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E N J E U X Manuscrits d’auteur, norme linguistique et « critique des variantes » dans la tradition littéraire italienne Christian Del Vento L e 17 juin 1783, un jeune homme de trente-quatre ans, le comte Vittorio Alfieri, qui est en train d’accomplir un long périple à travers la Péninsule et l’Europe pour promouvoir la toute nouvelle édition de ses tragédies, en laquelle il fonde ses espoirs de gloire littéraire, fait une halte à Ferrare. C’est la quatrième étape d’un véritable « pèlerinage poétique » qui le conduit en autant de lieux que le panthéon littéraire italien compte de grands auteurs : après Ravenne (Dante), Arqua (Pétrarque) et Sorrente (le Tasse), la visite à Ferrare recèle une signification plus profonde. Alfieri ne se limite pas à y visiter « la maison, et la tombe » de l’Arioste, comme il l’écrit dans la première rédaction de son autobiographie, mais il y contemple aussi un objet d’une nature toute particulière : ses manuscrits 1, que l’on pouvait consulter dans la bibliothèque municipale depuis 1753, avec ceux du Tasse. Ces mêmes manuscrits feront l’objet, cent cinquante ans plus tard, en 1937, de la première édition génétique italienne, peut-être même de la première édition génétique tout court, établie par Santorre Debenedetti 2. Alfieri consulte les célèbres manuscrits du Roland Furieux, en y laissant des traces de son passage destinées à devenir elles-mêmes un objet de dévotion, comme en témoignera, cinquante ans plus tard, un voyageur français d’exception, AntoineClaude Pasquin Valéry : Les « incunables de la critique génétique » Alfieri s’inclinant devant ce manuscrit obtint la permission d’y inscrire les mots : Vittorio Alfieri vide e venerò, 18 giugno 1783. Le custode, garçon singulièrement solennel et pathétique, s’exprimant con la cantilena romana, montre même la trace d’une larme versée par Alfieri 3. Une autre trace de cette visite nous intéresse davantage : parmi les livres de l’écrivain qui sont aujourd’hui conservés à la médiathèque Émile Zola de Montpellier, se trouve un exemplaire de l’édition du Roland Furieux qu’avait imprimée à Lyon, en 1557, le célèbre typographe Guillaume Rouillé 4. C’est un petit in-16 qu’Alfieri avait acheté à Sienne en 1777 et dont il ne se sépara jamais. Relié en maroquin et portant ses initiales, ce livre fait partie des quelques dizaines de volumes que l’auteur emporta avec lui, en août 1792, lorsqu’il s’échappa 1. Il s’agit des manuscrits classés Cl. I, A, It. 1 de la Biblioteca Comunale Ariostea de Ferrare, donnés par deux généreux collectionneurs, Giuseppe Carli, en 1750, et Giovanni Andrea Barotti, en 1769. 2. L. Ariosto, I frammenti autografi dell’Orlando furioso, éd. S. Debenedetti, Turin, Chiantore, 1937, réédités récemment avec une introduction de Cesare Segre (Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 2010). Sur ces manuscrits, sur cette édition, sur sa fortune critique et sur le rôle qu’elle eut dans le débat né autour de la « critique des variantes » et de Gianfranco Contini voir, dans ce même numéro, l’enjeu de Simone Albonico. 3. A. C. Pasquin Valéry, Voyages historiques et littéraires en Italie pendant les années 1826, 1827, 1828 ; ou L’Indicateur italien, Paris, Crapelet, 1831-1835, vol. II, p. 75. Voir M. Preti, La lacrima di Alfieri. Ariosto e i patrioti, dans I voli dell’Ariosto. L’Orlando furioso e le arti, M. Cogotti, V. Farinelli, M. Preti (dir.), Milan, Officina Libraria, 2016, p. 119-134, notamment p. 119. L’annotation d’Alfieri se lit dans le ms. Cl. I A, It. 1, f. 53 v. 4. Orlando furioso di M. Ludovico Ariosto, diviso in due parti…, Lyon, G. Rouillé, 1557 [Montpellier, Médiathèque centrale Émile Zola, 34629 Rés.]. Genesis 49, 2019 Genesis 49.indb 15 15 25/10/2019 12:21 G E N E S I S précipitamment de Paris en y laissant presque toute sa bibliothèque 5. Ce n’est pas simplement en raison de son format de poche, facilement transportable, qu’Alfieri sauva ce volume : c’est aussi parce qu’il constituait une relique précieuse de son pèlerinage. Les marges étroites et les « seuils » sont parsemés de notes (fig. 1). Alfieri ne s’était pas limité à y transcrire des vers, voire des strophes entières du poème telles qu’il avait pu les lire à Ferrare sur le « manuscrit de sa main » 6 ; il y note bien d’autres éléments : les strophes modifiées en profondeur par l’auteur du Roland Furieux ; la présence de ratures et le nombre des campagnes de corrections que l’on peut y distinguer ; l’endroit où commence le manuscrit par rapport à l’édition imprimée… En y regardant de plus près, on constate l’intérêt qu’Alfieri porte aux variantes : il consigne ainsi sur le verso de la troisième page de garde antérieure la première ébauche des vers 7-8 de la strophe 79 du chant IX (« Ma gli fu dietro Orlando con più fretta, / che non esce da l’arco una saetta » : « Mais Roland l’atteignit plus vite qu’une flèche n’est chassée de l’arc ») 7 : La Stanza 79 dicea Ma non fù Orlando a seguir lui più tardo Che dietro al Capriol veloce pardo si stringa il Che a seguir lepre, o Capriol sia La Strophe 79 disait Mais Roland ne fut à le poursuivre plus lent Que, derrière le Chevreuil, véloce léopard se presse le Qu’à suivre lièvre ou Chevreuil ne l’est Fig. 1 : Annotations de la main d’Alfieri dans son exemplaire d’Orlando furioso di M. Ludovico Ariosto, diviso in due parti…, Lyon, G. Rouillé, 1557, 3e feuille de garde ant. v°. © 2019 Montpellier, Médiathèque centrale Émile Zola, 34629 Rés. Alfieri reproduit ici la diachronie des corrections : il dispose les variantes en colonne, en regard du mot ou de la portion de vers qui avait fait l’objet d’un changement. Ainsi, on comprend que l’Arioste avait d’abord écrit Che dietro al Capriol veloce pardo (« Que, derrière le Chevreuil, véloce léopard ») ; puis qu’il avait remplacé le mot veloce (souligné par Alfieri) par le syntagme si stringa il (« se presse le ») ; et qu’il avait fini par reformuler le vers tout entier : Che a seguir lepre, o Capriol sia (« Qu’à suivre lièvre ou Chevreuil ne l’est »). 5. Sur les vicissitudes des livres d’Alfieri voir C. Del Vento, La biblioteca ritrovata. La prima biblioteca di Vittorio Alfieri, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2019. 