selon Ferenc Körmendi), et, sous différentes graphies – Bécs, Beč, Beç etc. – constitue le nom de cette ville dans beaucoup de langues. Lorsque la Transylvanie faisait partie de l’empire austro-hongrois, et que les Transylvaniens étaient convoqués à Vienne, c’était bien souvent pour 21 être jugés et emprisonnés sur place. Comme pour le français bagne, le roumain becĭŭ est une antonomase. Le glissement de sens, de « prison » à « cave » est dû au fait qu’en Transylvanie, certaines prisons se trouvaient au sous-sol des tribunaux. Bĕlaurŭ, « dragon. » Certains, voyant le serbo-croate blavor, de sens identique, ainsi que l’albanais bollë, « serpent », déduisent qu’il s’agit d’un mot dace. D’autres pointent vers le latin bellua, « monstre », via un dérivé °belluarius, mais on leur répond que ce dernier terme aurait donné en roumain °bĕlarŭ. D’autre part, le terme albanais lui-même semble venir du latin bellua. Plusieurs remarque préliminaires s’imposent. Dans l’Ancien Testament, en Daniel 14, il y a deux histoires liées : celle de l’idole Bel et celle d’un dragon idolâtré, tous les deux étant détruits par le prophète Daniel ; il aurait pu y avoir confusion entre l’un et l’autre. Le dieu Bel (=Baal) apparaît dans d’autres mythologies, sans oublier le dieu celtique Belenus. Deuxièmement, dans certains parlers roumains, le mot se prononce /ba'laur/, suivi par le bucarestois balaur. Un a atone ne peut exister que dans l’un de deux conditions : soit il s’agit d’un mot composé, soit le mot est tellement récent qu’il n’a pas eu le temps de s’adapter correctement à la langue roumaine. La forme serbo-croate, pour sa part, trahit un b/v intervocalique qui se serait perdu, ce qui suggère un mot ancien, à moins que le v serbo-croate ne soit prothétique. Enfin, le gaélique écossais connaît biolur, « serpentaire », ce qui laisse trois hypothèses : on a soit un mot celtique, soit un mot latin (bellua) emprunté en gaélique, soit encore l’un contaminé par l’autre. Quoiqu’il en soit, l’idée de « serpent » est présente à la fois en albanais et en gaélique, mais plutôt absente en latin. À mon avis, le scénario le plus plausible est le suivant : °belluarius avec métathèse °bellaurius. Bere, « breuvage » et « bière. » Les romanistes considèrent, en général, que le mot bière serait d’origine germanique. Or dans les langues 22 germaniques, ce mot est un emprunt, car le terme germanique pour ce breuvage est ael, öl, ale. L’origine doit en être cherchée ailleurs. En français, le premier sens du mot liqueur est « breuvage » ; alors que les autres langues qui ont emprunté ce mot français lui donnent le sens secondaire de « alcool aromatisé », au Canada on utilise ce mot au sens premier de breuvage quelconque. De la même façon, en roumain le verbe bea, substantivisé en bere, du latin bibere, faisait d’abord référence à une boisson quelconque. Les Transylvaniens du centre ont dû appeler leur bière bere de ordḑŭ, « boisson d’orge », par exemple. Les germaniques transylvaniens ont emprunté et transmis le mot à d’autres germaniques, d’où il est arrivé dans les langues d’oïl. Bĕrĕgată, « larynx. » Alexandre Ciorănescu le dérive d’un type latin °verucata. M. Dan Ungureanu a trouvé brego (=brega) en occitan, avec le sens de « gorge » ; en effet, on le trouve avec les sens « mâchoire, babine, lèvre », dans cette langue-là ; les Occitans le considèrent mot fossile, et d’origine gothique. Or pour « gorge », on a en gaélique irlandais bràghad et breallan, broillean. Beşteli ou bĕşcăli, « engueuler. » Du flamand bestellen, dont les sens secondaires sont aussi de « commander, charger. » Cf. le français commander, qui peut signifier « dire poliment ce que l’on veut acheter », mais aussi « faire le maître. » Bétŭ, « ivre. » Le bucarestois écrit beat. Il vient du latin beatus, « heureux. »5 Alternativement, il pourrait s’agit d’un mot celtique, cf. breton badaouet, gaélique écossais bodhair, « étourdi. » Bietŭ [bɟet] ou bieptŭ [ɟept], « pauvre. » Alexandre Ciorănescu le dérive du latin vetus, « vieux. » Cependant, on trouve notre mot sous l’accident biât en frioulan. M. Dan Ungureanu l’a également trouvé en 5 Rapporté par le prof. Mircea Sfăşie. 23 ladin biat. Il s’agit d’un mot celtique, cf. gaélique écossais bochd, irlandais bocht, mannois boght, cornique boghojek, de sens identique. En roumain la leçon en -pt provient d’un -ct ancestral, alors que pour la leçon sans p, il s’agit d’un ch qui s’est despiranté. Bîr, « brrr » = huchement aux moutons. Il s’agit d’une onomatopée, utilisée dans plusieurs langues, avec peut-être un lien avec le latin vervex, le roumain berbece, le wallon berbis, le français brebis etc. Bîţŭ, « caprice, défaut, réaction d’indisposition. » Du latin vitium, cf. wallon vir, de sens proche. Bléŭnă, « fourrure. » Mot celtique, cf. breton blevenn, singulatif de blev ; gallois blewyn, cornique blewen, tous deux singulatifs de blew. Le bucarestois écrit blană, et le considère bulgare. Bliḑŭ, « assiette. » En breton, nous avons plad, après voyelle blad. En gaélique écossais pleit et pleata (les deux prononcés avec /d/). Le /e/ ouvert en écossais explique le i roumain. Le mot roumain ne peut pas être d’origine slave, car la forme des langues slaves modernes bliud auraient donné en roumain °błĭudŭ. Bobŭ, « pépin, pois », bóbă, « baie. » Il s’agit, sans doute, de la racine celtique pour « enfant », en tenant compte des mutations b/v/m dans les langues celtiques, cf. breton bab, babig, mannois babban, gallois baban, gaélique écossais babaidh, irlandais babaí, d’où aussi le français bébé, anglais baby. Le hongrois baba [bɔbɔ], « bébé », doit venir du substrat, et représente, sans doute, l’homologue des termes roumains concernés. Bóce, « voix », et boci, « pleurnicher, vociférer. » Il est presque unanimement accepté que ces termes viennent du latin vox, gén. vocis, acc. vocem. Le bucarestois connaît voce, vocifera etc., barbarismes qui ne 24 respectent les règles d’évolution de la langue roumaine. Bocĭŭ, « souche d’arbre. » Le bucarestois écrit boc, qui est une forme refaite d’après le pluriel bocĭ. Les dictionnaires considèrent qu’il s’agit d’un emprunt de l’allemand Bock. Or, d’une part, le sens de « souche » n’est pas présent dans le mot allemand, et, d’autre part, on a en wallon un mot de sens et prononciation identiques, souvent transcrit bodje, que l’on devrait écrire botch ou mieux boč. Dans ce cas, il correspond au français bûche, et fait partie de la famille germanique à laquelle appartiennent également les mots français bois, bosquet, buis, buisson etc., ainsi que le mot roumain buşcénŭ (buc. buştean). Borḑełĭŭ, « maison enterrée » et, par extension, « délabrée », est identique à l’occitan6 bordeu et au français bordeau. Ces derniers viennent, supposément, de la racine bord, « planche », qui serait germanique. En occitan, on a aussi bòrda, « ferme », avec son dérivé bordièr, « fermier », ainsi que bordolha, « confusion, fouillis. »7 Le wallon bordon, « bâton », doit se rattacher à cette famille aussi. La racine bord se retrouve dans les langues celtiques modernes, avec le sens de « table » : gallois bwrdd, cornique bordh, gaélique écossais bòrd, irlandais bord. On considère que ce sont des emprunts de l’anglais. Or en gallois il existe bord, d’origine anglaise, et son doublet bwrdd, ancien. Soit il faut considérer qu’il s’agit d’un terme celtique, soit d’une racine gothique (baurþei, « charge »), pour que la racine soit répandue depuis les Pyrénées jusqu’aux Carpates, en passant par l’Ardenne. Sémantiquement, c’est l’occitan qui semble détenir la clef autant pour le roumain bordełĭŭ que pour le français bordeau/bordel. Borî, « vomir. » D’après Alexandre Ciorănescu, ce mot roumain vient 6 Le mot français a été supplanté par le mot occitan sous la graphie bordel. 7 Ce dernier suggère que le roumain îmburda, « renverser, démolir », appartiendrait à la même famille lexicale. Cependant, il est plus probablement apparenté à sburda. 25 du latin abhorrere, ce qui est plausible pour la forme (même si on s’attendrait plutôt à °burî ; le o atone n’est pas expliqué). Cependant, le sémantisme s’explique par un mot celtique pour « bouche », cf. gaélique écossais beul, irlandais béal, mannois beeal, breton pl. beu. Le verbe heurif aurait pu être d’un type °beulire ou °beulere, puis rhotacisé °bĕurî. Ceci expliquerait également le o atone. Borotă, « bouquet forestier, parcelle forestière. » Mot récent, étant donné les deux o. Un mot ancien aurait été °burótă, à moins que ces o ne représentent en réalité des ău. On pourrait envisager un germanique du type flamand bosruimte, allemand Buschräumte, voire flamand boomruimte, allemand Baum-. Le hongrois borota est supposé venir d’une racine slave, beretva, berek. Cependant le passage e → o est difficile. Botă → Butŭ. Boţŭ, « grumeau », îmboţî, « compresser dans la main. » Celtique, cf. breton boz, « creux de la main. » Brace, « caleçon », brăcinarŭ, « cordon de pantalon », et (sĕ) îmbrăca, « (s’)habiller. » Étymon celtique, cf. breton bragoù, gaulois et italien braca, castillan braga. Le latin braca vient du gaulois. Braḑŭ, « sapin », est réputé du latin bratus, cf. araméen bĕroth, hébreu bĕroş, assyrien burasu. L’étymon est répandu jusqu’à l’islandais barrtré. Or les dacistes font semblant de se heurter à t → d, et proclament qu’il s’agirait d’un mot dace non-attesté. Premièrement, la sonorisation t → d, cf. urtica → urdḑîcă, aussi tæda → dḑédă, ou d’une autre consonne, cf. cavula → gaură etc., est fréquente en roumain. M. Dan Ungureanu a trouvé dans les Alpes plein de formes, les unes en ş, des autres en t, mais également – à l’instar du roumain – en d : brondyon, « branche », en romand ; et breze, « mélèze », en arpitan. Le fait que le mot existe 26 également en albanais sous l’accident breth ne change rien. Brâncă (1), « main. » Mot celtique, cf. gaulois vranca, « patte », italien branca, « griffe » ; en latin il apparaît tardivement, attesté par Hygin au Ier siècle. Les autres langues ont le sens de « branche. » Brâncă (2), « maladie des animaux. » Certains voient un rapport avec l’albanais brengë, « tristesse », d’où la “dacité” supposée du mot. August Scriban propose le grec βράγχος. À partir de bronchia, pluriel de bronchium, de βρόγχος, nous avons le français bronchite. Brâncă (2) doit être son correspondant roumain. Bronşită est un barbarisme. Brĕŭ ou brîŭ, « ceinture ; taille. » Le bucarestois écrit brâu. Du latin brevis, « court. » Le sémantisme est plausible en roumain, cf. scurtă, « veste. » L’un des trois pluriels possibles est brîne, les deux autres étant brîe et brîurĭ, ce qui a poussé les linguistes à chercher, sans grand succès, une origine °bran- ou °bren-. Cependant, le pluriel brîne a pu se former juste par analogie avec frîne (sg. frîńŭ) et grâne (sg. grăńŭ ou grâńŭ). Alternativement, il s’agit du mot celtique pour « ventre », cf. gaélique brù, gallois et breton et cornique bron(n), irlandais broinn ; dans pareil cas, on devrait écrire brăńu. Brînḑḑă (1), « maquée, fromage mou. » Les anciens avaient du mal à voir l’origine de ce mot ; en 1850, il est orthographié brandia. Or la tyronymie est toujours liée à la toponymie ; ainsi on a « du Gruyère », « de l’Emmenthal », « du Munster », « du Roquefort » etc. Il y a quelques années, au marché de Saint-Gilles-lez-Bruxelles on trouvait une famille italienne qui y vendait de la maquée étiquetée Brindisi, c’est-à-dire la ville ou la région de Brindes, au sud de l’Italie. En colonisant les Carpathes, les ancêtres ont dû emporter avec eux autant le nom que le procédé de fabrication de ce fromage. Giulia Petracco- 27 Sicardi8 donne pour la maquée différents termes : brusu à Buge en Ligurie, bros dans le Piémont, brus à Réaud, broccio en corse, brousso en occitan. Brînḑḑă (2), dans l’expression mare brîndḑă, « peu de chose, pas grand’chose. » Mais littéralement, on a l’impression que l’expression signifierait « grande maquée. » Or, malgré la contamination phonétique avec brîndḑă (1), il s’agit ici d’un autre mot. Il représente, en effet, le mot celtique pour « miette », cf. breton briñsenn, gallois briwsionyn, gaélique écossais pronndan. Ainsi, mare brîndḑă est analogue au français « trois fois rien. » Brînḑuşe, « colchique, crocus » (crocus chrysanthus et colchium). Doit avoir la même origine que le français brin, dont le sens premier est botanique, avec un d prothétique et le diminutif -uşe (lat. -usia). Avec les perce-neige, les colchiques sont les premières plantes qui germent de terre, et se rendent visibles au-dessus de la neige, d’où l’évolution sémantique. Bróscă, « grenouille. » On le retrouve dans plusieurs langues néolatines régionales, mais pas en latin. En gallois broga, « grenouille », anglais frosk, « grenouille », breton brosoù, « algues » (vraisemblablement apparenté à brug, « bruyère »). Probablement, à cause de sa peau ressemblant aux algues, on aurait eu l’idée de rana °brosca. Brusture, « pétasite. » La bruyère s’appelle brug en breton, grig en cornique, grig en gallois, fraoch en irlandais, uroica et bruca en gaulois, brutg en romanche, brouhire en wallon etc. Dans la même famille, on a le breton broust, kentois burr, « bourgeon. » C’est de cette racine que doit venir le nom de la pétasite en roumain, par confusion avec la bruyère. Le verbe wallon brostai, français brouter doivent venir de cette 8Tra Liguria e Provenza, la transumanza degli ovini, in Langue, dialecte littérature, Louvain, p. 254 28 racine, et représentent probablement un roman °brustare, qui, avec le suffixe -ulus, a donné la substantif brusture. Bucată, « morceau, pièce. » Pour cette notion, le roumain utilise traditionnellement bucată, et le wallon boket, exclusivement. Il est évident que ces deux mots, le premier au féminin, le second au masculin, proviennent du latin bucca, « bouche », dérivé. Ce qui semble intéressant, pour les deux langues néolatines susmentionnées, c’est la disparition du latin bucca pour désigner la bouche. En effet, les Roumains ont utilisé bucă comme euphémisme pour les fesses, et de ce fait, ont dû l’abandonner en référence à la bouche. (« Bouche » se dit gură, lat. gula, et aussi rostŭ/rostru, lat. rostrum.) En wallon, le mot boke pour la bouche n’a subsisté qu’en région liégeoise, car ailleurs il créait une confusion avec l’homophone bok, « bouc. » Sémantiquement, en roumain comme en wallon, bucată et boket vont au-delà de ce qui se met dans la bouche. Non seulement bucată de pâne = boket d’ pan, mais aussi bucată de lemnŭ = boket d’ legn etc. Bucura, « (se) réjouir », aussi réfléchi. On le compare souvent à l’albanais bukur, « beau », pour en déduire tout de suite une origine dace inconnue. Alexandre Ciorănescu considère qu’il s’agit d’un latin °voculare. En breton, on a bagol, « joyeux, gaillard. » La forme bretonne garde le sémantisme roumain, dont l’albanais s’écarte quelque peu. L’albanais ne prouve pas de forme dace, mais renforce tout au plus la possibilité d’une origine celtique. Bucureşcĭ, « Bucarest. » Dérivé d’un mot celtique pour « berger », cf. breton et cornique bugul, gallois bugail, gaélique écossais buachaill. À part le roumain, qui a u, les autres langues ont un a dans la deuxième syllabe. Probablement le celtique a donné °bucărŭ (mot qui s’est perdu à cause de sa paronymie avec bucă, « fesses ») → °Bucăreşcĭ. Ce dernier a été contaminé par le verbe bucura (voir ce mot). 29 Bugĭorŭ, « pivoine. » En gaulois, bugio, nom de fleur, piémontais et ligurien bozom « lamier », gênois buzommu, « sauge », vieil irlandais buge, « jacinthe. » Pourrait être apparenté à buză, « lèvre » : °buziorŭ → bugĭorŭ, pour la couleur ou pour la forme, cf. allem. Lippenblütler, lat. labiata. Bulḑḑŭ, « grumeau. » Probablement apparenté au breton pouloud, gaélique écossais plub, du même sens. Le mot roumain vient d’une forme en -ium. Bulgăre, « motte de terre », du latin [terra] vulgaris. Alternativement, il s’agit d’un mot celtique, cf. gaélique écossais bolg, irlandais bolgán, boilgeog, gallois bwrlwm, « boule. » De là aussi, sans doute, l’albanais bulëz, « boule. » Bułĭécŭ, « saisi ; étourdi ; abasourdi. » D’une forme °ambuliacus de ambulare, péjoratif pour quelqu’un qui marche bizarrement. Bungetŭ, « forêt dense. » À juste titre, on le rapproche de l’albanais bunk, « chêne », d’où la conclusion hâtive qu’il s’agirait d’un mot dace. Cependant, le suffixe -etŭ est typiquement latin, -etum, fr. « -aie », pour des bois de différentes variétés : fagetum → făgetŭ ; salicetum → sălcetŭ ; spinetum → spinetŭ etc. Mais d’autres bois forment leur nom avec les suffixes -işŭ ou -işce. Donc bungetŭ a toutes les chances d’être roman. Il est fort probable qu’on ait eu un mot °bungŭ en roumain pour « chêne » ; il a été supplanté par gorunŭ et gâriçă (cf. occitan garric et jarri, trouvés par M. Dan Ungureanu), et stejarŭ, d’origine probablement slave. Bunŭ (2) et bunicŭ, « grand-père », le second étant le diminutif du premier, le premier étant rare, à cause de l’homonymie avec bun (1), 30 « bon » (lat. bonus). D’après Alexandre Ciorănescu, bun (2) vient du latin °avunus, dérivé de avus. Or, en réalité, °avunus aurait donné en roumain °unŭ, car avunculus → uncłŭ (le v intervocalique devient ŭ muet). Or il s’agit ici d’un mot celtique, cf. gaélique écossais bun, « base, fondement », irlandais bunaitheor, « ancêtre » (de bun+athair, « père »). On le retrouve également en wallon, bon pa, « grand-père », passé en flamand sous la forme bompa. Ceux-ci existent également au féminin : roumain bună et bunică, wallon boune mame, flamand bomma. En roumain, străbunŭ, « ancêtre. » Buracŭ, « betterave rouge. » D’une forme °rub(u)racus pour le latin rubricus, rubiacus etc., « rouge », avec métathèse ou aphérèse. Buricŭ, « nombril », est, à juste titre, considéré dérivé du latin umbilicus. Or la question se pose : qu’est-ce qui a fait tomber la première syllabe du mot latin, et d’où vient que le premier i n’est pas tombé ? L’évolution normale aurait dû être ainsi : umbilicu → umbericu → umbĕricŭ, voire umbilicu → umblicu → umblecŭ. Il s’agit d’une contamination avec le mot celtique préexistant pour « nombril », cf. gallois bogel, breton begel, gaélique écossais boghan. Burtă, « ventre, courbure. » Du latin vol(u)ta, comme l’italien volta, le français voûte etc. En roumain, le terme a dû d’abord signifier « courbure », puis, par analogie, le ventre humain. Le second sens vient, sans doute, par contamination du mot celtique pour « ventre », cf. gaélique brù, gallois et breton et cornique bron(n), irlandais broinn, qui pourrait également être à la base du mot brĕu ou brăńu. Dans la même famille lexicale que burtă, on a également sburda, « sautiller », et îmburda, « renverser. » Buruénă, « mauvaise herbe. » Innocent Micu-Klein la fait provenir du latin bulbine, ce qui est tout à fait possible, avec une voyelle 31 supplémentaire entre l et b. Buşi, « cogner », et son dérivé prĕbuşi, « écraser. » Le fait que l’on ait également en wallon le verbe bouxhî, de sens et prononciation très similaires au roumain, indique un latin °buxire, à partir de buxum, « objet en bois. » Le sens premier du mot a dû être « frapper avec un objet en bois », même si l’objet a fini par ne plus importer, de sorte que l’on peut buşi/bouxhî avec le poing. Butŭ, buti, butucŭ, buture, buturugă, botă/bâtă, mots botaniques d’un spectre sémantique large, de « souche » à « bouture », qui appartiennent, de toute évidence, à la même famille lexicale que bouter et butte en langues d’oïl, d’origine celtique, cf. breton bod, « plant, buisson », gallois both, « rayon de roue », kentois bat, « bâton de bois. » Buză, « lèvre. » Le mot s’emploie figurément aussi. En wallon, buze signifie « conduite, tuyau. » Ce dernier est considéré par Jean Haust comme venant de l’ancestral bucina (cf. roumain bucium), « buccin. » De façon directe, cela ne peut l’être, car autrement le wallon serait buce, et le roumain buçă ou buce. De même, le français bec et le wallon beč/betch n’ont pas de rapport direct avec le roumain buză ; autrement, on aurait eu en roumain °béce [bɟaʧe, baʧe] féminin ou °bîcĭŭ masculin. Pour « lèvre », en gaulois on a bussu, et en breton muzell, infl. vuzell. Même si les lèvres d’une part, et d’autre part le buccin et la bouche (lat. bucca) appartiennent tous au même registre, ils ne sont, sans doute, apparentés que via la même racine indo-européenne. Le sens de la forme wallonne s’explique de la façon suivante : comme aujourd’hui le diminutif buzete, anciennement buze devait définir seulement les bords extérieurs des récipients ; avant l’arrivée du germanique lepe, en wallon on a eu besoin d’exprimer la notion de « lèvre », et buze a dû être le terme approprié ; plus tard, lorsque les sens secondaires étaient devenus trop abondants, un mot d’adstrat a été choisi pour supplanter le sens primitif 32 de buze. Căcĭulă, « tuque. » À la base, il ne peut pas être différent de l’italien cappello, castillan capillo, wallon čapea, romanche tgapeala, latin très tardif capellus, fr. chapeau ; notez qu’en romanche, il est féminin, comme en roumain. Il est, cependant, difficile de voir exactement quel chemin ce mot a parcouru jusqu’à la forme roumaine. On aurait dû avoir soit le masculin °căpelŭ [kəp'cel], soit le féminin °căpea/căpéłă [kəp'cɛ:/kəp'cawə]. Avec le suffixe -eola, on aurait eu °căpeóră [kəp'cɔ:rə] → °căpcĭóră [kəp'ʧɔ:rə]. Ici on a le suffixe latin -olla. En même temps, si on a eu °capeolla ou °capiteolla (pour capitellus, « tuque »), son résultat roumain a été °căpĭulă [kəp'culə] ou °căpĕţulă, facilement réduit à °căpcĭulă. Peut-être que l’on devait écrire căpcĭulă pour căcĭulă. Pour la réduction du p, cf. victimare → vĕtĕma. Cette élimination du p doit être très tardive, car autrement un căcĭulă aurait créé une fâcheuse paronymie avec cacĭ, « tu chies », ce qui aurait supplanté căcĭulă par un synonyme. Caĭerŭ, « fil à tordre », et sĕ încăĭera, « se bagarrer. » Mot celtique, cf. gaélique irlandais caithir [kahir], « poil(s) », coll. Le sens primitif du verbe devait signifier « se tirer par les cheveux. » Capĕtŭ, « fin. » De capŭ, « tête », l’un des pluriels en est capete, d’où un nouveau singulier, capĕtŭ. Si le mot est latin, la construction est celtique, cf. gaélique écossais et irlandais ceann, « tête » et « fin » ; mannois kione, « tête » et « fin » ; breton penn, « tête » et « fin », et dibenn, « fin. » Căpîlnă, « chapelle. » Le latin capella aurait donné en roumain °căpéłă/căpea. On doit donc commencer par une forme °capellina. Le bucarestois a introduit le barbarisme capelă, qui ne respecte pas les lois d’évolution phonétique. 33 Căpiçă, « pile de foin. » Les dictionnaires y voient un mot bulgare et serbe, et considèrent qu’il s’agit d’un mot slave. Or le latin caput, « chef, tête », en plus d’avoir donné capŭ en roumain et des mots similaires dans presque toutes les langues néolatines, a engendré en roumain beaucoup de dérivés : căpĕtâłĭŭ (lat. capitalium), « tête, chevet » ; căpĕţână (cf. wallon capotene), « tête », căpĕstru (lat. capistrum), « chevêtre, bride », căpĕta (lat. capitare), « recevoir », căposŭ, « têtu » et « chauve », etc. En français, le mot tête a également des sens dérivés, autant dans le bâtiment que dans l’oronymie. En roumain, la dérivation de capŭ avec le suffixe -içă (lat. -icia) est tout à fait naturelle, avec le sens que l’on connaît déjà en latin pour capitum ou capetum, « fourrage », et probablement utile pour éviter la confusion avec capĕtŭ, « achèvement, fin. » L’expression tête de foin, quoique rare, existe également en français. De même, en italien, cappanello, « un tas comme de bois », cappanella, « troupe ou assemblée de gens. » Cârcă, « charge sur les épaules. » Équivalent du français charge, le roumain cârcă vient du latin carrus (roum. carŭ) → carcare/carricare/incarricare (roum. încărca). Le sens primitif du verbe est de charger un wagon hippomobile. Cependant, il signifie également « charger sur les épaules », « charger un camion » etc. Le roumain a dû faire la différence entre le déverbal cârcă pour la charge sur les épaules, et le dérivé încărcătură dans les véhicules. Cârḑŭ, « essaim, formation V d’oiseaux qui volent. » Il faudrait y voir le latin currere, « courir », dérivé en °curridum ou °curridus, avec syncope. Transition u → â comme dans aduncus → adâncŭ. Cărinḑă, « noël, chant de Noël et de l’Avent », et cărinḑa, « jouer/chanter des noëls. » Les calendæ étaient à la base les premiers jours des mois ; cependant, le sens du mot a dû évoluer ; cf. en arpitan, 34 Zalèndës, « Noël. » Cette évolution sémantique est due à la liturgie. Pour les chrétiens occidentaux du premier millénaire – dont les Roumains faisaient partie jusques vers 990 – les calendes avaient encore de la signification dans la liturgie, lorsque, à l’heure de prime, on lisait le martyrologe. Dans les églises séculières, où l’on ne chantait pas prime, on lisait le martyrologe seulement la nuit de Noël, avant la première messe. Cette proclamation de la fête de Noël, juste avant le début de la messe nocturne, se chantait en commençant par les mots suivants : Octavo kalendas ianuarii. De ce fait, calenda a fini par signifier « proclamation de Noël », puis a été appliqué à des chants paraliturgiques ayant une fonction similaire. Le mot typiquement roumain est cărindă, cf. calendarium → cărindarŭ. Mais cărindă est prononcé [korĩdə] en Sylvanie et dans une partie de la Moldavie, au lieu de [kərĩdə]. Une hypercorrection septentrionale, voulant ramener le terme à une forme plus primitive, en a fait colindă, forme empruntée par les peuples slaves. Cârnŭ, « courbe, tordu. » Celtique, cf. gaulois carnon, « corne, trompe », breton karnac’h, « rabougri. » Cartof, bucarestois, « patate. » À partir du latin charta, le wallo-picard a engendré le mot cartoxhe, « cartouche », et en a étendu le sens aux tubercules de patate, à cause de leur apparence. Cartoxhe est passé en allemand sous la forme Kartoffel. À l’instar du russe et du bulgare, le bucarestois a adopté une forme mutilée de ce mot pour désigner les patates. Or celle-ci ne respecte en rien la langue d’adoption ; s’il était passé en roumain par évolution naturelle ou imitée, Kartoffel serait devenu °cărtufĕlŭ, °cărtuflu/°cărtufŭ, ou °cărtófă. Au contraire, il y a en roumain d’autres mots pour désigner la patate, arrivés par évolution naturelle : crumpiră et picĭoucă. Căsca, « bâiller. » On le considère du latin cascare, fréquentatif de cadere, 35 « tomber. » Si la forme est tout à fait plausible, néanmoins, le sémantisme est tiré par les cheveux. Il faut plutôt regarder du côté celtique, le mot pour « sommeil » : cf. breton kousk, cornique kusk, gallois cwsg. Le sémantisme est très facile : je bâille, donc j’ai sommeil. Câştiga, « gagner », est réputé du matin castigare, « châtier. » Le sémantisme peut être expliqué par le langage de la guerre. J’ai châtié l’ennemi, donc j’ai vaincu, j’ai gagné. Toutefois, le sémantisme s’explique mieux par l’influence du substrat celtique, cf. gaélique écossais coisinn, « gagner », mannois cosney. Caţă, « bâton de berger », du latin captia, comme le français chasse. Căténă, « soldat. » La forme du mot vient du latin catena, « chaîne », mais le sémantisme est celtique : gallois cad, « armée, bataille », breton kad, « combat », gaulois catu-, « combat, bataille », gaélique écossais et irlandais, cath, « soldats, bataille. » Le mot a dû être un collectif, devenu plus tard singulatif (il s’agit d’un substantif féminin, employé aujourd’hui pour des individus mâles). n’est pas un mot roumain. Cette forme était totalement inconnue aux ancêtres. Le mot grec καθολικός apparaît dès l’Église primitive, et signifie “selon l’entièreté”. Nous lisons dans Actes 9:31 : Αἱ μὲν οὖν ἐκκλησίαι καθ’ ὅλης τῆς Ἰουδαίας καὶ Γαλιλαίας καὶ Σαμαρείας εἶχον εἰρήνην. Littéralement : « Les Églises selon l’entièreté, de la Judée et de la Galilée et de Samarie étaient en paix. » Autrement dit : « Les Églises catholiques de la Judée, de la Galilée » etc. Le mot grec étant difficile à traduire, la plupart des langues le font évoluer au sein de la langue-cible. Ainsi, le latin dit catholicus, l’arménien կաթողիկէ, gatořig·é etc. En roumain, Catolic 36 l’évolution naturelle aurait donné °căturecŭ, voire – avec la mutation celtique – °găturegŭ. Dans le credo, à la place du mot « catholique », les Roumains utilisent le slavisme sobornicescŭ, « synodal », ce qui est une trahison théologique. Le concept de catholicité signifie ceci : dans chaque Église locale il y a la plénitude de l’Église ; dans chaque Église locale, il y a tous les éléments essentiels de l’Église. C’est, par exemple, comme un morceau de gâteau, qui contient toutes les couches du gâteau ; en mangeant juste une tranche de gâteau, on a le gâteau dans sa plénitude, car chaque tranche est “selon l’entièreté”. La plénitude du gâteau dans le morceau ne dépend pas des autres pâtisseries qui se trouveraient sur la même étagère, ni de la place du morceau sur une étagère. Cătră, « vers. » On suppose en général le latin contra. Cela pose deux problèmes : le résultat serait °cutră ou °cóntră ; le sémantisme est relativement difficile. Petre Morar y voit plutôt le grec κατά, mais qui n’explique pas le r, audible dans la plupart des régions, ainsi que partout dans le dérivé încătrău. Dans les langues celtiques, la préposition « vers » est représentée ainsi : breton wadro, ertro, gaélique irlandais i dtreo, écossais leth-ri, mannois tayrn. Il faudrait y voir une contamination autant sémantique que phonétique du latin contra par le substrat celtique. Cătunŭ, « hameau. » Plusieurs ont proposé le latin tardif canto, acc. cantonem, terme typiquement alpin, d’où aussi le français canton. Cette étymologie est souvent rejetée, principalement pour trois raisons : la forme roumaine représente une évolution quelque peu irrégulière ; le français canton a un sens différent du roumain ; le terme roumain n’est attesté par écrit que tardivement. Effectivement, le latin cantonem aurait dû donner en roumain °cântune. Néanmoins, ad tanta a donné atâta, avec perte de la nasalisation. La mutation -e → -ŭ est fréquente : arbore → arborŭ ; fagure → fagurŭ etc. On pourrait également tenir compte du 37 fait qu’il ne s’agit pas d’un terme latin à la base, mais bien d’un mot alpin, dont la forme exacte initiale a été quelque peu différente de la forme attestée en latin tardif. Pour le sémantisme, la divergence entre les Carpates – où cătunŭ désigne un hameau – et, d’autre part, le canton alpin, signifiant « petit État », n’est pas insurmontable. Le nom de ville ne signifiait que « villa, ferme » à la base ; le ban wallon correspond à la « commune », tandis que la comogne wallonne fait référence non pas à la « commune », mais à des terres non habitées etc. Finalement, le fait que le mot n’ait pas été attesté par écrit que tardivement ne veut rien dire. Par dessus tout, le fait qu’il s’agisse d’un terme alpin est un point plus : la probabilité qu’on ait affaire à un mot ancestral est d’autant plus élevée. Căuta, « chercher. » Les étymologistes ont proposé des origines latines : °cavitare, cautum, cautus, captare. Ce dernier (via un dérivé °captarium) a déjà donné en roumain căptarŭ, « ruche », où le p ne s’amuït pas. Pour les autres, le sémantisme semble un peu trop éloigné. Cependant, il faut y voir le mot celtique pour « trouver », cf. breton kavout, cornique kavos, gallois caffael. Ceci semble s’accorder avec l’aroumain cãftare. Alexandre Ciorănescu cite à la fois le dalmate catuar et le frioulan cattar, tous deux avec l’acception de « trouver, obtenir. » On trouve également le vénétien catàr, ibidem. Le sémantisme « chercher ≈ trouver » est habituel, cf. en français : « trouve-moi un photographe = cherche un photographe pour moi. » En vénétien, dalmate et frioulan, il y a eu contamination avec capitare, roum. căpĕta, « obtenir. » Céçă, « brouillard. » On considère qu’il provient du latin cæcia, « cécité. » Si ceci est correct au niveau de la forme du mot, le sémantisme s’explique mieux par les langues celtiques septentrionales, qui ont les formes suivantes pour « brouillard » : ceo, ceòthan, ceatha etc. Le bucarestois écrit ceață. 38 Céfă, « nuque. » On le rapproche d’un albanais kjafë, que je n’ai pas pu trouver, ainsi que d’un arabe qafa. On pourrait y voir le grec κεφαλή, « tête », dont le résultat aurait été °céfără, avec apocope, influencé par un terme celtique, cf. gallois cefn, « derrière », ou breton kilpenn, « nuque », de kil, « derrière », et penn, « tête. » Cétă, « groupe. » Bucarestois ceată. Du latin cœtus, féminisé en °cœta, °ceta. Les dictionnaires s’y opposent, à cause du changement de genre. Or de tels changements existent : panis masculin est devenu pâne féminin, sal masculin a donné sare féminin etc. Ceteră ou cétără, « violon. » De cithara/κιθάρα, qui dans d’autres régions a donné çîtără, en Marmatie, le mot a été influencé par cétă. En effet, en Marmatie, le violon est l’instrument musical masculin par excellence, à côté de la guitare acoustique, instrument musical féminin par excellence, et l’on joue de ces instruments non pas tout seul à la maison, mais plutôt en groupe. D’ailleurs, on dit bien : Nicóră şi cu céta luĭ umblă a cărinda, « Nicolas et sa bande ambulent [dans le village] en jouant des noëls. » Ceti, « lire. » En voyant ce mot dans les langues slaves modernes sous la forme tchitati, les dictionnaires hypercorrigent ce mot en citi, et lui attribuent une origine slave. Cependant, cela ne tient pas la route face à l’évidence historique. Les Slaves étaient illettrés avant que les saints Cyrille et Méthode ne leur donnassent un alphabet, alors que chez les Roumains, chrétiens de rite occidental non-latin jusque vers 990, la continuité du lettrisme n’a jamais été interrompue, ne fut-ce que par la liturgie. Dans l’idée des Slaves apprenant aux Roumains l’écriture, on est au niveau du sens propre du dicton a învĕţa pĕ popa carte, « apprendre au curé la lecture », ou l’hôpital qui se moque de la charité. La source doit être le latin citare. Lorsque les Slaves apprirent à lire, ils ont dû emprunter le mot aux Roumains. L’infinitif slave montre que le 39 verbe était en a à l’infinitif. Le changement de conjugaison a dû se faire plus tard, probablement à cause du fréquentatif à la première personne du singulier et à la troisième du pluriel, de l’indicatif présent, cetescŭ. Ce verbe n’est pas un cas isolé. Par exemple, le latin curare a donné en roumain cura (participe passé curatŭ), qui à son tour a engendré curăţî, qui dans certains endroits a ensuite changé de conjugaison pour faire curăţa. Un deuxième exemple : le latin adaugere a donné adauge, qui, selon les endroits, a changé de conjugaison tantôt en adăuga, tantôt en adăugi. Un troisième exemple : ragere a donné rage, qui presque partout est devenu răgi. On a d’autres cas où le verbe est d’une conjugaison en latin (en général en a), et d’une autre en roumain (en général en i) : longare → lungi ; passare → păşi etc. Le passage de °ceta a ceti a dû se faire tardivement, car le t est palatalisé et non affriqué. Chori [xori], « chanter », et choră, « rassemblement musical campagnard », ainsi que chorincă, « distillat, peket. » Au premier abord, on pourrait penser au grec χορός, latin chorus, avec, comme dans d’autres cas, un changement de genre. Or le verbe est celtique, cf. breton c’hoari, gallois chwarae, cornique gwary, jouer – y compris – d’un instrument de musique. En roumain, le déverbal choră doit être relativement récent, car le o n’est pas apophoné. En Marmatie, cânta n’est guère employé que pour le chant ecclésiastique, et seul chori est utilisé pour le chant profane. Le bucarestois écrit avec h au lieu de ch. Chreştinŭ [kreʃ'cĩ], « chrétien. » Certains considèrent que ce terme vient du latin christianus. D’autres croient que le mot représente le terme grec passé par le slavon (ou les langues slaves), et qui ne serait arrivé en roumain qu’au 10e siècle, et invoquent le son /ʃ/ pour affirmer leur argument. Tout d’abord, le terme ne pouvait nullement être gréco-slave, sinon on aurait eu le son /h/ au lieu de /k/ ; le mot a dû transiter par le latin vulgaire. Remarquons que seuls le roumain 40 chreştinŭ et le wallon crustin9, entre toutes les langues romanes, dérivent, non pas de christianus, mais plutôt de christinus, terme que l’on retrouve parfois dans le latin très tardif (de la plume des germaniques). Il est également intéressant de noter que le roumain chreştinŭ, à l’instar du breton kristen, s’employait également pour dire « personne, quelqu’un. » Il est évident que le mot latin christinus ait pu donner en roumain °chrestînŭ ; une telle forme serait entrée en homonymie avec la famille de créstă, « crête », ce qui l’a éliminée. Quant au son /ʃ/, il est également présent dans le gaélique Crìstean. Cependant, il est tout à fait naturel en roumain, et ne nécessite pas de contamination spécifique, cf. vestimentum → veştmîntŭ. Chrişmă [kriʒmə], « robe de baptême. » Bucarestois crijmă. Comme le montrait l’archimandrite Théodose Bonteanu, il s’agit ici de χρῖσμα, chrisma, « chrême » (de la même famille que ὄ Χριστός, « l’Oint, le Christ »). La pratique traditionnelle est de conférer la chrismation ou confirmation lors du baptême, et non des années plus tard, comme le voudrait la pratique occidentale moderne. Chrişmă a été contaminé avec le mot celtique pour « chemise »10, cf. gallois crys, cornique krys, breton krez, d’où le glissement sémantique. Le mot est inconnu dans les langues slaves. Çîcŭ, « gamin. » Du latin ciccus. Le bucarestois ţâc. Cimpońĭŭ, « cornemuse. » August Scriban a déjà noté la forme alpine zampogna, que j’ai retrouvée en frioulan sous l’accident čamporña, de sens identique au roumain, et cette dernière est considérée dérivée du gréco-latin symphonia. D’après Alexandre Ciorănescu, il s’agit du latin centipellium, « estomac. » La forme alpine est la source directe de la 9 Le latin christianus aurait donné en wallon °crustein = °crustén = °crustî. Et en roumain °chreşténŭ = °creştean. 