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4 | 1e semestre 2019 Revue algérienne des lettres Volume 3, Numéro 1 LINGUISTIQUE NÉO-SAUSSURIENNE, SCIENCES DU CORAN ET TRADUCTION DU TEXTE CORANIQUE LINGUISTICS NEO-SAUSSURIAN, SCIENCES OF QURAN AND TRANSLATION OF THE CORANIC TEXT Entretien avec Mokhtar ZOUAOUI réalisé par Belabbas BOUTERFAS et Abdelkrim BENSELIM * * * M okhtar ZOUAOUI est né le 15 juillet 1969 à Sidi Lahcen. Chercheur en linguistique, en sémiotique et en traduction, il est maître de conférences à l’Université de SidiBel-Abbès où il enseigne, au département de langue et littérature arabes, la grammaire française et la linguistique générale. Intéressé par les traductions françaises du texte Coranique, il décide de consacrer ses recherches sur plus d’une trentaine d’entre elles. Depuis quelques années, ses recherches s'orientent vers la linguistique néo-saussurienne. Il a publié une dizaine de travaux en arabe et en français. RAL : Pouvez-vous nous résumer votre parcours scientifique ? Mokhtar Zouaoui : En fait, c’est en 1999, dans la bibliothèque de ma ville natale que j’ai découvert le Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure en format de poche, édition présentée par Dalila Morsli. C'était ma première rencontre avec la linguistique. Depuis, il a pris place avec les romans de littérature française que je mettais dans mes deux poches, à la manière des artistes de la ville de Sidi-Bel-Abbès que je côtoyais aux alentours du théâtre de la ville. C’est en découvrant le CLG que je suis venu à la linguistique comme je suis venu à la sémiotique à travers A-J. Greimas. La bibliothèque de la Wilaya de Sidi-Bel-Abbès, où j’ai obtenu un poste en 1991, disposait d'un nombre considérable d’ouvrages de différentes disciplines, notamment la linguistique, la sémiotique et la traduction. C’est dans cet espace que j’ai fait mes premières lectures et c'est là où naquit l’intérêt pour les études universitaires. Ce fut d’abord une Licence en arabe, puis une autre en français, un Magister en arabe et le 1 Revue algérienne des lettres 4 | 1e semestre 2019 Volume 3, Numéro 1 début d’un autre en français, abandonné par la suite, enfin un Doctorat d'arabe en linguistique. En 2007, je fus recruté en tant que maître assistant, au Département de Traduction et d’Interprétariat, après une longue carrière administrative dans les différents services de la Wilaya. En 2008, parut ma première traduction, en France, aux Editions l'Harmattan. C’était un article, intitulé : « Sémiotique : entre science et philosophie », sous l’égide de mon directeur de de Magister, Ahmed Youcef. Quant au projet d’étude sur la traduction du Coran, c’était le thème de mon Doctorat en arabe, soutenu en 2012. Ce projet m’a permis de faire éditer deux ouvrages et plusieurs articles. En 2008, alors que je préparais mon doctorat, la lecture des travaux sur la philologie édités en 2002 par Simon Bouquet et Rudolph Engler, me fit renouer avec la pensée de Ferdinand de Saussure. Mais ce n’est qu’en 2013, une année après la soutenance de mon Doctorat que mon premier article sur la linguistique est paru. A ma connaissance, c’était la première fois qu'un travail scientifique sur la linguistique néo-saussurienne paraissait en Algérie, voire dans le monde arabe. L’article était intitulé : « Linguistique néo-saussurienne et enseignement de la linguistique en Algérie ». RAL : Pourquoi vous êtes-vous intéressé à l’étude linguistique des traductions du texte Coranique ? M. Z. : Cet intérêt est né de l’envie de montrer aux traducteurs français du Coran comment ils procédaient en fait. La confrontation de plus d’une quarantaine de traductions françaises du Coran m’avait fait remarquer, tout d’abord, qu’une tradition se perpétuant depuis Claude-Étienne Savary (1750-1788) recourt à un procédé qui consiste à traduire le Coran « verset par verset ». Or, les versets ne constituent pas tous, tout le long du texte coranique, des unités de significations complètes. Les arrêts de la lecture codifiés dans le texte coranique, ne coïncident pas souvent avec la fin des versets, où le sens déborde, pour être saisi dans toute sa totalité, tantôt sur une partie du verset successif, tantôt sur plusieurs autres versets. J’avais proposé alors le terme lexie emprunté à Roland Barthes pour spécifier