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Luciana Radut-Gaghi Université de Cergy-Pontoise et ESCP-Europe LA (NOUVELLE) LANGUE DE BOIS DANS LA ROUMANIE ACTUELLE De nombreux ouvrages ont analysé la langue de bois comme le fait de dire le contraire de ce que l’on pense et de dissimuler sa pensée afin de mieux influencer et contrôler. Elle est généralement assimilée aux régimes totalitaires. Dans les lignes qui suivent, nous voulons rendre compte de la manière dont la langue de bois agit aussi dans des régimes démocratiques, où elle acquiert de nouvelles formes. La multiplication des discours et des arguments entraînée par la démocratisation (Wolton, 1995) serait donc complétée par l’augmentation des expressions de la langue de bois. L’inscription dans un contexte idéologique particulier n’agirait que sur le contenu de la langue de bois, mais non sur son existence. La thèse de la langue de bois employée comme moyen de contrôle a été largement illustrée par l’ancien régime communiste roumain. Sa chute, en 1989, a déclenché des changements politiques, économiques et sociaux, dans ce pays de quelque 22 millions d’habitants situé en Europe orientale. La langue aussi a évolué. La langue de bois s’est modifiée. Dans les lignes HERMÈS 58, 2010 qui suivent, nous présenterons l’état des lieux de(s) langue(s) de bois roumaine(s). Dans un premier temps, nous nous pencherons sur la langue de bois politique, en insistant sur la comparaison entre la période communiste et la période postcommuniste. La langue de bois des médias fera l’objet de la seconde partie du présent article. L’actualité du débat sur la langue de bois achèvera notre propos. La politique Par son discours, l’homme politique établit et entretient une relation directe et forte avec son public. Cette relation est aussi fondée sur des formules qui renvoient à des « régions périphériques de la langue » (Sériot, 1986, p. 185)1, à un « ailleurs » du texte, à des formes cachées extérieures au texte. Le politicien entretient ainsi un « sens ambigu » de son propos (Benetti et Corminbœuf, 2004). Un des procédés majeurs employé 81 Luciana Radut-Gaghi – la « nominalisation » –, qui relève de la langue de bois, est d’« attribuer un nom à un segment de réalité, dont l’existence est plus ou moins préalablement admise » (Mortureaux, 1984, p. 95)2. Ainsi, les préoccupations politiques de l’époque communiste allaient dans la direction d’une « politique d’entente et de collaboration entre les peuples et les États » (Gheorghiu-Dej, octobre 1945), de « rapports d’amitié et de collaboration entre toutes les nations » (Ceausescu, avril 1977) ou encore dans le sens de la « solution des problèmes complexes auxquels l’humanité est confrontée » (Ceausescu, août 1975). Les discours postcommunistes, quant à eux, contiennent une autre nominalisation de prédilection : « construction ». En voici quelques exemples : « Nous sommes partie intégrante de l’Europe sur la voie de la construction en tant que grande force de la paix et du développement du siècle suivant » (Constantinescu, mars 2000) ; « L’intégration de l’Union européenne achèvera la transition vers une démocratie consolidée et la réalisation d’un processus historique, à la construction desquels le Conseil de l’Europe a largement contribué. » (Băsescu, janvier 2006). Ceausescu a souvent employé dans ses discours un langage dual et fourbe afin d’atteindre ses objectifs dictatoriaux. Les expressions si souvent rencontrées dans ses discours étaient certes des slogans visant à capter l’attention de la population, mais ils avaient également pour objectif de sortir de la tutelle soviétique et de contribuer à l’identifier en tant que leader régional et national. Il s’agit de « la lutte contre l’impérialisme », de « l’élan de la classe travailleuse pour la victoire du socialisme », de « l’unité indéfectible du prolétariat du monde entier » ou encore de « la nécessité d’un nouvel ordre économique et politique international ». Le discours politique postcommuniste ne marque pas une rupture nette avec son prédécesseur. L’intégra- 82 tion européenne est