10 Il y a un autre mot celtique pour désigner la chemise, à savoir léine, voir l’entrée łińe. 41 forme roumaine. Le roumain ne permettant pas l’association de sons /ʧʌ/, le /ʌ/ se transforme en /i/. En principe, symphonia ne me semble pas suffisant comme source du mot alpin, car symbolum → sîmbure. Un autre mot, de substrat, a dû contaminer le gréco-latin, cf. le gaélique écossais ceòl, irlandais ceol, mannois kiaull, « musique » et « instrument musical. » Çintirimŭ, « parvis de l’église. » On le considère du hongrois cinterem, lui-même du latin cœmeterium. En réalité, il y a une différence nette entre, d’une part, temeteu (du hongrois temető), qui est le cimetière loin de l’église, et, d’autre part, çintirimŭ, le parvis de l’église, où il peut y avoir un cimetière ou rien du tout. Le maltais zuntier a le même sens qu’en roumain, et pointe vers une origine commune. Le bucarestois écrit ţintirim et cintirim, et les relègue avec temeteu aux oubliettes, en les remplaçant par les barbarismes cimitir (pour cimetière) et platou (pour parvis). Cĭobannŭ, « berger. » Il est aujourd’hui évident qu’à la base il s’agit d’un mot composé dans les langues perses, signifiant « maître des brebis. » Ce mot, de plus en plus utilisé, avec connotation péjorative, a deux alternatifs latins : păstorŭ (lat. pastor) et pĕcurarŭ (lat. pecorarius). Cĭomagŭ, dans le sud, forme dialectale de cĭumegŭ, où il désigne également une canne à marcher ou de combat, faite d’un bois noduleux. Du latin tardif cyma, le roumain cĭumă signifie « peste. » Le dérivé cĭumegŭ faisait référence au pestiféré, puis aux plantes (bois, maïs etc.) malades et nodulés. Aujourd’hui, par antiphrase, cĭumegŭ signifie « personne avec une bonne situation. » Cĭóră, « corneille, corbelle, choucas », est considéré (sans preuve) dace par les dacistes, mais depuis Lazare Sainéan, en passant par August Scriban, et jusqu’à Alexandre Ciorănescu, et finalement M. Dan 42 Ungureanu, les étymologistes ont trouvé les formes italiennes, depuis les Alpes jusqu’en Sicile, suivantes : čore, čola, čaulo, čaolę, čola. M. Dan Ungureanu y ajoute dans les Alpes : tsaurio à Névache et chàoulia à Barcelonnette, mais aussi dans les Pyrénées chorra à Comminges. L’albanais sorë représente une forme corrompue d’un l’accident alpin. Citi → ceti. Cĭufŭ, « touffe, mèche. » Certainement apparenté à l’italien ciuffo, de sens identique, et probablement à l’allemand Zopf et au français touffe. Cĭu(n)tŭ, « écorné ou équeuté », et cĭonca et cĭunti, « écorner, équeuter. » Trouvant en albanais des mots équivalents, en général les dictionnaires supposent implicitement qu’il s’agirait d’un mot dace. Il y a deux problèmes cependant. Tout d’abord, les mots albanais sont en sh-, ce qui n’est possible que si l’albanais a emprunté le mot aux langues romanes, et non l’inverse. Ensuite, ce mot existe en italien, sous la forme cĭoncare (fait signalé par Alexandre Ciorănescu), ce qui confirme son origine latine. Il est supposé que ce dernier proviendrait du latin tardif extruncare, chose qui n’est pas possible, vu les mots roumains dont il est question ici (extruncare est à l’origine du roumain strungă). Il faudrait probablement qu’il y ait, à la base, le participe cinctus (de cingere), dont l’évolution vers le roumain cĭuntŭ (pour °cĭumptŭ) est naturelle. Le mot aurait pu désigner d’abord le pansement, puis la mutilation qui en est la cause. Un nouveau verbe refait sur ce participe a dû naître, pour différencier le changement de sens (comme en français penser et panser). En roumain, on a d’autres cas de ce genre : par ex., le latin stringere (« étreindre ») a donné en roumain strînge, participe passé strînsŭ ; cependant, le participe latin strictum a engendré l’adjectif roumain strîmtŭ, « étroit », qui, à son tour, a donné naissance à un nouvel infinitif strîmta, « serrer », puis strîmtori, « brimer, écraser. » Autre exemple : le latin ungere (« oindre ») a donné en roumain unge, 43 participe passé unsŭ ; cependant, le participe latin unctum a engendré l’adjectif roumain untŭ, « beurre », qui, à son tour, a donné naissance à un nouvel infinitif untura, « graisser, tartiner. » Cłarŭ, « clair, clairement », du latin clarus. Il n’est plus usité que comme adverbe. Comme adjectif, il a été supplanté par limpede (lat. limpide) adjectivisé. Il perdure quand même dans le syntagme apă cłară, « eau claire. » Ceux qui ne comprennent plus ce mot disent apă cłóră, « eau borgne », ce qui n’a aucun sens. Le bucarestois utilise le barbarisme clar. Cłegea ['cɛʒɛ], toponyme, hongrois Kegye, bucarestois Chegea et Cheja, la première attestation du village était Tede, ce qui ne fait que confirmer la prononciation inchangée jusqu’à nos jours. Doit représenter le gréco-latin ecclesia (illa), toponymie très répandue, cf. en Belgique La Gleixhe, La Gleize, Léglise et toutes les -kerque etc. Le mot usuel en roumain est băserică, voir ce mot. Cłinŭ, « peine, souffrance », et son dérivé cłinui/cłinzui/scłingĭui, « peiner. » Les dictionnaires le font provenir du hongrois kín. Or en hongrois il est considéré étranger. Le préfixe s- dans scłingĭui indique une origine latine. Il faut partir de κλίνη, « lit », clinicus, « médecin. » Au début, în cłinŭ aurait pu signifier « au lit », pour être recompris comme « en souffrance. » Le bucarestois écrit chin. Clinŭ → sclinti. Clócă, « cloaque », cloci, « couver », clocĭcă, « mère-poule. » Les dictionnaires, en général, trouvent le dernier de ces trois mots dans telle ou telle langue slave, et concluent hâtivement qu’il s’agît d’un mot slave. Évidemment, c’est le latin qui a d’abord fourni le mot cloaca, d’où le roumain a dérivé le verbe cloci pour « couver les œufs. » Celle qui couve les œufs a naturellement été nommée clocĭcă, avec fricatisation 44 (fréquente en roumain, ex. : pacĭnicŭ [paʃɲik], vecĭnicŭ [vɛʒɲik], coţce [koʃce] etc.). Clopŭ, « chapeau », et clopotŭ, « cloche. » À la base, il s’agit du mot celtique pour « crâne », d’où « chapeau », apparenté à « cloche. » En breton on a klopenn, « crâne, tête » ; en gaélique écossais clag, « cloche », et claigeann, « crâne » ; irlandais clog, « cloche », et cloigeann, « crâne » ; mannois claigin, « crâne », et clageen, « cloche. » Co- → cu-. En général, le o atone devient u. Coborî → scoborî. Cocénŭ et cotorŭ, « trognon. » En wallon côton, de sens identique ; cf. le français cotir (trans. : « abîmer un fruit » ; intr. : « pourrir »). Gheorghe Bulgăr et Gheorghe Constantinescu-Dobridor, sans connaître le wallon, font descendre le roumain cotorŭ d’un latin °coactorium ; le wallon, avec un o long, leur donne raison. Coḑru, « forêt. » Origine celtique, cf. breton koad, gallois coed. Le mot celtique a produit la forme latine codra (neutre pluriel), attestée, avec ce même sens. Probablement elle a été influencée par le classique quadrum, pl. quadra, de sens différent. Costa, « coûter. » Les dictionnaires le considèrent de l’adstrat, via le grec moderne, et veulent le conjuguer selon une forme artificielle, °costă. Je consigne un incident répétitif auquel j’ai assisté de nombreuses fois. Lorsque les écoliers disent cóstă, selon les lois évolutives de la langue roumaine (cf. pórtă, móre, póte, dóre etc. ; d’ailleurs la « côte » s’appelle cóstă aussi), ils sont vite réprimandés par leurs enseignants, qui croient bien faire. En réalité, le verbe latin costare est attesté en 1268, et a donné des descendants dans toutes les langues néolatines. 45 Coteçŭ, « poulailler, porcherie. » Terme germanique, cf. le belge kot, anglais cottage, avec le suffixe du latin -icium. Crăcĭunŭ, « Noël. » August Scriban considère, à juste titre, que ce mot vient du latin creatio, gén. creationis. Mais Alexandru Ciorănescu y objecte, en citant « engendré, non pas créé » dans le credo, pour conclure que Crăcĭun à partir de creatio contredirait le dogme chrétien. Or creatio ici n’a rien à voir avec la génération du Verbe d’avant l’espace-temps par le Père, dont parle le credo. Cette creatio est une autre. Dans la proclamation de Noël, qui se chante en Occident juste avant la messe de la nuit de Noël, la naissance du Christ est mise en rapport avec la création du monde : Octavo kalendas ianuarii, luna... Anno a creatione mundi, quando in principio Deus creavit cælum et terram, 5199o [...] Nativitas Domini nostri Iesu Christi secundum carnem. « Huit jours avant les calendes de janvier, … mois. De la création du monde, lorsque, au commencement, Dieu créa le ciel et la terre, en la 5199ème année [...] Naissance selon la chair de notre Seigneur Jésus Christ. » À partir de là, la fantaisie populaire a dû considérer que le Christ fût né le jour anniversaire de la création du monde. En Transcarpatie, l’une des coutumes du réveillon de Noël est la représentation “d’Adam et Ève” : deux enfants, déguisés en Adam et Ève, un troisième, déguisé en diable, et un quatrième, habillé en ange, prennent un petit sapin transportable, auquel on a accroché une pomme ; les enfants jouent l’épisode biblique de la Chute ; la pomme dans laquelle on a croqué des deux côtés est offerte aux maîtres de la maison, qui l’accrochent à leur propre sapin de Noël ; ceux-ci fournissent une nouvelle pomme aux enfants. En Angleterre, l’un des noël les plus anciens est Adam lay ybounden, dont le dernier couplet : Blessed be the time That apple taken was, ce qui assimile la Chute et le temps de Noël. Bien entendu, la création et la chute sont des événements différents ; cependant, la liturgie (dans la saison de septuagésime) et la paraliturgie (à Noël) les considèrent comme un seul 46 événement. L’idéologie derrière creatio comme Noël étant établie, voici comment l’évolution de la forme a eu lieu. Creatio a donné crăcĭune, forme attestée par certains noëls. Le féminin est devenu neutre, comme pour pască, « pâque » au féminin singulier → paşcĭ, « pâques » au pluriel → paşce, « pâque » au singulier neutre. Crałĭŭ, « prince local, roi. » Les dictionnaires considèrent qu’il s’agirait d’un mot slave, qui aurait donné également le hongrois kiraly. Il est vrai que les mots hongrois ne peuvent pas commencer par deux consonnes, et de ce fait, lors des emprunts, cette langue insère une voyelle supplémentaire entre les deux consonnes successives de la langue d’origine du mot emprunté. Cependant, ici le hongrois doit présenter une forme plus primitive. Le grec a le mot κύριος, « Seigneur », qui a subsisté même en Occident, car les Latins chantent Kyrie, eleïson en grec. Les princes et les évêques roumains avaient aussi l’habitude de mettre le mot « Kyr » devant leur signature. Aussi a-t-on encore en roumain le mot chirie, « loyer » (cf. maltais kera), sous-entendu taxe payée au seigneur local. En roumain on a dû, donc, avoir une forme primitive °chirałĭŭ, directement reprise par le hongrois király, cf. le toponyme Sân-Craĭŭ, qui doit être ancienne, car formée avec sân- (lat. sanctus), et non avec sfântu- (sl. svent), cf. Sân-Georgĭŭ vs SfântuGheorghe. Creçŭ, « crollé », et cîrligŭ, « crochet. » Origine celtique, cf. breton krizan, gallois crych et cyrliog, tous signifiant « crollé. » Crîngŭ, « buisson », et créngă, « branche. » En roumain, il existe un autre mot, cracă, identique au wallon crake, avec le sens de « [grosse] branche », du latin cracca, provenant probablement d’une onomatopée, cf. en français craquer. Ce mot, plus ancien, a dû être contaminé avec le flamand krengen, « pencher », pour donner créngă, et avec kring, « rond », pour donner crîng. La variante locale crambă provient sans doute de la 47 contamination avec le wallon crombe, flamand craen, « courbe. » M. Dan Ungureanu pense à un apparentement avec le mot celtique pour « arbre » : cf. gallois pren, gaélique écossais et irlandais crann. Pour que cela soit valide, il faudrait que le terme celtique alpin ait été °cren, avec suffixe. Or ici il s’agit d’un cas où les langues celtiques septentrionales ont c, et les méridionales ont p, ce qui aurait dû donner en roumain °pren-. Toutefois, la forme galloise aurait pu se former par hypercorrection. Criçă (2), dans l’expression bétŭ criçă, « très ivre », est considéré comme un sens figuré de criçă (1), « acier. » Le sémantisme « ivre acier » est bizarre. Il s’agit plutôt d’un mot celtique pour « trembler », cf. gaélique écossais crith, gallois crydio. Crumpiră et ses variantes : colompiră et crumpeiu, « patate. » Du luxembourgeois Gromper, littéralement « poire de terre », qui a également donné crompire en wallon. Quoique sémantiquement incorrects, ces mots ont le mérite d’avoir suivi une évolution selon les lois phonétiques. Voir aussi : picĭoucă. Cruça, « épargner, protéger, pardonner. » Bucarestois cruţa. L’École transylvanienne a déjà attribué à ce mot l’origine latine °cruciare11. Toutefois, cette origine n’est pas acceptée par les dictionnaires contemporains, pour le sémantisme. Or le mot ancestral fait référence au signe de croix que fait le prêtre dans les sacrements et les sacramentaux. En wallon, langue qui à la base ne connaît pas la notion de pardon, l’oraison dominicale dit : Fiots ene creujhe so tots nos pečîs, 11 Son dérivé, percrucire, est déjà employé dans l’antienne suivante, qui paraphrase Ézéchiël 9, ainsi : « Signum salutis pone, Domine, in domibus istis, ut non permittas introire angelum percucientem in domibus in quibus habitamus ; de cælo pone signum tuum, Domine, et protege nos, et non erit in nobis plaga nocens. » Cependant, son sens est juste l’antonyme du roumain cruça. Or dans le passage biblique en question, l’ange trace une croix sur le front des gens, afin de les épargner. Pour l’antiphrase, cf. le roumain feri (voir ce mot). 48 littéralement « Fais une croix sur tous nos péchés. » L’imagerie est empruntée à l’absolution sacramentelle. D’autre part, de même qu’en wallon le mot benediccion a quitté le vocabulaire religieux, pour s’appliquer uniquement au profane, pour dire « approbation » (alors que « bénédiction » se dit en wallon benixhaedje/benixhaetč), de même en roumain, cruça a quitté le domaine religieux, pour ne plus être employé que dans la sphère profane. Cuconŭ ou coconŭ, « enfant », et cucónă, « demoiselle. » Du grec κόκκος, « graine, semence, testicule. » La mutation sémantique depuis le grec jusqu’au roumain n’est pas impossible, cf. en français, gosse, qui signifie « testicule » au Canada, mais « enfant » en Europe et en Afrique. Le résultat aurait dû être cocŭ, mais, pour éviter la confusion avec les deux termes suivants, le suffixe -onŭ a été ajouté (p. ex., en français, poisson = pois + on, pour éviter la confusion avec les légumineuses). Cucorŭ ou cocorŭ, « échassier mâle. » De cucoşŭ, avec changement du suffixe. Prendre le coq comme référence pour le mâle d’autres types d’oiseaux est un procédé habituel, cf. en français « coq d’eau », « coq d’Inde » etc. Cucoşŭ ou cocoşŭ, « coq. » Les dictionnaires trouvent ce mot dans quelques langues slaves, avec le sens de « poule », et du coup ils concluent que le mot roumain serait d’origine slave. Cependant, le mot roumain n’a non seulement la forme, mais aussi le sens (masculin) que l’on trouve dans d’autres langues néolatines : coq en français, cok en wallon, romanche cot, latin tardif coccus. Sans doute, pour éviter la confusion avec les deux termes précédents, le suffixe -oşŭ (lat. -osius) a été ajouté. Notons également qu’une forme non suffixée existe, cocŭ, avec les sens de « chignon » et « petit pain. » Le second n’appartient pas à cette famille lexicale-ci, mais à la famille germanique de koek, cake, couque. 49 Cuçu, « chiot. » Ne peut pas être diminutif de câne, lat. canis, ni de căţĕlŭ, lat. cattellus. En principe, on devrait le considérer comme diminutif du hongrois kutya (emprunt d’origine hindoue). Mais cela pose deux problèmes : tout d’abord, cela devrait donner cutiu [kucu], ou diminutif cutiçu, cutiuçu etc. Ensuite, ce mot est surtout utilisé par les enfants, avant l’âge du bilinguisme. Il s’agit plutôt de l’une des deux formes celtiques pour « chien », conservé aujourd’hui dans les langues celtiques septentrionales, cf. gaélique écossais cù, irlandais cú, mannois coo, avec le suffixe latin -cius. L’autre variante celtique, méridionale, en -i, cf. breton et cornique ki, gallois ci, a exercé sans doute une influence de substrat sur le wallo-picard /kĩ/ (čein/tchén). Cucuruḑḑŭ, « épi de maïs, maïs, cocotte, barolin. » Certains dictionnaires, en trouvant des variantes de ce mot dans les langues slaves et hongroise, attribuent hâtivement au mot roumain une origine slave. Il doit venir, en réalité, d’un type grec κόκκος + ὄρυζον = °κοκκόρυζον, « graine de riz », où l’acception de « riz » n’est pas stricte. M. Dan Ungureanu identifie notre mot dans le nord de l’Italie, où il est utilisé comme « cocotte » (découverte qui, de ce fait, met notre cocotte ainsi que le cocogne wallon dans la même famille lexicale). Cela n’exclut pas nécessairement κόκκος comme point de départ, parce que les cocottes ont des pignes comestibles. Cuĭbŭ, « nid ; creux. » En gaélique écossais, on a cuaichean, « nid », dérivé de cuaich, datif de cuach, creux. Le résultat roumain aurait été °cuĭcŭ, °cuĭgŭ. Comme dans d’autres cas typiques (cf. lingua → limbă), on a dû avoir °cuĭgu → °cuĭgbu → cuĭbu. Cumînḑă, « repas funéraire. » La forme vient du latin commendare, mais le sens vient du latin comedere, « manger », cf. celtique, p. ex. gaélique comaidh, « repas. » 50 Cumineca, « communier », du latin communicare, a une forme, commune au romanche cumin, « commun », très curieuse, avec le son /i/ dans la syllabe accentuée, à la place du /u/. Pour « commun », le roumain devrait avoir cumînŭ, et non le barbarisme comun. Cupacĭŭ, « arbre non fruitier. » Apparenté aux substantifs français copeau et coup, ainsi qu’au verbe couper, cf. vénétien copàr, « décapiter », le mot a dû provenir d’une onomatopée imitant le coup de la hache. Ainsi, cupacĭŭ a dû d’abord signifier « bois coupé. » Le latin tardif copellus est attesté pour copeau. Le bucarestois écrit copac, qui représente un singulier tardif, refait d’après le pluriel. Cupilŭ, « enfant. » Bucarestois copil. Les anciens le font provenir du latin pupillus, mais les modernes n’admettent pas l’évolution du latin p → roumain c. En effet, c’est plutôt le contraire qui arrive, à savoir le qu latin devenant p en roumain, sous influence du substrat celtique (adaquare → adăpa). Mais on peut envisager une forme °compupillus (cf. consocer et commater, qui sont représentés en roumain), qui aurait évolué en roumain en °cupupilŭ → cupilŭ. Curcă, « dinde. » On a en latin curruca, nom donné à plusieurs oiseaux. On pourrait considérer ce terme latin, soit comme dérivé de currere, « courir », soit à cause de leur cri. Cependant, le terme est celtique, cf. gaulois curcio, breton kerc’hez, gallois crychyd, gaélique écossais corra, « héron. » Curcubeu, « arc-en-ciel. » M. Dan Ungureanu l’a retrouvé en sarde sous la forme criech i abba ou γrikku es abba. Cela semble une traduction littérale de « arc-en-ciel » dans les langues celtiques. Pour « arc », on a : en cornique gwarek, en breton gwareg ; pour « ciel », le gaulois albos. On ne peut pas partir d’un latin circus, car cela a donné en roumain cercŭ. Le 51 sarde, dû à son isolement insulaire, semble être la seule langue romane qui n’a pas palatalisé le c+i, c+e. Mais cela est impossible pour le roumain. Seule la forme celtique a pu donner en roumain curc-. De surcroît, le terme celtique est sémantiquement plus proche : il s’agit précisément d’un « arc », et non d’un « cercle » quelconque. Pour la seconde partie du mot, -beu, le germanique, cf. anglais bow, flamand boog, est tentant. Cependant, le mot roumain curcubeu (à l’instar de son homologue sarde) doit précéder l’adstrat germanique. Le fait que le b n’ait pas fondu s’explique par le l de albos (cf. galbinus → gałbînŭ [gawbʌ͂]). De même, le a est entré en collision avec une autre voyelle, et s’est perdu. Le -eu est un suffixe qui a servi, au début, à éviter l’homonymie avec albŭ (cf. albastru, voir ce mot). On devrait probablement écrire plutôt curcuăłbeu. Curĕ, « courir, couler. » Du latin currere. Comme en wallon, cori, de même en roumain le sens primitif de ce verbe est de « courir », tandis que le deuxième est de « couler. » Pour le premier sens, il est au plus souvent remplacé par fugi, « fuir. » Il est intéressant de remarquer qu’en Transylvanie, un g prothétique est uniquement ajouté à la première personne singulier et à la troisième au pluriel de l’indicatif présent : curgŭ au lieu de curŭ, qui est homonyme de « cul. » Cependant le bucarestois hypercorrige avec g dans beaucoup d’autres cas, à l’infinitif y compris, sans raison. Ainsi, curĕ laptele, que le bucarestois considère fautif, représente directement le latin currit lacte ille. Curege, « corriger. » Du lat. corrigere. A été supplanté par son synonyme înd[i]repta (lat. indirectare), et ne se trouve plus que sur la page de titre de quelques livres liturgiques, dans l’expression pléonastique curésă şi îndreptată. À sa place, le bucarestois a introduit le barbarisme corecta, sans doute à partir de l’anglais, ce qui ne rend aucun service à la langue roumaine. 52 Curma, « couper ; cesser. » Certains le rapprochent du grec κορμός, « tronc, corps » (qui a également donné le moglène cormu, « taille ») ; d’autres y voient l’albanais kurmue, « court. » Il faut le rapprocher des langues celtiques, cf. gaéliques écossais sgor, « couper », sguir, « cesser », et breton skurziñ, « entraver, enrayer, arrêter. » Le résultat aurait dû être °scura ; le s est tombé pour éviter l’homonymie avec sgură, puis un m prothétique s’y est ajouté pour éviter d’autres homonymies. Curpĕnŭ, « tige. » Du latin corpus, gén. corporis, acc. corpus, avec suffixe. La racine reste non pas corpor-, selon le génitif et les dérivés cultes, mais plutôt corp-, comme à l’accusatif et chez l’homologue celtique, cf. gaélique écossais creubh. D’ailleurs, en gaélique, ce mot et ses dérivés font référence non pas au corps humain seul, mais aussi à celui des animaux et des plantes. Curvă, « pute, prostituée. » Les dictionnaires constatent la présence de ce mot dans les langues slaves et hongroise, et attribuent hâtivement une origine slave à ce mot roumain. Deux remarques préliminaires s’imposent. Premièrement, ce mot se trouve d’abord dans les livres liturgiques, ce qui signifie qu’à la base il ne s’agit pas d’une vulgarité 12. Deuxièmement, beaucoup d’autres mots, considérés vulgaires aujourd’hui, sont en réalité des euphémismes dont le but premier était justement d’éviter la vulgarité. Par exemple, bite et chatte en français, ou bitch en anglais. Il faut, donc, voir le latin curva, « courbe », qui a dû être l’euphémisme, comme en français l’expression « pas droit dans ses bottes. » Ainsi, de femełe curvă , « femme tordue », on a substantivisé l’adjectif, pour ne plus dire que curvă. Da, « oui », est supposé slave, puisqu’on le trouve dans presque toutes 12 En règle générale, les mots “vulgaires” des langues modernes sont des euphémismes à la base. Ce que nous considérons aujourd’hui comme euphémismes seront traités de vulgarités demain, et ceux-là mêmes seront supplantés après-demain par de nouveaux euphémismes. 53 les langues slaves. Toutefois, il y a deux éléments importants. D’abord, en roumain da signifie également « mais » (écrit souvent dar ou da’, par confusion avec le dérivé suivant), et le dérivé dară, qui signifie à la fois « bien sûr » et « pas du tout. » Ensuite, on le trouve en wallon, da, pour renforcer un oyi, « oui », mais aussi pour « n’est-ce pas » ; il a une forme de politesse, dowô ou dwô. En gallois, « oui » se dit do, en gaélique écossais tha, irlandais tá. Le dérivé wallon dowô pourrait être apparenté au gallois deuaf, « bon. » La façon dont le mot da renforce la phrase est identique : gallois iechyd da ! wallon santai da ! roumain sânĕtate dară ! Dans les langues celtiques, le « oui » pourrait être expliqué par des réponses, qui à la base signifiaient autre chose. Par exemple, à la question galloise a bheil thu trang ? « es-tu fatigué ? », on répond : tha/dw, littéralement « je [le] suis » (ind. prés. affirmatif), chose qui a pu, progressivement, engendrer le da, réponse impersonnelle13. Étant donné que le substrat celtique ait déjà fourni les mots affirmatifs au wallon, étant également donné qu’en roumain le mot affirmatif a des dérivés, mais non chez les Slaves, aussi en tenant compte du mot roumain ba (d’origine celtique, voir ce mot), la seule conclusion possible est que l’origine du da roumain est celtique, et non slave. De plus, il est impensable que les ancêtres fussent privés d’un mot pour l’affirmation jusqu’à la venue des Slaves. Dacŭ, « dace », getŭ, « gète », tracŭ, « thrace. » Ce sont des mots savants, entrés très, très tardivement dans la langue roumaine. Certains peuples (romanisés ou non) ont gardé le nom du substrat, p. ex. : Espagne, Italie, Belgique. D’autres ont pris le nom de l’adstrat : France, Bulgarie. Une autre partie ont gardé le nom du strat : les Ladins, les Romanches, les Roumains etc. De l’identité des Daces/Gètes/Thraces 13 Je remarque cela en flamand, où ja ’k ne devrait être répondu que suite à une question formulée à la deuxième personne, et qui donc nécessite une réponse à la première, p. ex : Zijt ge moe ? – Ja ’k. « Es-tu fatigué ? – Oui, je [le suis]. » Or certains jeunes semblent ne plus comprendre le sens du k. À la question : Is uw broer jonger dan 12 ? « Est-ce que votre frère a moins de 12 ans ? », on me répond : Jaak, ou neenk. 54 en Roumanie, il n’en est resté rien. Si les ancêtres – je ne parle pas de ceux qui ont lutté dans les guerres contre les Daces, mais je parle des colons – avaient rencontré des Daces rescapés de la guerre, ils leur auraient donné un ethnonyme, qui aurait pu perduré dans la mythologie populaire. Il n’en est rien. Si, d’autre part, les ancêtres s’étaient identifiés comme Daces, ils ne se seraient pas identifiés comme Rumânĭ. Dâmbŭ, « monticule. » Mot celtique, cf. gaulois dumio, gallois twyn, sens identique, cf. gaélique irlandais tuaim, infl. dtumba, « tumulus », breton tuin, infl. duin, « dos. » Il est possible que le celtique ait produit le latin tardif tumba, fr. tombe. Dḑânatecŭ, « fou, obsédé », est presque unanimement reconnu du latin dianaticus, dérivé de diana, roum. dḑână, « fée. » Cependant, une influence celtique n’est pas exclue, cf. gaélique écossais deann, irlandais dian-, « fou. » Dḑăpăci, « faire chevrer, ficher la paix, brouiller. » Il doit faire partir de la famille de pace (lat. pax), tout comme împăca, « réconcilier », păcĭui, « faire la paix », împăcĭui, « réconcilier. » Ici le préfixe doit venir du celte dia- ou grec δια-. Pour le son initial, cf. dianaticus → dḑânatecŭ. Dară, « alors ; bien sûr », est un dérivé de da ; on croirait à première vue qu’il s’agit d’une construction inhérente à la langue roumaine ; toutefois, il existe en gaélique écossais, dara. Dârḑḑŭ, « courageux. » Pourrait provenir de l’ethnonyme Dardani, à partir d’une forme Dardius, cf. en français bougre (“Bulgare”), esclave (“Slave”), franc, vandale etc. Alternativement, il pourrait venir d’une forme °dardius, dérivée de dardus, « dard », à moins que le second d ne soit tombé tôt, cf. sdăriŭea. Autrement, il s’agit d’un mot germanique, 55 dérivé du gothique daursan, cf. anglais dare, « oser. » Cf. roumain îndrăsni. Dăuna, « nuire, endommager. » On considère qu’il s’agit du latin damnare. Cependant, le u à la place du m et le sémantisme peuvent s’expliquer par le substrat celtique, cf. gaélique écossais, dochnadh et díobháil, « nuire », breton daoniñ, « damner », du préfixe celtique do-, « mal-. » Dḑaurŭ, « dispute, vacarme. » Du latin diabolus. Le mot diavolŭ, tardif pour « diable », est un emprunt. Le mot le plus usuel est dracŭ, voir ce mot. Dḑéḑă14, « mélèze », vient, forcément, du latin tæda. Les dacistes ne veulent pas le reconnaître, car normalement tæda aurait dû donner °ţédă. Or ceci n’est pas un exemple isolé ; on a également urtica → urdḑîcă, « ortie », où le t se sonorise. Plus nombreux sont les cas où c → g, p. ex. : cavula → gaură. Departe, « loin. » On s’accorde de dire que ce mot provient de de+parte, cependant le sémantisme n’est pas expliqué. Il y a déjà le roumain deuńăparte (buc. deoparte), pour « de côté. » Alexandre Ciorănescu l’explique par le français départ, ce qui me semble tiré par les cheveux. La construction, latine en soi, a dû être faite sur un fond celtique, cf. breton amen, « proximité », et deamen, « loin. » Dĕrâma, « démolir. » Certains, ayant trouvé l’albanais dërmoj, du même sens, invoquent une origine dace du mot. Alexandru Ciorănescu a 14 La première fois que j’ai entendu ce mot, écrit zadă, c’était à l’école, dans la liste de mots soidisant d’origine dace. Dans la langue parlée, je connaissais deux variétés de mélèze sous les noms de lariçă (évidemment, du latin larix), pour la mélèze commun, ainsi que mĕlidŭ (voir ce mot), pour l’épinette. 56 démontré que le mot roumain vient du latin deramare, « abattre des fruits de l’arbre. » Le même a donné en occitan derramar « effeuiller » puis « démolir » ; en dalmate dramur, « abattre, tuer » ; dans d’autres langues italiques et ibériques des mots semblables avec le sens de « verser, diffuser. » C’est l’un des exemples les plus éloquents où l’albanais ne fait que s’inscrire, à la suite des langues néolatines, dans une famille lexicale latine. Desbina [ɟeʒɟi'na], « défaire, disjoindre », et îmbina [ʌ̃ɟi'na], « joindre. » Du latin binare, voire °imbinare, cf. frioulan imbinâ. Les dacistes écrivent desghina et înghina, afin de pouvoir encore prétendre à des mots “daces” qui n’existent pas. Descurca, « débrouiller », et încurca, « embrouiller. » Pour le premier, on a en wallon discroukî (nam. discruker), de sens identique au roumain ; pour le second, s’ ecroukî, « avaler de travers », de crouke, « obstacle. » Jean Haust y voit le germanique kruk, fr. crochet ; comme toujours, cette hypothèse me semble peu probable, car le wallon a déjà la racine croč-. Ici il s’agit d’un autre mot. De plus, le wallon discroukî et le roumain descurca sont évidemment liés, mais un sens primitif « décrocher » serait tiré par les cheveux. Il s’agit sans doute d’une autre racine celtique, cf. gaélique écossais croìc, « difficulté » ; le même mot signifie également « mousse, algues, bois de cerf », en gros toutes sortes d’obstacles. Deşpepta (sĕ), « (se) réveiller. » Apparentés au wallon (si) dispiertai et au castillan despertar (se). Le bucarestois l’hypercorrige en deştepta, et le confond avec sĕ deşcepta, « se rendre compte » ou « se prétendre intelligent », de deşceptŭ, « intelligent », du lat. de+exceptum. Desŭ, « dense, souvent, répétitif. » Il est clair que, comme adjectif et adverbe, le latin densus est à la base du roumain desŭ, avec perte de nasalisation. Mais il existe, quoique rare, un substantif identique, 57 signifiant « des coups de coude. » Il provient, sans doute, de l’ambiguïté du verbe da, « donner », qui signifie également « frapper, donner des coups » : łĭ dă desŭ, où l’adverbe desŭ, « répétitivement », a été réinterprété comme un substantif. Desmierḑa, « réjouir. » Mot très présent dans les livres liturgiques heurifs publiés à Blaise, où il est préféré au slave veseli. Mot dérivé du latin merda. Ce dernier n’a pas survécu en roumain et en wallon (qui ont leur propre copronymie), mais seulement dans ces verbes dérivés, desmierda, wallon dismierdai. Destupa, « déboucher. » On considère que ce mot s’est formé à l’intérieur du roumain, à partir de astupa, « étouper, boucher. » Cependant, on a en breton distouvañ, et en wallon distopai, de sens identique au roumain, ce qui présuppose que le verbe se trouve déjà préfixé dans la langue. Deŭalŭ, « colline. » Bucarestois deal. On le considère comme slave, à partir d’un mot qui signifie « frontière. » Je soulève plusieurs objections. Tout d’abord, les collines ne constituent pas des frontières. Seules les rivières et les hautes montagnes servent de frontières naturelles, en raison de leur impassabilité. Les collines, surtout dans l’acception roumain du mot deŭalŭ/deal, sont habitées et cultivées. Deuxièmement, les langues slaves, méridionales et septentrionales, utilisent holm et brdo, ainsi que, dans une plus petite mesure, des dérivés de gor. Troisièmement, les collines roumaines ont des noms ; il aurait été étrange d’attendre la venue des Slaves pour nommer les endroits. Deŭalŭ est plutôt d’origine latine, de devallis, attesté au début du 12e siècle chez Gauthier le Chancelier, cf. fr. dévalée comme substantif. Ce devallis latin a également donné deval en breton, avec les sens de « croupe de montagne », « pente », « vallée », « descente. » L’évolution d’un tel mot latin vers le roumain est tout à fait naturelle : le v 58 intervocalique devient caduque : cantavi → cântaŭĭ/cântaĭ ; civitas → ceŭĕtate/cetate etc. Donc le latin devallis féminin a dû devenir en roumain °deŭale comme vale, féminin aussi. Cependant, le français val, l’occitan val, le picard vau, le breton deval etc. indiquent la possibilité d’un masculin aussi. En roumain, vale est féminin, alors que valŭ et deŭalŭ sont neutres. La contamination avec vallum, « mur, rempart », ne doit pas être exclue, surtout en tenant compte des citadelles sur les collines. Voir aussi valŭ. Deva, toponyme. On prétend qu’il s’agirait d’un mot dace, °dava, signifiant « cité. » Cela ne peut pas être possible, pour les raisons suivantes. Si le mot supposé °dava avait existé, il aurait subi les mutations phonétiques. Ainsi, dans les mots anciens, le v intervocalique ancestral devient caduque en roumain ou, tout au mieux, devient semivoyelle ; p. ex. : ovis → óŭe [ɔ:je, waje] ; nova → nóuă [nɔ:wə] ; navis → naŭe [naje] etc. D’autre part, dans un mot de deux syllabes, lorsqu’il y a un e accentué, il se diphtongue, p. ex. : petra → piétră ; sera → séră etc. De surcroît, si le d arrive juste devant, il s’affrique ou se palatalise, p. ex : dicere → dḑîce ; radius → radḑă ; pandea → pândḑă ; densa → désă [ɟasə] ; indigna → îndémnă [ʌ̃ɟamnə] etc. Puisque levare → lĕua [luwa], et leva → łea [jɛ], un éventuel °deva ancestral aurait donné en roumain dea ou dḑea non-articulé, ou déła/déla/dḑéła/dḑéla [ɟawa, ɟala, zawa, zala]. Si on propose un point de départ °dava, alors en aucun cas, le a ancestral dans une telle position (accentué) n’aurait pu produire un e roumain. Puisque lava me → la-mĕ, il est raisonnable de penser qu’un mot ancestral °dava serait devenu en roumain °daŭa → °da. Dĭobŭ, « fût ; récipient. » Du hongrois döböny, métathèse de bödöny, même sens que le roumain ; bödöny vient de bodon, « puits ; lac », d’après Gergely Dankovsky d’un terme slave bednit, « fermer. » Les dacistes écrivent ce mot avec gh au lieu de d. Un gh ancestral, ayant rencontré un ĭ, aurait donné le son /ʒ/. 59 Doĭnă, sorte de poème ou de chanson. Comme M. Dan Ungureanu, et avant de lire son opinion, j’avais pensé au gaélique écossais dàn, de sens très proche. Cependant, le o roumain accentué dans un mot de deux syllabes trahit une origine récente ou un ău → /o/ ; il existe également la forme dóĭnă, qui représente plutôt une roumanisation correcte d’un mot étranger. Il existe également la forme daĭnă, ainsi que la variante dăĭnă. Alexandre Ciorănescu suggère le lituanien dainá. Comme en letton, daina, ceci semble être un genre tout à fait typique des peuples baltes. Si l’on considère la forme baltique comme primitive, alors on a du mal à expliquer le mot écossais. Si l’on considère qu’il s’agit d’un terme celtique approprié par les Baltes, on a du mal à expliquer la forme roumaine en /o/. Dḑólă, « effort, fatigue », et ḑḑoli, « faire un effort, être fatigué. » Bucarestois zoală et zoli. Les dictionnaires le confondent avec zółe, néoslave zola, « eau de lessive. » Or les mots qui nous intéressent ici devraient être apparentés au grec διόλλυμι, de ὄλλυμι « périr, être perdu », renforcé par le préfixe. Pour le sémantisme, cf. le fr. « complètement défoncé », ou le wallon il est scran come s’ il åreut sitî a Batavia. Domŭ, dans le refrain d’un noël, Domŭ, domŭ să înălţămŭ. Dans de nombreux livres, domŭ est hypercorrigé en Domn, « Seigneur », en voulant faire dire au refrain : « Exaltons le Seigneur. » Or cela est grammaticalement incorrect, car dans ce cas, il faudrait dire : [Pĕ] Domnułŭ să[-lŭ] înălţămŭ. Il faut plutôt voir la phrase avec domŭ, du latin domus, « maison, dôme. »15 Grammaticalement correct, le refrain signifierait : « Érigeons un dôme, un dôme. » Il faut donc considérer qu’il s’agit plus d’un archaïsme ravivé que d’un néologisme. 