6. Orlando Furioso di M. Ludovico Ariosto, diviso in due parti..., op. cit., p. 757. 7. Ibid., p. 197. Nous citons la traduction classique de Francisque Reynard (L’Arioste, Roland furieux, traduction nouvelle par F. Reynard, Paris, A. Lemerre, 1880, t. I, p. 185). Nous traduisons les variantes. 16 Genesis 49.indb 16 25/10/2019 12:21 M A N U S C R I T S D ’ A U T E U R , N O R M E L I N G U I S T I Q U E E T « C R I T I Q U E D E S VA R I A N T E S » E N J E U X Pourquoi cet intérêt d’Alfieri pour les variantes ? Et d’où tenait-il ce système de transcription qui le rapproche du généticien moderne ? On trouve une réponse à la première question dans l’édition de 1652 de la Jérusalem délivrée 8 qu’Alfieri avait achetée à Sienne en même temps que son exemplaire de l’Arioste. Sur le verso de la page de garde antérieure de ce petit volume in-32, également relié en maroquin et frappé de ses initiales, Alfieri a collationné les « modifications » de la première et de la dernière strophe du poème, telles qu’il pouvait les lire sur le manuscrit autographe du Tasse (fig. 2) : Nel manoscritto di Ferrara intero, e postillato di man del Tasso, son varie mutazioni ; di cui parte ebbero luogo, parte nò. Serva d’esempio. Stanza prima. « Che favorillo il Cielo & – « Segni ridusse i suoi & – Corresse l’autore peggiorando. « Che il Ciel li diè favore & – « Segni ritenne i suoi & – –––– e Stanza ultima « Spogliato appena il sanguinoso & corresse megliorando come stà ora : « Non pur deposto il sanguinoso & – Sur le manuscrit de Ferrare, complet et annoté de la main du Tasse, apparaissent diverses modifications, dont certaines aboutirent, d’autres non. Par exemple : Strophe I. « Que le Ciel le protégea etc. – « Sous les [saints] étendards il ramena ses etc. – L’auteur corrigea en empirant. « Que le Ciel lui fut favorable etc. – « Sous les [saints] étendards il retint ses etc. – –––– Et la dernière Strophe « Aussitôt ôtée la [cape] ensanglantée etc. Il corrigea en l’améliorant, comme on le lit aujourd’hui : « Sans déposer la [cape] ensanglantée etc. – Fig. 2 : Annotations de la main d’Alfieri dans son exemplaire de Il Goffredo del Torquato Tasso, Amsterdam, Combi et la Nouè, 1652, feuille de garde ant. v°. © 2019 Montpellier, Médiathèque centrale Émile Zola, 34632 Rés. 8. Il Goffredo del Torquato Tasso, Amsterdam, Combi et la Nouè, 1652 [Montpellier, Médiathèque centrale Émile Zola, 34632 Rés.]. Goffredo est le titre sous lequel la Jérusalem délivrée avait paru pour la première fois, à l’été 1580. 17 Genesis 49.indb 17 25/10/2019 12:21 G E N E S I S On comprend aisément qu’Alfieri n’explore pas l’atelier du Tasse et de l’Arioste en érudit, pour établir l’édition d’un texte, mais en apprenti. Les manuscrits des deux grands écrivains sont le laboratoire de son apprentissage et l’examen philologique du manuscrit se transforme en démarche poétique. Alfieri suivait les préconisations d’un des hommes de lettres les plus célèbres de la première moitié du xviiie siècle, Ludovico Antonio Muratori, qui, dès 1711, avait publié ce qui fut, au siècle des Lumières, l’édition de référence du Chansonnier de Pétrarque. Muratori rappelait dans sa préface : Ce n’est enfin pas un mince avantage pour les jeunes amateurs de Belles Lettres que de contempler la façon dont les Maîtres talentueux changent, corrigent et améliorent leurs Compositions : et il n’est pas de mets plus doux pour la curiosité des plus savants que d’avoir, en un sens, sous les yeux le même Original que contempla Pétrarque […] et de pouvoir ici observer quelle était l’Orthographe utilisée en ce temps, et par un Auteur si célèbre, et de quelle obéissance faisaient preuve les fantaisies de son imagination et quelle était l’abondance de pensées et de mots dont se prévalait le Prince de la Poésie lyrique italienne 9. Dans son édition, Muratori avait choisi de reprendre le texte de Pétrarque tel qu’il avait été publié en 1642 par Federico Ubaldini 10. Ce véritable « incunable de la critique génétique 11 » reproduisait par des procédés typographiques raffinés ce qu’on appelle aujourd’hui le Codice degli abbozzi (manuscrit Latin 3196 de la Bibliothèque Vaticane), c’est-à-dire les brouillons du Chansonnier, avec toutes les corrections, ratures et variantes que Pétrarque y avait consignées (fig. 3). Dans ce volume, composé de vingt feuillets, étaient conservés de nombreux textes, dont certains sont entrés dans le recueil du Chansonnier, alors que d’autres ont alimenté le corpus des compositions dites « extravagantes ». On peut lire en marge de ces textes de nombreuses annotations en latin de la main de Pétrarque, qui témoignent, selon les cas, des circonstances dans lesquelles les poèmes avaient vu le jour, des différentes phases de leur élaboration, des corrections particulières ou, simplement, des passages qu’il souhaitait réviser. Ces textes, qui se présentent tant sous la forme de premiers jets que de copies de travail, voire, parfois, de transcriptions définitives (bien qu’ensuite retouchées par endroits), ont été composés au cours d’une période qui embrasse la vie entière du poète 12. 9. Le rime di Francesco Petrarca riscontrate co’ i testi a penna della libreria Estense, e co’ i fragmenti dell’originale d’esso poeta…, Modène, B. Soliani, 1711, p. XIX (nous traduisons). 10. [F. Ubaldini], Le Rime di Messer Francesco Petrarca estratte da un suo originale…, Rome, Grignani, 1642. 11. Selon la définition de C. Segre, « Petrarca e gl’incunaboli della critica genetica », dans Critica del testo, VII, 1-3, 2003, p. 3-8, notamment p. 3. Voir aussi, du même auteur, « Critique des variantes et critique génétique », Genesis, n° 7, 1995, p. 29-45, notamment p. 32. 12. Voir L. Paolino, « Dans le laboratoire de Pétrarque. Les variantes d’auteur du Chansonnier et des Triomphes », Arzanà, n° 5, 2000, p. 57-77, notamment p. 62-63, ainsi que F. Petrarca, Il codice degli abbozzi. Edizione e storia del manoscritto Vaticano latino 3196, éd. L. Paolino, Milan-Naples, Ricciardi, 2000. Sur la modernité de l’approche d’Ubaldini, voir P. Italia, « Alle orgini della filologia d’autore. L’edizione del “Codice degli abbozzi” di Federico Ubaldini », dans La filologia in Italia nel Rinascimento, C. Caruso et E. Russo (dir.), Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 2018, p. 379-398. 