un mode « clôture » du texte coranique, après l’avoir redéfini comme étant « la séquence du texte coranique comprise entre deux waqf ». Ainsi redéfini le terme lexie pouvait aussi servir à saisir ce que j’ai appelé une deuxième articulation du texte coranique, la première étant son articulation en sourates. Néanmoins, au bout de ce constat, ma problématique s’est vite résumée en une question devenue fondamentale pour la suite de mes recherches, à savoir : Pourquoi tant de traductions pour un seul texte ? car, pour ne s’en tenir qu’au domaine francophone, le nombre de traductions du Coran dépasse actuellement les 120. Traduit et retraduit dans plusieurs langues, le texte coranique semble ne jamais se satisfaire d’une seule traduction, de la même manière qu’il ne se satisfait d’une seule exégèse. Introductions, interprétations, exégèses, traductions, retraductions, 2 Revue algérienne des lettres 4 | 1e semestre 2019 Volume 3, Numéro 1 traductions d’exégèses, sont autant d’aspects qui renseignent sur l’intérêt croissant que l’on n’a cessé, et l’on ne cesse, de manifester pour ce Livre, sans compter la réédition, chois fois renouvelée d’anciennes ou de nouvelles traductions. . Et, s’il est vrai que pour son propre plaisir, on peut s’adonner à des exercices de comparaison entre une lexie coranique et ses différentes traductions, ne serait-ce que pour apprécier les différentes formes linguistiques françaises avec lesquelles peut être rendue une même séquence, il n’en demeure que cet exercice reste aussi très riche en enseignements. RAL : Riche en enseignements dites-vous. Ces enseignements intéressent-ils seulement la traduction du Coran ? Qu’en est-il alors du texte arabe lui-même, c’est-à-dire le texte coranique ? M. Z. : Non, pas seulement la traduction. À vrai dire, dès lors qu’établie, cette double articulation pouvait constituer, à mon sens, un cadre d’étude au sein duquel peuvent être menés d’autres exercices. En effet, les trois niveaux du texte : à savoir le Coran en tant que totalité, ses sourates et ses lexies, permettent de situer les diverses problématiques que soulève le texte coranique et d’ordonner l’interdisciplinarité des sciences coraniques avec les diverses disciplines scientifiques qui peuvent prétendre à l’étude de ce texte, telles que les sciences du langage, la sémiotique, la rhétorique, la narratologie, la poétique, la stylistique, l’analyse du discours, la traductologie, etc. C’est dans ce cadre que traduction et sciences coraniques peuvent entretenir des rapports étroits. Non pas seulement qu’il s’agit du texte coranique, mais je pense aussi que les différentes disciplines qui forment les ulûms al-qur’ân peuvent aider à questionner des concepts propres à ces disciplines dans une autre perspective. Je pense par exemple au concept d’al-munâsaba qui peut être mis en rapport avec celui d’isotopie formulé la première fois par A. J. Greimas. Les deux étant définis en termes de parenté, l’un chez J. Courtès et l’autre chez Badraddine Az-zarkašî. Outre une linguistique textuelle à laquelle appartiendrait un tel concept d’al-munâsaba, une rhétorique (arabe ou française) peut aussi révéler une des structurations du texte coranique. En effet, j’ai pu constater qu’une des sourates, en l’occurrence la sourate ’Aš-šu‘arâ’ (Les poètes), pouvait être segmentée en un incipit, un développement et un excipit à la manière des autres sourates car elle est non seulement structurée grâce à son organisation syntaxique, mais l’est aussi grâce à l’intervention d’une figure de style, la symploque. En effet, le développement de la sourate ‘Aš-šu‘arâ’ (Les poètes) qui s’étend sur 182 versets peut être segmenté en sept groupes de lexies formant chacun un récit dont les limites sont fixées par la répétition en chaque fin de récit de deux versets successifs, créant ainsi une épiphore. De plus, à partir du troisième récit, s’amorce une répétition qui donne lieu à une anaphore s’étalant jusqu’au dernier récit. De la combinaison des deux figures nait une troisième, la symploque qui non seulement 3 Revue algérienne des lettres 4 | 1e semestre 2019 Volume 3, Numéro 1 participe à l’ornement de la sourate mais contribue aussi à définir la clôture des récits. RAL : Vous êtes aussi enseignant de linguistique générale, quels intérêts peuvent avoir les recherches