15 Je tiens cette explication d’un sermon du père Dorin Ploscaru. 60 Donŭ, « rigole pour les eaux usées », pourrait être rapproché, à la première vue, de l’un des cinq mots celtiques pour « brun », cf. gaélique écossais et irlandais donn, mannois dhoan. Cependant, si le roumain donŭ avait été un mot ancestral, il aurait la forme °dunŭ, car nonnus → nunŭ, bonus → bunŭ etc. Il s’agit d’un mot d’adstrat, en aucun cas dacique. Dracŭ, « démon, diable », et ḑrăgaĭcă, « fée de l’orage. » Dans les dictionnaires, le premier vient du latin draco, gén. draconis, acc. draconem, tandis que le second serait slave, car attesté en bulgare. Pour le roumain dracŭ, l’origine latine draco n’est pas impossible, mais elle présenterait deux particularités : d’abord on se serait attendu que l’on ait une forme roumaine à partir de l’accusatif latin, donc °drăcune ; ensuite, le sémantisme devrait reposer sur l’Apocalypse, livre prescrit à la base seulement par les lectionnaires gaulois. Il est plus facile d’y voir une origine celtique. En breton, drouk signifie à la fois « démon » et « méchant » ou « mauvais. » Dans les dérivés, le k est changé en g, par exemple drougiezh, « méchanceté », ce qui explique le mot roumain drăgaică. En gaélique écossais et irlandais droch, cornique drok, mannois drogh, gallois drwg, « méchant, mauvais » et, articulé, « le démon. » Dragŭ, « cher, chéri », utilisé dans beaucoup de syntagmes pour exprimer l’amour, est considéré d’origine slave, car trouvé tel quel en bulgare et en serbe. Néanmoins, on a en gaélique écossais gradh et dérivés, du même sens. Soit il s’agit d’un mot indo-européen, qui est arrivé en roumain via les langues slaves, soit le mot est celtique, et il y a eu une métathèse à un moment donné. Le verbe iubi, « aimer », d’origine slave, n’est pas utilisé dans le langage courant en Transylvanie, mais on y dit plutôt : « un tel m’est cher », mĭ ĕĭ dragŭ, expression plus ancienne et plus intime. Dróńe [drɔ:je], « quantité », dans l’expression uńă dróńe de, « un tas de, 61 beaucoup de. » En breton drouin, « drouine, sac à dos, gibecière, bienfonds. » En gaélique écossais droim, irlandais druim, « dos. » Le mot roumain dróńe, utilisé en dehors de l’expression citée, ne signifie plus rien ; anciennement il a dû signifier « sac à dos », et a été supplanté par des mots d’adstrat, hatijacŭ et rucsacŭ. Autant l’aphérèse que les sens secondaires sont déjà visibles en breton. Le mot dróńe aurait dû être utilisé à la place du barbarisme cantitate. Le bucarestois écrit droaie. Dumesnicŭ, « domestique. » On remarque souvent que le mot latin domus, « maison [de maître] », n’a pas donné de descendants dans les langues néolatines16 (qui ont casa et mansio), et que le mot domestique dans des langues comme le français vient de l’adstrat, et non du strat. Le suffixe -nicŭ en roumain fait également penser à certains que ce mot soit slave, ou au moins influencé par les langues slaves. Toutefois, les choses sont quelque peu différentes. En wallon, domus n’a pas laissé de trace, mais par contre domesticus a donné doûmiesse. Le o → u atone avant l’accent pointe également vers une origine latine. Le suffixe -nicŭ n’est pas nécessairement slave, cf. puternicŭ, « puissant » (du lat. potere), pacĭnicŭ, « pacifique » (du lat. pax, gén. pacis). Duşcă, « gorgée de boisson ». En gaélique écossais on a taos et taosgan, du même sens. Égă, « verre. » Mot celtique pour « glace » : gaulois iago, gallois iâ, gaélique écossais eigh, irlandais oighear. Le sémantisme est facile, cf. en français glace pour « vitrage » et « miroir. » Le bucarestois écrit iagă. Ele, pl., « fées », mot celtique, cf. breton ael, « ange », cornique el, « ange », gaélique écossais aillse, « fée, esprit. » Lors de la christianisation des Celtes modernes méridiénaux, certaines notions, comme par 16 L’exception roumaine domŭ ne fait que confirmer la règle ; il ne s’agit pas d’un mot usuel en roumain, mais d’une relique conservée grâce au folklore. 62 exemple ici les anges, n’ont pas été transposées du grec, mais on a dû opérer une extension de sens de certaines notions celtiques préchrétiennes. Par contre, chez les Celtes septentrionaux et romanisés, on a adopté le gréco-latin angelus. Épă, « jument. » Mot celtique, cf. gaulois epa, même sens, vieux gallos ep, aujourd’hui les diminutifs gallois ebol, breton ebeul, « poulain. » Le bucarestois écrit iapă. Éră ou ér’, « encore, de nouveau ; mais. » Mot celtique, cf. gallois er, breton arre, cornique arta, gaélique irlandais arís, écossais a-rithist. Erĭ, « hier. » Du latin heri, reconnu. Le bucarestois l’hypercorrige en ieri, avec un i superflu. Erĭŭ /jɛ:r/, nom de rivière. Lu latin lilium, « lys, iris. » Le mot a dû désigner d’abord la fleur, puis la rivière aux lys. Ensuite la fleur a changé de nom en stângenŭ. On devrait écrire Łerĭŭ ; cependant Erĭŭ est la forme traditionnelle, qui a survécu aux altérations bucarestoises. La dérivation de l’ukrainien erik, « ruisseau », ou du turc yarık, « crevasse », me semble impossible, étant donné que ces deux langues, à ma connaissance, n’ont jamais été parlées sur les rives du Erĭŭ. Éscă (1), « allumette, brindille », cf. esca dans les langues ibériques. Par apocope, du grec ἐσχάρα, latin eschara. Le résultat, °éscără, a été écourté, à cause, probablement, du substrat celtique, cf. gaélique écossais loisg, « brûler », cornique leski, « brûler. » Le bucarestois écrit iască, et les dictionnaires le confondent avec éscă (2), sous prétexte qu’on eût utilisé des champignons secs pour allumer le feu. Éscă (2), « pain sec et/ou azyme, [variété de] champignon sec. » Du latin esca, « nourriture », avec contamination sémantique de usca, 63 « sécher. » Le rapport entre le pain et le champignon n’est pas impossible, cf. en flamand paddebrood. Le bucarestois écrit iască. Pour ce qui est de l’esche en français et d’esca dans d’autres langues latines, on doit se poser la question : pour quelle raison le latin esca a-t-il évolué sémantiquement pour désigner l’appât pour poissons et non, par exemple, le fourrage ou la couque aux raisins ? La réponse se trouve dans l’influence du substrat celtique, dans le mot pour « poisson », cf. gaulois isca, gaélique écossais iasg, irlandais iasc, kentois huss. Ĕscŭ [ʌs], « je suis » et « ils/elles sont », et ĕĭ, « elle/il est. » Le verbe f, « être », a deux formes en roumain, à l’indicatif présent, que bucarestois confond et en nie l’existence. En tant que verbe prédicatif avec le sens « il y a », on utilise este à la troisième personne du singulier, et sunt à la troisième du pluriel. Dans les autres cas, on dit escŭ et ĕĭ. Par exemple, pour « il y a des gens, il y a du monde », on dit toujours sunt ómenĭ, este lume, et jamais °ĕscŭ ómenĭ, °ĕĭ lume. Par contre, on dit Nemţĭi ĕscŭ ómenĭ harnicĭ, lumea ĕĭ rea, « les germaniques sont des gens travailleurs, le monde est méchant. » Des formes très similaires sont utilisées en roumaire istrien. Ĕscŭ et ses formes conjuguées doivent venir directement du substrat celtique, cf. gallois ys, irlandais is. Eşi, « sortir, essire. » Du latin exire, cf. aussi le wallon rexhe. Le bucarestois l’hypercorrige en ieşi. Esle, « mangeoire, crèche. » Le bucarestois iesle. Apparenté à éscă (2), le roumain esle doit provenir d’une forme esculis → estulis → estlis → estle → esle. Făgăḑi, « promettre », et făgăḑŭ, « promesse. » Les étymologistes le font dériver du hongrois fog, « dent », avec un sémantisme tiré par les cheveux. Or, il s’agit de l’un des deux mots celtiques pour « parole », cf. gaélique écossais, irlandais et mannois focal, fockle, dont le sémantisme 64 est facile, cf. donner sa parole, tenir parole. On pourrait objecter du fait que le d du verbe n’est ni affriqué, ni palatalisé. Or cela est dû à un u, aujourd’hui muet, que l’on retrouve dans le dérivé făgăduinţă, « promesse. » On pourrait répondre que les verbes en -ui seraient tous tardifs, cf. mântui, arădui etc. À cela on rétorque qu’il y a, par exemple, le latin coda qui a donné en roumain códă, puis le verbe codi, et non °codḑî, et inversement, le slobodŭ tardif (remarquez le b intervocalique qui ne devient pas ŭ, ainsi que les o atones), dont le verbe dérivé n’est pas °slobodi, mais bien slobodḑî. Făgaḑŭ (2), « festin », est accepté comme venant du hongrois fogad, de fog, « dent », mais confondu unanimement avec la famille de făgădi. Fagure, « rayon de miel. » On admet qu’il provient du latin favus, à travers un diminutif favulus. Cependant, en règle générale, le v intervocalique fond ; le résultat aurait dû être °faurŭ, ce qui aurait créé une homonymie avec « forgeron », faurŭ, du latin faber. Le v → g est probablement dû à l’influence du substrat celtique : le rayon de miel s’appelle cìr en gaélique écossais, cíor irlandais, kere mannois ; le /k/ se vocalise en /g/. Feri, « protéger. » D’après Alexandre Ciorănescu, du latin ferre, « porter », qui fournit également les sens de « fêter » et « observer », et qui, selon l’auteur, se retrouve chez Cicéron avec le sens de « observer. » Cependant, il est curieux de constater que ce feri roumain est juste l’antonyme du latin ferire, wallon feri, italien ferire, français férir. Il pourrait s’agir juste de l’antiphrase en roumain. Quant à feri « observer » (lat. ferre, « porter »), et feri (°ferire pour feriari), « fêter », ce sont probablement deux mots différents, mais dont la conjugaison s’est formée en roumain à partir de feri, « protéger. » Pour l’antiphrase, cf. français défendre, « protéger, promouvoir » et « interdire. » J’ai entendu maintes fois en roumain feri, dans les menaces à un chien : Takarodj, că 65 te ferescŭ, « tais-toi, sinon je te frappe », eşĭ afară, că te ferescŭ, « sors dehors, sinon je te frappe ! » Fĕrîmă → Sfĕrma. Fĕtŭ. Du latin fœtus, on connaît à ce mot les acceptions de « garçon », « prince », ainsi que son féminin fétă (le bucarestois fată), ses dérivés fecĭorŭ, « fils », et fecĭóră, « vierge » (← fœtiolus, -a), ainsi que le verbe fĕta, « mettre bas. » Cependant, un autre sens du mot fĕtŭ est celui de « sacristain », que les dictionnaires veulent corriger en °sfătŭ (buc. sfăt), qu’ils font dériver de sfatŭ, « conseil », sous prétexte que le rôle du sacristain serait de conseiller le prêtre. Or il n’y a pas besoin d’un tel artifice, et d’autre part on n’a pas de traces dans d’autres langues de l’idée de conseiller associée au sacristain. Par contre, les acolytes, ordre clérical mineur tombé en désuétude, sont souvent remplacés par des enfants, d’où également en français enfant de chœur pour désigner les acolytes faisant fonction. Or, dans une rubrique, le missel byzantin ne fait pas de différence entre sacristain et enfant de chœur ; elle dit seulement que le prêtre doit être « assisté d’un homme pur, de sexe masculin, pendant tout le service à l’autel. » Dans plusieurs villages en Marmatie, j’ai entendu le pluriel feţĭ employé pour désigner les adolescents qui accompagnaient le curé lors de la bénédiction des maisons. Le glissement de sens de « acolyte » à « sacristain » n’est pas difficile. Fierŭ [xjer], « fer. » On remarque la palatalisation en castillan aussi, hierro, wallon fér, aroumain ħeru, moglène ier, ir. Cependant en latin, il n’y a pas de palatalisation : ferrum. Mais elle s’explique par les langues celtiques : breton hern, gallois haearn, mannois yiarn, gaélique écossais et irlandais iarann etc. On remarque que dans certains composés roumains, il n’y a pas de palatalisation : fereca, « dorer de fer », fĕraşŭ, diminutif, « ramassette en fer », ferăstrău, « scie. » On a un cas tout à fait 66 comparable à la famille du mot ţéră. Fiłĭu, « fils. » Du latin flius, reconnu par les étymologistes. En Transylvanie, il a été supplanté par fecĭorŭ et pruncŭ. Finge, « tasse. » Du verbe latin fngere, « former », un substantif de type °fnx, gén. °fngis, a dû exister, pour signifier « récipient formé », donc en terre cuite ou en fonte. Dans le sud, il a été totalement supplanté par cannă, du germanique kanne, même origine que le français « canette. » Firénŭ, « raifort. » Dérivé de frŭ, « fil », allusion à la racine filandreuse du raifort. Le bucarestois écrit hrean, et le considère slave, étant donné qu’il se trouve aussi en russe et bulgare. Il faut plutôt considérer qu’en bulgare il est de substrat, tandis que le russe l’a emprunté au roumain. Firetecŭ, « furieux. » On le considère en général dérivé de fre, « nature » (de f, « être », du lat. feri). Cependant, le sens a dû nous parvenir grâce à la contamination avec le celtique, cf. gaélique écossais et irlandais fearg, « furie », d’où feargach, « furieux » ; mannois ferg. Firŭ, « fil. » L’origine latine flum de ce mot n’a pas été contestée. En Transylvanie, il est aussi utilisé dans les expressions unŭ frŭ de, « un peu de », et nicĭ unŭ frŭ, « rien du tout. » L’almanach wallon 1888 utilise l’expression on fyi d’ tchå, « un peu de viande. » On peut donc supposer la variété sémantique déjà chez les ancêtres. Cf. mĭedḑŭ. Fitilŭ, « mèche », et fitĕli, « allumer le feu. » Très tardifs, car il n’y a ni amuïssement, ni palatalisation, ni rhotacisme. Du grec φυτόν, « plante. » Flămânḑŭ, « affamé. » Ethnonyme devenu adjectif et nom commun, cf. en français bougre, esclave, franc, vandale etc. Au Moyen-Âge, la peste, 67 la famine et autres calamités ont provoqué des exodes belges vers la Roumanie actuelle. Le nom du village de Bărăbanţ en Transylavnie évoque une colonie brabançonne. Le mot flămândŭ a dû signifier « flamand », puis, à cause de la famine dont souffraient les migrants flamands, il y a eu extension de sens. Cf. vălénŭ. Flĕcău, « jeune homme. » On croit qu’il s’agit d’une masculinisation de fétă, « fille », à travers des formes intermédiaires °fĕtălău → °fĕtlău → °fĕclău → flĕcău. Or on retrouve, avec le même sens, en gaélique écossais, fleasgach, ce qui élimine le besoin de la métathèse. Floriĭ, ou Dumineca Florilorŭ, dimanche des Rameaux. En wallon, on l’appelle Floreye Påke. Dans le missel de Sarisbéry, on l’appelle dominica florum, et il y a la bénédiction, non pas des palmes, mais des fleurs. Dans les contrées plus nordiques, il n’y avait pas moyen de trouver des branches de palmier, ni d’olivier, supposées par le missel de Rome, alors on a innové, paraît-il, de façon uniforme, en proposant des fleurs. C’était encore une réminiscence de l’appartenance initiale des Roumains à un rite romain non-latin. Le rite byzantin, quant à lui, ne connaît en principe pas la procession avec les rameaux, mais a accommodé cette coutume occidentale petit à petit, probablement via les Melkites et les Roumains. Fluerŭ, « flûte, flageol[et]. » Pour le mot français, on propose un latin °flabeolum, diminutif de flabrum, qui a donné en roumain flaurŭ. Ce même °flabeolum a dû donner en roumain °flauerŭ, mais au → u comme dans avunculus → uncłŭ. M. Dan Ungureanu a trouvé flabirol en aragonais, fulèl en occitan, flaiol quelque part en France etc. Fóme, « faim », est réputé provenir du latin fames. Cependant, les tentatives d’expliquer le passage a → o ne me semblent pas convaincantes. Il est intéressant de noter que ce a → o existe également 68 dans certains parlers alpins, cf. romanche fom, dalmate fum. Cela est dû, sans doute, à l’influence du substrat celtique, cf. gaélique écossais et irlandais fonn, breton c’hoant, gallois chwant, cornique hwans, mannois fooilleil. Gabru, « Gabriel. » Comme pour d’autres prénoms, il y a une forme latine primitive, ensuite une deuxième forme, slave, et enfin une forme très tardive, “internationalisante”. La forme Gabru représente le mot roumain primitif, et elle a également donné le hongrois Gábor, où une métathèse a adapté le mot à cette langue, qui connaît le suffixe -or dans beaucoup de prénoms hongrois (cf. Nándor, Tibor, Csongor, Sándor etc.). La christianisation des Hongrois commença en Crimée par le biais des Slaves ; c’est à Byzance que le grand-père ou l’oncle du roi Étienne I er de Hongrie se fit baptiser, avant que le christianisme soit généralisé en Hongrie. La plupart des prénoms chrétiens hongrois dérivent des langues slaves. Par exemple, Michel se dit Mihály en hongrois, cf. la plupart des langues slaves Mihaïl, d’où le polonais Michał et le roumain Michałĭŭ ; s’il avait été dérivé du latin, on aurait eu en hongrois °Mikáel. De même, Basile, en hongrois Vazul, car le β grec se lisait déjà /v/, et du coup il devint v dans les langues de transmission tardive, notamment les langues slaves. Donc, si le hongrois avait forgé le prénom Gabriel à partir du grec tardif ou des langues slaves, on aurait eu °Gav- au lieu de Gab-. On prétend que le Gábor hongrois vînt du latin ; cela est impossible, car le latin Raphaël a donné le hongrois Rafael, et donc le latin Gabriël aurait donné en hongrois °Gabriel. La seule option possible est que le hongrois Gábor vînt du roumain Gabru. Mais d’où vient ce dernier ? Le latin Gabriël a été ressenti comme un diminutif, car il y a beaucoup de diminutifs roumains, cf. Ĭoannŭ → Ĭonelŭ ; mugure → Mugurelŭ ; vióră → Viorelŭ etc. D’où un faux augmentatif, Gabru. Sa formation a dû être influencée par le mot celtique pour chevreau, cf. gaélique irlandais gabhar, écossais gobhar, breton gavr, gallois gafr. Le résultat roumain aurait été °gabru, supplanté par le paronyme latin. 69 Gâḑe, « bourreau », est souvent rapproché d’un mot bulgare similaire, signifiant « fou, furieux. » Ce mot roumain est vraisemblablement celtique, cf. breton gwedenn, « corde de pendaison. » Le mot bulgare pourrait être apparenté au gallois gwydd, « fou », et gwyddon, « sorcier. » Gălbéḑḑă, « parasite », paraît avoir un correspondant en albanais, gëljbazë. Or on le retrouve également en gaélique écossais, galabhas. Le mot galbæ, chez Suétone, désigne des vers de chêne. Le mot est, donc, celtique à l’origine. Gałiçă, « pie. » Le mot existe en wallon sous la forme agaesse, qui devrait être orthographiée agaece. Les deux mots auraient pu descendre d’un latin gén. gallicis, attesté, nom. °gallix. Pour l’évolution en wallon, cf. galla → gaeye. Gânḑŭ, « pensée. » Le seul mot apparenté que l’on trouve d’habitude est le hongrois gond, « problème, tracas », avec étymologie inconnue. Le mot est sans doute celtique, cf. breton kudenn, gudenn, « problème », cf. gallois cudyn. Le mot aurait pu nous parvenir à travers une forme nasalisée : °kuñdenn, °guñdenn. Pour « pensée », le roumain a un mot d’origine latine cugetŭ, lat. cogitare ; petit à petit, il est supplanté par gândŭ. En roumain, comme c’est encore le cas pour le hongrois, le mot a dû juste signifier « tracas », car le verbe est réfléchi : mĕ gândescŭ, comme « je me tracasse. » Gâscă ou gânscă, « oie. » Du flamand ganske (gansje), de sens identique, ou le mot gothique équivalent. Cf. anglais goose. Il s’agit d’un â nasal à la base, ce qui indique un vieux mot, et qui s’est parfois dénasalisé. Gârlă, « ruisseau qui gargouille ; gorge, vallée » est souvent rapproché d’un mot bulgare. Or il doit être apparenté au breton gourlañchenn, 70 « gorge », et probablement au français gargouille. Gârtŭ, « gorge. » Du latin gurges, mais influencé par głîtŭ. Gâţŭ ou ghiţŭ, « chevreaux, agneaux » (collectif, puis singulatif). Le mot semble germanique, cf. allemand Geiss, flamand geit, anglais goat, wallon gade, romanche ghiza. Il est probable que ce mot soit arrivé en roumain via le gothique gaits, ou alternativement, qu’il ait déjà été employé par les ancêtres avant qu’ils s’installassent dans les Carpates. Charles Grandgagnage fait une remarque intéressante : le a wallon dans gade est bref ; en effet, si le mot avait été emprunté de n’importe quelle langue germanique actuelle, on aurait eu å. Le collectif en roumain fait penser à un mot celtique ; or les langues celtiques attestées ne semblent pas connaître de tel mot. Gata, « prêt ; achevé », et găta, « achever ; préparer. » L’exclamation « Gata ! » se dit très fréquemment à la fin d’une action, comme en français : « C’est bon ! » La plupart des dictionnaires le considèrent dérivé du slave gotov ; d’une part, phonétiquement, cela n’eût été possible que par deux intermédiaires non attestés ; d’autre part, il existe déjà en roumain une famille lexicale dérivée dudit mot slave : gotovŭ, gotovi etc. Il faudrait y voir plutôt la famille du grec ἀγαθός : une forme plurielle neutre ἀγαθά, avec déplacement de l’accent, exclamé comme pour dire : « C’est bon ! », a naturellement évolué vers le roumain gata. Ceci a pu être influencé par un mot celtique, cf. gallois gadael, gaélique écossais cuidhtich, « laisser, abandonner », qui ne semblent pas provenir du français quitter. Gaură ou găună, « trou. » Les dictionnaires y voient correctement le latin cavula. La sonorisation c → g est une mutation celtique habituelle. Des dérivés : găuóce, « coquille d’œuf », găunółe, « pic-bois », văgăună, « trou ; fonds », par contamination. De găuóce, on a desgăuca, « éclore », 71 et găucelŭ, « perce-neige. » Le bucarestois écrit ghionoaie, dezgauc, ghiocel, pour ensuite donner de l’eau au moulin des dacistes. Pour couper court à ces prétentions-là (qui ne reposent, d’ailleurs, sur nulle preuve), disons tout d’abord que la prononciation avec /i/ au lieu de /ə/ n’est pas organique. Si elle avait existé dans la langue d’origine, le /i/ aurait affriqué le /g/, et aurait donné des mots comme : °geunółe, °geucelŭ etc. Gerune, « eau profonde ; abîme ; falaise ; lit de rivière ; géhenne. » Lazare Sainéan et, après lui, August Scriban proposent gyro, acc. gyronem, en référence aux tourbillons d’eau. Alexandre Ciorănescu pense plutôt à cærulea, « comme le ciel → bleue → comme la mer. » D’une part, le sémantisme de ce dernier me semble tiré par les cheveux ; d’autre part, on ne comprend pas la mutation c → g, alors que l’on a déjà le mot cerŭ, « ciel » avec c. En troisième lieu, le gaélique écossais grinneal, irlandais grinnioll, signifiant « fond de la mer, puits profond, abîme, lit de rivière, falaise », contient presque tous les sens du roumain gerune, mais satisfait moins pour la forme (qui aurait besoin d’une métathèse gri → gir). Le scénario le plus probable est que le substrat ait donné au mot latin des sens plus élargis, grâce à la similitude apparente des racines. Le dernier sens du mot roumain est la même méthodologie, appliquée des siècles plus tard : le mot du strat a reçu un nouveau sens à partir de l’adstrat. Ghes → ḑesŭ. Getŭ → Dacŭ. Ghiob → ḑĭobŭ. Głară, « griffe. » La parenté avec le castillan garra est évidente, même si Alexandre Ciorănescu, malgré son hispanité, la rejette. Pour commencer, le castillan garfa, « griffe », doit la métathèse à garra, qui l’a 72 contaminé, et non l’inverse. Le ł prothétique reste inexplicable. Głîtŭ, « gorge, cou », et îngłiţî, « engloutir, avaler. » Alors que les dictionnaires reconnaissent que le verbe îngłiţî vient du latin ingluttire, néanmoins, quant à la « gorge », ils écrivent gât ou gît, et en proposent en général une origine slave, en voyant des mots similaires de type glut- et gru- dans les langues slaves modernes. Alexandre Ciorănescu propose le latin guttur, qu’il essaie d’expliquer par le français goître et le roumaire istrien gut, mais sans montrer l’évolution phonétique. Or si l’apparentement entre le verbe îngłiţî et la gorge est resté évident pour les locuteurs, alors le déverbal n’a pu donner que głîtŭ, quitte à corriger un hypothétique °gutŭ primitif. Dans le cas de guturałĭŭ, « rhume, mal de gorge », dérivé du latin guttur, l’apparentement n’a plus été évident. Quant au sémantisme, « cou » est plus facilement explicable par le correspondant celtique, cf. gallois gwddw, breton gouzoug. Gógă, « noix verte », et gogonea, « tomate verte. » À la première vue, le terme est latin. Le latin [nuca] galla a donné : en wallon gaeye ou djaeye, en maltais ġewża. Cf. l’anglais anglais walnut, « noix wallonne. » Depuis le latin, en roumain le résultat normal aurait dû être °gałe (cf. gallina → găłină). En arpitan, on a koka, « noix », ce qui nous mène à une hypothèse celtique, cf. gaélique écossais cochall. Gogona, « gonfler une histoire. » Celtique, cf. breton gogeal, goapaat, « se moquer, plaisanter, railler. » Golŭ, « vide. » Mot celtique, cf. breton goullo, mannois follym, de sens identique. Goni, « chasser, persécuter. » En aroumain, guniri, avec o atone devenu u. En trouvant le serbo-croate gòniti, les dictionnaires considèrent que ce mot est slave. Cependant, on le retrouve dans les langues celtiques, 73 avec les acceptions de « vaincre, conquérir », mais aussi « gagner »17 et « cultiver » : breton gounit, gallois cynnydd, gaélique écossais buidhinn. Le sens de « cultiver » a dû donner en roumain le mot gunołĭŭ, « fumier. » Gorḑinŭ, sorte de baies, et ses variantes gorgannŭ, gordannŭ trahissent une arrivée très, très tardive dans la langue roumaine. S’il avait été un mot ancien, il aurait eu des formes comme : °gurdḑénŭ, °gurdḑînŭ, °górdḑînŭ. Son existence en russe nous met sur la piste slave. Grăbi, « (se) hâter, (se) dépêcher. » En général, on considère qu’il s’agit d’un mot slave, même si dans les langues slaves on trouve des formes similaires, avec le sens de « ravir. » August Scriban énumère une litanie de verbes et substantifs des langues indo-européennes, contenant gr, et évoquant le mouvement. On pourrait également y ajouter le français « se grouiller. » L’hypothèse la plus intéressante est celle de JeanAlexandre Vaillant, qui y voit l’antiphrase de gravare (via une forme °gravire), « ralentir », de gravis, « lourd, grave. » Toutefois, en roumain le v intervocalique devient caduque ou bien v → g. Il faudrait plutôt envisager une forme celtique de ce mot, cf. gaélique écossais gradag, « hâte », gribheag, « se dépêcher », breton krapañ, infl. grapañ, « monter. » Le changement sémantique n’est pas nécessairement le fruit de l’antiphrase, mais dans l’impératif : « Allez, monte », qui, à la montagne, peut être compris comme : « Dépêche-toi ! » Grăḑină, « jardin. » Le latin tardif gardinium s’est conservé dans plusieurs langues romanes, p. ex. gardein en wallo-picard, et le verbe français garder est de la même famille, même si celui-ci est influencé par les correspondants germaniques dans certaines langues, p. ex. en wallon 17 M. Dan Ungureanu remarque cette polysémie celtique, « guérir » et « venger », par rapport au mot roumain vindeca, lat. vindicare. Elle serait tout aussi vraie pour « gagner » et « battre », par rapport au mot roumain câştiga, lat. castigare. 74 wårdai. De ce fait, le roumain gardŭ, « clôture », correspond à une forme plus primitive. De là, sgardă, « muselière », avec le préfixe s- (lat. ex-). Avec métathèse, on a obtenu grădină, « jardin », et îngrădi, « clôturer. » Contrairement à son synonyme d’origine slave ogradă, pl. ogrădḑĭ, le mot grădină n’affrique pas le d → dḑ, ce qui pourrait surprendre. Il s’agit, comme pour împiedeca/împiedica, d’un faux i – en réalité d’un e – après le d. D’ailleurs, l’accent se trouve sur la première syllabe. L’accentuation sur i est très tardive. Graĭŭ, « parler, accent, dialecte, voix » et grăi, « parler, convoquer. » Les dictionnaires ont trouvé dans les langues slaves des formes de ce mot, avec l’acception de crier, en référence aux animaux ; on y remarque également l’aroumain et le moglène griri. On a déjà en grec γρῦ, « cri », et γρύζω, « crier », et la famille latine de graculus, « grolle », gracillare, « glousser », et gracitare, « jargonner. » Il s’agit sans doute d’une onomatopée à la base. Le grec γρῦ aurait donné en roumain °gru. Cependant, toutes ces formes sont difficiles sémantiquement. En roumain, grăi n’a jamais l’acception de crier. Il faut plutôt y voir le celtique, cf. gallois gair, décl. geiriau, « mot, parole » ; breton ger, décl. gerioù et gerig, « mot, parole », gouryezhoù, « parler » ; gaélique écossais raite (← °graite), « mot, parole », graitinn, « disant. » Grăméḑă, « tas, amas, groupe. » S’emploie surtout pour les céréales et les tiges. Les dictionnaires trouvent des formes de ce mot dans les langues slaves, hongroise et albanaise. En breton on trouve gronnad, gaélique écossais gronnd, de sens proches au roumain. Le nn → m est normal, cf. annosus → moşŭ. Le mot celtique a pu croiser les familles latines de grumus et gramen, probablement contaminé par la famille gran- (roum. grău, grăunţĕ). Contrairement au bucarestois grămadă, les étymologiques l’écrivent avec é, car le pluriel est grămedḑĭ (et non °grămădḑĭ), donc il s’agit du suffixe -édă (lat. -ida), ne fut-ce que par croisement. 75 Grapă, « herse », est germanique, cf. luxembourgeois Grapp, « main », flamand grijp, « griffe », français grappin. Gresie, « carrelage », ne peut pas être ancestral. Un mot ancestral °gressia ou °gresia aurait donné en roumain greşe [grɛʃe] ou grege [grɛȝe]. Gresie ne peut être que d’adstrat. Greu, « grave, lourd. » On le considère du latin gravus. Cependant, cela n’est pas possible, car le résultat aurait été °grău. Le mot est celtique, cf. breton grevus, de sens identique, probablement apparenté à l’irlandais gread, « battre. » Cf. occitan grèu, mêmes sens qu’en roumain. Grige, « soin, tracas », grigi, « garder, être attentif », îngrigi, « soigner. » Le bucarestois écrit avec j au lieu de g. Les dictionnaires pointent le serbo-croate griža, « dysenterie », d’où ils supposent une origine slave commune. Or la différence sémantique devrait nous faire chercher ailleurs l’origine de la famille lexicale roumaine. Le latin grex, gén. gregis, acc. gregem, « troupeau », ou le celtique équivalent (cf. gaélique écossais greigh, breton et gallois gre), a donné le verbe gregare, dont la langue populaire a dû garder, peut-être via son subjonctif, une variante de type °gregire, avec les sens de « garder les bêtes » et « soigner les bêtes. » Le résultat de l’évolution devait être soit °grĕgi, soit grigi (pour °gregi). Le déverbal de ce dernier a dû nous donner grige, probablement influencé par un étymon celtique, cf. gallois gresyn, « pitié. » Dans le dérivé tardif grigenie (bucarestois grijanie), « communion eucharistique », on conserve l’idée – employée ici au sens figuré – de troupeau, comme dans les passages bibliques du Bon Pasteur qui nourrit ses ouailles. Grópă, « trou, fossé, tombeau. » Du germanique Graben, prononcé avec /ɔ:/, même sens. 76 Gruĭŭ, « colline », est celtique, cf. gaélique écossais cnoc [krɔ̃xg, gr-]. Grunţŭ ou grunḑḑŭ, « morceau de matière friable. » Du germanique grond, probablement à travers le gothique °grundus, diminutivisé. Cf. occitan engrunar, briser, effriter. Guşe, « gosier. » Il est évident que ce mot roumain est le même que le français gosier, wallon gozî, gaélique écossais sgoige. C’est le terme celtique qui a dû produire le latin tardif geusia. Ce dernier terme aurait, pour sa part, donné en roumain °geuşe → °gĭuşe → °zuşe ; en wallon °djojhe, °gojhe, °djoxhe, °goxhe ; en français des formes en °ju-. Gutinŭ, « coing », est réputé du latin cydonia, à partir du grec κυδ֜ωνιος. Alexandre Ciorănescu note le sicilien cutugna, italien cotogna, français coing etc. Les dacistes n’acceptent pas l’origine latine de ce mot, probablement pour deux raisons : la sonorisation c → g ; le on/un → in. Quant à la première, elle est courante, et il s’agit d’une mutation celtique ordinaire. Pour la seconde, on a déjà communicare → cumineca. Hă, hăĭ, mă, măĭ, pronom interjectionnel et adjectif pronominal qui précède un substantif au vocatif. Il se décline en genre et en nombre : Hă Mărie, « ô Marie », « toi, Marie » ; hăĭ fete, « ô filles », « vous, les filles » ; mă Ĭónne, « ô Jean », « toi, Jean » ; măĭ ómenĭ, « ô gens », « vous, les gens. » Il est vraisemblable que cela vienne du celtique. En roumain transylvanien, l’adjectif se met régulièrement après le substantif, même lorsqu’il est possessif : femełĭ frumósĕ şi grasĕ, « femmes belles et grasses (grosses) », omułŭ meu, « l’homme mien », casa vóstră, « la maison vôtre », uncłułŭ tĕu, « l’oncle tien » etc. Cependant les Celtes mettent leur adjectif possessif devant le substantif. Des adjectifs possessifs et pronoms celtiques ont pu devenir nos pronoms interjectionnels, cf. breton ma, gallois mi ; breton hec’h, gallois hi. En français, on utilise 77 mon ami, Monsieur, Madame lors même que la possession est moins que formelle ; en wallon mes ğins/djins est la formule générique pour aborder deux ou plusieurs personnes que l’on vient de rencontrer. De ce fait, il y a en roumain une différence entre fecĭorĭi meĭ, « mes fils », où il est clair que ce sont mes enfants, et măĭ fecĭorĭ, façon de demander mon chemin à deux indigènes. Ces quatre formes peuvent être utilisées, moins poliment, sans substantifs, et alors elles fonctionnement comme des pronoms : hă, aşpéptă-mĕ ! « toi, attends-moi ! », veniţĭ, măĭ, încóce ! « vous, venez par ici ! » etc. À noter également que mă et măĭ sont parfois remplacés par bă et băĭ ; cette mutation est typique dans les langues celtiques, qui changent le m en v/b, en début de mot, en cours de déclinaison. Le bucarestois ne se rend pas compte la déclinaison de ce pronom, et hypercorrige toutes les formes en măi. Haĭ, « viens. » Le bucarestois considère cette forme-ci et haide pour la deuxième personne du singulier, haidem pour la première du pluriel, et haideţi pour la deuxième du pluriel. En Transylvanie on connaît haĭ ou haĭda pour la deuxième personne du singulier, et haĭdaţĭ pour la deuxième du pluriel. En wallon on utilise ce mot, avec le même sens et la même prononciation que le roumain, sous les formes suivantes : hay ou hay, da. En kentois wai. Le turc connaît uniquement haydi, invariable. Les constructions du wallon avec ce mot sont identiques à celles du roumain : hay, djans ! ≈ haĭ şi meremŭ, « viens, on s’en va » ; hay djus ! ≈ haĭ josŭ ! « descends ! » etc. Dans les langues celtiques, on a le verbe tar pour « venir. » En gaélique, en cours de conjugaison, la racine est lénifiée en th (prononcé h aspiré) : irlandais tháinig, écossais thàinig, mannois haink, « vins, vint » ; l’impératif écossais est thig ! « viens ! » etc. Pour résumer la situation, dans les langues celtiques, il s’agit d’un verbe entier. En roumain, en wallon et en kentois, c’est un verbe défectif, seules les formes d’impératif ayant perduré. En turc, c’est un mot isolé. Le plus raisonnable est de considérer que ce mot nous est parvenu via le substrat celte. La forme avec renfort haĭ + da a été 78 ressentie comme un seul mot en roumain, et une nouvelle conjugaison s’en suivit. Le turc a fait un emprunt marginal. Haĭnă [hajnə], pl. haĭne [ha:ɲe] « vêtement (de qualité médiocre). » Dans l’himatiologie roumaine classique, haĭnă est inférieur à straĭŭ, qui est encore inférieur à veştmîntŭ (même si l’usage post-moderne ne fait pas de différence, et irait jusqu’à nommer les ornements liturgiques haĭne de popă). De ce fait, la coïncidence formelle et sémantique entre le roumain haĭnă, le français haillon et le wallon håre est évidente. D’habitude et à tort, le français haillon est rapproché au wallon håye, et l’on en cherche l’origine dans l’allemand Hader, « bataille », que l’on voit également comme origine du tchèque hadr, « torchon. » Sémantiquement, il serait plus plausible d’y voir une racine gothique, hais, « torche », dont le dérivé aurait signifié « torchon », comme le tchèque hadr et le slovaque handra. De cette même racine gothique devrait provenir le wallon håre, « haillon. » Hîḑŭ, « laid, hideux. » Il est intéressant de voir que les dictionnaires ont du mal à trouver l’origine autant du roumain hîdŭ que du français hideux. Si ces deux mots n’étaient pas identiques, ce serait une fameuse coïncidence. Or il faut y voir une origine celtique, cf. gaélique fudas, gallois hyll (← °hydl), du même sens. Le passage f → h est ancien, témoigné par le gallois. C’est aussi l’un des cas rares où l’aspiration se conserve en roumain ; cf. humă. Il est moins probable, surtout en raison de la forme, que les mots roumain et français viennent du grec ϝίδιος, « propre, particulier », qui aurait pu prendre une connotation négative, même si les mots grec et celtique remontent probablement à une même source indo-européenne. Dans ce cas, l’évolution sémantique est très, très ancienne, mais possible, cf. le castillan raro, « rare » puis « excentrique » ; l’anglais special, « spécial », puis « retardé » etc. Hîră, « colère chronique ; saleté. » Du latin ira, avec une aspiration 79 prothétique, probablement due à une contamination avec fretecŭ. Hoḑină, « repos », tihnă, « aise », et tihni ou tigni, « avoir bon. » Famille lexicale celtique, cf. breton dihun, tihun, « réveil » ; dihuediñ, « réveiller », dihunet, « réveillé », d’où le sens de « reposé » ; gallois taigh et dùisg, même sens ; wallon hode, « fatigue », et hodai, « fatigué », résultat, sans doute, d’une antiphrase. Hojma, « sans cesse. » Mot ruthène, expliqué par August Scriban. Le h- provient d’une famille lexicale avec g-, chose typique pour la prononciation ukrainienne du Γ. Humă, « humus, terreau. » Les dictionnaires refusent le latin humus comme origine du mot roumain, parce que l’aspiration ne se conserve pas en roumain. Certains pointent vers le bulgare, d’autre vers le grec χῶμα. En réalité, l’aroumain a ce mot sans l’aspiration : umã. D’autre part, le latin connaît quelques cas où l’on écrit ch au lieu de h, pour préserver l’aspiration, ou l’on n’écrit que h au lieu de ch, pour montrer que l’aspiration s’affaiblit ; p. ex. mihi ← michi ; Hunni ← Chunni. Dans ce cas, il s’agit d’une hypercorrection heurive. Ĭaḑŭ, « enfer. » Les dictionnaires supposent le grec ᾄδης via le slave. Or le résultat en aurait été adŭ, comme c’est le cas en russe. Mais la forme ionique du mot grec est ἀΐδης, ce qui pourrait faire penser à une métathèse, °ἰάδης, génitif °ἰάδου ; alternativement, le mot est celtique, cf. gaulois aidu, également avec métathèse. Mais un tel mécanisme n’est pas nécessaire. En gaélique écossais, le mot authentique pour « enfer » est iutharn. Ĭergannŭ, « batteuse ancienne. » Les moissonneuses-batteuses plus modernes étaient de la marque Gloria, devenue substantif commun : glorie. De même, une autre machine agricole, tractor industrial hidraulic 80 445, portait l’inscription TIH, qui est devenu un substantif commun : tihułŭ. Probablement, les premières batteuses arrivées en Transylvanie étaient de marque allemande, de la deuxième ou troisième génération. La machine a pu avoir l’inscription : 2. Jahrgang « deuxième génération », ou 3. Jahrgang, « troisième génération. » Les paysans qui ne connaissaient pas l’allemand ont dû prendre cela pour le nom de l’engin. Jahrgang roumanisé donne °ĭărgan(g)ŭ, mais le diphtongue ĭă étant impossible à prononcer, il devient ĭe, cf. János → Ĭenuşŭ, aussi clamare → cłăma → /ce'ma/. Ĭisus, « Jésus », et Christosŭ, « Christ. » Ce ne sont pas des mots traditionnels. Le roumain a le mot « Dieu » traditionnel, Dumnedḑĕu [ˌdumɲe'zəw], du latin Domine Deus. Il s’agit d’un vocatif, et d’une perception particulière qui a joint les deux mots bien avant leur évolution. Autrement dit, les deux mots séparés, au nominatif ou accusatif, auraient donné en roumain domnułŭ dḑĕu ['domnu'zəw]. Les deux mots séparés au vocatif auraient donné dómne dḑĕule ['dɔmɲe'zəule]. Il s’agit donc d’une formation très, très heurive. Vu qu’il s’agit d’un vocatif à la base, et qui correspond vraisemblablement à un syntagme répétitif du psaume idiotique Gloria in excelsis Deo, le mot roumain Dumnedḑĕu trahit une identité chrétienne. M. Dan Ungureanu a trouvé ce mot, sous la forme Domeneddiu, en salentin. On retrouve même chez Galilée le pléonasme Messer Domeneddiu, à l’instar du roumain Dómne Dumnedḑĕule. On trouve également Domnedeus dans la chanson occitane Non es meravelha de Bernard de Ventadour, au 12 e siècle. Toujours au 12e siècle, chez Benoît de Sainte-Maure, en normand : U Domnedeus esteit seruiz. Tout ceci démontre que les ancêtres étaient chrétiens – ou tout au moins monothéistes – avant leur arrivée dans les Carpates. Il y a tout un vocabulaire liturgique qui témoigne d’un christianisme ex- ou importé. Par exemple, păresîmĭ, « carême », représente le latin quadragesima, mais avec l’influence celtique qu → p. Autrement dit, depuis que l’eau s’appelle apă dans les 81 Carpates, les ancêtres connaissaient le carême, c’est-à-dire d’avant leur déménagement d’Italie. Comment expliquer alors que « Jésus » et « Christ » en roumain viennent de l’adstrat ? Une explication serait l’imposition du rite byzantin de langue slave vers 990 ; toutefois, cela n’a pas supplanté des mots “moins importants” comme cruce, cumineca, băpteza etc. Une autre explication serait la paronymie avec les mots eşi et creşce. Or on se serait attendu que l’on éliminât ou corrompît ces verbes-là plutôt que d’éliminer les noms propre et appellatif du Dieu incarné. Une autre explication pourrait être trouvée dans la baisse de la pratique religieuse. Par exemple, au 17e siècle, lorsque les catholiquesromains de Baia-Mare et Baia-Sprie sont passés au calvinisme, les jésuites ont essayé de recruter des ouailles dans les faubourgs ; dans les montagnes, ils ont trouvé des bergers roumains qui n’avait jamais fréquenté l’Église ni les sacrements, et les ont baptisés dans le Ruisseau Saint-Jean18. Malgré tout, il me semble difficile de croire que la baisse de la pratique religieuse eût conservé Dumnedḑĕu, cruce, ajunŭ, câşlegĭŭ, cuminecătură, orîntarŭ, popă, preutŭ, leruĭ, Sân-Georgĭŭ, Sân-Nicóră…, et en même temps éliminé Jésus-Christ. Ce phénomène est visible dans d’autres langues aussi. Par exemple, en flamand, on dit Christus, mais Kerstmis, donc il a dû y avoir un mot °Kerst heurif. En roumain, on a chreştinŭ [kreʃcĩ] (lat. °christinus au lieu de christianus, cf. wallon crustin). Autrement dit, un mot roumain a dû exister. Ce mot n’est pas nécessairement °Chreştu [kreʃt(u)], comme dans chreştinŭ, car dans ce dernier la forme pourrait être influencée par la position avant l’accent et par le contact avec -in. Il y a le nom de famille Christea ['kristɛ], qui est masculin articulé comme un féminin, et qui doit provenir d’un 18 Un affluent du Săsar, qui a été nommé d’après saint Jean-Baptiste, suite à ce baptême collectif. L’épisode m’a été raconté par des gens de Bontăieni et Ferneziu, mais je ne l’ai trouvé consigné nulle part. Même s’il ne s’agit que d’une légende urbaine, le contraste entre l’identité chrétienne revendiquée des bergers et leur pratique religieuse reste un mystère. À Cuhea, les villageois m’ont raconté que les bergers ne vont jamais à l’église, même pas à la Pâque, mais que leur seul contact régulier avec l’Église consiste en un panier d’aliments bénis à l’église, qu’on leur apporte le dimanche de la Pâque après la Messe. 82 prénom. Dans ce cas, le prénom non articulé est Christe, qui ne peut pas être « Christian. » Il s’agit, sans doute, du latin vocatif Christe, « ô Christ. » À l’instar de Dumnedḑĕu, il s’agit d’un vocatif utilisé comme nominatif. On a également dû avoir un mot °Ĭeşŭ [jeʃ]. Les mots de strat ont été supplantés par les équivalents d’adstrat. Comme on vient de le dire, le phénomène est également visible en flamand. En wallon aussi, Djesus du strat a été (temporairement) supplanté par Jésus, emprunté au français. Un autre exemple : le verbe wallon ravicai est resté courant dans le langage du peuple, mais les livres théologiques l’ont toujours remplacé par le français ressusciter, comme pour dire que le terme du strat n’en était pas digne. Que l’adstrat soit français ou néogrec via le slavon, le phénomène est le même : complexe d’infériorité d’une langue minoritaire vis à vis d’une langue “culte”. Il convient de noter que, quoique de l’adstrat, en roumain, le peuple prononce Christosŭ sans spirante : /kristos/, alors que le clergé postmoderne aime à écrire Hristos, et pousse le peuple à prononcer /hristos/. Une telle prononciation étant contre la nature même de la langue roumaine (cf. sl. hvala → fală ; hraniti → hărăni etc.), certains paysans cléricalistes disent /ristos/. Îmbuĭba, « gaver », îmbuĭbatŭ, « qui vit au-dessus de ses moyens ; parasite. » On a ici affaire au second b, qui est intervocalique, et qui aurait dû devenir ŭ. Mais il peut aussi cacher un g, comme dans interrogare → °interroguare → °interrogbare → întreba. En aroumain, le ĭ est remplacé par un ł, ce qui a ennuyé les étymologistes. On serait tenté d’y voir la racine bulg (voir bulgăre) → °imbulguare → °imbułgba. Toutefois, on ne peut pas ignorer l’un des mots celtiques pour « nourriture », cf. gallois bwyd, breton boued, gaélique écossais et irlandais biadh, cornique boos, mannois bee. Néanmoins, il est difficile à comprendre le passage d → b. Pour le sémantisme, cf. ses quasisynonymes înfrupta (lat. fructus) et îndopa (de dopŭ, voir ce mot). 83 Încłina [ʌ̃kina], « s’incliner, révérer, adorer. » Du latin inclinare. La prononciation aurait dû être /ʌ̃cina/, mais, pour éviter la confusion avec înquina, on évite de palataliser le son /k/. Les enfants transylvaniens ont beaucoup de difficultés à distinguer încłina et ses dérivés d’avec înquina et ses dérivés. Înḑelete, « gentiment », du latin in + dilecte. Fourni par M. Dan Ungureanu. Înḑrăsni, « oser. » Avec métathèse, il faut y voir le gothique daursan, cf. anglais dare (passé durst), « oser », avec le préfixe în-. Înḑura (se), « prendre en pitié, être miséricordieux », d’où aussi înḑurare, « pitié, miséricorde, compassion. » Les étymologistes s’accordent de dire qu’il s’agit du latin indurare, « endurer », cependant ils ont toutes sortes d’explications pour le sémantisme. Or on a affaire à une contamination avec la racine celtique pour « pitié, miséricorde », cf. breton truez, trugarez, cornique treus, truedh, gallois trueni, gaélique écossais truas, truaghas, tròcair, mannois trocair, trocairys, irlandais trua. Notez que dans les langues celtiques il y a la mutation sonore tr- → dr-. Avec métathèse on obtiendrait des formes en dur-. Înnăuta, « nager. » Du latin nauta, à travers une forme °innautare. La forme latine supposée °notare [no:tare] n’a jamais existé, car elle aurait été facilement confondue avec notare [nota:re], « noter », étant donné qu’en latin tardif on ne faisait plus de distinction de longueur de voyelle. Et, justement, lorsque deux paronymes devenaient des homonymes, au moins l’un des deux étaient supplanté par un synonyme. Deuxièmement, toutes les attestations en latin tardif, des mots de la famille lexicale de nauta sont en au, et jamais o, telles que retrouvées par Charles du Fresne du Cange : nautaticum, nautella, nauteo, nauticatio etc., alors que pendant la même période, la langue 84 abondait en mots de la famille de nota, « écriture. » Troisièmement, un latin °(in)notare aurait donné en roumain °nuta, ce qui n’est pas le cas. Toutefois, rien n’empêche que dans les langues néolatines, en début de formation, le au fût prononcé ô. Comme le verbe căuta [ko'ta], qui donne cótă ['kɔtə] à l’indicatif présent, de même înnăuta [ʌ̃no'ta] donne înnótă [ʌ̃'nɔtə]. Înquina [ʌ̃ci'na], « souiller. » Du latin inquinare. Déverbal quină, boue. Certains livres liturgiques de la fin du 19 e siècle écrivent înkina, pour le distinguer de încłina. Le bucarestois a cherché la facilité en l’hypercorrigeant avec t : întina, tină. On pourrait se demander pourquoi le qu+i n’a pas palatalisé, cf. quinque → cincĭ. Il s’agit, sans doute, de l’influence celtique, cf. quattuor → patru, qua(d)r(ag)esima → păresîmĭ, cf. les mots roumains du celtique en p qui correspond au qu latin : apă, épă, etc. On devrait écrire plutôt pină et împina, mais cela créerait une fâcheuse homonymie avec le hongrois pina, « vagin. » Întotḑeauna → tătḑéuna. Întropi (se), « se clôturer », întropire, « jour-octave. » Du préfixe în- et du grec τροπή, « solstice, révolution, changement. » Ces mots s’emploient par rapport aux fêtes, qui durent une semaine, et dont le dernier jour revêt souvent une solennité semblable au jour même de la fête. Le bucarestois l’hypercorrige en întropti. Înviŭea, « ressusciter. » Alors que la plupart des langues indoeuropéennes ont, pour ce concept, comme les langues sémitiques, des mots exprimant quelque chose de mécanique, et de ce fait trahissent un manque de réflexion théologique, seuls le roumain înviea et le wallon ravicai semblent exprimer le concept de résurrection à partir de la notion de « vie. » On pourrait envisager un latin tardif °invivere ou °readvivere. Le bucarestois écrit învia. 85 Învîrti, « tourner, inverser. » Du latin vertere, invertere. La démarche de certains dictionnaires, d’y chercher un mot slave à tout prix, est absurde. Jumĕtate, « demi(e) », du latin dimietas, gén. dimietatis, acc. dimietatem, abl. dimietate, toutes les formes étant attestées ; il s’agit d’une haplologie, pour dimidietas, de dimidius, apparenté au français demi. Certains livres liturgiques roumains de la première orthographe à caractères latins écrivent dimietate. Le passage i → ĭu est habituel, cf. gyrus → gĭurŭ. Jupânŭ, « seigneur. » Alors que la plupart des dictionnaires veulent le dériver des langues slaves, Alexandre Ciorănescu, envisage le nom propre Diurpanus, roi des Daces. D’une part, notons que cela est tout à fait plausible, étant donné les deux autres exemples roumains de noms propres devenus substantifs communs : stĕpânŭ et trăĭénŭ. D’autre part, cela ne veut pas dire que jupânŭ serait un “mot dace”, pas plus que le français dahlia n’est un mot suédois. Toutefois, l’hypothèse d’Alexandre Ciorănescu n’est pas la seule, et peut être écartée par d’autres possibilités. M. Dan Ungureanu y voit une forme perse, °gu-pana, « vacher », qui serait arrivée en roumain via le slave. Autant le mot cĭobannŭ, avec an non nasalisé, est très tardif, autant jupânŭ doit être ancien, avec an nasalisé en roumain (ân [ʌ̃]). Par conséquent, le mot doit précéder l’arrivée des Slaves. Le mot pourrait être celtique, étant donné que sa seconde partie, pânŭ, se retrouve dans les langues celtique avec l’acception de « tête », d’où « chef » : breton penn, gallois et cornique pen. Lăpĕḑa, « rejeter ; renier. » L’origine latine, lapidare, est bien connue depuis très longtemps. Les dacistes préfèrent l’écrire lepăda, afin de pouvoir invoquer une origine dace non-attestée. Pour qu’il y ait un /e/ atone en roumain, il faut qu’il y ait une bonne raison : soit les 86 consonnes /ʃ/, /ʒ/, /ʧ/ qui doivent suivre, soit l’évitement d’un homonyme. Ici, il n’y a rien de tout cela. Lăvorŭ, « lavoir. » Du latin lavare, avec le suffixe -or (lat. -orium), cf. breton laouer, de sens identique. Le latin lavare a donné le roumain lăŭa [la], de la façon suivante : °lava → °lăua → °lăŭa. Le participe passé en est lăutŭ, non pas °latŭ, ce qui témoigne des formes évolutives intermédiaires de ce verbe. Le v/b entre deux consonnes soit devient caduque en roumain, soit devient g. De ce fait, pour « lavoir » on aurait normalement °lăuorŭ → lăŭorŭ, ce qui a créé une homonymie avec lorŭ, « leur. » Le mot existait, isolément, pour parler du rouissage du chanvre. Qu’en est-il du v/b → g ? Le mot aurait concurrencé lăgorŭ (bucarestois logor), lie, du germ. lag/laag/laegh/leeg. Lorsqu’il y a danger d’homonymie, on cherche des synonymes soit pour l’un, soit pour l’autre, voir pour les deux, si le bagage linguistique est suffisant. Par exemple, on a deux paronymes încłinăcĭune et înquinăcĭune (l’un lat. inquinare, « salir », l’autre lat. inclinare, « incliner ») ; l’un est souvent remplacé par spurcăcĭune, l’autre par metanie, plecăcĭune etc., mais toutefois, les deux mots se font concurrence depuis des siècles jusqu’à ce jour, car par le passé, nul synonyme n’a été jugé digne, pour l’un ou pour l’autre. Le résultat est que l’un se prononce avec /k/, l’autre avec /c/. Dans de nombreux cas, le e ne s’apophone pas en ĕ, pour ne pas faire concurrence à un mot avec ă (cf. merita versus mărita). Pour notre mot, lăvorŭ, il faut supposer le maintien exceptionnel du v, probablement via un sous-entendu °lăuuor. Par exemple, pour le verbe lăŭa, « laver », le participe passé n’est pas °lăŭatŭ (lavatus → °lăuatu → °lăŭatŭ), selon la règle, mais, pour éviter l’homophonie avec latŭ (lat. latus, « large »), il devient lăutŭ, déjà anticipé par la forme latine lautus. D’autres dérivés signifient des choses différentes : lăutoră et lăutóre, « eau de lessive », lăŭături, « eau de vaisselle. » On rencontre l’exception de la caducité du b/v également dans le verbe avea, « avoir » : certaines formes comme amŭ (=aŭĕmŭ), aţĭ assument la caducité, alors que 87 d’autres formes comme avemŭ, aveţĭ l’ignorent. Dans certaines régions, lăvoră se prononce /lovor/, comme dans d’autres mots autochtones où ă aton se prononce /o/. Cf. vĕrbi prononcé /vorbi/. L’introduction des barbarismes chiuvetă (fr. cuvette) avec le sens de « lavabo », et lavoar (fr. lavoir) par le bucarestois rend un très mauvais service à la langue roumaine. Le et łŭ, article défini masculin singulier. Dans les langues romanes occidentales, l’article défini se met toujours devant le substantif. Dans les langues romanes orientales, à l’instar des langues germaniques scandinaves, l’article défini est un suffixe qui s’accole au substantif. Dans une minorité de substantifs masculins qui se terminent en e, l’article défini s’ajoute à la fin du mot, p. ex. : sóre, « soleil », sórele, « le soleil. » Une majorité de substantifs masculins finissent en u caduque ou pas. Par exemple, dans căpĕstru, « chevêtre », le u final n’est pas caduque (à l’instar de son correspondant français, où l’on prononce le e final), pour faciliter la prononciation. En roumain, il y a beaucoup de mots à plusieurs consonnes en fin de mot, où l’on hésite à prononcer le u final, car sa caducité entraînerait également la perte d’un consonne, p. ex. : nostru ['nostru] ou nostŭ [nost] ; rostru ['rostru] ou rostŭ [rost] etc. Dans tous les cas, l’article défini est łŭ. Lors même qu’il s’agit d’un mot qui se termine par un ŭ caduque, l’ajout de l’article vocalise ce u-là, p. ex. : capŭ [kap], « tête », capułŭ ['kapu], « la tête. » En bref, le résultat phonétique de l’article défini dans des mots masculins en ŭ caduque est juste de décaduciser cette voyelle. Dans un mot comme căpĕstru, la forme articulée căpĕstrułŭ ne change en rien la prononciation du mot. L’article défini roumain vient de l’adjectif démonstratif latin, qui apparaît entre le substantif et l’adjectif qui le suit. Sa fonction est identique en roumain. P. ex. : civitas illa magna = cetatea mare ; ad annum illum octogensimum et unum = anułŭ optŭdḑĕcĭ şi unu etc. Lécŭ, « médicament », et lécă, « petite quantité. » Alors que les 88 dictionnaires y voient une origine slave, il s’agit plutôt d’un mot germanique, qui a pu arriver en roumain via la gothique lekeis, « médecin », ou lekinon, « soigner. » Le gaélique écossais lèigh et le finnois lääke signifient également « médicament » ; le grec [ὀ]λίγον, « peu », ce qui en fait un mot paneuropéen. Lene, « paresse », et leneşŭ, « paresseux », sont des dérivés de linŭ, mais par contamination du substrat celtique, cf. breton landreant, gaélique écossais liunachas, lunndaireachd et leisg, sens identiques. Lerĭŭ, « temps ; fleur de l’âge ; rut ; petit four. » On rencontre également des formes avec un r initial à la place du l : rerĭŭ, relŭ etc. En breton il existe deux mots reuz : l’un signifiant « temps, carrière, époque, moment », et un autre, qui correspond au roumain rĕu, lat. reus. Ici on a affaire à l’étymon celtique dont provient le premier reuz breton. Pour l’évolution sémantique en roumain, le mot a dû faire partie du vocabulaire pastoral, pour parler des animaux « en chaleur », d’où le dernier sens. Alors que cuptorŭ (lat. coctor[ium]) est le mot pour les grands fours en pierre ou en brique, dans lesquels on cuit le pain, lerĭŭ est utilisé pour les fours dans lesquels on cuit des biscuits ou des plats. Les variantes avec l initial peuvent provenir d’une contamination avec le mot suivant. Leruĭ, ou ler’, « alléluia. » Voir aleruĭ. Leşina. Le verbe a deux sens. En parlant de l’estomac, passif, il signifie soit « avoir faim », soit « être écœuré » ; en parlant des personnes, il signifie « tomber dans les pommes. » Dérive du latin lixiva, roum. leşiŭe, fr. lessive, probablement à travers un type °lixinare. Pour le sémantisme, cf. en français « je suis lessivé. » Leurḑă, « ail sauvage, ail des ours. » Doit être de la famille de leuşténŭ, 89 « livèche », du latin levisticum, apparenté à ligustrum, « troène. » Les fleurs de troène et celles d’ail sauvage se ressemblent. Cependant, les deux mots latins précités auraient vraisemblablement donné en roumain °lĕŭe-, °łeŭe-, °łigu- etc. Les formes roumaines s’expliquent par une contamination avec les formes celtiques, cf. gaélique écossais lurachan, « ail », breton leurajenn, « lisières herbeuses », leurachiñ, « faire paître. » Linŭ, « doux, doucement. » Le mot latin lenis est souvent exclu comme origine du mot roumain, probablement pour la raison suivante : en début de mot, en interaction avec i ou e, le l s’amuït, p. ex. : linum → łinŭ ; lepus, acc. leporem → łepure ; libertare → łiŭerta etc. ; ou bien le e s’apophnone, p. ex. : levare → lĕua. Cependant, on trouve quelques cas où le l ne s’amuït pas, p. ex. : lignum → lemnŭ ; lens, gén. lentis → linte ; lixiva → leşiŭe ; lingua → limbă ; lingula → lingură etc. Entre autres, c’est la longueur de la voyelle qui fait la différence, ainsi que la contamination du mot latin par des mots de substrat. Certains dérivés de linŭ ont i → e : lene, « paresse », leneşŭ, « paresseux » ; d’autres non : linişce, « silence. » Łińe, « chemise, blouse. » Mot celtique, cf. gaélique écossais et irlandais léine. M. Dan Ungureanu est arrivé à peu près à la même conclusion que moi. Bucarestois ie. Lipsî, « manquer. » L’origine grecque ultime de ce mot n’est pas contestée. Il s’agit de λείπω, dont certaines formes conjuguées donnent λείψ-, cf. le français « ellipse. » Cependant certains veulent que le mot ait transité chez les Slaves avant de devenir roumain. Or les Roumains avaient besoin d’un mot pour cette notion universelle, besoin qui ne pouvait pas être satisfait par le strat latin. Le latin fallire ou fallere aurait donné en roumain °făłi, °fălea, qui auraient créé des homophonies avec d’autres formes d’autres verbes. De même, mancare serait entré en 90 conflit avec mânca (lat. manducare). Très tôt, il y avait besoin d’un mot de remplacement, avant l’arrivée des adstrats. Lipsî et son déverbal lipsă, quoique n’ayant pas connu l → ł, ne sont pas récents. Lucernă → luţĕrnă. Lucra, « travailler », et lucru, « travail ; chose », sont réputés du latin lucrum, « profit », et lucrare, « tirer profit. » Le sémantisme n’est pas impossible, mais le glissement de sens est dû à une contamination celtique de la deuxième syllabe du mot latin, cf. breton gra, gaélique écossais gnó et gnothach [gr-], « affaire ; chose ; travail. » Lume (pl. lumĭ), « monde », et lumină (pl. luminĭ), « lumière. » Les deux mots roumains proviennent du même mot latin, lumen, le premier du nominatif, le second du génitif. On considère, en général, que le slave svét signifiant à la fois « monde » et « lumière », le roumain aurait imité le slave, à l’instar du hongrois (világ et világosság). Qu’un mot change de sens ou acquière un nouveau sens est tout à fait possible. Que le roumain tire l’origine de ses mots à partir du nominatif latin est rare, mais possible. Cependant, que le roumain eût gardé sur le même territoire deux mots avec le même sens, dont l’un dérivé du nominatif latin, et l’autre du génitif latin, et qu’il leur eût assigné des sens différents quelques siècles plus tard est tout à fait impossible. Le latin lumen aurait dû nous donner en roumain une seule forme, lume, pluriel luminĭ. À la base, on a dû croire qu’il s’agît de deux mots différents. L’origine de cette confusion doit venir du récit biblique de la création et l’hymnographie qui s’ensuit : la création du monde commence avec le premier jour, dimanche, lorsque Dieu créa la lumière. L’hymnologie occidentale en langue romane, que les Roumains utilisaient jusqu’à l’introduction forcée du rite byzantin en slavon vers 990, insiste sur le dimanche en tant que jour de la création de la lumière et du monde, en alternant les deux éléments, vus comme antitypes de la résurrection du 91 Christ et de la restauration du monde. Pour l’homonymie lumière ≈ monde, cf. le gaélique écossais : gréine, grian, « lumière », et cruinne, « monde. » C’est à partir du roumain que les Hongrois ont dû dériver leur világ en világosság, et les Slaves ont dû créer un nouveau sens pour leur svét. Lună (2), « propre, éclatant de propreté », est souvent considéré comme une extension de sens de lună (1), « lune. » Or il s’agit ici d’un mot celtique, cf. gaélique écossais loinn, « propreté, élégance, splendeur. » Luneca, « glisser. » Certains le considèrent dérivé de lună, lat. luna, « lune », mais on a du mal à expliquer le sémantisme. D’autres y voient le latin lubricare, dont le passage r → n semble difficile. Pour « glisser », en gaélique écossais on a sleamhnachadh, où le mh représente une mutation m → v(w). Le résultat roumain aurait dû être °slĕunăca, d’où la transition vers la forme luneca n’est pas difficile, surtout si l’on considère que la forme celtique précise d’où vient le mot roumain a pu être légèrement différente de la forme gaélique. Luţĕrnă, « luzerne. » Le mot roumain n’est pas d’adstrat, car évolué. Il s’agit du mot celtique générique pour les herbes, cf. breton louzeier dérivé de louzoù ; gallois llysiau, gaélique écossais et irlandais luibh et lus. La luzerne est largement utilisée en Transylvanie dans l’alimentation animale, ainsi que dans la cuisine (gozettes salées). La forme bucarestoise lucernă est fantaisiste. Mă, măĭ → hă. Măciesŭ, « rosier sauvage. » Le sens ancien du latin macula est celui de tache. Mais au 10e siècle est attesté maccla, avec le sens de « maquis. » Pour désigner l’arbuste du maquis, avec le suffixe -esus (-es, cf. ciresŭ), 92 on obtient °macclasus, puis °macłasu. Si cette mutation est heurive 19, réinterprétée comme °machiasu, le résultat roumain est măciesŭ. Le c palatalise dans tous les cas devant i (cf. machinare → măcina ; quinque → cincĭ). Ensuite le °-cĭă- est impossible à prononcer, et fait -ce- (cf. Cenad, non °Cĭănad). Macŭ, « pavot, coquelicot. » Le latin macis, gén. macidis, est attesté comme fleur de muscadier, et maccis, gén. maccidis, comme nom d’épice. Plus tard sont attestées les formes de génitif macis et ablatif mace (qui suppose un nominatif °max). M. Dan Ungureanu a trouvé le mot mac chez Rachi, donc au 11e siècle, avec le sens de « pavot », probablement en champenois. Măḑări (se) « s’exprimer nonchalamment, en voix de tête », du hongrois madár, « oiseau. » Littéralement « se oiseauter. » Măgarŭ, « âne, onagre. » Le roumain connaît également gomarŭ et asînŭ. En général, il y a quatre hypothèses. Étant donné que notre mot existe également en bulgare et en albanais, les dacistes le considèrent dace, même s’il n’y a aucune attestation d’un tel mot. D’autres le considèrent dérivé du latin onager, grec ὄναγρος, avec changement n → m. Troisièmement, d’autres pensent qu’il s’agit du grec γομάριον, même sens, dérivé de γόμος, « charge », arrivé en roumain avec métathèse. Enfin, on pense qu’il s’agit du mot sémitique, ħmr, arrivé avec métathèse en roumain et albanais. L’albanais connaît non seulement magar (plus rare), mais également gomari, un cas semblable à ce que l’on a en roumain, et de ce fait, on devrait probablement les considérer comme deux mots distincts, quoique paronymes et synonymes. Le mot măgarŭ se retrouve également dans l’exYougoslavie sous la forme magarac, mais aussi dans les langues bantoues : chona mbongoro, zoulou imbongolo, swahili mikundu. En 19 Clavis a donné cłăŭe [cɛje], et non °chiavis → °ciavis → °cĭăŭe/°ceŭe [cɛje]. 93 frioulan, on a cogar. La présence des formes bantoues peut être une pure coïncidence, mais il y a de fortes probabilités qu’on ait affaire à un mot voyageur. La forme présente en albanais témoigne seulement de l’extension de l’aire du mot, jusqu’au frioulan, ce qui écarte l’hypothèse dace. Le mot pourrait être celtique à la base. En gaélique écossais, mac signifie aussi le petit d’un animal, voire le mâle. Un ânon, en gaélique écossais, mac na h-asail ; en breton, on pourrait avoir la construction analogique mab an azen. Il est possible qu’une langue celtique ancestrale ait eu une construction du type °mac ar-…, « petit de... », cf. sarde poleddu, litt. « poulain » = âne, cf. également Italie septentrionale (vénétien, frioulan etc.), l’âne est appelé mus, mus, musso, musat, miccio, des mots apparentés à micŭ (voir ce mot), ce qui suggère donc une source du genre °micarius. En effet, dans les langues celtiques modernes, la notion d’âne est empruntée au latin asinus, ce qui démontre que les Celtes ne connaissaient pas cet animal à la base. Lorsque les Romains eurent introduit l’âne chez les Celtes des Alpes, ceux-ci auraient pu utiliser un syntagme du genre : « petit de... », ou « petit » comparé au cheval. Toutefois, l’âne domestique provient de l’equus africanus africanus, l’onagre qui a été domestiqué en Afrique. Il est donc plus probable que le mot bantou ait été transmis, par le commerce et les voyages, à la fois à l’Europe méridionale et aux langues sémitiques, et que ces dernières aient opéré la métathèse °mħr → ħmr. Mage, unité de mesure ancienne, valant ± 100 kg (après l’introduction du système métrique, les vieilles unités de mesure se conformèrent aux précisions métriques). On considère qu’il s’agit du latin massa, via le hongrois mázsa. Le passage d’une consonne sourde vers une sonore dans ce contexte semble difficile. Si on suppose °masia, le passage via le hongrois est inutile. Alternativement, du latin magis, « grand » mais aussi « huche à pétrir. » La capacité d’une huche est de 50 kg, mais on a pu avoir des récipients plus grands. Le bucarestois écrit maje. 94 Măgură, « colline. » Il s’agit de la racine latine mag-, « grand », ou grecque μέγ-, avec le suffixe latin -ula. Alternativement, μέγα ὄρος, « grande colline », fusionné en °μέγορος, et à partir du pluriel, le neutre a pu facilement être transformé en féminin. Maĭ, « plus. » Celtique, comparatif de « grand » : breton mui, gallois mwy, gaélique écossais et irlandais mó, móide. Le latin magis, proposé par les dictionnaires, auraient donné en roumain °mage. Voir aussi l’entrée mare. Malŭ, « rive. » Les dictionnaires, en retrouvant le même mot en albanais avec l’acception de « montagne », en supposent une origine dace. Or on trouve le mot malm dans les langues scandinaves, avec les deux sens, « rive » et « montagne », en y ajoutant « minerai » et « métal », étant donné que, dans ces pays-là, la rive est souvent une montagne ou fjörd, et que l’on en extrait du minerai de fer. Le mot malm se retrouve dans beaucoup de toponymes (Norrmalm, Södermalm, Östermalm, Västermalm, monceau ou rive du septentrion, du midi, de l’est et de l’ouest), et a pu arriver en roumain et en albanais via le gothique malma. Mamă, « mère. » Pour cette notion, la plupart des langues indoeuropéennes, y compris le latin, le grec et les langues slaves et germaniques, ont le vocable mater/mêtêr. Les langues celtiques en ont trois, apparentés mais distincts : les septentrionales suivent la même tendance indo-européenne (gaélique écossais màthair, irlandais máthair, mannois moir et mayrey) ; le breton et le gallois ont mam ; il y a un troisième terme, panceltique, discuté à l’entrée mumă (gaélique écossais muime, vieux irlandais muimme, mannois mummig, anglais mum). Les deux premiers, septentrional mathair et méridional mam, signifient non seulement « mère », mais également « source, fontaine » (breton mammenn, dérivé de mam ; les gaéliques ne se fatiguent pas de dériver, 95 mais utilisent le même mot pour « mère » et « source » sans distinction). Or dans la mythologie roumaine il y a ce personnage, mama pădurĭi, que l’on comprend comme « mère de la forêt20 » ; de même, dans les proverbes et les jurons, on parle de mama draculuĭ, que l’on comprend comme « la mère du diable », ce qui est une absurdité. Cependant, si l’on prenait en considération le sens de « source », ces deux locutions roumaines auraient une signification. Mama draculuĭ, c’est mammenn an droug, « la source du mal », tandis que mama pădurĭi « la source du marécage/bois. » De même, l’expression la mama sĕcrétă (« très loin ») ne veut pas dire « chez la mère secrète », mais bien « à la source peu fréquentée. » Ou posons le problème autrement : jusqu’à l’arrivée des Slaves, qui ont fourni au roumain le mot isvorŭ, quel mot21 utilisaient les Roumains pour « source » ? Vraisemblablement, c’est le mot mamă qui a dû être employé ; pour éviter des confusions dues à l’homonymie, on était sans doute obligé d’y ajouter des précisions. Par exemple, à la question : Unde merĭ ? à quelqu’un allant chercher de l’eau à la source, on pouvait répondre la mama, mais, pour éviter que l’on comprenne « chez maman », l’interrogé(e) devait ajouter une précision : la mama pădurĭi etc. Le néologisme slave a apporté un soulagement, mais du coup les nouvelles générations ont dû ne plus comprendre les vieux syntagmes. Mână, pluriel mânurĭ, « main. » En latin, manus est féminin, avec une forme en -us, qui fait penser au masculin. En conséquence, le romanche maun ou mang est masculin, tandis que les langues romanes orientales ont régularisé le féminin en -ă. Le pluriel féminin aurait dû être °mânĭ ou °mâne, mais ces deux formes auraient créé une 20 Le mot premier pour « forêt » en roumain, c’est codru (voir cette entrée). Il est au plus souvent supplanté par pădure, du latin génitif °padulis avec métathèse pour paludis, et qui a des représentants en italien, castillan, sarde, portugais etc., qui gardent davantage l’idée de « marécage. » Voir l’entrée păḑure. 21 J’ai trouvé le mot funte chez Ioanne Papĭŭ, apparenté à fântână. Le premier semble très isolé, tandis que le second n’est jamais employé pour autre chose que des puits. 