18 Genesis 49.indb 18 25/10/2019 12:21 M A N U S C R I T S D ’ A U T E U R , N O R M E L I N G U I S T I Q U E E T « C R I T I Q U E D E S VA R I A N T E S » E N J E U X Fig. 3 : Pétrarque, Codice degli abbozzi, Vat. lat. 3196, f. 2 r°. © 2013, Cité du Vatican, Bibliothèque Apostolique Vaticane 19 Genesis 49.indb 19 25/10/2019 12:21 G E N E S I S Dans son introduction, Muratori semble vouloir anticiper les critiques que son choix risquait de susciter, celles-là mêmes qu’allait formuler deux siècles et demi plus tard, en 1947, le champion du néo-idéalisme italien, Benedetto Croce, à l’encontre de Gianfranco Contini 13 : Je sais très bien que certains se moqueront d’une telle méticulosité et feront passer l’attention que nous portons à toute ces minuties pour une entreprise pédantesque ; et Ubaldini et moi-même pourrons nous estimer heureux si personne ne nous accuse d’être de superstitieux adorateurs de Pétrarque, comme s’il s’agissait de vénérer jusqu’aux embryons de Messire Francesco, et d’accorder trop d’importance à ce que lui-même méprisa et décida d’ensevelir dans l’oubli 14. D’où venait donc cette idée de collationner et de commenter les corrections et les variantes de Pétrarque, mais aussi d’autres écrivains de la tradition littéraire italienne, tels que Boccace, l’Arioste ou le Tasse ? Elle remontait à la Renaissance, et précisément à la première moitié du xvie siècle. En 1541, l’homme de lettres lucquois Bernardino Daniello s’était aidé des variantes connues des poèmes de Pétrarque pour rédiger un commentaire des sonnets, chansons et Triomphes qui avait rencontré un franc succès. Dans la deuxième édition de son texte, parue en 1549 15, Daniello décida de consacrer aux variantes une section spécifique afin d’y examiner et de comprendre la logique des « mutationi » introduites par le poète. Le but était éminemment pédagogique. En plein courant pétrarquiste, la connaissance des variantes du Chansonnier et des Triomphes devait aider tous ceux qui voulaient écrire à perfectionner leur technique et leur style en suivant l’exemple du maître, en considérant les erreurs et les corrections qui avaient permis à sa poésie d’atteindre la perfection. Il s’agissait de mesurer, à partir des brouillons de Pétrarque, « l’écart entre la poésie en devenir et la poésie réalisée 16 ». Daniello avait ouvert une voie nouvelle dans l’étude des textes des grands écrivains. Ce travail de commentaire des manuscrits et des variantes de Pétrarque avait été rendu possible grâce à la concentration entre les mains de deux hauts prélats, Baldassarre Turini (1486-1543) et Pietro Bembo (1470-1547), au début du xvie siècle, d’une grande partie des archives littéraires du poète. L’intérêt pour les autographes des écrivains, et de Pétrarque en particulier, n’était pas nouveau. L’autographe du Chansonnier avait déjà servi à l’établissement de l’édition de 1472, publiée par Bartolomeo Valdezocco et Martino di Siebeneichen, comme en témoigne le colophon indiquant que le texte fut imprimé ex originali libro, 13. Sur ce débat fondamental, né en 1947, qui orienta en profondeur la critique littéraire italienne de la deuxième moitié du xxe siècle, et sur la position de Gianfranco Contini voir, dans ce même numéro, les enjeux de Simone Albonico et Paola Italia et les références bibliographiques évoquées. Pour un panorama en langue française sur ce débat important, voir M. T. Giaveri, « La critique génétique en Italie : Contini, Croce et l’“étude des paperasses” », Genesis, n° 3, 1993, p. 9-29, notamment p. 19-29. 14. Le rime di Francesco Petrarca, op. cit., p. XVIII (nous traduisons). 15. Sonetti canzoni e triomphi di M. Francesco Petrarca, con la spositione di Bernardino Daniello…, Venise, [P. et G. Nicolini da Sabbio], 1549. 16. Voir L. Paolino, art. cit., p. 60, et G. Belloni, Laura tra Petrarca e Bembo. Studi sul commento umanisticorinascimentale al « Canzoniere », Padoue, Antenore, 1992, p. 234. Sur l’étude, au xvie siècle, des variantes dans l’œuvre des grands auteurs de la tradition italienne, voir la synthèse de C. Segre, « Petrarca, Ariosto e la critica delle varianti nel Cinquecento », dans La critica letteraria dal Due al Novecento, P. Orvieto (dir.), Rome, Salerno (Storia della letteratura italiana, 11), 2003, p. 353-367, et, du même auteur, « Critique des variantes et critique génétique », art. cit., p. 32. 20 Genesis 49.indb 20 25/10/2019 12:21 M A N U S C R I T S D ’ A U T E U R , N O R M E L I N G U I S T I Q U E E T « C R I T I Q U E D E S VA R I A N T E S » E N J E U X « à partir du manuscrit original 17 ». La disponibilité des autographes favorisa un travail de transcription des feuillets de Pétrarque, effectué par des lecteurs souvent anonymes, qui mit au jour, de façon systématique et exhaustive, les matériaux de sa création littéraire et qui témoigne d’un intérêt de nature génétique pour les variantes d’auteur 18. La voie du « brouillon de genèse » était ouverte 19. Cet intérêt nouveau prenait source dans une conception nouvelle de l’écrivain à laquelle Pétrarque lui-même n’avait pas été étranger. Bien que l’histoire de la notion d’« auctorialité » soit encore en grande partie à écrire, il a été démontré de manière convaincante que l’acception d’auteur qui nous est familière existe depuis le xive siècle20. Pétrarque eut une vraie « conscience d’être un Auctor » et il mit en acte des stratégies de « contrôle du texte dans tout son cycle [de production], y compris sa transmission », en suivant une « logique fortement unitaire » qu’il appliqua aussi aux éditions des auteurs classiques, au nom de la « constitution d’une nouvelle tradition, au cœur de laquelle se retrouvent l’Auctor et le Texte 21 ». Cette nouvelle conception favorisa la conservation des archives littéraires et des bibliothèques d’écrivains, conservation dont les auteurs furent les premiers responsables. Il s’agissait pour nombre d’entre eux de défendre leur œuvre, d’en garantir l’authenticité. Outre Pétrarque, on pense à Boccace : nous disposons