dont vous rendez compte dans vos ouvrages ? M. Z. : Dans ces ouvrages, écrits en arabe ou traduits, c’est de la linguistique néosaussurienne qu’il s’agit. Depuis la découverte en 1996 des nouveaux manuscrits de linguistique générale de Ferdinand de Saussure et leur publication en 2002, par Simon Bouquet et Rudolph Engler, accompagnés d’anciens textes saussuriens, la linguistique a renforcé sa rupture avec l’enseignement linguistique du Cours de linguistique générale attribué à F. de Saussure. La lecture de ces nouveaux textes, ainsi que nos rencontres et correspondances avec Simon Bouquet, nous ont révélé l’écart qui se creusait entre les recherches modernes en sciences du langage et l’enseignement de la linguistique dans le monde arabe. Dès lors, un autre projet est venu concurrencer le premier qui consistait à montrer au traducteur français du Coran ce qu’il faisait, il fallait montrer aux linguistes arabes ce qu’ils ignoraient de la linguistique néo-saussurienne. Mais s’il s’agissait pour les néo-saussuriens, notamment après la publication des Écrits, de l’urgence, et de la nécessité de renouer avec le projet qu’avait nourri De Saussure depuis son jeune âge (celui de penser le langage humain à partir des langues et des usages qu’en font les sujets parlants, et de la lecture et l’interprétation des textes inédits, nommés textes de l’Orangerie, pour repenser les sciences du langage et contribuer à un avenir de la linguistique), il s’agissait pour moi de vulgariser cette nouvelle tendance, espérant contribuer à renouveler l’enseignement de la linguistique en Algérie et dans le monde arabe. À ce titre, après avoir écrit trois ouvrages, rendant compte de certains travaux néo-saussuriens, il m’était possible de travailler à la traduction des Écrits en arabe. La traduction de De l’essence double du langage, précédée d’une étude sur ce texte, est parue cette année, les autres Écrits, nouveaux et anciens, sont en cours et paraitront successivement. L’étude actuelle avec laquelle je fais précéder la présente traduction est consacrée à la philologie saussurienne. RAL : Puisque vous parlez d’enseignement de la linguistique en Algérie, quel état des lieux pouvons-nous en dresser et quel rôle joue cette philologie dans la compréhension de la pensée saussurienne ? M. Z. : Il faut remarquer que l’enseignement de la linguistique, qu’il s’agit de celui dispensé en arabe ou en français dans les départements respectifs, reste encore en Algérie, et dans beaucoup d’autres pays arabes, en écart des nouvelles découvertes et orientations de la linguistique. Cette dernière n’occupe aujourd’hui, en tant que discipline scientifique, dans les dits départements, qu’une marge minime alors que nous assistons aujourd’hui d’une part à une diffusion très large de ses théories, et 4 Revue algérienne des lettres 4 | 1e semestre 2019 Volume 3, Numéro 1 d’autre part à une véritable prolifération de ses disciplines et sous disciplines qui deviennent de plus en plus des matières autonomes. Permettez-moi de vous citer un exemple, celui de la sociolinguistique. Naguère, cette discipline née du contact de la sociologie et de la linguistique n’occupait qu’une place restreinte, aujourd’hui elle déferle sur tous les secteurs de la vie, à telle enseigne qu’il devient difficile de saisir toutes ses ramifications. On le sait, la réception de la linguistique moderne par le monde arabe souffre encore, malgré les efforts consentis, d’une insuffisance qui affecte à la fois le système conceptuel qu’elle a su forger et l’application des différentes méthodes d’analyse qu’elle a pu développer. On rencontre encore, dans des ouvrages de vulgarisation de la linguistique écrits en arabe, de ces lacunes de traduction, du français vers l’arabe notamment, qui rendent perplexe le lecteur non averti. Néanmoins, le retard accumulé par l’enseignement de la linguistique en Algérie ne concerne pas seulement la linguistique saussurienne ou européenne, cet enseignement reste encore en écart de ce qui se forge dans les pays anglo-saxons, où la linguistique semble avoir pris de nouvelles orientations sociales et culturelles. Il est temps, à mon sens, de revoir la nature et la qualité des rapports que nous entretenons avec le langage, avec les sciences du langage que nous enseignons. Cela permettra de renouer