exprimée aussi bien par des clichés que des euphémismes. Depuis la chute du communisme, les politiques s’efforcent d’affirmer que le pays est « partie intégrante de l’Europe », tout en continuant de parler des pays de « cette partie de l’Europe », expression qui avait été largement utilisée dans les discours communistes. Ion Iliescu parlait encore dans les années 1990 du fait de « travailler conjointement » (să conlucrăm) pour atteindre les objectifs de l’intégration. La « voie du développement du socialisme », expression préférée des dirigeants communistes, est remplacée par la « voie d’une disposition normale, naturelle, des relations entre tous les États européens » (calea unei aşezări normale, fireşti, a relaţiilor dintre toate statele europene – Iliescu, 1995). Des phrases comme « La Roumanie est décidée à participer activement au débat sur l’avenir » (România este hotărâtă să participe activ la dezbaterea privitoare la viitor – Iliescu, 2002) en rappellent fortement d’autres telles que « Nous sommes fermement décidés à militer sans relâche pour le renforcement de l’unité et de la solidarité de toutes les forces progressistes et anti-impérialistes du monde entier, à coopérer étroitement avec tous les peuples » (Ceausescu, 1974). De même, à la veille de l’intégration de la Roumanie à l’Union européenne, Traian Băsescu parlait de « notre volonté commune d’être ensemble “pour le bien et le mal”, dans une famille européenne de 27 membres ». L’accumulation de formules semblables montre l’existence d’un nouveau jargon utilisé dans les discours sur l’Europe. C’est l’idée développée par Linÿer (1995). Il indique néanmoins que la langue de bois n’est pas le propre des régimes politiques fermés, en faisant un recensement des exemples français. Le cas roumain démontre que deux régimes politiques différents font appel au même type de langage. HERMÈS 58, 2010 La (nouvelle) langue de bois dans la Roumanie actuelle Les médias Sous le régime communiste, la presse était fortement contrôlée. Des représentants de la « sécurité de la presse » (securitatea presei) veillaient à ce que les expressions et les slogans que le conducător aimait soient replacés dans tous les contextes, qu’il s’agisse d’un article politique ou d’un reportage sur les activités agricoles de l’été. Il s’agissait de créer le portrait du « plus aimé conducător », et de mettre en avant ses qualités de « taille internationale » et aussi celles de la « très aimée camarade Elena Ceausescu ». En suivant leurs « sages conseils » (îndrumarea înţeleaptă), nombre d’intellectuels roumains n’ont pas hésité à formuler les louanges de l’« époque d’or » et leur « attachement indéfectible » (ataşamentul nestrămutat) au « plus aimé fils du peuple ». Le fond lexical était épuisé et devenu creux. La scène était celle d’une bouffonnerie. Mais la farce a continué après 1989. Non pas avec la réalité, mais avec la langue. La presse roumaine contemporaine multiplie les clichés et abuse des euphémismes. Très souvent, les journalistes roumains préfèrent employer des expressions connotées positivement, mais dont les implications sous-jacentes sont à l’opposé. « La restructuration de l’appareil budgétaire » signifie ainsi le licenciement d’une centaine de milliers de fonctionnaires. « Le fonds de solidarité » mis en place par le gouvernement représente l’obligation de la part des sociétés commerciales à capital public à faire des dons à l’État. De manière plus prosaïque, les personnes ayant un « âge respectable » sont les personnes âgées. Ce politic corect roumain3 prend les formes les plus hétéroclites. L’expression elle-même est employée pour dénoncer les euphémismes de la langue, des attitudes excessivement puritaines, volontaristes et protectionnistes, des emplois ironiques et dépréciatifs, ou encore pour désigner ce qui est correct du point de vue de la logique politique (Zafiu, 2002). HERMÈS 58, 2010 Néanmoins, le goût du tragique et de la catastrophe, et sa permanente alimentation sont également très présents. Aujourd’hui, « le pays s’enfonce dans la pauvreté » (ţara se afundă în sărăcie), « il est