souvent en effet, dans un cas comme dans l’autre, de plusieurs rédactions entièrement ou partiellement autographes d’un même texte (parce que rédigées d’une main différente mais sous le contrôle strict de l’auteur), avec des corrections et des ajouts autographes. Qu’ils soient entièrement, partiellement, voire nullement autographes, ces véritables « livres d’auteur » sont le fruit d’un projet éditorial cohérent, sous la conduite de l’auteur 22. Pétrarque conserva auprès de lui le manuscrit du Chansonnier, le célèbre manuscrit Vatican Latin 3195, pour y apporter des ajouts et des modifications jusqu’à sa mort. L’autographe du Décaméron, le manuscrit berlinois Hamilton 90, né comme manuscrit d’apparat recopié de la main de Boccace, devint, au fil du temps, son exemplaire de travail 23 (fig. 4). Il s’agit pour l’auteur non seulement de contrôler la transmission de son œuvre et de garantir la fiabilité du texte, mais aussi de mettre 17. Francisci Petrarchae laureati… Rerum vulgarium fragmenta ex originali libro extracta, [in urbe patavina, Bar. de Valde. patavus. F. F. Martinus de septem arboribus Prutenus, 1472]. 18. C’est le cas, entre autres, du poète vénitien Antonio Isidoro Mezzabarba, ami de Bembo, qui transcrivit en 1509 un certain nombre de sonnets « extravagants » et de variantes d’auteur (ms. It. IX 191 de la Bibliothèque marcienne de Venise). Mezzabarba avait trouvé ces matériaux dans certains feuillets autographes de Pétrarque, que Bembo acheta quelques années plus tard et rassembla dans le Codice degli abbozzi. Voir L. Paolino, art. cit., p. 59 et 74. 19. Voir L. Hay, « Défense et illustration de la page », Genesis, n° 37, 2013, p. 33-53, notamment p. 38. 20. Voir A. Petrucci, La scrittura di Francesco Petrarca, Cité du Vatican, Bibliothèque Apostolique Vaticane, 1967 ; Id., « La scrittura del testo », dans L’interpretazione, A. Asor Rosa (dir.), Turin, Einaudi, 1985 (Letteratura italiana, 4), p. 285-349, notamment p. 292-294, et Id., Writers and Readers in Medieval Italy: Studies in the History of Written Culture, Ch. M. Radding (éd. et trad.), New Haven-Londres, Yale University Press, 1995, qui souligne, toutefois, l’exceptionnalité du cas de Pétrarque aussi dans le panorama italien ; voir aussi R. Chartier, L’Ordre des livres : lecteurs, auteurs, bibliothèques en Europe entre XIVe et XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, Alinea, 1992, p. 35-67, et Id., La Main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur, Paris, Gallimard, 2015, p. 50-57. 21. Voir R. Antonelli, « Interpretazione e critica del testo », dans L’interpretazione, op. cit., p. 141-243, notamment p. 146. 22. Voir L. Battaglia Ricci, « Edizioni d’autore, copie di lavoro, autoesegesi », dans « Di mano propria ». Gli autografi dei letterati italiani. Atti del Convegno internazionale di Forlì (24-27 novembre 2008), G. Baldassarri et al. (dir.), Rome, Salerno, 2010, p. 123-158, notamment p. 125. 23. M. Cursi, Il « Decameron » : scritture, scriventi, lettori. Storia di un testo, Rome, Viella, 2007, p. 40-42. 21 Genesis 49.indb 21 25/10/2019 12:21 G E N E S I S Fig. 4 : Boccace, Décaméron, Hamilton 90, f. 8 v°. © 2019 Berlin, Staatsbibliothek 22 Genesis 49.indb 22 25/10/2019 12:21 M A N U S C R I T S D ’ A U T E U R , N O R M E L I N G U I S T I Q U E E T « C R I T I Q U E D E S VA R I A N T E S » E N J E U X en place ses propres stratégies de présentation du texte par rapport à la matérialité de la page en soustrayant l’ensemble de ces opérations aux ateliers de copie24. On assiste à la naissance de ce que Louis Hay a appelé « la fabrique du manuscrit 25 ». Si le cas italien n’est pas unique, dans la mesure où le Moyen Âge latin offre déjà des exemples de conservation d’autographes de grandes personnalités de la culture européenne (de Jean Scot Érigène à Raban Maur), l’Italie n’en reste pas moins un cas exceptionnel dans le panorama de la tradition littéraire occidentale, du fait de l’abondance, dès le xive siècle, de ces matériaux autographes et de la mise en place de stratégies de revendication de l’auctorialité et d’appropriation des supports d’écriture que l’on ne trouve pas avant le xviiie siècle dans d’autres traditions 26. C’est d’ailleurs la tradition littéraire italienne tout entière qui semble née sous le signe de l’autographie et des variantes, dans la mesure où le plus ancien document littéraire italien retrouvé à ce jour, la chanson Quand eu stava 27, datant du dernier quart du xiie siècle, semble être un manuscrit autographe qui témoignerait ainsi de la première variante d’auteur de la littérature italienne 28. Si l’autographe du Chansonnier ne rentra dans la collection de Pietro Bembo Les manuscrits d’auteur qu’en 1544, grâce à la générosité de la famille padouane des Santasofia, qui en était entre « critique des variantes » propriétaire, le prélat put toutefois s’en prévaloir pour préparer sa célèbre édition et recherche d’une norme de 1501 29. Publiée par Alde Manuce 30, elle figurait dans une collection de livres de linguistique partagée poche d’un genre nouveau, destinée à un public plus large que celui des érudits, qui élevait les grands écrivains de la tradition littéraire italienne au rang d’auteurs classiques. L’utilisation du manuscrit autographe du Chansonnier permit à Bembo de rétablir la langue originale de Pétrarque et d’en tirer des règles grammaticales claires et univoques, qui puissent servir à la fois au travail des correcteurs et aux exigences d’uniformisation linguistique de l’industrie typographique naissante, confrontée à l’hétérogénéité des normes qui avait prévalu dans la Péninsule tout au long du xve siècle. 24. Id., « Percezione dell’autografia e tradizione dell’autore », dans « Di mano propria », op. cit., p. 162-165. 25. Voir L. Hay, art. cit., p. 38-39. 