96 homophonie avec le mot pour « demain, matin. » Or ici on a le pluriel -urĭ, habituel pour les substantifs neutres, rare pour les féminins. Il est donc opportun de discuter ici le pluriel en roumain. À part le masculin en -ĭ (lat. -i) et le féminin en -e (lat. -æ), voyons-en d’autres : -ĭ pour les féminins : on le retrouve également en maltais, comme le pluriel régulier pour les substantifs féminins d’adstrat en -a. Par ex. skorfna pl. skorfni. -urĭ : semble calqué sur le latin tempus pl. tempora → tîmpŭ pl. tîmpurĭ. Ou corpus pl. corpora, plus tard pratum pl. pratora etc. Cependant on en retrouve des formes similaires également dans les langues scandinaves, p. ex. : islandais kirkja pl. kirkjur ; suédois kyrka pl. kyrkor etc. Mânḑḑŭ, « poulain », mânḑḑatŭ, « veaux » (collectif). Celtique : gaulois mandus, « poney », italien manzo, « veau », breton menn, « agneau », gaélique écossais meann, minnean, « chevreau », latin (empr. celt.) mannus, « poney. » M. Dan Ungureanu a également trouvé l’occitan manzot, « veau. » Les formes hypothétiques dace et illyrienne données par les dictionnaires sont de la fiction pure. Mângăńea, « consoler, caresser. » La racine est probablement celtique, cf. gaulois minio-, menio-, « doux » ; Xavier Delamarre le compare au vieil irlandais mín, gallois mwyn, vieux cornique muin, vieux breton moin, du même sens. M. Dan Ungureanu a retrouvé l’occitan amagnagá. Selon Walther von Wartburg, ce terme appartient à la famille lexicale de mania, et de ce fait de manus, « main. » Il n’est pas impossible que les deux racines, l’une celtique et l’autre latine, aient concouru à la formation d’un même mot, l’une gardant à l’esprit l’idée de « adoucir », l’autre le geste de caresse manuelle. Mărarŭ, « fenouil ; aneth. » Les dacistes voient l’albanais maraj, et concluent une origine dace du mot. La grec ancien connaît μάραθρον, emprunté par le latin sous la forme marathrus et marathrum, tardivement 97 marathus et maratrum, probablement avec changement d’accentuation. Comme dans l’évolution aratrum → aratru → aratŭ, on se serait attendu d’obtenir °măratru → °măratŭ, sauf que cela aurait créé une homonymie avec măratŭ, « malade. » C’est pour cette raison que le r s’est conservé, et que le t a disparu. Mârâi, « grommeler, geindre », vient certainement d’une onomatopée. Mais la question n’est pas là. Les étymologistes considèrent que ce verbe s’est formé dans la langue roumaine. Or le wallon marouyî, de sens exact et de forme très similaire, prouve qu’il s’agit d’un mot ancestral. Maramureşŭ, « Marmatie. » Il y a de nombreuses hypothèses, au plus souvent apparentées. La confusion vient de ceci : la région est traversée par une rivière, relativement petite, appelée Mara, tandis que la rivière appelée Mureşŭ se trouve en-dehors de la région, au sud. De surcroît, les villageois sur la rive de Mara s’identifient comme mureşenĭ, et parlent de « Mureşŭ » dans leur folklore, alors que les gens plus au nord, relativement loin de Mara, s’identifient comme maramureşenĭ. Notons également le nom de famille Mariş, très présent dans la région. En Belgique, la province du Hainaut, qui correspond en gros à la région historique, prend son nom de la rivière Haine, relativement petite, et les gens du Hainaut s’identifient comme Hennuyers. La Haine n’est qu’un affluent de l’Escaut, vrai fleuve, et plus petite que la Sambre ; pourtant ni la région ni les habitants ne tirent leur nom de ces deux grandes rivières. Ceci pourrait expliquer pourquoi la rivière Mara a donné son nom au Maramureşŭ. Qu’en faire du Mureşŭ ? Je crois que la rivière que l’on appelle aujourd’hui Mureşŭ n’a rien à voir avec la Marmatie, « Maramureşŭ. » Je crois plutôt que le mot Maramureşŭ est un double emploi, un pléonasme. Nous avons, par exemple, « l’Eau d’Heure », « le Ry d’Ave », « le Ruisseau de Becque », « apa Wasseruluĭ » etc. Une première peuplade appelle un cours d’eau avec un mot simple, 98 signifiant « eau » ou « rivière. » Une deuxième peuplade croit qu’il s’agit d’un vrai nom propre du cours d’eau, et elle ajoute une précision, pour finalement donner des noms signifiant « l’eau de l’eau. » Plusieurs rivières étaient notées par les Grecs et les Romains : Maris, Marus, Marisus. Les formes locales évoluées sont : en roumain : /'murəʃ/, /'moroʃ/ ; en hongrois : /'mɔroʃ/ ; en franciquemosellan : /'mi:reʃ/. Le mot doit être apparenté au celtique mor, au latin mare, et au germanique : marei/meer/Meer/Mier, « mer, lac. » Probablement, ce dernier mot a été à la base un dénominateur pour toutes sortes de rivières. (Pour le passage de a latin à u dans les noms des rivières, il y a un autre cas : Danubius → roum. Dunăre, hong. Duna, où les dacistes supposent un nom dacique °Donaris. Toutefois, le nom thracique du Danube est Istros.) Le mot heurif Mureşŭ a pu être un mot générique pour des rivières. D’autre part, le nom ancestral de la Mara a dû être le celtique Samara, qui signifie simplement « rivière. » Par aphérèse, Samara → Mara. Le mot Mureşŭ accolé à Mara, d’où le roumain Maramureşŭ, latin Marmatia, le hongrois Marmoros etc., et celui-ci a dû désigner la rivière Mara. Les gens sur la rive immédiate de celle-ci s’appellent juste mureşenĭ [moro'ʃɛɲ, mure'ʃɛɲ], par une seconde aphérèse, tandis que les autres Marmatiens utilisent le mot dans son entièreté, maramureşenĭ. Ceci est explicable. Par exemple, dans leur propre village, les gens de Tongre-Saint-Martin se dénomment Tongrois. Mais à Bruxelles ils devront dire Tongrois du Hainaut, voire Marti-Tongrois, pour ne pas être confondus avec les gens de Tongres. Mârcŭ, « alezan. » Il s’agit du mot celtique pour « cheval », cf. gaulois markos, breton marc’h, gallois march, gaélique marc. Pour l’évolution sémantique, cf. l’arabe il-hisân, « le cheval », qui a donné en français alezan. Mare, « grand. » On considère habituellement que ce mot provient de l’adverbe latin magne, « grandement. » Or celui-ci aurait donné °mâmne 99 en roumain, sans compter que l’adjectif magnus lui-même aurait donné un roumain °mămnŭ, °mâmŭ. Le substantif latin mare, « mer », a perduré en roumain avec le même sens et la même forme. Il a pu facilement s’adjectiviser, à partir de l’expression uńă mare de, « une mer de », ou encore de l’emploi sans article, dans des métaphores ou hyperboles. Par exemple, grădina asta ’ĭ mare, moşiŭea ’ĭ mare, « ce jardin est [une] mer, le terrain/héritage est [une] mer. » Alternativement, le mot pourrait être celtique, selon la suggestion de M. Dan Ungureanu. Par exemple, nous avons en gaélique irlandais mor, fém. gén. moire ; gaélique écossais mòr ; cornique et breton meur, breton aussi meurbet. Cependant, pour que ce mot celtique soit devenu roumain, son accident devrait avoir a dans la racine, et des désinences masculine, féminine et neutre qui convergent, puisqu’en roumain, mare est invariable au singulier, avec un pluriel marĭ invariable. En réalité on aurait pu avoir le mot de substrat celtique, dont la forme finale a été obtenue par contamination avec le latin mare, « mer. » Mârţógă, « bête incapable. » Ce mot s’applique aux vaches, bœufs, chevaux, ânes et mulets, trop vieux ou malades, ou souffrant de malnutrition. Le suffixe -ógă est péjoratif. Il s’agit du mot celtique, cf. gaélique écossais mart, « vache réformée », contaminé par mârcŭ, et peut-être également influencé par l’adjectif marŭ, « mal » (dans ce cas, mârţógă s’est formé analogiquement au français mal → mauvais et « qui est usé, abîmé, vieux, qui ne convient pas à son usage »). Marŭ, du latin malum, « mal », ne subsiste que dans l’expression vaĭ şi marŭ ! « malheureux un tel ! malheur à nous ! » Le vaĭ (lat. væ), « hélas, aïe », existe aussi indépendamment. En latin, malum ! existe également en guise d’interjection. Le roumain a associé les deux. Associer deux synonymes, surtout dans les syntagmes d’indignation, est chose habituelle : focŭ şi péră, « feu et flamme », prafŭ şi pulbere, « poussière et 100 poudre » etc. Dans ce registre, vaĭ şi marŭ, « aïe et mal. » Étant donné que ce dernier mot n’existe plus ailleurs qu’ici, ne le comprenant plus, les gens disent : vaĭ ş’amarŭ, « hélas et amer », mais toujours en trois syllabes. Le mot marŭ a été supplanté par rĕu (lat. reus). Cf. cłarŭ. Mătura, « balayer. » Gaulois matu, « complet », breton mat, « bon », et mad, « bien », gallois mad, « bon, beau », gaélique irlandais math, « bon, bien », irlandais maith, « bon, positif, agréable. » Étant donné qu’aujourd’hui, en roumain, « propre, net » se dit curatŭ, qui n’est que le participe passé de cura, lat. curare, on a dû y avoir anciennement un autre mot, qui aurait pu être °matŭ, d’où le verbe mătura, du lat. maturare, avec changement de sens. Mĕlałĭŭ, « millet, maïs. » Le bucarestois mălaĭ. Alors que la latin milium a donné mełĭŭ dans le sud, on ne connaît en Transylvanie que le dérivé mĕlaĭŭ, probablement pour éviter la confusion avec ses homophones (mneĭ, « agneaux », meĭ, « miens »). Ce dérivé doit représenter un type °millallium. La culture du millet ayant été remplacée par celle du maïs, et les plats à base de millet étant adaptés pour utiliser le maïs, le mot mĕlaĭŭ désigne aujourd’hui le maïs. De là aussi mĕmĕligă, « polenta, sagamité, miloque », avec réduplication de la première syllabe. Melcŭ, « escargot ; limace. » Mot celtique, cf. breton melcʼhoued, coll., « limaces », cornique melhwen, « limace », gallois malwen, « escargot. » M. Dan Ungureanu signale également le picard 22 moulet, « coquillage », mais celui-ci est plutôt un diminutif du français moule. Il faudrait peutêtre se demander si le français moule, habituellement dérivé du latin musculus, n’a pas été contaminé sémantiquement par la famille celtique de « l’escargot. » Mĕliḑŭ, « épinette ; mélèze. » Avant de lire les propos de M. Dan 22 Qu’il prend erronément pour du wallon. 101 Ungureanu, je n’ai pas soupçonné d’origine ancienne de ce mot. Je le considérais récent, pour les raisons suivantes : il est inconnu en Transylvanie du nord (où l’on utilise bradŭ) ; en bucarestois on l’écrit molid, ce qui donne l’illusion d’un o atone sans raison, ainsi que d’un l intervocalique récent. Je connaissais bien le français mélèze, mais mon cerveau refusait toute connexion entre les deux accidents. M. Dan Ungureanu a également trouvé le piémontais malazu. On considère que ce mot dérive, avec référence à la sève résineuse, du celtique pour « doux, sucré », cf. gallois melys, gaélique écossais mil. Or cela aurait confondu cette racine avec le latin mel, acc. melem, et provoqué automatiquement en roumain une rhotacisation ; dans ce cas, l’arbre s’appellerait en roumain °mieredŭ ou °mĕridŭ. Il est impératif qu’à l’origine on ait un ll. Merita, « valoir. » Les dictionnaires le supposent d’origine française. Pour deux raisons, cela est impossible. Tout d’abord, en roumain, il n’est traditionnellement utilisé que dans le sens de « valoir », à l’adresse des objets ou des animaux. Deuxièmement, je l’ai entendu de la bouche de gens illettrés. Au plus souvent, il est utilisé dans l’expression nu sĕ merită, « ça ne vaut pas la peine. » Le verbe latin de base est mereri (dont on trouve le descendant roumain, qui sera développé plus bas, ainsi qu’en wallon, Diu vs el mére ! « Que Dieu te le récompense ! »). Or un tel mot aurait donné en roumain °mĕri (homophone avec mări, « agrandir ») ou mere, homonyme avec « marcher, aller. » C’est pourquoi, le roumain préféra le fréquentatif meritare. En principe, celui-ci aurait dû évoluer en roumain vers °mĕrita, ce qui aurait créé une homophonie avec mărita, « marier. » De ce fait, le e est resté inchangé, en donnant merita. Un dérivé du verbe latin d’origine est nemernicŭ, « vaurien, incapable, indigne », formé avec le préfixe ne-. On s’attendrait à trouver également le positif °mernicŭ. Sauf qu’un tel mot pourrait être pris pour mernicŭ, « vendeur/producteur de pommes. » 102 Mésă, « table ; repas », est reconnu du latin mensa. Toutefois, ce mot latin aurait dû nous donner °mînsă. La nasalisation du e latin s’est perdue dans les langues néolatines, ainsi que dans le latin tardif, mesa, attesté en 1210. Mais la question demeure : qu’est-ce qui a poussé à la parte du n latin ? Le mot celtique pour « fruit » doit avoir contaminé le terme latin, cf. gaélique écossais et irlandais meas, mannois mess. Tout cela fait penser à un motif de l’iconographie transylvanienne, mésa raĭuluĭ, littéralement « la table du paradis », où le Christ et la Vierge sont attablés avec des saints d’époques différentes, en train de manger des pommes et des poires. La contamination celtique explique également le sens de « repas » du roumain mésă. Il n’est pas clair si ce mot a également été influencé par le latin missa, étant donné que transmissa → trânmésă [tri'masə]. Mĕtréçă, « pellicules de cheveux », a déjà été signalé par les étymologistes comme dérivé d’un latin °matricia, de matrix, -icis. Si phonétiquement, ils semblent avoir raison, le sémantisme est difficile à expliquer. Il s’agit, sans doute, ne fut-ce que par contamination, d’un mot du substrat celtique, cf. gallois methu, gaélique écossais meath, et irlandais meathlaigh, « dégénérer, se faner, déchoir. » En irlandais, le déverbal est meathlú. En effet, il suffirait de considérer la racine celtique, avec le suffixe latin. Micŭ, « petit. » Anciennement, on le considérait juste apparenté au grec μικρός, « petit », et au latin mica, « miette. » Il existe également chez les Celtes, cf. gaélique écossais, mic, « enfants. » Mieḑḑŭ, « moyen, mie, miette. » L’origine latine medius de ce mot n’a pas été contestée. En Transylvanie il est également utilisé pour « un peu », tout comme miete en wallon, p. ex. : Cåznut i oucrinwès ? Ene miete. ≈ Vĕrbescŭ ucraineşce ? Unŭ mĭedḑŭ. « Parlent-ils ukrainien ? Un peu » ; Elle a dandjî d’ ene miete di timp. ≈ Are nevołe de unŭ mĭedḑŭ de 103 tîmpŭ. « Elle a besoin d’un peu de temps. » Mînḑru, « fier » et « beau, joli. » Du latin mundus, « beau, joli », contaminé par le celtique, cf. breton mendro, « activité, agilité, ardeur à l’ouvrage. » Les dictionnaires y voient plutôt le slavon miadr, « sage. » À la rigueur, le latin mundus suffirait sémantiquement, du moins pour l’acception « beau, joli » ; quant à la forme, des -ru prothétiques apparaissent même dans des mots très tardifs (p. ex., balastru pour le ballaste). Toutefois, il est plus raisonnable de prendre en considération le substrat ; pour le sémantisme, de « travailleur » il n’y a qu’un pas jusqu’à « fier de son travail. » Mire, « marié [le jour du mariage] », et son dérivé mirésă, « mariée. » Alexandre Ciorănescu a raison d’y voir le grec μύρον, mais se trompe quant au chemin parcouru par le mot. Dans les rites occidentaux, auxquels les Roumains appartenaient jusques vers 990, on utilise le saint chrême dans plusieurs rituels, dont l’ordination des prêtres. Étant donné qu’avant le concile de Trente, les rituels du mariage étaient très riches, et en même temps très différents d’un diocèse à l’autre, l’emploi de l’huile lors de la célébration du mariage est tout à fait plausible. À part les trois saintes huiles connues aujourd’hui dans le monde romanobyzantin (huile des catéchumènes, saint chrême, huile des malades), les rites copte et éthiopien connaissent également l’huile des mariés, que le prêtre bénit lors du mariage23 : « Maître et Seigneur [...] toi qui du produit de l’olivier franc as oint des sacrificateurs, des rois, des prophètes, nous te prions et te supplions [...] de conférer ta bénédiction à l’huile que voici. Qu’elle soit une huile de sanctification pour tes serviteurs, [...] une onction de pureté et d’incorruptibilité [...]. » Puis il oint le marié, pendant que l’on chante une antienne où le mot μύρον apparaît trois fois, et la mariée, pendant une autre antienne où ce même mot apparaît deux fois. Ainsi, l’onction des mariés prend dans les rites 23 Voyez Alphonse Raes, Le Mariage dans les Églises d’Orient, Chevetogne, 1958, pages 38-43. 104 alexandrins plus de place que leur couronnement, et cela a dû être le cas également chez les Roumains, avant l’introduction du rite byzantin. Mîţŭ, « chat », mîţă, « chatte », mîciocŭ, « matou. » Étant donné que ce mot existe en italien en tant que micio et micia, et en français mitou, matou et minet24, on peut en supposer une origine latine. La plupart des langues slaves ont ce mot sous une forme match(ka). Cependant, le mot existe aussi en thaï meuz, tatare mäçe, kalmouk mis, bizayien misay, kazakh misiq, uzbek mushuk, kirghize michik, nahuatl miztli, quechua mishi etc., ce que en fait un mot universel. Mnelŭ, « agneau. » Alors que la forme latine est agnus, le grec est ἀμνός. De ce fait, le diminutif local a été °amnellus au lieu de agnellus. Ce mot, très usuel autrefois dans une société agraire, a dû influencer tous les latins -gn-, afin qu’ils devinssent -mn-. Ainsi : dignare → îndemna ; dignus → demnŭ; lignum → lemnŭ ; igniarium → amnarŭ ; signum → sĕmnŭ etc. Pour mnelŭ, bucarestois écrit miel par hypercorrection. Mneriu, « bleu. » Beaucoup de noms de couleurs proviennent de substantifs, avec le suffixe -iu. Par exemple, portocală, « orange », et vişină, « griotte », ont donné les couleurs portocaliu, « orange », et vişiniu, « grenat. » Pour ce qui est de mneriu, il faut partir du latin amnis, « rivière », qui a pu donner une forme °amnerius, « couleur rivière », naturellement évolué en mneriu. Nommer les couleurs à partir des eaux est usuel, cf. en français bleu lacustre, vert du Nil. Par hypercorrection, le bucarestois écrit mieru. Mocni, « étouffer », en parlant du feu. Cf. breton moug, « étouffer. » 24 Minou/minet a seulement été contaminé sémantiquement par matou, mais autrement il est celtique ; voyez l’entrée mânḑḑŭ. 105 Mormannŭ, « tas », surtout péjoratif. Déformation de mormîntŭ, avec changement de sens. Mormîntŭ, « tombe. » Du latin monumentum, généralement accepté. Pour la passage n → r, il faut envisager une contamination par la racine mor- (mors, mortis, moriri). Le sens « tombe » dans monumentum est déjà présent dans la Vulgate de saint Jérôme, d’où aussi le wallon monumint pour « tombeau. » Mosocŭ ou mozocŭ, sorte de chien. On serait tenté d’y voir la famille du français museau, italien muso, pour l’idée de « chien à gros museau » ; mais le terme roumain contient un o atone sans raison valable, qui trahit son origine récente. Semble plutôt apparenté à une racine slave pour « sale », apparenté à notre mâsgă. Moşŭ, « vieillard, pépé », et móşe, « sage-femme. » En trouvant en albanais le mot moshë, « âge », les dictionnaires le considèrent d’origine dace. Alexandre Ciorănescu croit qu’il s’agirait du latin annosus (donc féminin annosa). Le changement nn → m existe déjà dans d’autres cas, par ex. amales pour annales, ou amosio pour annuo. Donc, effectivement, on aurait pu avoir °amosus et °amosa. Alternativement, pour que le changement eût lieu en roumain, on aurait dû avoir la forme anniosus (attesté), voire un °anniosius → annĭoşŭ [amɲoʃ], mais la perte du son /ɲ/ est peu probable ; toutefois cf. mulţam’ au lieu de mulţănnescŭ. Néanmoins, aucune de ces hypothèses n’expliquent l’albanais moshë (mot qui, selon certains, n’a pas de rapport avec le roumain). Comme dans plein d’autres cas, un mot présent à la fois en albanais et en roumain s’explique par le substrat celtique. Le mot albanais moshë pour « âge » devrait dériver directement d’un mot celtique pour « âge, temps », cf. mannois amm, gallois amser, irlandais et écossais aimsir, breton amzer. Ceci aurait pu être contaminé avec le mot celtique pour « vieux, ancêtre », cf. en gaélique écossais et irlandais sean, mannois 106 shenn, continental hen, ou encore « âge », gaélique écossais et irlandais aois, mannois eash, cornique oos, breton oed. Mais même sans contamination, un mot de type aimsir, avec métathèse, aurait pu produire le mot albanais moshë et le roumain móşe. Ce dernier aurait alors connu une évolution sémantique de « âge » à « sage-femme », et une masculinisation pour obtenir moşŭ, puis les dérivés moşténŭ, « héritier » et moşiŭe, « patrimoine, terre arable. » Moţŭ, « touffe de cheveux sur la tête » ; certains habitants des Carpates, qui portent la mèche sur la tête, sont aussi appelés moţĭ. Il s’agit, sans doute, du même mot que le français motte, latin mota, « butte », à travers °motium, cf. en français « motte de cheveux. » Pourrait être apparenté à smocŭ, et, dans ce cas, également d’une contamination du mot latin par l’étymon celtique. Mugur(e), « bourgeon. » Doit être apparenté au français muguet et au breton mug/bug, « fragon », au gaélique écossais mucag, « petite baie ; petite fleur. » En italien on a mugoli, « tétons. » La forme définitive roumaine vient d’un type latin muculus, diminutif de mucus, mais son sémantisme en roumain, ainsi que dans l’albanais mugull, est sans doute influencé par les mots botaniques celtiques. Mulţănnescŭ, « merci », mulţănni, verbe dérivé. Le bucarestois écrit mulţumesc [mulʦu'mesc], et le verbe mulţumi [mulʦu'mi]. Les Transylvaniens utilisent très souvent l’expression La mulţĭ annĭ ! (lat. Ad multos annos !), littéralement « À beaucoup d’années ! » ou « Longues années ! » C’est le souhait pour un anniversaire, au NouvelAn, onomastiques, mais aussi à d’autres circonstances : pour trinquer. Lorsqu’un Transylvanien offre quelque chose à un autre, ce dernier lui offre à boire en guise de remerciement, et les deux trinquent : La mulţĭ annĭ ! D’où le verbe mulţănni [mulʦə᷑ɳi], dont le sens primitif est de porter un toast ; de là, le sens de remercier. Donc, mulţănnescŭ 107 [mulʦə᷑ɳesk] = « je te remercie. » La forme abrégée, qui se débarrasse de -escŭ, devrait être /mulʦə᷑ɳ/, difficile à prononcer ; c’est pourquoi elle devient mulţam’. La forme bucarestoise n’est rien d’autre qu’une forme hypercorrigée, voire mutilée, dont l’explication n’est pas facile. Probablement, dans le dialecte roumain du sud, ils n’avaient pas la notion de remerciement ; celle-ci ne serait intervenue que lors des contacts avec le nord des Carpates, et les mots ont dû être mal compris, sans rapport sémantique. Mulţănnescŭ et mulţam’ ont dû être du charabia pour les Wallaques, cf. en anglais can’t live → ken lee. Mumă, considéré synonyme de mamă, « mère », cependant avec d’autres acceptions. Si le second est d’origine latine, le premier semble celtique, cf. gaélique écossais muime, vieux irlandais muimme, mannois mummig, anglais mum. Munună, « couronne de mariée. » Le mot régulier pour « couronne » en roumain est cunună (lat. corona). Les deux mots, cunună et munună sont des paronymes, et leurs sens sont proches. Il convient de considérer que le second a été contaminé par le premier. En gaélique écossais, muin signifie « dessus, sur ; sommet » ; ses dérivés signifient « collier » : muin + teud, « fil » = muin-theud, « collier » ; muin + seud, « pierres précieuses » = muin-sheud, « collier. » L’idée de mettre quelque chose « dessus », ou « sur le sommet », correspond bien à l’idée de couronne, et l’idée de collier n’est pas étrangère au concept. Murgŭ, « brun, foncé », mot celtique, cf. breton moug. Mustra, « reprocher, engueuler, réprimer. » On le considère du latin monstrare, « montrer. » Or le sémantisme, quoique n’étant pas insurmontable, s’explique mieux par le breton moustr, « pression », moustrañ, « réprimer, opprimer », mot que je n’ai pas trouvé dans d’autres langues celtiques, à moins que le gaélique écossais mùch, 108 « étouffer, écraser » ne soit de la même famille. De ce fait, le mot breton pourrait être d’origine latine ; cependant, dans ce cas, le sémantisme démontrerait un sens non classique pour le latin monstrare. Mutŭ (2). L’adjectif et substantif mutŭ (lat. mutus) signifie « muet. » Or il y a l’expression a da în capŭ la mutŭ, qui semble signifier « frapper la tête du muet », pour « se masturber. » Cependant, le muet n’a rien à voir là-dedans. Il s’agit d’un mot celtique pour « pénis », cf. gaulois moto, motu, vieil irlandais moth, apparenté au latin muto, gén. mutonis, de sens identique. Il est moins probable que le mot roumain vienne directement du latin, car il y aurait eu une grande probabilité que l’on obtînt °mutune. Probablement, l’acception « idiot, con », ainsi que le dérivé mutălău, utilisés dans les jurons, se rattachent plus à mutŭ (2) qu’à mutŭ (1). De même, tălău, « pénis », semble être l’aphérèse de mutălău. Ne-, « non-, in-. » Les dictionnaires le considèrent slave. Or on le trouve également en wallon et dans les langues germaniques : nein, nee, nén. Ce préfixe s’emploie avec beaucoup de mots d’origine latine : ne + bunŭ, « bon » = nebunŭ, « imbon, fou » ; ne + lege, « loi » = nelegĭuitŭ, « illégal » ; ne + tare, « fort » = nĕtărău, « incompétent » etc. Necaḑḑŭ, « affliction », et nĕcăgi, « affliger. » Les dictionnaires écrivent necaz, necăji, et les rapprochent de différents mots des langues slaves contemporaines, que je n’ai pas pu vérifier, et dont les sens – « désastre », « avorton », « enseignement » – sont trop différents d’une langue à l’autre. De surcroît, si notre mot roumain avait été d’origine slave, le /z/ ne se serait pas changé en /ʒ/ lors de la dérivation. Ceci est plutôt un procédé des mots d’origine latine, cf. putredŭ → putredḑi → putregĭune. Le préfixe roumain de négation ne- (cf. le wallon nén-) forme non seulement des antonymes parfaits, mais aussi des euphémismes ; ainsi, nebunŭ, littéralement « non-bon », signifie « fou » ; de même, nevołe, littéralement « non-volonté », signifie « indigence. » 109 De même, necadḑŭ doit être vu à la base comme un euphémisme négatif, à partir du latin casus, cf. le roumain cădea, pp. cădḑutŭ. Cela doit être vu comme en français « ne pas faire cas de », « faire peu de cas de. » Necheza → râncăḑḑa. Negură, « brouillard ; noirté, ténèbres », du latin nebula, peut-être contaminé par negru, lat. nigrum, « noir. » L’origine latine du mot est largement reconnue, cependant les dacistes le contestent, probablement à cause de b → g. Même en écartant la contamination avec negru, le b → g est déjà présent dans fagure, et aurait pu être influencé par celui-là. Nĕpîrcă, « vipère. » L’évolution de latin vipera aurait dû donner un roumain °bĕpéră, °vipĕră, ou °bipĕră, en fonction de l’accent. Le suffixe -că désigne un diminutif. Le changement de la première syllabe a dû se faire à partir du verbe nĕpîrli, « exuvier », ou bien grâce au substrat celtique pour « lézard », cf. breton nennig ; pour « serpent », cf. gaélique nathair, gallois nedr, breton naer, voire au celtique pour « venin », cf. gaélique écossais et irlandais nimh, mannois nieu. Norŭ ou nuĕrŭ ou nuvĕrŭ, « nuage. » Le latin nubilum est généralement admis comme origine du mot roumain. Cependant, la première forme doit représenter le mot celtique correspondants, cf. gaélique écossais neul(ad), irlandais néal, mannois niaul ou neeal. Numa, « seulement, excepté. » Le bucarestois le considère du latin non+magis, et l’hypercorrige en numai. Cependant, les mots nu et maĭ existent séparément, sans qu’ils soient combinés. Or numa a son correspondant en breton nemet, de sens identique, et qui forme des expressions identiques au roumain, et en gallois namyn. Nuntă, « noce. » Par le croisement du grec νύμφη, « mariée », et du 110 latin nuptia, « noce », la forme roumaine primitive a dû être °numptă, d’où nuntă. (Cf. °rumptŭ → ruptŭ). Alternativement, à partir du grec, on a pu avoir un verbe °numbe (lat. nubere + gr. νύμφη), dont le participe passé féminin aurait été °numptă, substantivisé. Une contamination avec le celtique, cf. gaélique nuathar, n’est pas exclue. Dans tous les cas, nunŭ, diminutif nănaş, « témoin/parrain de mariage », ne peut pas être à la base de nuntă. Óre, « est-ce que. » Forme également des adverbes composés, où il parallélise le hongrois vala : « quelqu’un » : roum. órecine et órequare, hongr. valaki ; « quelque chose » : roum. órece, hongr. valami ; « quelque part » : roum. óreunde, hongr. valahol ; « à un certain moment » : roum. órequândŭ, hongr. valamikor etc. Cependant le hongrois vala ne signifie rien séparément, contrairement au roumain óre ; de plus, si le roumain provenait du hongrois, on aurait le résultat °uară, qui n’est pas attesté. La formation est également connue en wallon, cependant à partir de « savoir » : one sakî, one sacwè, one sawou, sacwants etc. ; en romanche insaquants etc. Pour le roumain óre, il faut penser au latin aliu-, qui a des composés similaires au roumain. Alors que alius a donné en roumain orĭ, « ou, soit… soit », óre doit venir d’une forme °alie. Ainsi, par exemple, « à un certain moment », órequândŭ ← °aliequando, alors que « n’importe quand », orĭquândŭ ← aliquando. La mutation a → o a dû se faire par contamination avec óră, pl. óre et orĭ, « fois, heure. » Ológă, « non-grimpante », en parlant des plantes. D’un latin ob locum ou ob loca, « sur place », qui a été réinterprété comme un adjectif. Omorî → umorî. Opĕri, « ébouillanter. » Les dictionnaires en cherchent une source slave ; cependant, au sens identique et forme similaire, on trouve le castillan aburar. Il s’agit plutôt du latin operire, « couvrir », confondu 111 avec operare, « œuvrer », et purare, « épurer », dans l’opération de cuisine : après avoir saigné la volaille, on l’ébouillante une fois avant de la plumer, et on la recouvre d’eau bouillante une seconde fois après l’avoir plumée, afin d’enlever complètement les dernières traces de duvet. ttt n’est pas un mot roumain. D’ailleurs, le bucarestois a du mal avec ce mot artificiel, en lui donnant un pluriel “irrégulier” : ortodocşi. Si le mot grec ὀρθόδοξος avait été réellement adopté en roumain, il nous aurait donné le mot roumain °urtódăşŭ, ou – avec changement d’accent – °urtudoşŭ, puis, par haplologie, °urdoşŭ. Quant au mot grec, il signifie « glorification correcte », parfaitement traduit dans les litanies en tant que dreptŭ-măritorŭ. Ortodox Oşénŭ, habitant de Óşŭ. Le mot devrait venir de l’ethnonyme Osii, peuplade ayant vécu au nord de la Transylvanie, également dans le Óşŭ actuel. Óŭe, « brebis. » Il est clair que le mot vient du latin ovis. Cependant, on le retrouve également dans les langues celtiques (avec le sens de « agneau ») : breton oan, oanez, ein pl., gaélique écossais et irlandais uan, pl. uain ; gallois oen, pl. wyn ; mannois eayn « agneau », et oasht, « brebis » etc. Il y a aussi le grec οἶς. Bien entendu, tous ces mots dérivent ultimement de la même racine indo-européenne. Or la question que l’on se pose ici est de savoir précisément par quelle famille linguistique le mot est arrivé en roumain. Tout d’abord, on doit exclure le grec, car la fusion ο+ι n’aurait pas pu donner les sons /o/ et /ɔ:/ en roumain. Le terme celtique à lui tout seul aurait dû nous donner le sens de « agneau », plutôt que de « brebis », mais en même temps ses formes prononcées sont, plus que la forme latine, proches du roumain. On doit considérer les formes celtiques comme étant de substrat, ayant fortement influencé voire contaminé la forme latine. Or les formes 112 celtiques semblent – en tout cas, à travers cet exemple-ci – avoir contribué à l’amuïssement précoce du v/b intervocalique. Păḑure, « forêt. » Beaucoup de monde s’accorde qu’il s’agit du latin palus, gén. paludis, acc. paludem, avec métathèse padulis, padulem (attestés à. p. d. 9e siècle). On s’attendrait à ce que la métathèse fût locale, dans quelques villages roumains seulement, ou tout au plus en roumain seulement. Cependant, Alexandre Ciorănescu et M. Dan Ungureanu ont retrouvé les formes avec métathèse en sarde, toscan, salentin, portugais, y compris dans les toponymes El Padul (Andalousie) et Padules (Almérie), et jusqu’au basque padura. Autrement dit, quelque chose a dû provoquer la métathèse très tôt, et de façon étendue. Cette contamination peut être due à padus, « pin »25 ou « merisier », ou encore à une autre racine celtique, cf. breton padus, « long, durable », pad, « cours, durée », padiñ, padout, « durer », pardourezh, « durée. » Cela s’explique par la difficulté de la traversée d’un terrain marécageux, face à l’étendue de celui-ci. Pagişce, « champ. » Du latin pagus, avec suffixe ; cf. fr. pays, wallon payis, castillan país etc. Le roumain connaît également le dérivé păgân, « païen. » Le bucarestois écrit pajişte. Pălincă, « peket, distillat. » Dérive du verbe păli, « pâlir, paralyser », de palid (lat. pallidus), « pâle. » Le nom d’un alcool à partir d’un verbe faisant référence aux effets secondaires est chose habituelle, cf. chori, « chanter » → horincă, autre nom de distillat. Pânḑḑă, « toile. » La plupart des auteurs y ont vu, à juste titre, le verbe latin pandere, « s’étendre », contaminé par pannus, « drap », à travers un résultat du type °pandea. Les dacistes proposent un °penza qui ne repose sur rien du tout. 25 Trouvé chez Alexandre Ciorănescu, citant L’Histoire naturelle de Pline ; ce padus est gaulois. 113 Pârău, « ruisseau. » En bucarestois, on a essayé d’uniformiser ce mot avec rîu (lat. rivus), « rivière », comme si le premier dérivait du second, d’abord en les orthographiant rîu-pîrîu, puis râu-pârâu. Or August Scriban, à juste titre, montre que la prononciation est différente dans ces deux mots. Plus encore, rîu fait son pluriel en rîuri, alors que le pluriel de pârău est pâraŭe. Il faut donc accepter qu’il s’agit de deux mots différents. Cf. en wallon ri et rew, qui coëxistent parfois sur un même territoire. Pour le roumain pârău et pour le wallon rew, il faut penser à la famille lexicale du grec ῥέω, « couler. » On y trouve le substantif neutre ῥέος, « ruisseau », mais aussi le verbe παραρρέω. De là, une forme °παραρρέος, par haplologie °παρρέος, d’où pârău. Păresîmĭ, « carême », coll., et păresĭ, coll. Le latin quadragesima n’a pas pu être réduit à la forme roumaine ; au mieux, on aurait eu °quădrăgesimĭ. Dans les langues néolatines on a – entre autres – le sarde caresima, le castillan cuaresma, le romanche curaisma, le wallon cwareme etc. ; dans les langues celtiques : breton koraiz, cornique korawys, gaélique écossais et irlandais carghas, gallois grawys. Il est curieux de voir que, même dans les langues celtiques méridionales, qui auraient dû avoir p au lieu de qu (voir le roumain patru), on a le k/g, probablement à cause de l’influence du latin liturgique. Le roumain et l’aroumain semblent les seuls à avoir le p. Il doit y avoir eu une contamination entre quadragesima et un autre mot, vraisemblablement un mot celtique pour « quarante », cf. breton pergont. Parŭ, diminutif ţăruş, « pieu, perche, tuteur. » Du latin palus. Le diminutif ţăruş, au lieu de °păruş, semble difficile à expliquer ; or il s’agit d’une forme enfantine, reproduite par les adultes. Cf. ţarc. Păsulă, « fève, haricot, faséole. » D’une forme °phaseolla, pour phaseolus, peut-être influencé par pĕstałe. Ce mot respecte les lois d’évolution 114 phonétique. Le bucarestois fasole n’est pas adapté à la langue roumaine, et reste un barbarisme. Patru, « quatre. » On le considère du latin quattuor. Or celui-ci aurait donné en roumain °quatru [katru]. Le latin a été influencé par le substrat celtique, cf. gaulois petuares, breton peder, gallois pedair, pedwar, cornique pajar. Patŭ, « lit. » En frioulan on a patuš, « couche. » Plusieurs origines latines alternatives ont été proposées : pactum, patulum. Il est possible qu’on ait d’abord eu patula, « déployée », roum. pătură, « couverture. » Ensuite, le sens de pactum a été contaminé par le précédent, pour signifier « lit, couche. » Il n’est pas impossible que le tout ait été influencé par le « couverture, couche » du substrat celtique, cf. breton pallenn, gaélique écossais plaide et breath, irlandais pluid et brat. Pĕḑḑî (sĕ), réfl., « se dépêcher. » Du latin pes, gén. pedis, acc. pedem, cf. expedire, pediare, probablement d’un type °pedire. D’ailleurs, le français « se dépêcher » n’a pas besoin de passer par l’idée de « désempêcher », mais « avoir bon pied. » Souvent confondu avec păzî, « surveiller », d’origine slave. Péră, « flamme. » Utilisé seulement dans l’expression biblique péra focului, « la flamme de feu », et dans la construction foc şi péră, « feu et flamme », surtout au sens figuré, en parlant d’une personne en colère. Les dictionnaires le rapprochent d’un mot slave signifiant « fumée. » Or ici on a affaire au gréco-latin πῦρ = πυρά = pyra. Pĕprică, « poivron. » De même qu’en français poivre a donné poivron, à partir du latin peper, via quelque autre langue, le hongrois a eu paprika, d’où pĕprică en Transylvanie. Mais dans le Bannat du Séverin, où l’on cultive les poivrons à grande échelle, on utilise le terme pipércă, qui 115 dérive directement du roumain piperŭ. Pĕstałe, « gousse. » Le latin pistillium a dû produire une forme °pistalia, d’où pĕstałe. Le bucarestois écrit păstaie. Peşceră, « grotte. » Le bucarestois peşteră. Les dictionnaires le dérivent du slave pecht, « fournaise », mais il n’y a aucun rapport entre la grotte et la fournaise. Or peşceră vient de peşce, « poisson. » Il est notoire que la chair de poisson périme très vite. Étant donné que les poissonniers ne disposaient pas de frigos, les grottes étaient les meilleurs endroits pour conserver les poissons au frais, cf. en Belgique, vischmyn/vismijn, « mine aux poissons. » Sur le littoral roumain, on compte dix-sept grottes, qui témoignent d’une utilisation ancienne comme chambre froide pour les marchandises. Picĭoucă, « patate [douce]. » Du quéchua papa et du taïn batata, en passant par plusieurs autres langues, dont le castillan patata et le hongrois pityóka. Picŭ, « peu », et picurŭ, « goutte. » Sont considérés du latin paucum, qui aurait donné en roumain °pucŭ (cf. son diminutif puçînŭ). Les mots roumains sont plutôt d’origine celtique, cf. gaélique écossais piòc, « peu ; miette. » On a dû y avoir un changement dans un diphtongue : /ju/ → /iw/, puis la perte du /w/. Pîntru, « pour. » Bucarestois pentru, artificielle, car dans pareil cas le e aurait été diphtongué. On considère qu’il s’agit d’un mot composé des formes latines per+intro. Si cette explication est satisfaisante pour le forme du mot roumain, elle ne l’est pas pour le sens. Or, pour le sens roumain, on trouve en breton le mot petre, peter, petra. On devrait donc considérer que le mot roumain est d’origine celtique, dont la forme contaminée par le latin. 