sur la voie du néant » (este pe drumul neantului), « la politique du gouvernement nous mène à la déchéance » (politica guvernului ne duce la pierzanie), on vit avec « l’espoir de sortir du cauchemar » (speranţa ieşirii din coşmar). Le ton de la presse écrite ou télévisuelle devient grave de manière exagérée dès qu’une épidémie, une calamité ou un scandale se présente. Discussions actuelles La langue de bois actuelle n’est plus exclusivement assimilable à l’espace public. Par exemple, Internet offre une tribune pour le débat naissant sur la langue de bois de l’Église4. Mais surtout, la langue de bois et le débat qu’elle engage traversent les murs des corporations. Si au XIXe siècle les jeunes Roumains ayant fait leurs études à Paris rentraient au pays avec un langage fortement influencé par le français, les employés roumains des sociétés internationales d’aujourd’hui réinventent les « furculitions »5. Les intitulés des postes ou les tâches à accomplir sont le plus souvent exprimés en anglais. Rodica Zafiu (2010) en fait un court compterendu dans un article d’opinion : training, management, team-building, planning, target, implementare, focusare, prioritizare… De même, le vocabulaire de l’informatique et des micro-ordinateurs n’a généralement pas été traduit en roumain, contrairement aux cas français ou espagnol. Ainsi, les défenseurs de la langue en tant qu’organisme vivant et changeant ne voient pas la nécessité de remplacer l’anglais mouse par l’archaïque guzgan (utilisé en République de Moldavie). De même, l’idée que cravata pourrait encore s’appeler gât-legău (une 83 Luciana Radut-Gaghi sorte de « lie-cou ») fait éclater de rire tout roumanophone6. Dernièrement, un colloque et un dictionnaire de la langue de bois sont venus s’ajouter au débat roumain sur le sujet. Le colloque a rassemblé en octobre 2009 des linguistes, des écrivains, des journalistes et des scientifiques roumains, et ses actes ont fait l’objet d’une publication (Rad, 2009). Parfois trop pédagogique ou historique, insistant surtout sur la langue de l’époque communiste, l’ouvrage a le mérite de réunir des études et des opinions roumaines sur la question. De son côté, le Dictionnaire de la langue de bois roumaine a pour objectif de faire connaître la langue dans laquelle « on a parlé, on a écrit, on a souffert, on a acclamé, on a été humiliés, on a célébré, on a servi le mal et on a espéré » (Sasu, 2008) pendant la période communiste. Car cet ouvrage aussi est consacré presque exclusivement à cette époque. Les entrées sont des expressions, qui sont expliquées par des citations de journaux et d’ouvrages politiques, scientifiques ou littéraires antérieures à 1990. Nous y trouvons les mises en contexte d’expressions comme « attitude socialiste » (atitudine socialistă), « combat indigné » (combatere indignată), « accomplissements grandioses » (împliniri măreţe), « faits héroïques » (fapte eroice), « mesures justes » (măsuri juste), « politique juste » (politică justă), « reconnaissance ardente » (recunostinţă fierbinte), ou encore « triomphe absolu » (triumf desăvârşit). Conclusion La langue de bois est une communication maîtrisée des discours politiques, qui inciterait au conformisme et à la paresse de la pensée et de l’action (Slama-Cazacu, 1999). Mais le discours médiatique roumain aussi se charge de formules standardisées et de lieux communs. 84 Au-delà de l’influence et de la manipulation, la langue de bois semble agir pour uniformiser. Par ailleurs, d’un point de vue instrumental, les expressions étrangères et leurs traductions plus ou moins approximatives sont parfois instituées en tant qu’outils indispensables à la langue, ce qui les rend moins condamnables aux yeux des gardiens du linguistiquement correct. Mais, en Roumanie, ces derniers se préoccupent trop peu de la « nouvelle » langue de bois, celle des emprunts internationaux, celle du politiquement correct, celle de l’espace médiatique contemporain. Signe peut-être du fait que la langue de bois est encore définie par son rapport au régime totalitaire qui l’a consacrée. Christian Delporte (2009), dans la