26. L’abondance et la précocité de matériaux autographes ont justifié, ces dernières années, l’entreprise, sous la direction de Matteo Motolese et Emilio Russo, des Autografi dei letterati italiani (Rome, Salerno, 2009 et suiv.) qui recensent les autographes d’environ deux cents écrivains entre le xiiie et le xvie siècle (cf. la chronique p. 153). Pour une première approche de la question de l’autographie dans la tradition littéraire italienne, voir le volume collectif « Di mano propria », op. cit. 27. Découverte par Alfredi Stussi en 1997 (« Versi d’amore in volgare tra la fine del secolo xii e l’inizio del xiii », Cultura neolatina, n° 59, 1999, p. 1-69), cette chanson l’a conduit à dater du dernier quart du xiie siècle la « naissance » de la littérature en langue italienne, jusque-là fixée traditionnellement aux années 1230, avec l’essor de l’école poétique sicilienne. 28. Dans l’espace interlinéaire entre les vers 23 et 24, en effet, on peut lire, écrite de la même main, une version concurrente non biffée du vers 24. Voir G. Brunetti, « L’autografia nei testi delle origini », dans « Di mano propria », op. cit., p. 61-92, notamment p. 88, et A. Stussi, « La canzone “Quand’ eu stava” », Antologia della poesia italiana, C. Segre et C. Ossola (dir.), vol. I, Duecento, Turin, Einaudi, 1999, p. 613. 29. Voir P. Sambin, « Libri del Petrarca presso suoi discendenti », dans Italia medioevale e umanistica, 1, 1958, p. 359-369. 30. Le cose volgari di Messer Francesco Petrarcha, Venise, A. Manuce, 1501. 23 Genesis 49.indb 23 25/10/2019 12:21 G E N E S I S Pour y parvenir, Bembo rédigea un imposant traité linguistique, les Prose della volgar lingua. Amorcé dès 1502, l’année où était parue chez Manuce son édition de Dante 31, mais publié en 1525 seulement, ce traité fondait la légitimité de la langue vulgaire, dont la base était identifiée au florentin (livre I) ; il proposait Pétrarque comme modèle d’écriture en vers et Boccace comme modèle d’écriture en prose (livre II) ; il offrait enfin l’une des premières grammaires de l’italien (livre III). Mais les Prose marquaient aussi, en quelque sorte, la naissance de la « critique des variantes » et consacraient l’intérêt de la culture italienne pour les manuscrits d’écrivains 32. Pour rédiger le livre II, qui se proposait d’apprendre à écrire des vers dans la langue de Pétrarque, Bembo se servit des brouillons du Chansonnier, qu’il réunit ensuite, en partie, dans le Codice degli abbozzi. Et il en avait tiré des exemples. C’est le cas du sonnet d’introduction, Voi ch’ascoltate in rime sparse il suono : […] ayant vu, il y a peu, certaines feuilles écrites de la main même du poète, où l’on pouvait lire quelques-uns de ses poèmes, et où l’on voit que, suivant l’ordre dans lequel il les composait, il en écrivait certains tout entiers, d’autres incomplets, d’autres encore raturés à plusieurs endroits et modifiés à plusieurs reprises, j’ai lu, parmi d’autres, ces deux vers qui, dans un premier temps, avaient été rédigés de cette manière : Voi, ch’ascoltate in rime sparse il suono di quei sospir, de’quai nutriva il core. Puis, comme il dut penser que l’expression De’quai nutriva il core n’était pas assez pleine, mais aussi qu’il y manquait sa personne et que la proximité de l’expression Di quei rendait De’quai moins élégant, il la modifia et la remplaça par Di ch’io nutriva il core. Enfin, constatant que le mot Onde est plus rond et plus sonore en raison des deux consonnes qui s’y trouvent, et plus plein, et que le mot Sospiri est plus abouti et plus doux que Sospir, il préféra à la première tournure celle qu’on lit maintenant. Cependant […] nombre d’autres parties peuvent contenir des mots qui atténuent leur élégance 33. Bembo énonce le but de cette approche nouvelle des manuscrits autographes et des brouillons des grands écrivains quelques lignes plus loin : On pourra affirmer que celui qui se préserve de tels défauts […] et d’autres semblables en appliquant du mieux qu’il peut les bonnes règles, est, par le choix de ses mots – qui constitue l’une des composantes de l’écriture que j’ai appelées générales – un meilleur écrivain en prose ou en vers, et qu’il est plus digne d’éloges que ceux qui le font moins, si tel est ce qui ressort de leur comparaison 34. Suivant les préconisations de Bembo, qui avait pour la première fois conceptualisé au sein d’un traité systématique des approches et des usages déjà répandus, les autographes des grands écrivains du Moyen Âge deviennent une référence pour les écrivains de la Renaissance, avant que les archives littéraires de ces derniers, à mesure qu’ils deviennent des auteurs classiques, ne fassent à leur tour l’objet d’un intérêt semblable 35. Il en alla ainsi pour l’Arioste et le 31. Le terze rime di Dante, [Venise, A. Manuce, 1502]. 32. Voir L. Paolino, art. cit., p. 57. 33. Prose di M. Pietro Bembo nelle quali si ragiona della volgar lingua…, Venise, G. Tacuino, 1525, p. XXIV r°-XXIV v°. 34. Ibid., p. XXIVv°. 35. Sur la « langue d’auteur » au xvie siècle voir M. Motolese, « Lingua d’autore nel Cinquecento. Storicizzazione, codificazione, idealizzazione », dans La filologia in Italia nel Rinascimento, op. cit., p. 167-176. 24 Genesis 49.indb 24 25/10/2019 12:21 M A N U S C R I T S D ’ A U T E U R , N O R M E L I N G U I S T I Q U E E T « C R I T I Q U E D E S VA R I A N T E S » E N J E U X Tasse 36. En adoptant, à l’occasion de la troisième édition du Roland Furieux (1532), la norme linguistique proposée par les Prose de Bembo, qu’il célèbre ouvertement à la fin du poème (« che’l puro e dolce idioma nostro, / levato fuor del volgare uso tetro, / quale esser dee, ci ha col suo esempio mostro » : « qui a délivré notre pur et doux idiome / des langes du parler vulgaire, / et qui nous a montré, par son exemple, ce qu’il devait être » 37), l’Arioste devint lui-même un modèle de langue, suscitant même, dans certains cas, des falsifications visant à le conformer plus exactement à la norme pétrarquesque 38. Ses autographes se transformèrent alors en un objet d’étude, avant de devenir l’objet, comme nous l’avons dit, de la première édition génétique moderne italienne, celle de Santorre Debenedetti (1937), et d’un célèbre article de Gianfranco Contini qui fonda, ou mieux, refonda la « critique des variantes39 ». Ainsi, à partir du xvie siècle, la conservation et l’étude des manuscrits autographes, la définition d’une norme linguistique uniformisée et la « critique des variantes », considérée comme un outil pédagogique, c’est-à-dire un instrument d’apprentissage des techniques de rédaction et d’un « bon usage » grammatical et linguistique, furent étroitement liées, – et cela sans interruption de la Renaissance jusqu’à la deuxième édition des Fiancés d’Alessandro Manzoni (1840). L’étude des manuscrits autographes permettait de restituer dans leur pureté et leur authenticité les usages linguistiques des grands auteurs, sans que ne viennent interférer les usages linguistiques des copistes. Les raisons linguistiques qui avaient été à l’origine de cet intérêt exceptionnel pour les manuscrits d’auteur et qui en avaient influencé l’orientation pédagogique, déterminèrent aussi une autre spécificité du cas italien, à savoir l’importance progressivement conférée aux formes de la représentation éditoriale, dont l’enjeu est de reproduire les manuscrits d’auteurs en valorisant les aspects linguistiques et stylistiques des textes. Si l’uniformisation linguistique que subissent les textes dans la typographie lors de la phase de composition sanctionne le succès de la norme imposée par Pietro Bembo, elle n’est pas sans conséquences. Lorsqu’en 1583, un groupe d’hommes de lettres florentins se réunit pour préparer le premier dictionnaire de la langue italienne, le célèbre Vocabolario degli accademici della Crusca (1612), sur la base de la langue littéraire toscane des grands écrivains du « bon siècle », le xive, ils furent confrontés à un nouveau problème. La légitimité 36. Pour le Roland furieux, voir les commentaires de Simon Fornari (La sposizione di M. Simon Fornari da Rheggio sopra l’Orlando Furioso…, Florence, L. Torrentino, 2 vol., 1549-1550) et de Giovan Battista Pigna (I romanzi di M. Giovan Battista Pigna…, Venise, Valgrisi, 1554). Voir C. Segre, « Critique des variantes et critique génétique », art. cit., p. 33. Sur le Tasse voir E. Russo, « La prima filologia tassiana, tra recupero e arbitrio », dans La filologia in Italia nel Rinascimento, op. cit., p. 293-310. 37. L’Arioste, Roland furieux, trad. citée de F. Reynard, t. IV, p. 261. 38. Girolamo Ruscelli publia des prétendues corrections de l’Arioste à l’édition de 1532 du Furieux dans son édition de 1556 (Orlando furioso di M. Lodovico Ariosto, tutto ricorretto, et di nuove figure adornato…, Venise, V. Valgrisi, 1556). Voir L. Morini, « Ruscelli e le pretese varianti ariostesche al Furioso del’32 », dans In ricordo di Cesare Angelini. Studi di letteratura e filologia, F. Alessio et A. Stella (dir.), Milan, Il Saggiatore, 1979, p. 160-184, et M. Dorigatti, « Momenti della filologia ariostesca nel Cinquecento », dans La filologia in Italia nel Rinascimento, op. cit., p. 193-216, notamment p. 196-204. 39. L. Ariosto, I frammenti, op. cit., et G. Contini, « Come lavorava l’Ariosto », Meridiano di Roma, 18 juillet 1937, puis dans Id., Esercizi di lettura, Turin, Einaudi, 1972, p. 232-241. Sur la lecture de Contini voir encore, dans ce même numéro, les enjeux de Simone Albonico et Paola Italia et, dans Genesis, C. Segre, « Critique des variantes et critique génétique », art. cit., p. 33-38, et M. T. Giaveri, « La critique génétique en Italie », art. cit., p. 10-19. 25 Genesis 49.indb 25 25/10/2019 12:21 G E N E S I S d’une entreprise qui souhaitait proposer à tous ceux qui entendaient être de « meilleur[s] écrivain[s] en prose et en vers […] » une sélection de mots « autorisés » se fondait en effet sur la possibilité d’avoir accès à des sources fiables. Or les académiciens prennent conscience, au fil des éditions de leur dictionnaire, des limites de leur travail lexicographique fondé sur des éditions défaillantes qui, tant du point de vue de la fidélité au texte original que de celui du respect de la langue de l’auteur, ne se montraient pas à la hauteur des modèles que l’on souhaitait proposer à l’imitation. Ce constat explique l’orientation philologique prise par les travaux de l’Accademia della Crusca et son intérêt renforcé pour les autographes 40. Ainsi la quatrième édition du Vocabolario (1729-1738), qui fut la dernière à être achevée, se fondait davantage sur les manuscrits. Elle fut aussi à l’origine d’une série de nouvelles éditions des testi di lingua, à savoir de textes exemplaires de la langue littéraire toscane du xive siècle sur laquelle le dictionnaire continuait en grande partie de s’appuyer, parrainées par l’Accademia, comme en témoigne l’emblème qui figure sur la page de titre de nombreuses éditions de classiques italiens parus au xviiie siècle : un bluteau accompagné par la devise Il più bèl fiór ne còglie (« Il en recueille la plus belle fleur », adaptation emblématique d’un hémistiche de Pétrarque, « e ’l più bel fior ne colse », Rvf LXXIII, 36), qui symbolise la tâche de passer la langue au crible pour n’en proposer que la fine fleur. Assurément, la sélection lexicale sur laquelle se fondait la Crusca ne pouvait pas être exhaustive et se fondait sur le préjugé idéologique selon lequel la partie la plus pure de la langue italienne se trouvait dans la production littéraire toscane du xive siècle ; il importe cependant de souligner que tous ceux qui souhaitèrent l’amender, l’enrichir ou simplement la contester furent amenés à se fonder à leur tour sur l’étude des manuscrits. Preuve en est le travail effectué par Vincenzo Monti au début du xixe siècle lors de l’établissement de sa Proposta di giunte al Vocabolario della Crusca, ou encore la création en 1860 de la « Commissione per i testi di lingua » (voulue par Luigi Farini, chef du gouvernement provisoire de Bologne, et présidée par Francesco Zambrini), qui se proposait de repérer et de publier des éditions fiables d’écrivains italiens des xive et xve siècles. Mais la Commission, qui, certes mue à son origine par des finalités patriotiques et scientifiques, prônait encore une approche puriste et l’adoption du modèle linguistique toscan du xive siècle, paraissait irrémédiablement dépassée à une époque où l’enjeu n’était plus de proposer un modèle de langue littéraire et écrite, mais bien de définir une « langue commune » capable, « par ses prérogatives, de reléguer au rôle de dialectes les autres idiomes de la péninsule », et d’adopter cette langue 41. Telle est la conclusion à laquelle était parvenu en 1847 Alessandro Manzoni (1785-1873), au terme d’un long cheminement. Ce n’est pas la première fois qu’une position si radicale se trouvait formulée dans le cadre du débat sur la langue en Italie : cela avait été le cas, au xviiie siècle, d’Alessandro Verri, dans sa célèbre autant que fracassante Renonciation au Dictionnaire de la Crusca (Rinunzia avanti notaio degli autori del presente foglio periodico al Vocabolario della Crusca), parue dans le périodique Il Caffè en 1764. Quant à Manzoni, sa quête d’une langue adaptée au roman italien moderne, qui se démarquât du modèle de Boccace, le conduit 40. Voir au moins V. Ricotta et G. Vaccaro, « “Riveduti con più testi a penna”. La filologia di Bastiano De’ Rossi », dans La filologia in Italia nel Rinascimento, op. cit., p. 343-360, et P. Trovato, « Qualche appunto sulla filologia della prima Crusca », ibid., p. 361-378. 