116 Pîrli, « griller. » De péră. Pîrlógă et pîrlogŭ, « terre brûlée. » Parfois le latin locus, « lieu, région » (roum. locŭ) devient neutre au lieu de masculin, ayant à l’accusatif pluriel loca, cela a été interprété comme un féminin singulier, d’où la forme roumaine -lógă. La première moitié du mot représente le mot péră, « flamme. » Soit il s’agit d’une construction ancestrale °pyrloca, soit germanique, sans doute gothique. Pisŭ, « chaton », et pisică, « chatte », mots utilisés dans le sud pour mîţ etc. Il s’agit d’un autre mot universel, cf. azerbaïdjanais pişik, breton pisig, anglais pussy, aymaran phisi etc. D’ici également le mot roumain pisdă, nom vulgaire de la vulve, le mot félin ayant contaminé un mot celtique probable, °buzdos, « queue, pénis », cf. gallois pidyn. Piscupŭ, « évêque. » C’est le mot qui est évolué du latin episcopus, grec ἐπίσκοπος, en suivant les lois phonétiques du roumain. Le terme moderne episcop est un barbarisme en roumain, car il se moque de la langue roumaine, en utilisant un raccourci. À noter également le terme péjoratif episcoşŭ, mot-valise formé avec piscoşŭ, « malpropre. » Il existe aussi le slavisme vlădică, « maître », qui est un terme de politesse, et non pas un technonyme. Pită, « pain. » En Transylvanie, c’est le seul mot générique pour « pain », et ce même dans les variantes populaires du Notre-Père, alors que dans d’autres régions on utilise pâne (bucarestois °pîine ou °pâine). Les dictionnaires dérivent, en général, notre pită du bulgare. Or, autant la pitta grecque (et ultérieurement bulgare, si on veut) que la pizza italienne viennent du grec πέττω, « cuire. » Notre mot roumain, désignant non pas un mets accessoire, mais le pain quotidien, quelle que soit sa forme (qui en Transylvanie est tout sauf plate), doit être très 117 ancien. Pitic, « nain », et piti, « se recroqueviller. » Ces mots ne connaissent ni palatalisation, ni affrication, c’est pourquoi ils sont d’adstrat. Ils viennent, sans doute, du wallon pitit, « petit », via les colons wallons de Transylvanie. M. Dan Ungureanu a trouvé des accidents de ce mot en Italie, et leur origine ultime est grecque. Si ce mot était de strat en roumain, le verbe à la base aurait dû avoir l’accident °pĕţi, homophone avec păţi, « pâtir », et peţi, « demander. » Déjà peţi aurait dû être °pĕţi, mais le e reste inchangé pour éviter l’homophonie. À la limite, du coup, je comprends que le i ne soit pas devenu e puis ĕ. Mais dans ce cas, piti aurait dû connaître l’affrication, donc °piţi, avec un p palatalisé, donc /pciʦʌ/, ce qui n’est pas le cas. Plată, « payement, salaire. » Les dictionnaires, ayant trouvé un mot similaire dans les langues slaves, attribuent hâtivement une origine slave à ce mot roumain. Au contraire, comme le castillan plata, « argent, payement », et comme l’adjectif français « plat », il faut considérer une origine gréco-latine à cette famille lexicale, grec πλατύς, cf. lat. platea. Pleca, « plier », dans le sud « partir, quitter ». On y voit, à juste titre, le latin plicare. Pour le sémantisme roumain de sud, cf. l’arpitan plèkå, « abandonner. » Plopŭ, « peuplier. » On s’accorde de dire qu’il s’agit du latin populus, avec métathèse. À côté du roumain, de l’italien et du portugais, déjà signalés, on peut également compter le wallon plope. Charles du Fresne du Cange donne également en latin tardif plopla. Plugŭ, « charrue. » Les dictionnaires, en trouvant ce mot dans les langues slaves modernes, concluent hâtivement que son origine serait slave. Or grand nombre de noms roumains d’outils et outillages sont 118 germaniques, les Franciques mosellans ayant emmené en Transylvanie leur savoir-faire lors de leur émigration. C’est également le cas de la charrue, germ. ploeg, Pflug, Plou. Le verbe ara (lat. arare) est très ancien en roumain, et la charrue en bois que les Roumains utilisaient avant l’arrivée de la charrue métallique germanique s’appelait arat (lat. aratrum, cf. wal. airaire). Pocirelŭ, « plantule d’arbre. » Avec suffixe, du latin paucus, « petit », qui a également donné le roumain puçînŭ, « peu. » Cf. le sicilien picciriddu, « enfant. » Popă, « curé. » Trouvant ce mot chez les Slaves et en hongrois, les dictionnaires se hâtent de considérer que le mot fût slave à la base. En d’autres termes, les Slaves païens auraient fourni aux Roumains chrétiens un vocabulaire chrétien de base. (Il est évident que les Roumains, passés de force vers 990 d’un rite occidental au rite byzantin de langue slavonne, ont hérité des termes liturgiques secondaires slaves, eux-mêmes souvent empruntés au grec.) August Scriban et Dorin Ştef ont raison de voir à l’origine de notre mot le latin popa, « assistant du sacrificateur. » Il est vraisemblable qu’avant le christianisme, les ancêtres aient préféré popa au sacerdos, pour économie de syllabes. Après la christianisation, le peuple a continué d’utiliser le vieux terme par analogie. D’ailleurs, le peuple dit souvent popă jidovesc pour le rabbin, popă musulman pour l’imam, popă pocăit pour les prêcheurs néoprotestants etc. Il s’agit ici d’un cas rare en roumain où un substantif masculin finit en -ă, comme un féminin, et qui hésite entre la conjugaison au masculin et au féminin. Le o ne s’est exceptionnellement pas apophoné, probablement à cause du caractère hiératique du mot. Néanmoins, cette situation est inconfortable en roumain, de sorte que parfois le mot a été réduit en popŭ, attesté par les noms de famille et par le dérivé protopopŭ, « doyen. » Il est à noter que le mot popă n’a pas remplacé le terme preutŭ/preotŭ, « prêtre » (voir ce 119 mot). En français, le mot pope est un barbarisme à éviter à tout prix, dont l’emprunt est dû à un manque de respect, typique occidental, pour le ministère des prêtres orientaux. Cette condescendance est ontologiquement identique à l’attitude de certains francophones de dire aux anglicans : « Nous accueillons bien votre bishop et vos clergymen dans notre pays », sous-entendu qu’il s’agirait de faux-évêques et fauxprêtres. De même, il est péjoratif de dire : « Nous connaissons un pope orthodoxe. » Poḑŭ, « pont. » Du grec πούς, génitif ποδός, « pied. » Le mot roumain régulier pour les ponts simples est punte (lat. pons, gén. pontis). Le grand pont avec une pile (un pied au milieu) a dû être désigné comme punte cu podŭ, puis, par aphérèse, podŭ. On nomme également podŭ le grenier. Dans le temps, et encore aujourd’hui à la montagne, les greniers sont des rascards, des greniers sur pied. On a dû avoir l’expression grânarŭ cu podŭ, puis, par aphérèse, podŭ. Postŭ, « abstinence, quatre-temps. » Les dictionnaires se contentent de trouver ce mot chez les Slaves modernes et dans le slavon, qui utilisent ce même mot pour « jeûne » et « abstinence », quitte à confondre les deux. Or, à partir de la famille du latin paucus, « peu », pauper, « pauvre », paulus, « petit », il faut y voir également un °paustum → °postum, par opposition à festum. Cela correspondrait parfaitement à l’idée roumaine de « faire maigre », plutôt que de jeûner. Prii, « convenir. » Du latin præire, « pré-aller. » Le roumain n’a pas de descendant direct du latin ire, « aller », mais seulement des dérivés, p. ex. : perire → peri, « périr » ; exire → eşi, « sortir. » Le sémantisme n’est pas difficile, p. ex., en français, « ça ne me convient pas » ≈ « ça ne marche pas pour moi » ; « la nourriture ne me convient pas » ≈ « ne passe pas. » 120 Prĕbuşi, réfl. sĕ prĕbuşi, « s’écraser. » Les dictionnaires le rapprochent d’un terme bulgare et serbe qui signifie « trouer. » Or il faut y voir le préfixe prĕ- et le verbe buşi. Precupeçŭ, « revendeur, sous-traitant. » Du point de vue du dernier acheteur, l’intermédiaire est un « pré-acheteur. » Je vois le prix qu’il exige, et je me demande combien il a dû payer pour le produit, je calcule si sa marge commerciale est juste. Logiquement, ce mot devrait venir du préfixe pre-, la racine caup, et le suffixe -eçŭ (lat. -icius). La racine pourrait soit venir du latin caupo directement, soit par une langue germanique, à savoir le gothique kaupon ou le flamand coopen/kopen. Preface, « métamorphoser » ; « faire semblant. » Il est évident que ce verbe est composé du préfixe pre- (lat. præ- ou lat. per-) et du verbe face (lat. facere). Cependant, le sens premier de preface n’est pas évident. Il faut plutôt penser à une confusion avec le latin præfari. Son dérivé præfatio, signifiant « anaphore, prière consécratoire », a donné en roumain prefăciune, mot rare, mais attesté, qui n’a fait qu’approfondir la confusion entre les deux termes, d’où le mot prefacere, dont le sens premier est « consécration. » Prelucă, « clairière. » Du latin prælux, gén. prælucis. Tel est également le nom du village Preluca dans les vieux documents en latin. Le résultat a été preluce, attesté plus rarement, pluriel preluci, d’où un autre singulier prelucă. Les dictionnaires veulent le faire dériver du slave lunka, qui a d’ailleurs déjà donné le roumain luncă, mais cela n’explique pas la perte de nasalisation, car au mieux, le résultat aurait été °preluncă, inexistant. Preutŭ ou preotŭ, « prêtre. » Du latin presbyter, lui-même du grec πρεσβύτερος. Notez que le terme latin n’est pas °presbyterus, mais bien presbyter : le mot s’est écourté une première fois depuis le grec vers le 121 latin. C’est la fréquence d’un mot qui le rend davantage susceptible d’altération. Le s s’est perdu dans plusieurs langues romanes : romanche prer, dalmate prat et pretro, italien prete etc. Pourtant, dans d’autres langues, le s persiste : wallon priyesse, ainsi que dans toutes les langues germaniques : anglais priest, suédois präst, islandais præstur etc. Comment expliquer la perte du s, dans des langues qui ne suppriment pas cette consonne devant le t ? Probablement, par contamination avec præbitor. (Quant à ce dernier, Philibert Monet l’explique par le synonyme popa, alors que Joseph-Victor Leclerc le rend par parochus.) Il s’agit bien d’une contamination seulement, car præbitor aurait donné en roumain °preŭĕt → °prĕt. Or ce qui s’est passé dans notre cas, c’est que, le s étant éliminé, le b intervocalique s’est amuï, et le y est devenu u. Cf. martyr → marturŭ/martorŭ ; τρύξ → strugure. Prĕvăli, « tomber en aval. » Création tardive, de la préposition pre- et vale, contaminé par val (voir ce mot), ainsi que par vĕl, « voile » (lat. vellum) et son dérivé învĕli, « voiler. » Prilej ou prilegĭŭ, « occasion, circonstance, opportunité. » Le latin prælegere, « commenter, discourir », a dû produire un °prælegium (cf. vîrtej). Le glissement sémantique doit être lié à la place que ce mot roumain prend au début des discours : Cu prilejul…, vĕ urăm…, « à l’occasion…, nous vous souhaitons… », cf. le français « à propos. » La première voyelle pourrait poser problème à certains. En effet, le préfixe latin præ-, avec e atone, peut donner en roumain trois formes : soit prĕ(ex. : prĕbuşi, prĕda), soit pre- (ex. : preface, prelĕua, preşci), ou encore pri(ex. : priveghiu, pricepe). Malgré ces trois variantes, qui semblent correspondre arbitrairement à tel mot ou à tel autre, elles sont appliquées différemment, selon les régions et les villages (ex. : preda au lieu de prĕda, ou privĕdḑut au lieu de prevĕdḑut etc.). 122 Prostŭ, « idiot, simple. » Du fait que ce mot se trouve également dans quelques langues slaves avec les acceptions « simple » et « libre », ainsi qu’en hongrois, paraszt, « paysan », on a supposé, en général, une origine slave non identifiée. Or, un tel mot devrait être de la famille lexicale slave de °prostiti, « demander. » L’évolution sémantique me semble improbable. On devrait plutôt penser à la famille lexicale latine prostare, « s’exposer. » Quoique dérivé de stare, prostare se conjugue quelque peu différemment (prostitus, prostiti, prostitissem, mais status, steti, stetissem), ce qui donne des dérivés en prosti-. Un nouvel infinitif °prostire est envisageable. De ce fait, il serait tout naturel que le verbe roumain prosti dérivât du latin, avec le sens réfléchi de « se donner en spectacle », « s’attirer l’opprobre. » De là, le déverbal prostŭ, qui a pu passer aisément dans les langues voisines. Pruncŭ, « enfant », du latin °pueruncus, diminutif de puer. Cette étymologie provient de Sextil Puşcariu. En hongrois, le premier o dans poronty, pourrait être la relique d’un u primitif en roumain : °puruncŭ, mais il est davantage plausible qu’en hongrois le premier o soit prothétique. La formation avec pr- est sans doute, beaucoup plus heurive, et doit venir de la contamination avec les mots celtiques équivalents, cf. gaélique écossais proitseach. Ceci pourrait expliquer le latin tardif pruetum, « plantation de jeunes plants. »26 On a donc dû y avoir, par métathèse, °pruencus. Pułŭ, « poussin, poulet, petit », du lat. puellus, avec métathèse. La plupart des dictionnaires s’accordent sur l’origine latine du mot (même si la forme exacte de l’étymon est disputée) ; cependant certains le font provenir des langues néoslaves. Pułénă ou połénă, « champ herbu. » Terme alpin, cf. arpitan poya, 26 Qui est expliquée par Charles du Fresne du Cange comme obtenue par le chute du a dans parvetum. 123 « montée des bestiaux aux pâturages de montagne, transhumance. » Probablement de la famille latine de pullus, puellus, étant donné que les poussins (ainsi que les oies et les canards adultes) sont envoyés paître à l’extérieur. Cf. fr. bouverie = « pré aux bœufs. » Alternativement, il s’agit de la racine celtique peur pour « pâture », ou encore d’un croisement de ces deux termes, un latin, l’autre celtique, sans rapport étymologique entre eux. Pułétă ou połétă, « étable ; basse-cour. » Terme alpin, cf. arpitan poyi, « conduire les bestiaux dans les pâturages de montagne, transhumer. » Mot apparenté à połénă/pułénă, mais avec un suffixe différent. Cf. fr. « poulailler. » En hiver, toutes les bêtes, y compris la volaille, résident dans la połétă, alors qu’en été, les poules dorment dans le coteçŭ. Pungă, « sachet », est généralement considéré grec ou slave. August Scriban note le latin tardif punga, le vénète ponga, le gothique puggs. Le terme existe également en limbourgeois pungel, flamand pundel, pondel. Pururea, « toujours. » À partir du préfixe celtique marquant le parachèvement, cf. breton peur-, gallois pur-, wallon pår, dans un composé. Par exemple, en breton, peurbaldus, « éternel. » Mais notre mot roumain devrait venir d’une forme du type peur+euriad, « complètement »+« durable », ou bien peurober, « consommation, fin de l’ouvrage », avec amuïssement du b, cf. faber → faurŭ. Răbḑa, « endurer, supporter. » Du grec ρͨάβδος, « bâton pour frapper. » Il n’est pas clair à quelle époque le mot est arrivé en roumain. Cependant, en aroumain, son homologue arăvdare (avec v) trahit un emprunt – en tout cas, en cette langue-là – depuis le grec tardif. Il est donc possible que ce mot soit arrivé en roumain à la charnière entre le grec ancien et le grec byzantin. 124 Raḑu, prénom considéré d’origine slave, étant donné les Radoslav, Radomir slaves. Toutefois, on ne retrouve pas de °Rado tout seul chez les Slaves. En revanche, on retrouve le substantif rhad en gallois, « plein de grâce » (de rhodd, « cadeau »), ainsi qu’une série d’adjectifs avec la racine rhad-. Il est, donc, le correspondant du latin Gratianus. Râcă, « vexation », à rapprocher du gaélique écossais rachd, du même sens. Raĭŭ, « paradis », est considéré slave, étant donné que les langues slaves ont le même mot avec la même acception. On le compare à l’avestan raëvant, « splendide », et au sanskrit rayí, « fortune. » Cependant, les Slaves n’ont été christianisés que des siècles après les Roumains. Le mot roumain doit, donc, précéder, l’arrivée des Slaves. Le latin paradisum, d’origine grecque, lui-même un mot oriental signifiant « jardin », n’est pas parvenu en roumain, mais a dû être traduit aux ancêtres selon des concepts qu’ils connaissaient. Ce terme doit être rapproché du gaélique écossais réidh, « champs » et « plain, droit, libre, apaisé, harmonieux, clair » ; breton rez, « sauvé, facile, plein » et « rêve », gallois rhwydd, « facile. » Râncăḑḑa, « hennir. » Les étymologistes y ont vu le latin rhonchare, probablement via un °rhonchizare. Cette hypothèse semblerait plausible, car on a aussi le substantif rhonchismus. Toutefois, le résultat aurait été °rânceza, cf. machinare → măcina. Il serait plus raisonnable de penser que le latin rhonchare ait donné un roumain °rânca, avec suffixation propre au roumain. Quant à nîncăḑḑa (buc necheza), sa relation avec râncădḑa n’est pas claire. Lazare Sainéan note l’abruzzais annichià, mais cf. anglais neigh, vieil anglais hnægan. Rannă, « plaie, blessure », et rănni, « blesser. » Le mot se retrouve dans les langues celtes modernes, par exemple : breton rann, « division, 125 fente », et rannañ, « diviser, séparer, fendre » ; gaélique irlandais rann, « section » et roinn, « séparer. » En cornique, kales rann signifie « dure épreuve. » En roumain, le an ancestral se nasalise en ân. Cependant, lorsque le mot ancestral a ann, il n’y a pas de nasalisation, par ex. : annus → annŭ, et non °ânŭ. Ou bien Anna → Annă, et non °Ână. Râni, « nettoyer. » En Transylvanie, il est souvent confondu avec hărăni, « nourrir », et s’utilise pour soigner les bêtes (nettoyer + mettre de la paille + abreuver + nourrir). Râni est d’origine germanique, arrivée via le gothique hrainjan, cf. flamand reinen, scandinave rena, allemand reinigen etc. Raţă, « canard. » M. Dan Ungureanu l’a retrouvé en frioulan sous la forme raze. Il n’est pas impossible que ce mot vînt d’un latin °alatia (pour alata) → °araţă → raţă. Rîmete, « ermitage, ermite. » Le latin heremita, « ermite”, est masculin, mais avec une forme en -a, comme pour la plupart des professions. Le résultat en roumain aurait été °rîmétă, pl. rîmeţi. Ce pluriel masculin a vraisemblablement été compris comme un féminin, par exemple, à partir des phrase du type : Mĕ ducŭ la rîmeţĭ, d’abord « ie vais chez les ermites », ensuite « je vais aux ermitages. » Le singulier féminin a été fait à partir du pluriel, donnant rîmete. Ces mots ne restent aujourd’hui que dans la toponymie ; dans le langage courant, ils ont été supplantés par pustnicŭ et schitŭ, l’un slave, l’autre néogrec. Rîmnŭ [rʌ̃], « Rome. » Si le mot Roma avait évolué du latin vers le roumain, il aurait donné °Róma. Il s’agit d’un masculin, dont la forme roumaine en â est naturelle, cf. quot → quâtŭ ; aduncus → adâncŭ ; avellana → alună (ou mieux aŭĕlună). Toutefois, la question se pose pourquoi Rîmnŭ est un masculin, alors qu’il serait tout à fait naturel d’y avoir le féminin du latin. Il s’agit d’une contamination avec le latin 126 regnum (cf. gaulois remos et Remesiana). D’ailleurs, il serait plus juste de considérer que l’on a affaire à regnum pour la forme du mot, et à Roma pour le sens. Pour le gn → mn, cf. dignus → demn ; signum → sĕmn ; lignum → lemn etc., mutation due, sans doute, à l’influence grecque dans agnus = ἀμνός, ou aux variantes celtiques. Pour la fusion Roma+regnum, il s’agit d’un phénomène toujours actuel, par exemple, dans le langage courant, « Je dois sonner à Bruxelles, demander à Bruxelles, les données sont envoyées à Bruxelles, Bruxelles est au courant, tout est géré par Bruxelles », où Bruxelles est synonyme de « direction. » On prétend que le mot Rîmnŭ serait d’origine slave. Or les langues slaves ne changent pas sans raison les toponymes, ni ne les font évoluer. Il serait plus logique de considérer que tant les Slaves que les Turcs et les Arabes aient emprunté une forme propre aux langues néolatines orientales. Les deux villes Rîmnicŭ sont des diminutifs de Rîmnŭ. Rişŭ, « riz. » D’origine orientale, parmi les différents noms roumains du riz, celui-ci doit être le plus ancien, car le ş représente un s ou z intervocalique. De riş, « riz », dérive rişcă, « sarrasin », qui, à son tour, a donné rişcaş, « riz. » L’emprunt plus récent orez est incompatible avec la langue roumaine, qui demande soit que le o atone devienne u, soit qu’il tombe. Rochie, « jupe. » Du flamand rokje, même sens et même prononciation. Român → rumân. Rongłĭŭ, « torchon, vêtement déchiré. » Du latin runcare, on a pu avoir un dérivé °runculus. Ruḑă (1), « descendance, apparentement. » Ceci mot existe en gaélique écossais, ruta, avec les acceptions de « troupeau, tribu de personnes. » 127 Peut-être apparenté au suivant. Ruḑă (2), « barre », comme l’anglais rod, du même sens, probablement apparenté au breton roudenn, « ligne. » Rudă (1) et (2) peuvent être apparentées, cf. en français lignée. Rugină, « rouille. » Le mot peut être apparenté au breton rozell, gaélique écossais et irlandais ruadh, gallois rhwd, de sens identique, et qui dérivent de la couleur rouge. Il est évident que le suffixe -ină est roumain. Le mot a dû être d’abord °rudḑină ; l’évolution de la prononciation a dû se faire comme dans putredŭ → putregiune. Rugŭ, « ronce, mûrier, bûcher. » Du latin rubus. Le b/v intervocalique latin se manifeste en roumain de deux façons différentes, que l’on considère aléatoires. Soit il est caduque (faber → faurŭ ; caballus → calŭ ; on devrait plutôt écrire căŭalŭ). Soit il devient g, comme dans rugŭ, mais aussi nebula → negură ; favus → fagŭ etc. Or la chose n’est pas aléatoire. Dans les cas ou b/v → g, il faudrait considérer que la mutation était plus primitive, et ayant eu lieu sur base des mutations celtiques. Par exemple, dans notre cas, rubus → °ruvu → rugwu → rugŭ. En d’autres termes, on a d’abord eu un adoucissement ; dans un second temps, un durcissement qui s’est fait dans une autre direction. Ruge, « rose sauvage ; tournesol. » Du latin rosea. Probablement, il a contaminé le mot rugŭ, « ronce, buisson. » Le bucarestois écrit ruje. Rumânŭ. Ce mot représente l’évolution depuis le latin romanus, dans sa forme roumaine. C’est le seul terme ethnique et linguistique par lequel les Roumains se sont autodéfinis eux-mêmes. Ontologiquement, c’est le même terme, sous différents accidents, par lequel se définissent d’autres peuplades néolatines : rumantsch par les Romanches, romands par les 128 Romands, li roman payis par les Wallons27, rumări par les Roumaires d’Istrie, armãni par les Aroumains. En roumain, la forme avec u est une métaphonie qui s’applique sur le o atone, p. ex. : dormire → durmi ; morire → muri ; collocare → culca etc. (et qui prévaut chez les Romanches aussi). Le mot °român n’est pas roumain du tout, mais c’est une reromanisation forcée, qui veut court-circuiter les lois phonétiques et des siècles d’histoire. Cela ne rend aucun service aux Roumains, ni à la langue roumaine. C’est comme si les Français modifiaient leur ethnonyme en °Frankès, sous prétexte que les Francs eussent prononcé k. Sacŭ Satŭ, « village », est considéré du latin fossatum, étymologie qui semble indiquée par l’albanais fshat et l’aroumain fsat. Alexandre Ciorănescu croit qu’il s’agit d’une contamination avec le latin satum, du verbe sero, « semer. » Les Roumains vivaient dans les montagnes, et leurs villages n’ont jamais été fortifiés (mais la cité fortifiée s’appelle cetate, ou mieux ceŭĕtate). Même, dans les montagnes, les cités fortifiés n’ont pas de fossé autour. En gaélique on a deux substantifs sìth, deux mots apparemment différents, dont l’un signifie « monceau », tandis que le second « tranquillité », cf. gallois sad, « stable », breton, sioulaat, « calmer, tranquilliser. » Cependant, en gaélique, sìolaidh, « s’installer. » On a pu avoir un mot sìth avec un sens cumulant les trois sens celtiques d’une façon ou d’une autre. Ce processus serait identique à la formation du settle anglais, qui provient de la fusion entre un mot, « calmer », et un autre, « siéger. » Plus tard, il a pu influencer fs(h)at, dont le u manquant est propre, et qui ne correspond pas trop à la phonétique roumaine. 27 Les deux villages Heure, l’un wallon, l’autre limbourgeois, se distinguent par l’appartenance linguistique : l’un est Heure-le-Tixhe, l’autre Haure-le-Romain. Pour ce dernier, les germaniques disent Waals-Heur, alors que les Wallons l’appellent Heure-li-Romin. Ceci montre sous quel vocable se définissaient anciennement les Wallons. 129 Sârgui, « persister », et sorgoş, « urgent. » Ces deux mots de la même famille ont dû pénétrer en roumain à des époques différentes. Le premier devrait venir du gothique saurgan, tandis que le second des parlers ouest-germaniques sorgen/zorgen. Sbârci → sgârci. Sbiera, « crier. » Ce verbe commençant par un s trahit un ex- latin. En wallon, on a le verbe boerler/beurlai, d’une onomatopée de type beu. Celle-ci devrait être ancienne, cf. le verbe latin belare/balare, qui représentent l’onomatopée bêê. En wallon, sbeurlai signifie « se casser », probablement en référence au bruit fait par l’objet qui se casse. Scałŭ, « chardon. » C’est probablement le seul mot, ou l’un des deux mots, d’origine dacique. En effet, Dioscoride note le mot skiare dans sa liste de plantes, et sans que l’on sache ce qu’il signifie réellement. Cependant, le mot cornique pour « chardon » est ascal, breton askoll, gallois ysgall. Une origine celtique de ce mot n’est donc pas exclue, et d’ailleurs celle-ci semble beaucoup plus plausible que l’origine dace. En aroumain, le mot est scăliu, et en moglène scal’. On aurait du mal à voir comment le dace skiare aurait pu évoluer vers les mots que l’on a en roumain, aroumain et moglène. Tout d’abord, on devrait avoir une métathèse skiare → °skaire, ensuite un lambdacisme – rarissime en roumain – aurait dû intervenir : °skaire → °skaile. Pour finir, la lénification du l, puis une réfaction d’un deuxième singulier à partir du pluriel : °skaile → unŭ °scałe, doŭi scałĭ, unŭ scałŭ. En tout, quatre changements intermédiaires et peu probables auraient dû intervenir, pour que ce mot soit d’origine dace. Par contre, dans les langues celtiques, du moins en breton et en gallois, le l est déjà lénifié. Le seul changement que le mot celtique a dû subir en route vers sa forme roumaine, c’est la chute de la voyelle initiale, chose très fréquente en 130 roumain. Le bucarestois écrit scai au singulier comme au pluriel, tandis que certaines autres orthographes écrivent scaiu au singulier, et scai au pluriel. Scânci, « pleurer », en parlant du chien. De la même famille que le latin cantare, roum. cânta, avec le préfixe ex-, et un changement de conjugaison. Pour le sémantisme, on utilise le mot cântecŭ (lat. canticum) métaphoriquement, pour parler des pleurs d’un enfant. Scaunŭ, « chaise. » L’origine latine ne ce mot n’a pas été contestée, à ma connaissance. Il s’agit du latin scamnum, qui a également donné xhame en wallon. Cependant, en roumain, le résultat aurait dû être °scamnŭ. Cependant, cf. le breton skaoñ, de sens identique. Şcimba, « changer. » Les anciens l’écrivaient şchimba, le bucarestois schimba, et on le considère du latin tardif excambiare, lui-même du gaulois cambion. Cependant, cela aurait donné en roumain °scâmbiea. À l’origine du mot roumain, il doit y avoir une autre forme celtique, cf. breton kemmañ et eskemmiñ. Şchimba → şcimba. Sclinti, « disloquer, luxer. » Ce mot est utilisé surtout comme réfléchi, et surtout par rapport aux bras, mains, jambes, pieds. Il est probablement apparenté à clin, sorte de manchette. En wallon, il y a schlindje, « (main) gauche », et di schlimboigne, « de travers. » Leur origine est celtique : « gauche » se dit en breton kleiz, en irlandais chlé, en cornique kledh. Le résultat normal en roumain aurait dû être °şcłinti [ʃcĩ'ci]. Or notre exception a un précédent : le latin scintilla a donné en roumain non pas °şcintełe [ʃcĩ'cɛje], mais bien schintełe [skĩ'cɛje]. Pour expliquer le phénomène, on suppose un in → °an. Une telle mutation expliquerai la variante roumaine scrânti pour sclinti. 131 Scoborî, « descendre. » Comme en wallon, lorsqu’un mot commence par sc-, il représente le plus souvent un préfixe latin, et donc l’origine en est latine. Le latin tardif discombrare signifie « décharger. » En wallon, ce verbe a donné dixhombrai, « se dépêcher. » Le changement sémantique vient du fait de décharger les bagages (d’une charrette, des épaules, d’une monture) et de descendre de la monture. Le résultat en roumain aurait dû être °descumbra. Cependant, un passage français de 1415, cité par Charles du Fresne du Cange, donne : nos le vos priames que vos por Dieu en descombrissiez l’ame de li. Lou descomb erroit et li seroit sole et quite etc. Ceci révèle une forme française descombérir. Dans les langues ibériques on trouve escombrar, « nettoyer », et en latin ibérique scombrare. Cependant, comme dans abhorrere devenu borî, le o atone n’est pas devenu u, mais même un u est devenu o. Scopi ou scuipa, « cracher. » Mot celtique. Cf. breton skopat, même sens ; skopadur, « crachement » ; skop, « crachat » ; gaélique écossais sglaipeid, « crachat. » Il est intéressant de voir qu’en breton il y a les deux formes verbales, skopiñ et skopañ comme en roumain, une en i, l’autre en a. Scorbură, « creux d’arbre. » On le considère du latin scroba, « trou », avec métathèse et suffixe -ula. Cependant, les ancêtres auraient pu utiliser le mot gaură (voir ce mot), qui est le générique pour « trou. » Scorbură, pour sa part, ne fait référence qu’aux seuls trous dans les arbres. Ici on a une double influence du substrat celtique : pour « branche », cf. cornique scor, breton skourr, gallois ysgwr28 ; pour « crevasse, creux », cf. gaélique irlandais sgor. 28 À cette même famille celtique doit appartenir le wallon scoreye, « fouet », étant donné que les fermiers utilisent parfois juste un fouet de petites branches, voire juste une petite branche, à la place du fouet. 132 Scorni a le sens premier de tirer un animal hors de sa loge, et le sens secondaire d’inventer, imaginer. Il vient d’un mot celtique pour « noyau », cf. cornique ascorn, breton askorn, gallois asgwrn. D’abord, le mot dû signifier en roumain « tirer le noyau hors d’un fruit » ; autrement le dernier sens – le plus courant – serait plus difficile à expliquer. Le sémantisme s’explique comme le français pondre, d’abord des œufs, puis des idées, des histoires invraisemblables. Scórţă, « écorce. » Dans quasi toutes les langues romanes, on a des accidents différents du mot latin scortea, « manteau de peau. » Cependant, pour arriver à notre sémantisme, il faut y voir une influence sémantique du substrat celtique, cf. gaélique écossais sgrath, « écorce », anglais scraw, « couche verte. » Scóte, « tirer, sortir, extraire » quelque chose ou quelqu’un. Certains l’expliquent par le latin excutere, « secouer », via un °excotere. Le sémantisme semble tiré par les cheveux. Il serait plus raisonnable de le considérer comme un °excottere, « tirer hors du manteau ou du tissu », dérivé de cotta. Screme, « pousser des cris à la toilette, ou en accouchant. » Est habituellement comparé au français « épreindre », aroumain sprimitare etc., qui viennent du latin exprimere. August Scriban le dérive du latin excrementum, ce que les dictionnaires ultérieurs rejettent sans explication. En réalité, alors qu’excrementum vient d’excerno, néanmoins, populairement il a pu être réinterprété comme substantivisation d’°excremere, « écrémer » (cf. it. scremare), au lieu d’excremare, « brûler. » Le sémantisme n’est pas difficile, cf. l’expression : Atâta te strîng, până te caci pĕ tine. « Je t’étreins tellement, jusqu’à ce que tu te chies dessus », dite avec affection à un enfant. L’anglais scream et ses équivalents germaniques ont probablement comme origine le même terme latin. 133 Scula, « se lever, se réveiller. » Du latin °ex-col-levare. Cette construction, par rapport à lĕua, est tout à fait parallèle à spĕla (à partir de °ex-per-lavare) par rapport à la. Malgré le verbe préfixé, la, dont l’indicatif présent est lau, néanmoins, son composé spĕla se conjugue non pas °spĕlau, mais spĕl, comme s’il n’était pas composé. De la même façon, scula se conjugue scol à l’indicatif présent, non pas °scłieau. Malgré l’étymologie populaire, le verbe scula n’a aucun rapport avec le substantif suivant. Sculă, « outil. » Forme indo-européenne qui se retrouve dans plusieurs langues, dont : l’anglais skill, « aptitude », et scull, « aviron », le gothique skilja, « boucher », le grec σκύλλω, « séparer, découper » etc. De la famille de ce dernier, le grec masculin σκεῦος a exactement le même sens que notre mot roumain, alors que le féminin σκεῦή ou σκεῦά est davantage penché sur les vêtements. En supposant ce mot féminin, avec les acceptions du mot masculin, on devrait avoir en roumain °şcea ou °şcéuă, ou encore °şcélă ( ← pl. °şcele). Il est donc plus probable – mais pas absolument nécessaire – qu’il y eût d’abord une forme °σκῦά, cela aurait évolué vers °scue, pluriel scule, d’où un autre singulier sculă. Alternativement, on pourrait envisager un singulier masculin °σκῦος, qui aurait donné °scu ; devenu neutre, son pluriel serait scule, ensuite le mot serait devenu féminin, avec le singulier sculă. Toutefois, ces derniers mécanismes ne sont pas nécessaires pour obtenir le l, compte tenu de la présence de λλ dans la racine. À partir du verbe, on aurait pu avoir un substantif °σκυλλή. Scumpŭ, « cher », pourrait être rapproché du latin ex computu, mais cela aurait donné °scumputŭ voire °scumptŭ → °scuntŭ, et l’on a déjà cumpĕtŭ, « modération. » Toutefois, il pourrait venir du celtique, cf. breton skoemp, « délicat, qui manque de modération », ou, en parlant d’une affaire, « délicate, scabreuse. » 134 Scunḑŭ, « petit de taille. » À partir du verbe latin scandere, « s’élever », un déverbal °scandus, avec antiphrase. Le résultat, °scând → scund est normal, p. ex. : îmbla → umbla ; împle → umple etc. Scurma, « fouiller la terre », en parlant du cochon. On peut le rapprocher du latin tardif grugnum, « groin », qui aurait donné en roumain °grumn ; avec un s- (lat. ex-) et une perte du n final, ainsi qu’une métathèse, on aurait pu obtenir le verbe roumain. Alternativement (ou en addition), scurma peut être rapproché du gaélique écossais sgròbadh, « gratter avec les ongles ou avec le talon », breton skrabat, « gratter. » Sḑăriŭea, « griffer. » Du latin dardus, « dard. » Le d final s’est perdu tôt, cf. en wallon si dårai, « se garrocher. » Avec le préfixe s- (lat. ex-), et peut-être même à partir d’une forme primitive °exdaribare, on est facilement arrivé à sdăriŭea. Le b intervocalique est indispensable, autrement on aurait obtenu °sdărea. Şea ou şéłă, pl şele. Au singulier, il signifie « selle », tandis qu’au pluriel, il désigne le bas du dos, cf. en français « les selles. » L’origine latine du mot, sella, semble évidente à quiconque parle une deuxième langue romane. Néanmoins, les dacistes n’y voient que l’albanais shallë. Or l’albanais ne fait rien d’autre que s’inscrire à la suite du castillan silla, et de la plupart des autres langues romanes qui ont sella, avec des langues non-romanes, cf. anglais saddle, flamand zadel, arabe selj etc. Sĕmnŭ, « signe. » Il est évident qu’il s’agit du latin signum ; cependant, il a pu être contaminé avec le celtique, cf. gaélique écossais et irlandais samhla, breton sin. Sérbĕḑŭ, « aigre » et « qui manque de sel. » Celtique : gaélique écossais et irlandais searbh, breton c’hwerv, « amer » et « aigre. » 135 Sfăt → fĕt. Sfĕrma, « casser ; éclater ; égrainer. » Du latin ex- et frmus, « ferme », à travers une forme exfrmare. Le déverbal en est sfărîmă ou fărîmă, « miette. » L’albanais thërrime (souvent invoqué pour “prouver” la dacité du mot roumain) pourrait être apparenté au verbe celtique correspondant, cf. breton terriñ, gallois torri, cornique terry ; certains y voient le latin fragmen, qui me semble apparenté seulement via la racine ultime indo-européenne. Sgânḑări, « remuer le couteau (ou le doigt) dans la plaie », vient du mot celtique pour « couteau », cf. gaélique écossais sgian, pl. sgèanan, mannois skynn, irlandais scian. Il est possible que le terme roumain provienne d’un nn → nd, avec un suffixe normal, cf. frundḑă, « feuille », suffixé, frundḑări, « feuilleter. » Sgârci (se), être avare. Certains le rapprochent de sgâriea, à cause du syntagme sgârie-brîndḑă, « gratte-miettes », appliquée aux avares. Il est possible qu’a se sgârci soit le même verbe qu’a se sbârci, « se flétrir, se recroqueviller », qui doit être d’origine celtique, avec métathèse, cf. gaélique écossais sgreag, breton krugan. Sgâriea, « griffer. » Celtique, cf. gaélique écossais sgrìob, sgrìoch. Le bucarestois écrit zgîria puis zgâria. Voyez aussi les entrées sdăriea et głară, mots par lesquels il aurait pu être contaminé. Sgură, « résidu. » Il s’agit d’un mot celtique, cf. gaélique écossais smùr, de même sens, mais contaminé par le verbe scura (lat. excurare, gaélique sgur). Şi (1), « et. » Il est notoire que cette conjonction de coordination vient 136 du latin sic. Cependant, on dit souvent que les langues néolatines occidentales utilisent et (latin et), pendant que les orientales utilisent şi (lat. sic). Au fait, le wallon utilise les deux formes – et & si – voire de façon répétitive, pléonastique : et si, et s’, éyet. Chez Sava Branković, un archevêque-métropolite serbe, qui écrit en roumain tout en voulant éliminer cette langue, on trouve parfois să à la place de şi, par ex. : să nu sĕ vorŭ lăsa. Şi (2), « si », conjonction introduisant le subjonctif. Dans les langues néolatines occidentales, on utilise le si pour introduire une phrase conditionnelle. Cette dernière se forme en roumain avec dĕcă ou de, « dès que. » Voici un tableau comparatif : Roumain Traduction en français Cântă Il (elle) chante (Că) şi cânte Qu’elle (il) chante Dĕcă amŭ cântatŭ Si nous avons chanté Quât-cĭ aţĭ cântatŭ = ḑĕcă aţĭ cântatŭ Dès que vous avez chanté Quât ḑe cântatŭ Quant à chanter On voit une descente en cascade des sens des conjonctions. En gros, littéralement, le roumanophone dira « que si je mange » au lieu de « que je mange. » Le si introduit une condition en français ; en roumain, le même mot avance une certitude sous-jacente. Le bucarestois a troqué le şi contre să, et ce vocable s’est répandu presque partout, même en Transylvanie. Sîmbră, « association », et simbrie, « salaire. » Ces mots sont apparentés au français « ensemble », et viennent d’une forme substantivisée de l’adverbe latin simul, adj. similis. Le rhotacisme est fréquent en roumain pour les l intervocaliques. Le b est prothétique. 