avec les différents secteurs de la vie sociale, où la langue, joue, on le sait, un rôle fondamental. Un jour un politicien algérien avait proclamé : Qu’avons-nous à faire avec les Lettres ? Il voulait sûrement dire, la philosophie, la linguistique et autres sciences sociales. Nous devons prouver le contraire. La linguistique en est un bon exemple. RAL : Qu’en est-il de la linguistique néo-saussurienne ? M. Z. : À ce titre, il faut noter que la publication, en 2002, des Ecrits de linguistique générale de F. de Saussure, aux Editions Gallimard, et à laquelle la revue Langages, avait réservé, en 2005 le n°159, puis en récemment en 2012 le n°185, constitue un véritable événement puisqu’elle permet, à la fois, d’établir un nouveau regard sur la genèse et le développement de la linguistique moderne ; et d’éclairer de nouveaux aspects de la pensée de son fondateur que ne pouvait en rendre compte le Cours de linguistique générale, auquel on l’attribue, « ces nouveaux documents, déclarent les présentateurs du numéro, sont l’occasion de remettre en questions plusieurs à priori sur l’œuvre du linguiste genevois, et, à partir de là, de réfléchir de nouveau à la notion de discours, et à sa situation dans la linguistique et les théories du langage contemporaines. Ils permettent, et ce n’est pas rien, d’approfondir la connaissance du travail de Saussure, en installant un rapport critique au Cours de linguistique générale, « publié » par Bally et Séchehaye (Payot, Lausanne-Paris, 1916). Ils invitent, en apparence, à conforter l’image d’un Saussure pluriel, voire pluraliste, tout à la fois linguiste, sémiologue, épistémologue de la grammaire comparée, philosophe du langage, mythographe, critique littéraire, spécialiste de la philosophie indoue ». 5 Revue algérienne des lettres 4 | 1e semestre 2019 Volume 3, Numéro 1 C’est dire que, ce qu’on pourrait dorénavant appeler une « linguistique néosaussurienne », s’ouvre en ce début de siècle sur de nouveaux chantiers propres à redonner à la linguistique un nouvel essor auquel contribuent, entre autres, des linguistes se proclamant « néo-saussuriens » dont les contributions au n°185, de Langages, mars 2012, reflètent « la nécessité aujourd’hui de ressaisir la pensée de Ferdinand de Saussure. D’abord, par souci philologique, au vu des découvertes récentes. Ensuite, au regard des besoins des sciences du langage, dont certains principes restent flous, alors que leur élucidation se trouve en germe chez Ferdinand de Saussure ». RAL : Les perspectives ? M. Z. : Je me réjouis fortement que la pensée authentique de Ferdinand de Saussure puisse enfin trouver, dans les pays arabes, notamment avec la traduction de textes fondateurs, un nouvel essor qui, je l’espère, donnera lieu à un véritable dialogue entre les deux linguistiques, arabe et saussurienne. Il ne s’agit pas, à notre sens, de postuler des vues similaires entre l’une et l’autre, mais plutôt d’œuvrer à fructifier l’une par l’autre. Une linguistique spécifique (arabe) à laquelle se sont déjà consacrés des travaux fort anciens mériterait d’être mise en avant pour relire Saussure, continuer son programme et contribuer à l’édification d’une linguistique générale. Pour ma part, il s’agit donc de promouvoir la linguistique arabe pour être à même d’engager ce dialogue, et à cette tentative j’entrevois déjà une première démarche, celle qui fera sienne la formule saussurienne selon laquelle « sémiologie = morphologie, grammaire, syntaxe, synonymie, rhétorique, stylistique, lexicologie etc., le tout étant inséparable ». En effet, l’étude de la langue arabe a donné lieu à une multitude de recherches disciplinaires sans rarement engager une approche interdisciplinaire, qui viendrait penser les différents acquis de l’une ou l’autre discipline, selon un programme pluridisciplinaire qui contribuerait à mieux apercevoir les multiples aspects de la langue arabe et participer au renouveau de la pensée linguistique à laquelle contribue aujourd’hui un néo-saussurisme fécond. Si un tel programme venait à être entrepris, il deviendrait alors urgent d’œuvrer à la réunification de l’ensemble des disciplines qui se rattachent à l’étude de la langue arabe ou à l’un de ses différents aspects, celles que les anciens avaient nommées ‘ulûm ’al ‘arabiyya (les sciences de la langue arabe). 6