41. A. Manzoni, Scritti sulla lingua, éd. T. Matarrese, Padoue, Liviana, 1987, p. 214 (nous traduisons). 26 Genesis 49.indb 26 25/10/2019 12:21 M A N U S C R I T S D ’ A U T E U R , N O R M E L I N G U I S T I Q U E E T « C R I T I Q U E D E S VA R I A N T E S » E N J E U X à la nécessité de renoncer à la tradition littéraire comme source de légitimation linguistique pour adopter une langue vive, suffisamment prestigieuse pour être acceptée de chacun, une langue qui fût capable d’exprimer l’intégralité des besoins du monde moderne : cette langue, c’était le florentin parlé par les classes aisées et cultivées, qu’il comparait au latin parlé dans la Rome antique et au français parlé à Paris 42. L’auteur milanais travaille à définir ce modèle linguistique durant les vingt années qui séparent la première rédaction des Fiancés, inédite de son vivant (Fermo e Lucia, 1821), et la deuxième édition publiée en 1840, en passant par une série de rédactions intermédiaires pour les besoins desquelles l’écrivain se sert encore des outils traditionnels dont disposait tout homme de lettres italien : les textes de langue et le Vocabolario della Crusca, qu’il annota soigneusement (fig. 5) 43. L’histoire de la laborieuse création des Fiancés est ainsi celle d’un éloignement progressif et volontaire vis-à-vis des modèles linguistiques de la tradition et de la norme édictée par Pietro Bembo qui aboutit à l’adoption d’un modèle linguistique non classique – le paradoxe étant qu’au terme de ce parcours, Manzoni sera à son tour érigé en modèle de langue par la tradition scolaire italienne qui fondera sur ses textes l’enseignement de la langue écrite aux générations d’écoliers de la Péninsule unifiée. À partir de cette date, le regard que la culture italienne porte sur les manuscrits des écrivains rejoint celui d’autres traditions littéraires, dont l’attention pour la conservation et l’étude des manuscrits d’auteur avait été plus tardive et semblait tenir avant tout à l’affirmation de la nouvelle « fonction auteur », à partir de la fin du xviie siècle44. Ces traditions n’avaient en effet jamais dû se confronter au même problème linguistique : la culture italienne, en revanche, privée d’un centre politique unique capable d’imposer une norme linguistique commune, avait dû la chercher au sein de sa tradition littéraire, tout comme le fil d’une histoire commune qui n’avait jamais existé ; si bien qu’à l’occasion des grandes commémorations nationales du cinq centième anniversaire de la mort de Pétrarque, en 1874, le poète et Prix Nobel Giosuè Carducci, appelé à occuper dès 1860 la première chaire de littérature italienne à l’université de Bologne, affirmait en donnant la réplique au prince de Metternich, qui avait écrit que « le mot Italie est une dénomination géographique, une qualification qui convient à la langue, mais qui n’a pas […] valeur politique 45 », que l’Italie avait été surtout « une expression littéraire, une tradition poétique 46 ». 42. Ibid., p. 195. 43. Sur l’histoire rédactionnelle des Fiancés voir G. Raboni, Come lavorava Manzoni, Rome, Carocci, 2017, et son étude, « Les Fiancés de Manzoni : radiographie d’un texte en mouvement », dans ce même numéro, aux p. 97-108. 44. Voir au moins les études classiques de P. Bénichou, Le Sacre de l’écrivain : 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Corti, 1973, et d’A. Viala, Naissance de l’écrivain : sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éditions de Minuit, 1985. 45. Mémoires, documents et écrits divers laissés par le prince de Metternich…, éd. R. de Metternich et M. A. de Klinkowström, t. VII, Paris, Plon, 1883, p. 393. 46. G. Carducci, Presso la tomba di Francesco Petrarca in Arquà il XVIII luglio MDCCCLXXIV. Discorso, Livourne, Vigo, 1874, p. 15. 27 Genesis 49.indb 27 25/10/2019 12:21 G E N E S I S Fig. 5 : Alessandro Manzoni, annotations du Vocabolario degli Accademici della Crusca oltre le giunte fatteci finora, cresciuto d’assai migliaja di voci e modi de’classici, le più trovate da veronesi…, Vérone, D. Ramanzini, 1806, p. 258. © Milan, Biblioteca Braidense, Manz.16.205-211 28 Genesis 49.indb 28 25/10/2019 12:21 M A N U S C R I T S D ’ A U T E U R , N O R M E L I N G U I S T I Q U E E T « C R I T I Q U E D E S VA R I A N T E S » E N J E U X CHRISTIAN DEL VENTO est professeur à l’université Sorbonne Nouvelle, où il dirige le Centre interdisciplinaire de recherche sur la culture des échanges. Au sein de l’ITEM, il anime le groupe de travail « Manuscrits italiens du Settecento ». Ses recherches portent sur la littérature et la culture italiennes des xviiie-xxe siècles, sur l’édition des textes et sur l’histoire du livre et des bibliothèques d’écrivains. Récemment, il a publié une monographie consacrée à la bibliothèque de Vittorio Alfieri (La biblioteca ritrovata, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2019). Résumés Manuscrits d’auteur, norme linguistique et « critique des variantes » dans la tradition littéraire italienne En 1783, Vittorio Alfieri se rend à Ferrare pour consulter les manuscrits de l’Arioste. Il annote les variantes du Roland Furieux. Ce n’est pas un acte d’érudition mais une démarche poétique : il s’inscrit par ce geste dans une tradition qui remonte à la Renaissance, au cours de laquelle une nouvelle approche des manuscrits d’auteur avait vu le jour. L’étude des manuscrits