137 Slugă, « serviteur, servante », sulger, « fonctionnaire », slugi, « servir », et slugĭbă, « service ». Les dictionnaires, changeant au plus souvent g+i en j+i de manière artificielle, voient ces mots dans les langues slaves modernes, ainsi qu’en hongrois. Cependant, on aurait du mal à expliquer le changement de la racine de g en j, sauf en roumain. Il faut partir de la famille lexicale latine de sulca, « sillon », sulcare, « labourer », qui a dû produire un nom d’occupation de type sulca, d’après les modèles agricola, nauta etc. Le sulcanus est attesté, et en roumain il aurait donné °sulgân ou °sulgăn. L’évolution de sulca aurait donné en roumain °sulgă, d’où sulger, ainsi que la forme hongroise szolga. Par métathèse, on a obtenu slugă, ainsi que le verbe slugi et ses dérivés. Smântână, « crème. » L’hypothèse la plus plausible est une forme °exmantana, de mantum, « manteau. » La façon classique d’obtenir la crème consistait à laisser décanter le lait : la petite quantité au-dessus sera la crème, tandis que la grosse quantité en-dessous le yaourt. Cf. le français manteau de crème, ainsi que manteca, manteiga, « beurre », dans les langues ibériques, cf. aussi le ladin smàlz, le vénète smàuç, smalso. Smĕu, « dragon ; cerf-volant. » Anatole Bailly donne les mots grecs σμερδνός et σμερδαλέος, « terrible, effrayant à voir ou à entendre. » En même temps, σμῆνος, signifiant à la base « essaim », a fini par désigner également une volée d’oiseaux et un escadron. De ce fait, les sens de ces deux termes, σμῆνος et σμερδνός, ont pu être confondus ; l’évolution de σμῆνος vers smĕu au lieu de °smîn est tout à fait possible, cf. lat. granus devenu grău au lieu de °grân. Smeur, « framboisier », smeură, « framboise. » Certains croient que le mot smeură serait apparenté à mure, « mure », avec un s- de ex-. Cependant, pourquoi le changement de la racine u → eu ? Et d’où viendrait le préfixe ex- ? M. Dan Ungureanu a trouvé ces mots en irlandais. En effet, en gaélique écossais, smeur ou sméar signifie 138 « mûre », et en gaélique irlandais sméar, pluriel sméara. Donc, smeură et mure partagent la même racine indo-européenne, mais pas la même filière. Ces deux mots ont dû être synonymes chez les ancêtres, et l’on s’est servi de tous les deux, dans le but de distinguer deux fruits de la même famille. Sminti (se), « perdre la raison ; se scandaliser. » Ce verbe réfléchi dérive du substantif minte (lat. mens, gén. mentis), « intelligence, raison », avec le préfixe ex- devenu en roumain s-, cf. en français « écerveler. » Le résultat normal aurait dû être °sminţi, mais pour éviter l’homophonie avec minţi, « mentir », le t de sminti ne devient pas ţ. Smocŭ, « moignon ; petit bouquet coupé ; mèche coupée ; botte d’herbes » ; et smicea, « branche coupée. » Pourrait être celtique, cf. gaélique écossais smot, smod, -an, « petit bec, restes de ce qui a été coupé, amas d’algues. » Smólă [smɔ:lə], « bitume, poix. » À la première vue, il semble formé à partir du grec σμύχω, « brûler à petit feu », avec le suffixe -ólă, du lat. -olla (-onla). Toutefois, on retrouve smàl [smɔ:l] en gaélique écossais, avec des sens proches de l’acception roumaine. Sołĭŭ, « saleté ; essence, race, espèce. » Le bucarestois écrit soi. S’emploie au plus souvent à propos des variétés végétales, plus rarement animales. Apparenté au verbe sołi, « souiller ». Du latin solum, avec le dérivé solium. À part d’idée de « sol, boue », le latin solum comporte également un sens dérivé, que Napoléon Theil décrit ainsi : « fondement, fond, qualité fondamentale », d’où l’expression de sołĭŭ bunŭ, à propos des variétés horticoles. Someşŭ, hydronyme. Ne connaissant pas son origine, on s’aventure beaucoup pour supposer une origine dace de ce mot. Or il s’agit du 139 celtique sam, « rivière », cf. kentois sump, « crique », cf. Sambre, Somme, Semois etc. Probablement la rivière Sâmbăta appartient à la même famille, et n’a rien à voir avec « samedi. » Şopârlă, « lézard », est habituellement comparé à l’albanais zhapi, shapi. D’autre part, le gréco-latin seps est regardé comme insuffisant. Cependant, on a le gaélique écossais sèap [ʃɛ:p] ou seap [ʃjap], « longue queue » et « furtif », qui devrait pouvoir expliquer les accidents albanais et roumain du mot. Spaimă, « épouvante, frayeur. » Origine celtique, cf. gaélique écossais sgaoim, irlandais scéin, même sens. Spăimînta, « faire peur, épouvanter. » On part du latin expavere, via un fréquentatif hypothétique, mais on se heurte au m présent dans plusieurs langues néolatines, dont le sarde, le vénitien et le roumain. Les langues celtiques pourraient expliquer une contamination de substrat, cf. breton spontañ, « épouvanter », gaélique écossais sgaoim, irlandais scéin, « épouvante, frayeur. » Spânḑḑŭ, « hellébore, rose de Noël. » Alexandre Ciorănescu la dérive du latin spongium, ce qui serait phonétiquement possible à partir du pluriel (°spângĭ → °spânjĭ → °spânzŭ selon le modèle des mots d’origine slave). Toutefois, on aurait du mal à comprendre la confusion entre l’hellébore et l’éponge. Il faut, à mon avis, y voir le verbe latin expandere, d’où °expandeum, cf. pândḑă (voir ce mot). L’hellébore est une plante résistante au froid et à l’ombre, qui fleurit en hiver, et qui s’étend, d’où son nom en roumain. Sparge, « casser », est reconnu par les étymologistes comme venant du latin spargere, « répandre. » Le sémantisme s’explique par le verre qui se brise. Je casse le verre, donc je le répands par terre. Or ce sens de 140 « casser » ou « introduire en cassant » se retrouve déjà dans le gaélique écossais sparr, ce qui trahit une contamination sémantique du mot latrin par le substrat celtique. Spĕla, « laver. » Le latin lavare a donné lăŭa [la], avec amuïssement du v. Mot d’une syllabe seulement, il reste souvent incompris à l’oral ; de ce fait, il est systématiquement remplacé par spĕla. On considère ce dernier comme un composé du premier, °experlavare. Cependant, il se conjugue quelque peu différemment. Le participe passé du premier est lăutŭ, mais du second spĕlatŭ. Dans quelques langues germaniques il y a le verbe spülen, spoelen, cf. wallon spåmai, mais qui ne semble attesté ni dans les langues scandinaves, ni en gothique. Si les langues germaniques ont emprunté un mot au fond latin, alors cela a dû avoir lieu avant l’amuïssement du v, et donc avant que les ancêtres ne déménagent vers les Carpates. Si le roumain, à l’instar du wallon, a emprunté ce mot aux langues germaniques, l’origine de ce mot en allemand et en flamand est mystérieuse, étant donné l’absence de trace dans les autres langues germaniques. Spĕriŭea, « faire peur. » Le latin spiritus a donné en wallon spér, dont le sens le plus répandu est de « fantôme », « l’esprit impur » ; c’est pourquoi il a été supplanté par le français esprit dans les sens positifs. En réalité, spiritus aurait donné en wallon °sperou (cf. reexitus → rexhou). L’origine doit en être soit °spirtus, soit une forme celtique de la même racine indo-européenne. En tout cas, chez les Roumains aussi, la carrière de ce mot devait avoir été brève, et il fut vite remplacé par le slave duch. Vraisemblablement, le roumain a dû avoir eu un mot semblable au wallon spér, cf. breton spouron, « épouvante », puis le verbe qui en dérive, pour « faire peur. » Avant l’arrivée des Slaves, les Roumains étaient chrétiens, ils baptisaient « au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit », donc le roumain a dû avoir – c’est obligé – un mot pour désigner la troisième personne de la Trinité. Et autant le verbe 141 roumain spĕriea que les substantifs wallon spér et breton spouron nous mènent vers une forme °spĕrŭ/spîrŭ, à moins que l’on ait utilisé, même pour le Saint-Esprit, le mot sufletŭ (lat. suffletus, de sufflare), qui désigne aujourd’hui l’âme humaine. Spiçă, « descendance ; rayon de roue. » Du latin species, « ce qui se donne au regard, espèce ; subdivision. » Le premier sens du mot roumain fait référence à l’arbre généalogique. Le rayon des roues en bois, on l’appelait tout simplement botă (voir ce mot, cf. gaélique both). Le rayon des roues de vélo ou de moto, on l’appelle spiçă, à partir de l’idée de subdivision de la roue. Certains pourraient s’étonner de ce que le sens abstrait du mot arrive en premier lieu, et que le sens concret soit secondaire ; cependant, cf. sîmbure, gréco-latin σύμβολον/symbolum, d’abord « symbole », ensuite « pépin, noyau. » Sporŭ, « progrès », et spori, « multiplier, progresser. » Les dictionnaires y voient un mot slave signifiant « mamelle. » Il s’agit plutôt d’un type σπόρος, « semence, récolte. » Spuḑḑă, « cendre », du latin spodium, pluriel spodia, compris comme un féminin singulier. Certains ne veulent pas l’admettre, à cause du u, car on s’attendrait à spodia → spódḑă. Cependant, pontem, frontem, forma, °orma → punte, frunte, furmă, urmă, et non °pónte, °frónte, °fórmă, °órmă. Stâlci, « déformer, mutiler. » Du latin stultus, éventuellement via un dérivé °stultire. Le passage de ti- à ci- s’est fait comme dans încâlci. J’ai rencontré le sobriquet Stâlcu. Stână, « bergerie d’été. » Du verbe sta (lat. stare, goth. standan). Le verbe signifie non seulement « se tenir [debout] », mais aussi « demeurer, habiter », cf. occitan estatjant, « habitant, locataire. » L’année du berger est partagée entre le passage à la montagne, en été, 142 et la demeure d’hiver dans la vallée. À la montagne il y a plusieurs “stations”, par où le pâtre et son troupeau passent. Cf l’italien stanza. Cf. aussi le gaélique écossais stann, « stand. » Stâncă, « rocher », est considéré d’origine slave. En réalité, le mot slave stana, « pierre », existe bel et bien en roumain, et son diminutif aurait été °stanncă, °stănnuçă, °stănióră etc., sans nasalisation (ân [ʌ̃]) de la racine. Or le mot stâncă, de par la nasalisation, doit être antérieur à l’arrivée des Slaves. Il vient du germanique, via le gothique accusatif stain, cf. flamand et luxembourgeois steen, anglais stone, allemand Stein. Le suffixe diminutif sert à le distinguer d’avec stândŭ et stână. Stârni, « exciter, provoquer, déranger. » Du germanique stören, storen, stir, probablement via le gothique staurkjan. Stĕpânŭ, « maître. » Alexandre Ciorănescu cite Bruno Magliorni, qui le dérive du nom du roi Étienne de Hongrie, sans pourtant y prêter attention. Cette hypothèse est plausible pour de multiples raisons. Tout d’abord, Stephanus → stĕpân s’est formé comme Diurpanus → jupân ; il y a même des créations modernes, comme céuşésca. Ensuite, quant à la forme du mot ; en roumain, au plus souvent, les prénoms traditionnels ont une forme ancienne, due à l’évolution du mot gréco-latin, et une forme moderne, introduite par le slavon d’église : Nicóră ≈ Nicolae ; Georgĭŭ ≈ Gheorghe ; Paulŭ ≈ Pavelŭ ; Iléna ≈ Elena ; Măriea ≈ Maria. Or pour saint Étienne, apparemment il n’y a que la forme moderne Ştefan. Par évolution, c’est la forme Stĕpân qu’on aurait dû obtenir. Cette forme a dû se perdre dans l’anthroponymie uniquement à cause de la connotation négative de l’antonomase stăpân, de la même façon dont le prénom Mărtîn s’est perdu à cause de l’antonomase mărtîn = ours. Steregińe, « suie », pourrait être apparenté au gaélique écossais stùr, « poussière. » 143 Sterpŭ, « stérile », et stîrpi, « extirper. » L’origine latine de ce mot, autant par la forme que par le sémantisme, doit sauter aux yeux : exstirpare. Néanmoins, beaucoup le considèrent encore “dacique” ou inconnu. Il y a d’autres verbes en a latin, qui changent en i, par ex. : dominare → domni. En Belgique, le vocable est très présent dans la toponymie : Sterpî/Strépy, Sterpenich, plusieurs Ster, plusieurs -ster. Stîlpŭ, « colonne », et stîlpare, « rameau. » Ces deux termes ont dû provenir simultanément, par confusion, de trois termes : στῦλος/stilus, στιλπνός et stirps. Les deux premiers ont dû être confondus dans le sens de phare, mais aussi dans l’image biblique de la colonne de feu, stîlp de foc. Le troisième terme ancestral, stirps, « rameau », aurait dû donner en roumain °stîrpe, mais il a dû être vite hypercorrigé, pour éviter la paronymie avec stîrpi et stîrp, « extirper » et « stérile », car une végétation est tout sauf stérile. Stîngeni ou stîngeri, « gêner », dont le participe passé signifie « dépareillé. » Probablement de tângea, avec le préfixe s- (lat ex-), initialement en référence aux chevaux. Stîrgŭ, « héron, pélican, aigrette, oiseau. » Du latin strix, gén. strigis, d’où vient également le verbe striga, « crier », mais avec métathèse et au masculin. Stră-, préfixe du latin extra, qui forme en roumain surtout des verbes, mais pas exclusivement. Citons quelques exemples : străbăla, « débaucher » (cf. it. traballare), străbate, « parcourir » (représenté en wallon par ribate, du même sens), străluci, « luire beaucoup, briller », străpunge, « poindre profondément, percer », străbun, « ancêtre, latin. » Alors que les dictionnaires reconnaissent ce préfixe d’origine latine, néanmoins, ils ne reconnaissent pas tous les mots roumains ainsi 144 préfixés. Le wallon a également le préfixe stra-, de la même origine latine. Străḑui (se), « s’efforcer, faire de son mieux. » Les dictionnaires le rapprochent du serbo-croate stradati, « souffrir. » Non seulement cela est phonétiquement impossible, mais le sens en est idéologiquement différent. Comme pour les autres verbes en stră- (lat. extra), c’est un mot d’origine latine. Il faut y voir un type °extradubire, pour dubitare, dont l’un des sens est « rouler dans son esprit, examiner, rechercher » (Napoléon Theil), avec contamination possible par debere. Străfoca (se), « se stresser, se donner beaucoup de peine, peiner. » Le mot se trouve également en breton sous la forme strafuilhañ, de sens identique. Apparenté à foc, « feu », et à înfoca, « enflammer (fig.) », le verbe străfoca est composé du préfixe stră- (lat. extra-) + focŭ, et peutêtre directement d’un latin tardif °extrafocare. Verbe très usité en Transylvanie, străfoca est quasi unanimement ignoré par le bucarestois. Străgłată, « maquée de vache. » Du latin stragulum, signifiant ici le tissu dans lequel le yaourt bouilli est enveloppé, afin de faire s’égoutter le lactosérum. Straĭŭ, « vêtement (de qualité moyenne). » Du latin stragulum, « couverture, vêtement pour animaux », on a dû avoir en roumain °stragłĭŭ [straɟ], d’où straĭŭ, par changement du son [ɟ] en [j], cf. plagium → plaĭŭ, probablement aussi par contamination avec traĭŭ. L’italien straccio (de sens très proche du roumain) est généralement considéré comme dérivé du latin extrahere. Ce verbe latin aurait donné en roumain °străi, substantivisé en straĭŭ, cf. trăi. L’italien straccio pourrait également provenir du même latin stragulum. De straĭŭ dérive straiçă, large sac en laine, que l’on porte en bandoulière, ce qui explique la polysémie de la racine. Cf. ţol, « tapis » et « vêtement. » Le frioulan tranc 145 et le vénétien straja, « paille », ne sont pas d’origine slave, contrairement à ce que suggère Alexandru Ciorănescu, car présents également en wallon sous l’accident strin, mais je ne pense pas non plus qu’ils aient un rapport quelconque avec le roumain straĭŭ ou l’italien straccio. Quoi qu’il en soit, straĭŭ/straccio, de stragulum ou d’extrahere, ont dû être influencés par le substrat celtique, cf. gaélique écossais triubhas, anglais trousers, « pantalon. » Pour le sémantisme, cf. le celtique braca, « pantalon », qui a donné en roumain se îmbrăca, « s’habiller, se gréer. » Straĭçă, « sac en tissu. » Dérive de straĭŭ, d’où aussi la phrase : Dă-mĭ straĭça, şi mĕ îmbrăcŭ, littéralement : « Donne-moi le sac, pour que je m’habille. »29 Straĭça est large, parfois ornée de fleurs ou autres motifs colorés, et souvent portée en bandoulière. Il y a une certaine relation entre straĭçă et traĭstă, paronymes et de sens proche. Strepeḑe, « ver dans le fromage. » Probablement apparenté au germanique stripe/Streich, « strie, raie. » Strugure, « raisin. » L’explication la plus convaincante, autant sémantiquement que phonologiquement, est celle de Heimann Tiktin, à partir du grec τρύξ, gén. τρυγός, « moût de raisin », cf. τρύγητος, « vendange. » Cependant la forme de strugure est tout à fait latine, avec un préfixe s- (lat. ex-), et un diminutif par le suffixe -ure (lat. -ulus, gén. -ulis, ac. -ulem, avec rhotacisme). Le y devient u en roumain (cf. martyr → martur). Le mot strugure a presque entièrement supplanté auă (lat. uva). Strungă. Nom donné à un passage étroit dans les montagnes, puis aussi à la porte ou au chemin étroit par laquelle les brebis passent pour être traites ; enfin, le mot désigne le vide entre deux dents. Du latin extruncare, « essarter. » On a dû avoir un verbe °strunga, « essarter », puis 29 Rapporté par le prof. Mircea Sfăşie. 146 le déverbal strungă, « endroit sans arbres. » Tabără, « camp. » Forme féminine dérivée de Thabor, montagne sur laquelle a eu lieu la transfiguration de Jésus. Dans l’épisode en question, Pierre propose à Jésus d’y faire trois tentes, d’où l’évolution du sens. Le mot est relativement tardif, autrement on aurait eu °taŭoră → °taură. Talgerŭ, « assiette plate. » À partir du grec τάλαντον, « plateau », d’où le latin talentum, on a dû garder une racine tal-, avec un faux suffixe -ger, d’après ager, fulger, uger etc. En flamand, teljoor, talloor, même sens. Talpă, « semelle », est considéré dace par les dacistes ; d’autres l’ont retrouvé en hongrois et en bulgare. Alexandre Ciorănescu l’a trouvé en frioulan et en cômois. En effet, en frioulan, il y a talpâ, « marcher », et talpassâ, « fouler aux pieds. » L’origine doit en être le latin talus, d’où le français talon. Le p aurait pu apparaître comme dans stilus → stîlpŭ. Ţapŭ, « bouc », et ţapă, « lance », ainsi que leurs dérivés înţăpa, « piquer », ţăpuşe, « flèche » etc. Le bucarestois ne voit pas le rapport entre le premier terme et ses dérivés, qu’il écrit avec « e » : ţeapă, înţepa etc., et considère le premier comme un mot slave. En réalité, il faut commencer par deux choses, liées d’ailleurs entre elles. Tout d’abord, le langage enfantin transforme souvent le p en ţ (parcŭ → ţarcŭ ; parŭ → ţăruşŭ), dans quatre circonstances : les adultes parlant à leurs enfants ; les enfants parlant aux animaux ; les adultes infantilisant les animaux ; les adultes apprenant aux enfants à donner à manger aux animaux. Cette dernière circonstance est la plus courante, car l’apprivoisement réciproque entre petits enfants et animaux est une chose essentielle chez les campagnards. Deuxièmement, il faut considérer la relation entre les cris pour attirer les animaux, et les zoonymes ; ainsi, en bucarestois le chat s’appelle pisică, comme dans beaucoup de langues, à partir du cri ps ps ps ; le français toutou doit provenir de la façon dont on faisait venir 147 les chiens etc. Le cri roumain pour faire venir les chèvres et les boucs est ţa ţa. De ce fait, le mot capra, « chèvre », a pu donner le masculin °capru, dont la prononciation enfantine ţapu a dû être retenue, afin d’éviter la confusion avec capŭ, « tête. » Le latin médiéval atteste en 1366 le mot zappus, dans l’expression in carnes zapporum et agnorum, dans les Statuts de Montalbodoo (Ostra, dans les Marches). Ce mot a ses correspondants en Italie, comme M. Dan Ungureanu l’a montré amplement, à savoir zappo ou zappu. Cependant, il est fort regrettable que ce mot ne se trouve pas dans les dictionnaires. Dans la comédie de Giovanni Sinibaldi da Morro, le personnage Buratino demande à Stefano de lui définir le mouton, et celui-ci lui répond : Zappo, Becco, marito e maschio delle piegore, « “Zappo”, bouc, mari et mâle des brebis. » La confusion entre boucs et béliers est assez fréquente, et elle ne décharge en rien l’attestation historique du mot en Italie. Mais il ne s’agit même pas d’un cas “historique”, isolé. Récemment, sur le site de vente subito.it, un éleveur de Pontecorvo, près du Mont-Cassin, a mis 148 en vente un bouc ; il le désigne ainsi : becco-zappo. Le premier mot est “l’officiel”, des dictionnaires. Si tout le monde avait compris becco, il aurait été superflu d’y ajouter le nom traditionnel zappo. Sur le même site30, un autre vendeur, de Latine, dans la même région, vend un bouc chamoisi des Alpes, étiqueté becco, caprone, capretto, zappo… Un dernier exemple du même site de vente : une femme de la même région vend un bouc, étiqueté tout simplement zappo. Il est clair que tout le monde est susceptible de comprendre le mot. D’autres exemples récents se trouvent sur la toile. Sur Flickr31, l’utilisateur Sandro47 a mis une photo de bouc, qu’il définit comme zappo etc. Il est évident que la forme roumaine de ce mot par la masculinisation de capra vers ţapu/zappu/zappo ne s’est pas faite sur le territoire de la Roumanie ; les 30 www.subito.it/animali/becco-di-4-mesi-camosciato-latina-258559609.htm , juillet 2018. 31 www.flickr.com/photos/28841341@N02/3061368279 , photo prise en septembre 2000. 149 colons ont emmené le mot (et probablement l’animal aussi) dans leurs bagages. L’image de la barbe du bouc a dû donner ţapă et ţăpuşe, ainsi que le verbe înţăpa, ainsi que l’adjectif ţapînŭ, (bucarestois ţeapăn), « raide, ivre. » Le dérivé bucarestois Țepeş, pour désigner le prince Vlad, est tout à fait moderne. Ţâpa, « taper, jeter. » Les dictionnaires le confondent avec ţîpa, « crier », qui provient de l’onomatopée ţi, imitant le cri. Pour ţâpa, il faut considérer une autre onomatopée, à partir du bruit fait par un objet qui tombe, tap, cf. les autres langues romanes taper, tapai, tapar, tappare etc. Tărâmŭ, « monde. » Traditionnellement, ce mot n’est utilisé que dans la mythologie ; il correspond précisément à la « terre du milieu » ou « des humains » de la mythologie germanique, parfois en opposition par rapport au monde de l’au-delà, au monde des créatures fantastiques etc. À partir de l’époque moderne, ce mot connaît des acceptions nouvelles : « terre promise » (tărâmułŭ făgăduinţei), « continent » (t. nordamericanŭ), « domaine » (t. medicalŭ). Ce mot semble dérivé du latin terra. Alexandre Lambrior y voit plus précisément terrenus, mais se fait renvoyer sans explication par Alexandre Ciorănescu. L’emprunt d’un mot oriental sans rapport sémantique, suggéré par ce dernier, est impossible, surtout dans le cas d’un mot si ancien. Pour ce qui est de terrenus, la consonne m pose problème. Il s’agit plutôt du mot celtique pour « terre », cf. gaélique écossais talamh, irlandais talam, mannois thalloo, gallois daear, breton douar, cornique dor. Comme pour le mot « père », le roumain a suivi ici le sentier des langues celtiques septentrionales, non avec d, mais avec t, mais également avec la terminaison en m ; pour le rhotacisme l → r, le roumain suit ici les langues celtiques méridionales. Si la forme du mot roumain est éminemment celtique, il n’est pas exclu que pour le sémantisme il ait été contaminé par le latin terrenus, voire °terrenium, dont le résultat 150 phonétique devrait être /tərʌmɲ/, cf. annosus → moşŭ. Tăr(ă)bónţă ou tărgónţă, « brouette. » Les dictionnaires la font dériver du hongrois targonca. Néanmoins, en hongrois, ce mot est étranger. Il s’agit d’un mot roumain qui a fait le voyage vers le hongrois, puis est revenu dans la langue d’origine avec une certaine modification. Du verbe trage, « traire », avec le suffixe -ónţă, on a dû avoir le mot °trăgónţă, qui a dû signifier « chariot. » Le hongrois, n’admettant traditionnellement pas deux consonnes en début de mot, soit insère une voyelle supplémentaire, soit effectue une métathèse (prostŭ → paraszt ; drobŭ → darab ; stână → esztena ; Stephanos → István etc.). Alternativement, ou bien on a eu tărgónţă par contamination avec le verbe târî. Mais le hongrois, ne saisissant pas la notion de « tirer » dans ce mot d’emprunt, a pu également l’employer pour quelque chose de « poussé. » (Cf. certains Roumains qui utilisent le mot prosopŭ pour un essuie-mains, ne saisissant plus la notion de « visage » dans πρόσωπον. Cf. aussi, dans le registre ferroviaire, où l’on parle de « rame tractée » même si elle est en réalité poussée par une locomotive qui se trouve à l’arrière.) Ţarcŭ, « parc. » Tous les sens du roumain ţarcŭ se trouvent dans les autres langues romanes dans le mot « parc » : tout d’abord parc pour les moutons, puis parc d’enfants, terrain vert etc. De même, le dérivé « parquer » se retrouve en roumain sous la forme înţărca, à part le fait que le roumain comporte un sens supplémentaire, « sevrer. » Il faut, donc, admettre que « parc » et le roumain ţarcŭ sont le même mot. Pour « parc », on donne d’habitude le latin tardif parricus, que l’on considère apparenté à l’ibérique parra, celui-ci étant supposément une forme gothique. Or tout a dû commencer avec le latin palus, « pieu, perche, tuteur », qui a donné le roumain parŭ, diminutif ţăruşŭ. C’est ce mot qui a dû voyager, dans le latin tardif, en tant que parricus, et si une forme gothique existe, le gothique a pu être le véhicule du mot. Il n’y a 151 pas longtemps, bucarestois a introduit le barbarisme °parc, pour « parc de ville », alors qu’il aurait suffi d’étendre le sens du mot traditionnel ţarcŭ. Tare, « fort. » En dehors de la Transylvanie, il y a le mot fórte (lat. forte) ; mais en Transylvanie ce mot-là est seulement livresque, à cause de son origine latine32. On utilise ce mot-là également pour le superlatif : p. ex. : fórte bunŭ, « fort bon, très bon. » En Transylvanie, le superlatif relatif est formé avec tare exclusivement, p. ex. : tare sărat, « très salé. » Le wallon utilise exclusivement le mot foirt, p. ex. : elle est foite, « elle est forte », mais aussi il est foirt crås, « il est très gros. » En wallon, l’homologue de très/tare n’existe que dans le mot composé tortots/tertots/tertos, « tous. » En résumé, on a deux adjectifs et adverbes, utilisés pour former le superlatif, et qui se supplantent mutuellement, en fonction des régions. On peut penser au latin tardif tara, « poids, tare » (via un adverbe °tare ou un adjectif °taris), qui aurait pu donner le roumain tare ; cependant cela n’explique pas qu’en français le a manque. En réalité, tout peut s’expliquer par le celtique. En breton et gallois, on a l’adjectif taer (équatif taered) et le dérivé (substantif et adjectif) trec’h. Le premier doit être à l’origine du mot roumain tare et du latin tara, tout comme du wallon tor-/ter-, alors que le second doit avoir donné le français très. Târgŭ, « marché, foire, place/ville de foire. » Toutes les langues nordiques, qu’elles soient nord-germaniques, nord-slaves, ou finnoougriennes, ont ce mot, au plus souvent en tant que torg. Puisque le nom finnois d’Åbo est Turku, du même sens, et que le nom de la ville de Trieste (lat. Torgeste) vient de là aussi, il faudrait considérer qu’il s’agit d’un mot paneuropéen. 32 Par exemple, le passé simple est totalement absent en Transylvanie, mais nos liturgistes l’ont conservé, par ci, par là, dans les livres liturgiques, afin de mettre en évidence la similitude entre le latin et le roumain. 152 Târî ou tîrî, « traîner », est réputé du latin terere, mais il a pu être influencé par le substrat celtique, cf. gaélique écossais tarraing, mannois tayrn. Taşcă, « sac à main. » De l’allemand Tasche, avec diminutif, à l’instar du wallon taxhe et taxhete. Tătŭ, « tout », et dérivés. Variante de totŭ, la seule présente en Transylvanie. Si totŭ vient du latin totum, néanmoins, tătŭ provient de la contamination avec tantum. J’ai longtemps hésité à écrire tĕtŭ, étant donné que le féminin pluriel tăte se prononce /tɛce/ dans la vallée de l’Iza. Tată ou tatŭ, « père. » C’est un mot que j’ai très vite trouvé dans l’oraison dominicale en langue dalmate, sous la forme tuot. Le français tata, « tante », de sens différent mais apparenté, était un témoignage supplémentaire de l’existence de ce vocable dans les langues néolatines. Or il s’agit, à la base, d’un mot celtique (romanisé). En breton et gallois, « père » se dit tad, mais dad après voyelle, ce qui explique l’anglais dad ; en vieux breton tat ; en gaélique écossais t-athair. En roumain, tatŭ est la forme originale ; tată en est le vocatif, utilisé aujourd’hui comme nominatif. Tătḑéuna, « toujours. » Littéralement, « tout d’une. » On considère qu’il s’agit d’une expression inhérente au roumain. Cependant, la construction est celtique, cf. le gaélique écossais daonnan, gallois beunydd ; elle existe en wallon todi, romanche adina/adüna/adegna, avec le même sens. M. Mathieu Fraikin suggère que le castillan aún devrait en faire partie, et que ces formes sont apparentées au friulan adun et au ladin adöm, « ensemble. » Ţegłe, « tuyau. » Le bucarestois ţeavă, cependant le toponyme Ţeghea. 153 De la famille lexicale latine de tubus, tibia et tigurium (par mutation celtique b → g), on a dû avoir un diminutif °tibula → tibla (attesté), ou encore °tigula → °tigla, dont le résultat est ţegłe. Teglă, « brique », et ţiglă, « tuile. » Les deux formes ne coëxistent pas sur un même territoire. En Transylvanie on utilise teglă avec les deux acceptions ; il s’agit clairement du même mot. L’origine latine tegula est évidente ; cependant, elle aurait donné en roumain °tegură, °ţigură, °tĕgură. Si l’on envisage la chute primitive du u, comme cela arrive souvent, pour partir de tegla, on aurait en roumain °tegłe. On doit donc envisager une forme latine °tegulla, avec une chute du u plus tardive, postérieure à l’époque de la palatalisation du l. Temiçă, « prison. » D’autres mots désignant la prison dérivent de verbes ; ainsi prinsóre ← prinde (comme en français prison ← prendre), încłisóre ← încłide (« cloison » ← « clore »). De même, temiţă vient du verbe teme (lat. timere), « craindre », avec le suffixe -içă (lat. -icis). Le bucarestois hypercorrige temniţă, sans raison valable. La prononciation m+i est une palatalisation, cf. pomiçă [pomɲiʦə], micŭ [mɲik] etc. Ţéră, « pays, terre. » L’origine latine, terra, de ce mot n’a pas encore été défiée, à ma connaissance. Cependant, tous ses dérivés roumains dont le t n’est pas affriqué sont rejetés en masse par les dictionnaires, quant à leur appartenance. Autrement dit, certains ne comprennent pas pourquoi la même racine latine a donné en roumain ţéră [ʦ-], mais tĕrnaçŭ [t-] et non °ţĕrnaçŭ etc. À la première vue, ce phénomène peut être comparé au castillan : tierra et entierro, mais terrón, terrado etc. Il y a d’autres vieux mots roumain, où le t aurait dû s’affriquer devant i, mais ne l’ont pas fait, p. ex. : tełĭŭ (lat. tillium), tĕmâńe (lat. thymiama), tĕciune (lat. titio). Ce dernier exemple est peut-être le plus parlant, car en latin il s’agit d’une onomatopée qui résulte du bruit fait par le bois vert qui brûle, d’où le verbe ţîţîi (lat. titillare). Mais cette différence, dans le cas 154 de la famille lexicale de ţéră, s’explique par le celtique. En gaélique écossais tìr, irlandais tír, gallois, breton et cornique tir, ce sont les mots pour « pays » et « terre. » Ici on a non seulement l’explication du son /ʦ/ absent dans la plupart des mots de la famille, mais présent dans ţéră, ţérină, ţérână, mais en plus, c’est le celtique qui explique le sens de « pays », secondaire dans la plupart des langues romanes, mais premier en langue roumaine. Tercĭŭ, « bouillie de son. » Par régression, dérivé de tĕrîçă. Le résultat a dû d’abord être °tĕrîçŭ, puis simplifié en °terçŭ, puis le ç → cĭ, par analogie -tionem → -cĭune. Ţérină, « terrain, champ cultivé. » De ţéră. Ţérńŭ, « tsar. » En français, on considère qu’il s’agit d’un mot russe, lui-même dérivé de César. Cela est impossible, car les langues slaves ont k non-palatalisé et non-affriqué dans ces cas : Kessarii pour César, Kelestign pour Célestin etc. À la première vue, on pourrait penser à une dérivation régressive roumaine de ţéră → ţérŭ, selon le modèle împĕrăţie ← împĕratŭ. Mais elle n’est pas nécessaire, car présente dans les langues celtiques modernes, donc dans le substrat aussi. Ainsi, avec l’acception de « seigneur », nous avons en breton tiern, gallois teyrn, gaélique irlandais tiarna, écossais tighearna, cornique tern. De ce fait, le mot celtique fait partie du substrat roumain. Du roumain, le mot est passé dans les langues slaves. Du russe, il est passé dans les langues modernes, y compris le français. Le bucarestois écrit ţar, ţară etc. Tĕrîçă, « son (de céréales). » Comme l’italien terriccio, « terreau », le roumain tĕrîçă doit provenir d’un type latin °terricium. La palatalisation ne s’est pas faite sur le t (contrairement à d’autres mots de la même famille : ţéră, ţĕrînă etc.), soit parce qu’il y avait une palatalisation sur la deuxième consonne (comme, par ex., dans bine, le b n’est pas palatalisé, 155 parce que le n l’est bien), soit parce que ce mot-ci n’a pas subi l’influence du celtique tir. Tĕrnaçŭ, « galerie (de maison), terrasse. » Bucarestois târnaţ, tîrnaţ. L’apparentement du roumain tĕrnaçŭ et des mots de type “terrasse” dans les autres langues romanes est évidente. Dérivé du latin terra, le terme roumain doit provenir d’une forme °terrinacium. Le résultat a été °tĕrînaçŭ, mais le î a sauté, de même que, par exemple, dans vestimentum → veştmîntŭ. Tihni ou tigni et tihnă → hoḑină Tîmplă, « temple ; tempe. » D’habitude on donne pour origine de ce mot le latin tempora, « temps », via une forme °tempula. Du point de vue sémantique, cela reste assez improbable, sans compter qu’un tel mot latin aurait donné °tîmpură en roumain. Il faut plutôt penser au latin templa, pluriel de templum, « temple », car la tête est le « temple » du corps. Tîmpi, « abîmer. » Dérivé de tîmpă, « tempe. » À la base, ce verbe signifiait « frapper à la tempe », chose qui arrive souvent dans les fermes, où les bêtes attaquent les fermiers. Les conséquences d’un tel accident ne sont pas que physiques, d’où le participe passé adjectivisé tîmpitŭ pour désigner un handicapé mental. Se dit également des objets, cf. l’expression : acułŭ morţii ’lŭ-aĭ tîmpitŭ, « tu as brisé l’aiguillon de la mort. » Tîmpŭ, « temps. » Le bucarestois écrit timp, et prétend à une prononciation /timp/, ainsi qu’à l’origine latine tempus, ce qui est tout à fait impossible. Voici ce qui s’est passé. En roumain, tîmpŭ a été en large mesure supplanté par le slavisme vreme, à cause de la fâcheuse homonymie avec tîmp[it]ŭ, « handicapé mental » (également juron). Ce 156 n’est que plus tard que l’École transylvanienne a ravivé tîmpŭ pour « temps », l’orthographiant timpu, à une époque où les diacritiques n’étaient pas populaires en roumain. Des gens qui n’avaient pas le mot dans leur propre vocabulaire l’on lu, et prononcé de façon erronée. Tîmpuriu, « heurif, primeur. » Dérivé de tîmpŭ, lat. tempus, ce mot existe également en wallon, timprou, de même sens, et apparenté au wallon timpe, « tôt. » Tîngi, « languir après, aspirer à, avoir la nostalgie. » Du latin tendere, « tendre » (roumain tinde et întinde), via le participe passé tensus, un nouvel infinitif a dû naître, du type °tensire. Le substantif latin tensio, gén. tensionis, acc. tensionem, aurait dû donner en roumain °tîngiune, qui ne nous est pas parvenu. Ce mot est apparenté au suivant. Tîngea, « timon. » D’un diminutif °tensilla du latin tensa, « charrette », substantivisation du participe passée du verbe tendere, « tendre. » Probablement, la signification initiale de tensa a été celle de « timon », car le timon est la partie tendue de la charrette ; de même que timo, tensa a dû connaître une extension de sens en latin classique, alors que le sens primitif se serait conservé dans la langue populaire. On a également pu avoir une contamination du celtique pour « tirer », cf. gallois tynnu, breton tennañ. Ce mot est apparenté au précédent. Ţintă, « écusson » et « cible. » On y voit d’habitude le mot slave pour « monnaie », avec une évolution sémantique obscure. Or, pour le premier sens, il s’agit, comme pour le français « tinter », du latin tinnitare, d’un onomatopée, cf. roum. ţingalău, « clochette. » Le second sens vient d’une contamination avec le verbe ţine, « tenir », car la cible « retient » les flèches. Tipŭ, « image, figure, type, sorte, 157 photo. » De τύπος/typus. L’étymologie de ce mot est visible au premier abord dans l’épiclèse de l’anaphore byzantine de saint Basile, où τύπος est traduit par tip dans les missels roumains à caractères latins de première, deuxième et troisième générations. Également, τὰ τυπικὰ est traduit par intipuitórele. En dépit de l’évidence, bucarestois a hypercorrigé tipŭ et sa famille lexicale en chip, en le supposant dérivé du hongrois kép, alors que c’est le hongrois qui l’a emprunté au roumain. La famille lexicale de tipŭ est variée : tiparŭ, « imprimerie, impression », tipări, « imprimer », tiparniçă, « imprimante », tiparăşŭ, « photographe », întipui, « imaginer, représenter », tipeşŭ, « beau. » Tîrlă ou ţîrlă, « abri pour animaux. » Il s’agit d’un abri couvert, mais non pavé, sinon avec de la terre battue. Dérivé du latin terra, apparenté à d’autres mots roumains comme ţéră, tĕrnaçŭ etc. Tîrnŭ, « train (de foin etc.), balai (grossier). » Vient du verbe latin terere, qui a évolué en roumain en tîrî, « traîner. » Tópsĕcŭ, « poison. » Du latin toxicus. Le bucarestois a remplacé ce mot ancestral par le barbarisme toxic. Tocannă, “miloque, sagamité, polenta. » Dérivé de toca, « marteler, piler », d’un type ancestral °toccare. Pour préparer la polenta, il faut donner des coups de cuiller en bois dans la casserole, tout en ajoutant de la semoule (de maïs, millet etc.) au fur et à mesure. Trac → Dac. Trage, « tirer. » On suppose un latin °tragere pour trahere, à partir du passé simple traxi. Or il s’agit plutôt d’une contamination avec le gothique dragan. Cette contamination a été nécessaire pour distinguer le sens figuré (« vivre, tirer son plan ») d’avec le sens propre. 