conclusion de son ouvrage Une histoire de la langue de bois, s’interroge sur les raisons de l’existence de la langue de bois dans les régimes pluralistes « où existe une opinion publique ». Pour cet auteur, la langue de bois serait une mesure de sûreté contre les erreurs politiques. En l’utilisant, l’homme politique s’assure une position neutre par rapport au public, aux adversaires et aux adeptes (Delporte, 2009, p. 318). Pourquoi, alors, l’utiliser dans des situations où l’opinion publique est presque entièrement acquise d’avance – l’électorat roumain était majoritairement pro-européen dans la période de pré-adhésion à l’Union européenne. Une explication en serait l’utilisation de la langue de bois par habitude communicationnelle. Peu d’analyses de ce phénomène social et linguistique envisagent la langue de bois comme « l’aveu de la peur et de l’impuissance politique » (Delporte, 2009, p. 320)7. Une autre explication déculpabilise la langue. C’est la démarche de Patrick Sériot (1985), qui explique que la « langue de bois » politique de l’Europe centrale et orientale à l’époque du communisme n’était pas plus riche ou plus pauvre, n’était pas vraie ou fausse. En fait, son analyse des discours de Leonid Brejnev met au jour une totale absence de références aux oppositions à la HERMÈS 58, 2010 La (nouvelle) langue de bois dans la Roumanie actuelle politique alors conduite. Ces éléments apparaissent par l’implicite, par des automatismes d’idées. La langue elle-même se voit ainsi déculpabilisée. Or, il semble que ces mêmes automatismes, hérités de l’époque communiste ou refondés avec chaque nouveau discours, conti- nuent à se perpétuer dans la langue publique roumaine. L’idéologie, en fin de compte, assure le maintien de cette langue de bois non pas par intervention normative, mais surtout en tant que contexte symbolique qui impose une certaine intuition des « bonnes » expressions à employer. NOTES 1. Selon l’analyse que fait cet auteur de l’expression « langue de bois », elle existe exclusivement en français et en russe. Pourtant, elle existe aussi en roumain, traduite telle quelle du français : limba de lemn. 2. Sur ce point, voir Marie-Françoise Mortureux (1984). 3. Cette expression a été traduite en roumain de l’anglais, même si l’original political correctness est aussi employé. 4. Des articles sont apparus dans la presse nationale ou sur des sites spécialisés comme <www.crestinortodox.ro>. 5. Du mot roumain furculiţă emprunté au français « fourchette ». L’écrivain Ioan Luca Caragiale (1852-1912) ironisait sur ces emprunts linguistiques qui allaient remplacer les expressions roumaines traditionnelles. 6. Des débats à ce sujet ont récemment surgi sur Internet. Sorin Adam Matei, enseignant à l’Université de Purdue aux ÉtatsUnis et surtout connu en Roumanie pour son livre Boierii minţii (Les Boyards de l’esprit, 2004), soutient la thèse que la langue doit s’adapter au monde et non l’inverse. Tout en évitant les barbarismes, il va jusqu’à proposer l’élimination du roumain des caractères correspondant aux sons « non-latins » : les ţ, ş, ă ou â. Voir le site <http://www.pagini.com/blog/2009/11/24/ limba-romana-de-lemn-de-plastic-de-şedinţa-corporatista/> [consulté le 19 juin 2010]. 7. Delporte (2009) le fait lui aussi à la fin de son ouvrage, sous forme d’interrogation. R ÉFÉR ENCES BIBLIOGR APHIQUES BENETTI, L., CORMINBŒUF, G., « Les nominalisations des prédicats d’action », Cahiers de linguistique française, n° 26, 2004, p. 413-435. SÉRIOT, P., « Langue et langue de bois en Pologne », M.O.T.S., n° 13, 1986, p. 181-189. CHARAUDEAU, P., MAINGUENEAU, D. (dir.), Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, 2002. SÉRIOT, P., Analyse du discours politique soviétique, Paris, Institut d’études slaves, 1985. DELPORTE, C., Une histoire de la langue de bois, Paris, Flammarion, 2009. SLAMA-CAZACU, T., Psiholingvistica, o ştiinţă a comunicării, Bucarest, ALL Educaţional, 1999. LINŸER, G., Dictionnaire de la langue de bois en politique, Paris, Belles Lettres, 2005. WOLTON, D., « Avant-Propos. 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