autographes et des variantes d’auteur, rendue possible en Italie par la conservation exceptionnellement précoce des archives d’écrivain, était devenue un outil pédagogique d’apprentissage de l’écriture et de la langue. En l’absence d’une norme linguistique unique (que seul un pouvoir politique centralisé aurait pu imposer), on tente en effet de la dégager des usages des grands écrivains, dont les manuscrits autographes garantissent l’authenticité. L’exception italienne prend fin quand se concrétise l’unification politique de la péninsule et que s’impose la nécessité d’une langue littéraire vivante, capable d’exprimer la totalité des besoins d’une nation moderne. In 1783, Vittorio Alfieri went to Ferrara to peruse the manuscripts of Ariosto and annotated the variants of Orlando Furioso. This was not a scholarly pursuit; it was a poetical gesture. Through this action, he was participating in a tradition as old as the Renaissance, when a new approach to authors’ manuscripts was conceived. The study of holograph manuscripts and authors’ variants, made possible by the exceptionally early preservation of writers’ archives, had become a pedagogical tool for the learning of language and style. In the absence of a unified linguistic norm (that only a centralized political power could have enforced), there was an attempt to establish such a norm based on the usage of great writers, and only the holograph manuscripts could guarantee the authenticity of this usage. This Italian exception came to an end when the political unification of the peninsula was accomplished and when it became obvious that a living literary language, able to express all the needs of a modern nation, was necessary. Im Jahr 1783 begab sich Vittorio Alfieri nach Ferrara, um die Manuskripte von Ariosto zu konsultieren. Er annotiert die Varianten des Orlando furioso. Dabei handelt es sich um keine gelehrte Aktivität, sondern um eine poetische Herangehensweise: Alfieri wird dadurch Teil einer Tradition, die bis in die Renaissance zurückreicht, in der ein neuer Umgang mit Autorenhandschriften entstand. Das Studium von Handschriften und Textvarianten eines Autors wurde möglich, da in Italien eine sehr frühzeitige Aufbewahrung der Schriftsteller -Nachlässe stattfind. Sie galten als pädagogisches Werkzeug für das Erlernen des Schreibens und der Sprache. In Ermangelung einer singulären Sprachnorm (die nur eine zentralisierte politische Macht auferlegen hätte können) wird versucht, eine solche einheitliche Sprachnorm in der Verwendung der Sprache großer Schriftsteller freizulegen, deren Manuskripte ihre Authentizität garantieren sollten. Die italienische Ausnahmesituation neigt sich in dem Maße ihrem Ende zu, als die politische Vereinigung der Halbinsel voranschreitet. Damit geht die Notwendigkeit einer lebendigen literarischen Sprache einher, Genesis 49.indb 29 welche in der Lage ist, die Gesamtheit der Bedürfnisse einer modernen Nation sprachlich zum Ausdruck zu bringen. En 1783, Vittorio Alfieri viaja a Ferrara para consultar los manus- critos de Ariosto y registrar las variantes del Orlando Furioso. No se trata de un acto de erudición, sino de una actitud poética que se inscribe en una tradición que se remonta al Renacimiento, a lo largo de la cual emerge un nuevo enfoque del manuscrito de autor. El estudio de los manuscritos autógrafos y de las variantes de autor, posibilitado en Italia gracias a la preservación excepcionalmente precoz de los archivos de escritores, se convirtió en una herramienta pedagógica para el aprendizaje de la escritura y de la lengua. No existiendo una norma lingüística única (que solo un poder político centralizado habría podido imponer), se intentaba conformarla a partir de los usos de los grandes escritores, cuyos manuscritos autógrafos garantizaban la autenticidad. La excepción italiana concluye cuando se concretiza la unificación política de la península y se impone la necesidad de una lengua literaria viva, capaz de expresar la totalidad de las necesidades de una nación moderna. Em 1783, Vittorio Alfieri vai a Ferrara para consultar os manus- critos de Ludovico Ariosto. Ele anota as variantes do Orlando furioso. Este não foi um ato de erudição, mas uma iniciativa poética: ele se increve, com esse gesto, numa tradição que remonta ao renascimento, ao longo do qual uma nova abordagem dos manuscritos de autores, surgia. O estudo dos manuscritos autógrafos e das variantes de autor, possíveis na Itália por conta da conservação excepcionalmente precoce dos arquivos dos escritores, tornou-se uma ferramenta pedagógica de aprendizagem da escrita e da língua. Na falta de uma norma linguística única (a qual, apenas um poder político centralisado teria podido impor), procura-se que ela surja a partir dos usos dos escritores cujos manuscritos autógrafos garantam a autenticidade. A exceção italiana termina quando a unificação política da península se concretisa e com ela, a necessidade de uma língua literária viva, capaz de exprimir a totalidade das necessides de uma nação moderna, se impõe. Nel 1783 Vittorio Alfieri, recatosi a Ferrara per consultare i mano- scritti dell’Ariosto, annota un certo numero di varianti dell’Orlando Furioso. Non è l’atto di un erudito, ma quello di un «apprendista» poeta, con cui Alfieri s’inserisce in una tradizione che risale al Rinascimento, quando si afferma un interesse nuovo per i manoscritti d’autore. Lo studio dei manoscritti autografi e delle varianti d’autore, reso possibile in Italia dalla conservazione eccezionalmente precoce degli archivi letterari diventa uno strumento di apprendimento della scrittura e della lingua letteraria. In assenza di una norma linguistica comune (che solo l’esistenza di un unico centro di potere nella penisola avrebbe potuto imporre), si tenta infatti di ricavarla da quella dei grandi scrittori, studiandone gli autografi, che soli ne garantivano l’autenticità. L’eccezione italiana termina quando viene realizzata l’unificazione politica della penisola e si afferma la necessità di utilizzare una lingua letteraria viva, in grado di esprimere l’insieme dei bisogni di una nazione moderna. 25/10/2019 12:21 Genesis 49.indb 30 25/10/2019 12:21