158 Traĭŭ, « mode de vie », trare, « habitation », et trăi, « vivre. » Alors que traĭŭ est sémantiquement différent de viŭéţă, « vie » (lat. vivetia), néanmoins, au cours du vingtième siècle, le verbe trăi a supplanté viŭea (lat. vivere). Les dictionnaires le dérivent des langues slaves méridionales traïati, « durer. » Gerhard Rohlfs avait déjà proposé le latin trahere, très plausible phonétiquement, mais aussi sémantiquement, car l’expression trahere vitam est attestée, ainsi que le sens de « durer », bien avant l’apparition des langues slaves modernes. Cf. le wallon trayin et traxhe, « mauvaise vie », ainsi que le français « tirer son plan. » Que le roumain trăi finisse en i, alors que le latin trahere soit un verbe de type -ere, ne pose pas de difficulté, cf. [ab]horrere → urî et borî ; cependant il est plus plausible de considérer que le latin trahere ait donné un roumain trae, à l’indicatif présent tu traĭ, qui donnât le substantif traĭŭ. L’existence de deux formes en wallon (en y et xh) représente les deux formes du latin (trahere = °tragere). Voir aussi : straĭŭ. Traĭstă, « sac. » Les dacistes ont trouvé un accident de ce mot en albanais, et ont tout de suite tiré des conclusions “daciques”. Alexandru Ciorănescu a trouvé le grec τάγιστρον, ainsi que des accidents de ce mot dans beaucoup de langues différentes, du calabrais au tchèque. Finalement, l’albanais n’est qu’une langue parmi d’autres. La mentalité populaire voit ce mot dérivé de traĭŭ, cf. en français « des vivres », c’est pourquoi ce mot désigne surtout le sac à tartines. D’autres sacs s’appellent taşcă, straĭçă, ou tout simplement sacŭ (voir ces mots), ou encore géntă, plasă etc. Trece, « passer, traverser, transiter. » On propose le latin traicere, dont l’un des sens dérivés correspond au mot roumain. Le mot latin, à lui tout seul, n’est pas suffisant comme origine du mot roumain, car traicere aurait donné en roumain °trăice ou °trăjice. Or en breton, tremen, trech’iñ, treuziñ, treizheñ ont tous les sens du roumain, ainsi que des formes 159 similaires. Dans les dérivés aussi, par exemple, « le passé », roumain trecut, breton tremened. En gallois trengi, « mourir », cf. roumain petrece (dérivé de trece), « aller à l’enterrement. » L’origine de ces mots doit provenir d’une latinisation formelle d’une famille lexicale celtique. Trupŭ, « corps. » Du latin troppus, le roumain trup a dû signifier d’abord « corps d’éléments », (comme dans le dérivé cutrupi, bucarestois cotropi, « accidenter ; razzier »), puis « corps individuel. » Cette double signification se retrouve dans l’anglais corps(e), ainsi que dans le français corps, et plus encore dans le wallon stropete, « grappe », dérivé de trope, « troupe », où l’unité dérive de la multiplicité. Cf. en français s’entrouper dans, pour « trébucher sur. » Le roumain trupŭ est donc apparenté aux français « troupe » et « troupeau. » Tui, « frapper. » Vraisemblablement, même origine que le français tuer (dont un sens plus heurif a été de « frapper »). Pour ce dernier, on considère le latin tuere, « protéger », utiliser par antiphrase. Cela peut être prouvé par son contraire : en roumain, feri est très peu utilisé comme « férir », mais abondamment comme « protéger. » Tuleu, mot qui désigne la tige de certaines plantes, ainsi qu’un instrument musical à souffler. Certains ont proposé le latin tubuleus, mais celui-ci aurait donné °tureu. Les langues slaves nordiques et le hongrois ont des formes de ce mot. Une autre possibilité serait que le mot soit celtique, cf. gallois twll. Ţurţurŭ, « stalactite (de glace ou de calcaire) », ţurgalău, « clochette ; kékette. » Mots expressifs, cf. ţârâi, « pluviner », ţâră, « petite quantité. » La race de brebis dite ţurcannă est appelée ainsi à cause de sa laine qui ressemble aux glaçons tombants. Le mot est très récent, autrement il serait ţurcână, avec nasalisation. 160 Tumna, « mêmement. » Du latin tum nam. Dérivé : tomni, « se mettre d’accord, arranger, réparer. » Le bucarestois écrit tocmai et tocmi, sur base de certains mots slaves. Ugerŭ, « pis, téton. » Le latin uber aurait normalement donné en roumain urŭ, car le b fond entre deux voyelles. Le changement b → g a dû se faire très tôt, et elle est l’œuvre du substrat celtique, cf. gaélique écossais uchd [uxg]. Uita, réfléchi se uita, « regarder », souvent confondu avec uŭłita, « oublier » (lat. oblitare). Il faut plutôt y voir la même racine que le wallon waitî, de sens identique, qui est arrivé en roumain via le gothique witan, avec changement de diphtongue /wi/ → /uj/. Umorî ou omorî, « tuer. » Les dictionnaires le considèrent slave, alors que la racine slave pour la mort est smer-, et non mor-, cette dernière étant propre aux langues romanes. Probablement, les auteurs se heurtent à la différence de la dernière voyelle, dans umorî, « tuer », par rapport à muri, « mourir. » En effet, en roumain, les verbes de la quatrième conjugaison finissent soit en i, soit en î, selon le son qui précède cette voyelle ; or, r est le seul son qui accepte à la fois i et î après. Il faut également noter que les autres langues romanes orientales utilisent le même verbe pour « mourir » et « tuer. » Alors, si le roumain muri vient du latin morire, ce qui est admis par tous, omorî doit venir, à partir du latin classique mori, d’un type °obmori, influencé par occidere (roum. ucide). Des formes similaires se trouvent en bulgare, umòriti, mais on a également en serbo-croate umárati, ainsi que des formes similaires dans les langues celtiques : gaélique écossais marbh, irlandais maraigh, breton marvel. Dans tous ces cas, slaves et celtiques, on a la voyelle a dans la racine. Le o autant dans le préfixe que dans la racine ne se trouve qu’en latin. 161 Untŭ, « beurre », est considéré du latin unctum. Le problème est le suivant : le mot latin est trop générique, « oint. » Pourquoi les ancêtres avaient-ils utilisé ce mot précisément pour le beurre laitier, et non, par exemple, pour la graisse d’oie, ou pour l’huile de tournesol ? Pour le beurre, le latin a déjà un mot, butyrum, d’origine grecque, qui a des descendants dans presque toutes les langues néolatines. Presque. Car le roumain n’est pas seul dans son exception. Le beurre de lait s’appelle onto ou vonto en ladin, ont en frioulan, umt en aroumain33. Ce dernier, avec m, trahit une origine celtique, cf. gallois ymenyn, gaélique écossais ìm, irlandais im, mannois eeym, breton amann, cornique amanyn. Vraisemblablement, lorsque les Celtes alpins ont été romanisés, ils ont dû entendre plusieurs mots latins de sens vaguement proches ; ils en ont gardé seulement unctum, car lui seul ressemblait par la forme au mot celtique. Urcĭorŭ. Il s’agit de trois termes différents. Le premier, signifiant « cruche », unanimement reconnu par les étymologistes comme venant du latin urceolus. Le deuxième, signifiant « orgelet », à nouveau reconnu comme venant du latin hordeolum. Le troisième désigne les déjections oculaires qui se forment pendant la nuit, que l’on appelle également en roumain brîndḑă la ocłĭ, et qui est un diminutif d’urdă (voir ces mots). Urḑă, « sorte de fromage », sous-produit du beurre, obtenu du lactosérum. Étant donné qu’il s’agit de l’un des mots les plus invoqués pour la soi-disant origine dace, voici quelques pistes proposées jusqu’à présent pour l’étymologie de ce mot. Pour August Scriban : le latin horrida, « orde, sale », cf. l’expression fr. fromage qui pue. L’évolution étymologique aurait été parfaitement plausible, ainsi que le sémantisme, 33 On pourrait croire qu’il s’agit d’une forme °umptu, avec le p qui serait tombé, mais avec une conservation du m. Cependant, dans pareil cas, le roumain, le moglène et le roumaire auraient dû conserver le p, ce qui n’est pas le cas. 162 pour un fromage qui sent mauvais ; or, urda est un fromage mou et blanc, qui sent seulement le lait cuit. Une autre hypothèse est celle du grec (probablement οὖρον, lat. urina, « urine », allusion au lactosérum). Celle-ci me semble implausible, car aucun mets ne dérive son nom de la copronymie. Une autre hypothèse serait celle de la racine indoeuropéenne °howdr (cf. lat. uber, germ. udder), représentée par un mot dacique hypothétique. Pour l’amour de la comparaison, supposons qu’il y eût un mot dacique °udar, puis par métathèse °urda. Dans pareil cas, il aurait désigné les pis de l’animal, ou à la limite le fromage en général, mais pas l’un des types de fromage. Or les pis s’appellent uger (lat. uber), et le nom générique pour le fromage est caşŭ (lat. caseum). L’hypothèse de M. Dan Ungureanu, à partir de la racine celtique pour « tourner » et « roue », me semble improbable, pour deux raisons : si on prend en considération l’idée du lait qui tourne, urdă aurait pu être un terme générique pour les laitages, mais non le mot spécifique pour un type de fromage en particulier ; si l’on prend en compte l’idée de roue, urdă aurait pu s’appliquer à tous les fromages de type rond, alors qu’urda est un produit en vrac, sans forme. Voici mon hypothèse : le mot est celtique, cf. le gaélique écossais uachdar, irlandais uachtar, « crème de lait », avec métathèse. Ceci convient particulièrement à urda, qui est crémeuse. En gros, la même hypothèse que le mot soi-disant “dacique”, sauf qu’il n’est pas dacique du tout, mais celtique. Uriéşŭ, « géant, gigantesque », est celtique, cf. gaélique écossais uiread, « quantité. » Urni, « ébranler », réfl. sĕ urni, « s’écrouler. » Du latin ruina, « ruine », un verbe °ruinire, avec métathèse. Usca, « sécher. » Quoique rare, on trouve le verbe ascai/asker en wallon de Roselies, ainsi que dans Henry Van Cutsem ; il est attesté par les dictionnaires d’Arille Carlier et Émile Gilliard. Alexandre Ciorănescu a 163 retrouvé la calabrais uscare, « brûler. » Or on retrouve en breton hesk (vieux breton hiscen), « aride » et « tari », ainsi que « épuisement » ; en gallois hesg ou hysb, « sec » ; en gaélique irlandais seasc, « tari. » L’origine ultime de ce vocable est donc celtique. Uşci, « embrasser », D’un lat. °oscire, dérivé de osculum, « baiser », qui vient de os, « bouche. » Uşe, « porte. » Du latin ostium, mais également présent en wallon, ouxh, et romanche üsch. Cependant, vu ces trois accidents du mots, il a pu être influencé par le substrat celtique, cf. gaélique écossais ursainn, irlandais ursa, « linteau. » Uşorŭ ou işorŭ, « facile, léger. » Ce mot existe également en wallon, sous la forme åjhey, et en anglais easy, probablement apparenté au français aise. La dérivation du latin adiacens n’est pas possible, sémantiquement et phonologiquement ; la dérivation du latin °leviolus ne tient pas compte de la présence du mot en Occident. En gros, pour ce qui est du côté roumain seul, -şorŭ est déjà un suffixe, et la voyelle initiale pourrait être à peu près n’importe quoi. (Il y a des cas rares en roumain où la dérivation par diminutifs va si loin, jusqu’à perdre la racine du mot. Cf. Ĭóan(e) → Ionelŭ → Nelu → Neluçu → Uçu → Çuçu.) Le vieil anglais connaissait l’adjectif īeþe et l’adverbe ēaþe, présent dans le bas-écossais eath, mais absent dans les autres langues germaniques. Ceci devrait être notre point de départ. Les Bretons considèrent à tort que leurs aes et aezet seraient d’origine française. Vraisemblablement, il s’agit d’un mot celtique. Vacŭ, « temps de vie », et văcui, « vivre. » Souvent confondu avec vécŭ, « siècle », d’origine slave. Ce genre de confusion apparaît souvent lorsque l’on a deux termes d’origines différentes mais de signification proche (p. ex. : sântŭ ≈ sfîntŭ ; tumna ≈ tocmaĭ etc.). Pour sa part, vacŭ 164 pourrait venir du latin vacuum, « vide. » Toutefois, la coïncidence du verbe văcui en roumain et du verbe vicai/vekî en wallon ne peut être ignorée. Ce dernier utilise une racine vic- plutôt que viv-. Văcări, « faire du pain. » Du germanique Bäcker, « boulanger. » Văgăună, « fonds (géogr.) ; trou. » Du latin vagus, mais influencé par găună (voir ce mot). Valŭ, « vague [d’eau] », neutre. À partir du latin féminin vallis, « val, vallée », on a eu en roumain vale, également féminin. Or le latin vallum, « mur », devenu valŭ en roumain, a dû être considéré apparenté à vallis → vale, d’autant plus que celui-ci a beaucoup de dérivés : vâltóre, « lavandière », valău, « abreuvoir, auge » etc. Cf. l’expression valŭ de apă, qui n’était pas un pléonasme à la base, probablement contaminé par les mots celtiques relatifs au lavage, cf. breton walc’h, « lavement. » Valah → vlah. Vălénŭ. Ce mot a deux sens différents, que l’on confond souvent, et est très présent dans la toponymie. Tout d’abord, il s’agit des gens qui vivent dans les vallées. Dans ce cas, vălénŭ ← vale. Mais vălénŭ signifie également wallon. Pour distinguer les villages Văleni qui font référence aux Wallon des autres, il faut chercher le nom allemand Wallendorf. (Il y a même un village rebaptisé Unirea en roumain. En latin, il est attesté comme Superior Latina, in monte Gallorum !) Des gens de l’actuelle Belgique, surtout du Brabant, ont été colonisés dans les Carpates. En roumain il y a des ethnonymes traditionnels pour toutes les peuplades avec lesquels les Roumains sont entrés en contact direct, p. ex : ungurĭ (Hongrois), nemţĭ ou saşĭ (“Saxons”, c’est-à-dire germaniques, en 165 particulier des Mosellans), tĕuţĭ (Slovaques, confondus avec les Teutons), leşĭ (Polonais), huşĭ (Hussites), frâncenĭ (Français), flămândḑĭ (Flamands), vălenĭ... etc. Malheureusement, à présent, le bucarestois remplace l’ethnonymie traditionnelle par des mots artificiels : maghiari, germani, slovaci, polonezi, francezi, flamanzi, valoni … Ainsi, la convivence des Roumains avec toutes ces peuplades est balayée d’un revers de main. On dit valoni, comme on dirait altaieni. Vécŭ, « siècle. » Ce mot a deux pluriels : vécurĭ, « des siècles », mais vecĭ, « éternité. » On le considère slave. Cependant, breton da viken, « à jamais, pour toujours », ur viken, « éternité », de biken, « jamais. » Or, en roumain, în vecĭ signifie à la fois « à jamais » et « jamais. » Les Roumains étaient chrétiens bien avant l’arrivée des Slaves, et le mot Dumnedḑĕu (voir ce mot) atteste de la pratique liturgique des Roumains depuis bien avant leur relocalisation dans les Carpates. L’une des formules liturgiques que le christianisme a hérité depuis l’Ancien Testament est : « dans les siècles des siècles. » Or le latin sæculum semble ne pas avoir laissé de trace en roumain34. Néanmoins, la formule liturgique en question devait avoir été utilisée et répétée. Aujourd’hui, en roumain, elle est în vecĭi vecilorŭ, voire, plus brièvement, în vecĭ. Probablement, le singulier actuel et le second pluriel se sont formés sous influence slave. Veneticŭ, « allochtone. » Son synonyme est venitură, du verbe veni, « venir », et le suffixe -ură, « -ure », féminin qui s’utilise également pour les hommes (cf. en français « Le Père Noël est une ordure »). Comme venitură, venetic doit avoir comme origine le même verbe veni, avec un autre suffixe. Le rapport avec Venise, supposé par les dictionnaires, peut être anecdotique, au mieux. Vĕrbi, « parler », vĕróvă/vĕrbă, « parole. » Le bucarestois vorbă. Notez 34 À cause de l’homonymie. Le latin sæculum aurait donné en roumaine °sĕcure, en collision avec sĕcure, « hache. » 166 que la lettre notée ĕ depuis la deuxième orthographe (et e lors de la première) représente le son [o]. Les dictionnaires supposent que le substantif pluriel latin verba eût donné le roumain °vorbă, et que celui-ci aurait engendré le verbe °vorbi. Cela est impossible. Le résultat aurait plutôt été °vérbă [ɟarbə]. De verbum, il faut donc considérer un latin °verbire qui n’a dû subsister qu’en Sylvanie et dans une partie de la Moldavie, les régions où les ĕ/ă atones se prononcent [o] : Mărică [morikə] au lieu de [mərikə] ; lăvor [lovor] au lieu de [ləvor] etc. Ainsi, vĕrbi, prononcé [vorbi] ou [vorɟi], a été entendu et ressenti dans les autres régions comme étant °vorbi. C’est dans ces autres régions qu’on a dû former tardivement le déverbal vĕrbă [vorbə], car plus tôt cela aurait donné °vórbă. Par contre, vĕróvă s’est formé, avec un o prothétique, dans les régions mêmes où le verbe vorbi est apparu. Vĭegĭure, « blaireau », dérive du verbe viŭea (lat. vivere), « vivre », comme d’autres mots similaires : vigónă, « animal sauvage quelconque », vigannŭ, « vivace », vigĭuină, « tanière » etc. Pour le sémantisme, cf. vită (lat. vita), « gros bétail », cf. fr. vivier (lat. vivarium). Vîgi, « accorder, égaliser, rimer, viser [le fil dans le chas]. » Du latin visere, dénominal de visum, de videre. Vîgĭŭ, « vieillard. » On le compare avec l’albanais gjysh, « grand-père. » Or la première consonne de ce mot-là, [ɟ], est une palatalisation du v, à moins que le mot albanais ne provienne du celtique, cf. mannois jishig, « pépé », écossais goistid, « parrain. » Si le roumain vîgĭŭ était venu d’un mot du type gjysh par l’hypercorrection, cela aurait donné °vişŭ. La forme dont provient le roumain vîgĭŭ doit être le latin °visius ← °avisius, pour avus, « grand-père, vieillard. » De la même racine proviennent auş (lat. °avusus), unchiu (lat. avunculus). Vîrtegĭŭ, « vortex, tourbillon », vîrtelniçă, « tourniquet, manège », 167 apparentés à învîrti. Timoteiu Cipariu avait déjà proposé un latin °vertigium (pour vertigo), que les dictionnaires citent, mais dédaignent sans explication aucune. Des mots comme elogium, prodigium, collegium, privilegium, pulgium etc. donnent l’impression d’un suffixe -gium. Vlah. Nom donné aux populations néolatines par l’extérieur. L’ethnonyme de la tribu celtique des Volques, appelée ainsi probablement en référence aux faucons ou à la fierté (cf. Bâlcŭ), est à la base du mot dont les germaniques se serviront pour parler des peuples celto-latins. Les Flamands appellent les Wallons Walen, alors que les intéressés appelaient leur pays Roman Payis. Les Suisses alémaniques appellent les Suisses latins Welschen/Walliser, alors que les intéressés utilisaient d’autres termes, dont Rumantschs et Ladins. Les Anglais appellent les Gallois Welsh, alors que les intéressés s’appellent euxmêmes Cymry. Les Hongrois appellent les Italiens Olaszok, et les Roumains Oláhok. Enfin, le mot vlah/vallachus/wallaque etc. fait référence aux Roumains, mais toujours du point de vue des nonRoumains. Les Roumains ne se sont jamais appelés ainsi aux-mêmes. Les mots valah et vlah ne peuvent pas être roumains, rien que par leur structure. Le premier contient un a atone avant la syllabe accentuée, ce qui devrait donner văl- (cf. vălenĭ). Ensuite, un χ en fin de mot donne invariablement c. Autrement dit, si le mot avait été roumain, il aurait la forme °vălacŭ, ce qui n’est pas le cas. Si on prend vlah, ce mot-là ne peut pas être roumain, rien que par l’association des deux premières consonnes. Un ll d’origine donne un l immuable en roumain, pour autant que la voyelle reste ; sinon il s’agit d’un l simple. Au mieux, le mot serait °vracŭ, cf. volere → vrea. Vină, « culpabilité », vient, sans doute, du latin venia, « pardon », par antiphrase. Le n est généralement instable, cf. veniat → vină/vińe, « vienne » ; vinea → vińe, « vigne. » Ici il a dû être conservé, pour éviter l’homonymie. 168 Vişină, « griotte. » Le mot est présent dans la macrorégion, c’est pourquoi on suppose qu’il s’agit d’un mot slave. Cependant, on a en italien visciola, même sens qu’en roumain, ce qui exclut l’hypothèse slave. De plus, en roumain, le v est palatalisé, ce qui signifie que le mot y est ancien. Pour ce qui est de l’italien visciola, il est tantôt considéré apparenté au latin viscus (roum. vîscŭ, it. vischio, fr. « gui »), tantôt dérivé du germanique wīhsila (allem. Weichsel). En gros, le mot se retrouve avec le même sens en allemand (mais non dans d’autres langues germaniques), en italien, roumain, turc, albanais, dans les langues slaves. D’autre part, à moins que le latin viscus ait comporté tôt le sens de « griottier », le sémantisme semble impossible. J’ai déjà entendu, à maintes reprises, autant le roumain vişină que le français « griotte », en lieu et place de « cornouille », roum. cornŭ. De même, en breton, le cornouiller s’appelle gwez kerez gouez, litt. « arbre à cerises sauvages », avec le mot kerez encadré par deux paronymes. Une (con)fusion des mots celtiques pour « arbre » et « sauvage » ne devrait pas être exclue. Dans pareil cas, le passage du son /d/ au /ʃ/ doit être expliqué par la suffixation. Voi, « vouloir. » Le roumain possède deux verbes différents pour « vouloir » : vrea (lat. volere), qui s’emploie dans les circonstances normales, et voi, qui s’emploie surtout comme auxiliaire pour l’indicatif futur et le conditionnel. On a ces deux formes, à cause de deux accentuations différentes du mot latin (võlere ≈ volēre). Ces deux temps sont communs au roumain et aux langues germaniques : pour obtenir l’indicatif futur, on prend le verbe « vouloir »/ »devenir » à l’indicatif présent, auquel on ajoute le verbe désiré à l’infinitif, sans préposition ; pour avoir le conditionnel présent, on prend le verbe « vouloir »/ « devenir » à l’indicatif prétérit, auquel on ajoute le verbe désiré à l’infinitif, sans préposition. Cette spécificité du roumain est vraisemblablement due au gothique. On pourrait avoir les formes 169 suivantes : ŭîĭ, vei ← wairþis ; ŭaş ← wairþōs ; ŭaĭ ← wairþis ; ŭar ← wair ; ŭam ← waurþum. Les autres formes pourrait avoir été créées, par analogie, de voi. Vreḑnicŭ, « valeureux, capable, digne. » L’étymologie populaire le fait dériver de vrea (lat. volere), « vouloir », alors que les étymologistes le comparent à toutes sortes de mots dans les langues slaves, de sens et formes éloignés. Le verbe latin valere aurait donné en roumain °vrea, homophone avec « vouloir. » Dans des cas pareils, pour éviter la confusion, l’un des deux est supprimé. Cependant, vrednicŭ en est le dérivé. Le suffixe -nicŭ n’indique pas nécessairement une origine slave, cf. l’antonyme nemernicŭ, « sans valeur, incapable, indigne », qui vient de la négation ne, le latin merere + suff. -nicŭ. Vutu. Utilisé dans le conditionnel passé et dans l’optatif passé. Par exemple, à l’optatif : Vutu l’amŭ vutŭ cłăma, « j’aurais aimé l’appeler. » Au conditionnel, seulement L’amŭ vutŭ cłăma, « je l’aurais appelé. » Généralement, on le confond avec vrutŭ, « voulu », c’est pourquoi certains écrivent : De nu ne-ai vrut apăra,/ Cânele m-o vrut mânca , supposément, littéralement « Si tu ne nous as pas voulu défendre,/ Le chien nous a voulu manger. » Or il s’agit non pas du participe du verbe « vouloir », sinon du verbe « avoir », dont la vraie forme est avutŭ, avec, ici, la chute du a. Donc, ne-aĭ vutŭ apăra, ne-aĭ vutŭ mânca, signifie, littéralement, « tu nous as eu défendre, il nous a eu manger. » Le verbe « avoir » au passé s’emploie dans des phrases conditionnelles en anglais : had I known him, en français si je l’eusse su (subjonctif plus-queparfait), si je l’avais su (indicatif plus-que-parfait). Zĕrŭ ou zéră, « lactosérum. » En général, les étymologistes admettent qu’il s’agit du latin serum, puis s’en débarrassent aussitôt, à cause de la vocalisation s → z. Or de tels changements sont courants en roumain, dus au substrat celtique, qui connaît ces mutations. Dans ce cas 170 précisément, la mutation était nécessaire, pour éviter l’homophonie avec sărŭ, « je sale », et la paronymie avec séră, « soir », et ses dérivés. Zîmbri, « avoir l’eau à la bouche, languir ». Du verbe germanique zirben, « se tordre. » La forme du mot a été influencée par le mot suivant. Zîmbru, « pin cembro » ou « arole » et « bison. » L’origine alpine du mot, confirmée par le romanche [d]schember, de sens identique pour ce qui est de l’arbre, a été montrée par M. Dan Ungureanu, et expliquée par René Viredaz, à partir d’un celtique °giem-ro, « hivernal. » En effet, °giemro s’explique par le gaélique écossais geamhradail, irlandais geimhriúil, breton goañvel. Avec b prothétique, un mot de type °geimbro a dû être utilisé comme adjectif d’abord, à côté d’un substantif désignant un conifère. Puis, par ellipse, on n’a plus gardé que l’adjectif. (Par exemple, en français, une salade printanière → une printanière.) Pour ce qui est de l’animal, les dictionnaires le supposent slave (inattesté), et j’ai également entendu une étymologie populaire : il arrive que des phytonymes deviennent des zoonymes : liliacŭ, « lilas » et « chauvesouris » ; porumbelŭ, « prunelle » et « colombe » ; cf. fr. basilic ; estragon (← dragon) etc. Or il s’agit sans doute d’une seconde utilisation, par ellipse, du même adjectif zîmbru. Le bison s’appelle également en roumain bourŭ (lat. bovulus). Probablement, l’idée primitive était celle du « bœuf d’hiver », cf. le nom roumain de la litorne, sturdḑŭ de iŭérnă, litt. « grive d’hiver. » De même que, par ellipse, en français, vapeur peut signifier à la fois un bateau et une locomotive, semblablement, en roumain, c’est grâce à l’ellipse que zîmbru peut désigner à la fois une espèce végétale et une animale. Le nom du zèbre, via le portugais zebro, « âne sauvage » (« âne d’hiver » à la base) doit être le même que notre zîmbru roumain. 171 Conclusions Après la libération de la Roumanie par les Soviétiques, lors de la seconde guerre mondiale, le régime en place se devait de prêcher des co-origines slaves. Sur le plan linguistique, la langue a dû être “prolétarisée” ; le bagage lexical d’origine slave dans la langue roumaine a dû être gonflé. Ensuite Nicolae Ceauşescu est arrivé au pouvoir, et une certaine “unicité” du peuple roumain a dû être démontrée. Des origines daces du peuple roumain ont été inventées de toutes pièces. Quant à certaines villes, leurs noms roumains traditionnels – ayant subi une vraie évolution au fil des siècles – ont été troqués contre des noms historiques dont la forme prend des raccourcis avec l’histoire. C’est dans ce contexte que je suis venu au monde. Lorsque j’étais à l’école en Transylvanie, on m’a appris que Trajan avait conquis la Dacie, pays puissant et unifié, et que les Roumains provenaient d’un mélange de Daces et de Romains, surtout par le mariage des guerriers romains avec les jeunes veuves daces, dont les premiers maris étaient tombés pendant les guerres des Daces avec les Romains. « Nous étions un peuple pacifique ; les Romains sont venus ici, et nous ont assimilés. » Pareillement pour la langue : dans les nouveaux foyers daco-romains on parlait la langue du chef de famille ; l’administration romaine exigeait que tout le monde se servît de la langue de l’empire. Néanmoins, la langue roumaine contient des mots daces ! On nous a donné une liste de “99 mots daces dans la langue roumaine”. Parmi ces mots, il y avait, je m’en souviens encore, căţel, viţel, mîţă, mînz, ţap, cioban, brînză, urdă, brad … En gros, toute la vie à la ferme était dacique, car les Romains ne connaissaient pas ça. Eux, c’était les guerriers. Plus tard, j’ai appris une autre version de l’histoire, celle de l’École Transylvanienne, qui disait en gros ceci : « Notre peuple est né, loin d’ici, en 753 avant Jésus Christ. Nous avons conquis ce pays, et lui avons apporté la civilisation. Nos ancêtres, des vétérans romains, ont 172 pris leur retraite ici, avec leurs familles. Notre langue, parmi toutes les langues néolatines, est la plus proche du latin. Les mots daces sont marginaux et négligeables. » Peu de temps après, j’ai commencé à apprendre le français. Des mots comme chaton, veau et matou me suggéraient qu’au moins quelques-uns des mots “daces” étaient, en réalité, latins. Ensuite, à l’église, j’ai trouvé des livres plus anciens, avec d’autres orthographes, où les mots étaient écrits le plus étymologiquement possible. Orologiulu celu Mare de 1835 contenait peu de signes diacritiques, mais les mots étaient plus longs ; tóta tiér’a pour « toute la terre », dicemu, « nous disons », cuventulu, « la parole », sant’a Evangelia, « le saint Évangile » etc. Ce livre-là avait été publié à Blaise en Transylvanie, à une époque où la Wallachie et la Moldavie utilisaient encore l’alphabet slave. Dans d’autres livres du 19e siècle, je trouvai des orthographes avec beaucoup de diacritiques. Ces livres me permirent de concevoir les paroles non pas comme des réalités que l’on doit imiter par l’écriture, mais plutôt comme des formes éphémères – car verba volant – des mots écrits. Les soi-disant mots daces se dévoilèrent eux-mêmes. Puisque pour « pain » et « pagne » les livres d’église avaient pane/pâne et respectivement pandia/pândḑă, il m’était clair que ces mots nous venaient des ancêtres romains. Écrire correctement le français devint facile. Plus tard, à l’école, la liste de mots “daciques” revint à la charge. Les cours d’histoire créaient des contes sortis du chapeau, par rapport aux Daces et leurs victoires. Au niveau linguistique, tout mot qui n’était pas latin de façon évidente devait sans doute être dace. Une histoire et une langue dace basée uniquement sur des “sans doute”. Étant venu en Belgique il y a une quinzaine d’années, j’ai appris le wallon, langue que je parle de façon régulière, que je lis et dans laquelle j’écris, ainsi que le néerlandais/flamand, et un peu de luxembourgeois. L’origine “dacique, sans doute” de plusieurs autres mots est tombée à l’eau devant la présence de ces mots dans des langues belges. En 2013, j’ai eu l’occasion d’aller rencontrer en Bretagne plusieurs linguistes 173 bretons, et suis revenu avec une douzaine de dictionnaires de breton dans mes bagages : ce fut pour moi l’occasion d’apercevoir dans le wallon quelques-unes des influences phonétiques de substrat, mais aussi des mots semblables à des mots roumains. À vrai dire, je suis arrivé à la conclusion que le roumain connaît zéro mots d’origine dacique. Les toponymes daces ne se sont pas transmis. Or, lors même que deux peuples se succèdent sur un territoire, en général, les toponymes se transmettent. Comment reconnaître les mots de substrat et du strat, et les distinguer de ceux de l’adstrat ? Ou plutôt comment est-ce qu’un mot de substrat se conserve, en dépit du strat ? Et dans quelles circonstances des mots sont empruntés des langues voisines (adstrat) ? Quels mots ne peuvent très probablement pas être d’adstrat ? Tout d’abord, lorsqu’une population indigène est assimilée ou colonisée par une culture dominante, il est très probable que, dans tous les cas où un mot de strat ait un correspondant dans le substrat, ce dernier soit supprimé. Il y a deux cas de figure, où cela ne se passe pas ainsi. Premièrement, si le strat n’a pas d’équivalent précis pour un mot de substrat, ce dernier survit. Par exemple, nous sommes témoins de la formation d’une langue néoanglaise en Europe ; dans vingt-cinq ans, le néoanglais aura totalement éradiqué les langues locales en Flandre belge, aux Pays-Bas, ainsi qu’en Italie ; dans huitante ans, le néoanglais aura supplanté le français en Europe complètement. Néanmoins, des mots comme grand’place, schepen, polenta survivront comme mots de substrat, parce qu’ils n’ont pas d’équivalent exact en anglais. Deuxièmement, lorsque les vaincus apprennent la langue dominante, ils donnent priorité au mot de celle-ci qui ressemble, de par sa forme, à un mot de substrat, même sans rapport étymologique entre les deux, et même ayant une autre signification. Par exemple, on rencontre, dans le néoanglais, the bord of the lake, qui trahit « le bord du lac » francophone ; dans vingt ans, the bord of the lake pourra se trouver dans 174 la bouche des enfants ixellois de souche qui n’auront aucune notion de langue française. Les mots d’adstrat concernent, pour la plupart, des innovations technologiques ou des notions abstraites pour lesquelles la langue de strat a des mots confus. En roumain, da, « oui », est un mot de substrat celtique, premièrement parce que le latin n’avait pas de mot équivalent 35, et deuxièmement parce que les roumains n’auraient pas pu manquer de cette notion jusqu’à l’arrivée des Slaves, des siècles plus tard. Les Slaves l’ont, eux aussi, emprunté aux Roumains, car autrement, si les Slaves avaient connu le da dès le début, les Ukrainiens l’auraient aussi36. Il y a aussi les contaminations. J’illustrerai cela par deux exemples. Les francophones disent souvent que telle ou telle chose est trash. Tel film est trash, telle intervention est trash. Or il ne s’agit nullement de l’adjectif anglais trash, « déchet, fumier », mais bien de thrash, comme la musique thrash (Sepultura, Mortification...), en référence au bruit fait par la moissonneuse-batteuse. Le film ou l’intervention n’est pas « un déchet », mais il ou elle « secoue. » En Wallonie, jusqu’au 20e siècle, le wallon était la première langue de 90 % de la population, tandis que le français était appris seulement à partir du moment où les enfants allaient à l’école. Comment se fait-il que le français est à présent la première langue, tandis que le wallon est en perte de vitesse ? La plupart des gens avec qui j’utilise le wallon sont des hommes, et il y a relativement peu voire très peu de femmes qui osent parler le wallon. En effet, le phénomène français langue première est dû aux mères, dans une société hétéronormée. J’ai eu une longue discussion avec une brave dame de Ciney, qui me raconta que, jusqu’à la naissance de leur premier enfant, elle et son mari avaient l’habitude de parler wallon entre eux. Puis la mère apprit aux enfants le français, ne s’adressant à eux qu’en français, « pour eux réussir à l’école, et avoir une bonne place » ; quant au père, dévoué au travail, il parla en wallon 35 Hoc ille est a donné le français oui. 36 En ukrainien, pour « oui », on dit tak, littéralement « ainsi. » 175 aux enfants. Ainsi, le français devint la langue première, “maternelle”, tandis que le wallon occupa la deuxième place, en tant que langue “paternelle”. Ce cas de figure démontre que le mythe de l’ancien combattant romain épousant des jeunes femmes daces ne tient pas la route. Dans une circonstance pareille, c’est bien le dace qui aurait été transmis, et non le latin/roman. Ceci explique également pourquoi les Francs n’ont pas réussi à enlever aux Français leur français latin. Mais autant la romanisation des Celtes alpins que la romanisation de toutes sortes de peuplades par ces Celtes romanisés ont été l’œuvre des mères. Le vocabulaire roumain est éminemment pastoral. Pour « sevrer » un enfant, on utilise le même mot qu’à l’égard des agneaux : înţărca, « parquer, mettre dans l’enclos. » On « soigne » les gens comme on « soigne » le troupeau (grigi). Les humains « trouvent » (află), en référence à la façon dont un chien de berger trouve quelque chose, en reniflant (lat. afflare). On prépare son lit (aşterne) comme on préparerait la couche des animaux. Dans la pastorale, les hommes partent avec les moutons en été vers les sommets, tandis que les femmes et les enfants restent à la maison. Le passage du celtique au roman a dû se faire dans la même optique que, beaucoup plus tard, le passage du wallon au français : le désir de “réussite” des enfants. Cela nous emmène à la question des mots de substrat. Les mots intimes restent celtes. Si la progéniture a eu besoin de parler roman pour vendre ses produits, pour négocier ses droits, et pour se procurer des vivres, ainsi qu’à l’église, néanmoins, elle n’a pas eu besoin du roman pour les notions les plus intimes. Surtout, elle continue à dire en celtique « maman » et « papa » ; « mémé et pépé » ; « pays » et « roi » ; « eau » et « forêt » ; « oui » et « non peut-être » etc. 176 Documentation Langue bretonne Ar Bibl santel. Izaia, trad. Maodez Glanndour, Al Liamm, Lannion, 1981. 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Je suis fier d’avoir écrit et publié, avec mon époux, le plus long roman jamais écrit en wallon, Gabriyel & Gabriyel. Voici quelques dictionnaires et autres livres de référence sur le wallon, 178 que je possède dans ma bibliothèque, et que je consulte de temps à autre. Arille Carlier & Willy Bal, Dictionnaire de l’ouest-wallon, vol. I, Association Littéraire Wallonne de Charleroi, Charleroi, 1985. Arille Carlier & Willy Bal & Jean-Luc Fauconnier, Dictionnaire de l’ouest-wallon, vol. II, Association Littéraire Wallonne de Charleroi, Charleroi, 1988. Arille Carlier & Willy Bal & Jean-Luc Fauconnier, Dictionnaire de l’ouest-wallon, vol. III, Association Littéraire Wallonne de Charleroi, Charleroi, 1991. Joseph Coppens, Dictionnaire aclot français-wallon A-J, Fédération wallonne du Brabant, Nivelles, 1962. Joseph Coppens, Dictionnaire aclot français-wallon K-Z, Nivelles, 1950. Joseph Coppens, Dictionnaire aclot wallon-français A-I, Nivelles, 1950. 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